les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie
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souhaité qu’elle se déroule.<br />
Lorsque je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à Pierre Mercan ce qui le pousse à restaurer <strong>de</strong>s moteurs<br />
industriels, il affirme, laconiquement qu'"il faut aimer la mécanique. Regar<strong>de</strong>z c'est quand<br />
même vieux, c'est 1910-1915. Regar<strong>de</strong>z celui-là. Bielle apparente, très rare. Ca, c'est <strong>de</strong>s<br />
moteurs qui sortent, il y a pas <strong>de</strong> bougies, il y a ce qu'on appelle un éclateur et c'est une<br />
magnéto. Ce sont <strong>de</strong>s moteurs à magnéto basse tension. Alors, vous comprenez... C'est...<br />
Quand vous voyez ça,... Non, il faut aimer, ça, c'est sûr." Propos évasifs qui n'éclairent guère<br />
ma <strong>de</strong>man<strong>de</strong>.<br />
Me rendant sur <strong>les</strong> lieux du ren<strong>de</strong>z-vous, j'avais découvert un ancien garage<br />
automobile. Sur le fronton, <strong>de</strong>s lettres très délavées : "Mercan. Mécanique Générale". Ne<br />
m'avait-on pas dit qu'il était retraité <strong>de</strong> la municipalité où il était éboueur Tout autour du<br />
bâtiment, un bric-à-brac <strong>de</strong> machines en très mauvais état, <strong>de</strong> mécaniques acci<strong>de</strong>ntées,<br />
rouillées, amputées <strong>de</strong> leurs roues, <strong>de</strong> leurs ai<strong>les</strong>, <strong>de</strong>s châssis, <strong>de</strong>s portières, et d'autres<br />
morceaux diffici<strong>les</strong> à i<strong>de</strong>ntifier. Un invraisemblable empilement <strong>de</strong> moteurs et <strong>de</strong> ferraille,<br />
comme on n'en voit que dans <strong>les</strong> casses automobi<strong>les</strong> 7 . Poussant <strong>les</strong> portes, il n'est plus permis<br />
d'en douter : nous sommes bien dans un ancien garage automobile, le pont et la fosse,<br />
l'antique pompe à essence en attestent. "Non, oui, c'est bien un garage ici. Mon beau-père,<br />
Georges, qui habite à côté, il travaillait à l'usine. Moi, quand on s'est marié, j'ai travaillé trois<br />
mois à l'usine et puis je me suis lancé dans la ferraille. Et puis, mon beau-père en avait marre<br />
et comme il était mécano <strong>de</strong> métier et que son beau-père, Marcel, à lui, le père <strong>de</strong> ma bellemère,<br />
était garagiste, on a monté un garage, ce garage." Si Gilbert F. <strong>de</strong>vient restaurateur <strong>de</strong><br />
voiture pour prolonger en quelque sorte l'activité professionnelle <strong>de</strong> son père, <strong>les</strong> choses se<br />
complexifient chez Pierre Mercan. C'est pour lui non pas un moyen <strong>de</strong> s'inscrire au sein <strong>de</strong> sa<br />
propre famille, mais au contraire une façon <strong>de</strong> la quitter pour s'insérer au sein <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> son<br />
épouse. En effet, celle-ci est fille unique. Si Pierre n'est pas mécanicien <strong>de</strong> formation, il ne va<br />
pas moins le <strong>de</strong>venir à l'image <strong>de</strong> son beau-père.<br />
Q: "-Mais vous êtes mécanicien <strong>de</strong> formation, alors <br />
Pierre M. : -Pas du tout. Moi, j'ai appris la pierre, à tailler la pierre pour faire <strong>les</strong><br />
meu<strong>les</strong>, vous savez, pour la farine et tout ça. Mes parents étaient minotiers. C'est Georges,<br />
mon beau-père, qui est mécanicien <strong>de</strong> formation. Alors, ensemble, on a monté ce garage.<br />
Q : -Mais vous faisiez quoi, au garage, si vous n'êtes pas mécanicien <br />
Pierre M. : -Je faisais la mécanique, pardi ! je suis pas mécanicien d'origine mais la<br />
mécanique, ça s'apprend sur le tas. C'est mon beau-père qui m'a fait voir."<br />
Le gendre prend donc en quelque sorte la place du fils, il "monte une affaire avec son<br />
beau-père" et s'approprie son savoir, moins d'un point <strong>de</strong> vue pratique que symbolique<br />
d'ailleurs, seul moyen pour lui d'exercer cette profession. Mais Pierre Mercan ne fait que<br />
renouveler l’expérience qui fut celle <strong>de</strong> son propre beau-père : mécanicien <strong>de</strong> formation,<br />
7 Ce désordre n'est pas fortuit ; il n'a rien à voir avec la prétendue nécessité <strong>de</strong> "tout stocker<br />
au cas où..." En effet, me rendant chez Jean-Louis C., autre restaurateur <strong>de</strong> moteurs industriels<br />
fort estimé <strong>de</strong> ses confrères, j'ai eu la surprise <strong>de</strong> découvrir un pavillon en ordre parfait, du<br />
moins en ordre convenu : pelouse tondue <strong>de</strong>puis peu, fleurs fanées supprimées, petites statues<br />
posées sur le gazon, etc. Les moteurs et tout le matériel nécessaire à leur réssurection sont<br />
entreposés, dans un ordre aussi irréprochable, dans divers petits bâtiments, au crépi<br />
impeccable, aux portails régulièrement peints. Nulle trace extérieure <strong>de</strong> sa passion. Chez<br />
Pierre, l'incroyable bric-à-brac imite celui que l'on trouve parfois autour <strong>de</strong>s garages <strong>de</strong><br />
mécanique générale et a pour effet <strong>de</strong> matérialiser cette dynastie <strong>de</strong> mécaniciens. Et si Mme<br />
Mercan ne proteste pas -le garage est situé face au pavillon, <strong>les</strong> tas <strong>de</strong> ferraille gagnent<br />
irrésistiblement du terrain sur le jardin, qui s'est réduit comme peau <strong>de</strong> chagrin au fil <strong>de</strong>s<br />
années- c'est que cette mise en scène concerne sa propre famille, qu'elle sublime en<br />
l'inscrivant dans la longue durée.<br />
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