les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie
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sont leur œuvre et leur bien.<br />
Mais Fritz caresse un projet : ouvrir un musée, pas véritablement un musée <strong>de</strong><br />
l’automobile mais un musée <strong>de</strong> la famille Schlumpf, une sorte d’égo-musée (Muxel 1996).<br />
Qu’on en juge par la façon dont il l’avait organisé : <strong>de</strong>s voitures en rang comme à la para<strong>de</strong><br />
certes mais aussi d’autres objets qui n’avaient d’autres liens avec le reste <strong>de</strong> la collection que<br />
celui d’avoir également séduit Fritz, entre autres un orgue <strong>de</strong> 86 touches, <strong>de</strong>ux nymphettes et<br />
<strong>de</strong>ux angelots <strong>de</strong> pierre faisant la révérence à une photo cerclée <strong>de</strong> dorures : le portrait <strong>de</strong><br />
Jeanne Schlumpf, la mère <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux industriels, tricotant paisiblement. Autel familial<br />
assurément. Et si l’on en doutait encore, le long <strong>de</strong> l’avenue <strong>de</strong> Colmar, <strong>de</strong>vaient flotter <strong>de</strong>s<br />
drapeaux <strong>de</strong>s différentes nationalités sauf ceux du centre, à la gloire personnelle <strong>de</strong>s<br />
Schlumpf. Faut-il s’étonner qu’il <strong>de</strong>vait se nommer “ Musée Schlumpf ” Mais l’industriel<br />
traîne, perfectionne son projet et ne voit pas arriver ou ne veut pas prendre la mesure <strong>de</strong> la<br />
crise textile qui éclate en 1976. Les finances du groupe ne permettant pas <strong>de</strong> réaliser <strong>les</strong><br />
investissements nécessaires, Fritz, préférant sauver sa collection que ses usines, déci<strong>de</strong> la<br />
fermeture <strong>de</strong> cel<strong>les</strong>-ci et pour éviter la vindicte <strong>de</strong> ses ouvriers fuit en Suisse. C’est sa<br />
compagne qui continue le projet <strong>de</strong> musée. Pendant un an. Tout s’accélère lorsque l’usine est<br />
à son tour fermée et ses employés licenciés, signifiant du même coup la fin <strong>de</strong>s restaurations.<br />
Le 7 mars 1977, <strong>les</strong> ouvriers licenciés entrent par la force dans l’usine et déci<strong>de</strong>nt d’occuper<br />
cette usine-musée, qu’ils ouvrent aussitôt au public, s’organisant en équipes <strong>de</strong> veilleurs, <strong>de</strong><br />
gui<strong>de</strong>s car il ne faut surtout pas endommager ces voitures. Le succès est immédiat : <strong>de</strong>s<br />
passionnés <strong>de</strong> voitures, <strong>de</strong>s badauds mais aussi <strong>de</strong>s personnalités politiques se ren<strong>de</strong>nt sur <strong>les</strong><br />
lieux comme Georges Marchais ou François Mitterrand entre autres. La guerre est joyeuse ;<br />
<strong>les</strong> soutiens sont nombreux. Une troupe <strong>de</strong> théâtre vient donner la représentation d’une pièce<br />
qui, bien qu’elle considère comme fortuite toute ressemblance avec <strong>de</strong>s événements ou <strong>de</strong>s<br />
personnages ayant existé, n’en est pas moins l’exacte reproduction <strong>de</strong> l’affaire Schlumpf.<br />
Dans un carnaval joyeux, on promène un char sur lequel Schlumpf est représenté pilotant une<br />
<strong>de</strong> ses précieuses voitures. La collection privée <strong>de</strong>vient instrument politique : elle permettra<br />
aux ouvriers d’éviter le naufrage complet <strong>de</strong> leurs emplois, obligeant <strong>les</strong> pouvoirs publics à<br />
mettre en œuvre un nouveau modèle <strong>de</strong> développement, remplaçant l’industrie textile par<br />
d’autres unités <strong>de</strong> production. Deux ans après le début <strong>de</strong> l’occupation, le but étant plus ou<br />
moins atteint, le comité déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> rendre <strong>les</strong> clés du musée. Mais son sort n’est pas réglé pour<br />
autant puisqu’en 1981, il est racheté pour 44 millions <strong>de</strong> francs pour ouvrir très officiellement<br />
ses portes sous le nom <strong>de</strong> Musée National <strong>de</strong> l’Automobile. Tout au long <strong>de</strong> la lutte syndicale<br />
et politique, la collection a aussi insensiblement changé <strong>de</strong> sens : la folie d’un homme est<br />
<strong>de</strong>venue bien d’un ensemble, d’un collectif ; le témoin d’une exploitation industrielle, d’un<br />
détournement <strong>de</strong> fonds <strong>de</strong>vient aussi un emblème culturel, témoignant du travail <strong>de</strong>s ouvriers.<br />
L’inacceptable folie d’un homme qui, aveuglé par sa passion, laissa son industrie partir à vaul’eau,<br />
sacrifiant <strong>de</strong>s centaines d’emplois <strong>de</strong>vint peu à peu une “ admirable ” folie, une passion<br />
dont la démesure et <strong>les</strong> dégâts qu’elle entraîna <strong>de</strong>viennent eux aussi “ remarquab<strong>les</strong> ”.<br />
Malgré l’intérêt qu’il y aurait à mener une enquête sur ces collections qui, par la<br />
force ou par la volonté <strong>de</strong> leur créateur, <strong>de</strong>viennent publiques, “ musée ” ou “ fondation ”, j’ai<br />
préféré m’intéresser à <strong>de</strong>s collections plus “ ordinaires ”, <strong>de</strong>s ensemb<strong>les</strong> plus “ mo<strong>de</strong>stes ” <strong>de</strong><br />
véhicu<strong>les</strong> moins prestigieux. En fait, ce n’est moins sur la collection que sur l’homme que<br />
s’est porté mon choix. Char<strong>les</strong> Renaud et Fritz Schlumpf sont bien <strong>de</strong>s collectionneurs mais<br />
peuvent-ils être considérés comme <strong>de</strong>s “ mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ” Ils ne se sont jamais<br />
livrés eux-mêmes à la moindre restauration 6 . Or, il me semblait indispensable que ce rapport<br />
6 Une enquête fine montrerait sans doute qu’il y a, entre Char<strong>les</strong> Renaud ou Fritz Schlumpf et<br />
Gilbert F, Jean-Clau<strong>de</strong> C et mes autres interlocuteurs plus <strong>de</strong> points communs que je ne l’ai<br />
cru dans un premier temps.<br />
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