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les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie

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important. Certes, même en “ pas très bons termes ”, la parenté est indéniable et à ce titre, <strong>les</strong><br />

parents ne songent pas à déshériter économiquement. Mais la rupture a été consommée : on ne<br />

se parle plus, on s’ignore. Les enfants n’auront donc pas le plus précieux, ces objets dont le<br />

père a le sentiment qu’ils l’incarnent mais aussi qu’ils incarnent la famille. Il s’agit bien <strong>de</strong> <strong>les</strong><br />

priver <strong>de</strong> la mémoire familiale, d’une inscription dans le temps familial. Héritage donc mais<br />

pas succession. La présence –ou l’absence- <strong>de</strong>s voitures rend alors possible une pratique que<br />

la loi réprouverait.<br />

Dynasties<br />

La restauration apparaît comme un moyen efficace <strong>de</strong> recomposer une histoire<br />

familiale brisée, d'en écrire une autre, plus conforme.<br />

Au début <strong>de</strong> mes entretiens, on m’a souvent parlé <strong>de</strong> Jean-Pierre Lagrange, tout<br />

nouveau prési<strong>de</strong>nt d’un club d’automobi<strong>les</strong> anciennes, propriétaire <strong>de</strong> plusieurs voitures <strong>de</strong><br />

collection. Ébéniste <strong>de</strong> formation, après divers emplois, il "rentre à l'équipement" où il va<br />

poursuivre une honnête carrière <strong>de</strong> géomètre. Mais, le démon <strong>de</strong> la mécanique le dévore. Il va<br />

d'abord assouvir sa passion sur <strong>les</strong> circuits <strong>de</strong> vitesse, pilotant mais aussi assurant l'entretien<br />

<strong>de</strong> ses boli<strong>de</strong>s, restaurant même une Matra <strong>de</strong> 1962. Puis, revers <strong>de</strong> fortune. Ruptures<br />

multip<strong>les</strong>, affectives et socia<strong>les</strong>. Il divorce, on lui vole sa Matra, il est victime <strong>de</strong> plusieurs<br />

alertes cardiaques, doit abandonner son emploi, se remarie et abandonne <strong>les</strong> circuits. Que faire<br />

Comment surmonter ces fractures Comment continuer à produire une i<strong>de</strong>ntité sociale,<br />

alors même qu’on est un trop “ jeune retraité ” et qu’on refuse d’être considéré par <strong>les</strong> siens<br />

comme un “ grand mala<strong>de</strong>” <br />

Or, son histoire familiale lui offre le moyen <strong>de</strong> combler le vi<strong>de</strong>, <strong>de</strong> réorganiser un<br />

présent quelque peu désarticulé. Jean-Pierre est l'arrière-petit-fils d'un <strong>de</strong>s trois constructeurs<br />

locaux d'automobi<strong>les</strong>. Entre 1902 et 1906, une centaine <strong>de</strong> Lagrange-et-Legrand sont sorties<br />

<strong>de</strong>s ateliers <strong>de</strong> son aïeul. Mais, l'affaire n'était pas très florissante, l'atelier ferma ses portes. Il<br />

ne fut plus question <strong>de</strong> fabriquer <strong>de</strong>s voitures. Le grand-père et le père <strong>de</strong> Jean-Pierre<br />

<strong>de</strong>viennent tourneurs-fraiseurs. En somme, comme dans un système <strong>de</strong> poupées-gigognes, <strong>les</strong><br />

échecs se succè<strong>de</strong>nt. Aux ruptures <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> Jean-Pierre fait écho la déchéance <strong>de</strong> la<br />

famille : <strong>les</strong> patrons sont <strong>de</strong>venus ouvriers, <strong>les</strong> innovations mécaniques ont laissé la place à<br />

<strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> simple exécution. De ce passé, la famille ne se souciera guère, pas plus que<br />

Jean-Pierre. Au grand étonnement <strong>de</strong> sa secon<strong>de</strong> épouse. “ Q : Vous connaissiez l’histoire <strong>de</strong><br />

cette voiture <br />

Lui : Non. Même mon père m’a jamais trop renseigné.<br />

Elle :Disons qu’en ce temps-là, t’en parlais pas beaucoup. T’avais pas trop cherché. Tu<br />

y pensais mais t’avais pas vraiment pensé à faire la voiture.<br />

Lui : -Mon père m’a dit qu’il y avait eu un constructeur <strong>de</strong> voitures, qui s’appelait la<br />

Petite-Véloce. Et c’est tout ! Mais dans la famille que ce soit du côté <strong>de</strong>s sœurs <strong>de</strong> mon père<br />

ou comme ça, personne n’avait envie d’en savoir plus, <strong>de</strong> s’y intéresser.<br />

Elle : -Tu en as parlé avec… <br />

Lui : -Ah bé oui. J’ai eu l’occasion d’en parler parce qu’on le savait mais on s’en<br />

foutait un peu, quoi. Ca avait pas d’importance. Les fil<strong>les</strong> s’intéressaient pas. El<strong>les</strong>, c’était<br />

surtout la couture.<br />

Elle : Mais autrement, <strong>de</strong>s fois, quand même…<br />

Lui : Non, c’était pas un truc qu’on y pensait tous <strong>les</strong> matins en se levant. On le savait<br />

et puis voilà. ”<br />

Silence, indifférence donc jusqu'à cette rupture <strong>de</strong> sa vie. "Là, j'ai dit à mon père : 'Tu<br />

sais pas, je vais en restaurer une.' Je m'étais promis qu'il la verrait rouler. Mais il est mort<br />

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