les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie

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met en scène. “ Les objets familiers, qu’ils soient personnels ou domestiques, reviennent de droit à la famille et à elle seule. En être privé est anormal. Ne rien avoir de ses parents quand un beau-père ou une belle-mère délivré de ses obligations ferme la porte de la maison aux enfants de son défunt époux rend ’orphelin’.” (Gotman 1988 : 163) Nul risque dans ce cas. Mais en fait, la proposition est à lire à l’envers. Rédiger un testament qui n’a aucune utilité juridique permet d’éloigner la compagne de ses objets, de les construire comme des objets de famille qui doivent rester dans la famille, ne pas s’éparpiller même au profit d’un être aimé mais étranger à la famille-souche. Le testament est ainsi un moyen d’investir ces motos d’une valeur toute particulière, de les singulariser fortement au sein de la transmission : ces objets de hasard, achetés “ comme ça, sur un coup de tête ” ou “ trouvés dans une décharge ” changent radicalement sous l’effet du projet de testament. Celui-ci permet de mettre en évidence leur valeur tout en étant aussi un effet de cette valeur nouvelle. En un cercle vertueux où cause et effet se confondent : le projet de testament “ fait ” la collection. Mais, en envisageant un testament qui permet de les construire comme objets de transmission, Max ne produit-il pas une fiction d’héritage Les biens que l’on transmet ne sont-ils pas d’abord ceux que l’on a reçus et dont on n’est que dépositaire Anne Gotman note que "ce qui se partage et circule dans la transmission des biens de famille, c'est la famille comme bien." (Gotman 1988 : 162) Cette affirmation trouve là une application première. La compagne, bien que passionnée de motos anciennes, est ainsi renvoyée, sans ménagement, à sa situation conjugale marginale : elle n’appartient pas à la “ famille ” 6 . Si Max a résolu, un peu brutalement et de façon un peu cavalière à l’égard de son actuelle compagne, la question de sa succession, ce n’est pas le cas de Jean-Claude à qui l’avenir de ses voitures pose un vrai problème. De l’impossibilité d’un tandem… J’ai déjà évoqué, par bribes, sa passion. Recomposons-la pour saisir toute la difficulté qui est la sienne. Etudiant, il possédait une Simca 6 qu’il remisa dans un hangar lorsqu’une panne mécanique grave et son départ pour l’armée se conjuguèrent pour la vouer à un oubli provisoire. Bien des années plus tard, alors que le hangar est sur le point de s’écrouler sur la voiture, elle semble promise à la casse automobile. Mais les enfants interviennent, incitant le père à restaurer l’engin, comme il l’avait toujours plus ou moins envisagé. Manifestement, elle est pour les enfants “ la voiture du père ”, un bien dans lequel celui-ci s’incarne. Puis vint la 203 découvrable. Reprenons les propos de Jean-Claude pour la situer. “ C’est la première voiture que j’ai conduit quand j’ai eu mon permis. J’ai passé le permis avec une vieille 2CV avec un voisin, l’agriculteur du coin qui apprenait à tous les jeunes à conduire en 2CV. Et la première voiture… et la voiture qu’il y avait à la maison, c’était la 203 familiale. Et c’est la première voiture que j’ai renversée sur le bas-côté. (…) La 203, (…) c’est la famille surtout parce qu’il y en a eu une à la maison. ” L’ombre de deux automobiles plane sur ses premiers 6 L’effet de ce testament est ambigu. En effet, s’il exclut la compagne de l’héritage, il n’en relie pas moins celle-ci aux filles de Max. Leur attribuer des motos par testament, c’est, en quelque sorte, les inscrire, elles aussi, dans l’univers de la passion mécanique, comme la compagne. En somme, des divers liens unissent les personnes qui gravitent autour de Max : les liens du sang, qui relient le père, la mère et les enfants, les liens de la passion qui unissent Max, sa nouvelle compagne et les filles. Un façon de mettre en relation belle-mère et belles-filles. 50

pas de conducteur : la 2CV du voisin avec laquelle il a appris à conduire et la 203 avec laquelle il a effectué ses premiers kilomètres de nouveau conducteur. Choisir la 2 CV aurait été un choix tout à fait personnel en ce sens que Jean-Claude aurait opté pour la voiture qui m’avait de sens que dans le cadre de sa propre vie. Or il a opté pour la 203 de ses parents, la 203 familiale. Il a donc opté pour les ascendants. C’est un choix généalogique et non personnel. Pour ses enfants, elle est au moins autant “ la voiture des grands-parents ” que “ celle du père ”, une voiture qui a “ toujours été dans la famille ” et relie trois générations. “ Objets de famille ”, “ objets de mémoire ” qui pourraient à ce titre être partagés entre les quatre enfants ou être confiés à l’un d’entre eux, devenant ainsi le gardien de la mémoire familiale. Ce choix, assez épineux, est rendu ici plus difficile encore par l’activité de restauration et le partage des tâches au cours de la restauration qui vient gravement brouiller lesles et les positions des générations. Ces véhicules, à peine arrivés au domicile du père et quel que soit leur état, sont minutieusement restaurés. Mais le père n’y est pour rien. Ou si peu. C’est en tandem qu’il travaille, avec l’aîné de ses fils, Vincent. “ Technicien de métier mais dans l’électronique, l’informatique, la robotique ”, Vincent est “ le manuel de l’étape ”, celui qui restaure véritablement les voitures, pose un diagnostic sur l’état du moteur, répare ce qui peut encore l’être, “ refait les pièces irrécupérables ”. Le père avoue sans complexe “ n’y connaître rien en bagnole. Moi, je fais le manœuvre, s’il faut faire un truc. Parce que si je remonte une durite, ça va pisser de partout. C’est sûr, j’y connais rien. Alors c’est moi qui m’occupe de ma vieille 203, de ma Simca et s’il faut trouver une pièce, c’est moi qui le fais. Quoi que lui maintenant avec Internet, tout ça il se débrouille tout seul. Il a plus besoin de moi.” Le partage des tâches est le suivant : ils sont deux à s’occuper de la mémoire familiale, le père qui achète les véhicules qui font sens, les fait rouler, les expose et Vincent qui les restaure. Deux générations s’activent donc, de concert, celle qui lègue et celle qui reçoit, si l’on réfléchit en terme d’héritage. Et ce n’est pas sans poser des problèmes. “ On est en tandem mais je vais essayer de créer le trio ou le quatuor parce qu’il y a d’autres enfants. J’ai quatre enfants. Donc je veux que ce soit équitable. Il y a une règle du jeu qu’on partage le truc avec Vincent, on partage tout, le truc, les frais… Comme il s’investit beaucoup lui mécaniquement, au début, moi c’était financièrement. Maintenant je veux pas qu’il soit pénalisé sur ces voitures-là comme ça coûte cher. Donc ça a une valeur morale et financière. Par rapport aux autres enfants aussi… Donc les cartes grises sont communes parce que si on remet en état une voiture, qu’on y met une somme de temps chacun, il faut que ce soit équilibré parce surtout le travail, la restauration, c’est très long, c’est coûteux. Donc ce qu’il fait lui, c’est normal qu’il en ait une contre-partie ”. Quel que soit le devenir de la collection, dispersée à part égale ou confiée à une personne, il faut qu’elle intègre la réflexion sur l’héritage. Mais manifestement deux logiques s’affrontent. La première, économique et financière. Vincent a investi dans ces restaurations à la fois du temps et de l’argent. Il serait donc normal qu’il soit considéré comme propriétaire de ces véhicules et qu’à ce titre ces derniers ne fassent pas partie des biens relevant de l’héritage. Et la seconde, la logique mémorielle. Les véhicules sont des “ objets de famille ”, des “ objets de mémoire ”, et à ce titre ne peuvent être considérés comme appartenant conjointement au père et au fils. De toute façon, Jean-Claude est dans une impasse : ne pas léser l’un revient à léser les autres, tant au point de vue symbolique qu’économique. En effet, ce travail en tandem a brouillé la succession des générations et a en quelque sorte rendu, paradoxalement, la transmission impossible. En toute logique, on ne peut pas être à la fois donateur et donataire. Et n’est-ce pas précisément l’intenable situation de Vincent qui restaure les voitures de son père 51

met en scène. “ Les objets familiers, qu’ils soient personnels ou domestiques, reviennent <strong>de</strong><br />

droit à la famille et à elle seule. En être privé est anormal. Ne rien avoir <strong>de</strong> ses parents quand<br />

un beau-père ou une belle-mère délivré <strong>de</strong> ses obligations ferme la porte <strong>de</strong> la maison aux<br />

enfants <strong>de</strong> son défunt époux rend ’orphelin’.” (Gotman 1988 : 163) Nul risque dans ce cas.<br />

Mais en fait, la proposition est à lire à l’envers. Rédiger un testament qui n’a aucune utilité<br />

juridique permet d’éloigner la compagne <strong>de</strong> ses objets, <strong>de</strong> <strong>les</strong> construire comme <strong>de</strong>s objets <strong>de</strong><br />

famille qui doivent rester dans la famille, ne pas s’éparpiller même au profit d’un être aimé<br />

mais étranger à la famille-souche.<br />

Le testament est ainsi un moyen d’investir ces motos d’une valeur toute particulière,<br />

<strong>de</strong> <strong>les</strong> singulariser fortement au sein <strong>de</strong> la transmission : ces objets <strong>de</strong> hasard, achetés<br />

“ comme ça, sur un coup <strong>de</strong> tête ” ou “ trouvés dans une décharge ” changent radicalement<br />

sous l’effet du projet <strong>de</strong> testament. Celui-ci permet <strong>de</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce leur valeur tout en<br />

étant aussi un effet <strong>de</strong> cette valeur nouvelle. En un cercle vertueux où cause et effet se<br />

confon<strong>de</strong>nt : le projet <strong>de</strong> testament “ fait ” la collection. Mais, en envisageant un testament qui<br />

permet <strong>de</strong> <strong>les</strong> construire comme objets <strong>de</strong> transmission, Max ne produit-il pas une fiction<br />

d’héritage Les biens que l’on transmet ne sont-ils pas d’abord ceux que l’on a reçus et dont<br />

on n’est que dépositaire <br />

Anne Gotman note que "ce qui se partage et circule dans la transmission <strong>de</strong>s biens <strong>de</strong><br />

famille, c'est la famille comme bien." (Gotman 1988 : 162) Cette affirmation trouve là une<br />

application première. La compagne, bien que passionnée <strong>de</strong> motos anciennes, est ainsi<br />

renvoyée, sans ménagement, à sa situation conjugale marginale : elle n’appartient pas à la<br />

“ famille ” 6 .<br />

Si Max a résolu, un peu brutalement et <strong>de</strong> façon un peu cavalière à l’égard <strong>de</strong> son<br />

actuelle compagne, la question <strong>de</strong> sa succession, ce n’est pas le cas <strong>de</strong> Jean-Clau<strong>de</strong> à qui<br />

l’avenir <strong>de</strong> ses voitures pose un vrai problème.<br />

De l’impossibilité d’un tan<strong>de</strong>m…<br />

J’ai déjà évoqué, par bribes, sa passion. Recomposons-la pour saisir toute la difficulté<br />

qui est la sienne. Etudiant, il possédait une Simca 6 qu’il remisa dans un hangar lorsqu’une<br />

panne mécanique grave et son départ pour l’armée se conjuguèrent pour la vouer à un oubli<br />

provisoire. Bien <strong>de</strong>s années plus tard, alors que le hangar est sur le point <strong>de</strong> s’écrouler sur la<br />

voiture, elle semble promise à la casse automobile. Mais <strong>les</strong> enfants interviennent, incitant le<br />

père à restaurer l’engin, comme il l’avait toujours plus ou moins envisagé. Manifestement,<br />

elle est pour <strong>les</strong> enfants “ la voiture du père ”, un bien dans lequel celui-ci s’incarne. Puis vint<br />

la 203 découvrable. Reprenons <strong>les</strong> propos <strong>de</strong> Jean-Clau<strong>de</strong> pour la situer. “ C’est la première<br />

voiture que j’ai conduit quand j’ai eu mon permis. J’ai passé le permis avec une vieille 2CV<br />

avec un voisin, l’agriculteur du coin qui apprenait à tous <strong>les</strong> jeunes à conduire en 2CV. Et la<br />

première voiture… et la voiture qu’il y avait à la maison, c’était la 203 familiale. Et c’est la<br />

première voiture que j’ai renversée sur le bas-côté. (…) La 203, (…) c’est la famille surtout<br />

parce qu’il y en a eu une à la maison. ” L’ombre <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux automobi<strong>les</strong> plane sur ses premiers<br />

6 L’effet <strong>de</strong> ce testament est ambigu. En effet, s’il exclut la compagne <strong>de</strong> l’héritage, il n’en<br />

relie pas moins celle-ci aux fil<strong>les</strong> <strong>de</strong> Max. Leur attribuer <strong>de</strong>s motos par testament, c’est, en<br />

quelque sorte, <strong>les</strong> inscrire, el<strong>les</strong> aussi, dans l’univers <strong>de</strong> la passion mécanique, comme la<br />

compagne. En somme, <strong>de</strong>s divers liens unissent <strong>les</strong> personnes qui gravitent autour <strong>de</strong> Max :<br />

<strong>les</strong> liens du sang, qui relient le père, la mère et<br />

<strong>les</strong> enfants, <strong>les</strong> liens <strong>de</strong> la passion qui unissent Max, sa nouvelle compagne et <strong>les</strong> fil<strong>les</strong>. Un<br />

façon <strong>de</strong> mettre en relation belle-mère et bel<strong>les</strong>-fil<strong>les</strong>.<br />

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