Par un subtil retournement <strong>de</strong>s propositions, cette question du temps <strong>de</strong>vient aussi une question financière. “ On gagne pas d’argent avec <strong>les</strong> voitures <strong>de</strong> collection. Celui-ci qui dit ça, c’est pas vrai. Bon, il y a ceux qui font ça n’importe comment, qui remonte ça à la va-vite, pour vendre. Alors, là, oui, tu te fais <strong>de</strong> l’oseille. Ou alors celui qui paie quelqu’un mais bon, c’est pas la même chose. Mais sinon, c’est pas rentable, il faut trop <strong>de</strong> temps ; Quand vous passez trois ans sur votre voiture, tous <strong>les</strong> week-end, le soir après le boulot, <strong>les</strong> vacances et tout ça, ça en fait un paquet d’heures à l’arrivée. Alors si vous la ven<strong>de</strong>z au prix <strong>de</strong>s heures passées <strong>de</strong>ssus, je sais pas, un garagiste, il travaille à 150 bal<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’heure au moins. Bon, mettons mille heures à 150 bal<strong>les</strong>, ça fait cent cinquante mille bal<strong>les</strong>, 15 bâtons pour une Traction, t’as personne qui va l’acheter ! Tu peux pas vendre une traction quinze millions ! C’est pas… Alors, si tu la vends, tu la bra<strong>de</strong>s, tu la vends 3 ou 4 millions et encore. Mais t’y perds. Enfin, t’y perds pas parce que tu l’as pas fait pour ça, <strong>de</strong> toute façon. Il faut pas penser argent, investissement, rentabilité, tout ça, c’est pas dans l’esprit <strong>de</strong>s collectionneurs <strong>de</strong> toute façon. C’est le plaisir et puis le reste… ” Tous se livrent ainsi à <strong>de</strong>s additions très compliquées, ajoutant le prix d’achat <strong>de</strong> l’épave et <strong>de</strong>s pièces, évaluant le coût <strong>de</strong> leur intervention et concluant à un prix <strong>de</strong> vente, “ exorbitant ” selon eux. “Voilà, j’ai cette Flori<strong>de</strong> S aussi où on me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> trois millions rien que pour refaire la carrosserie. Parce que la tôle est morte, morte. Il faudrait refaire <strong>de</strong>s tô<strong>les</strong>. Alors la voiture belle, belle, elle vaudra combien Trois autres bâtons et moi, il m’en faut trois pour le carrossier, il m’en faut un pour la peindre. Il faut un autre bâton pour faire l’intérieur et je vais le faire pour rien parce que je la vendrais pas plus cher qu’elle me coûte. Si encore j’arrive à récupérer ma mise. Non, j’aurais déjà <strong>de</strong>ux fois le prix donc on peut pas ; c’est pas assez cher. C’est pas pour gagner, non, mais il faut quand même rester dans la grille. Ca a pas assez <strong>de</strong> valeur. Faire <strong>de</strong>s heures, se saigner pour faire un Zèbre, je dis pas, ça vaut le coup, c’est une belle pièce. Et même là, pour gagner <strong>de</strong>s sous, il y a pas parce que c’est pas assez cher. Parce que quand même, tous <strong>les</strong> morceaux, l’achat <strong>de</strong>s morceaux, cinq briques vous y êtres tout <strong>de</strong> suite. Après, la revendre combien Huit Rien que <strong>les</strong> pneus, ils valent 1000 bal<strong>les</strong> pièce ! Alors, non, la vente, faut pas penser y gagner. ” Etrange logique économique que celle-ci ! Un prix <strong>de</strong> vente est normalement calculé en additionnant <strong>les</strong> investissements et le bénéfice souhaité. Pourquoi cette logique n’est-elle pas applicable ici Pourquoi ne pas vendre une Traction 150 000 francs, si tel est son prix De plus une voiture aussi “ admirable ” ne justifie-t-elle pas une telle somme C’est que ces voitures sont partagées entre <strong>de</strong>ux temps. Si el<strong>les</strong> sont “ invendab<strong>les</strong> ” c’est parce que, bien qu’anciennes, <strong>les</strong> mécaniciens <strong>les</strong> comparent aux prix <strong>de</strong>s voitures actuel<strong>les</strong>, et plus précisément au prix <strong>de</strong>s voitures d’occasion. Ils utilisent en fait <strong>les</strong> mêmes seuils d’acceptation. Une Citroën 5 HP cabriolet <strong>de</strong> 1926 était vendue 50 000 f, une Renault Juvaquatre AEB2 grand Luxe <strong>de</strong> 1939 19 500 f, une Renault Primaquatre KZ24 1935 40 000 f, une Renault NN torpédo 1925 40 000 f. Précisons que toutes sont en parfait état <strong>de</strong> marche, ont été “ refaites”. Le prix d’une “ bonne occase ”. On n’achèterait pas une Clio ou une 306, âgées <strong>de</strong> cinq ans, 150 OOO f ! On songe, bien sûr, à ces “ magnifiques armoires norman<strong>de</strong>s ”, à ces vieux “ meub<strong>les</strong> <strong>de</strong> ferme ” qui, dit-on, étaient échangés, dans <strong>les</strong> années 70, contre <strong>de</strong> bien “ banals meub<strong>les</strong> en fornica ”, cupidité <strong>de</strong>s antiquaires et ignorance <strong>de</strong>s possesseurs se combinant dans ce marché <strong>de</strong> dupes. Mais il se joue sans doute autre chose, dans ce marché <strong>de</strong> l’ancienne. Si on ne peut pas <strong>les</strong> vendre, ce n’est pas seulement parce qu’on ne peut pas <strong>les</strong> vendre à leur juste valeur marchan<strong>de</strong>. Autre chose <strong>les</strong> rend invendab<strong>les</strong>, que le prix ne peut saisir et exhiber : à quel prix vendre ses souvenirs Utilisé, abandonné puis retrouvé en vue d'une restauration, tel<strong>les</strong> sont <strong>les</strong> premières étapes <strong>de</strong> ce long trajet qui conduit l'engin vers la collection. Il serait plus exact <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> "révolution", dans toute l'acception du terme. Révolution en tant que "mouvement circulaire par lequel un mobile revient à sa position d'origine", "mouvement autour d'un axe" mais aussi 34
en tant que "changement brusque et violent", "transformation complète", pour reprendre <strong>les</strong> définitions du dictionnaire Larousse. L'axe autour duquel tourne l'engin est bien sûr un axe biographique qu'il gauchit. Il convient alors d'analyser <strong>les</strong> rapports complexes entre le récit <strong>de</strong> soi et la collection. 35
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DALMIER, Y 1991 Les roues de fortun
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Strasbourg, Editions du Rhin (1 èr
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WARNIER, J-P et ROSSELIN, C. (Dir)