les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie
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ça. Et j’ai commencé à la remonter. Mais sinon, j’aime pas particulièrement la voiture<br />
ancienne. Je préfère la moto. C’est pas pareil.” Un important héritage paternel qui n’est pas<br />
pour autant homogène.<br />
Deux catégories <strong>de</strong> biens s’opposent, totalement irréductib<strong>les</strong> et qui font sans doute<br />
toute la difficulté <strong>de</strong> cette transmission. Il y a d’abord la maison dont l’attribution a été<br />
effectuée dans le cadre strict <strong>de</strong> l’héritage, maison dont l’appropriation a été d’autant plus<br />
facile qu’elle se conforme parfaitement aux dispositions du Co<strong>de</strong> Civil et qu’elle a fait l’objet<br />
d’une démarche explicite d’attribution reconnue, acceptée par l’ensemble <strong>de</strong> la famille. Il n’en<br />
va pas <strong>de</strong> même pour la voiture et la moto qui appartiennent au domaine du non-dit, du nonformulé<br />
parce que relevant du non-être. El<strong>les</strong> n’ont pas fait l’objet d’une quelconque<br />
démarche d’attribution, d’un testament, fût-il oral ou écrit. Et pour cause. El<strong>les</strong> existent certes,<br />
mais à l’état d’épaves, ignorées <strong>de</strong> tous, sans valeur ni économique ni sentimentale. El<strong>les</strong><br />
appartiennent <strong>de</strong> plein droit à cette nébuleuse d’objets encombrants, ces objets <strong>de</strong> rebut, que le<br />
successeur confie immédiatement aux bons soins <strong>de</strong> la benne à ordures ou du ferrailleur. Or,<br />
l’activité <strong>de</strong> restauration <strong>de</strong> Félix vient contrarier ce <strong>de</strong>stin. Elle <strong>les</strong> tire <strong>de</strong> l’oubli mais <strong>les</strong> fait<br />
exister d’une façon manifeste, non pas comme un simple objet désuet restauré mais comme la<br />
moto et la voiture “ du père ”. Ce qui n’est pas sans lui poser problème. Il insiste sur le<br />
caractère singulier <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux engins. “ C’est <strong>les</strong> objets <strong>de</strong> famille. La voiture <strong>de</strong> mon père, la<br />
moto, c’est <strong>de</strong> famille ”. Ce qui fait leur complexité. “ L’objet <strong>de</strong> famille est celui qui n’est<br />
plus personnel mais indivisible et propriété commune <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> la famille. ” (Gotman<br />
1988 : 163) Il faut donc prendre quelques précautions car on ne peut s’en emparer sans l’aval<br />
<strong>de</strong>s “ ayant-droits ”, <strong>de</strong>s autres membres <strong>de</strong> la famille. Qu’il obtient aisément. “ J'ai <strong>de</strong>mandé<br />
autour <strong>de</strong> moi mais ça intéressait personne <strong>de</strong> ma famille. 'Tu peux la foutre à la ferraille.<br />
Qu'est-ce que tu veux qu'on en fasse ' A la ferraille Je me suis mis à la restaurer ! Les<br />
voitures, non, ça m'intéresse pas. J'en aurais jamais acheté une ou aller en chercher une,<br />
comme ça, pour le plaisir. Mais celle-là, c'est pas pareil." A travers la question <strong>de</strong> Gaston,<br />
c’est toute la valeur particulière dont il investit ces engins qui est mise en scène. Les pensant<br />
comme <strong>de</strong>s objets d’héritage, il redoute que son activité <strong>de</strong> restauration ne soit imaginée sur le<br />
mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> la captation d’héritage. Pouvait-il sans crainte continuer à s’accaparer la mémoire du<br />
père, ajoutant <strong>les</strong> mécaniques à la bâtisse Ne craint-il pas semblable accusation La façon<br />
dont il use <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s engins le laisse à penser. La moto représente sa part <strong>de</strong>s objets <strong>de</strong><br />
famille. Il en est le légitime propriétaire. Il n’hésite pas à s’en servir dans <strong>les</strong> rallyes, <strong>les</strong><br />
exhibitions. Mais il ne se sert jamais <strong>de</strong> la voiture, affirmant que l’esprit <strong>de</strong>s rallyes<br />
automobi<strong>les</strong> ne lui plaît pas, qu’il faut y consacrer trop d’argent et <strong>de</strong> temps. Ne pourrait-on<br />
pas avancer une autre explication Restaurée mais attendant dans le garage, la Citröen B2 est<br />
comme à la disposition du reste <strong>de</strong> la famille. Elle appartient à l’ensemble <strong>de</strong> la famille ; il<br />
n’en est que le dépositaire et cela seul.<br />
Faut-il alors s’étonner que Gaston voue une gran<strong>de</strong> admiration à André,<br />
collectionneur âgé, membre du même club que lui “ Il a conservé toutes <strong>les</strong> voitures <strong>de</strong> sa<br />
famille. Toutes. Et, dans le club, il roule avec sa propre moto qu’il avait quand il était jeune.<br />
Oui, il a conservé toutes <strong>les</strong> voitures <strong>de</strong> sa famille. C’est formidable, quand même. C’est<br />
admirable <strong>de</strong> pouvoir faire ça.” L’admiration que l’on porte à Gaston tient d’abord à son âge.<br />
“ Vous vous ren<strong>de</strong>z compte, à quatre-vingts ans passés, il nous suit encore, dans la bala<strong>de</strong>s. Il<br />
conduit encore sa moto. C’est beau pour son âge. Et il tremble pas, croyez-moi. ” Mais c’est<br />
sans nul doute le sens et l’origine <strong>de</strong> sa collection qui justifient <strong>les</strong> propos élogieux dont il est<br />
l’objet. André possè<strong>de</strong> trois véhicu<strong>les</strong> : une Citroën C4, achetée par son père dans <strong>les</strong> années<br />
30, une moto, ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> son père à son frère et enfin un vélomoteur offert par le frère au père.<br />
Ne pourrait-on pas penser qu’André est lui aussi coupable d’une captation d’héritage<br />
symbolique Il faut s’intéresser à l’histoire <strong>de</strong> la famille. Le père d’André possédait un petit<br />
garage automobile dont le fils ca<strong>de</strong>t, Char<strong>les</strong>, a hérité, <strong>de</strong>venant à son tour garagiste. Ce qui<br />
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