les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie
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pas <strong>de</strong> conducteur : la 2CV du voisin avec laquelle il a appris à conduire et la 203 avec<br />
laquelle il a effectué ses premiers kilomètres <strong>de</strong> nouveau conducteur. Choisir la 2 CV aurait<br />
été un choix tout à fait personnel en ce sens que Jean-Clau<strong>de</strong> aurait opté pour la voiture qui<br />
m’avait <strong>de</strong> sens que dans le cadre <strong>de</strong> sa propre vie. Or il a opté pour la 203 <strong>de</strong> ses parents, la<br />
203 familiale. Il a donc opté pour <strong>les</strong> ascendants. C’est un choix généalogique et non<br />
personnel. Pour ses enfants, elle est au moins autant “ la voiture <strong>de</strong>s grands-parents ” que<br />
“ celle du père ”, une voiture qui a “ toujours été dans la famille ” et relie trois générations.<br />
“ Objets <strong>de</strong> famille ”, “ objets <strong>de</strong> mémoire ” qui pourraient à ce titre être partagés entre <strong>les</strong><br />
quatre enfants ou être confiés à l’un d’entre eux, <strong>de</strong>venant ainsi le gardien <strong>de</strong> la mémoire<br />
familiale. Ce choix, assez épineux, est rendu ici plus difficile encore par l’activité <strong>de</strong><br />
restauration et le partage <strong>de</strong>s tâches au cours <strong>de</strong> la restauration qui vient gravement brouiller<br />
<strong>les</strong> rô<strong>les</strong> et <strong>les</strong> positions <strong>de</strong>s générations.<br />
Ces véhicu<strong>les</strong>, à peine arrivés au domicile du père et quel que soit leur état, sont<br />
minutieusement restaurés. Mais le père n’y est pour rien. Ou si peu. C’est en tan<strong>de</strong>m qu’il<br />
travaille, avec l’aîné <strong>de</strong> ses fils, Vincent. “ Technicien <strong>de</strong> métier mais dans l’électronique,<br />
l’informatique, la robotique ”, Vincent est “ le manuel <strong>de</strong> l’étape ”, celui qui restaure<br />
véritablement <strong>les</strong> voitures, pose un diagnostic sur l’état du moteur, répare ce qui peut encore<br />
l’être, “ refait <strong>les</strong> pièces irrécupérab<strong>les</strong> ”. Le père avoue sans complexe “ n’y connaître rien en<br />
bagnole. Moi, je fais le manœuvre, s’il faut faire un truc. Parce que si je remonte une durite,<br />
ça va pisser <strong>de</strong> partout. C’est sûr, j’y connais rien. Alors c’est moi qui m’occupe <strong>de</strong> ma vieille<br />
203, <strong>de</strong> ma Simca et s’il faut trouver une pièce, c’est moi qui le fais. Quoi que lui maintenant<br />
avec Internet, tout ça il se débrouille tout seul. Il a plus besoin <strong>de</strong> moi.” Le partage <strong>de</strong>s tâches<br />
est le suivant : ils sont <strong>de</strong>ux à s’occuper <strong>de</strong> la mémoire familiale, le père qui achète <strong>les</strong><br />
véhicu<strong>les</strong> qui font sens, <strong>les</strong> fait rouler, <strong>les</strong> expose et Vincent qui <strong>les</strong> restaure. Deux<br />
générations s’activent donc, <strong>de</strong> concert, celle qui lègue et celle qui reçoit, si l’on réfléchit en<br />
terme d’héritage. Et ce n’est pas sans poser <strong>de</strong>s problèmes. “ On est en tan<strong>de</strong>m mais je vais<br />
essayer <strong>de</strong> créer le trio ou le quatuor parce qu’il y a d’autres enfants. J’ai quatre enfants. Donc<br />
je veux que ce soit équitable. Il y a une règle du jeu qu’on partage le truc avec Vincent, on<br />
partage tout, le truc, <strong>les</strong> frais… Comme il s’investit beaucoup lui mécaniquement, au début,<br />
moi c’était financièrement. Maintenant je veux pas qu’il soit pénalisé sur ces voitures-là<br />
comme ça coûte cher. Donc ça a une valeur morale et financière. Par rapport aux autres<br />
enfants aussi… Donc <strong>les</strong> cartes grises sont communes parce que si on remet en état une<br />
voiture, qu’on y met une somme <strong>de</strong> temps chacun, il faut que ce soit équilibré parce surtout le<br />
travail, la restauration, c’est très long, c’est coûteux. Donc ce qu’il fait lui, c’est normal qu’il<br />
en ait une contre-partie ”. Quel que soit le <strong>de</strong>venir <strong>de</strong> la collection, dispersée à part égale ou<br />
confiée à une personne, il faut qu’elle intègre la réflexion sur l’héritage. Mais manifestement<br />
<strong>de</strong>ux logiques s’affrontent. La première, économique et financière. Vincent a investi dans ces<br />
restaurations à la fois du temps et <strong>de</strong> l’argent. Il serait donc normal qu’il soit considéré<br />
comme propriétaire <strong>de</strong> ces véhicu<strong>les</strong> et qu’à ce titre ces <strong>de</strong>rniers ne fassent pas partie <strong>de</strong>s<br />
biens relevant <strong>de</strong> l’héritage. Et la secon<strong>de</strong>, la logique mémorielle. Les véhicu<strong>les</strong> sont <strong>de</strong>s<br />
“ objets <strong>de</strong> famille ”, <strong>de</strong>s “ objets <strong>de</strong> mémoire ”, et à ce titre ne peuvent être considérés<br />
comme appartenant conjointement au père et au fils. De toute façon, Jean-Clau<strong>de</strong> est dans une<br />
impasse : ne pas léser l’un revient à léser <strong>les</strong> autres, tant au point <strong>de</strong> vue symbolique<br />
qu’économique. En effet, ce travail en tan<strong>de</strong>m a brouillé la succession <strong>de</strong>s générations et a en<br />
quelque sorte rendu, paradoxalement, la transmission impossible. En toute logique, on ne peut<br />
pas être à la fois donateur et donataire. Et n’est-ce pas précisément l’intenable situation <strong>de</strong><br />
Vincent qui restaure <strong>les</strong> voitures <strong>de</strong> son père <br />
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