les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie
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Regar<strong>de</strong>r et être vu<br />
Dernier week-end avant le quinze Août. Fête <strong>de</strong>s battages à Murat. Comme tous <strong>les</strong><br />
ans, à pareille date, à l’initiative d’un groupe <strong>de</strong> passionnés, pour la plupart habitants du<br />
village qui s’activent à la restauration <strong>de</strong> vieux tracteurs, Murat va vivre au rythme du<br />
machinisme agricole d’un autre temps. Comme tous <strong>les</strong> ans, le samedi est consacré au défilé<br />
<strong>de</strong>s tracteurs dans <strong>les</strong> rues du petit village. Le dimanche sera consacré au “ battage à<br />
l’ancienne ” et au “ bœuf à la broche ”. Une fête sur <strong>de</strong>ux jours ou <strong>de</strong>ux manifestations<br />
différentes le même week-end Manifestement, ces <strong>de</strong>ux journées ne s’adressent pas au<br />
même public, n’ont pas le même sens mais poursuivent un but commun : construire le<br />
caractère remarquable <strong>de</strong> cette collection, justifier le projet <strong>de</strong> création d’un musée que<br />
caresse l’association.<br />
Intéressons-nous au premier jour. Les tracteurs, sortis du musée, ont été alignés dans le<br />
pré, <strong>de</strong>rrière le bâtiment. Quelques très rares badauds circulent entre <strong>les</strong> engins, “ admirant ”<br />
<strong>les</strong> tracteurs. Puis, le prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’association bat le rappel <strong>de</strong> ses troupes : “ on va<br />
démarrer ”. Là, l’observateur a le sentiment d’une pagaille in<strong>de</strong>scriptible car autour <strong>de</strong>s<br />
tracteurs, avant <strong>de</strong> démarrer, c’est l’effervescence. L’observateur –mais il est une espèce très<br />
rare ce jour-là- a le sentiment que rien n’a été préparé. Le prési<strong>de</strong>nt ne semble pas avoir<br />
vraiment assigné à une machine un pilote. Et quand on lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> plus <strong>de</strong> renseignements<br />
sur l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s chauffeurs, il est assez évasif comme s’il ne maîtrisait pas totalement cet<br />
aspect-là. “ C’est toujours le même bazar ; on sait jamais qui fait quoi. C’est toujours pareil ”,<br />
affirme-t-il, trop occupé par cette journée qu’il donne, en même temps, l’impression <strong>de</strong> ne pas<br />
trop maîtriser. En fait, <strong>les</strong> mécaniciens ne sont pas <strong>les</strong> seuls à piloter l’engin. Les jeunes gens<br />
du village prennent volontiers place au volant. Chacun tente <strong>de</strong> trouver une machine, en<br />
essaie plusieurs parfois avant <strong>de</strong> prendre une décision, la démarre et fait quelques mètres. On<br />
roule comme au hasard, on se gêne, on oblige l’autre à d’impossib<strong>les</strong> manœuvres, eu égard<br />
aux capacités <strong>de</strong> braquage <strong>de</strong> l’engin, à son poids, à son absence <strong>de</strong> direction assistée. Mais<br />
surtout, on se lance <strong>de</strong>s défis, implicites et non formulés. Des “ pilotes ”, dont <strong>les</strong> tracteurs<br />
sont proches, se regar<strong>de</strong>nt, se sourient. Et soudain, l’un <strong>de</strong>s engins, dans un bruit<br />
assourdissant, vomit une formidable volute <strong>de</strong> fumée. Pour ne pas être en reste, l’autre en fait<br />
autant. Les moteurs, poussés au maximum, hurlent et crachent leur flot <strong>de</strong> fumée. On échange<br />
<strong>de</strong>s commentaires, en riant : “ Oh, ils fument blanc, tu vas couler une bielle. ” “ Allez, poussetoi,<br />
avec ton tank, tu me gênes. Qu’est-ce que tu fous, avec ton k<strong>les</strong>que 11 ! Dégage, tu gênes !<br />
Péquenot ! ” Jeux <strong>de</strong> jeunes hommes habitués à piloter <strong>de</strong>s engins autrement plus puissants <br />
Les pilotes ne sont jamais seuls sur leur engin. Ils ont tôt fait <strong>de</strong> trouver une<br />
damoiselle pour chevaucher avec eux leur <strong>de</strong>strier mécanique, répondant <strong>de</strong> bonne grâce aux<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>s, <strong>les</strong> <strong>de</strong>vançant parfois. “ Thierry, je peux monter –Ouais, attends, je passe au<br />
point mort. ” “ Cathy ! Cathy ! T’es sour<strong>de</strong> ou quoi Tu veux monter – T’as plus <strong>de</strong> place !<br />
Comment tu veux que je monte –Mais si ! vous aurez qu’à vous serrer. Y’a <strong>de</strong> la place sur<br />
<strong>les</strong> ai<strong>les</strong>. Tu vas pas faire ta délicate, non ” Tout au long du parcours, <strong>les</strong> occasions seront<br />
nombreuses, <strong>de</strong> se trouver un passager, dans le pré, au plus fort <strong>de</strong> la confusion, puis sur<br />
l’esplana<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant le hangar-musée. Durant <strong>les</strong> premiers mètres que le cortège effectue sur la<br />
route qui conduit au village, <strong>les</strong> engins comblent <strong>les</strong> <strong>de</strong>rnières places vi<strong>de</strong>s, un pilote interroge<br />
d’un regard un badaud qu’il connaît, il s’avance, grimpe sur l’engin qui redémarre. Certains<br />
engins emmènent quatre ou cinq passagers, au mépris <strong>de</strong>s plus élémentaires règ<strong>les</strong> <strong>de</strong> sécurité.<br />
Même l’ethnologue, fraîchement débarquée, presque inconnue, se vit proposer <strong>de</strong> monter sur<br />
un tracteur. “ Vous voulez monter Vous gênez pas, hein ! Deman<strong>de</strong>z à quelqu’un. Thierry,<br />
tu t’en occupes. ” Comme si personne, à ce moment-là, ne pouvait être purement spectateur.<br />
1 1 Vieille machine usée, fonctionnant mal et <strong>de</strong>stinée généralement à la “ casse ”.<br />
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