les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie

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improbable sonorisation qui crachouille et craque, tente d’expliquer ce qui se passe. Ce sont les anciens agriculteurs du village qui manient les engins ; ce sont des étrangers –au village comme à ces savoirs- qui en sont spectateurs. On ne manque pas de relever un paradoxe : le musée du tracteur qui organise ces battages a choisi, comme tous les ans, la traction animale. C’est en effet tirés par des attelages de bovins et non par leurs “ objets d’affection ” qu’évoluent les différentes machines. Etrange. D’autant plus étrange que les spectateurs qui n’auront participé qu’à la journée de dimanche, l’essentiel des visiteurs en somme, ne verront jamais les tracteurs fonctionner. Une “ fête à l’ancienne ” comme Patrick Champagne les a analysées. “ La domination urbaine qui s’exerce sur le monde paysan atteint cependant son point limite dans les fêtes ‘à l’ancienne’, fêtes communales d’un nouveau style dans lesquelles les agriculteurs donnent comme objet de spectacle les travaux agricoles qui étaient encore pratiqués il y a quelques années. ” (Champagne 1977 : 77) Certes, le propos date de vingt-cinq ans et l’approche de Patrick Champagne n’était pas la mienne. Mais l’exemple de Murat nous montre que ces fêtes à l’ancienne ne sont pas seulement le résultat d’une domination, que la population qui les vit et les organise sait se servir de ces opportunités. Ces deux journées légitiment le projet de “ musée ”, la référence au “ patrimoine ”. Cette fête s’organise autour d’un “ mal-entendu ”, une ambiguïté centrale. La présence, en nombre, des spectateurs extérieurs, le dimanche, est indispensable car ce succès permet aux membres de l’association de parler de “ patrimoine ”, de “ musée ”. Ce qui est mis en scène, c’est la traction animale, les moyens agricoles antérieurs à l’utilisation des tracteurs. C’est autour d’elle que toute la fête s’organise. Ce jourlà, les tracteurs sont comme “ absents ” de la fête, immobiles dans un pré. La seule admiration possible et attendue des spectateurs est l’admiration muette, le silence approbateur ou les commentaires autobiographiques. Mais peu importe, en vérité, que les spectateurs ne se soient pas émerveillés devant les Massey Fergusson et autres Fordson-Major pétaradant et vrombissant mais devant les bovins. L’essentiel a eu lieu la veille, le verdict a été posé au cours du défilé entre soi, entre ceux qui restaurent, ceux qui défilent et ceux qui regardent. Pendant toute l’année, les tracteurs restent sagement entre les murs du hangar, propriété exclusive des mécaniciens qui sont les seuls à s’en approcher, à les toucher. Leur bien exclusif en somme. Le samedi voit une inversion des rôles. Les mécaniciens s’effacent. C’est au reste du village de prendre le relais, de “ récupérer ” en quelque sorte l’événement, de s’approprier les tracteurs, les uns conduisant, les autres applaudissant. Les jugeant aussi au travers de ces défis que se lancent les pilotes. A ce moment-là, les tracteurs deviennent un bien collectif. Mais cette parade n’aurait pas vraiment de sens si le dimanche ne voyait l’arrivée des spectateurs qui légitime l’événement. Ce qui importe, c’est qu’il y ait foule pour voir les habitants regarder et admirer les tracteurs, pour voir les tracteurs que les habitants ont déjà admiré. C’est par cette série de regards-gigogne que se construit le “ musée du tracteur de Murat ”. Attirer les spectateurs afin qu’ils voient tout à la fois l’admiration et son objet, telle est la stratégie adoptée par Murat pour pouvoir faire de sa collection un “ musée ”, pour pouvoir en parler comme d ‘un “ patrimoine ”. Mais il en est une autre, tout aussi efficace, que l’on découvre dans le cours des rallyes. 112 Contagion symbolique Le rallye se donne pour but explicite la visite de "sites", de "monuments", de "chefs

d'oeuvre" ou de villages typiques. "Ca nous prend un temps considérable, cette histoire. Parce qu'il te faut imaginer un circuit qui intéresse les gens, il faut que les invités découvrent des beaux coins. Il faut que ce soit intéressant. Il faut sortir des sentiers battus. Ca sert à rien si tu les emmènes voir un endroit qu'ils connaissent déjà ou qu'ils peuvent aller comme ça, avec une carte Michelin à la main. Alors du coup, ça fait du boulot, d'une année sur l'autre", affirme le président du club des Pète-Fume. Or, les sentiers battus, leurs itinéraires semblent s'y complaire, qui ne brillent pas par leur originalité. Leurs circuits, à ce jour, sont un résumé de tout ce qu'il y a de plus attendu en matière de visites de sites. Une année, leur cortège remonta la vallée de Gavaudun, avec arrêt au pied de ce qu'il reste du château de Gavaudun, à Saint-Avit Rivière, présenté comme le village natal de Bernard Palissy, à Lacapelle-Biron, "village typique", puis Biron avec son château, Monpazier et sa bastide et retour par la vallée de la Lémance. Cette année, il remontera la vallée de la Lémance jusqu'à Villefranche-du- Périgord, "bastide typique", passera à Frayssinet le Gélat, un "exemple de village quercinois", fera un détour par Saint-Martin-le-Redon, auquel une source d'eau gazeuse vient d'apporter quelque notoriété, pour arriver à Bonaguil, "chef d'oeuvre de l'architecture militaire médiévale", classé Monument Historique en 1875. "On arrivera par la route qui surplombe la château. Tu sais, la petite route sous les bois. On a prévu un arrêt dans un virage d'où on voit parfaitement le château et enfin on finira sur la place à Bonaguil pour un apéritif et voilà. Je crois que ça permettra à tout le monde de voir des beaux coins." Gavaudun, Biron, Villefranche-du-Périgord, et surtout Bonaguil, voilà bien des destinations convenues, ordinaires, les lieux éminemment touristiques de cette région. Rien d'original en somme. Mais n'est-ce pas là tout leur intérêt Ne privilégierait-on pas des lieux connus et reconnus, précédés par leur réputation patrimoniale Des lieux où cette notion s'incarne, du moins au niveau local Mais paradoxalement ils n'attirent pas beaucoup l'attention des amateurs de mécanique. Le rallye n'est pas l'occasion d'une découverte ou d'une nouvelle visite guidée. C'est explicite : "ceux qui le voudront pourront le visiter." Et souvent peu le désirent. On reste le plus souvent aux abords du site, on gare les véhicules bien en évidence, dans un ordre impeccable... et on attend. Ainsi lorsque nous nous arrêtons au coeur d'une bastide, classée Monument Historique, tous les conducteurs sont d'accord pour vanter les louanges des lieux. Mais personne ne se perdra dans ses rues : toute la troupe trouve refuge au café, laissant les voitures, bien en ordre, sur la place centrale ! Les rallyes ont un autre sens que ces découvertes prétendues. Et si le monument est bien l'objet de l'expédition, ce n'est pas sur les amateurs qu'il agit mais sur les engins. En effet, la proximité entre monument et voiture fait sens, par une sorte de “ contagion patrimoniale ”. Les collectionneurs l'affirment haut et fort. "C'est notre patrimoine. C'est notre histoire. C'est des témoins. Il faut conserver tout ça. C'est rare maintenant, ces voitures. Nos petits-enfants, sinon,..." Pourtant, ils souffrent en même temps de l'absence de reconnaissance de leur "patrimoine". "Tout le monde s'en fout. L'état s'en soucie pas du tout. On envoie ça à la casse. Et Voynet qui veut nous interdire de rouler sous prétexte qu'on perd de l'huile et que ça pollue. Elle veut détruire tout ça, ça pollue. Il y a qu'à démolir Versailles, sous prétexte qu'il n'y a pas le chauffage central et que les visiteurs vont choper la crève. Dans trente ans peutêtre, on dira : 'Ah, si on avait su ! ' Mais ça sera trop tard." "Le patrimoine", mes interlocuteurs utilisent sans cesse le terme pour défendre leurs automobiles. Le terme surgit immédiatement. Mais la conversation autour du patrimoine tourne court, le plus souvent. "Le patrimoine, c'est le patrimoine." Or, c'est au cours de ces rallyes où l'on s'ennuie, où apparemment rien ne se passe que tout, au contraire, se passe. De château en bastide, de vignoble prestigieux en abbatiale, les engins se "chargent patrimonialement", pourrait-on dire, en empruntant une métaphore au monde de l'électricité. Faut-il alors s'étonner de ces photographies d'anciennes garées devant les "monuments" "visités" dont la presse spécialisée 113

improbable sonorisation qui crachouille et craque, tente d’expliquer ce qui se passe. Ce sont<br />

<strong>les</strong> anciens agriculteurs du village qui manient <strong>les</strong> engins ; ce sont <strong>de</strong>s étrangers –au village<br />

comme à ces savoirs- qui en sont spectateurs. On ne manque pas <strong>de</strong> relever un paradoxe : le<br />

musée du tracteur qui organise ces battages a choisi, comme tous <strong>les</strong> ans, la traction animale.<br />

C’est en effet tirés par <strong>de</strong>s attelages <strong>de</strong> bovins et non par leurs “ objets d’affection ”<br />

qu’évoluent <strong>les</strong> différentes machines. Etrange. D’autant plus étrange que <strong>les</strong> spectateurs qui<br />

n’auront participé qu’à la journée <strong>de</strong> dimanche, l’essentiel <strong>de</strong>s visiteurs en somme, ne verront<br />

jamais <strong>les</strong> tracteurs fonctionner.<br />

Une “ fête à l’ancienne ” comme Patrick Champagne <strong>les</strong> a analysées. “ La domination<br />

urbaine qui s’exerce sur le mon<strong>de</strong> paysan atteint cependant son point limite dans <strong>les</strong> fêtes ‘à<br />

l’ancienne’, fêtes communa<strong>les</strong> d’un nouveau style dans <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> <strong>les</strong> agriculteurs donnent<br />

comme objet <strong>de</strong> spectacle <strong>les</strong> travaux agrico<strong>les</strong> qui étaient encore pratiqués il y a quelques<br />

années. ” (Champagne 1977 : 77) Certes, le propos date <strong>de</strong> vingt-cinq ans et l’approche <strong>de</strong><br />

Patrick Champagne n’était pas la mienne. Mais l’exemple <strong>de</strong> Murat nous montre que ces fêtes<br />

à l’ancienne ne sont pas seulement le résultat d’une domination, que la population qui <strong>les</strong> vit<br />

et <strong>les</strong> organise sait se servir <strong>de</strong> ces opportunités. Ces <strong>de</strong>ux journées légitiment le projet <strong>de</strong><br />

“ musée ”, la référence au “ patrimoine ”. Cette fête s’organise autour d’un “ mal-entendu ”,<br />

une ambiguïté centrale. La présence, en nombre, <strong>de</strong>s spectateurs extérieurs, le dimanche, est<br />

indispensable car ce succès permet aux membres <strong>de</strong> l’association <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> “ patrimoine ”,<br />

<strong>de</strong> “ musée ”. Ce qui est mis en scène, c’est la traction animale, <strong>les</strong> moyens agrico<strong>les</strong><br />

antérieurs à l’utilisation <strong>de</strong>s tracteurs. C’est autour d’elle que toute la fête s’organise. Ce jourlà,<br />

<strong>les</strong> tracteurs sont comme “ absents ” <strong>de</strong> la fête, immobi<strong>les</strong> dans un pré. La seule admiration<br />

possible et attendue <strong>de</strong>s spectateurs est l’admiration muette, le silence approbateur ou <strong>les</strong><br />

commentaires autobiographiques. Mais peu importe, en vérité, que <strong>les</strong> spectateurs ne se soient<br />

pas émerveillés <strong>de</strong>vant <strong>les</strong> Massey Fergusson et autres Fordson-Major pétaradant et<br />

vrombissant mais <strong>de</strong>vant <strong>les</strong> bovins. L’essentiel a eu lieu la veille, le verdict a été posé au<br />

cours du défilé entre soi, entre ceux qui restaurent, ceux qui défilent et ceux qui regar<strong>de</strong>nt.<br />

Pendant toute l’année, <strong>les</strong> tracteurs restent sagement entre <strong>les</strong> murs du hangar, propriété<br />

exclusive <strong>de</strong>s mécaniciens qui sont <strong>les</strong> seuls à s’en approcher, à <strong>les</strong> toucher. Leur bien exclusif<br />

en somme. Le samedi voit une inversion <strong>de</strong>s rô<strong>les</strong>. Les mécaniciens s’effacent. C’est au reste<br />

du village <strong>de</strong> prendre le relais, <strong>de</strong> “ récupérer ” en quelque sorte l’événement, <strong>de</strong> s’approprier<br />

<strong>les</strong> tracteurs, <strong>les</strong> uns conduisant, <strong>les</strong> autres applaudissant. Les jugeant aussi au travers <strong>de</strong> ces<br />

défis que se lancent <strong>les</strong> pilotes. A ce moment-là, <strong>les</strong> tracteurs <strong>de</strong>viennent un bien collectif.<br />

Mais cette para<strong>de</strong> n’aurait pas vraiment <strong>de</strong> sens si le dimanche ne voyait l’arrivée <strong>de</strong>s<br />

spectateurs qui légitime l’événement. Ce qui importe, c’est qu’il y ait foule pour voir <strong>les</strong><br />

habitants regar<strong>de</strong>r et admirer <strong>les</strong> tracteurs, pour voir <strong>les</strong> tracteurs que <strong>les</strong> habitants ont déjà<br />

admiré. C’est par cette série <strong>de</strong> regards-gigogne que se construit le “ musée du tracteur <strong>de</strong><br />

Murat ”.<br />

Attirer <strong>les</strong> spectateurs afin qu’ils voient tout à la fois l’admiration et son objet, telle est<br />

la stratégie adoptée par Murat pour pouvoir faire <strong>de</strong> sa collection un “ musée ”, pour pouvoir<br />

en parler comme d ‘un “ patrimoine ”. Mais il en est une autre, tout aussi efficace, que l’on<br />

découvre dans le cours <strong>de</strong>s rallyes.<br />

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Contagion symbolique<br />

Le rallye se donne pour but explicite la visite <strong>de</strong> "sites", <strong>de</strong> "monuments", <strong>de</strong> "chefs

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