les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie

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sentimental. Et puis après, bon, le virus comme on dit. ” Il possède aujourd’hui une vingtaine de ces moteurs, soigneusement restaurés et exposés dans son garage-musée. Celui-ci a restauré “ la Simca 8 de son père, qu’il a toujours gardée dans son garage ” ; celui-là présente la plus belle pièce de sa collection, une Traction 11 “ qui appartenait à son grand-père ” ; cet autre ôte la couverture sous laquelle dort une vieille motocyclette Motobécane. “ Elle était à mon grand-père ”, affirme-t-il fièrement. Ce rapport à l’histoire personnelle permet d’abord de résoudre un problème de définition. S’intéresser aux “ voitures de collection ” suppose déjà que l’on sache à partir de quand une voiture est considérée comme appartenant à cette catégorie. Je l’ai évoqué en introduction, cette définition semble bien difficile à saisir et se dérober à chaque fois qu’on croit l’approcher. En effet, les interlocuteurs semblent à peu près d’accord sur certaines définitions que leurs propos battent immédiatement en brêche. Ils ont ainsi été d’accord pour affirmer qu’est considérée comme “ collection ” toute voiture ayant plus de vingt-cinq, ans, définition inspirée par le fonctionnement des assurances et de la vignette automobile 2 . D’autres ont ajouté qu’appartiennent à cette catégorie tous les véhicules dont la fabrication est interrompue. Ce qui élargit considérablement l’éventail. Eventail qui semble se refermer dès l’instant où l’on met ces définitions à l’épreuve, comme je le fis auprès de ces deux jeunes passionnés, à n’en pas douter des “ spécialistes ” malgré leur jeune âge, en affirmant que la Renault 12 était donc “ collection ”. Ils réfléchirent, semblèrent peser des arguments dont ils ne me firent pas part pour finalement accepter du bout des lèvres qu’elle relevait de cette catégorie. Par contre, lorsque j’évoquais la Renault 14, ils éclatèrent de rire. “ La Poire, non, la Poire, non. C’est pas possible. Même quand elle est sortie, c’était un ratage. Alors aujourd’hui… Il faudrait être gonflé pour se pointer avec une Poire. ” Pourtant, la “Poire ” a plus de vingt-cinq ans, il y a bien longtemps qu’elle n’est plus fabriquée 2 . Tout comme l’Ami 6 qu’ils s’apprêtent à restaurer et qui me semble mériter aussi peu le titre de “ collection ” que la Renault 14. Ils s’empressent de me démontrer combien j’ai tort. Il y a là une voiture des plus rares. L’étrange rose framboise de la carrosserie ayant quelque peu dérouté les acheteurs de l’époque, Citroën l’avait abandonné au bout d’un an d’exploitation à peine, lui préférant des “couleurs plus classiques ”. En posséder une habillée de cette couleur est un “ vrai coup de chance ”. Et puis, il y a aussi la ligne révolutionnaire pour l’époque, un hayon fuyant n’était pas chose courante en cette fin des années 60. Révolutionnaire aussi ce système de vitres de portières, fonctionnant grâce à des glissières. Mes interlocuteurs ne manquent pas d’arguments pratiques pour tenter de me convaincre. En vain. Manifestement les raisons techniques n’expliquent en rien l’exclusion de l’une et l’inclusion de l’autre. C’est ailleurs qu’il faut chercher, dans cette conversation dont l’ethnologue est exclue, au cours de laquelle les deux jeunes hommes échangent leurs souvenirs lorsque, assis sur le siège arrière de l’Ami 6, ils allaient à l ‘école, au football, ironisant sur la façon de conduire de la mère de l’un d’eux, qui en possédait une, évoquant des anecdotes tragi-comiques de pannes survenues aux moments les plus inopportuns, de routes trop pentues qui mettaient à rude épreuve les quelques chevaux bien fatigués du moteur, riant et plaisantant entre eux, réveillant les souvenirs les plus forts d’une enfance qui semble solidement accrochée au pare-chocs de la voiture et qui, à n’en pas douter, assurent au véhicule son élection au titre de collection. Bien 2 Certaines compagnies d’assurances proposent aux véhicules de plus de vingt-cinq une assurance spéciale, que les amateurs qualifient “ d’assurance-collection ” : la prime est beaucoup moins élevée, les garanties aussi. Elle est parfois assortie de clauses restrictives : interdiction de sortir du département, obligation d’appartenir à un club, de rouler dans le cadre d’un rallye, de présenter le livret de route. D’autres compagnies ne reconnaissent pas cette notion de “ collection ”. D’autre part, rappelons-le, jusqu’à une date récente, pour les véhicules de plus de vingt-cinq ans, bien qu’obligatoire, la vignette était gratuite. 2 42

plus sûrement que sa couleur ou la forme de son hayon. C’est dans le rapport biographique que se construit l’automobile de collection. C’est la raison pour laquelle on note un effet de génération sur le type de véhicules collectionnés. Les plus jeunes s’intéressent plus volontiers aux véhicules des années soixante et soixante-dix tandis que les Ancêtres ou les “ Vintages ” 3 appartiennent à des personnes plus âgées, le choix des uns et des autres se portant sur des véhicules qui peuvent aisément être associés à leur propre histoire. Hugues, une trentaine d’années à peine, n’en fait pas mystère. “Je vous vois arriver. Vous trouvez que nos véhicules sont trop récents. Je sais, pour beaucoup de monde, les voitures de collection, c'est la préhistoire de la bagnole. Un siège monté sur quatre roues, une queue de vache et voilà. Et les Tractions bien sûr. Nous, ça nous branche pas. La vérité, c'est qu'on s'en fout des vieillesvieilles, des "Ancêtres", puisque c'est comme ça qu'on les appelle. C'est pas notre truc. Je dis pas que c'est pas intéressant... Mais c'est pas de la mécanique. Vous soulevez un capot de Renault de cette époque, il y a rien dedans. Une bougie, un dynamo ou je sais même pas quoi. Les Ancêtres, c’est pas notre truc. C’est plutôt la génération de mon père qui va s’y intéresser ou même les plus vieux encore. Je dis pas que ça a pas de valeur mais personnellement ça n’intéresse pas d’en remonter une. C’est logique, les jeunes s’intéressent à des voitures plus récentes.” La voiture est belle parce qu'on peut y projeter sa propre histoire, par son pouvoir d'évocation. C'est le souvenir personnel qui l'embellit. Elle est le lieu où l'on dépose ses souvenirs et le moyen de les évoquer. L'objet de la collection devient une sorte de mémoire concrète. Nous sommes là face à des objets éminent biographiques. La restauration est aussi un moyen d'élaborer une mémoire familiale, de la mettre en scène car les membres de la famille sont toujours mobilisés dans ces récits. Leur valeur tient ainsi à leur puissance d'évocation, leur capacité à ranimer le passé. Ils sont "beaux" parce qu'ils parlent du passé, d'un passé personnel, minuscule. On pourrait comparer la beauté de ces engins à celle des reliquaires. Souvent faits de pierres précieuses, ils ont une valeur "objective", pour euxmêmes, pour la rareté de leurs pierres, la finesse du travail d'orfèvrerie, etc. Ils ont aussi la valeur supplémentaire que leur apporte leur contenu, les reliques. Ils sont alors investis d'une double valeur, appréciable séparément ou ensemble, selon que l'on est spécialiste de l'art, croyant ou les deux. Il en va de même pour l'engin. Certes, il est remarquable pour ses caractéristiques techniques et aucun amateur ne passe cet aspect sous silence, insistant longuement sur les chevaux développés, les subtilités du gicleur ou le système de freinage. Mais il est plus beau encore de son contenu, ces souvenirs que l'on peut faire partager à tout moment, sous l'effet d'une simple question. On pourrait appliquer là l'analyse de Nathalie Heinich sur "Les objets-personnes". "Régime des choses, régime des personnes sont (...) les deux grands pôles entre lesquels oscillent les objets selon le traitement qui en est fait. Les objets pourraient donc n'être pas des choses mais des personnes (...) Il est trois façons pour un objet de posséder les propriétés d'une personne : premièrement, en tant qu'il agit comme une personne, comme c'est le cas des fétiches ; deuxièmement en tant qu'il a appartenu à une personne, comme c'est le cas des reliques ; troisièmement en tant qu'il est traité comme une personne, comme c'est le cas des oeuvres d'art." (Heinich 1993 : 27) Pour ces amateurs, leur engin appartient bien à la seconde catégorie, celle des reliques, "dont le propre n'est plus tant d'agir comme une personne mais avant tout, d'avoir appartenu à une personne, dont l'objet en question porte la trace, ou avec laquelle il a entretenu un contact. (...) L'essentiel est qu'il ait entretenu le contact d'une personne". (Heinich 1993 : 28) Notons que, comme toutes les reliques, comme ces restes du saint approprié qui guérissent la maladie en les touchant ou simplement en les approchant, l'engin de collection est "contagieux". En effet, aucun amateur restaure uniquement les engins que lui ou ses proches ont possédés. Mais il y en a toujours un 3 Une Ancêtre est une voiture fabriquée dans les années 1910 ou avant. Le terme “ vintage ” désigne celles fabriquées dans les années 1920. 43

sentimental. Et puis après, bon, le virus comme on dit. ” Il possè<strong>de</strong> aujourd’hui une vingtaine<br />

<strong>de</strong> ces moteurs, soigneusement restaurés et exposés dans son garage-musée. Celui-ci a<br />

restauré “ la Simca 8 <strong>de</strong> son père, qu’il a toujours gardée dans son garage ” ; celui-là présente<br />

la plus belle pièce <strong>de</strong> sa collection, une Traction 11 “ qui appartenait à son grand-père ” ; cet<br />

autre ôte la couverture sous laquelle dort une vieille motocyclette Motobécane. “ Elle était à<br />

mon grand-père ”, affirme-t-il fièrement.<br />

Ce rapport à l’histoire personnelle permet d’abord <strong>de</strong> résoudre un problème <strong>de</strong><br />

définition. S’intéresser aux “ voitures <strong>de</strong> collection ” suppose déjà que l’on sache à partir <strong>de</strong><br />

quand une voiture est considérée comme appartenant à cette catégorie. Je l’ai évoqué en<br />

introduction, cette définition semble bien difficile à saisir et se dérober à chaque fois qu’on<br />

croit l’approcher. En effet, <strong>les</strong> interlocuteurs semblent à peu près d’accord sur certaines<br />

définitions que leurs propos battent immédiatement en brêche. Ils ont ainsi été d’accord pour<br />

affirmer qu’est considérée comme “ collection ” toute voiture ayant plus <strong>de</strong> vingt-cinq, ans,<br />

définition inspirée par le fonctionnement <strong>de</strong>s assurances et <strong>de</strong> la vignette automobile 2 .<br />

D’autres ont ajouté qu’appartiennent à cette catégorie tous <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> dont la fabrication est<br />

interrompue. Ce qui élargit considérablement l’éventail. Eventail qui semble se refermer dès<br />

l’instant où l’on met ces définitions à l’épreuve, comme je le fis auprès <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux jeunes<br />

passionnés, à n’en pas douter <strong>de</strong>s “ spécialistes ” malgré leur jeune âge, en affirmant que la<br />

Renault 12 était donc “ collection ”. Ils réfléchirent, semblèrent peser <strong>de</strong>s arguments dont ils<br />

ne me firent pas part pour finalement accepter du bout <strong>de</strong>s lèvres qu’elle relevait <strong>de</strong> cette<br />

catégorie. Par contre, lorsque j’évoquais la Renault 14, ils éclatèrent <strong>de</strong> rire. “ La Poire, non,<br />

la Poire, non. C’est pas possible. Même quand elle est sortie, c’était un ratage. Alors<br />

aujourd’hui… Il faudrait être gonflé pour se pointer avec une Poire. ” Pourtant, la “Poire ” a<br />

plus <strong>de</strong> vingt-cinq ans, il y a bien longtemps qu’elle n’est plus fabriquée 2 . Tout comme l’Ami<br />

6 qu’ils s’apprêtent à restaurer et qui me semble mériter aussi peu le titre <strong>de</strong> “ collection ” que<br />

la Renault 14. Ils s’empressent <strong>de</strong> me démontrer combien j’ai tort. Il y a là une voiture <strong>de</strong>s<br />

plus rares. L’étrange rose framboise <strong>de</strong> la carrosserie ayant quelque peu dérouté <strong>les</strong> acheteurs<br />

<strong>de</strong> l’époque, Citroën l’avait abandonné au bout d’un an d’exploitation à peine, lui préférant<br />

<strong>de</strong>s “couleurs plus classiques ”. En possé<strong>de</strong>r une habillée <strong>de</strong> cette couleur est un “ vrai coup<br />

<strong>de</strong> chance ”. Et puis, il y a aussi la ligne révolutionnaire pour l’époque, un hayon fuyant<br />

n’était pas chose courante en cette fin <strong>de</strong>s années 60. Révolutionnaire aussi ce système <strong>de</strong><br />

vitres <strong>de</strong> portières, fonctionnant grâce à <strong>de</strong>s glissières. Mes interlocuteurs ne manquent pas<br />

d’arguments pratiques pour tenter <strong>de</strong> me convaincre. En vain. Manifestement <strong>les</strong> raisons<br />

techniques n’expliquent en rien l’exclusion <strong>de</strong> l’une et l’inclusion <strong>de</strong> l’autre. C’est ailleurs<br />

qu’il faut chercher, dans cette conversation dont l’ethnologue est exclue, au cours <strong>de</strong> laquelle<br />

<strong>les</strong> <strong>de</strong>ux jeunes hommes échangent leurs souvenirs lorsque, assis sur le siège arrière <strong>de</strong> l’Ami<br />

6, ils allaient à l ‘école, au football, ironisant sur la façon <strong>de</strong> conduire <strong>de</strong> la mère <strong>de</strong> l’un<br />

d’eux, qui en possédait une, évoquant <strong>de</strong>s anecdotes tragi-comiques <strong>de</strong> pannes survenues aux<br />

moments <strong>les</strong> plus inopportuns, <strong>de</strong> routes trop pentues qui mettaient à ru<strong>de</strong> épreuve <strong>les</strong><br />

quelques chevaux bien fatigués du moteur, riant et plaisantant entre eux, réveillant <strong>les</strong><br />

souvenirs <strong>les</strong> plus forts d’une enfance qui semble soli<strong>de</strong>ment accrochée au pare-chocs <strong>de</strong> la<br />

voiture et qui, à n’en pas douter, assurent au véhicule son élection au titre <strong>de</strong> collection. Bien<br />

2 Certaines compagnies d’assurances proposent aux véhicu<strong>les</strong> <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> vingt-cinq une<br />

assurance spéciale, que <strong>les</strong> amateurs qualifient “ d’assurance-collection ” : la prime est<br />

beaucoup moins élevée, <strong>les</strong> garanties aussi. Elle est parfois assortie <strong>de</strong> clauses restrictives :<br />

interdiction <strong>de</strong> sortir du département, obligation d’appartenir à un club, <strong>de</strong> rouler dans le cadre<br />

d’un rallye, <strong>de</strong> présenter le livret <strong>de</strong> route. D’autres compagnies ne reconnaissent pas cette<br />

notion <strong>de</strong> “ collection ”. D’autre part, rappelons-le, jusqu’à une date récente, pour <strong>les</strong><br />

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