les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie

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11.01.2015 Views

Alors que j’enquêtant sur les relations travail-hors travail, mes interlocuteurs me conseillèrent de rencontrer Jean-Louis, qui consacre tous ses loisirs à la restauration de moteurs industriels anciens. L'homme est en effet à la tête d'une importante collection d'engins, qu'il a patiemment remis en état de marche, repeints, pour lesquels il a fait construire un bâtiment. Un véritable "musée" qui m'a laissé sans voix ou plus exactement sans mots. En effet, que dire face à ces engins, alignés les uns à côté des autres Quels mots utilisés pour alimenter ou seulement continuer la conversation Car manifestement Jean-Louis attendait une réaction de ma part. Mais de quoi devais-je parler Il me semblait difficile de disserter longuement sur les vertus "esthétiques" de ces engins. Certes, l’objet de sa passion me semblait singulier. Mais n’existe-t-il pas autant de collections possibles que d’objets Le moteur industriel était-il juste un peu plus étonnant pour moi que les boîtes de camembert et les bouchons de champagne que cet autre accumule dans des boîtes, au fond de sa cave. Ce n’est donc pas tant l’objet de sa collection que ses mots qui éveillèrent ma curiosité. Celui-ci est le plus petit moteur jamais réalisé. Un bijou de mécanique. “ Celui-là par contre c’est aussi un spécimen parce que… ”. Certes je ne possède pas les connaissances techniques nécessaires pour apprécier les subtilités du fonctionnement d’un piston ou les fantaisies de la corrélation cheval-puissance mais il me semblait normal d’entendre apprécier les moteurs en ce sens. J’avais beaucoup plus de mal à comprendre pourquoi il les qualifiait de “ beaux ”. Certes, leurs couleurs très gaies me semblaient agréables et maladroitement, et parce que je n’avais pas d’autre connaissance à ma disposition, j’évoquais cette couleur. “ Oui, ils sont jolis. C’est incroyable ces couleurs ”. “ Non, la couleur, c’est rien Ca a aucun intérêt. ” Je compris d’ailleurs combien la couleur importait peu en rencontrant un de ses confrères, Pierre, lui aussi passionné de moteurs industriels. Dans son garage, protégée par de vieilles couvertures, une théorie de vieux moteurs, assemblage de pièces, sans couleurs, gris, ternes, que le pinceau et le pot de couleur n’ont jamais effleurés. Pour lui aussi, ils sont “ beaux ” alors que pour moi, ils sont dignes de la ferraille. Là, l’enquête est plus difficile encore à faire. Car que dire face à ces engins Comment comprendre qu’ils soient aussi précieux L’étonnement se prolongea lorsque j’appris qu’il existait des collectionneurs de tracteurs. Quelle étrange idée ! Le tracteur, plus encore que le moteur industriel si cela est possible, me semblait un singulier objet de collection. Cet engin destiné à la seule traction d’autres engins, dont seule me semblait importer la force motrice, la présence ou l’absence de “ prise force ”, la puissance, le système de motorisation devenant tout d’un coup un engin de collection De même lorsque j'ai rencontré Albert G, qu’on me présenta comme un collectionneur de sécateurs. Je ne tardai pas à découvrir que la description était bien en-deçà de la réalité ! Visiter son garage, c'est plonger au coeur d'une accumulation impressionnante d'objets, face à laquelle on a bien du mal, encore une fois, à trouver des mots. Des caisses en bois, des seaux, des cartons remplis de sécateurs, d'autres remplis de clés à molette, d'autres aussi de tenailles, d'autres enfin de clés. Accrochés aux poutres, des théories de petits étaux, de démonte-pneus, de pompes à vélos, etc. Il me semble que tout ce que l’univers du bricolage compte de petits outils, sans moteur, est élevé ici au rang d’“ objets de collections ”, de “ beaux objets ”. Le maître des lieux fouille boîtes et caisses, en sort quelques exemplaires, un à un, accompagne sa démonstration de quelques mots. Qui sans doute appellent de ma part une remarque. Mais laquelle Comment participer activement à une conversation qui prend pour objet l’esthétique d’un sécateur Ou d’une pompe à vélo Certes, on pouvait songer face à ces ensembles “ admirables ” à ceux-ci qui décorent leur pelouse de vieilles charrues, de vieilles brouettes ou encore leur salon d’outils agricoles, fourches, râteaux de bois, baratte à beurre et autres moulins à café manuels. Certes, la fonction d’usage disparue, l’objet peut alors être investi des fonctions les plus diverses. Dont 4

la fonction esthétique. Mais les mécanicines n’exposent jamais leur objet d’affection dans leur jardin ni dans leur salon. Ils sont au contraire le plus souvent soigneusement rangés dans des garages ou des ateliers où peut de monde va les voir. Et que penser de ceux-ci qui, à Toulouse, restaurent une vieille locomotive Autre surprise, et non des moindres : on me parle à plusieurs reprises de Jean-Marie D., le président d’un club d'amateurs d'engins militaires. Mon informateur m'en brosse un étrange tableau. "Ils se réunissent tous les samedis après-midi, du côté de Pujols, dans un pré et ils font tourner leurs engins. Ils font des démonstrations avec leur char et tout ça. Ils jouent à la guerre si tu veux, ça les amuse." L'étonnement fut plus grand encore lors d'une conversation téléphonique avec le président du club. Comme il me conseille de me rendre à leur atelier, je lui demande l'adresse. "C'est pas compliqué. Si vous vous trompez, vous demandez aux voisins. Dans la rue, tout le monde nous connaît. Ils ont l'habitude de voir passer les chars, les Jeeps, les mitrailleuses." Passant la porte de ce hangar désaffecté, prêté par la municipalité, me voici nez à nez avec un char -"Sherman" me précisera-t-on par la suite- le canon braqué vers l'entrée. Le président m'accueille avec un large sourire, manifestement fort heureux que l'on s'intéresse à son club, et me propose une visite guidée de cet angoissant musée. J’ai bien du mal à ne pas défaillir lorsqu'on me propose de m’installer sur le siège de la mitrailleuse, lorsqu'on me demande d'escalader les chenilles du char pour m’installer dans la tourelle. Les engins de transport de troupes ne sont guère plus rassurants. Le "conservateur" ne fait d’ailleurs pas mystère de leur usage antérieur. "Tous ces engins ont servi. Le Sherman, par exemple, était entrain de pourrir dans les Landes, dans le sable. Il avait été abandonné là en 44, après le débarquement. Ils voulaient le détruire, on a eu du mal à le récupérer." Les amateurs en effet ne semblent pas s'embarrasser de l'utilité première de leur objet d'affection. Un autre char est actuellement l'objet de toute leur attention. Le moteur a été démonté, des morceaux de tôle, des pièces métalliques impossibles à identifier pour moi, attendent qu'on s'inquiète de leurs nombreux points de rouille. Les "mécaniciens de l'inutile" s'activent, dans la plus parfaite bonne humeur. L'un d'eux, en bleu de chauffe, disparaît dans la tourelle ; un autre, pour vérifier l'état de diverses pièces, disparaît sous les chenilles. L'énorme bloc-moteur est posé sur une solide table. On vérifie la santé des nombreuses et énormes bougies. On disserte, on plaisante, on fume et on boit. Manifestement, ce ne sont plus des engins de guerre mais des engins tout court, des pistons, des culasses, des gicleurs ordinaires. Des pièces anonymes et sans passé, sans Histoire. Amnésiques, les “ mécaniciens de l’inutile ” Enfin, les collectionneurs de vieilles voitures étaient sans doute ceux qui me posaient le moins question. J’avais parfois assisté à l’un de leur défilé, fortuitement, admirant les lignes désuètes. Je les imaginais tous heureux propriétaires de voitures de la première moitié du XX° siècle. Quelle ne fut pas ma surprise de voir que les Ami 6 et Ami 8, les Renault 12 ou les Renault 8 appartenaient aussi à cet univers qui me semblait limiter aux Tractions et aux Trèfle Surprise donc face à ces collections étranges. Il convient d’abord d'interroger mes propres représentations, mon propre rapport à ces objets car il explique certaines absences. Je n’ai jamais pu réaliser l’enquête auprès des restaurateurs de véhicules militaires. Ma rencontre, à peine les portes du hangar passées, avec le char Sherman, gueule de canon tournée vers l’entrée, a immédiatement réveillé un souvenir, une image d’enfance, quelques secondes extraites d’un film dont j’ai tout oublié. Sauf cette colonne de chars qui s’avance au milieu d’une foule en liesse, et puis quelqu’un qui tombe devant le char qui ne peut s’arrêter. Ou peut-être le pilote ne l’a-t-il pas vu Et puis le bruit des os broyés par les chenilles du monstre, les craquements des uns mêlés au couinement étrange des autres. Le char passé, la foule dissipée, quelqu’un qui vient avec une fourche, qui décolle le cadavre devenu plat comme une feuille de papier, place le manche de l’outil sur son épaule, le cadavre pendant 5

la fonction esthétique. Mais <strong>les</strong> mécanicines n’exposent jamais leur objet d’affection dans leur<br />

jardin ni dans leur salon. Ils sont au contraire le plus souvent soigneusement rangés dans <strong>de</strong>s<br />

garages ou <strong>de</strong>s ateliers où peut <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> va <strong>les</strong> voir.<br />

Et que penser <strong>de</strong> ceux-ci qui, à Toulouse, restaurent une vieille locomotive <br />

Autre surprise, et non <strong>de</strong>s moindres : on me parle à plusieurs reprises <strong>de</strong> Jean-Marie<br />

D., le prési<strong>de</strong>nt d’un club d'amateurs d'engins militaires. Mon informateur m'en brosse un<br />

étrange tableau. "Ils se réunissent tous <strong>les</strong> samedis après-midi, du côté <strong>de</strong> Pujols, dans un pré<br />

et ils font tourner leurs engins. Ils font <strong>de</strong>s démonstrations avec leur char et tout ça. Ils jouent<br />

à la guerre si tu veux, ça <strong>les</strong> amuse." L'étonnement fut plus grand encore lors d'une<br />

conversation téléphonique avec le prési<strong>de</strong>nt du club. Comme il me conseille <strong>de</strong> me rendre à<br />

leur atelier, je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> l'adresse. "C'est pas compliqué. Si vous vous trompez, vous<br />

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passer <strong>les</strong> chars, <strong>les</strong> Jeeps, <strong>les</strong> mitrailleuses." Passant la porte <strong>de</strong> ce hangar désaffecté, prêté<br />

par la municipalité, me voici nez à nez avec un char -"Sherman" me précisera-t-on par la<br />

suite- le canon braqué vers l'entrée. Le prési<strong>de</strong>nt m'accueille avec un large sourire,<br />

manifestement fort heureux que l'on s'intéresse à son club, et me propose une visite guidée <strong>de</strong><br />

cet angoissant musée. J’ai bien du mal à ne pas défaillir lorsqu'on me propose <strong>de</strong> m’installer<br />

sur le siège <strong>de</strong> la mitrailleuse, lorsqu'on me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'escala<strong>de</strong>r <strong>les</strong> chenil<strong>les</strong> du char pour<br />

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Le "conservateur" ne fait d’ailleurs pas mystère <strong>de</strong> leur usage antérieur. "Tous ces engins ont<br />

servi. Le Sherman, par exemple, était entrain <strong>de</strong> pourrir dans <strong>les</strong> Lan<strong>de</strong>s, dans le sable. Il avait<br />

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récupérer." Les amateurs en effet ne semblent pas s'embarrasser <strong>de</strong> l'utilité première <strong>de</strong> leur<br />

objet d'affection. Un autre char est actuellement l'objet <strong>de</strong> toute leur attention. Le moteur a été<br />

démonté, <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong> tôle, <strong>de</strong>s pièces métalliques impossib<strong>les</strong> à i<strong>de</strong>ntifier pour moi,<br />

atten<strong>de</strong>nt qu'on s'inquiète <strong>de</strong> leurs nombreux points <strong>de</strong> rouille. Les "mécaniciens <strong>de</strong> <strong>l'inutile</strong>"<br />

s'activent, dans la plus parfaite bonne humeur. L'un d'eux, en bleu <strong>de</strong> chauffe, disparaît dans la<br />

tourelle ; un autre, pour vérifier l'état <strong>de</strong> diverses pièces, disparaît sous <strong>les</strong> chenil<strong>les</strong>. L'énorme<br />

bloc-moteur est posé sur une soli<strong>de</strong> table. On vérifie la santé <strong>de</strong>s nombreuses et énormes<br />

bougies. On disserte, on plaisante, on fume et on boit. Manifestement, ce ne sont plus <strong>de</strong>s<br />

engins <strong>de</strong> guerre mais <strong>de</strong>s engins tout court, <strong>de</strong>s pistons, <strong>de</strong>s culasses, <strong>de</strong>s gicleurs ordinaires.<br />

Des pièces anonymes et sans passé, sans Histoire. Amnésiques, <strong>les</strong> “ mécaniciens <strong>de</strong><br />

l’inutile ” <br />

Enfin, <strong>les</strong> collectionneurs <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> voitures étaient sans doute ceux qui me posaient<br />

le moins question. J’avais parfois assisté à l’un <strong>de</strong> leur défilé, fortuitement, admirant <strong>les</strong> lignes<br />

désuètes. Je <strong>les</strong> imaginais tous heureux propriétaires <strong>de</strong> voitures <strong>de</strong> la première moitié du XX°<br />

siècle. Quelle ne fut pas ma surprise <strong>de</strong> voir que <strong>les</strong> Ami 6 et Ami 8, <strong>les</strong> Renault 12 ou <strong>les</strong><br />

Renault 8 appartenaient aussi à cet univers qui me semblait limiter aux Tractions et aux Trèfle<br />

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Surprise donc face à ces collections étranges. Il convient d’abord d'interroger mes<br />

propres représentations, mon propre rapport à ces objets car il explique certaines absences. Je<br />

n’ai jamais pu réaliser l’enquête auprès <strong>de</strong>s restaurateurs <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong> militaires. Ma<br />

rencontre, à peine <strong>les</strong> portes du hangar passées, avec le char Sherman, gueule <strong>de</strong> canon<br />

tournée vers l’entrée, a immédiatement réveillé un souvenir, une image d’enfance, quelques<br />

secon<strong>de</strong>s extraites d’un film dont j’ai tout oublié. Sauf cette colonne <strong>de</strong> chars qui s’avance au<br />

milieu d’une foule en liesse, et puis quelqu’un qui tombe <strong>de</strong>vant le char qui ne peut s’arrêter.<br />

Ou peut-être le pilote ne l’a-t-il pas vu Et puis le bruit <strong>de</strong>s os broyés par <strong>les</strong> chenil<strong>les</strong> du<br />

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foule dissipée, quelqu’un qui vient avec une fourche, qui décolle le cadavre <strong>de</strong>venu plat<br />

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