les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie

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pitoyablement aux dents de l‘instrument 1 . Telle est du moins l’image que j’en ai gardée et qui a resurgi avec violence devant le Sherman. Un char, une auto-mitrailleuse, un canon, voilà bien des engins que j’apprécie peu. Se promener au milieu des chars et des mitrailleuses, juger de leur état de conservation, de leur puissance, de leur poids, rentrer dans les tourelles, s’asseoir sur les chenilles pour analyser par quelque processus ils glissent de la valeur d’usage à la valeur esthétique était pour moi impossible. Pourtant, le fait qu’ils restaurent et aiment ces vieilles mécaniques est bien la preuve la plus aboutie de cette conversion qui transforme une machine à tuer en machine à admirer. Pour ces collectionneurs, ces engins ont manifestement perdu leur valeur d’usage. Ils ne sont plus des engins militaires mais des “ belles mécaniques ” sans autre qualificatif. C’était sans doute le terrain auquel il aurait fallu apporter toute son attention. Je ne l’ai pas pu. L’enquête reste encore à faire. Les collectionneurs de voitures anciennes n'avaient jamais provoqué chez moi le moindre étonnement 2 . Sans être absolument "normal", le phénomène me semblait très lié à la prétendue "beauté" des formes, désuètes ou au contraire très novatrices. C’est bien sur un double discours qui combine “ beauté ”, “ pureté ”, “ esthétique ” des lignes et performances mécaniques, la voiture devenant tout à la fois “ objet technique “ et “ objet esthétique ” que sont fondées toutes les publicités contemporaines mais aussi plus anciennes. (Garabuau 1996) Un dualiste qui, me semblait-il, ne pouvait convenir aux tracteurs, charrues, camions et autres 1 A n’en pas douter un fim extrait de l’œuvre de Curzio Malaparte, La peau.“ Un homme mort est un homme mort. Il n’est qu’un homme mort. Il est plus, et peut-être aussi moins, qu’un chien ou qu’un chat mort. Il m’était arrivé plusieurs fois de voir imprimé dans la boue de la route un chien mort, écrasé par les chenilles d’un char. Le profil d’un chien dessiné sur le tableau noir de la route avec un crayon rouge. Un tapis en peau de chien. A Janpol, sur le Dniester, en Ukraine, au mois de juillet 1941, il m’était arrivé de voir dans la poussière de la route, au beau milieu du village, un tapis en peau humaine. C’était un homme écrasé par les chenilles d’un char. Le visage avait pris une forme carrée, la poitrine et le ventre s’étaient élargis et mis de travers, en losange : les jambes écartées, et les bras un peu détachés du tronc, ressemblaient aux pantalons et aux manches d’un costume fraîchement repassé. C’était un homme mort, quelque chose de plus, ou de moins qu’un chien ou un chat noir. Je ne saurais dire, maintenant, ce qu’il y avait, dans cet homme mort, de plus ou de moins que ce qu’il y a dans un chien ou dans un chat mort. Mais alors, ce soir-là, au moment où je le vis imprimé dans la poussière de la route, au milieu du village de Janpol, j’aurais peut-être pu dire ce qu’il y avait en lui de plus ou de moins que dans un chien. Des bandes de Juifs en caftan noir, armés de bêches et de pioches, ramassaient ça et là les morts abandonnés par les Russes dans le village. Assis sur le seuil d’une maison en ruine, je regardais la brume monter légère et transparente des rives marécageuses du Dniester. (…) Au milieu de la route, là, devant moi, gisait l’homme écrasé par les chenilles d’un blindé. Quelques Juifs arrivèrent et se mirent à décoller de la poussière ce profil d’homme mort. Ils soulevèrent tout doucement avec la pointe de leur bêche es bords de ce dessin, comme on soulève les bords d’un tapis. C’était un tapis de peau humaine, et la trame était une mince armature osseuse, une véritable toile d’araignée faite d’os écrasés. On eût dit un vêtement amidonné, une peau d’homme amidonnée. La scène était atroce, légère, délicate, lointaine. Les Juifs parlaient entre eux, et leurs voix me parvenaient douces et éteintes. Quand le tapis de peau humaine fut complètement détaché de la poussière, un de ces Juifs y piqua la pointe de sa bêche, du côté de la tête, et se mit en route avec ce drapeau. ” (Malaparte 1949 : 383-384) 2 Certains pourraient ressentir face aux voitures le même malaise que celui je ressentis face aux canons, objectant que la voiture n’est pas moins meurtrière que les canons, combinant le nombre des victimes de la route aux conséquences de pollution qu’elles entraînent. (Bourdoiseau 2000 ; Le Breton 2000) 6

instruments aratoires ! Que pouvait-on trouver d'"admirable", de "beau" dans ces engins qui n'ont jamais eu, a priori, pour vocation première l'esthétique mais l'efficacité C'est donc par les collections, selon moi insolites, que j'ai débuté cette recherche avant de m'intéresser plus spécialement aux plus "classiques" collections de voitures et de deux-roues qui ont occupé l’essentiel de cette recherche. Ce détour ne fut pas inutile : les collections de vielles automobiles sont, au moins autant que les collections de tracteurs ou de sécateurs, "bonnes à penser". Choisir le terrain Il a d’abord fallu choisir un terrain, parmi les nombreuses possibilités que m’offrait le monde de la mécanique de collection. J’ai tout de suite exclus les éco-musées même si, sur certains, plane l’ombre des “ mécaniciens de l’inutile ”. Je songe plus spécialement au Musée du liège, à Mézin, dans le Lot-et-Garonne. Le village connut une certaine notoriété du fait de sa production de bouchons de liège qui occupa, jusqu’aux années soixante, tous ses habitants. Mais sévèrement concurrencé par le plastique, l’usage du bouchon de liège devint plus rare ; les entreprises de Mézin fermèrent et les ouvriers tentèrent de trouver des emplois ailleurs. La retraite venue, un petit nombre d’entre eux fouillèrent caves, greniers et décharges, à la recherche des machines abandonnées qu’ils restaurèrent et installèrent dans leur “ Musée du Bouchon ” 3 . Il y avait également les musées spécialement consacrés aux automobiles, aux motocyclettes ou aux tracteurs, musées publics ou privés, personnels ou associatifs. On me conseilla souvent le musée Henri Lamartre, créé en 1959 et acheté par la ville de Lyon en 1972, et surtout le Musée de l’Automobile de Mulhouse, également appelé collection Schlumpf, du nom de son créateur. Mais il suffit de regarder la télévision 4 ou de consulter les sites internet pour constater qu’ils sont nombreux : l’Expo-moto, à Saint-Caprais dans l’Allier créé en Mai 1995 par huit copains fous de motos, le musée Maurice Dufresne à Azay-le- Rideau qui eut les honneurs d’un journal de Treize heures sur TF1,, le musée automobile de Sarlat, en Dordogne, créé par un petit groupe de passionnés, celui de La Réole en Gironde, auquel certains de mes interlocuteurs ont prêté leurs automobiles. La presse spécialisée ouvre régulièrement ses pages à ces collections privées. La Vie de l’Auto lui consacre même une rubrique, de temps en temps, intitulée “ Musée ”. Les premiers interlocuteurs rencontrés me conseillaient souvent de rencontrer de 3Il y a quelques années, le Conseil Général de Lot-et-Garonne s’intéressa à ce musée, décida de le “ moderniser ” et de le “ professionnaliser ”. On repensa la scénographie jugée “ vieillotte ” ; on chercha à donner une image plus positive du liège, présentée non comme une industrie “ morte ” comme l’avaient fait les anciens bouchonniers mais comme une industrie très moderne, puisque des pièces en liège seraient présentes dans la fusée Ariane, dit-on. On recruta un “ emploi-jeune ” pour s’occuper du musée, qui remplaça les “ bénévoles ”, qui jusque-là servaient à la fois de guides et de conservateurs, désormais inutiles et dont on ne souhaitait plus la présence dans le musée. L’enquête ethnologique qui a accompagné cette transformation a montré d’une part combien l’activité des anciens bouchonniers s’apparente à celle des “ mécaniciens de l’inutile ”, analysée ici et d’autre part, leur refus, silencieux mais douloureusement vécu, de cette restructuration, considérant “ qu’on détruisait leur musée pour en faire un autre, celui du Conseil Général ”. 4 Le journal de Treize Heures, sur TF1, a à plusieurs reprises consacré des séries de reportages à ces collections. Parfois il s’agissait de présenter les “ voitures qui ont marqué le XX° siècle ” ; parfois il s’agissait de mettre en avant le travail d’un restaurateur et surtout son “ musée personnel ”. 7

pitoyablement aux <strong>de</strong>nts <strong>de</strong> l‘instrument 1 . Telle est du moins l’image que j’en ai gardée et qui<br />

a resurgi avec violence <strong>de</strong>vant le Sherman. Un char, une auto-mitrailleuse, un canon, voilà<br />

bien <strong>de</strong>s engins que j’apprécie peu. Se promener au milieu <strong>de</strong>s chars et <strong>de</strong>s mitrailleuses, juger<br />

<strong>de</strong> leur état <strong>de</strong> conservation, <strong>de</strong> leur puissance, <strong>de</strong> leur poids, rentrer dans <strong>les</strong> tourel<strong>les</strong>,<br />

s’asseoir sur <strong>les</strong> chenil<strong>les</strong> pour analyser par quelque processus ils glissent <strong>de</strong> la valeur d’usage<br />

à la valeur esthétique était pour moi impossible. Pourtant, le fait qu’ils restaurent et aiment ces<br />

vieil<strong>les</strong> mécaniques est bien la preuve la plus aboutie <strong>de</strong> cette conversion qui transforme une<br />

machine à tuer en machine à admirer. Pour ces collectionneurs, ces engins ont manifestement<br />

perdu leur valeur d’usage. Ils ne sont plus <strong>de</strong>s engins militaires mais <strong>de</strong>s “ bel<strong>les</strong><br />

mécaniques ” sans autre qualificatif. C’était sans doute le terrain auquel il aurait fallu apporter<br />

toute son attention. Je ne l’ai pas pu. L’enquête reste encore à faire.<br />

Les collectionneurs <strong>de</strong> voitures anciennes n'avaient jamais provoqué chez moi le<br />

moindre étonnement 2 . Sans être absolument "normal", le phénomène me semblait très lié à la<br />

prétendue "beauté" <strong>de</strong>s formes, désuètes ou au contraire très novatrices. C’est bien sur un<br />

double discours qui combine “ beauté ”, “ pureté ”, “ esthétique ” <strong>de</strong>s lignes et performances<br />

mécaniques, la voiture <strong>de</strong>venant tout à la fois “ objet technique “ et “ objet esthétique ” que<br />

sont fondées toutes <strong>les</strong> publicités contemporaines mais aussi plus anciennes. (Garabuau 1996)<br />

Un dualiste qui, me semblait-il, ne pouvait convenir aux tracteurs, charrues, camions et autres<br />

1 A n’en pas douter un fim extrait <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Curzio Malaparte, La peau.“ Un homme<br />

mort est un homme mort. Il n’est qu’un homme mort. Il est plus, et peut-être aussi moins,<br />

qu’un chien ou qu’un chat mort. Il m’était arrivé plusieurs fois <strong>de</strong> voir imprimé dans la boue<br />

<strong>de</strong> la route un chien mort, écrasé par <strong>les</strong> chenil<strong>les</strong> d’un char. Le profil d’un chien <strong>de</strong>ssiné sur<br />

le tableau noir <strong>de</strong> la route avec un crayon rouge. Un tapis en peau <strong>de</strong> chien.<br />

A Janpol, sur le Dniester, en Ukraine, au mois <strong>de</strong> juillet 1941, il m’était arrivé <strong>de</strong> voir<br />

dans la poussière <strong>de</strong> la route, au beau milieu du village, un tapis en peau humaine. C’était un<br />

homme écrasé par <strong>les</strong> chenil<strong>les</strong> d’un char. Le visage avait pris une forme carrée, la poitrine et<br />

le ventre s’étaient élargis et mis <strong>de</strong> travers, en losange : <strong>les</strong> jambes écartées, et <strong>les</strong> bras un peu<br />

détachés du tronc, ressemblaient aux pantalons et aux manches d’un costume fraîchement<br />

repassé. C’était un homme mort, quelque chose <strong>de</strong> plus, ou <strong>de</strong> moins qu’un chien ou un chat<br />

noir. Je ne saurais dire, maintenant, ce qu’il y avait, dans cet homme mort, <strong>de</strong> plus ou <strong>de</strong><br />

moins que ce qu’il y a dans un chien ou dans un chat mort. Mais alors, ce soir-là, au moment<br />

où je le vis imprimé dans la poussière <strong>de</strong> la route, au milieu du village <strong>de</strong> Janpol, j’aurais<br />

peut-être pu dire ce qu’il y avait en lui <strong>de</strong> plus ou <strong>de</strong> moins que dans un chien.<br />

Des ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Juifs en caftan noir, armés <strong>de</strong> bêches et <strong>de</strong> pioches, ramassaient ça et là<br />

<strong>les</strong> morts abandonnés par <strong>les</strong> Russes dans le village. Assis sur le seuil d’une maison en ruine,<br />

je regardais la brume monter légère et transparente <strong>de</strong>s rives marécageuses du Dniester. (…)<br />

Au milieu <strong>de</strong> la route, là, <strong>de</strong>vant moi, gisait l’homme écrasé par <strong>les</strong> chenil<strong>les</strong> d’un<br />

blindé. Quelques Juifs arrivèrent et se mirent à décoller <strong>de</strong> la poussière ce profil d’homme<br />

mort. Ils soulevèrent tout doucement avec la pointe <strong>de</strong> leur bêche es bords <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>ssin,<br />

comme on soulève <strong>les</strong> bords d’un tapis. C’était un tapis <strong>de</strong> peau humaine, et la trame était une<br />

mince armature osseuse, une véritable toile d’araignée faite d’os écrasés. On eût dit un<br />

vêtement amidonné, une peau d’homme amidonnée. La scène était atroce, légère, délicate,<br />

lointaine. Les Juifs parlaient entre eux, et leurs voix me parvenaient douces et éteintes. Quand<br />

le tapis <strong>de</strong> peau humaine fut complètement détaché <strong>de</strong> la poussière, un <strong>de</strong> ces Juifs y piqua la<br />

pointe <strong>de</strong> sa bêche, du côté <strong>de</strong> la tête, et se mit en route avec ce drapeau. ” (Malaparte 1949 :<br />

383-384)<br />

2 Certains pourraient ressentir face aux voitures le même malaise que celui je ressentis face<br />

aux canons, objectant que la voiture n’est pas moins meurtrière que <strong>les</strong> canons, combinant le<br />

nombre <strong>de</strong>s victimes <strong>de</strong> la route aux conséquences <strong>de</strong> pollution qu’el<strong>les</strong> entraînent.<br />

(Bourdoiseau 2000 ; Le Breton 2000)<br />

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