les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie
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lumière rouge d’un coucher <strong>de</strong> soleil automnal, sur fond <strong>de</strong> massifs en fleurs, <strong>de</strong> collines mais<br />
jamais un visage, jamais la moindre personne. Même sur la photographie <strong>de</strong> mariage, <strong>les</strong><br />
mariés ont disparu ! Et qui plus est, le cliché a été effectué le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la cérémonie, chez<br />
lui !<br />
Le sens <strong>de</strong> ces albums se <strong>de</strong>ssine alors. Les “ vieil<strong>les</strong> photographies ” n’avaient pas été<br />
prises dans le but, on s’en doute, d’immortaliser la voiture. Le couple, l’enfant, <strong>les</strong> personnes<br />
qui s’y appuyaient justifiaient, à el<strong>les</strong> seu<strong>les</strong>, le cliché. Leur introduction dans l’album<br />
masculin tient précisément au fait que ce sont <strong>de</strong>s “ photos <strong>de</strong> famille ” où famille et voiture<br />
se superposent. Les photographies récentes ont <strong>de</strong>s motivations radicalement différentes. La<br />
voiture est seule ; personne d’autre ne figure, qui pourrait servir <strong>de</strong> prétexte à développer une<br />
histoire <strong>de</strong> famille. Personne A part, bien sûr, le restaurateur-photographe qui est, en<br />
quelque sorte <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> l’objectif : dans cet engin aux entrail<strong>les</strong> exposées par ses<br />
soins, dans la pression sur le bouton <strong>de</strong> l’appareil. L’absence <strong>de</strong> visages familiers rend sa<br />
présence plus criante encore. Et là est bien le but.<br />
Certes, pour l’homme aussi, il s’agit d’un discours <strong>de</strong> la longue durée familiale. Il<br />
faut, dans un premier temps, construire le passé en montrant que la voiture a toujours<br />
appartenu à la famille. Son restaurateur qui s’évertue, aujourd’hui, à la photographier sous<br />
tous ses ang<strong>les</strong> constitue ainsi la mémoire <strong>de</strong>s générations futures, prépare la mémoire <strong>de</strong> ses<br />
enfants et petits-enfants. On pourrait appliquer ici <strong>les</strong> propos d’Anne Muxel, face à la<br />
banalisation et au développement <strong>de</strong> la pratique photographique, qui consigne chaque<br />
moment, même le plus infime : “ le cadreur, réfugié <strong>de</strong>rrière son objectif, n’est déjà plus dans<br />
le présent <strong>de</strong> ce qui se joue ou <strong>de</strong> ce qui se vit. Il est déjà dans le passé d’une mémoire à<br />
conserver. La famille d’aujourd’hui assure son passé avant même que <strong>de</strong> voir se dérouler son<br />
présent, et bien sûr avant d’avoir pu envisager son avenir. La famille ne serait-elle qu’une<br />
mémoire anticipée. ” (Muxel 1996 : 172) Plus que toutes autres peut-être, ces photographies<br />
<strong>de</strong> mécaniques en cours <strong>de</strong> restauration n’existent pas au présent. El<strong>les</strong> ont pour effet <strong>de</strong><br />
produire <strong>les</strong> images <strong>de</strong> ce qui, plus tard, sera le passé, <strong>de</strong> transformer “ aujourd’hui ” en<br />
“ passé antérieur ”, d’imposer aux générations suivantes leur mémoire. Sans omettre certaine<br />
étape. Une sorte d’assurance sur le futur que prend le restaurateur. Une assurance bien utile.<br />
N’oublions pas que <strong>les</strong> engins si soigneusement photographiés, “ hérités <strong>de</strong>s ascendants ”,<br />
sont <strong>de</strong>stinés à être transmis aux <strong>de</strong>scendants, tissant ainsi <strong>les</strong> générations du fil rouge <strong>de</strong> la<br />
“ machine familiale ”. Or, à ériger ces voitures en “ objet <strong>de</strong> famille ”, le risque est grand <strong>de</strong><br />
voir le travail du restaurateur, disparaître, dévoré par la mémoire familiale, l’homme ne<br />
figurant plus qu’au titre <strong>de</strong> membre d’une famille. Ce que fait le photographe-restaurateur<br />
n’est rien d’autre qu’une immortalisation <strong>de</strong> son propre travail, <strong>de</strong> sa position singulière au<br />
sein <strong>de</strong> cette transmission. C’est le travail <strong>de</strong> “ retour ”, <strong>de</strong> “ réappropriation ” <strong>de</strong> la mémoire,<br />
son propre travail en somme, qu’il photographie. Même s’il n’est pas présent sur le cliché –et<br />
peut-être précisément parce qu’il n’est pas présent- il se met en scène comme restaurateur <strong>de</strong><br />
mémoire autant que <strong>de</strong> voitures. C’est une façon <strong>de</strong> se positionner au sein d’une parenté, pas<br />
seulement comme l’un <strong>de</strong> ses membres mais comme la cheville ouvrière <strong>de</strong> la reconstitution<br />
ou <strong>de</strong> la perpétuation <strong>de</strong> la mémoire familiale. Ce qui est autrement important. Elle sert ici à<br />
arrêter le temps, à marquer une pause dans ce fil <strong>de</strong> la mémoire familiale, celle du<br />
changement <strong>de</strong> valeur, celle surtout <strong>de</strong> la place du mécanicien, tout à la fois membre et artisan<br />
<strong>de</strong> cette succession familiale.<br />
Ces collectionneurs sont avant tout <strong>de</strong>s compilateurs <strong>de</strong> mémoire à usage <strong>de</strong>s<br />
générations futures mais une mémoire où ils désignent clairement le rôle et la position <strong>de</strong><br />
chacune génération, <strong>de</strong> chaque personne. Et notamment la leur. Comme un mo<strong>de</strong> d’emploi<br />
pour comprendre et commenter cet héritage. On imagine assez facilement ce que seraient<br />
censés dire <strong>les</strong> <strong>de</strong>scendants, ceux qui hériteront <strong>de</strong>s voitures et <strong>de</strong>s photographies. “ Voici<br />
mon grand-père, au volant <strong>de</strong> sa Traction dans <strong>les</strong> années 50. Voilà la Traction lorsque mon<br />
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