les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie
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estauration. Mais, au cours <strong>de</strong> notre entretien téléphonique, ne m'avait-il pas prévenue <br />
"Vous savez, j'en ai jamais eu beaucoup. Il ne m'en reste plus qu'une. Les autres, il a fallu que<br />
je <strong>les</strong> ven<strong>de</strong>. Mais j'en ai jamais eu beaucoup, je vous répète." Comment comprendre<br />
l'admiration dont il est l'objet <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> ses semblab<strong>les</strong> C'est sans doute le rapport très<br />
particulier qui le lie à son véhicule qui justifie l'admiration dont il est l'objet car, plus que tout<br />
autre, il met en scène l’efficacité <strong>de</strong> cet héritage si particulier.<br />
"C'est la voiture <strong>de</strong> mes parents, enfin <strong>de</strong> mes parents nourriciers. Parce qu'il faut vous<br />
dire que je suis <strong>de</strong> l'Assistance. On était nombreux, mes parents pouvaient pas s'occuper <strong>de</strong><br />
nous. Alors, petits, on a été confié à <strong>de</strong>s famil<strong>les</strong> d'accueil. Et moi, j'ai été confié à un couple<br />
<strong>de</strong> garagistes, ici. Ils étaient garagistes, comme on l'était à l'époque, c'est-à-dire qu'ils<br />
vendaient <strong>les</strong> voitures et ils <strong>les</strong> réparaient. Et ils avaient la Fiat Balilla pour apprendre à<br />
conduire. Parce qu'à l'époque, il y avait pas d'auto-éco<strong>les</strong>, surtout à la campagne, el<strong>les</strong><br />
auraient pas pu vivre. Alors c'était celui qui vendait la voiture, le mécano, qui vous apprenait<br />
à conduire. Et ils avaient la Balilla, pour apprendre à conduire aux gens. Et c'est avec elle<br />
qu'on se promenait, qu'on allait faire ce qu'il y avait à faire. On allait pas en vacances mais s'il<br />
fallait aller chez le docteur ou comme ça. Et puis, c'est avec elle aussi que j'ai appris à<br />
conduire. Et puis, après, comme ça, il me la prêtait. Bon, pas pour aller, me promener. Mais,<br />
mettons, si je voulais aller voir mes frères et soeurs qui étaient placés ailleurs, à Villeneuve ou<br />
comme ça. Il me disait : 'Prends-la. Tu me l'abîmes pas bien sûr mais prends-la.' Et puis, à<br />
cette époque, quand vous étiez <strong>de</strong> l'Assistance, vous pourrissiez pas sur <strong>les</strong> bancs <strong>de</strong> l'école, il<br />
fallait vite apprendre un métier et travailler, parce que vous leur coûtiez cher à l'État et à tout<br />
ça. Alors, moi, comme j'étais dans un garage et que je voyais faire ça, j'ai appris la mécanique.<br />
Le patron m'avait dit : 'Tu vois, on n'a pas d'enfants alors, le garage, à la retraite, on te le<br />
laissera. Et voilà. Et puis, bon, c'est la vie. Quand ils sont <strong>de</strong>venus vieux.... Bon, j'étais pas <strong>de</strong><br />
la famille, alors, bon... Il y avait d'autres héritiers et... Bref, ça s'est pas fait comme ils avaient<br />
dit. Et j'ai rien eu, quoi. Les neveux et tout ça... Ils voulaient pas... Je sais pas trop comment.<br />
Peut-être qu'aussi, mes parents ont pas pu faire <strong>les</strong> choses comme ils voulaient, enfin mes<br />
parents nourriciers, je veux dire. Enfin, le garage, je l'ai pas eu. Mais mon père m'avait dit :<br />
'Qu'est-ce que tu veux gar<strong>de</strong>r Parce qu'on veut que tu gar<strong>de</strong>s quelque chose. ' Alors, j'ai dit :<br />
'Moi, ce qui me ferait plaisir, c'est la voiture, c'est la Balilla.' Et puis, ça s’est pas fait sur le<br />
moment. Et puis ils sont morts. Ca a été vendu, tout ça. Et moi, cette voiture, quand même, la<br />
voir partir à la ferraille parce qu’elle était pour y aller. Alors, bon, j’ai <strong>de</strong>mandé si… Comme<br />
personne la voulait, ça <strong>les</strong> intéressait pas, cette vieille bagnole, ils me l'ont donnée. Et je l'ai<br />
refaite complètement. J'en ai refait d'autres, un Zèbre, une Simca 5 et puis je <strong>les</strong> ai vendues<br />
après, parce que la vie, <strong>de</strong>s fois... Mais la Balilla, non." 5<br />
La Balilla nous entraîne ainsi au coeur <strong>de</strong> la question <strong>de</strong> l'héritage, opposant enjeux<br />
symboliques et économiques. S’agit-il d’un partage inégalitaire Enfant "placé", René<br />
n'en a pas moins été élevé par ses "parents comme leur gosse", il <strong>de</strong>vient l’enfant qu’ils n’ont<br />
pas eu et lui ne se considère pas autrement au point qu'il embrassera "naturellement" leur<br />
profession, <strong>de</strong>venant ainsi manifestement leur "successeur", prenant place au sein d'une<br />
histoire <strong>de</strong> famille qu'il prolonge et perpétue, au point que ses "parents" envisageront <strong>de</strong> lui<br />
léguer tous leurs biens au détriment <strong>de</strong>s neveux. Parmi <strong>les</strong> héritiers possib<strong>les</strong>, ils ont choisi<br />
celui qui leur semble le plus apte à leur succé<strong>de</strong>r. Rien d’anormal à cela. “ Il existe dans la<br />
plupart <strong>de</strong>s famil<strong>les</strong> un enfant qui représente et incarne plus que d’autres <strong>les</strong> valeurs<br />
familia<strong>les</strong>, qui sera en toute hypothèse son meilleur récepteur et son fidèle émissaire. (…)<br />
Tout l’art du partage consiste alors à attribuer à cet héritier privilégié la part <strong>de</strong> patrimoine qui<br />
lui assure le meilleur profit possible et/ou celle dont il sera le plus sûr gardien. ” (Gotman<br />
5 Au cours d’une autre conversation, plus récente, il donna une version une peu différente :<br />
<strong>les</strong> neveux auraient convoité la voiture. En vain. La “ patronne ” aurait résisté à cette<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>, préférant la donner à René.<br />
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