les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie

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décharge… où ils iront peut-être la récupérer plus tard ! De même, la 205 ne pouvait-elle pas accéder, en une nuit, à l'univers de la collection, n'étant pas passée par le stade du déchet, de la mise à l'écart. Ce sera chose faite après l'inondation. Cette nécessaire exclusion était mise en scène au musée de Sarlat. Parcourant les allées, on découvre Bugatti, Hotchkiss, Panhard-Levassor, Bentley, Renault, Citroën ou De Dion-Bouton, restaurées à l'identique, capote neuve, chromes rutilants, peinture impeccable, enjoliveurs étincelants. Alignées les unes près des autres, elles semblent attendre un éventuel acquéreur. Puis, au détour d'une allée, une scène qui ne manque pas d'étonner : on a installé là un endroit à l'usage incertain, mi-atelier, mi-poulailler. Contre le mur du fond, un établi de belle taille, encombré d'instruments, clés, marteaux, bidons. Au premier plan, des volailles naturalisées et un panier d'oeufs. Au centre de la scène, une carcasse de voiture à moitié recouverte de foin, près de ce qui a sans doute été une partie de ses organes, des outils agricoles, un moteur industriel. A côté, une autre installation nous présente un garage des années cinquante avec sa pompe à essence, ses burettes à huile, ses clefs, son établi avec étau. Sur la plaquette du musée, sous la photographie de cette scène, un commentaire enflammé : "Extraordinaire découverte d'une Lorraine Dietrich dans une grange." Pourquoi une telle mise en scène Que faut-il en déduire La Lorraine Dietrich n'est-elle pas une voiture suffisamment prestigieuse qu'il soit besoin de montrer le triste état dans lequel on l'a découverte L'intérêt du musée ne tient pas essentiellement à sa théorie de véhicules, accompagnés d'une pancarte, présentant les caractéristiques de chacun. Sans y prétendre le moins du monde sans doute, il met en scène le processus qui transforme l'utile en admirable, la voiture en objet "patrimonial". Une sorte d'allégorie ou de mémento à l'usage des amateurs. Si ce musée a une vertu pédagogique, c'est bien sûr à eux qu'elle est adressée. Il leur rappelle de façon manifeste ce qu'est un objet de collection et plus encore comment il se constitue, les trois temps de la métamorphose, le temps de l'utile et sa pompe à essence, le temps de l'oubli où l'automobile est reléguée au fond d’un hangar, le temps de la résurrection. Pourtant, toutes ces machines ne connaissent pas ce triste mais indispensable oubli. Toutes n'ont pas fait le détour par les ronces et les poulaillers. Malgré tout, une distance est construite entre l'amateur et l'objet. Epopées Il y a ceux qui achètent des épaves, péniblement extraites de leur écran végétal mais il y a aussi ceux qui achètent des voitures en bon état. Comme Jean-Claude R. Souvenons-nous de cette Simca qu’il est allé chercher à Guérande et qui sortait d’un musée. On n’est plus face à une épave mais bien face à une voiture en parfait état de marche dont le “ notaire ” se servait ! Certains s’évertuent à mettre en scène l’oubli de leur engin d’affection tandis que d’autres se contentent de s’asseoir au volant pour parcourir les quelques dizaines –ou centaines- de kilomètres qui séparent le domicile du vendeur de celui de l’acheteur Incohérence Or, cette distance matérielle est aussi un moment pour “ faire passer ” la voiture du côté de la collection. Jamais on ne rentre au volant de la voiture nouvellement achetée. Elle bénéficie du même traitement que les épaves : elles sont ramenées sur un “ plateau ”, cette remorque sur laquelle on installe les voitures qui ne peuvent plus rouler. Bien sûr les heureux et nouveaux propriétaires avancent toujours quelque argument utilitaire. Q : “ -Mais pourquoi vous l’avez ramenée sur un plateau. Elle était en état Jean-Claude : -Non, elle avait besoin d’une sérieuse révision. On aurait pas pu… C’était courir des risques pour rien. On l’a mis sur le plateau et on est rentré. Et puis attendez, depuis Guérande avec la Simca, il aurait fallu deux jours, au moins. Q : - Vous avez mis combien de temps pour rentrer 28

J-C : - Quatorze heures. On a roulé toute la journée et toute la nuit parce que, avec le plateau au cul, tu vas pas bien vite. C’est logique, tu as plus de prise au vent. Mais on s’est relayé au volant. Pendant qu’un dormait, l’autre conduisait.” Cette indispensable révision, qui justifiat le transport sur un plateau, n’eut lieu que “ quand on a eu le temps ”, après avoir effectué plusieurs rallyes, sans la moindre crainte d’une panne. La raison est ailleurs. Le récit du retour s’apparente à une épopée, à un périple ; toujours, un problème a surgi qui le rendit difficile. Jean-Claude essuya “ la pluie, le vent ”, “ une tornade ”. Un autre, tout à sa joie, perdit son chemin. “ Je sais pas comment on a fait. Mais on s’est paumé ! Entre Montauban et ici, on s’est paumé. Pourtant, je connais la route mais on discutait avec le copain et comment on allait trouver les pièces, et comment on allait s’organiser pour la remettre en route avant le rallye parce qu’on avait pas beaucoup de temps. Et puis ‘Mais où on est ‘ Et puis pas de carte, bien sûr. Et puis, pas de panneaux. Pas de téléphone pour prévenir. On est rentré à trois heures du matin. Elle faisait joli, la bourgeoise ! Elle croyait qu’on avait eu un accident ! ” Cet autre ne risquait pas semblable mésaventure : il n’avait que quelques kilomètres à parcourir. Mais la difficulté n’en fut pas moins au rendezvous. “ Elle était chez Fernand, tu vois que c’est pas loin. Alors, j’ai dit : ‘On va pas sortir le plateau pour ça. On va la tracter avec une corde. ” Mais la corde a cassé, la voiture a fini au fossé. “ La galère pour la sortir de là ! Il a fallu aller chercher le tracteur. Enfin, on y a passé la journée. ” Des pannes, des erreurs de parcours, des accidents climatiques extraordinaires comme cette “ tornade ”, le temps du retour est toujours marqué d’événements singuliers. Comme si ce temps-là était un temps en marge. Comme dans ces rites de passage où l’avant et l’après sont séparés par un période de latence, qui échappe aux critères ordinaires, que régit ses propres codes. (Van Gennep 1981) N’est-ce pas, en effet, pour le moins exceptionnel d’essuyer une “ tornade ” sur l’autoroute, près de Bordeaux N’est-il pas singulier de se perdre alors qu’on “ connaît la route par cœur ” Regards extérieurs Très nombreux sont ceux qui restaurent une mécanique qu'ils ont eu en leur possession mais qu'ils ont vendue au cours de leur vie, dont ils ont été séparés. Lorsque la décision de restaurer s'impose, il faut chercher l'engin, l'acheter à un autre, le ramener vers soi. Et là se joue un jeu ténu sur la distance où la valeur de l'objet continue doucement de glisser de l'utile à l'esthétique, au "faire pour faire". Une distance qui est posée par touches minuscules. "J'aurais bien aimé retrouver ma voiture, celle que j'avais quand j'étais plus jeune". L'idéal serait donc que l'objet change de fonction, sous l'action des mêmes mains, mais à quelques années d'écart. Affirmation de principe seulement. Rares sont les amateurs rencontrés qui ont procédé à une semblable alchimie. Lorsque je suggère à Pierre, passionné de vieux moteurs, de fouiller son impressionnante décharge, souvenir d'une éphémère activité de mécanicien-ferrailleur, où dorment sans doute des spécimens intéressants, l'idée lui paraît saugrenue. "Là dedans Il y a plus rien... Si, c'est sûr, il doit bien y avoir encore des moteurs mais c'est des trucs sans valeur, des moteurs courants, des petits trucs, des Moteurs Bernard ou des Jappy peut-être. Mais, pouf ! Des bricoles, quoi ! Non, là dedans, il y a pas de trésor." Refus qui étonne d'autant plus qu'il est amateur de très ordinaires Moteurs Bernard -il en possède une vingtaine, parfois en double ou triple exemplaires- et qu'il va chercher ces "trésors" chez un autre ferrailleur ! "C'est un Moteur Bernard aussi, encore un, mais un 29

décharge… où ils iront peut-être la récupérer plus tard ! De même, la 205 ne pouvait-elle pas<br />

accé<strong>de</strong>r, en une nuit, à l'univers <strong>de</strong> la collection, n'étant pas passée par le sta<strong>de</strong> du déchet, <strong>de</strong><br />

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Cette nécessaire exclusion était mise en scène au musée <strong>de</strong> Sarlat. Parcourant <strong>les</strong><br />

allées, on découvre Bugatti, Hotchkiss, Panhard-Levassor, Bentley, Renault, Citroën ou De<br />

Dion-Bouton, restaurées à l'i<strong>de</strong>ntique, capote neuve, chromes rutilants, peinture impeccable,<br />

enjoliveurs étincelants. Alignées <strong>les</strong> unes près <strong>de</strong>s autres, el<strong>les</strong> semblent attendre un éventuel<br />

acquéreur. Puis, au détour d'une allée, une scène qui ne manque pas d'étonner : on a installé là<br />

un endroit à l'usage incertain, mi-atelier, mi-poulailler. Contre le mur du fond, un établi <strong>de</strong><br />

belle taille, encombré d'instruments, clés, marteaux, bidons. Au premier plan, <strong>de</strong>s volail<strong>les</strong><br />

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recouverte <strong>de</strong> foin, près <strong>de</strong> ce qui a sans doute été une partie <strong>de</strong> ses organes, <strong>de</strong>s outils<br />

agrico<strong>les</strong>, un moteur industriel. A côté, une autre installation nous présente un garage <strong>de</strong>s<br />

années cinquante avec sa pompe à essence, ses burettes à huile, ses clefs, son établi avec étau.<br />

Sur la plaquette du musée, sous la photographie <strong>de</strong> cette scène, un commentaire enflammé :<br />

"Extraordinaire découverte d'une Lorraine Dietrich dans une grange." Pourquoi une telle mise<br />

en scène Que faut-il en déduire La Lorraine Dietrich n'est-elle pas une voiture<br />

suffisamment prestigieuse qu'il soit besoin <strong>de</strong> montrer le triste état dans lequel on l'a<br />

découverte L'intérêt du musée ne tient pas essentiellement à sa théorie <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong>,<br />

accompagnés d'une pancarte, présentant <strong>les</strong> caractéristiques <strong>de</strong> chacun. Sans y prétendre le<br />

moins du mon<strong>de</strong> sans doute, il met en scène le processus qui transforme l'utile en admirable,<br />

la voiture en objet "patrimonial". Une sorte d'allégorie ou <strong>de</strong> mémento à l'usage <strong>de</strong>s amateurs.<br />

Si ce musée a une vertu pédagogique, c'est bien sûr à eux qu'elle est adressée. Il leur rappelle<br />

<strong>de</strong> façon manifeste ce qu'est un objet <strong>de</strong> collection et plus encore comment il se constitue, <strong>les</strong><br />

trois temps <strong>de</strong> la métamorphose, le temps <strong>de</strong> l'utile et sa pompe à essence, le temps <strong>de</strong> l'oubli<br />

où l'automobile est reléguée au fond d’un hangar, le temps <strong>de</strong> la résurrection.<br />

Pourtant, toutes ces machines ne connaissent pas ce triste mais indispensable oubli.<br />

Toutes n'ont pas fait le détour par <strong>les</strong> ronces et <strong>les</strong> poulaillers. Malgré tout, une distance est<br />

construite entre l'amateur et l'objet.<br />

Epopées<br />

Il y a ceux qui achètent <strong>de</strong>s épaves, péniblement extraites <strong>de</strong> leur écran végétal mais il<br />

y a aussi ceux qui achètent <strong>de</strong>s voitures en bon état. Comme Jean-Clau<strong>de</strong> R. Souvenons-nous<br />

<strong>de</strong> cette Simca qu’il est allé chercher à Guéran<strong>de</strong> et qui sortait d’un musée. On n’est plus face<br />

à une épave mais bien face à une voiture en parfait état <strong>de</strong> marche dont le “ notaire ” se<br />

servait ! Certains s’évertuent à mettre en scène l’oubli <strong>de</strong> leur engin d’affection tandis que<br />

d’autres se contentent <strong>de</strong> s’asseoir au volant pour parcourir <strong>les</strong> quelques dizaines –ou<br />

centaines- <strong>de</strong> kilomètres qui séparent le domicile du ven<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> l’acheteur <br />

Incohérence Or, cette distance matérielle est aussi un moment pour “ faire passer ” la voiture<br />

du côté <strong>de</strong> la collection. Jamais on ne rentre au volant <strong>de</strong> la voiture nouvellement achetée. Elle<br />

bénéficie du même traitement que <strong>les</strong> épaves : el<strong>les</strong> sont ramenées sur un “ plateau ”, cette<br />

remorque sur laquelle on installe <strong>les</strong> voitures qui ne peuvent plus rouler. Bien sûr <strong>les</strong> heureux<br />

et nouveaux propriétaires avancent toujours quelque argument utilitaire.<br />

Q : “ -Mais pourquoi vous l’avez ramenée sur un plateau. Elle était en état <br />

Jean-Clau<strong>de</strong> : -Non, elle avait besoin d’une sérieuse révision. On aurait pas pu… C’était<br />

courir <strong>de</strong>s risques pour rien. On l’a mis sur le plateau et on est rentré. Et puis atten<strong>de</strong>z, <strong>de</strong>puis<br />

Guéran<strong>de</strong> avec la Simca, il aurait fallu <strong>de</strong>ux jours, au moins.<br />

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