les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie

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véhicules à vivre. Après avoir servi fidèlement pendant dix ans sur Paris (balades, courses, trajet travail), ma Peugeot 172 Weymann dans son jus a pris une semi-retraite dans le Sud, où elle effectue ses 60 km par jour pour emmener nos bambins à la mer, tous les étés et parfois l'hiver. A l'unanimité, ils ne veulent que celle-là, le break 504 familial leur paraissant trop récent. Vivement que le torpédo Berliet 1923 soit restauré car le manque de place commence à se faire sentir ! Pierre Clouet, Chennevières" (LVA 2001, n° 977 : 4) Ce correspondant compte, à n'en pas douter, parmi ces exceptions, qui dit-on, confirment la règle ! En effet, la voiture restaurée n'est pas destinée à se rendre à l'usine ni au supermarché, pas plus que le tracteur n'a vocation a tiré une charrette de foin ou le moteur industriel à puiser de l'eau pour arroser la pelouse. Ils ne renouent jamais avec leur usage antérieur. Et ce n'est qu'à titre très exceptionnel que certains semblent les rendre à leur vocation première, momentanément et dans des circonstances particulières qui exhibent toute leur singularité. Ainsi, la voiture normale de Hugues C. se refusa-t-elle un matin à quitter le garage. "Moteur mort. Je m'en doutais, elle était vieille. Mais il fallait que j'aille au boulot quand même, on avait une réunion de rédaction. Impossible de s'échapper. Alors j'ai pris la 203. Comment faire autrement Mais quand je suis arrivé au journal, grand succès ! Ils savent tous que je suis passionné de vieilles bagnoles mais j'étais jamais allé au boulot avec. Alors, branle-bas de combat. Tout le monde attroupé et tout ! 'Tu me feras faire un tour ' 'Je peux l'essayer ' 'Je peux faire une photo ' Et puis, ils ont commencé à s'y faire parce que j'y suis allé avec la 203 le temps de racheter une autre ordinaire. Et j'ai remis la 203 au garage." Mais, l'écoutant raconter son périple en 203, on s'aperçoit que cet usage momentané n'a jamais été ordinaire, banal. En effet, même utilisée pour se rendre au travail, elle a toujours été placée sous le signe de l'exhibition, de l'exceptionnel. Provoquant l'émoi de ses collègues, elle a été admirée, commentée. Puis lorsque cet usage s'est approché de la banalisation -"ils ont commencé à s'y faire"-, elle a disparu du parking, remplacée par une "ordinaire" dont l'arrivée passa parfaitement inaperçue ! Philippe L. affirme, quant à lui, aller fréquemment au travail avec sa DS. "Si, ça m'arrive. Parfois, je me lève, je me dis : 'Tiens, ce matin, je prends la DS.' Et en avant ! Alors, évidemment, j'ai toujours un grand succès." Mais pour plus fréquent qu'il soit, cet usage n'est pas banalisé pour autant : professeur dans un lycée technique, il enseigne la mécanique à de jeunes élèves dont il avoue volontiers qu'"ils ne jurent que par le turbo, le GTI, les 16 S, les HDI. Pour eux, une bagnole, elle vaut rien tant qu'elle monte pas à 200 à l'heure." La voiture devient support, objet de démonstration. Une fois restauré, le véhicule ne redevient jamais "utile", "normal". Il semble s'inscrire dans un temps à part, détaché des normes ordinaires. "La maréchaussée nous arrête souvent afin d'admirer notre C4 mais étant en règle, tout se passe toujours très bien." (LVA 977 : 4) Cette remarque n'est pas pure anecdote. Les rapports entre collectionneurs et maréchaussée seraient des plus cordiaux. “ Voilà, le Lion qui est toujours sur le capot même si c’est interdit. Toutes les Peugeot ont ce Lion. C’est interdit en théorie. Mais en pratique je l’ai ! Mais les gendarmes disent rien là-dessus parce que ça fait partie du truc. Ils pourraient rouspéter même nous filer une prune mais jamais on a eu de problèmes. Même des fois, c’est mieux, c’est eux qui nous ouvrent la route. Ils passent devant, ‘dégagez ! dégagez !’ Alors, c’est grand luxe la balade. ” C’et sans doute la raison pour laquelle Yves C. me conte, très en colère, la mésaventure dont il fut victime alors qu'il se rendait en cortège d'anciennes à une bourse d'échanges. "J'avais la Simca 1000. On roulait tranquille et puis, comme je savais que les autres savaient pas trop où était la bourse, je dépasse pour prendre la tête du convoi. C'était convenu comme ça. Et Philippe me dit : 'Astique ! tu arrives sur la ligne continue. Et il doit y avoir les flics. Les autres font appel codes-phares.' -'T'inquiète ! ça va passer. Les appels, c'est pour nous faire coucou. Et s'il y a les flics, ils diront rien. Ils verront bien qu'on est pas dangereux.' Parce que, d'habitude, au contraire, ils sont sympas. Je double donc et je me rabats un peu... bon, pas trop comme il faut. Merde ! les flics ! 'Truitttttt ! Garez-vous ' 'Mon vieux, 100

t'es bon pour la prune ! ' -'Mais non'. Je descends. 'Monsieur vous avez réalisé un dépassement illégal. Vous avez mordu la ligne continue. Vos papiers s'il vous plaît ! ' Alors, j'explique que oui, c'est vrai, c'était pas trop académique mais qu'on était en groupe, qu'on allait à la bourse, qu'on roulait pas vite, que le mec à qui j'avais fait la queue de poisson, c'était un pote à moi, qu'il m'avait laissé passer. 'Veux pas le savoir. Vous avez réalisé un dépassement illégal.' Rien à faire. Bouché comme un coin. Il a rien voulu savoir ! J'ai pris un manche." Cette verbalisation est d'autant plus mal perçue que d'ordinaire les collègues de l'intraitable gendarme se montrent bienveillants, arrêtant la circulation pour laisser passer le cortège. Ce qu'il conteste, ce n'est pas le dépassement hasardeux. Il le reconnaît bien volontiers. Ce que Yves critique, c'est l'attitude du gendarme qui se refusa à entendre ses arguments. L'infraction était excusée voire justifiée par le contexte particulier de l'exhibition. Au volant de sa voiture normale, il aurait accepté d'être verbalisé, pas au volant de la Simca 1000. Pour elle comme pour toutes ses consoeurs d'un autre temps, les règlements ordinaires ne s'appliquent pas et ne doivent pas s'appliquer. Et j'ai pu constater que les véhicules de collection les bafouent parfois, avec l'approbation du plus grand nombre. Certes, dans le discours, on respecte le code de la route. Mais dans la pratique, stop et laissez-le-passage sont négociés avec légèreté. Comment en serait-il autrement Les véhicules prioritaires, des "ordinaires", ne renoncent-ils pas à leur droit, laissant la priorité aux Ancêtres qu'elles viennent de droite ou de gauche, attendant au feu vert pour que passent les anciennes... au feu rouge. Et si les autres conducteurs ne respectent pas ce code de la route inversé, les amateurs forcent leur courtoisie. Passagère d'une Renault Frères des années 10, j'ai eu la surprise de voir mon pilote "griller la priorité à droite", tout naturellement, signe de main et grand sourire à l'adresse de l'autre automobiliste... qui lui rendit son sourire et nous salua d'un intrépide coup de klaxon. La Renault aurait eu quatre-vingts ans de plus, c'était l'accident ou du moins aurions-nous été gratifiés de quelques peu glorieux noms d'oiseaux. Mais, avec une voiture récente, nous serions-nous pas risqués à ce genre de manoeuvre Elles auraient tort de ne pas en prendre à leur aise, ces vénérables Anciennes, car leurs jours semblent compter. C’est du moins l’avis de leurs propriétaires. Menaces Créées il y a plusieurs décennies, ces voitures étaient parfaitement conformes aux codes, aux règlements d’alors. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Et pour rouler, elles doivent ou devraient, affirment les collectionneurs, se plier à ces nouveaux règlements, qui bien sûr, supposent des modifications qui ne sont pas du goût de tout le monde. C’est le cas pour certaines voitures qui présentent des capuchons de radiateur très stylisés mais trop saillants. Considérés comme dangereux aujourd’hui pour les passants qui risquent de se blesser, ils sont désormais interdits. Colère des amateurs. "Le bouchon, il est pas d'origine, c'était un lion qui sautait puisque c'est Peugeot. Mais il paraît que c'est dangereux. On a plus le droit d'en avoir. Alors, j'ai mis ça à la place. Mais ça a bonne mine. C'est pas le bouchon d'origine, ça se voit." D'autres refusent de se soumettre à cette obligation, préférant courir le risque une amende.. "J'ai laissé le bouchon d'origine. Je suis pas en règle, je le sais mais je m'en fous ! Je vais pas mettre un bouchon des années soixante sur une bagnole des années trente." Autre pomme de discorde : les ceintures de sécurité. “ Les ceintures de sécurité, on les met quand elles y étaient. On les garde quoi. Mais quand il y en avait pas, on les met pas. Et les gendarmes peuvent dire ce qu’ils veulent. Vous imaginez, vous, une Traction avec des ceintures Et les Ancêtres Une De Dion-Bouton Ou une Le Zèbre Et on les accrocherait où, d’abord, parce qu’il y a pas de montant sur ces voitures, bien sûr. ” Très problématiques 101

véhicu<strong>les</strong> à vivre. Après avoir servi fidèlement pendant dix ans sur Paris (bala<strong>de</strong>s, courses,<br />

trajet travail), ma Peugeot 172 Weymann dans son jus a pris une semi-retraite dans le Sud, où<br />

elle effectue ses 60 km par jour pour emmener nos bambins à la mer, tous <strong>les</strong> étés et parfois<br />

l'hiver. A l'unanimité, ils ne veulent que celle-là, le break 504 familial leur paraissant trop<br />

récent. Vivement que le torpédo Berliet 1923 soit restauré car le manque <strong>de</strong> place commence<br />

à se faire sentir ! Pierre Clouet, Chennevières" (LVA 2001, n° 977 : 4) Ce correspondant<br />

compte, à n'en pas douter, parmi ces exceptions, qui dit-on, confirment la règle ! En effet, la<br />

voiture restaurée n'est pas <strong>de</strong>stinée à se rendre à l'usine ni au supermarché, pas plus que le<br />

tracteur n'a vocation a tiré une charrette <strong>de</strong> foin ou le moteur industriel à puiser <strong>de</strong> l'eau pour<br />

arroser la pelouse. Ils ne renouent jamais avec leur usage antérieur. Et ce n'est qu'à titre très<br />

exceptionnel que certains semblent <strong>les</strong> rendre à leur vocation première, momentanément et<br />

dans <strong>de</strong>s circonstances particulières qui exhibent toute leur singularité.<br />

Ainsi, la voiture normale <strong>de</strong> Hugues C. se refusa-t-elle un matin à quitter le garage.<br />

"Moteur mort. Je m'en doutais, elle était vieille. Mais il fallait que j'aille au boulot quand<br />

même, on avait une réunion <strong>de</strong> rédaction. Impossible <strong>de</strong> s'échapper. Alors j'ai pris la 203.<br />

Comment faire autrement Mais quand je suis arrivé au journal, grand succès ! Ils savent tous<br />

que je suis passionné <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> bagno<strong>les</strong> mais j'étais jamais allé au boulot avec. Alors,<br />

branle-bas <strong>de</strong> combat. Tout le mon<strong>de</strong> attroupé et tout ! 'Tu me feras faire un tour ' 'Je peux<br />

l'essayer ' 'Je peux faire une photo ' Et puis, ils ont commencé à s'y faire parce que j'y suis<br />

allé avec la 203 le temps <strong>de</strong> racheter une autre ordinaire. Et j'ai remis la 203 au garage." Mais,<br />

l'écoutant raconter son périple en 203, on s'aperçoit que cet usage momentané n'a jamais été<br />

ordinaire, banal. En effet, même utilisée pour se rendre au travail, elle a toujours été placée<br />

sous le signe <strong>de</strong> l'exhibition, <strong>de</strong> l'exceptionnel. Provoquant l'émoi <strong>de</strong> ses collègues, elle a été<br />

admirée, commentée. Puis lorsque cet usage s'est approché <strong>de</strong> la banalisation -"ils ont<br />

commencé à s'y faire"-, elle a disparu du parking, remplacée par une "ordinaire" dont l'arrivée<br />

passa parfaitement inaperçue ! Philippe L. affirme, quant à lui, aller fréquemment au travail<br />

avec sa DS. "Si, ça m'arrive. Parfois, je me lève, je me dis : 'Tiens, ce matin, je prends la DS.'<br />

Et en avant ! Alors, évi<strong>de</strong>mment, j'ai toujours un grand succès." Mais pour plus fréquent qu'il<br />

soit, cet usage n'est pas banalisé pour autant : professeur dans un lycée technique, il enseigne<br />

la mécanique à <strong>de</strong> jeunes élèves dont il avoue volontiers qu'"ils ne jurent que par le turbo, le<br />

GTI, <strong>les</strong> 16 S, <strong>les</strong> HDI. Pour eux, une bagnole, elle vaut rien tant qu'elle monte pas à 200 à<br />

l'heure." La voiture <strong>de</strong>vient support, objet <strong>de</strong> démonstration.<br />

Une fois restauré, le véhicule ne re<strong>de</strong>vient jamais "utile", "normal". Il semble s'inscrire<br />

dans un temps à part, détaché <strong>de</strong>s normes ordinaires. "La maréchaussée nous arrête souvent<br />

afin d'admirer notre C4 mais étant en règle, tout se passe toujours très bien." (LVA 977 : 4)<br />

Cette remarque n'est pas pure anecdote. Les rapports entre collectionneurs et maréchaussée<br />

seraient <strong>de</strong>s plus cordiaux. “ Voilà, le Lion qui est toujours sur le capot même si c’est interdit.<br />

Toutes <strong>les</strong> Peugeot ont ce Lion. C’est interdit en théorie. Mais en pratique je l’ai ! Mais <strong>les</strong><br />

gendarmes disent rien là-<strong>de</strong>ssus parce que ça fait partie du truc. Ils pourraient rouspéter même<br />

nous filer une prune mais jamais on a eu <strong>de</strong> problèmes. Même <strong>de</strong>s fois, c’est mieux, c’est eux<br />

qui nous ouvrent la route. Ils passent <strong>de</strong>vant, ‘dégagez ! dégagez !’ Alors, c’est grand luxe la<br />

bala<strong>de</strong>. ” C’et sans doute la raison pour laquelle Yves C. me conte, très en colère, la<br />

mésaventure dont il fut victime alors qu'il se rendait en cortège d'anciennes à une bourse<br />

d'échanges. "J'avais la Simca 1000. On roulait tranquille et puis, comme je savais que <strong>les</strong><br />

autres savaient pas trop où était la bourse, je dépasse pour prendre la tête du convoi. C'était<br />

convenu comme ça. Et Philippe me dit : 'Astique ! tu arrives sur la ligne continue. Et il doit y<br />

avoir <strong>les</strong> flics. Les autres font appel co<strong>de</strong>s-phares.' -'T'inquiète ! ça va passer. Les appels, c'est<br />

pour nous faire coucou. Et s'il y a <strong>les</strong> flics, ils diront rien. Ils verront bien qu'on est pas<br />

dangereux.' Parce que, d'habitu<strong>de</strong>, au contraire, ils sont sympas. Je double donc et je me rabats<br />

un peu... bon, pas trop comme il faut. Mer<strong>de</strong> ! <strong>les</strong> flics ! 'Truitttttt ! Garez-vous ' 'Mon vieux,<br />

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