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les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie

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heures plus tôt, nous étions parvenus à nous garer dans la rue principale, en quelques minutes,<br />

dans l’ordre le plus parfait. Les spectateurs, qui quelques heures auparavant ne pouvaient que<br />

regar<strong>de</strong>r, purent alors toucher <strong>les</strong> voitures, monter sur <strong>les</strong> marchepieds, presser ces<br />

avertisseurs sonores d'un autre temps que sont <strong>les</strong> poires <strong>de</strong> caoutchouc terminées d'un cône<br />

<strong>de</strong> laiton. La Citroën B2, je l’ai évoqué, <strong>de</strong>vint même un manège gran<strong>de</strong>ur nature, embarquant<br />

ceux qui le souhaitaient “ faire un tour ”. On la vit ainsi faire <strong>de</strong> nombreux allers-retours entre<br />

la cave et le rond-point le plus proche, enfants et Alsaciennes 10 à bord. Car ils furent<br />

nombreux à vouloir “ l’essayer ”. De même, lors <strong>de</strong> l’exposition <strong>de</strong> machinisme agricole<br />

ancien, à Pont-du-Casse. Tous <strong>les</strong> tracteurs sont sagement alignés, pancartes au flan. Comme<br />

dans un musée mais un musée roulant. Le présentateur ne cessait <strong>de</strong> le répéter. “ On peut faire<br />

un tour <strong>de</strong> tracteur. Il suffit <strong>de</strong> se rendre auprès <strong>de</strong> la buvette où a lieu le départ. C’est gratuit.<br />

N’hésitez pas à le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ! ” Un tracteur un peu moins “ beau ”, un peu moins “ rare ”, un<br />

peu moins “ précieux ” aurait-il été réservé à ce seul usage un peu trivial pour une pièce <strong>de</strong><br />

musée J’ai très vite eu la surprise <strong>de</strong> voir que celui qui, un quart plus tôt, embarquait <strong>de</strong>s<br />

passagers, était ensuite réinstallé au milieu <strong>de</strong> ses confrères, panneau au flanc, tandis que celui<br />

qui maintenant roulait au milieu d’un halo <strong>de</strong> poussière était, un quart plus tôt, livré à<br />

l’admiration muette.<br />

Ces regards extérieurs, voire étrangers au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s “ mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ” ne<br />

sont pas, on le voit, totalement libres ; ils sont en quelque sorte guidés. Les façons <strong>de</strong> conduire<br />

et <strong>de</strong> se conduire, au volant d’une ancienne, induisent <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux types d’émotion, d’admiration<br />

que doit ressentir le spectateur. Car la particularité <strong>de</strong> ces engins est bien celle-ci : ils jouent<br />

sans cesse d’une distance avec le spectateur. Il faut d’abord lui permettre <strong>de</strong> s’approprier, y<br />

compris physiquement, l’engin, <strong>de</strong> le manipuler, <strong>de</strong> l’utiliser. Ce sont <strong>les</strong> cortèges joyeux, <strong>les</strong><br />

coups <strong>de</strong> klaxons, <strong>les</strong> déguisements, <strong>les</strong> “ petits tours ” que l’on propose sans difficulté. Mais<br />

il faut aussi lui imposer, l’instant d’après, une indispensable distance, une admiration muette,<br />

presque religieuse. Etrange groupe qu’il m’a souvent été donné d’observer. Autour d’un capot<br />

levé, plusieurs personnes, qui ne se connaissent pas, <strong>les</strong> bras <strong>de</strong>rrière le dos parfois, font<br />

cercle autour d’un capot levé, regar<strong>de</strong>nt, immobi<strong>les</strong> et silencieux, <strong>les</strong> entrail<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’engin. On<br />

ne dit rien. Seulement parfois, l’un d’entre eux prononce une phrase elliptique. “ Sacré<br />

moulin ” ; “ Putain, <strong>les</strong> pistons… ” ; “ le carbu,… ” ; “ y’a pas à dire , savaient faire <strong>les</strong><br />

bagno<strong>les</strong> ” ; “ ça sur la route aujourd’hui… ”. Quelques mots à peine formulés font écho à ces<br />

paro<strong>les</strong> énigmatiques, forme d’acquiescement. On ne dit rien ou pas grand-chose. Aucun<br />

commentaire suivi, aucune réflexion construite. Et pourtant tout le mon<strong>de</strong> a l’air d’être<br />

d’accord. Ces silences forment sans doute l’essentiel <strong>de</strong> cet autre moment d’admiration. Ne<br />

rien dire, faire cercle, relever quelques détails sans <strong>les</strong> commenter, tel est sans doute la façon<br />

la plus efficace <strong>de</strong> mettre en scène l’admiration, <strong>de</strong> légitimer la présence <strong>de</strong> ces engins. Ils se<br />

passent <strong>de</strong> commentaires. Une sorte <strong>de</strong> consensus tacite. C’est le silence qui vaut pour une<br />

long discours. Toutes <strong>les</strong> manifestations jouent sur cette juste et variable distance.<br />

Ainsi donc le lieu où l'on gare le véhicule, la façon <strong>de</strong> le garer ne doit rien au hasard<br />

mais exhibe un sens, met en scène une situation <strong>de</strong> monstration. Garés en "épi" ou en<br />

désordre, <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> organisent le temps et son sens, ordonnent peut-être <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux valeurs<br />

<strong>de</strong> l'engin. Une valeur pour soi, propriétaire ou spectateur, et une valeur collective. Certaines<br />

fêtes n’ont d’autre sens que <strong>de</strong> “ jouer ” avec cette position singulière du spectateur.<br />

1 0 Le jumelage avait lieu avec un village alsacien.<br />

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