les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie

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11.01.2015 Views

le cadre de cette passion notamment l’achat d’un “ plateau ” pour transporter les épaves 3 ainsi que les nombreuses clés et machines nécessaires. Dans ce désir d’acheter “ le moins cher possible ” se joue autre chose que le désir d’économie. Une transaction réussie est une transaction qui n’a pas dépassé quelques centaines voire quelques milliers de francs, quand vraiment on n’a pas obtenu une transaction gratuite. Car là est l’idéal. Lucien C. est très fier d'un tracteur allemand. Certes, il est original avec sa roue unique à l'avant. Mais c'est sans doute son "prix" qui lui donne toute sa valeur. "Vous savez combien il m'a coûté Rien ! On m'a payé pour aller le chercher même. C'est une vieille qui avait plein de trucs chez elle, des tôles, des machines à laver, des morceaux de charpente. Et elle voulait vendre sa maison. Alors avec cette pagaille, elle avait aucun acquéreur. Alors elle m'a dit : 'Vous voudriez pas venir m'enlever tout ça, pour l'amener à la décharge. Vous avez un camion avec une grue que moi... ' J'y vais, je charge et je vois ce tracteur. Je l'ai reconnu tout de suite ! 'Et ça, on en fait quoi Parce que, si vous vous en servez pas,...' '-Le tracteur Avec le reste ! Qu'est-ce que vous voulez que je fasse de ce clou Prenez-le si vous voulez ! C'est votre femme qui va être contente ! ' Et je l'ai pris, oui. Gratuit. Mais ça arrive souvent, chez les particuliers, ils y connaissent rien de toute façon, qu'on nous en donne quand on va chercher autre chose. Parfois, même, ils s'arrêtent, en allant à la décharge : 'Il y a quelque chose qui vous intéresse dans ce bordel parce que moi, je fous ça à la décharge ' Tu parles si on se fait prier." Les amateurs de deux-roues sont des experts en la matière, leur engin d’affection leur ayant souvent été donné . “ La motobécane, elle était chez mon voisin dans la grange. Ils en faisaient rien. Les poules avaient leur nid dans la selle, c’est pour te dire comme ils s’en souciaient. Et, un jour, en discutant, je leur ai dit : ‘Mais, vous voulez pas vous en séparer, de cette… –Eh si mais on a jamais le temps de la charger dans la fourgonnette. –Plutôt que la foutre à la ferraille, moi, j’essaierais bien d’y faire quelque chose. Vous me la vendriez combien –Te la vendre Dans cet état Ca débarrasse. Pars avec.’ Et voilà, elle m’a rien coûté. Si, une bouteille de Pastis que je leur ai portée pour les remercier . ” Et ces transactions sont bien sûr les plus prestigieuses. A travers ces transactions, ces marchandages, se joue la valeur symbolique de l'objet, selon une échelle bien différente de l'échelle commune. De même qu'on n'achète pas un déchet, on n'achète pas une vieille voiture ou alors le moins cher possible. Plus le prix de l'engin est bas, plus l'automobile a de la valeur, plus la transaction est réussie. Cette échelle inversée des valeurs semble pourtant avoir des limites. Les "bourses d'échanges" portent assez mal leur nom car on y échange moins qu'on y achète, parfois fort cher, des pièces mystérieuses pour un non-initié. En fait, si les acheteurs sont des “mécaniciens de l’inutile ”, les vendeurs sont des “ professionnels ” de la mécanique qui puisent une partie non négligeable de leurs revenus de ces transactions. Mais ces achats n'en sont pas moins le moyen pour mettre en scène l'inversion de l'échelle commune des valeurs. Lors de la bourse de Damazan, deux hommes accoudés au bar discutent. L'un, amateur de motos, était allé "faire le tour" et en rapportait une pièce, impossible à identifier pour l'ethnologue. L'autre ne l'avait accompagné que pour lui faire plaisir, n'y connaissant rien en deux-roues. Il s'était arrêté pour admirer l'exposition de "voitures anciennes". "-Alors, tu as trouvé ton bonheur -Oui, je savais qu'à Damazan, j'avais des chances de mettre la main dessus. (Il lui tend la pièce mystérieuse) -C'est ça Je suis content pour toi. -Maintenant, ma moto va tourner. Il me manquait plus que ça. Mais tu sais combien je l'ai payé Dis un prix ! 3 On peut aussi l’emprunter à un ami collectionneur lui aussi ou au “ garagiste ”. Par contre les machines nécessaires à la remise en état des véhicules est toujours la propriété personnelle du restaurateur. 32

-J'en sais rien, dix balles, vingt balles, c'est tout ce que ça vaut, ta rondelle. -Tu es loin. Trois cents balles ! -Tu es fou ! Il s'est foutu de toi, le mec ! Moi aussi, je vais monter un stand. Je vais aller faire le tour des ferrailleurs. Je vais en trouver, des pièces ! " C’est dans un immense éclat de rire que Jean-Claude me raconte le dispendieux achat d’un “ volant quatre branches” pour sa 203 découvrable. “ Moi, j’ai la 203 découvrable, elle a le volant qui est le volant de Berline mais à l’origine, c’est le volant quatre branches. En 203, c’est introuvable. Je suis tombé sur une vente (…), une bourse d’échanges (…). Et j’ai vu un volant quatre branches. Et là, le type, il m’a assassiné ! Il m’a vu venir. Là, il a vu que j’étais chaud, que j’étais… Il sait. Le vendeur de ce truc-là, parce que c’est son métier, il vend que des pièces comme ça, il a vu que j’étais le gars… J’ai fait le gars pas intéressé et tout. Le type qui ‘Pouf ! Ca m’intéresse pas’ . Il t’annonce la couleur, t’as les sueurs qui tombent de partout. Et il sait que, de toute façon, de la poche, on va sortir les billets. C’est sûr et certain. Et puis ça se marchande pas. Et le volant quatre branches, je l’ai à la cave. ” Je ne saurais rien du prix qu’il l’a payé. Il se contentera d’en rire longuement, de raconter comment il s’est “ estampé en beauté ”. Une “ escroquerie ” dont il est apparemment conscient, qui semble ne donner que plus de valeur encore à sa voiture et du moins au volant. Racontant la patiente quête des pièces nécessaires à la restauration de leurs engins, les passionnés insistent souvent sur cette distorsion. La carrosserie, le châssis, le moteur ou l'épave sont achetés pour quelques francs à peine, parfois offerts. Par contre, de petites pièces, apparemment insignifiantes, nécessitent des sommes importantes. Christian D. par exemple commença ses premiers pas dans le monde des mécaniciens par d’étranges achats. “ Je voulais un Zèbre et un jour, à une bourse d’échanges, je tombe sur un moteur de Zèbre. 1300 francs, le moteur, foutu mais complet. Alors je l’ai acheté mais il y avait que le moteur. Il a fallu trouver tout le reste, le pont, la boîte, tous les morceaux. Et un jour pareil, à une bourse, j’ai trouvé un radiateur, pareil, pourri, pourri, qui pissait de partout. 3000 balles. Un coup de chance. Le mec devait pas trop savoir ce que ça valait. Alors, je l’ai pris. Pour le refaire .” 1300 francs un moteur complet alors que le seul radiateur, bien qu inutilisable, considéré comme “ une affaire ”, vaut 3000 francs ! La partie serait plus chère que le tout C’est bien la singularité de ce marché sur laquelle les amateurs se plaisent à insister. Ses règles sont à l’opposé de celles qui régissent le marché de la voiture “ banale ”. Mais l’argent n’est pas la valeur essentielle qui permet de juger ces voitures. Ou seraitil plus exactement dire que l’investissement financier doit se doubler d’un autre investissement : en temps. Le temps de faire En effet, ce n’est pas seulement l’argent investi qui justifie la valeur de la voiture, le temps passé à sa restauration compte tout autant. Dans un raccourci saisissant, Christian D. met en récit la double valeur d’un engin. “ Je disais à ma femme : ‘Si un jour on pouvait avoir un Zèbre.’ Et alors, un jour, à Lévignac, à la bourse d’échanges, j’ai acheté un moteur, 1300 F. Avec ce moteur de 1300 francs, j’ai fait une auto. J’ai acheté ce moteur, après il m’a fallu trouver un pont, il m’a fallu trouver une boîte. Il a fallu trouver les morceaux. J’ai dû mettre 7 à 8 ans pour trouver tous les morceaux, pour le reconstituer. J’ai un Zèbre de 1907. ” Telle est la double valeur : 1300 francs, quelques pièces “ hors de prix ” et surtout sept ou huit ans de travail. C’est sans doute là la valeur essentielle de l’engin : le temps, toujours important, passé à sa restauration. On compte parfois en mois mais surtout en “ milliers d’heures ” et en années. 33

le cadre <strong>de</strong> cette passion notamment l’achat d’un “ plateau ” pour transporter <strong>les</strong> épaves 3 ainsi<br />

que <strong>les</strong> nombreuses clés et machines nécessaires. Dans ce désir d’acheter “ le moins cher<br />

possible ” se joue autre chose que le désir d’économie.<br />

Une transaction réussie est une transaction qui n’a pas dépassé quelques centaines<br />

voire quelques milliers <strong>de</strong> francs, quand vraiment on n’a pas obtenu une transaction gratuite.<br />

Car là est l’idéal. Lucien C. est très fier d'un tracteur allemand. Certes, il est original avec sa<br />

roue unique à l'avant. Mais c'est sans doute son "prix" qui lui donne toute sa valeur. "Vous<br />

savez combien il m'a coûté Rien ! On m'a payé pour aller le chercher même. C'est une<br />

vieille qui avait plein <strong>de</strong> trucs chez elle, <strong>de</strong>s tô<strong>les</strong>, <strong>de</strong>s machines à laver, <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong><br />

charpente. Et elle voulait vendre sa maison. Alors avec cette pagaille, elle avait aucun<br />

acquéreur. Alors elle m'a dit : 'Vous voudriez pas venir m'enlever tout ça, pour l'amener à la<br />

décharge. Vous avez un camion avec une grue que moi... ' J'y vais, je charge et je vois ce<br />

tracteur. Je l'ai reconnu tout <strong>de</strong> suite ! 'Et ça, on en fait quoi Parce que, si vous vous en<br />

servez pas,...' '-Le tracteur Avec le reste ! Qu'est-ce que vous voulez que je fasse <strong>de</strong> ce<br />

clou Prenez-le si vous voulez ! C'est votre femme qui va être contente ! ' Et je l'ai pris, oui.<br />

Gratuit. Mais ça arrive souvent, chez <strong>les</strong> particuliers, ils y connaissent rien <strong>de</strong> toute façon,<br />

qu'on nous en donne quand on va chercher autre chose. Parfois, même, ils s'arrêtent, en allant<br />

à la décharge : 'Il y a quelque chose qui vous intéresse dans ce bor<strong>de</strong>l parce que moi, je fous<br />

ça à la décharge ' Tu par<strong>les</strong> si on se fait prier." Les amateurs <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux-roues sont <strong>de</strong>s experts<br />

en la matière, leur engin d’affection leur ayant souvent été donné . “ La motobécane, elle était<br />

chez mon voisin dans la grange. Ils en faisaient rien. Les pou<strong>les</strong> avaient leur nid dans la selle,<br />

c’est pour te dire comme ils s’en souciaient. Et, un jour, en discutant, je leur ai dit : ‘Mais,<br />

vous voulez pas vous en séparer, <strong>de</strong> cette… –Eh si mais on a jamais le temps <strong>de</strong> la charger<br />

dans la fourgonnette. –Plutôt que la foutre à la ferraille, moi, j’essaierais bien d’y faire<br />

quelque chose. Vous me la vendriez combien –Te la vendre Dans cet état Ca débarrasse.<br />

Pars avec.’ Et voilà, elle m’a rien coûté. Si, une bouteille <strong>de</strong> Pastis que je leur ai portée pour<br />

<strong>les</strong> remercier . ” Et ces transactions sont bien sûr <strong>les</strong> plus prestigieuses.<br />

A travers ces transactions, ces marchandages, se joue la valeur symbolique <strong>de</strong> l'objet,<br />

selon une échelle bien différente <strong>de</strong> l'échelle commune. De même qu'on n'achète pas un<br />

déchet, on n'achète pas une vieille voiture ou alors le moins cher possible. Plus le prix <strong>de</strong><br />

l'engin est bas, plus l'automobile a <strong>de</strong> la valeur, plus la transaction est réussie.<br />

Cette échelle inversée <strong>de</strong>s valeurs semble pourtant avoir <strong>de</strong>s limites. Les "bourses<br />

d'échanges" portent assez mal leur nom car on y échange moins qu'on y achète, parfois fort<br />

cher, <strong>de</strong>s pièces mystérieuses pour un non-initié. En fait, si <strong>les</strong> acheteurs sont <strong>de</strong>s<br />

“mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ”, <strong>les</strong> ven<strong>de</strong>urs sont <strong>de</strong>s “ professionnels ” <strong>de</strong> la mécanique qui<br />

puisent une partie non négligeable <strong>de</strong> leurs revenus <strong>de</strong> ces transactions. Mais ces achats n'en<br />

sont pas moins le moyen pour mettre en scène l'inversion <strong>de</strong> l'échelle commune <strong>de</strong>s valeurs.<br />

Lors <strong>de</strong> la bourse <strong>de</strong> Damazan, <strong>de</strong>ux hommes accoudés au bar discutent. L'un, amateur <strong>de</strong><br />

motos, était allé "faire le tour" et en rapportait une pièce, impossible à i<strong>de</strong>ntifier pour<br />

l'ethnologue. L'autre ne l'avait accompagné que pour lui faire plaisir, n'y connaissant rien en<br />

<strong>de</strong>ux-roues. Il s'était arrêté pour admirer l'exposition <strong>de</strong> "voitures anciennes".<br />

"-Alors, tu as trouvé ton bonheur <br />

-Oui, je savais qu'à Damazan, j'avais <strong>de</strong>s chances <strong>de</strong> mettre la main <strong>de</strong>ssus. (Il lui tend<br />

la pièce mystérieuse)<br />

-C'est ça Je suis content pour toi.<br />

-Maintenant, ma moto va tourner. Il me manquait plus que ça. Mais tu sais combien je<br />

l'ai payé Dis un prix !<br />

3 On peut aussi l’emprunter à un ami collectionneur lui aussi ou au “ garagiste ”. Par contre<br />

<strong>les</strong> machines nécessaires à la remise en état <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong> est toujours la propriété personnelle<br />

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