les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie
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Quel<strong>les</strong> pouvaient bien être <strong>les</strong> motivations <strong>de</strong> ces “ mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ” qui<br />
s’affairaient autour d’amas <strong>de</strong> tô<strong>les</strong> plus ou moins reconnaissab<strong>les</strong>, mangés par la rouille,<br />
autour <strong>de</strong> ces vieil<strong>les</strong> machines que d’autres avaient “ jetées à la ferraille ” sans le moindre<br />
pincement au cœur, persuadés qu’il n’y avait rien d’autre à faire d’el<strong>les</strong>, ignorant parfaitement<br />
qu’il pouvait y avoir là “ <strong>de</strong> l’or ” pour reprendre <strong>les</strong> mots <strong>de</strong> Gilbert F. Qu’y avait-il <strong>de</strong><br />
“ beau ” dans ces tracteurs que Lucien m’invitait à admirer, dans ce moteur industriel que<br />
Pierre Mercan me montrait fièrement, dans cette Ami 6 sur laquelle Philippe ne tarissait pas<br />
d’éloges Comment “ dire ” tout simplement la beauté <strong>de</strong>s pompes à vélo et <strong>de</strong>s sécateurs<br />
d’Albert Oui, cette recherche est véritablement née d’une interrogation personnelle. Assortie<br />
d’un début <strong>de</strong> réponse. J’étais persuadée que l’esthétique <strong>de</strong> ces vieil<strong>les</strong> machines n’était pas<br />
étrangère à leur technique. J’étais persuadée que cette question serait même au centre <strong>de</strong> cette<br />
recherche. Au point que j’avais tenté <strong>de</strong> comprendre comment fonctionne un moteur, <strong>de</strong><br />
quel<strong>les</strong> pièces il est consisté et quels liens <strong>les</strong> unissent. Certes, la technique compte bien au<br />
nombre <strong>de</strong>s vecteurs <strong>de</strong> cette conversion esthétique. Belle, la voiture l’est parce qu’elle<br />
présente quelques contre-performances notoires : on admire sa lenteur ou sa consommation,<br />
son système <strong>de</strong> freinage défaillant ou encore la présence d’un très mo<strong>de</strong>rne démarreur sur une<br />
Citroën C4 <strong>de</strong>s années trente qui prouve combien le constructeur “a toujours été un grand<br />
innovateur dans <strong>les</strong> nouveautés ”, comme l’affirme sérieusement André. Mais si cette<br />
technique est remarquable, ce n’est pas essentiellement pour elle même mais parce que le<br />
restaurateur peut ainsi intervenir sur elle, parce qu’il peut refaire, en “ parfaite ” conformité<br />
avec l’origine ou gratifiée <strong>de</strong> quelques “ bidouil<strong>les</strong> ”. Très vite une évi<strong>de</strong>nce s’est imposée : il<br />
ne fallait pas trop ou pas seulement chercher sous le capot ce que ces machines avaient<br />
d’esthétique. Ce qui est beau, c’est la possibilité, pour le restaurateur, d’investir en elle une<br />
histoire personnelle et familiale. Les travaux sur la collection s’accor<strong>de</strong>nt à reconnaître<br />
qu’“ elle est plutôt une façon <strong>de</strong> renouer avec une activité abandonnée <strong>de</strong>puis longtemps,<br />
associée à un temps <strong>de</strong> bonheur insouciant ” 1 , que ceux qui s’y adonnent “ semblent éprouver<br />
une plus gran<strong>de</strong> nostalgie du temps résolu et mettre à la recherche <strong>de</strong> celui-ci une<br />
détermination plus méthodique ” 2 . Cette “ nostalgie ”, ce “ temps du bonheur insouciant ”<br />
nous entraînent au cœur même <strong>de</strong> la famille, <strong>de</strong> la question <strong>de</strong> la transmission <strong>de</strong>s biens.<br />
`Il faut aussi interroger la place <strong>de</strong>s photographies qui accompagnent sans cesse <strong>les</strong><br />
voitures, <strong>de</strong>puis <strong>les</strong> ronces jusqu’aux murail<strong>les</strong> du château <strong>de</strong>vant <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> un journaliste <strong>les</strong><br />
immortalise. El<strong>les</strong> fonctionnent pas seulement comme <strong>de</strong>s images mais aussi comme <strong>de</strong>s<br />
objets, qui plus est, <strong>de</strong>s objets-gigognes : la voiture, la photo <strong>de</strong> la voiture, mais aussi le<br />
journal où se trouve la photo <strong>de</strong> la voiture.<br />
La question <strong>de</strong> l’argent, dans ce mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> collectionneurs, n’est pas purement<br />
anecdotique. Acheter <strong>de</strong>s pièces, vendre ou pas la voiture, et à quel prix surtout, comment<br />
évaluer le “ prix ” du travail <strong>de</strong> restauration, autant <strong>de</strong> questions que je n’ai pu qu’effleurer.<br />
Mais manifestement el<strong>les</strong> sont absolument centra<strong>les</strong> dans la construction <strong>de</strong> la valeur,<br />
économique et symbolique car <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux sont indissociablement liées, <strong>de</strong> ces engins. Or <strong>les</strong><br />
travaux anthropologiques prenant pour objet l’argent, l’échange financier ne sont pas légion.<br />
On a beaucoup plus analyser <strong>les</strong> verbes “ donner ” ou “ échanger ” que le verbe “ vendre ”.<br />
Or, cette recherche ne peut en faire l’économie.<br />
Certes, on ne peut qu’emprunter à K. Pomian le terme <strong>de</strong> “ sémiophores ” pour<br />
qualifier ces engins, <strong>de</strong>s objets sans utilité, qui représentent l’invisible, dotés d’une<br />
signification particulière. La conversion esthétique <strong>de</strong> ces objets tient évi<strong>de</strong>mment à ce qu’ils<br />
sont <strong>de</strong>s “ sémiophores ” autour <strong>de</strong>squels se cristallise un intense discours sur soi, sur son<br />
savoir, sur sa sociabilité, sur la constitution d’un patrimoine pour le moins singulier à la fois<br />
éminemment personnel mais aussi collectif.<br />
1 Matas 1989-1990 : 252<br />
2 Frère Michelat 1983 : 287<br />
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