les mecaniciens de l'inutile - Mission Ethnologie
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GROUPE AUDOIS DE RECHERCHE ET D'ANIMATION<br />
ETHNOGRAPHIQUE<br />
(G.A.R.A.E)<br />
LES MECANICIENS DE L'INUTILE :<br />
ETHNOGRAPHIE<br />
D'UNE CONVERSION ESTHÉTIQUE<br />
AO 00 FR 22<br />
Rapport final<br />
<strong>Mission</strong> du Patrimoine Ethnologique<br />
Ministère <strong>de</strong> la Culture<br />
Novembre 2002<br />
1
SOMMAIRE<br />
Introduction 4<br />
Choisir le terrain 7<br />
“ Mécanicien <strong>de</strong> l’inutile ” : auto-portrait 11<br />
En route pour l’enquête 13<br />
Requiescat in pace ou l'art <strong>de</strong> faire <strong>les</strong> épaves 18<br />
-Le poulailler et <strong>les</strong> ronces 21<br />
-Mise en scène du déchet 24<br />
-Epopées 28<br />
-Regards extérieurs 29<br />
-Le prix <strong>de</strong>s choses 31<br />
-Le temps <strong>de</strong> faire 33<br />
Vroum ! vroum ! L'auto biographique 36<br />
-Souvenirs, souvenirs 38<br />
-En quête <strong>de</strong> définition 41<br />
-Héritage 44<br />
-Succession 47<br />
-Testament 49<br />
-De l’impossibilité d’un tan<strong>de</strong>m 51<br />
-S’en séparer 52<br />
Authentiquement restaurés 98<br />
2<br />
-“ Dans leur jus ” 70<br />
-“ Restaurées à blanc ” 72<br />
-De quelques fantaisies personnel<strong>les</strong> 73<br />
-“ Bidouil<strong>les</strong> ” et “ adaptations ” 75<br />
-Un Le Zèbre <strong>de</strong> compétition 78<br />
-Fiches techniques 81<br />
-Inventions 83<br />
-Engins uniques 86<br />
-Faire du vieux… avec du neuf 88
-Restauration symbolique 89<br />
-Procédures d’authentification 92<br />
-Des feux authentiques 95<br />
Suivons la route fleurie... 98<br />
-"Voitures à vivre" 100<br />
-Menaces 102<br />
-Voyage en ancienne 104<br />
-Ordre et désordre : voir et toucher 107<br />
-Regar<strong>de</strong>r et être vu 111<br />
-Contagion symbolique 114<br />
-In auto veritas 116<br />
En guise <strong>de</strong> conclusion 119<br />
Bibliographie 121<br />
Illustrations 127<br />
3
Alors que j’enquêtant sur <strong>les</strong> relations travail-hors travail, mes interlocuteurs me<br />
conseillèrent <strong>de</strong> rencontrer Jean-Louis, qui consacre tous ses loisirs à la restauration <strong>de</strong><br />
moteurs industriels anciens. L'homme est en effet à la tête d'une importante collection<br />
d'engins, qu'il a patiemment remis en état <strong>de</strong> marche, repeints, pour <strong>les</strong>quels il a fait construire<br />
un bâtiment. Un véritable "musée" qui m'a laissé sans voix ou plus exactement sans mots. En<br />
effet, que dire face à ces engins, alignés <strong>les</strong> uns à côté <strong>de</strong>s autres Quels mots utilisés pour<br />
alimenter ou seulement continuer la conversation Car manifestement Jean-Louis attendait<br />
une réaction <strong>de</strong> ma part. Mais <strong>de</strong> quoi <strong>de</strong>vais-je parler Il me semblait difficile <strong>de</strong> disserter<br />
longuement sur <strong>les</strong> vertus "esthétiques" <strong>de</strong> ces engins. Certes, l’objet <strong>de</strong> sa passion me<br />
semblait singulier. Mais n’existe-t-il pas autant <strong>de</strong> collections possib<strong>les</strong> que d’objets Le<br />
moteur industriel était-il juste un peu plus étonnant pour moi que <strong>les</strong> boîtes <strong>de</strong> camembert et<br />
<strong>les</strong> bouchons <strong>de</strong> champagne que cet autre accumule dans <strong>de</strong>s boîtes, au fond <strong>de</strong> sa cave. Ce<br />
n’est donc pas tant l’objet <strong>de</strong> sa collection que ses mots qui éveillèrent ma curiosité. Celui-ci<br />
est le plus petit moteur jamais réalisé. Un bijou <strong>de</strong> mécanique. “ Celui-là par contre c’est aussi<br />
un spécimen parce que… ”. Certes je ne possè<strong>de</strong> pas <strong>les</strong> connaissances techniques nécessaires<br />
pour apprécier <strong>les</strong> subtilités du fonctionnement d’un piston ou <strong>les</strong> fantaisies <strong>de</strong> la corrélation<br />
cheval-puissance mais il me semblait normal d’entendre apprécier <strong>les</strong> moteurs en ce sens.<br />
J’avais beaucoup plus <strong>de</strong> mal à comprendre pourquoi il <strong>les</strong> qualifiait <strong>de</strong> “ beaux ”. Certes,<br />
leurs couleurs très gaies me semblaient agréab<strong>les</strong> et maladroitement, et parce que je n’avais<br />
pas d’autre connaissance à ma disposition, j’évoquais cette couleur. “ Oui, ils sont jolis. C’est<br />
incroyable ces couleurs ”. “ Non, la couleur, c’est rien Ca a aucun intérêt. ”<br />
Je compris d’ailleurs combien la couleur importait peu en rencontrant un <strong>de</strong> ses<br />
confrères, Pierre, lui aussi passionné <strong>de</strong> moteurs industriels. Dans son garage, protégée par <strong>de</strong><br />
vieil<strong>les</strong> couvertures, une théorie <strong>de</strong> vieux moteurs, assemblage <strong>de</strong> pièces, sans couleurs, gris,<br />
ternes, que le pinceau et le pot <strong>de</strong> couleur n’ont jamais effleurés. Pour lui aussi, ils sont<br />
“ beaux ” alors que pour moi, ils sont dignes <strong>de</strong> la ferraille. Là, l’enquête est plus difficile<br />
encore à faire. Car que dire face à ces engins Comment comprendre qu’ils soient aussi<br />
précieux L’étonnement se prolongea lorsque j’appris qu’il existait <strong>de</strong>s collectionneurs <strong>de</strong><br />
tracteurs. Quelle étrange idée ! Le tracteur, plus encore que le moteur industriel si cela est<br />
possible, me semblait un singulier objet <strong>de</strong> collection. Cet engin <strong>de</strong>stiné à la seule traction<br />
d’autres engins, dont seule me semblait importer la force motrice, la présence ou l’absence <strong>de</strong><br />
“ prise force ”, la puissance, le système <strong>de</strong> motorisation <strong>de</strong>venant tout d’un coup un engin <strong>de</strong><br />
collection <br />
De même lorsque j'ai rencontré Albert G, qu’on me présenta comme un collectionneur<br />
<strong>de</strong> sécateurs. Je ne tardai pas à découvrir que la <strong>de</strong>scription était bien en-<strong>de</strong>çà <strong>de</strong> la réalité !<br />
Visiter son garage, c'est plonger au coeur d'une accumulation impressionnante d'objets, face à<br />
laquelle on a bien du mal, encore une fois, à trouver <strong>de</strong>s mots. Des caisses en bois, <strong>de</strong>s seaux,<br />
<strong>de</strong>s cartons remplis <strong>de</strong> sécateurs, d'autres remplis <strong>de</strong> clés à molette, d'autres aussi <strong>de</strong> tenail<strong>les</strong>,<br />
d'autres enfin <strong>de</strong> clés. Accrochés aux poutres, <strong>de</strong>s théories <strong>de</strong> petits étaux, <strong>de</strong> démonte-pneus,<br />
<strong>de</strong> pompes à vélos, etc. Il me semble que tout ce que l’univers du bricolage compte <strong>de</strong> petits<br />
outils, sans moteur, est élevé ici au rang d’“ objets <strong>de</strong> collections ”, <strong>de</strong> “ beaux objets ”. Le<br />
maître <strong>de</strong>s lieux fouille boîtes et caisses, en sort quelques exemplaires, un à un, accompagne<br />
sa démonstration <strong>de</strong> quelques mots. Qui sans doute appellent <strong>de</strong> ma part une remarque. Mais<br />
laquelle Comment participer activement à une conversation qui prend pour objet<br />
l’esthétique d’un sécateur Ou d’une pompe à vélo <br />
Certes, on pouvait songer face à ces ensemb<strong>les</strong> “ admirab<strong>les</strong> ” à ceux-ci qui décorent<br />
leur pelouse <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> charrues, <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> brouettes ou encore leur salon d’outils agrico<strong>les</strong>,<br />
fourches, râteaux <strong>de</strong> bois, baratte à beurre et autres moulins à café manuels. Certes, la<br />
fonction d’usage disparue, l’objet peut alors être investi <strong>de</strong>s fonctions <strong>les</strong> plus diverses. Dont<br />
4
la fonction esthétique. Mais <strong>les</strong> mécanicines n’exposent jamais leur objet d’affection dans leur<br />
jardin ni dans leur salon. Ils sont au contraire le plus souvent soigneusement rangés dans <strong>de</strong>s<br />
garages ou <strong>de</strong>s ateliers où peut <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> va <strong>les</strong> voir.<br />
Et que penser <strong>de</strong> ceux-ci qui, à Toulouse, restaurent une vieille locomotive <br />
Autre surprise, et non <strong>de</strong>s moindres : on me parle à plusieurs reprises <strong>de</strong> Jean-Marie<br />
D., le prési<strong>de</strong>nt d’un club d'amateurs d'engins militaires. Mon informateur m'en brosse un<br />
étrange tableau. "Ils se réunissent tous <strong>les</strong> samedis après-midi, du côté <strong>de</strong> Pujols, dans un pré<br />
et ils font tourner leurs engins. Ils font <strong>de</strong>s démonstrations avec leur char et tout ça. Ils jouent<br />
à la guerre si tu veux, ça <strong>les</strong> amuse." L'étonnement fut plus grand encore lors d'une<br />
conversation téléphonique avec le prési<strong>de</strong>nt du club. Comme il me conseille <strong>de</strong> me rendre à<br />
leur atelier, je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> l'adresse. "C'est pas compliqué. Si vous vous trompez, vous<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>z aux voisins. Dans la rue, tout le mon<strong>de</strong> nous connaît. Ils ont l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> voir<br />
passer <strong>les</strong> chars, <strong>les</strong> Jeeps, <strong>les</strong> mitrailleuses." Passant la porte <strong>de</strong> ce hangar désaffecté, prêté<br />
par la municipalité, me voici nez à nez avec un char -"Sherman" me précisera-t-on par la<br />
suite- le canon braqué vers l'entrée. Le prési<strong>de</strong>nt m'accueille avec un large sourire,<br />
manifestement fort heureux que l'on s'intéresse à son club, et me propose une visite guidée <strong>de</strong><br />
cet angoissant musée. J’ai bien du mal à ne pas défaillir lorsqu'on me propose <strong>de</strong> m’installer<br />
sur le siège <strong>de</strong> la mitrailleuse, lorsqu'on me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'escala<strong>de</strong>r <strong>les</strong> chenil<strong>les</strong> du char pour<br />
m’installer dans la tourelle. Les engins <strong>de</strong> transport <strong>de</strong> troupes ne sont guère plus rassurants.<br />
Le "conservateur" ne fait d’ailleurs pas mystère <strong>de</strong> leur usage antérieur. "Tous ces engins ont<br />
servi. Le Sherman, par exemple, était entrain <strong>de</strong> pourrir dans <strong>les</strong> Lan<strong>de</strong>s, dans le sable. Il avait<br />
été abandonné là en 44, après le débarquement. Ils voulaient le détruire, on a eu du mal à le<br />
récupérer." Les amateurs en effet ne semblent pas s'embarrasser <strong>de</strong> l'utilité première <strong>de</strong> leur<br />
objet d'affection. Un autre char est actuellement l'objet <strong>de</strong> toute leur attention. Le moteur a été<br />
démonté, <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong> tôle, <strong>de</strong>s pièces métalliques impossib<strong>les</strong> à i<strong>de</strong>ntifier pour moi,<br />
atten<strong>de</strong>nt qu'on s'inquiète <strong>de</strong> leurs nombreux points <strong>de</strong> rouille. Les "mécaniciens <strong>de</strong> <strong>l'inutile</strong>"<br />
s'activent, dans la plus parfaite bonne humeur. L'un d'eux, en bleu <strong>de</strong> chauffe, disparaît dans la<br />
tourelle ; un autre, pour vérifier l'état <strong>de</strong> diverses pièces, disparaît sous <strong>les</strong> chenil<strong>les</strong>. L'énorme<br />
bloc-moteur est posé sur une soli<strong>de</strong> table. On vérifie la santé <strong>de</strong>s nombreuses et énormes<br />
bougies. On disserte, on plaisante, on fume et on boit. Manifestement, ce ne sont plus <strong>de</strong>s<br />
engins <strong>de</strong> guerre mais <strong>de</strong>s engins tout court, <strong>de</strong>s pistons, <strong>de</strong>s culasses, <strong>de</strong>s gicleurs ordinaires.<br />
Des pièces anonymes et sans passé, sans Histoire. Amnésiques, <strong>les</strong> “ mécaniciens <strong>de</strong><br />
l’inutile ” <br />
Enfin, <strong>les</strong> collectionneurs <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> voitures étaient sans doute ceux qui me posaient<br />
le moins question. J’avais parfois assisté à l’un <strong>de</strong> leur défilé, fortuitement, admirant <strong>les</strong> lignes<br />
désuètes. Je <strong>les</strong> imaginais tous heureux propriétaires <strong>de</strong> voitures <strong>de</strong> la première moitié du XX°<br />
siècle. Quelle ne fut pas ma surprise <strong>de</strong> voir que <strong>les</strong> Ami 6 et Ami 8, <strong>les</strong> Renault 12 ou <strong>les</strong><br />
Renault 8 appartenaient aussi à cet univers qui me semblait limiter aux Tractions et aux Trèfle<br />
<br />
Surprise donc face à ces collections étranges. Il convient d’abord d'interroger mes<br />
propres représentations, mon propre rapport à ces objets car il explique certaines absences. Je<br />
n’ai jamais pu réaliser l’enquête auprès <strong>de</strong>s restaurateurs <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong> militaires. Ma<br />
rencontre, à peine <strong>les</strong> portes du hangar passées, avec le char Sherman, gueule <strong>de</strong> canon<br />
tournée vers l’entrée, a immédiatement réveillé un souvenir, une image d’enfance, quelques<br />
secon<strong>de</strong>s extraites d’un film dont j’ai tout oublié. Sauf cette colonne <strong>de</strong> chars qui s’avance au<br />
milieu d’une foule en liesse, et puis quelqu’un qui tombe <strong>de</strong>vant le char qui ne peut s’arrêter.<br />
Ou peut-être le pilote ne l’a-t-il pas vu Et puis le bruit <strong>de</strong>s os broyés par <strong>les</strong> chenil<strong>les</strong> du<br />
monstre, <strong>les</strong> craquements <strong>de</strong>s uns mêlés au couinement étrange <strong>de</strong>s autres. Le char passé, la<br />
foule dissipée, quelqu’un qui vient avec une fourche, qui décolle le cadavre <strong>de</strong>venu plat<br />
comme une feuille <strong>de</strong> papier, place le manche <strong>de</strong> l’outil sur son épaule, le cadavre pendant<br />
5
pitoyablement aux <strong>de</strong>nts <strong>de</strong> l‘instrument 1 . Telle est du moins l’image que j’en ai gardée et qui<br />
a resurgi avec violence <strong>de</strong>vant le Sherman. Un char, une auto-mitrailleuse, un canon, voilà<br />
bien <strong>de</strong>s engins que j’apprécie peu. Se promener au milieu <strong>de</strong>s chars et <strong>de</strong>s mitrailleuses, juger<br />
<strong>de</strong> leur état <strong>de</strong> conservation, <strong>de</strong> leur puissance, <strong>de</strong> leur poids, rentrer dans <strong>les</strong> tourel<strong>les</strong>,<br />
s’asseoir sur <strong>les</strong> chenil<strong>les</strong> pour analyser par quelque processus ils glissent <strong>de</strong> la valeur d’usage<br />
à la valeur esthétique était pour moi impossible. Pourtant, le fait qu’ils restaurent et aiment ces<br />
vieil<strong>les</strong> mécaniques est bien la preuve la plus aboutie <strong>de</strong> cette conversion qui transforme une<br />
machine à tuer en machine à admirer. Pour ces collectionneurs, ces engins ont manifestement<br />
perdu leur valeur d’usage. Ils ne sont plus <strong>de</strong>s engins militaires mais <strong>de</strong>s “ bel<strong>les</strong><br />
mécaniques ” sans autre qualificatif. C’était sans doute le terrain auquel il aurait fallu apporter<br />
toute son attention. Je ne l’ai pas pu. L’enquête reste encore à faire.<br />
Les collectionneurs <strong>de</strong> voitures anciennes n'avaient jamais provoqué chez moi le<br />
moindre étonnement 2 . Sans être absolument "normal", le phénomène me semblait très lié à la<br />
prétendue "beauté" <strong>de</strong>s formes, désuètes ou au contraire très novatrices. C’est bien sur un<br />
double discours qui combine “ beauté ”, “ pureté ”, “ esthétique ” <strong>de</strong>s lignes et performances<br />
mécaniques, la voiture <strong>de</strong>venant tout à la fois “ objet technique “ et “ objet esthétique ” que<br />
sont fondées toutes <strong>les</strong> publicités contemporaines mais aussi plus anciennes. (Garabuau 1996)<br />
Un dualiste qui, me semblait-il, ne pouvait convenir aux tracteurs, charrues, camions et autres<br />
1 A n’en pas douter un fim extrait <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Curzio Malaparte, La peau.“ Un homme<br />
mort est un homme mort. Il n’est qu’un homme mort. Il est plus, et peut-être aussi moins,<br />
qu’un chien ou qu’un chat mort. Il m’était arrivé plusieurs fois <strong>de</strong> voir imprimé dans la boue<br />
<strong>de</strong> la route un chien mort, écrasé par <strong>les</strong> chenil<strong>les</strong> d’un char. Le profil d’un chien <strong>de</strong>ssiné sur<br />
le tableau noir <strong>de</strong> la route avec un crayon rouge. Un tapis en peau <strong>de</strong> chien.<br />
A Janpol, sur le Dniester, en Ukraine, au mois <strong>de</strong> juillet 1941, il m’était arrivé <strong>de</strong> voir<br />
dans la poussière <strong>de</strong> la route, au beau milieu du village, un tapis en peau humaine. C’était un<br />
homme écrasé par <strong>les</strong> chenil<strong>les</strong> d’un char. Le visage avait pris une forme carrée, la poitrine et<br />
le ventre s’étaient élargis et mis <strong>de</strong> travers, en losange : <strong>les</strong> jambes écartées, et <strong>les</strong> bras un peu<br />
détachés du tronc, ressemblaient aux pantalons et aux manches d’un costume fraîchement<br />
repassé. C’était un homme mort, quelque chose <strong>de</strong> plus, ou <strong>de</strong> moins qu’un chien ou un chat<br />
noir. Je ne saurais dire, maintenant, ce qu’il y avait, dans cet homme mort, <strong>de</strong> plus ou <strong>de</strong><br />
moins que ce qu’il y a dans un chien ou dans un chat mort. Mais alors, ce soir-là, au moment<br />
où je le vis imprimé dans la poussière <strong>de</strong> la route, au milieu du village <strong>de</strong> Janpol, j’aurais<br />
peut-être pu dire ce qu’il y avait en lui <strong>de</strong> plus ou <strong>de</strong> moins que dans un chien.<br />
Des ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Juifs en caftan noir, armés <strong>de</strong> bêches et <strong>de</strong> pioches, ramassaient ça et là<br />
<strong>les</strong> morts abandonnés par <strong>les</strong> Russes dans le village. Assis sur le seuil d’une maison en ruine,<br />
je regardais la brume monter légère et transparente <strong>de</strong>s rives marécageuses du Dniester. (…)<br />
Au milieu <strong>de</strong> la route, là, <strong>de</strong>vant moi, gisait l’homme écrasé par <strong>les</strong> chenil<strong>les</strong> d’un<br />
blindé. Quelques Juifs arrivèrent et se mirent à décoller <strong>de</strong> la poussière ce profil d’homme<br />
mort. Ils soulevèrent tout doucement avec la pointe <strong>de</strong> leur bêche es bords <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>ssin,<br />
comme on soulève <strong>les</strong> bords d’un tapis. C’était un tapis <strong>de</strong> peau humaine, et la trame était une<br />
mince armature osseuse, une véritable toile d’araignée faite d’os écrasés. On eût dit un<br />
vêtement amidonné, une peau d’homme amidonnée. La scène était atroce, légère, délicate,<br />
lointaine. Les Juifs parlaient entre eux, et leurs voix me parvenaient douces et éteintes. Quand<br />
le tapis <strong>de</strong> peau humaine fut complètement détaché <strong>de</strong> la poussière, un <strong>de</strong> ces Juifs y piqua la<br />
pointe <strong>de</strong> sa bêche, du côté <strong>de</strong> la tête, et se mit en route avec ce drapeau. ” (Malaparte 1949 :<br />
383-384)<br />
2 Certains pourraient ressentir face aux voitures le même malaise que celui je ressentis face<br />
aux canons, objectant que la voiture n’est pas moins meurtrière que <strong>les</strong> canons, combinant le<br />
nombre <strong>de</strong>s victimes <strong>de</strong> la route aux conséquences <strong>de</strong> pollution qu’el<strong>les</strong> entraînent.<br />
(Bourdoiseau 2000 ; Le Breton 2000)<br />
6
instruments aratoires ! Que pouvait-on trouver d'"admirable", <strong>de</strong> "beau" dans ces engins qui<br />
n'ont jamais eu, a priori, pour vocation première l'esthétique mais l'efficacité <br />
C'est donc par <strong>les</strong> collections, selon moi insolites, que j'ai débuté cette<br />
recherche avant <strong>de</strong> m'intéresser plus spécialement aux plus "classiques" collections <strong>de</strong><br />
voitures et <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux-roues qui ont occupé l’essentiel <strong>de</strong> cette recherche. Ce détour ne fut pas<br />
inutile : <strong>les</strong> collections <strong>de</strong> viel<strong>les</strong> automobi<strong>les</strong> sont, au moins autant que <strong>les</strong> collections <strong>de</strong><br />
tracteurs ou <strong>de</strong> sécateurs, "bonnes à penser".<br />
Choisir le terrain<br />
Il a d’abord fallu choisir un terrain, parmi <strong>les</strong> nombreuses possibilités que m’offrait le<br />
mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la mécanique <strong>de</strong> collection.<br />
J’ai tout <strong>de</strong> suite exclus <strong>les</strong> éco-musées même si, sur certains, plane l’ombre <strong>de</strong>s<br />
“ mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ”. Je songe plus spécialement au Musée du liège, à Mézin, dans le<br />
Lot-et-Garonne. Le village connut une certaine notoriété du fait <strong>de</strong> sa production <strong>de</strong> bouchons<br />
<strong>de</strong> liège qui occupa, jusqu’aux années soixante, tous ses habitants. Mais sévèrement<br />
concurrencé par le plastique, l’usage du bouchon <strong>de</strong> liège <strong>de</strong>vint plus rare ; <strong>les</strong> entreprises <strong>de</strong><br />
Mézin fermèrent et <strong>les</strong> ouvriers tentèrent <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong>s emplois ailleurs. La retraite venue, un<br />
petit nombre d’entre eux fouillèrent caves, greniers et décharges, à la recherche <strong>de</strong>s machines<br />
abandonnées qu’ils restaurèrent et installèrent dans leur “ Musée du Bouchon ” 3 .<br />
Il y avait également <strong>les</strong> musées spécialement consacrés aux automobi<strong>les</strong>, aux<br />
motocyclettes ou aux tracteurs, musées publics ou privés, personnels ou associatifs. On me<br />
conseilla souvent le musée Henri Lamartre, créé en 1959 et acheté par la ville <strong>de</strong> Lyon en<br />
1972, et surtout le Musée <strong>de</strong> l’Automobile <strong>de</strong> Mulhouse, également appelé collection<br />
Schlumpf, du nom <strong>de</strong> son créateur. Mais il suffit <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r la télévision 4 ou <strong>de</strong> consulter <strong>les</strong><br />
sites internet pour constater qu’ils sont nombreux : l’Expo-moto, à Saint-Caprais dans l’Allier<br />
créé en Mai 1995 par huit copains fous <strong>de</strong> motos, le musée Maurice Dufresne à Azay-le-<br />
Ri<strong>de</strong>au qui eut <strong>les</strong> honneurs d’un journal <strong>de</strong> Treize heures sur TF1,, le musée automobile <strong>de</strong><br />
Sarlat, en Dordogne, créé par un petit groupe <strong>de</strong> passionnés, celui <strong>de</strong> La Réole en Giron<strong>de</strong>,<br />
auquel certains <strong>de</strong> mes interlocuteurs ont prêté leurs automobi<strong>les</strong>. La presse spécialisée ouvre<br />
régulièrement ses pages à ces collections privées. La Vie <strong>de</strong> l’Auto lui consacre même une<br />
rubrique, <strong>de</strong> temps en temps, intitulée “ Musée ”.<br />
Les premiers interlocuteurs rencontrés me conseillaient souvent <strong>de</strong> rencontrer <strong>de</strong><br />
3Il y a quelques années, le Conseil Général <strong>de</strong> Lot-et-Garonne s’intéressa à ce musée, décida<br />
<strong>de</strong> le “ mo<strong>de</strong>rniser ” et <strong>de</strong> le “ professionnaliser ”. On repensa la scénographie jugée<br />
“ vieillotte ” ; on chercha à donner une image plus positive du liège, présentée non comme<br />
une industrie “ morte ” comme l’avaient fait <strong>les</strong> anciens bouchonniers mais comme une<br />
industrie très mo<strong>de</strong>rne, puisque <strong>de</strong>s pièces en liège seraient présentes dans la fusée Ariane,<br />
dit-on. On recruta un “ emploi-jeune ” pour s’occuper du musée, qui remplaça <strong>les</strong><br />
“ bénévo<strong>les</strong> ”, qui jusque-là servaient à la fois <strong>de</strong> gui<strong>de</strong>s et <strong>de</strong> conservateurs, désormais<br />
inuti<strong>les</strong> et dont on ne souhaitait plus la présence dans le musée. L’enquête ethnologique qui a<br />
accompagné cette transformation a montré d’une part combien l’activité <strong>de</strong>s anciens<br />
bouchonniers s’apparente à celle <strong>de</strong>s “ mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ”, analysée ici et d’autre part,<br />
leur refus, silencieux mais douloureusement vécu, <strong>de</strong> cette restructuration, considérant<br />
“ qu’on détruisait leur musée pour en faire un autre, celui du Conseil Général ”.<br />
4 Le journal <strong>de</strong> Treize Heures, sur TF1, a à plusieurs reprises consacré <strong>de</strong>s séries <strong>de</strong><br />
reportages à ces collections. Parfois il s’agissait <strong>de</strong> présenter <strong>les</strong> “ voitures qui ont marqué le<br />
XX° siècle ” ; parfois il s’agissait <strong>de</strong> mettre en avant le travail d’un restaurateur et surtout son<br />
“ musée personnel ”.<br />
7
“ grands collectionneurs ”, soit propriétaires d’un grand nombre <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong>, plusieurs<br />
dizaines parfois, soit collectionneurs <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong> très prestigieux. Ainsi la collection <strong>de</strong><br />
Char<strong>les</strong> G. Renaud en Suisse à laquelle Retroviseur consacre un long article en février 2001.<br />
Une “ belle collection ” assurément, à en croire l’article, qui rassemble <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> <strong>les</strong> plus<br />
prestigieux. “ Bentley 8 Litre , Packard V12, Panhard <strong>de</strong> course <strong>de</strong> 1908, Merce<strong>de</strong>s 540 K ou<br />
300 SL, on se rend compte que l’énumération sera un exercice stérile ” affirme le journaliste.<br />
Exercice auquel pourtant il se livre. “ Benz 1898, (…) tourer Lagonda 4,5 litres, monoplace<br />
Cooper Bristol, (…) Marmon V16, Isotta-Fraschini 8A, Delage D8, Hispano-Suiza H6B, (…)<br />
Rolls-Royce, torpedo De Dion-Bouton 30 HP <strong>de</strong> 1908, (…) cabriolet Cord 812, (…) Aston<br />
Martin DB 4 GT, Lambroghini Miura, (…) Ferrari Lusso, Daytona, 275 GTB, (…)<br />
Pegaso,(…) Bugatti type 46, (…) coupé typé 55, 57 C et 57 SC ”. Arrêtons-là l’énumération.<br />
Il n’est pas besoin d’être un très grand spécialiste <strong>de</strong> l’automobile pour s’apercevoir que<br />
dorment dans ces sal<strong>les</strong> <strong>de</strong>s voitures rares, luxueuses, prestigieuses qui ont nécessité et<br />
représentent encore un très lourd investissement financier. Et faisons confiance au rédacteur<br />
<strong>de</strong> l’article lorsqu’il constate que “ <strong>les</strong> collections <strong>de</strong> ce niveau sont rarissimes en Europe. Il<br />
est même probable que, si l’on s’en tient aux voitures routières, le choc causé par lé<br />
découverte <strong>de</strong>s garages <strong>de</strong> Char<strong>les</strong> G. Renaud ne puisse guère être dépassé que par une visite<br />
au musée <strong>de</strong> Mulhouse ”. Une collection dont l’avenir est assuré. “ Même s’il ne s’agit pas<br />
d’un musée, (elle) n’est pas une forteresse imprenable, qui dissimulerait à la vue du mon<strong>de</strong> <strong>les</strong><br />
beautés qu’elle contient : ‘Cela reste mon jardin secret’, explique Char<strong>les</strong> Renaud. Mais si un<br />
club d’amateurs <strong>de</strong> voitures anciennes <strong>de</strong>man<strong>de</strong> l’autorisation <strong>de</strong> visiter, je l’adresse à<br />
Laurent, qui voit si c’est possible. Par principe, nous <strong>de</strong>mandons 10FS par visiteur. De<br />
même, <strong>les</strong> amateurs viennent rendre visite à la collection avec leurs propres voitures<br />
anciennes. Il faut qu’il y ait un échange.’ Mais Char<strong>les</strong> Renaud pense aussi à l’avenir, à la<br />
pérennité <strong>de</strong> la collection : J’ai rassemblé toutes ces voitures avec amour, dans le but <strong>de</strong><br />
construire quelque chose qui dure. J’ai trois héritiers, qui ne se sont jamais beaucoup<br />
intéressés à l’automobile. Je ne sais pas ce qu’ils feraient <strong>de</strong> ces voitures s‘ils avaient à s’en<br />
occuper. Alors, avec mon épouse, nous avons créé une fondation qui fera en sorte que cet<br />
ensemble ne soit pas dispersé. De tel<strong>les</strong> initiatives, qui assurent l’avenir d’une collection<br />
exceptionnelle, tout en promettent une plus large ouverture au grand public, ne peuvent que<br />
réjouir l’amateur. ” (Rétroviseur Février 2001 : 38-44) La collection a déjà son<br />
“ conservateur ”, Laurent, qui n’est autre que l’employé qui restaure ces véhicu<strong>les</strong>, Char<strong>les</strong><br />
n’en étant “ que ” le propriétaire.<br />
La comparaison entre la collection Renaud et le Musée National <strong>de</strong> l’automobile <strong>de</strong><br />
Mulhouse, le rêve <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> collectionneurs que j’ai rencontrés, ne se justifie pas seulement<br />
par la présence <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong> également prestigieux mais aussi par l’histoire. En effet, à<br />
l’origine du musée, une collection privée, celle <strong>de</strong>s frères Schlumpf, industriels du textile.<br />
Visitons-la. “ ‘Louvre <strong>de</strong> l’automobile’, (elle) présente <strong>de</strong>s œuvres multip<strong>les</strong>. En <strong>les</strong><br />
contemplant, le visiteur est pris <strong>de</strong> vertige. Surtout le profane, qui a du mal à en repérer <strong>les</strong><br />
éléments <strong>les</strong> plus intéressants et <strong>les</strong> plus significatifs. Quelle partie est la plus belle Le choix<br />
est subjectif. Les passionnés d’automobile trouvent dans la collection <strong>de</strong> nombreux motifs <strong>de</strong><br />
discussions. ” (Laffon et Lambert 2000 : 131 ) Vertige <strong>de</strong>s uns, discussion et admiration <strong>de</strong>s<br />
autres face à une telle accumulation d’engins <strong>les</strong> plus divers, <strong>de</strong>puis la Benz Victoria <strong>de</strong> 1893,<br />
voiture hippomobile à laquelle manque seulement l’attelage <strong>de</strong> chevaux jusqu’à la Merce<strong>de</strong>z-<br />
Benz 300SL <strong>de</strong> 1956, voiture personnelle du créateur <strong>de</strong> la collection. Sans oublier la<br />
Serpollet 1902, la Delaunay-Belleville <strong>de</strong> 1907, la Panhard-Levassor <strong>de</strong> 191l, la Dufaux <strong>de</strong><br />
1904. Le projet <strong>de</strong> Schlumpf apparaît à la fois manifeste et mystérieux. Il veut mettre en scène<br />
l’histoire <strong>de</strong> l’automobile, <strong>de</strong>puis <strong>les</strong> essais hésitants <strong>de</strong> la fin du XIX° siècle jusqu’aux<br />
années cinquante. Une histoire un peu “ bancale” et déformée, maniant coups <strong>de</strong> projecteurs<br />
et zones d’ombre car Schlumpf centre sa collection sur <strong>les</strong> seu<strong>les</strong> voitures prestigieuses et <strong>de</strong><br />
8
grand luxe, <strong>les</strong> voitures populaires ne l’intéressant absolument pas. On note également la surreprésentation<br />
<strong>de</strong> certains types <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong> : 124 Bugatti, 14 Renault, 31 Merce<strong>de</strong>z, 22<br />
Peugeot, 15 Rolls-Royce, 27 De Dion dont 8 De Dion G <strong>de</strong> 1901, huit fois le même modèle<br />
en somme. Juxtaposition <strong>de</strong> séries au cœur <strong>de</strong> l’accumulation, collection <strong>de</strong> collections en<br />
somme. On n’est pas moins étonné <strong>de</strong> constater qu’au milieu <strong>de</strong> ces “ véhicu<strong>les</strong> historiques ”,<br />
<strong>de</strong> ces “ témoins <strong>de</strong> l’histoire automobile ”, on trouve <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> personnels <strong>de</strong>s frères<br />
Schlumpf ! Cette collection a une histoire quelque peu compliquée.<br />
De nationalité suisse 5 , nés respectivement en 1904 et 1906, dans une famille <strong>de</strong> la<br />
bourgeoisie commerçante <strong>de</strong> Mulhouse, <strong>les</strong> frères Hans et Fritz Schlumpf ont un rêve :<br />
dominer l’industrie textile <strong>de</strong> l’après-guerre. Il leur faudra plus <strong>de</strong> trente ans pour parvenir à<br />
possé<strong>de</strong>r toutes <strong>les</strong> entreprises <strong>de</strong> la vallée <strong>de</strong> Malmerspach, où ils ont élu domicile à la fin<br />
<strong>de</strong>s années trente. Mais ce n’est pas à leur sens du commerce mais à leur passion pour<br />
l’automobile qu’ils doivent d’avoir défrayé la chronique au cours <strong>de</strong>s années 70. Un scandale<br />
qui mêlera d’ailleurs l’une et l’autre <strong>de</strong> leurs activités.<br />
Nommé en 1939, à la tête d’une <strong>de</strong>s filatures <strong>de</strong> Malmerspach, Fritz Schlumpf n’aura<br />
<strong>de</strong> cesse <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r un véritable empire industriel, rachetant <strong>les</strong> filatures concurrentes,<br />
s’assurant la paix sociale par une politique fortement paternaliste, finançant <strong>les</strong> équipements<br />
<strong>de</strong> la vallée mais poursuivant <strong>de</strong> ses foudres et <strong>de</strong> sa vengeance ceux qui avaient l’heur <strong>de</strong> ne<br />
pas lui plaire ou <strong>de</strong> lui résister. Il se construit dans le même temps une soli<strong>de</strong> réputation<br />
d’original, volontiers mégalomane, passionné <strong>de</strong> voitures puissantes avec <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> il<br />
participe aux rallyes <strong>de</strong> vitesse, organisés dans la région. Aussi n’est-on qu’à moitié étonné ce<br />
jour <strong>de</strong> 1957, lorsque trois tacots dont un Zèbre et une Avion-Voisin sont amenés au patron<br />
qui exulte <strong>de</strong> bonheur. Ce n’était au fond pas plus étonnant que l’encombrant Viking, avion<br />
britannique, acheté <strong>de</strong>ux ans plus tôt, installé dans l’usine <strong>de</strong> Malmerpsach. Ce n’est qu’à<br />
partir <strong>de</strong> 1960 que <strong>les</strong> achats s’accélèrent, <strong>de</strong>venant une véritable boulimie qui, semble-t-il,<br />
entraînera la perte <strong>de</strong> cette empire lorsque la crise économique le fragilisera. Ce n’est certes<br />
pas lui qui procè<strong>de</strong> aux achats. Il utilise pour cela son immense réseau <strong>de</strong> connaissance,<br />
utilisant même ses représentants comme “ repéreurs ” <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> voitures. Il achète ainsi<br />
partout en France puis en Europe <strong>les</strong> tacots qu’il admire. Mais il faut <strong>de</strong> l’argent. Fritz puise<br />
dans sa poche ou dans celle <strong>de</strong> son frère, -un frère très discret qui assiste sans y participer<br />
activement à la constitution <strong>de</strong> cette collection- mais aussi parfois, dit-on, dans celle <strong>de</strong> ses<br />
entreprises, “ emprunts” qu’il rembourse plus tard. Et s’il se montre très précis quant au suivi<br />
<strong>de</strong>s comptes <strong>de</strong> ces achats, il fait aussi parfois d’étranges manipulations, appliquant aux tacots<br />
<strong>les</strong> règ<strong>les</strong> <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong> neufs. En effet, alors que ceux-ci per<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> leur valeur au fil <strong>de</strong>s<br />
années, ceux-là n’en per<strong>de</strong>nt pas voire en gagnent. Or, une voiture ancienne achetée dix ans<br />
auparavant par l’entreprise est revendue, dix ans plus tard, au dixième <strong>de</strong> sa valeur d’achat à<br />
Fritz.<br />
Mais peu à peu <strong>les</strong> univers se brouillent au point <strong>de</strong> se confondre, la passion prenant<br />
<strong>de</strong>s allures d’industrie alors que celle-ci décline, sans attirer le moins du mon<strong>de</strong> l’attention <strong>de</strong><br />
Fritz, le seul projet automobile comptant pour lui au point que, semble-t-il, <strong>les</strong> finances, au<br />
lieu <strong>de</strong> servir au sauvetage du groupe industriel menacé, sont <strong>de</strong> plus en plus utilisées pour <strong>les</strong><br />
seuls évhicu<strong>les</strong>. A l’achat <strong>de</strong>s engins, il faut aussi ajouter l’achat <strong>de</strong>s bâtiments pour <strong>les</strong><br />
abriter, <strong>les</strong> installations pour <strong>les</strong> restaurer et <strong>les</strong> salaires <strong>de</strong>s employés qui veillent à cette<br />
restauration. En effet, dans <strong>les</strong> ateliers <strong>de</strong> l’usine, Fritz fait travailler un atelier spécial <strong>de</strong><br />
restauration automobile. Si <strong>les</strong> ouvriers employés à la production textile sont employés à la<br />
chaîne, <strong>les</strong> restaurateurs flirtent avec l’artisanat, chacun ayant son atelier, sa voiture à réparer.<br />
Deux univers différents en somme au point que, lorsque la fermeture sera imminente, loin <strong>de</strong><br />
se joindre à leurs confrères, ceux-ci tenteront <strong>de</strong> se démarquer, affirmant que ces restaurations<br />
5 J’emprunte l’histoire <strong>de</strong> la collection Schlumpf à l’ouvrage <strong>de</strong> Francis Laffon et Elisabeth<br />
Lambert.<br />
9
sont leur œuvre et leur bien.<br />
Mais Fritz caresse un projet : ouvrir un musée, pas véritablement un musée <strong>de</strong><br />
l’automobile mais un musée <strong>de</strong> la famille Schlumpf, une sorte d’égo-musée (Muxel 1996).<br />
Qu’on en juge par la façon dont il l’avait organisé : <strong>de</strong>s voitures en rang comme à la para<strong>de</strong><br />
certes mais aussi d’autres objets qui n’avaient d’autres liens avec le reste <strong>de</strong> la collection que<br />
celui d’avoir également séduit Fritz, entre autres un orgue <strong>de</strong> 86 touches, <strong>de</strong>ux nymphettes et<br />
<strong>de</strong>ux angelots <strong>de</strong> pierre faisant la révérence à une photo cerclée <strong>de</strong> dorures : le portrait <strong>de</strong><br />
Jeanne Schlumpf, la mère <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux industriels, tricotant paisiblement. Autel familial<br />
assurément. Et si l’on en doutait encore, le long <strong>de</strong> l’avenue <strong>de</strong> Colmar, <strong>de</strong>vaient flotter <strong>de</strong>s<br />
drapeaux <strong>de</strong>s différentes nationalités sauf ceux du centre, à la gloire personnelle <strong>de</strong>s<br />
Schlumpf. Faut-il s’étonner qu’il <strong>de</strong>vait se nommer “ Musée Schlumpf ” Mais l’industriel<br />
traîne, perfectionne son projet et ne voit pas arriver ou ne veut pas prendre la mesure <strong>de</strong> la<br />
crise textile qui éclate en 1976. Les finances du groupe ne permettant pas <strong>de</strong> réaliser <strong>les</strong><br />
investissements nécessaires, Fritz, préférant sauver sa collection que ses usines, déci<strong>de</strong> la<br />
fermeture <strong>de</strong> cel<strong>les</strong>-ci et pour éviter la vindicte <strong>de</strong> ses ouvriers fuit en Suisse. C’est sa<br />
compagne qui continue le projet <strong>de</strong> musée. Pendant un an. Tout s’accélère lorsque l’usine est<br />
à son tour fermée et ses employés licenciés, signifiant du même coup la fin <strong>de</strong>s restaurations.<br />
Le 7 mars 1977, <strong>les</strong> ouvriers licenciés entrent par la force dans l’usine et déci<strong>de</strong>nt d’occuper<br />
cette usine-musée, qu’ils ouvrent aussitôt au public, s’organisant en équipes <strong>de</strong> veilleurs, <strong>de</strong><br />
gui<strong>de</strong>s car il ne faut surtout pas endommager ces voitures. Le succès est immédiat : <strong>de</strong>s<br />
passionnés <strong>de</strong> voitures, <strong>de</strong>s badauds mais aussi <strong>de</strong>s personnalités politiques se ren<strong>de</strong>nt sur <strong>les</strong><br />
lieux comme Georges Marchais ou François Mitterrand entre autres. La guerre est joyeuse ;<br />
<strong>les</strong> soutiens sont nombreux. Une troupe <strong>de</strong> théâtre vient donner la représentation d’une pièce<br />
qui, bien qu’elle considère comme fortuite toute ressemblance avec <strong>de</strong>s événements ou <strong>de</strong>s<br />
personnages ayant existé, n’en est pas moins l’exacte reproduction <strong>de</strong> l’affaire Schlumpf.<br />
Dans un carnaval joyeux, on promène un char sur lequel Schlumpf est représenté pilotant une<br />
<strong>de</strong> ses précieuses voitures. La collection privée <strong>de</strong>vient instrument politique : elle permettra<br />
aux ouvriers d’éviter le naufrage complet <strong>de</strong> leurs emplois, obligeant <strong>les</strong> pouvoirs publics à<br />
mettre en œuvre un nouveau modèle <strong>de</strong> développement, remplaçant l’industrie textile par<br />
d’autres unités <strong>de</strong> production. Deux ans après le début <strong>de</strong> l’occupation, le but étant plus ou<br />
moins atteint, le comité déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> rendre <strong>les</strong> clés du musée. Mais son sort n’est pas réglé pour<br />
autant puisqu’en 1981, il est racheté pour 44 millions <strong>de</strong> francs pour ouvrir très officiellement<br />
ses portes sous le nom <strong>de</strong> Musée National <strong>de</strong> l’Automobile. Tout au long <strong>de</strong> la lutte syndicale<br />
et politique, la collection a aussi insensiblement changé <strong>de</strong> sens : la folie d’un homme est<br />
<strong>de</strong>venue bien d’un ensemble, d’un collectif ; le témoin d’une exploitation industrielle, d’un<br />
détournement <strong>de</strong> fonds <strong>de</strong>vient aussi un emblème culturel, témoignant du travail <strong>de</strong>s ouvriers.<br />
L’inacceptable folie d’un homme qui, aveuglé par sa passion, laissa son industrie partir à vaul’eau,<br />
sacrifiant <strong>de</strong>s centaines d’emplois <strong>de</strong>vint peu à peu une “ admirable ” folie, une passion<br />
dont la démesure et <strong>les</strong> dégâts qu’elle entraîna <strong>de</strong>viennent eux aussi “ remarquab<strong>les</strong> ”.<br />
Malgré l’intérêt qu’il y aurait à mener une enquête sur ces collections qui, par la<br />
force ou par la volonté <strong>de</strong> leur créateur, <strong>de</strong>viennent publiques, “ musée ” ou “ fondation ”, j’ai<br />
préféré m’intéresser à <strong>de</strong>s collections plus “ ordinaires ”, <strong>de</strong>s ensemb<strong>les</strong> plus “ mo<strong>de</strong>stes ” <strong>de</strong><br />
véhicu<strong>les</strong> moins prestigieux. En fait, ce n’est moins sur la collection que sur l’homme que<br />
s’est porté mon choix. Char<strong>les</strong> Renaud et Fritz Schlumpf sont bien <strong>de</strong>s collectionneurs mais<br />
peuvent-ils être considérés comme <strong>de</strong>s “ mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ” Ils ne se sont jamais<br />
livrés eux-mêmes à la moindre restauration 6 . Or, il me semblait indispensable que ce rapport<br />
6 Une enquête fine montrerait sans doute qu’il y a, entre Char<strong>les</strong> Renaud ou Fritz Schlumpf et<br />
Gilbert F, Jean-Clau<strong>de</strong> C et mes autres interlocuteurs plus <strong>de</strong> points communs que je ne l’ai<br />
cru dans un premier temps.<br />
10
physique à l’objet, la question <strong>de</strong>s savoirs et <strong>de</strong>s techniques soient posés au centre <strong>de</strong> cette<br />
recherche.<br />
“ Mécanicien <strong>de</strong> l’inutile ” : auto-portrait<br />
Il a fallu trouver <strong>les</strong> mots justes pour définir mes interlocuteurs. Au cours <strong>de</strong> nos<br />
premières conversations, je <strong>les</strong> qualifiais <strong>de</strong> “ collectionneurs ” faute <strong>de</strong> mieux. N’est-ce pas<br />
le mot commun pour désigner celui qui associe plusieurs objets semblab<strong>les</strong>, en un ensemble<br />
qui est sorti du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’utilitaire, dont la valeur première est d’exister Je me suis très vite<br />
aperçu que ce terme ne leur convenait pas. “ Collectionneur, non. Je suis pas collectionneur.<br />
Le collectionneur, c’est celui qui va en acheter, <strong>les</strong> gar<strong>de</strong>r précieusement, <strong>les</strong> bichonner. Bon,<br />
je <strong>les</strong> bichonne aussi mais disons que c’est pas le même sens, quoi. Et puis, surtout, le<br />
collectionneur, c’est surtout celui qui y voit l’argent <strong>de</strong>dans. Pour moi, c’est surtout ça, celui<br />
qui spécule, qui achète <strong>de</strong>s bel<strong>les</strong> voitures, qui <strong>les</strong> gar<strong>de</strong> en se disant : ‘Dans quelques années,<br />
el<strong>les</strong> auront pris <strong>de</strong> la valeur et je ferai un beau paquet <strong>de</strong> pognon.’ Ca existe. Mais moi, c’est<br />
pas ça. Moi, j’ai ces voitures parce que je <strong>les</strong> aime. ” Il préfèrent se qualifier <strong>de</strong><br />
“ passionnés ”, d’“ amateurs ”.<br />
Les “ mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ” brossent une sorte <strong>de</strong> typologie <strong>de</strong> leur propre<br />
mon<strong>de</strong>, par cerc<strong>les</strong> successifs mais forcément concentriques, en fonction du nombre et du<br />
style <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong> possédés, du rapport qu’ils sont supposés entretenir avec ceux-ci. Il y aurait<br />
d’abord une opposition essentielle, axe autour duquel s’organiserait cet univers. “ Mes<br />
voitures, el<strong>les</strong> sont pas à vendre. Dans <strong>les</strong> collectionneurs, il y a ceux qui ven<strong>de</strong>nt. Tu achètes<br />
jamais pour vendre parce que… Sauf ceux qui font du négoce là-<strong>de</strong>dans, qui font du fric pour<br />
le fric. Alors là, c’est autre chose. C’est pas <strong>de</strong>s collectionneurs, c’est <strong>de</strong>s négociants. Tu en as<br />
qui achètent et quand ça monte bien, ils ven<strong>de</strong>nt. C’est une façon <strong>de</strong> voir. Les voitures, ils<br />
s’en foutent. Ce qui compte, c’est ‘combien ’ Mais normalement tu fais pas <strong>de</strong> calcul comme<br />
ça. C’est <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> cœur. Ca marche toujours comme ça. Et tu vends pas tes coups <strong>de</strong><br />
cœur. ” Deux groupes donc, l’un dont <strong>les</strong> motivations seraient clairement financières voire<br />
spéculatives et un autre qui “ marche au coup <strong>de</strong> cœur ”, aux motivations pour le moins floues<br />
mais qui seraient fondées sur “ la passion ”, “ le goût ”, notions plus floues encore.<br />
Au sein <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers, divers types à nouveau. “ Il y a <strong>de</strong>s collectionneurs <strong>de</strong><br />
Porsche, parce qu’ils sont Porsche, parce qu’ils aiment la mécanique. C’est <strong>de</strong>s trucs<br />
magnifiques, c’est vrai. C’est pas que ce soit plus cher parce que c’est <strong>de</strong>s voitures très<br />
abordab<strong>les</strong> <strong>de</strong> ce truc-là. Des fois ça peut être aussi une histoire <strong>de</strong> frime. Il y aussi le<br />
collectionneur-frimeur. Ca existe. Il y a le collectionneur tuné, celui qui a <strong>de</strong> la tune, qui fout<br />
un fric terrible. Il a du fric, il se fait plaisir sur <strong>de</strong>s modè<strong>les</strong> exceptionnels. Moi, c’est du<br />
populaire, c’est du truc pas cher. Pas cher Ca coûte très cher mais on fait un choix : c’est la<br />
voiture ou <strong>les</strong> vacances. Moi, <strong>les</strong> vacances, je m’en fous. Donc c’est la voiture. Et après, on<br />
rentre dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s collectionneurs. Et moi qui connaît rien à la mécanique… Le mon<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>s collectionneurs, on suit <strong>les</strong> expositions, on suit tout ça. Moi je suis épaté, émerveillé par la<br />
reconstitution <strong>de</strong> bagno<strong>les</strong>, <strong>de</strong>s gens qui font <strong>de</strong> ces trucs que tu restes complètement sur le<br />
cul. J’en ai vu <strong>de</strong>s bagno<strong>les</strong>, c’étaient complètement <strong>de</strong>s poubel<strong>les</strong>, <strong>de</strong>s épaves complètes.<br />
Vous <strong>les</strong> revoyez trois ans plus tard, vous êtes sidéré. C’est magnifique. Voilà. Il y a <strong>de</strong>s<br />
voitures <strong>de</strong> collection <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> valeur avec <strong>de</strong>s gens… On en côtoie. Moi j’ai <strong>de</strong>s amis qui<br />
ont <strong>de</strong>s bagno<strong>les</strong> qui représentent <strong>de</strong>s sommes astronomiques. Vous achetez une belle villa<br />
avec. Ca existe. Sans aller sur <strong>les</strong> gros, gros collectionneurs comme Schlumpf. Des modè<strong>les</strong><br />
assez uniques. C’est pas pour moi, petit collectionneur <strong>de</strong> populaires et puis j’en ai pas <strong>les</strong><br />
moyens. On va pas foutre tout ce qu’on a gagné sur la bagnole. ” En effet, il existe <strong>de</strong>s<br />
collectionneurs spécialisés dans certains types <strong>de</strong> voitures ou <strong>de</strong> marques : <strong>les</strong> Peugeotistes,<br />
<strong>les</strong> Citroënistes, <strong>les</strong> “ Amoureux <strong>de</strong> la 203 ”. De toutes <strong>les</strong> voitures, celle qui compte le plus<br />
11
<strong>de</strong> passionnées est peut-être la 2CV. Il existe même une revue qui lui spécialement dédiée :<br />
Planète 2CV. Mais <strong>les</strong> amours <strong>de</strong> ces “ spécialistes ” ne sont pas nécessairement exclusives.<br />
Jean-Clau<strong>de</strong> R. appartient ainsi aux Amoureux <strong>de</strong> la 203 ; il en possè<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux, participe aux<br />
manifestations réservées à ces seuls véhicu<strong>les</strong>. Cela ne l’empêche pas pour autant <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r,<br />
entre autres, <strong>de</strong>ux Simca, une 5 et une 6.<br />
Jean-Clau<strong>de</strong> l’affirme, le collectionneur ne se définit pas seulement par le type<br />
d’engins possédés mais aussi par une série d’activités. Il ne suffit pas d’accumuler <strong>les</strong> voitures<br />
pour être collectionneur. Il faut aussi participer aux expositions, en tant qu’exposants mais<br />
aussi en tant que visiteur, se rendre aux bourses d’échanges, participer aux rallyes,<br />
promena<strong>de</strong>s et autres bala<strong>de</strong>s. Lorsque j’ai évoqué ce garagiste à la retraite, très âgé,<br />
propriétaire, dit-on, d’une importante collection, mes interlocuteurs ont été sceptiques. “ Oui,<br />
le papy Delbert, oui, il paraît qu’il a une chouette collection. Mais pour moi, c’est pas ça.<br />
Parce que ce type, on <strong>les</strong> jamais vues, ses voitures. Il sortait jamais avec. Il faisait pas <strong>les</strong><br />
rallyes. Rien. Pour moi, c’est pas ça. C’est égoïste si vous voulez <strong>de</strong> faire comme ça. ” Force<br />
est <strong>de</strong> reconnaître que je ne pourrai jamais m’approcher <strong>de</strong> cette collection. Autour d’elle, une<br />
sorte <strong>de</strong> silence voire <strong>de</strong> mystère est soigneusement entretenu. Il ne m’a pas été possible <strong>de</strong><br />
rencontrer son créateur car au début <strong>de</strong> cette recherche, il était déjà très âgé, très affaibli. Ses<br />
héritiers, pourtant parfaitement au courant, n’ont pas non plus souhaité en parler. Il ne suffit<br />
donc pas d’accumuler <strong>de</strong>s engins au fond d’un garage ; il faut aussi “ <strong>les</strong> faire servir ”. Ce qui<br />
ne serait pas sans inci<strong>de</strong>nces sur la taille <strong>de</strong> la collection. “ Je trouve qu’avoir beaucoup <strong>de</strong><br />
voitures, c’est <strong>de</strong> la connerie. Parce que tu peux pas toutes <strong>les</strong> faire rouler. Tu comprends bien<br />
que si tu as cinquante voitures, que tu fais que quinze rallyes dans l’année et déjà, ça en fait<br />
<strong>de</strong>s rallyes, t’en as trente-cinq qui dorment au garage sans jamais rien en faire. Parce que, le<br />
but, c’est pas <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r ça sous clé. Et non, c’est pas <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> musée quand même. Non,<br />
une voiture, c’est fait pour rouler. Qu’elle ait <strong>de</strong>ux ans ou cinquante ans. Sinon, à quoi ça<br />
sert Sans compter qu’il te faut <strong>de</strong> la place pour mettre tout ça. Non, même sans ça, je crois<br />
que l’idéal, c’est quatre ou cinq. Là, tu peux t’en servir, rouler, t’en occuper comme il faut. ”<br />
Tous sont d’accord : “ si c’est pour la laisser au garage, alors là, c’est pas la peine. ”<br />
Mais dans le portrait du collectionneur que Jean-Clau<strong>de</strong> a brossé, il manque encore<br />
une caractéristique : il lit la presse spécialisée. Il n’a que l’embarras du choix : Gazoline,<br />
Retromania, Planète 2CV, Moto Légen<strong>de</strong>, Rétro Collection, Retro Viseur, Motos d’hier,<br />
Charge Utile Magazine. Mais il est une revue que tous lisent et possè<strong>de</strong>nt, voire<br />
collectionnent 7 “ Vous connaissez LVA ”. LVA, La Vie <strong>de</strong> l’Auto et son pendant pour <strong>les</strong><br />
<strong>de</strong>ux-roues, LVM, La Vie <strong>de</strong> la Moto. Nous verrons au cours <strong>de</strong> la réflexion quel usage ils<br />
font <strong>de</strong> cette presse. Mais il faut noter qu’elle agit comme une marque <strong>de</strong> reconnaissance,<br />
qu’elle est indispensable et qu’elle compte parmi <strong>les</strong> signes évi<strong>de</strong>nts d’une passion partagée.<br />
Alain, passionné <strong>de</strong> tracteurs, doutait volontiers non pas du thème <strong>de</strong> recherche mais du<br />
chercheur lui-même. Jusqu’au jour où il aperçut Charge Utile Magazine sur la table du salon.<br />
A : “ Tu connais Charge Utile <br />
Q : Oui, pour travailler sur <strong>les</strong> mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile, c’est un minimum, non <br />
A : Ca m’étonne. Je savais pas que tu lisais Charge Utile. J’y croyais pas trop à ton<br />
histoire <strong>de</strong> recherche. Ca m’épate que tu lises Charge Utile. Comment tu trouves C’est bien,<br />
comme magazine, il y plein d’infos. C’est une bible, ce magazine.”<br />
Feuilletant <strong>les</strong> différents numéros, Alain se livra alors, me donnant <strong>de</strong>s adresses <strong>de</strong><br />
collectionneurs, <strong>de</strong>s dates et <strong>de</strong>s lieux d’exposition. La conversation fut digne <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />
“ passionnés ” <strong>de</strong> tracteurs, l’un l’étant tout <strong>de</strong> même plus que l’autre ! Ren<strong>de</strong>z-vous fut pris<br />
pour le printemps 2003, pour la foire <strong>de</strong> Réalmont, dans le Tarn, où nous irons admirer <strong>les</strong><br />
viel<strong>les</strong> machines agrico<strong>les</strong>.<br />
7 C’est avec fierté que certains affirment possé<strong>de</strong>r tous <strong>les</strong> numéros <strong>de</strong> La Vie <strong>de</strong> l’Auto ou <strong>de</strong><br />
La vie <strong>de</strong> la Moto. Une collection donnant naissance à une autre.<br />
12
En route pour l’enquête<br />
Dans un premier temps, <strong>de</strong>s entretiens formels ont été réalisés auprès <strong>de</strong>s amateurs et<br />
mais aussi <strong>de</strong> leurs épouses. Car el<strong>les</strong> ne sont jamais très loin. En effet, on penserait à tort que<br />
cette activité est purement ou majoritairement masculine. Si collectionneurs <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong><br />
voitures se déclinent parfois au féminin, avouons que le cas <strong>de</strong> figure est rare. El<strong>les</strong> ne sont<br />
pas nombreuses à possé<strong>de</strong>r en propre leurs véhicu<strong>les</strong> <strong>de</strong> collection ; el<strong>les</strong> sont encore moins<br />
nombreuses à <strong>les</strong> restaurer el<strong>les</strong>-mêmes. En revanche, el<strong>les</strong> ai<strong>de</strong>nt souvent leur époux pendant<br />
la pério<strong>de</strong> purement mécanique, ponçant, nettoyant <strong>les</strong> pièces. D’éternel<strong>les</strong> “ apprenties ” en<br />
somme. C’est souvent à el<strong>les</strong> qu’échoit la restauration <strong>de</strong> la sellerie. Et si el<strong>les</strong> ne <strong>les</strong> assistent<br />
pas pratiquement, du moins <strong>les</strong> accompagnent-el<strong>les</strong> <strong>de</strong> la voix, <strong>de</strong> leur soutien, <strong>de</strong> leurs<br />
questions, <strong>de</strong> leurs remarques.<br />
D'autre part, il a également fallu voir en situation ces véhicu<strong>les</strong>. J'ai donc pris contact<br />
avec une association pour participer à <strong>de</strong>s rallyes touristiques. Mais ne possédant pas, dans un<br />
premier temps, <strong>de</strong> véhicule <strong>de</strong> collection, j'y participais en tant que passager, observateur<br />
manifeste. Position qui avait l'avantage <strong>de</strong> me permettre <strong>de</strong> recueillir <strong>les</strong> propos échangés<br />
pendant <strong>les</strong> trajets qui constituent l'essentiel du temps consacré à ces démonstrations. Pourtant<br />
elle avait aussi un inconvénient : on ne cessait <strong>de</strong> me renvoyer à ma position d'observateur<br />
extérieur. Lors <strong>de</strong>s premiers contacts, la question <strong>de</strong> la finalité s’est immédiatement posée.<br />
"Qu'est-ce que vous allez en faire <strong>de</strong> tout ça " J'évoquais toujours un "rapport" à remettre.<br />
Rapport qui fut l'objet <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> soins. On n'eut <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong> lui procurer <strong>de</strong> la matière. Ainsi<br />
lorsque <strong>les</strong> propos dérapaient vers la grivoiserie, on ne manquait d'attirer mon attention.<br />
"Notez-le ça, dans votre rapport. Important ! Papy Clau<strong>de</strong> se sert <strong>de</strong> sa Traction pour draguer<br />
<strong>les</strong> institutrices à la sortie <strong>de</strong>s éco<strong>les</strong>." Une jeune femme entonnait-elle "l'hymne <strong>de</strong>s<br />
Calandres", dont le refrain était repris en choeur par l'assemblée Le prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong><br />
l'association se penchait vers moi : "Vous avez bien entendu C'est l'hymne <strong>de</strong>s Calandres,<br />
Ma<strong>de</strong>lon a <strong>de</strong>s mollets ronds, <strong>de</strong>s mollets ronds, <strong>de</strong>s genoux cagneux, <strong>de</strong>s genoux cagneux et<br />
<strong>de</strong>s pieds <strong>de</strong> cochon". Difficile dans ces conditions <strong>de</strong> pouvoir plonger au coeur <strong>de</strong> cet<br />
univers, aussi longtemps que sous prétexte <strong>de</strong> m'ai<strong>de</strong>r à m'immerger, mes interlocuteurs me<br />
maintiendraient à la marge. Restait une solution : me munir d'un véhicule, plus ou moins<br />
ancien, et participer aux rallye et exhibition comme conducteur. L'attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> mes<br />
collectionneurs changea immédiatement. Je <strong>de</strong>vins, <strong>de</strong> fait, membre <strong>de</strong> l'association, on me<br />
présenta comme un jeune collectionneur, un amateur débutant... et l'on oublia totalement le<br />
rapport. Au point que lors <strong>de</strong> la bourse d'échange, en Janvier, je me vis cantonnée à la vente<br />
<strong>de</strong>s cafés et sandwiches, comme n'importe quel autre amateur. Cependant, cette position n’a<br />
pas manqué d’avoir <strong>de</strong>s inconvénients. En rallye, ce sont <strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong> kilomètres au volant<br />
<strong>de</strong> son véhicule, scandées par <strong>de</strong>s arrêts au cours <strong>de</strong>squels le groupe se reconstitue. Or,<br />
conduisant mon véhicule, je n'ai plus eu accès à ces conversations “ <strong>de</strong> trajet ”. Intégrée au<br />
sein <strong>de</strong> l’association, roulant au volant d’un véhicule “ <strong>de</strong> collection ”, j’étais <strong>de</strong>venue à mon<br />
tour “ collectionneur ”. Les entretiens n’en furent pas simplifiés. Loin <strong>de</strong> là. Est-ce que je ne<br />
partageais la même passion qu’eux Pourquoi alors m’intéresser à leur passion, qui était aussi<br />
supposée être la mienne Pourquoi essayer <strong>de</strong> la leur faire formuler N’en partageai-je pas<br />
<strong>les</strong> ressorts “ Ben, tu sais bien comment ça marche. Qu’est-ce que tu veux que je dis Tu<br />
vois bien comment c’est. ” Peu à peu, l’ethnologue qui posait ses questions, à qui l’on<br />
renvoyait toujours l’image <strong>de</strong> son “ rapport ” avait cédé la place à “ une nouvelle recrue ”<br />
sensée partagée leur passion… et à ce titre n’avait plus <strong>de</strong> raison <strong>de</strong> poser ses questions<br />
puisqu’elle la vivait. Il n’a pas été plus simple <strong>de</strong> s’intéresser à la question du patrimoine.<br />
13
Participer aux journées était chose facile, au volant <strong>de</strong> mon Ancienne. Mais m’intéressait<br />
aussi le récit <strong>de</strong> ces moments. Or, ayant partagé la journée avec eux, il était plus que logique<br />
qu’ils s’étonnent <strong>de</strong> mes questions. “ Qu’est-ce que tu veux que je te raconte. T’y étais, non ”<br />
Il n’y avait pas grand-chose à ajouter. Oui, j’y avais participé… Mais au fond n’est-ce pas<br />
l’expérience commune en matière <strong>de</strong> terrain, trouver la bonne distance Etre assez proche<br />
pour voir mais éviter que cette proximité que vous empêche <strong>de</strong> voir. C’est donc entre ces <strong>de</strong>ux<br />
impératifs qu’il m’a fallu jongler, participant à la vie d’une association mais obligée aussi à<br />
trouver la distance pour pouvoir entendre, pour permettre au discours <strong>de</strong> s’installer. Devenue<br />
membre du club <strong>de</strong> “ passionnés <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> voitures ”, le temps était sans doute venu pour<br />
moi d’utiliser un autre discours, une autre métho<strong>de</strong>… mais ce temps m’a manqué.<br />
En effet, mon introduction dans cette association s’est faite sous l’égi<strong>de</strong> <strong>de</strong> son<br />
prési<strong>de</strong>nt qui eut le bonheur –hélas !- d’être élu maire <strong>de</strong> sa ville en mars 2001, battant<br />
d’ailleurs le prési<strong>de</strong>nt d’une autre association <strong>de</strong> collectionneurs <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> voitures. Le tout<br />
nouveau maire abandonna sa prési<strong>de</strong>nce . Sa succession fut un peu houleuse, <strong>de</strong>s différends se<br />
8<br />
réveillèrent, <strong>de</strong>s oppositions se <strong>de</strong>ssinèrent. Preuve <strong>de</strong> la gravité <strong>de</strong> la tempête traversée : on<br />
murmura même que <strong>les</strong> “ sorties ”, rallyes et expositions, n’auraient pas lieu cette année-là.<br />
Certains préférèrent prendre leur distance en attendant que <strong>les</strong> esprits se calment. Je compte<br />
parmi ceux-ci.<br />
Je choisis alors <strong>de</strong> suivre une toute jeune association <strong>de</strong> motocyclistes. J’ai ainsi pu<br />
assister à <strong>de</strong> nombreuses réunions, participer à la préparation du rallye, etc. jusqu’au jour où<br />
le couple fondateur connut quelques turbulences sentimenta<strong>les</strong> qui <strong>les</strong> conduisirent à une<br />
séparation temporaire et amena le club au bord <strong>de</strong> la dissolution. En effet, si lui en était le<br />
prési<strong>de</strong>nt-fondateur, <strong>les</strong> membres <strong>les</strong> plus actifs <strong>de</strong> l’association, ceux que l’on considérait<br />
comme <strong>les</strong> “ plus passionnés, <strong>les</strong> plus doués ” appartiennent à la famille <strong>de</strong> madame. Ils<br />
partirent immédiatement pour le club voisin et concurrent .<br />
9<br />
Enfin, <strong>de</strong>rnier lieu d’observation : <strong>les</strong> expositions au cours <strong>de</strong>s fêtes <strong>les</strong> plus diverses,<br />
au cours <strong>de</strong>squel<strong>les</strong> je me suis mise à l’écoute <strong>de</strong>s spectateurs essentiellement.<br />
Commençant cette enquête je pensais ne croiser que <strong>de</strong> vénérab<strong>les</strong> "Ancêtres", <strong>de</strong>s<br />
véhicu<strong>les</strong> que je n'avais vu rouler que dans <strong>les</strong> films en noir et blanc ou <strong>les</strong> séries tel<strong>les</strong> que<br />
"Les briga<strong>de</strong>s du Tigre", "Laurel et Hardy" ou "Histoires sans paro<strong>les</strong>". Quel ne fut pas mon<br />
étonnement d'être confrontée à <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong> beaucoup plus récents !<br />
Exposition <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> voitures à Pont-du-Casse. Tractions, Simca 5, Simca 8, Amilcar,<br />
Rosalie, De Dion-Bouton, Peugeot 201, 202, voilà <strong>de</strong>s engins "remarquab<strong>les</strong>", <strong>de</strong>s "vieil<strong>les</strong>"<br />
voitures à n'en pas douter. Et puis, surprise ! Flanquée <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ancêtres aux ai<strong>les</strong> saillantes,<br />
datant à n'en pas douter <strong>de</strong>s années trente, une Renault 8 datant du début <strong>de</strong>s années 70 ! Le<br />
reste <strong>de</strong> la visite ménage une autre surprise. Une Citroën DS s'expose sans complexe à côté<br />
d'une autre "Ancêtre". Encore peut-on penser que celle-là ayant été élue voiture du siècle, elle<br />
avait sa place au sein <strong>de</strong> l'exposition. Mais quelques mètres plus loin, nouvel étonnement. Sur<br />
le parking, entre une 206 et une BX, une autre DS et une 404, à la carrosserie rutilante, à la<br />
plaque d'immatriculation d'"époque", atten<strong>de</strong>nt sagement leur propriétaire, venu admirer <strong>de</strong>s<br />
automobi<strong>les</strong>... dont certaines ont le même âge. Enfin, autre parking, autre surprise : un<br />
véhicule <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong>s années 50 ou du début <strong>de</strong>s années 60, une Panhard peut-être, garée entre<br />
une Renault 18 et une Peugeot 405, aurait, me semble-t-il, sa place aux côtés <strong>de</strong> la Renault 8.<br />
8 Je <strong>de</strong>vais participer, sous son égi<strong>de</strong>, à un concours d’élégance, spectacle pendant lequel <strong>les</strong><br />
propriétaires défilent en compagnie <strong>de</strong> leur engin d’affection. Le projet n’a pas eu lieu.<br />
9 Ces <strong>de</strong>ux anecdotes disent suffisamment combien la “ passion <strong>de</strong>s vieil<strong>les</strong> voitures ”<br />
dépasse largement <strong>les</strong> seu<strong>les</strong> questions <strong>de</strong> mécaniques, le vaste champ qui s’ouvre avec elle.<br />
Notamment celui <strong>de</strong> la famille.<br />
14
Autre démonstration. Rallye <strong>de</strong>s Vieil<strong>les</strong> Automobi<strong>les</strong> du Sarladais. Les véhicu<strong>les</strong><br />
terminent leur périple à Saint-Cernin <strong>de</strong> l'Herm, en Dordogne. Ils sont le point d'orgue <strong>de</strong> la<br />
fête locale. Le Comité <strong>de</strong>s Fêtes a tondu un pré, entouré <strong>de</strong> ban<strong>de</strong>ro<strong>les</strong> orange, pour accueillir<br />
comme il se doit <strong>les</strong> précieux engins. Leur arrivée ne passe pas inaperçue. Les badauds<br />
délaissent <strong>les</strong> attractions, font une haie d'honneur, applaudissent, font <strong>de</strong>s signes aux<br />
conducteurs. Lentement, <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> se garent en épi 10 , dans un ordre impeccable ; <strong>les</strong><br />
pilotes <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> leur véhicule, se dirigent vers la salle <strong>de</strong>s Fêtes où un apéritif leur est<br />
offert ; le parc à voitures est refermé. Soudain, arrive un Cabriolet Peugeot 204, conduit par<br />
une jeune femme. Elle a bien du mal à se frayer un passage parmi <strong>les</strong> badauds qui protestent<br />
face à son insistance. "Elle a pas à traverser la foule. C'est interdit aux bagno<strong>les</strong>. Elle a qu'à<br />
aller se garer sur le parking." Ce que lui précise sans ménagement un organisateur. "Non,<br />
madame, le parc à voitures est réservé à l'Automobile Club Sarladais. Les voitures<br />
particulières doivent se garer sur le parking, à l'entrée du village. Faites marche arrière avant<br />
qu'il arrive un acci<strong>de</strong>nt." La malheureuse tente alors <strong>de</strong> lui expliquer qu'elle fait partie du<br />
rallye, qu'elle est membre du Club Sarladais et qu'à ce titre, sa Peugeot a tout à fait sa place<br />
parmi <strong>les</strong> Tractions et autres Torpédo d'"époque". Elle ne doit son retard qu'à <strong>de</strong>s problèmes<br />
<strong>de</strong> ravitaillement : la nécessité <strong>de</strong> "faire le plein" l'a obligé à un détour <strong>de</strong> plusieurs<br />
kilomètres, ce qui l'a séparée du cortège. Explication parfaitement vaine. Il lui faudra attirer<br />
l'attention sur le macaron qu'arbore le pare-brise ainsi que sur la plaque apposée sur le parechocs<br />
pour vaincre <strong>les</strong> réticences <strong>de</strong> l'organisateur, qui n'en restera pas moins sceptique. "Ils<br />
ont pas que <strong>de</strong>s bel<strong>les</strong> bagno<strong>les</strong> dans ce club ! "<br />
Une question s'impose alors : qu'est-ce qu'une voiture <strong>de</strong> collection Quel<strong>les</strong> sont <strong>les</strong><br />
critères que doit présenter un engin pour se voir octroyer ce qualificatif glorieux Qu'est-ce<br />
qui vaut à l'une <strong>de</strong>s DS le droit d'être exposée, admirée Qu'est-ce qui justifie que l'autre soit<br />
reléguée sur le parking, stigmatisant ainsi sa seule utilité <br />
Les assurances apportent une première réponse. Est considérée comme "collection"<br />
toute voiture ayant plus <strong>de</strong> vingt-cinq ans. Ce que confirme la fiscalité puisque, si ce type <strong>de</strong><br />
véhicule était encore assujetti à la vignette jusqu’à une date très récente, celle-ci était gratuite.<br />
Il suffit <strong>de</strong> se rendre au Centre <strong>de</strong>s Impôts, muni <strong>de</strong> la carte grise, pour se la voir délivrée sans<br />
débourser un centime. Une faveur que <strong>les</strong> passionnés goûtent diversement : s'ils considèrent<br />
qu'il est "normal" que le précieux autocollant soit gratuit, ils n'acceptent pas qu'on <strong>les</strong> oblige à<br />
le coller sur le pare-brise. J'y reviendrai. Le critère <strong>de</strong>s vingt-cinq ans fait alors accé<strong>de</strong>r au<br />
titre <strong>de</strong> "collection" <strong>de</strong>s engins beaucoup moins insolites que <strong>les</strong> "Amédée Bollée" et autres<br />
"Panhard-Levassor". 2CV, Renault 4, Renault 12, dont certaines sont encore en circulation<br />
"ordinaire" <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong>s "voitures <strong>de</strong> collection".<br />
Un autre critère, celui <strong>de</strong> la fabrication, ne semble pas faire l'unanimité, même s’il est<br />
souvent évoqué. En effet, est également considéré comme objet <strong>de</strong> collection un véhicule qui<br />
n'est plus fabriqué, et cela dès l'interruption <strong>de</strong> sa fabrication. Mais l'histoire <strong>de</strong> cette 205<br />
turbo 16 soupapes, joyau mécanique <strong>de</strong>s années 80, véritable "bombe", montre que <strong>les</strong><br />
passionnés ne retiennent guère ce critère. Robert T., amateur <strong>de</strong> bel<strong>les</strong> et vieil<strong>les</strong> mécaniques,<br />
en témoigne.<br />
Robert T. : -"Pierre B. en avait une. Il s'en servait comme voiture <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> jours. Il<br />
l'économisait pas, crois-moi. Toujours ventre à terre, à fond, il l'avait toute esquintée. Il faisait<br />
même <strong>les</strong> courses <strong>de</strong> côte avec. Et puis, du jour au len<strong>de</strong>main, fini ! '-Qu'est-ce que vous avez<br />
fait <strong>de</strong> la 205 ' '-Elle est au garage. Ils viennent d'arrêter la fabrication. Du coup, elle est<br />
cotée collection. En une nuit, son prix a doublé alors tu crois pas que je vais continuer à la<br />
crever dans <strong>les</strong> rallyes, non Je la laisse au garage ; elle va gagner <strong>de</strong> la valeur. Ca va <strong>de</strong>venir<br />
rare, ce boli<strong>de</strong>', qu'il me dit. C'est dégueulasse, l'eau va à la rivière. Il paraît même qu'il y a un<br />
1 0 Se garer en épi signifie garer son véhicule en marche arrière, parallèlement à ses voisins.<br />
Tous <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> sont donc tournés dans le même sens, en ordre rigoureux.<br />
15
type qui lui en avait proposé quatre-vingts briques, un étranger. Il a pas voulu la vendre. Tu<br />
crois qu'il avait besoin <strong>de</strong> ça, en plus du fric qu'il gagne avec l'usine Remarque qu'il y a<br />
quand même une justice. Le gros orage qu'il y a eu il y a cinq ou six ans, que ça avait tout<br />
inondé, tu te rappel<strong>les</strong> La 205, foutue ! Le garage avait inondé, il y avait <strong>de</strong> l'eau jusqu'au<br />
toit. Tu imagines le travail, <strong>les</strong> sièges, le moteur, le tableau <strong>de</strong> bord. Tout était complètement<br />
mort. Et quelque temps plus tard, il vient me voir, il me dit : '-J'ai réfléchi. La 205, c'est con<br />
<strong>de</strong> la laisser rouiller, <strong>de</strong> la foutre à la ferraille. On va la réparer.' '-Comment ça, on va la<br />
réparer.' '-Écoute, tu en connais un rayon en vieil<strong>les</strong> bagno<strong>les</strong>. Tu prendras ton temps, tu auras<br />
tous <strong>les</strong> moyens que t'as besoin. Je t'ouvrirai un compte chez le marchand, si tu dois aller à<br />
une bourse d'échanges pour trouver <strong>les</strong> pièces, le dimanche,... Je te paierai tout. Je m'en fous<br />
complètement du prix, tu me prends ce que tu veux mais il faut que tu me la remontes.' '-Il<br />
faut, il faut... ! tu me fais rigoler toi. Mais ta 205, c'est pas une Juvaquatre, dis. Moi, j'y<br />
connais en mécanique, à condition que ce soit pas compliqué. Bon, une 4 CV, une Dauphine,<br />
même une Traction ou une 201, c'est simple comme mécanique. Mais ton oignon, c'est que <strong>de</strong><br />
l'électronique, <strong>de</strong>s pièces à la con que tu trouves nulle part, <strong>de</strong>s branchements <strong>de</strong> je sais pas. Je<br />
vais tout faire péter. Non, non, non, je sais pas le faire, ce truc-là. Deman<strong>de</strong> à quelqu'un<br />
d'autre.' J'ai pas voulu la lui réparer. J'avais pas le temps, non plus. Il m'a fait la gueule<br />
pendant quelque temps et puis ça lui a passé. Tu imagines, si j'avais une erreur... Quatrevingts<br />
millions qui te pètent au nez... J'ai pas voulu prendre cette responsabilité !<br />
Q 11 : -Mais pourtant, ce genre <strong>de</strong> voitures, vous connaissez. C'est bien vous qui assurez<br />
la préparation <strong>de</strong>s voitures <strong>de</strong> course pour votre fils, non <br />
Robert T. : -Oui, mais mon fils, il court sur Renault et pas sur Peugeot. Mon fils,<br />
c'était une Clio Williams qu'il avait ! Et puis, 205, c'est vieux, maintenant.<br />
Q : -Pas autant que la Dauphine quand même...<br />
R : -Oui, et puis, je vais te dire, j'ai pas voulu lui faire sa 205. C'est ça, la vérité. Non<br />
parce que... Collection, collection, il avait que ce mot à la bouche. Il m'emmerdait avec sa soi<br />
disant voiture <strong>de</strong> collection. Il avait qu'à la mener chez Hernan<strong>de</strong>z 12 , il la lui aurait réparée,<br />
va ! Et puis, je vais te dire aussi, sa soi disant voiture <strong>de</strong> collection, c'est <strong>de</strong> la... Bon, tu m'as<br />
compris. Si tu commences à classer collection toutes <strong>les</strong> voitures qui sont plus fabriquées,<br />
mais t'en finis plus. Les Toyota, <strong>les</strong> Honda, collection ! <strong>les</strong> vieil<strong>les</strong> Ford Fiesta, premier<br />
modèle, collection ! ta 306, collection ! Eh oui, cel<strong>les</strong> qui sortent maintenant, el<strong>les</strong> ont pas la<br />
même calandre. Alors, la tienne, elle est collection. A ce compte-là, on a tous <strong>de</strong>s voitures <strong>de</strong><br />
collection. Je crois qu'il a fini par payer un type <strong>de</strong> l'usine, qui lui a refait ça, pendant <strong>les</strong><br />
heures <strong>de</strong> boulot."<br />
On est alors tenté d'aller chercher la réponse dans <strong>les</strong> revues spécialisées. N'est-on pas<br />
fondé à penser qu'el<strong>les</strong> sont le lieu où se met en place la notion <strong>de</strong> "collection", où s’édicte la<br />
règle Parcourant <strong>les</strong> pages <strong>de</strong> La Vie <strong>de</strong> l'Auto, on découvre presque un siècle d'histoire <strong>de</strong><br />
l'automobile. La Monasix 1929 figure aux côtés d'une Alfa Roméo <strong>de</strong>s années 70, <strong>les</strong><br />
Juvaquatre semblent faire bon ménage avec <strong>les</strong> Mini Cooper ! Quant aux petites annonces,<br />
el<strong>les</strong> ne sont guère différentes <strong>de</strong> cel<strong>les</strong> que l'on peut trouver dans <strong>les</strong> journaux locaux gratuits<br />
: on peut y acheter une prestigieuse Rolls-Royce Shadow 1977, une énigmatique De Rovin<br />
modèle D4 1953 ou une plus banale Peugeot 504 coupé 4 cylindres 1982. Quant à l'Audi 80<br />
GL 1600 automatique 1976, vendue 6000 francs, elle est bien digne <strong>de</strong> figurer parmi <strong>les</strong><br />
automobi<strong>les</strong> qu'on achète "pour le boulot". Gazoline, quant à elle, propose <strong>de</strong>s reportages sur<br />
<strong>de</strong>s voitures "mythiques", <strong>les</strong> Farman ou <strong>les</strong> Amédée Bollée, constructeurs disparus <strong>de</strong>puis<br />
fort longtemps et dont il ne subsistent que quelques spécimens dans <strong>les</strong> musées ou chez <strong>de</strong><br />
rares et heureux collectionneurs, tels que Fritz Schumpf ou Char<strong>les</strong> Renaud. Mais il suffit <strong>de</strong><br />
1 1 Dans <strong>les</strong> entretiens, la lettre Q désigne <strong>les</strong> propos <strong>de</strong> l’ethnologue ; ceux <strong>de</strong> l’interlocuteur<br />
sont désignés par l’initiale <strong>de</strong> son prénom.<br />
1 2 Concessionnaire Peugeot <strong>de</strong> la ville où habitent Robert T. et Pierre B.<br />
16
tourner <strong>les</strong> pages pour découvrir <strong>de</strong>s "Gui<strong>de</strong>s d'achat" consacrés à la Citroën CX série 1, à la<br />
Volkswagen Scirocco série 1, voitures assurément moins vieil<strong>les</strong> et moins rares. Comment<br />
comprendre également le dossier consacré à la "Redécouverte <strong>de</strong> la Renault 5 Alpine" N'estelle<br />
pas aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> ce qu'il serait convenu d'appeler "collection" N'est-ce pas<br />
précisément ce genre <strong>de</strong> "petites bombes" que <strong>les</strong> très jeunes conducteurs, désargentés mais<br />
épris <strong>de</strong> vitesse, achètent "pour se faire la main" lorsqu'ils ont leur précieux papier rose en<br />
mains Un traitement indigne d'une voiture <strong>de</strong> collection !<br />
Ainsi, <strong>les</strong> critères d'âge, <strong>de</strong> rareté ou <strong>les</strong> prouesses techniques ne suffisent pas pour<br />
élire un véhicule au titre <strong>de</strong> collection. Aucun critère subjectif ne semble à même <strong>de</strong> le définir.<br />
Le cas <strong>de</strong>s DS le laisse à <strong>de</strong>viner. Ce n'est pas essentiellement sous le capot ou dans <strong>les</strong><br />
courbes <strong>de</strong> leur carrosserie qu'il faut chercher <strong>les</strong> raisons <strong>de</strong> cette différence <strong>de</strong> jugement.<br />
L'objet <strong>de</strong> collection n'est pas donné. Il se construit progressivement, par étapes ; à l'inverse,<br />
le passage par ces mêmes étapes permet <strong>de</strong> légitimer ce jugement.<br />
Je l’ai dit, mes interlocuteurs ne sont pas à la tête <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s collections,<br />
numériquement importantes. L’idéal serait d’en possé<strong>de</strong>r “ quatre ou cinq ” <strong>de</strong> façon à<br />
pouvoir “ toutes <strong>les</strong> faire rouler ”. Pourtant Jean-Clau<strong>de</strong> lève le voile sur un aspect pour le<br />
moins singulier <strong>de</strong> cet univers. “ Les collectionneurs <strong>de</strong> voitures, c’est assez particulier parce<br />
que tu peux être collectionneur avec une seule voiture. T’as pas besoin d’en avoir cinquante.<br />
Une seule, ça suffit. Et tu seras pas mieux vu que t’en ais une ou toute une ribambelle. ” Une<br />
collection composée d’un seul individu En fait, la “ collection ” ici ne désigne pas un<br />
ensemble mais un rapport à l’objet, une façon <strong>de</strong> le construire 13 , <strong>de</strong> le penser, <strong>de</strong> le dire.<br />
1 3 Remarquons que s’il refuse qu’une personne extérieure <strong>les</strong> qualifie <strong>de</strong> “ collectionneur ”,<br />
eux-mêmes utilisent souvent le terme pour parler d’eux-mêmes. Comme s’ils considéraient<br />
que prononcer par eux ou par un étranger à cet univers, le mot n’avait pas exactement le<br />
même sens.<br />
17
Requiescat in pace ou<br />
l'art <strong>de</strong> faire <strong>les</strong><br />
épaves.<br />
Gilbert : “ C’est une belle mécanique. C’est une “ Boli<strong>de</strong> ”. J’ai le catalogue ; elle est<br />
<strong>de</strong> 1902.<br />
Q : -Et vous l’avez trouvée où <br />
G : Dans <strong>de</strong>s bourses d’échanges, vous savez qu’il y a <strong>de</strong>s bourses d’échanges. Elle était<br />
super incomplète. Il y a peut-être dix ans que j’ai commencé. J’ai d’abord trouvé la boîte,<br />
plus tard j’ai trouvé le moteur et maintenant il me manque encore beaucoup <strong>de</strong> pièces. Il me<br />
manque le radiateur, il me manque l’embrayage, il me manque la direction parce que la<br />
direction, ce n’est qu’un semblant <strong>de</strong> direction. (…) Alors ça, je le cherche. Je le trouverai<br />
18
peut-être jamais.<br />
Q : -Mais enfin, il y avait quoi sur cette voiture s’il manquait tout ça <br />
G : -Ah ! Bé, j’ai trouvé le châssis. D’abord, j’ai trouvé le châssis. C’est un châssis<br />
tubulaire ; au début c’était tout <strong>de</strong>s châssis tubulaires, comme ça. Il n’est pas comme<br />
maintenant ; il est comme ça. J’ai trouvé ça joli ; je l’ai acheté. Je l’ai pas payé cher puisque<br />
le type savait que c’était pratiquement impossible <strong>de</strong> la reconstituer. Il y a plus <strong>de</strong> dix ans que<br />
j’ai commencé.<br />
Q : -Mais il y a rien, là ! <br />
G : -Il y a rien mais c’est déjà… Vous savez, pour qu’il y ait ce qu’il y a, j’ai fait <strong>de</strong>s<br />
recherches. Rien que pour trouver le pont qui est le sein, qui y va pile,… la boîte,<br />
té !Regar<strong>de</strong>z ! Il y a marqué ‘ Boli<strong>de</strong>’ sur le moteur, il y a marqué ‘ Boli<strong>de</strong>’. Regar<strong>de</strong>z sur le<br />
bouchon <strong>de</strong>s roues… Alors, je cherche, il n’est pas impossible que je trouve un jour…<br />
Dimanche prochain, il y a une vente, comme ça, <strong>de</strong> pièces, à Bergerac. Je vais y aller ; c’est<br />
à voir. Allez savoir si je vais pas tomber sur l’embrayage qui est le sien. Il me faut le sien<br />
pour que ça aille <strong>de</strong>ssus sinon ça va pas. Il faut que ce soit d’origine et tout. Mais j’ai espoir<br />
<strong>de</strong> trouver. ” (Gilbert F., mars 2001)<br />
“ La Simca 5, j’étais un peu amoureux <strong>de</strong> cette Simca 5. Sur Rétroviseur, il y avait un<br />
article magnifique. C’est une voiture très belle. Et c’est le pot <strong>de</strong> yaourt, comme dit ma fille.<br />
Et c’est tout avec <strong>de</strong>s flèches. 5 et 6, c’est tout avec <strong>de</strong>s flèches. Et un jour, il y a eu une<br />
annonce d’une Simca 5. Et c’était à Guéran<strong>de</strong>, là-bas, au sel <strong>de</strong> Guéran<strong>de</strong>. Et je suis parti<br />
avec un copain chercher cette voiture, avec le plateau <strong>de</strong>rrière. On a fait l’aller et retour<br />
dans la journée. Ca a dû faire 700-800 kilomètres dans la journée, 400 kilomètres, Guéran<strong>de</strong><br />
c’est là-haut. C’est bien là-haut. Moi je croyais que c’était entre Niort et Nantes. Mais c’est<br />
pas tout à fait ça. Et le gars qui était le notaire <strong>de</strong> Guéran<strong>de</strong>, qui avait une Alfa, qui avait une<br />
404 cabriolet aussi, il nous attendait et on a été au port <strong>de</strong> La Turballe la chercher. Et bon on<br />
la voit… Il nous a vus arriver avec le plateau ; on était mort. T’es complètement mort ! (il rit)<br />
Il savait ce qu’on venait faire. Je marche toujours avec Vincent mon fils aîné, qui lui est<br />
très… Il est technicien <strong>de</strong> métier déjà mais dans l’électronique, l’informatique, la robotique.<br />
Et il est passionné par ça. Donc lui, c’est le manuel <strong>de</strong> l’étape. Allez ! Hop ! on a essayé ça.<br />
On l’a essayée et en avant la musique bien sûr. On a marchandé un peu le truc mais pas<br />
beaucoup parce qu’il savait qu’on était mort. Il nous a enlevé mille bal<strong>les</strong> sur l’affaire et on<br />
est reparti avec ça. Et on a essuyé une torna<strong>de</strong>, un orage sur l’autoroute entre Bor<strong>de</strong>aux et<br />
Langon. Et je crois que je serais allé dans la bagnole pour pas qu’elle se mouille. T’avais la<br />
bâche qui s’était défaite. Le cirque ! L’enfer ! Ca, c’est la vie <strong>de</strong>s collectionneurs. Et on a mis<br />
celle-là à l’abri en arrivant et l’autre est restée <strong>de</strong>hors. L’autre, celle qui nous a emmenée, la<br />
neuve. Celle-là, elle tournait parce qu’elle venait du musée <strong>de</strong> Rennes. Les musées se<br />
séparent beaucoup <strong>de</strong>s voitures <strong>de</strong> collection parce qu’ils sont surchargés. Et il y a <strong>de</strong> plus en<br />
plus <strong>de</strong> collections, il y a <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> musées et <strong>les</strong> musées ne peuvent plus vivre en<br />
vérité. Voilà. ” (Jean-Clau<strong>de</strong> R., Septembre 2002)<br />
Lorsque je rencontre Gilbert F. pour la première, il est dans son atelier qui ferait pâlir<br />
d’envie un réparateur <strong>de</strong> voitures. Au milieu <strong>de</strong> la pièce, trône –il n’y a pas d’autres mots- un<br />
ensemble <strong>de</strong> ferrail<strong>les</strong> ajustées. Le châssis <strong>de</strong> la “ Boli<strong>de</strong> ” dont il est si fier. Pour l’instant la<br />
“ Boli<strong>de</strong> ” n’a <strong>de</strong> boli<strong>de</strong> que son nom <strong>de</strong> baptême. J’ai toutes <strong>les</strong> peines du mon<strong>de</strong> à imaginer<br />
que ces morceaux <strong>de</strong> fer <strong>de</strong>viendront -ou re<strong>de</strong>viendront- une voiture. J’ai également bien du<br />
mal à imaginer qu’il lui a fallu dix ans pour en arriver là. Mais ne le dit-il pas lui-même <br />
“ Elle était super incomplète ”. Doux euphémisme en vérité puisqu’il a acheté un simple<br />
19
châssis, nu, sans la moindre pièce. Et c’est au prix d’une véritable quête qu’il a pu en<br />
récupérer quelques-unes.<br />
Jean-Clau<strong>de</strong> R. semble avoir rencontré moins <strong>de</strong> difficulté. Même s’il lui fallut<br />
“ essuyer une torna<strong>de</strong> ” au retour, il a acheté une Sima 5 “ en parfait état ”, qui n’en nécessita<br />
pas moins “ <strong>de</strong>s brico<strong>les</strong> ” qui occupèrent plusieurs mois car “ il a fallu tout suivre ”.<br />
Ici une voiture plus qu’épave, là une voiture en bon état qu’il faut suivre, j'ai souvent<br />
<strong>de</strong>mandé à mes interlocuteurs <strong>de</strong> me brosser le portrait du véhicule idéal pour un<br />
collectionneur, véhicule que je situais entre ces <strong>de</strong>ux extrêmes. "L'idéal, c'est une voiture dans<br />
son jus, c'est-à-dire qu'elle a encore toutes <strong>les</strong> pièces, ou que <strong>les</strong> pièces sont mortes mais qu'il<br />
reste encore quelque chose pour pouvoir la refaire. L'idéal, c'est qu'elle ait gardé tout<br />
d'origine, le moteur, le carburateur, <strong>les</strong> pistons, l’embrayage, tout quoi. Des détails comme ça.<br />
Parce quand tu as le modèle, c’est pas sorcier <strong>de</strong> refaire. L’idéal, c’est une voiture qui a été<br />
mise au fond d’une grange quand elle a plus servi et qui est restée là, à l’abri, pendant… Alors<br />
là, pas <strong>de</strong> problème ! Le moteur, la mécanique, tout ça, c’est impeccable et même si une pièce<br />
a gelé ou a grippé, tu refais. T’as le modèle. Mais bon, faut pas trop y compter. Souvent, il<br />
t’en manque <strong>les</strong> trois-quarts quand c’est pas tout qui te manque ! " Me rendant au garage où<br />
<strong>les</strong> membres <strong>les</strong> plus actifs <strong>de</strong>s Pistons bala<strong>de</strong>urs s'adonnent à leur passion, sur une petite<br />
route <strong>de</strong> campagne, je suis pendant plusieurs kilomètres une vieille Dauphine, quelque peu<br />
endommagée certes ; la peinture est fanée, <strong>les</strong> chromes ont terni. Mais l'engin a l'air <strong>de</strong><br />
fonctionner normalement : elle affronte <strong>les</strong> côtes crânement, <strong>les</strong> clignotants, <strong>les</strong> phares ont<br />
l'air en état <strong>de</strong> marche. Quant à la plaque d'immatriculation, elle ne laisse aucun doute : la<br />
première lettre appartient au début <strong>de</strong> l'alphabet ! Sans doute son propriétaire n'a-t-il pas<br />
changé <strong>de</strong> voiture <strong>de</strong>puis plusieurs décennies. Il y a là, me semble-t-il, une "voiture dans son<br />
jus", potentiellement une "voiture <strong>de</strong> collection". J'en parle aux jeunes collectionneurs avec<br />
qui j'ai ren<strong>de</strong>z-vous, <strong>de</strong>s passionnés <strong>de</strong> voitures françaises <strong>de</strong>s années soixante. "Oui, c'est le<br />
Papy Lafarge. Elle est pas jeune sa Dauphine. Il l'a toujours eu. Il l'a achetée neuve et il roule<br />
toujours avec." Comme je suggère qu'il y a là une "voiture <strong>de</strong> collection", mes interlocuteurs<br />
sont sceptiques. "Cette cacugne Non, c'est pas une voiture <strong>de</strong> collection ! Mais qu'est-ce que<br />
tu veux qu'on en fasse <strong>de</strong> cette bagnole Tu sais <strong>les</strong> Dauphine, c'est pas... Quand il la voudra<br />
plus, le mieux c'est qu'il la porte au ferrailleur. Il y a plus que lui qui peut en faire quelque<br />
chose." Les propos sont évasifs et je ne parviens pas à comprendre pourquoi "c'est pas pareil,<br />
cette Dauphine". D'autant que celui qui nie toute valeur à la Dauphine est fier <strong>de</strong> me montrer<br />
sa Citroën Ami 6, "rose framboise" ou plus exactement ce qu’il en reste. Quelle différence<br />
entre l'une et l'autre Celle-ci n'est-elle pas plus récente que celle-là La Dauphine n'est-elle<br />
pas "dans son jus" au point qu'elle roule encore alors que l'Ami 6 est "en miettes" C'est<br />
précisément ce détail -l'une roule encore, l'autre en était bien incapable lors <strong>de</strong> sa découvertequi<br />
assigne à chacune sa place et sa valeur.<br />
20
Le poulailler et <strong>les</strong> ronces<br />
" 'Té, je connais un gars qui a dû en avoir <strong>de</strong>s pièces ... Je suis allé la semaine <strong>de</strong>rnière<br />
lui dépanner le tracteur et on a rigolé parce qu'il avait, à un clou, dans la grange, un volant <strong>de</strong><br />
voiture d'autrefois, vous savez, tout petit, tout en fer... Oh, il doit l'avoir gardé, on 'déconnait'<br />
avec... Mais il n'a que ça, et il doit le conserver ! ... '<br />
Je notai tout <strong>de</strong> même l'adresse qui ne menait qu'à quelques kilomètres. En remettant<br />
le contact, j'eus une sorte <strong>de</strong> pressentiment et j'amorçai un <strong>de</strong>mi-tour <strong>de</strong>vant la station. On<br />
m'aurait indiqué un pont ou un essieu sous une charrette, je n'aurais pas bronché ; à la<br />
campagne on achetait encore couramment <strong>de</strong>s essieux <strong>de</strong> voitures, il y a peu d'années. Mais<br />
un volant ! Qu'est-ce qu'un cultivateur du fin-fond <strong>de</strong> la Haute-Garonne aurait bien pu faire<br />
d'un volant A moins <strong>de</strong> l'avoir trouvé, il <strong>de</strong>vait y avoir encore un peu du reste !<br />
(...) Le lieu fut vite trouvé : la ferme était tellement isolée qu'on ne pouvait voir qu'elle.<br />
Malgré la moue d'un (lointain) voisin nous prévenant que 'l'homme' était un peu bizarre, nous<br />
fîmes, dans la cour, une arrivée sur <strong>les</strong> chapeaux <strong>de</strong> roues, au risque <strong>de</strong> verser dans une gran<strong>de</strong><br />
mare qui <strong>de</strong>vait manger chaque année un peu du chemin. Et avant <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre <strong>de</strong> la DS, je<br />
voyais déjà, accroché à un chevron du hangar, le fameux petit volant, bien en face <strong>de</strong> moi !<br />
Nous allions presque tendre la main pour le décrocher quand sortit <strong>de</strong> la maison, sur la droite,<br />
une grosse femme dans la cinquantaine... De toute évi<strong>de</strong>nce, cette arrivée brusque ne lui<br />
présageait rien <strong>de</strong> bon. Le but <strong>de</strong> la visite fut vite exposé. En parlant à <strong>de</strong>ux à la fois pour dire<br />
une chose aussi simple que 'nous venons <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> M. X, le garagiste, qui nous a dit que ...<br />
enfin on vient voir si... <strong>de</strong>s fois, qu'il resterait quelque chose...', la conversation tomba vite.<br />
-'Ah ! Pauvre ! L'auto du notaire mais mon mari l'a démolie il y a trente ans, même<br />
plus ! Et on habitait pas ici ! Et puis tout est jeté, vous pensez, <strong>de</strong>puis si longtemps ! ...'<br />
Pendant que mon ami décrochait le volant pour lui dire que ça, au moins, on ne l'avait<br />
pas jeté, je donnai libre cours à ma passion <strong>de</strong>s coups d'oeil circulaires...Circulaire est le mot ;<br />
sans changer <strong>de</strong> place, je découvrais, tous <strong>les</strong> trente <strong>de</strong>grés, un élément <strong>de</strong> l'auto ; contre un<br />
arbre, joli bec <strong>de</strong> canard, avec une petite porte <strong>de</strong>vant...<br />
-'Et ça dis-je. Et ça criais-je plus fort, en me précipitant sur un châssis tube qui<br />
dépassait <strong>de</strong> la haie... Et ça Et ça ' Et nous voilà partis, rasant le sol, soulevant un tas <strong>de</strong><br />
bois, inspectant <strong>les</strong> ordures... La bonne femme, complètement dépassée, ne savait que dire.<br />
-'Il faudrait attendre mon mari, vous comprenez, il ne va pas tar<strong>de</strong>r... Je ne sais ce qu'il<br />
en a fait <strong>de</strong> ça. Atten<strong>de</strong>z-le, ne touchez rien ! Mais vous voulez l'acheter tout ça Ah, pauvre<br />
mon<strong>de</strong>, mais c'est <strong>de</strong> la ferraille ! Ah ! té ! le voilà...'<br />
En effet, un homme apparaissait en haut du chemin qui montait vers un bois, et fut<br />
bientôt à portée <strong>de</strong> voix.<br />
-'Dis donc, dépêche toi un peu, ces messieurs t'atten<strong>de</strong>nt pour la voiture, la voiture du<br />
notaire...'<br />
-'Oh là là ! Ah, c'est Pons, <strong>de</strong> Montesquieu, qui vous envoie ! Ah oui, il est venu pour<br />
le Renault la semaine passée... mais il ne reste rien ! Je l'ai jetée à la ferraille. Oh là là ! Eh<br />
bé !'<br />
Répétition <strong>de</strong> la scène <strong>de</strong>s découvertes : 'Et ça Et ça ...'<br />
-'Ah bé oui, té, c'est le châssis ! Le capot, c'est le sien, oui, et le volant... mais c'est<br />
tout!...'<br />
Alors là, ce fut le déchaînement ! Dans un périmètre <strong>de</strong> cinquante pas, tout autour et<br />
dans le vaste tas <strong>de</strong> ferraille qui touche chaque ferme <strong>de</strong> nos régions (...), nous plongions,<br />
ressortions d'un buisson, retournions une vieille pièce <strong>de</strong> moissonneuse ; sous un tonneau<br />
pourri, c'étaient <strong>de</strong>ux marchepieds, mangés <strong>de</strong> rouille, <strong>de</strong>s ferrures <strong>de</strong> caisse... Plus loin, le<br />
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adiateur, dans <strong>les</strong> ronces, à la même place <strong>de</strong>puis quarante-cinq ans, gelant et dégelant au<br />
rythme <strong>de</strong>s saisons... Un cri : je venais <strong>de</strong> voir <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux roues arrière, <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> la<br />
marre (sic) bouchant avec du fil <strong>de</strong> fer un trou <strong>de</strong> la clôture <strong>de</strong>s pou<strong>les</strong> ; déjà, je pataugeais<br />
pour <strong>les</strong> attraper...<br />
Le pauvre homme ne savait que dire ; il nous suivait <strong>les</strong> bras ballants, regardait sa<br />
femme, puis la DS, et le tas <strong>de</strong> pièces rouillées qui commençait à grossir, sur l'herbe...<br />
Bientôt, il prit le parti <strong>de</strong> sourire et <strong>de</strong> nous ai<strong>de</strong>r. En <strong>de</strong>ux heures, dans le soir qui<br />
venait, nous remuâmes bien une tonne <strong>de</strong> ferraille diverse et sans valeur. Mais <strong>de</strong> temps en<br />
temps... '-Tiens, ça, c'est <strong>de</strong> la voiture... Qu'est-ce que c'est ... Je ne sais pas, la boîte sans<br />
doute ... Tiens, le volant moteur, avec la poulie ! ... ' Et l'infortuné propriétaire <strong>de</strong>s lieux ne<br />
comprendra jamais comment nous, qui n'avions jamais vu l'auto, nous pouvions à coup sûr,<br />
entre cent morceaux <strong>de</strong> fer rouillés, et quelquefois à dix mètres <strong>de</strong> distance, nous précipiter<br />
sur une pièce, perdue au milieu du reste, la ramasser, et l'ajouter à notre butin, à l'exclusion <strong>de</strong><br />
toute autre. Alors, il l'examinait et disait : 'Ah, bé oui, c'était un <strong>de</strong>s arbres <strong>de</strong> roues... J'ai<br />
l'autre, mais il est sur la meule.... Ca Ah ça, non, c'est pas son cylindre... Le sien, le voilà, ça<br />
c'est du Quintin industriel. Tiens, voilà sa bielle ! ... ' (...) Alors, nous entrâmes dans la maison<br />
car il avait, paraît-il, conservé '<strong>de</strong>s choses' dans le grenier.<br />
(...) Il (en) <strong>de</strong>scendit bientôt, précédé, dans l'escalier, par le porte-parapluies en osier<br />
<strong>de</strong> l'auto, qui lui avait échappé. Il tenait fièrement à la main, un phare, tout cabossé, et une<br />
bielle <strong>de</strong> direction, entièrement chromée, ainsi que <strong>les</strong> morceaux d'un <strong>de</strong> ses sièges arrière, en<br />
forme <strong>de</strong> bi<strong>de</strong>t. (...) Il revint un instant après, avec un splendi<strong>de</strong> réservoir d'essence <strong>de</strong> tablier,<br />
complet, poli, sans un coup.<br />
-'C'est le réservoir <strong>de</strong> la voiture...'<br />
-'Ah bon, eh bien, on le prend ! '<br />
-'Ah non ! Pensez-vous ! Ca je ne le vends pas, il me rend trop service pour aller<br />
chercher <strong>de</strong> l'essence si je tombe en panne avec la voiture ! Vous comprenez, je le mets<br />
facilement avec un Sandow, sur le porte-bagages <strong>de</strong> la mobylette... Il fait juste dix litres, c'est<br />
tout plat, ça ferme bien..'<br />
-'Bon, mais alors je vous l'échange contre un jerrican neuf, pour nous c'est important,<br />
le réservoir...'<br />
-'Un jerrican Mais vous n'y pensez pas, c'est énorme, vingt litres ! Comment voulezvous<br />
que je le porte sur la mobylette '<br />
-'Mais vous n'êtes pas obligé <strong>de</strong> le remplir ; et puis il y en a <strong>de</strong> 10 litres.'<br />
-'Non, le réservoir, je le gar<strong>de</strong>.'<br />
Il n'y eut rien à faire. "(Dalmier 139-142)<br />
Cet extrait <strong>de</strong>s Roues <strong>de</strong> fortune, <strong>les</strong> roues <strong>de</strong> misère, autobiographie d'un<br />
collectionneur toulousain, Yves Dalmier, valait d'être noté. S'arrêtant par hasard à une pompe<br />
à essence, par habitu<strong>de</strong>, il questionne le pompiste qui lui indique une ferme où il pourrait,<br />
peut-être, trouver son bonheur mécanique. En effet, c'est un spécimen rare qu'il découvre,<br />
désarticulé certes, en pièces plus que détachées, dévoré par la rouille et reconverti à divers<br />
usages, mais entier... ou presque, une Georges Richard Paris-Berlin, éclatée entre mare et<br />
poulailler, tas <strong>de</strong> ronces et clôture. Plaisamment contée, l'aventure n'a pourtant rien<br />
d'exceptionnel.<br />
Tous <strong>les</strong> amateurs affirment l'avoir vécue. Comme Gilbert F. qui récupéra in extremis<br />
un spécimen rare au moment <strong>de</strong> son <strong>de</strong>rnier voyage : il allait être fondu pour recycler <strong>les</strong><br />
matériaux ! "J'habitais route <strong>de</strong> Fumel et Raphaël Leygues 1 habitait <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> la rue.<br />
Un jour, je vois un camion sortir <strong>de</strong> chez lui et je vois sur le camion une bagnole. Une épave.<br />
(...) Il y avait cinquante-cinq ans qu'elle était dans le jardin, <strong>de</strong>hors. Je sais pas si vous vous<br />
1 Maire <strong>de</strong> Villeneuve sur Lot dans <strong>les</strong> années cinquante.<br />
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en<strong>de</strong>z compte l'épave que c'était. Bouffée par la rouille, plus rien qui tenait <strong>de</strong>bout. Et alors,<br />
le domestique <strong>de</strong> Raphaël Leygues, c'était un copain <strong>de</strong> régiment à moi. Il y a <strong>de</strong>s<br />
coïnci<strong>de</strong>nces dans la vie ! '-Eh, j'ai dit, qu'est-ce que c'est que cette bagnole que... ' '-Bô, c'est<br />
un vieux truc qu'il y avait dans le jardin <strong>de</strong>rrière ! ' '-Mais putain, tu me l'avais pas dit. Tu sais<br />
que j'en... que j'aime ! ' '-Bô, elle est pourrie, elle tient pas même pour la charger, elle tombait<br />
en lambeaux'. C'était le camion <strong>de</strong> Brangé, le récupérateur <strong>de</strong> ferraille, qui était venu la<br />
chercher. Alors je savais où elle allait et qu'est-ce qu'on allait en faire. Ils allaient fondre tout<br />
ça ! Si c'était pas dommage ! Alors, je monte dans ma voiture et je file chez Brangé. '-Je<br />
voudrais vous acheter la bagnole qui est sur le camion.' '-Mais vous rigolez, il faut faire un tas<br />
d'expertises, savoir combien il y a d'aluminium, <strong>de</strong> laiton, <strong>de</strong>...' '-Oh mais vous avez pas fait<br />
tant d'histoires quand vous l'avez achetée. Vous l'avez débarrassée, on vous l'a donnée sans<br />
doute. Dites-moi combien vous en voulez, on décharge pas le camion, on la porte chez moi."<br />
Alors je l'ai achetée. Elle est là maintenant, finie. J'ai mis trois ans mais, là, il manquait rien.<br />
Tout y était, tout pourri, que même <strong>les</strong> rats avaient fait leur nid <strong>de</strong>dans mais tout y était. Elle<br />
est belle, non Et si vous l'aviez vue sur le camion, vous m'auriez traité <strong>de</strong> fou, <strong>de</strong> prendre<br />
une pareille cochonnerie."<br />
Jean-Paul a connu semblable aventure lorsqu'il trouva enfin la Trèfle dont il rêvait.<br />
"Pour être honnête, la Trèfle, je l'ai trouvé... dans une haie, dans <strong>les</strong> ronces. Enfin, je dis la<br />
Trèfle, je <strong>de</strong>vrais dire ce qu'il en restait parce que honnêtement il fallait savoir que c'était ça.<br />
En fait, il restait le châssis mais quand je dis le châssis... ce que la rouille avait pas bouffé.<br />
D'ailleurs je l'ai pas vu tout <strong>de</strong> suite qu'il y était. Il a fallu y aller avec la faux, le croissant et<br />
couper <strong>les</strong> ronces pour trouver l'engin. D'ailleurs, quand j'ai ramené ça chez moi, ma femme a<br />
gueulé ! 'Mer<strong>de</strong>, j'en ai marre ! c'est le bouquet maintenant. Avant, ça ressemblait à peu près à<br />
quelque chose. Maintenant tu me ramènes même <strong>de</strong>s tas <strong>de</strong> ferraille. Fous-moi ça à la<br />
poubelle tout <strong>de</strong> suite, t'as compris ' Bon, maintenant, elle est bien contente <strong>de</strong> faire <strong>les</strong><br />
rallyes avec mais sur le coup... Elle a failli <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r le divorce ! "<br />
Il faut parfois un œil plus exercé encore pour reconnaître <strong>les</strong> restes d’une voiture<br />
accommodés à la sauce utilitaire. “ Si je vous disais d’où elle vient, cette voiture ! De chez<br />
le voisin !!! oui <strong>de</strong> chez le voisin !!! Et je l’ai toujours vu rouler, toujours mais fallait la<br />
reconnaître ! Parce qu’il était paysan et à l’époque, c’était pas comme maintenant. On achetait<br />
pas comme ça ! On se faisait beaucoup <strong>de</strong> trucs. Et lui il avait une espèce <strong>de</strong> remorque qu’il<br />
s‘était fait, un petit truc pour transporter <strong>de</strong>s brico<strong>les</strong>. Et puis, en connaissant mieux <strong>les</strong><br />
bagno<strong>les</strong>, je sais pas comment, je me suis intéressé à sa carriole… et je me suis aperçu qu’il<br />
l’avait faite avec ce châssis. Alors je suis allé le voir pour lui acheter : ‘Mais ça va pas Je<br />
veux pas la vendre ma remorque ! Comment je ferai après –Mais je vous la rachète ! –Non,<br />
je veux pas la vendre, je te dis ! –Mais je vous achète une remorque, une vraie, une soli<strong>de</strong>,<br />
une… -Non, j‘en veux pas, je te dis. Ca vaut rien, tes remorques <strong>de</strong> maintenant. Et puis je<br />
pourrai pas l’accrocher <strong>de</strong>rrière le tracteur. Et puis d’abord, si elle vaut rien ma remorque,<br />
pourquoi tu veux me l’acheter –Je voudrais la remonter comme à l’origine. Refaire la<br />
voiture. ‘ Alors là bien sûr, il a cru que je me foutais <strong>de</strong> lui. Tu par<strong>les</strong>, vu l’état dans lequel il<br />
l’avait arrangé… ! Bon j’y ai travaillé. J’y suis revenu, et revenu, et revenu encore. Enfin bref,<br />
au bout d’un certains temps, il a fini par me la laisser. Et voilà d’où elle vient. C’était une<br />
remorque. On dirait pas ! ” Les berlines transformées en “ plateau ” par un maçon soucieux<br />
d’économie, un châssis <strong>de</strong>venu remorque, le moteur précieusement conservé… pour “ faire<br />
tourner une pompe à eau, une scie, une bricole ”, <strong>les</strong> voitures ont souvent perdu leur fonction<br />
première, ont souvent été démantelées, servant à différentes “inventions rura<strong>les</strong> ”. Ce sont<br />
plus souvent <strong>de</strong>s pièces éparses, greffées sur d’autres engins, que <strong>les</strong> mécaniciens trouvent.<br />
Les collectionneurs insistent lour<strong>de</strong>ment sur l'état et le lieu pour le moins inhabituels<br />
dans <strong>les</strong>quel ils ont trouvé l'automobile dont ils sont si fiers aujourd'hui. Toujours en piteux<br />
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état, elle ne servait plus <strong>de</strong>puis fort longtemps, oubliée <strong>de</strong> tous, reléguée dans quelque hangar<br />
ou au fond d'un jardin, d'un pré ou dans une haie où elle servait <strong>de</strong> support inespéré à la<br />
végétation. Reconvertie à d'autres usages, elle abritait ici la volaille, là son châssis mis à nu<br />
servait au transport <strong>de</strong>s grumes, ailleurs une partie du moteur actionnait une scie circulaire.<br />
Un esprit chagrin serait tenté d'affirmer qu'il n'y a rien d'extraordinaire à retrouver <strong>de</strong>s<br />
véhicu<strong>les</strong> âgés d'un <strong>de</strong>mi-siècle dévorés par la rouille, que l'inverse serait, au contraire,<br />
beaucoup plus étonnant.<br />
Pourtant, dans ces récits <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong> dévorés par la rouille, c'est autre chose qu'un<br />
simple effet <strong>de</strong> la pluie sur la tôle qui se joue. C'est toute la valeur <strong>de</strong> l'engin qui est<br />
questionnée.<br />
Mise en scène du déchet<br />
Les ronces et <strong>les</strong> poulaillers, grands pourvoyeurs d’“ anciennes ”, c’est bien ce que<br />
met en scène la presse spécialisée. C’est avec une bonne dose d’humour que La Vie <strong>de</strong> l’Auto<br />
consacre parfois un petit article à ces rescapés en sursis, en affirmant “ Rouillez boli<strong>de</strong>s ” ou<br />
“ Sauve qui peut ” (La Vie <strong>de</strong> l’Auto Mai 2001 : 36). Si cette rubrique n’est que sporadique<br />
dans ce journal, elle est présente dans chaque numéro <strong>de</strong> Charge Utile et <strong>de</strong> Gazoline. Quelle<br />
que soit la revue, le scenario est invariablement le même : un lecteur ou un journaliste, au<br />
cours <strong>de</strong> ses promena<strong>de</strong>s, s’est ému du sort d’une ou plusieurs voitures et en envoie la<br />
photographie, accompagnée d’un commentaire enflammé. Charge Utile, par exemple,<br />
consacre toujours ses premières pages à <strong>de</strong> bien tristes photographies. On y voit <strong>de</strong>s tracteurs,<br />
camions ou autobus irréversiblement endommagés, auxquels il manque l'essentiel <strong>de</strong> leurs<br />
pièces, dont la peinture a été remplacée par la rouille. Gazoline ne fait pas autrement, qui<br />
s’ouvre toujours sur quelques photographies <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> voitures pathétiques, oubliées dans un<br />
coin <strong>de</strong> nature sauvage ou dans une décharge, victimes <strong>de</strong>s intempéries et <strong>de</strong> l’indifférence.<br />
Mais qui sont ces engins, si précieux que même rouillés, dépouillés d’une partie <strong>de</strong><br />
leurs pièces, ils suscitent encore l’émotion <strong>de</strong>s lecteurs Des véhicu<strong>les</strong> rares, très anciens,<br />
dont la rareté justifierait une procédure <strong>de</strong> sauvegar<strong>de</strong> urgente La Vie <strong>de</strong> l’Auto attire<br />
l’attentions sur quelques “ Epaves à sauver ”. Mais était-il nécessaire <strong>de</strong> consacrer un tiers <strong>de</strong><br />
la page à ces voitures, “ essentiellement <strong>de</strong>s populaires françaises <strong>de</strong>s années 50 à 70 :<br />
Peugeot 203 commerciale et 403 berline, Renault 10 et 16 TX, Matra-Simca Bagheera,<br />
Citroën DS <strong>de</strong>uxième série… La palme <strong>de</strong> l’exotisme revient à une Plymouth Valiant 1966 et<br />
à une Volkswagen K 70, tandis que la doyenne du parc semble être un coupé 201 <strong>de</strong> 1932,<br />
dépourvue <strong>de</strong> sa calandre. ” (La Vie <strong>de</strong> l’Auto Janvier 2001 : 7) De même dans<br />
Gazoline. Dans le numéro <strong>de</strong> janvier 2001 par exemple. “ Voici quelques voitures qui<br />
dorment dans une casse située à Yutz, près <strong>de</strong> Thionville. La Triumph était en très bon état<br />
lorsqu’elle est arrivée en 1995. La Simca Rallye 3 est, par contre, bien mûre et dépourvue <strong>de</strong><br />
mécanique et <strong>de</strong> sièges. Il y a aussi une DS, <strong>de</strong>ux Bagheera, une Opel Ka<strong>de</strong>tt coupé, quatre<br />
Fuego, une R17 ou, du moins, ce qu’il en reste, et enfin une belle collection d’Opel Manta ”<br />
(Gazoline Janvier 2001 : 4) Quelques mois plus tard, c’est une “ Casse en Charente ” qui<br />
retient l’attention. “ C’est en cherchant <strong>de</strong>s pièces pour mon Opel, que je suis tombé sur cette<br />
casse. On y trouve <strong>de</strong>s Rodéo 4, 5 et 6, Frégate, R 14, R15, Ford Capri, Simca 1000, 1100<br />
Fourgonnette, 1501, Talbot Horizon, Matra… Plus <strong>de</strong>s Ford Taunus, Peugeot 604 V6 SL,<br />
403, 204, CX, Fuego, R 12, Dauphine, etc. Dépêchez-vous car <strong>les</strong> anciennes qui arrivent là<br />
partent rapi<strong>de</strong>ment au broyeur. (Gazoline Août-septembre 2001 : 4) Ce n’est plus <strong>de</strong><br />
l’émotion mais <strong>de</strong> la colère que ressent cet autre face au sort réservé à <strong>de</strong>ux autres véhicu<strong>les</strong>.<br />
“ Ces <strong>de</strong>ux voitures sont à 20 km <strong>de</strong> chez moi et el<strong>les</strong> appartiennent à un papy <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 80<br />
ans. Si la 204 est en piteux état, la 304, elle, est étonnement préservée. Malheureusement, le<br />
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papy et sa femme vivent sous la coupe <strong>de</strong> leur fils (la cinquantaine, vieux garçon,) qui ne veut<br />
rien entendre. J’y suis allé au moins six fois, et à part me faire traiter <strong>de</strong> marchand <strong>de</strong> paniers,<br />
je n’ai abouti à rien et la C… à ce niveau, ça me dépasse. Il dit préférer la voir pourrir là que<br />
<strong>de</strong> la cé<strong>de</strong>r, et il n’en démord pas ! J’espère que quelqu’un <strong>de</strong> plus persuasif arrivera à faire<br />
entendre raison à cet homme <strong>de</strong> Cro-Magnon. Si vous vous sentez la moëlle d’affronter la<br />
bêtise <strong>de</strong> cette personne, prenez contact avec moi. (Gazoline Mars 2001 : 4) Un esprit chagrin<br />
serait enclin à penser qu’on fait là beaucoup <strong>de</strong> bruit pour pas grand-chose. Est-il nécessaire<br />
d’attirer l’attention sur ces modè<strong>les</strong> Ne trouve-t-on <strong>de</strong>s spécimens <strong>de</strong> Renault 12, 14 ou16,<br />
<strong>de</strong> Peugeot 204, 403, Renault 16, 12, CX, Ami 6 dans <strong>de</strong> nombreuses casses Voilà bien <strong>de</strong>s<br />
voitures bana<strong>les</strong>, qui du moins ne sont ni rares ni très anciennes. En effet, on aurait pu penser<br />
que <strong>les</strong> lecteurs qui lancent ces appels concentrent leurs efforts sur <strong>de</strong>s engins dont il reste peu<br />
d'exemplaires, <strong>de</strong>s De Dion-Bouton, <strong>de</strong>s Chenard et Walker, <strong>de</strong>s Panhard-Levassor et autres<br />
“ Anciennes ” ou du moins “ Vintages 2 ”. Or, ce sont le plus souvent <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong> assez<br />
ordinaires.<br />
Mais la surprise se poursuit. S’agit-il d’appeler à une restauration urgente, imposée par<br />
la certitu<strong>de</strong> d’une disparition prochaine, comme certains intitulés le laissent à penser On ne<br />
peut qu’en douter lorsqu’on se penche sur certains commentaires. Sur cet appel en forme <strong>de</strong><br />
“ Requiem pour une Ami 6 ”. “ Cette Ami 6 est abandonnée dans une forêt <strong>de</strong> Charente-<br />
Maritime. Et elle est aujourd’hui dans un piteux état qui évoque plutôt une vision <strong>de</strong> fin du<br />
mon<strong>de</strong>… ”. Le titre est plus explicite : il est “ Trop tard ” pour elle. Et on ne peut que le croire<br />
lorsqu’on regar<strong>de</strong> la photographie qui immanquablement accompagne le commentaire. Au<br />
cœur d’un inextricable enchevêtrement <strong>de</strong> ronces, au fond d’un épais taillis, ce qu’il reste <strong>de</strong><br />
la voiture : une portière manque, l’autre n’a plus <strong>de</strong> gonds et pend lamentablement, le toit<br />
s’est étrangement affaissé, <strong>les</strong> montants <strong>de</strong> l’habitacle ayant sans doute cédé, dévorés par la<br />
rouille, le haillon accuse un angle inhabituel sur cette voiture, la malle, elle, semble s’être<br />
mystérieusement relevée. A n’en pas douter, le châssis s’est scindé en <strong>de</strong>ux parties. “ Une<br />
vision <strong>de</strong> fin du mon<strong>de</strong> ” assure, à raison et laconiquement, le journaliste… qu’il paraît bien<br />
prétentieux <strong>de</strong> prétendre restaurer. (Gazoline juin 2001 : 4) Pourquoi alors s’intéresser à un<br />
véhicule dont on ne peut strictement rien espérer, tout tentative <strong>de</strong> restauration étant, <strong>de</strong> l’avis<br />
du journal, vaine Et elle n’est pas la seule ! L’opinion <strong>de</strong> ce même Gazoline, à propos <strong>de</strong><br />
cette P60, est également sans appel. “ Plus rien à sauver ”, affirme-t-on dans un titre en gros<br />
caractère. Pourtant on ne lui consacre pas moins un petit article accompagné d’une<br />
photographie : “ Surprise sur un plateau en Haute-Loire, cette P60 Elysée modèle 1959 sert <strong>de</strong><br />
remise pour objets en tous genres, et accessoirement <strong>de</strong> défouloir aux enfants du coin. Elle fut<br />
abondamment utilisée par son propriétaire qui la laissa là en 1974 avec, pour seule<br />
compagnie, <strong>de</strong>s bovidés. A part quelques enjoliveurs pieusement remisés à l’intérieur, ainsi<br />
que ses <strong>de</strong>ux feux AR, plus grand chose à sauver… ” (Gazoline Février 2001 : 5) Constat tout<br />
aussi affligeant à propos d’une Méhari, prise en photo sur fonds <strong>de</strong> décharge sauvage, mêlant<br />
ordures et végétation, le train avant reposant sur une énorme jante <strong>de</strong> camion. “ C’est une bien<br />
tristounette Méhari découverte par Bernard Billaut et Catherine Chartrain <strong>de</strong> Saint-Vincent<br />
<strong>de</strong>s Lan<strong>de</strong>s (44). La couleur s’est brûlée au soleil, <strong>les</strong> roues se sont fait <strong>les</strong> bel<strong>les</strong>, bref, il ne<br />
reste pas grand-chose à récupérer. ” (Planète 2CV Janvier 2001 : 26) Cet autre envoie <strong>de</strong>ux<br />
photographies : l’une <strong>de</strong> sa 2 CV <strong>de</strong> 1982 et l’autre d’une <strong>de</strong> ses congénères, beaucoup plus<br />
âgée, oubliée dans un champ, et largement attaquée par la corrosion. “ Récemment, j’ai eu<br />
l’occasion <strong>de</strong> photographier une malheureuse épave <strong>de</strong> 2CV <strong>de</strong>s années 1950, irrécupérable,<br />
hélas ! ” (Planète 2 CV Juin 2001 : 8) Terminons en feuilletant Charge Utile, qui n’est guère<br />
plus optimiste. Le commentaire qui accompagne la photographie d’un petit autobus Berliet<br />
laisse songeur. “ Malgré une production non négligeable à l’époque, <strong>les</strong> autocars et autobus<br />
2 Une Ancêtre est une voiture fabriquée avant et pendant la Première Guerre Mondiale ;<br />
Vintage désigne cel<strong>les</strong> construites dans <strong>les</strong> années 1920.<br />
25
Berliet PLR sont rares aujourd’hui. Pour celui-ci, ce n’est plus la peine <strong>de</strong> courir puisqu’il a<br />
disparu sous la flamme du chalumeau. (…) Vincent Dubois, <strong>de</strong> La Chapelle-Saint-Fray<br />
(même département), l’a photographié à Saint-Corneille quelques heures avant son départ<br />
pour la casse. ” (Charge Utile Décembre 2001 : 8) “ Ferraillés ” eux aussi, <strong>les</strong> trois camions<br />
photographiés, six mois plus tôt. Cela m’empêchera pas le journaliste <strong>de</strong> <strong>les</strong> décrire<br />
longuement. (Charge Utile Juin 2001 : 7) Pourquoi attirer l’attention sur <strong>de</strong>s engins dont on<br />
est sûr qu’ils ont été détruits ou que la restauration est parfaitement impossible, vu leur état,<br />
qui n’intéressent personne ou qui ne sont pas à vendre, sur <strong>de</strong>s engins, dans le meilleur <strong>de</strong>s<br />
cas, qui ne sont pas spécialement rares et qu’on peut trouver dans la plupart <strong>de</strong>s casses N’y<br />
a-t-il pas quelque incohérence à attirer l’attention sur un engin détruit, à appeler à la<br />
restauration d’un engin “ irrécupérable ” Regardant ces photos, lisant ces commentaires, on<br />
peut <strong>les</strong> juger incohérents.<br />
Dans Patrimoine en folie, K. Pomian offre une réflexion sur “ Musée et patrimoine ”<br />
qui donne sens à ces incohérences apparentes. Prenant pour exemple le cas d’une usine, il<br />
décrit <strong>les</strong> étapes qui transformeront, peu à peu, ce lieu <strong>de</strong> production industrielle en<br />
“ sémiophore ”. “ Soit une usine, filature ou haut fourneau, construite vers le milieu du siècle<br />
passé. En activité jusqu’à une pério<strong>de</strong> assez récente, elle produisait <strong>de</strong>s marchandises et<br />
subissait <strong>de</strong> ce fait <strong>de</strong>s transformations. On y édifiait <strong>de</strong> nouveaux bâtiments et rénovait <strong>les</strong><br />
anciens, on y installait <strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong> machines, on l’adaptait à <strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong> énergies et <strong>de</strong><br />
nouveaux moyens <strong>de</strong> transport. Puis vint la fermeture. Tout ce qui avait encore une valeur<br />
marchan<strong>de</strong> fut démonté et emporté, ne restèrent que <strong>de</strong>s bâtiments délabrés et <strong>de</strong>s vestiges<br />
d’anciennes installations. Des années ont passé, et, aujourd’hui, la question se pose : que faire<br />
<strong>de</strong> cette ancienne usine <strong>de</strong>venue terrain vague On peut en effacer <strong>les</strong> traces et réutiliser<br />
l’espace acquis <strong>de</strong> la sorte. Mais on peut aussi la conserver en tant que témoignage <strong>de</strong>s<br />
activités industriel<strong>les</strong> du passé et l’ouvrir au public. ” Ne pourrait-on pas appliquer cette<br />
<strong>de</strong>scription à nos véhicu<strong>les</strong> D’abord “ uti<strong>les</strong> ”, ils ont roulé, tracté <strong>de</strong>s machines, sont tombés<br />
en panne et ont été réparés. Puis, <strong>les</strong> progrès techniques aidant, ils sont <strong>de</strong>venus obsolètes et<br />
ont été remplacés par d’autres, considérés comme plus performants, plus élégants. Une<br />
succession d’étapes dont la banalité n’est qu’apparente car "la séquence : chose, déchet,<br />
sémiophore est parcourue par la majorité <strong>de</strong>s objets qui composent le patrimoine culturel."<br />
Ce passage à l'état <strong>de</strong> déchet, cette mise à l'écart sont indispensab<strong>les</strong> pour que l'objet passe <strong>de</strong><br />
sa fonction utilitaire à celle <strong>de</strong> sémiophore. En effet, il faut que l'objet soit "vidé" <strong>de</strong> sa<br />
fonction utilitaire pour être ensuite investi d'une valeur autre. "La constitution du patrimoine<br />
culturel consiste (...) en une transformation <strong>de</strong> certains déchets en sémiophores." (Pomian<br />
1990 : 179-180) Encore faut-il s'assurer que l'on ait bien affaire à un "déchet" ! J’emprunterai<br />
à nouveau à K. Pomian sa définition du déchet : “ Est déchet tout objet visible qui n’a aucune<br />
fonction à cause <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>struction ou <strong>de</strong> son usure, ou parce qu’il est <strong>de</strong>venu obsolète. C’est<br />
cette absence <strong>de</strong> fonction que traduit l’abandon où l’on laisse, en général, <strong>les</strong> déchets. Non<br />
seulement ils ne sont pas protégés contre la <strong>de</strong>struction, mais celle-ci est souvent accélérée<br />
pour <strong>les</strong> faire disparaître au plus vite. ” (Pomian 1990 : 178) C’est bien à cette définition que<br />
s’efforcent <strong>de</strong> coller, sans y prétendre le moins du mon<strong>de</strong>, <strong>les</strong> propos <strong>de</strong>s passionnés et <strong>les</strong><br />
artic<strong>les</strong> <strong>de</strong> la presse spécialisée. On assiste bien à une véritable mise en scène <strong>de</strong> l’oubli et du<br />
déchet. Rouillé, oublié dans <strong>les</strong> ronces ou au fond d’une casse automobile, menacé <strong>de</strong> passer à<br />
la presse, amputé <strong>de</strong> tout ou partie <strong>de</strong> ses organes, l’engin est manifestement dépouillé <strong>de</strong><br />
toute fonction, complètement hors circuit. Les engins photographiés bénéficient toujours d’un<br />
arrière-plan désolé : un taillis épais, <strong>de</strong>s herbes fol<strong>les</strong>, <strong>de</strong>s ronces, une décharge sauvage, une<br />
casse automobile. L’image joue un rôle central : elle exhibe aux yeux <strong>de</strong> tous l’indispensable<br />
mise à l’écart. Ces camions ou ces voitures que <strong>les</strong> revues évoquent alors même qu’ils ont<br />
disparu illustrent la <strong>de</strong>struction qui guette ces engins mais en même temps exposent cette<br />
irréversible mais indispensable croisée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stins qui peut conduire à la <strong>de</strong>struction pure et<br />
26
simple mais aussi à l’admiration. L’engin ne sert à rien. Il peut donc servir à tout. Il est<br />
<strong>de</strong>venu déchet, rebut, inutile. Il est prêt pour le patrimoine.<br />
Le spectre <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction comme nécessaire préalable C’est ce que cet article<br />
semble prouver. Un lecteur attire l’attention sur une “ avant-guerre ”, une “ Monaquatre ou<br />
une Primatre ” dont la photographie laisse à penser qu’elle est dans un état <strong>de</strong> conversation<br />
satisfaisant, permettant <strong>les</strong> plus grands espoirs. Une “ Ancienne ” en bon état, n’est-ce pas<br />
idéal Est-il besoin <strong>de</strong> rajouter quoi que ce soit Et pourtant, le lecteur va longuement<br />
“ vanter sa trouvaille ”, insistant sur sa mise à l’écart et son état “ lamentable ” que le cliché<br />
ne laisse pas <strong>de</strong>viner. L’écriture vient ici au secours <strong>de</strong> la photographie : ce que le cliché ne<br />
montre pas suffisamment, <strong>les</strong> mots vont le mettre en scène. “ Celle-ci est en fin <strong>de</strong> vie,<br />
dépourvue <strong>de</strong> vitres, <strong>de</strong> phares et <strong>de</strong> calandre. Le capot d’origine à quatre fentes horizonta<strong>les</strong> a<br />
été remplacé par un capot à fentes, style Traction d’après-guerre et <strong>de</strong>s apprentis-chasseurs se<br />
sont exercés au tir sur le panneau <strong>de</strong> custo<strong>de</strong>. Pour lui redonner un peu <strong>de</strong> lustre, quelqu’un l’a<br />
agrémentée <strong>de</strong> flancs blancs au pinceau… ” (LVA Décembre 2000 : 7) Pourquoi insister aussi<br />
lour<strong>de</strong>ment sur l’état <strong>de</strong> l’engin Son âge ne suffisait-il pas à justifier un appel Ne faut-il<br />
pas y voir plutôt une conséquence du lieu où on l’a photographié Ni ronces, ni décharge en<br />
arrière plan car la voiture se trouve… chez un brocanteur ! C’est sans doute ce qui pose<br />
problème. La brocante n’est pas synonyme <strong>de</strong> mise au rebut, bien au contraire ! Elle est<br />
précisément le premier sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> sortie <strong>de</strong> l’oubli, la première étape du retour vers un usage,<br />
une fonction. Livrés sur <strong>les</strong> étalages <strong>de</strong>s brocanteurs, <strong>les</strong> objets ne sont pas ou plus <strong>de</strong>s<br />
déchets ; ils sont en quelque sorte “ réanimés ”, ramenés dans le circuit. Peut-être n’en ont-ils<br />
que plus <strong>de</strong> valeur. Si la voiture n’est pas à sa place ici, ce n’est pas parce que d’ordinaire le<br />
brocanteur vend plutôt <strong>de</strong>s meub<strong>les</strong> ou <strong>de</strong>s bibelots mais parce que le brocanteur est celui qui<br />
“ remet ” <strong>les</strong> objets dans le circuit. Position d’ordinaire dévolue aux “ mécaniciens <strong>de</strong><br />
l’inutile ”.<br />
Tous ces récits <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong> "méconnaissab<strong>les</strong>" n'ont pas d'autre but que <strong>de</strong> <strong>les</strong> retirer,<br />
<strong>de</strong> façon manifeste, du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'utile qui fut le leur pour <strong>les</strong> inscrire dans un mon<strong>de</strong> autre,<br />
celui <strong>de</strong>s expositions, <strong>de</strong>s rallyes, celui du "patrimoine". Montrer l'état <strong>de</strong> dégradation plus<br />
qu'avancée dont ils sont l'objet, mettre en avant leur oubli, l'indifférence à leur égard, c'est<br />
surtout montrer qu'ils ont quitté définitivement le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'utile, qu'ils sont prêts pour<br />
d'autres investissements. C'est en quelque sorte par la rouille et <strong>les</strong> ronces que se construit<br />
l'engin <strong>de</strong> collection. Ce sont el<strong>les</strong> qui permettent et attestent tout à la fois <strong>de</strong> la possible<br />
conversion. Paradoxalement, c'est par ces photographies <strong>de</strong> haies vives ou <strong>de</strong> décharges où<br />
l'on <strong>de</strong>vine difficilement un reste <strong>de</strong> carcasse automobile que commence la patrimonialisation<br />
<strong>de</strong> ces engins.<br />
D'ailleurs <strong>les</strong> mots utilisés disent suffisamment combien la voiture a changé lorsqu'on<br />
l'a extirpée <strong>de</strong> ce purgatoire <strong>de</strong> la mécanique que sont ronces, poulailler ou toute autre forme<br />
manifeste d'oubli. Si on "répare" une voiture récente, on ne "répare" une voiture ancienne ; on<br />
la "restaure", on la "retape", on la “ remonte ” le plus souvent. Beaucoup affirment qu’il faut<br />
<strong>les</strong> “ reprendre à zéro ”. La terminologie l'exprime : il ne s’agit pas <strong>de</strong> mettre fin à une ou à<br />
<strong>de</strong>s pannes mais bien <strong>de</strong> “ gommer ”, <strong>de</strong> repartir du début, d’une étape fondatrice. Le<br />
vocabulaire utilisé n’inscrit pas l’activité <strong>de</strong>s mécaniciens dans un continuum, un<br />
prolongement mais donne bien l’image d’un début, d’un “ commencement ”. Celui du<br />
patrimoine.<br />
On comprend pourquoi la Dauphine du Papy Lafarge fait sourire <strong>les</strong> collectionneurs.<br />
Là où je voyais la preuve <strong>de</strong> sa potentielle élection au titre <strong>de</strong> collection, <strong>les</strong> amateurs voient<br />
précisément la preuve <strong>de</strong> son exclusion <strong>de</strong> cet univers : elle roule, transporte son propriétaire,<br />
elle "marche", trop bien. Elle n’est pas passée par l’indispensable étape du “ déchet ”<br />
condition sine qua non <strong>de</strong> l’élection au titre <strong>de</strong> voiture “ restaurable ”. Les jeunes passionnés<br />
ne le disaient-ils pas qui affirmaient qu’on ne pouvait en faire qu’une chose : la mettre à la<br />
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décharge… où ils iront peut-être la récupérer plus tard ! De même, la 205 ne pouvait-elle pas<br />
accé<strong>de</strong>r, en une nuit, à l'univers <strong>de</strong> la collection, n'étant pas passée par le sta<strong>de</strong> du déchet, <strong>de</strong><br />
la mise à l'écart. Ce sera chose faite après l'inondation.<br />
Cette nécessaire exclusion était mise en scène au musée <strong>de</strong> Sarlat. Parcourant <strong>les</strong><br />
allées, on découvre Bugatti, Hotchkiss, Panhard-Levassor, Bentley, Renault, Citroën ou De<br />
Dion-Bouton, restaurées à l'i<strong>de</strong>ntique, capote neuve, chromes rutilants, peinture impeccable,<br />
enjoliveurs étincelants. Alignées <strong>les</strong> unes près <strong>de</strong>s autres, el<strong>les</strong> semblent attendre un éventuel<br />
acquéreur. Puis, au détour d'une allée, une scène qui ne manque pas d'étonner : on a installé là<br />
un endroit à l'usage incertain, mi-atelier, mi-poulailler. Contre le mur du fond, un établi <strong>de</strong><br />
belle taille, encombré d'instruments, clés, marteaux, bidons. Au premier plan, <strong>de</strong>s volail<strong>les</strong><br />
naturalisées et un panier d'oeufs. Au centre <strong>de</strong> la scène, une carcasse <strong>de</strong> voiture à moitié<br />
recouverte <strong>de</strong> foin, près <strong>de</strong> ce qui a sans doute été une partie <strong>de</strong> ses organes, <strong>de</strong>s outils<br />
agrico<strong>les</strong>, un moteur industriel. A côté, une autre installation nous présente un garage <strong>de</strong>s<br />
années cinquante avec sa pompe à essence, ses burettes à huile, ses clefs, son établi avec étau.<br />
Sur la plaquette du musée, sous la photographie <strong>de</strong> cette scène, un commentaire enflammé :<br />
"Extraordinaire découverte d'une Lorraine Dietrich dans une grange." Pourquoi une telle mise<br />
en scène Que faut-il en déduire La Lorraine Dietrich n'est-elle pas une voiture<br />
suffisamment prestigieuse qu'il soit besoin <strong>de</strong> montrer le triste état dans lequel on l'a<br />
découverte L'intérêt du musée ne tient pas essentiellement à sa théorie <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong>,<br />
accompagnés d'une pancarte, présentant <strong>les</strong> caractéristiques <strong>de</strong> chacun. Sans y prétendre le<br />
moins du mon<strong>de</strong> sans doute, il met en scène le processus qui transforme l'utile en admirable,<br />
la voiture en objet "patrimonial". Une sorte d'allégorie ou <strong>de</strong> mémento à l'usage <strong>de</strong>s amateurs.<br />
Si ce musée a une vertu pédagogique, c'est bien sûr à eux qu'elle est adressée. Il leur rappelle<br />
<strong>de</strong> façon manifeste ce qu'est un objet <strong>de</strong> collection et plus encore comment il se constitue, <strong>les</strong><br />
trois temps <strong>de</strong> la métamorphose, le temps <strong>de</strong> l'utile et sa pompe à essence, le temps <strong>de</strong> l'oubli<br />
où l'automobile est reléguée au fond d’un hangar, le temps <strong>de</strong> la résurrection.<br />
Pourtant, toutes ces machines ne connaissent pas ce triste mais indispensable oubli.<br />
Toutes n'ont pas fait le détour par <strong>les</strong> ronces et <strong>les</strong> poulaillers. Malgré tout, une distance est<br />
construite entre l'amateur et l'objet.<br />
Epopées<br />
Il y a ceux qui achètent <strong>de</strong>s épaves, péniblement extraites <strong>de</strong> leur écran végétal mais il<br />
y a aussi ceux qui achètent <strong>de</strong>s voitures en bon état. Comme Jean-Clau<strong>de</strong> R. Souvenons-nous<br />
<strong>de</strong> cette Simca qu’il est allé chercher à Guéran<strong>de</strong> et qui sortait d’un musée. On n’est plus face<br />
à une épave mais bien face à une voiture en parfait état <strong>de</strong> marche dont le “ notaire ” se<br />
servait ! Certains s’évertuent à mettre en scène l’oubli <strong>de</strong> leur engin d’affection tandis que<br />
d’autres se contentent <strong>de</strong> s’asseoir au volant pour parcourir <strong>les</strong> quelques dizaines –ou<br />
centaines- <strong>de</strong> kilomètres qui séparent le domicile du ven<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> l’acheteur <br />
Incohérence Or, cette distance matérielle est aussi un moment pour “ faire passer ” la voiture<br />
du côté <strong>de</strong> la collection. Jamais on ne rentre au volant <strong>de</strong> la voiture nouvellement achetée. Elle<br />
bénéficie du même traitement que <strong>les</strong> épaves : el<strong>les</strong> sont ramenées sur un “ plateau ”, cette<br />
remorque sur laquelle on installe <strong>les</strong> voitures qui ne peuvent plus rouler. Bien sûr <strong>les</strong> heureux<br />
et nouveaux propriétaires avancent toujours quelque argument utilitaire.<br />
Q : “ -Mais pourquoi vous l’avez ramenée sur un plateau. Elle était en état <br />
Jean-Clau<strong>de</strong> : -Non, elle avait besoin d’une sérieuse révision. On aurait pas pu… C’était<br />
courir <strong>de</strong>s risques pour rien. On l’a mis sur le plateau et on est rentré. Et puis atten<strong>de</strong>z, <strong>de</strong>puis<br />
Guéran<strong>de</strong> avec la Simca, il aurait fallu <strong>de</strong>ux jours, au moins.<br />
Q : - Vous avez mis combien <strong>de</strong> temps pour rentrer <br />
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J-C : - Quatorze heures. On a roulé toute la journée et toute la nuit parce que, avec le plateau<br />
au cul, tu vas pas bien vite. C’est logique, tu as plus <strong>de</strong> prise au vent. Mais on s’est relayé au<br />
volant. Pendant qu’un dormait, l’autre conduisait.”<br />
Cette indispensable révision, qui justifiat le transport sur un plateau, n’eut lieu que<br />
“ quand on a eu le temps ”, après avoir effectué plusieurs rallyes, sans la moindre crainte<br />
d’une panne. La raison est ailleurs. Le récit du retour s’apparente à une épopée, à un périple ;<br />
toujours, un problème a surgi qui le rendit difficile. Jean-Clau<strong>de</strong> essuya “ la pluie, le vent ”,<br />
“ une torna<strong>de</strong> ”. Un autre, tout à sa joie, perdit son chemin. “ Je sais pas comment on a fait.<br />
Mais on s’est paumé ! Entre Montauban et ici, on s’est paumé. Pourtant, je connais la route<br />
mais on discutait avec le copain et comment on allait trouver <strong>les</strong> pièces, et comment on allait<br />
s’organiser pour la remettre en route avant le rallye parce qu’on avait pas beaucoup <strong>de</strong> temps.<br />
Et puis ‘Mais où on est ‘ Et puis pas <strong>de</strong> carte, bien sûr. Et puis, pas <strong>de</strong> panneaux. Pas <strong>de</strong><br />
téléphone pour prévenir. On est rentré à trois heures du matin. Elle faisait joli, la bourgeoise !<br />
Elle croyait qu’on avait eu un acci<strong>de</strong>nt ! ” Cet autre ne risquait pas semblable mésaventure : il<br />
n’avait que quelques kilomètres à parcourir. Mais la difficulté n’en fut pas moins au ren<strong>de</strong>zvous.<br />
“ Elle était chez Fernand, tu vois que c’est pas loin. Alors, j’ai dit : ‘On va pas sortir le<br />
plateau pour ça. On va la tracter avec une cor<strong>de</strong>. ” Mais la cor<strong>de</strong> a cassé, la voiture a fini au<br />
fossé. “ La galère pour la sortir <strong>de</strong> là ! Il a fallu aller chercher le tracteur. Enfin, on y a passé<br />
la journée. ”<br />
Des pannes, <strong>de</strong>s erreurs <strong>de</strong> parcours, <strong>de</strong>s acci<strong>de</strong>nts climatiques extraordinaires comme<br />
cette “ torna<strong>de</strong> ”, le temps du retour est toujours marqué d’événements singuliers. Comme si<br />
ce temps-là était un temps en marge. Comme dans ces rites <strong>de</strong> passage où l’avant et l’après<br />
sont séparés par un pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> latence, qui échappe aux critères ordinaires, que régit ses<br />
propres co<strong>de</strong>s. (Van Gennep 1981) N’est-ce pas, en effet, pour le moins exceptionnel<br />
d’essuyer une “ torna<strong>de</strong> ” sur l’autoroute, près <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux N’est-il pas singulier <strong>de</strong> se<br />
perdre alors qu’on “ connaît la route par cœur ” <br />
Regards extérieurs<br />
Très nombreux sont ceux qui restaurent une mécanique qu'ils ont eu en leur possession<br />
mais qu'ils ont vendue au cours <strong>de</strong> leur vie, dont ils ont été séparés. Lorsque la décision <strong>de</strong><br />
restaurer s'impose, il faut chercher l'engin, l'acheter à un autre, le ramener vers soi. Et là se<br />
joue un jeu ténu sur la distance où la valeur <strong>de</strong> l'objet continue doucement <strong>de</strong> glisser <strong>de</strong> l'utile<br />
à l'esthétique, au "faire pour faire". Une distance qui est posée par touches minuscu<strong>les</strong>.<br />
"J'aurais bien aimé retrouver ma voiture, celle que j'avais quand j'étais plus jeune".<br />
L'idéal serait donc que l'objet change <strong>de</strong> fonction, sous l'action <strong>de</strong>s mêmes mains, mais à<br />
quelques années d'écart. Affirmation <strong>de</strong> principe seulement. Rares sont <strong>les</strong> amateurs<br />
rencontrés qui ont procédé à une semblable alchimie. Lorsque je suggère à Pierre, passionné<br />
<strong>de</strong> vieux moteurs, <strong>de</strong> fouiller son impressionnante décharge, souvenir d'une éphémère activité<br />
<strong>de</strong> mécanicien-ferrailleur, où dorment sans doute <strong>de</strong>s spécimens intéressants, l'idée lui paraît<br />
saugrenue. "Là <strong>de</strong>dans Il y a plus rien... Si, c'est sûr, il doit bien y avoir encore <strong>de</strong>s moteurs<br />
mais c'est <strong>de</strong>s trucs sans valeur, <strong>de</strong>s moteurs courants, <strong>de</strong>s petits trucs, <strong>de</strong>s Moteurs Bernard<br />
ou <strong>de</strong>s Jappy peut-être. Mais, pouf ! Des brico<strong>les</strong>, quoi ! Non, là <strong>de</strong>dans, il y a pas <strong>de</strong> trésor."<br />
Refus qui étonne d'autant plus qu'il est amateur <strong>de</strong> très ordinaires Moteurs Bernard -il en<br />
possè<strong>de</strong> une vingtaine, parfois en double ou triple exemplaires- et qu'il va chercher ces<br />
"trésors" chez un autre ferrailleur ! "C'est un Moteur Bernard aussi, encore un, mais un<br />
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modèle en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> l'autre, entre ces <strong>de</strong>ux-là, vous voyez Le modèle courant pour monter<br />
l'eau, pour <strong>de</strong>s petits trucs, pour le jardin... Alors, celui-là, il venait complètement <strong>de</strong> la<br />
ferraille. Il était dans <strong>les</strong> ronces. Alors, celui-là, il était pas complet. C'était chez un ferrailleur<br />
où je vais souvent parce qu'il a beaucoup <strong>de</strong> moteurs Bernard. Alors, celui-là, je vous<br />
explique. Il y avait pas <strong>de</strong> carburateur, il y avait pas <strong>de</strong> système <strong>de</strong> pompe à essence, ça y était<br />
pas. Bon <strong>les</strong> cuves y étaient pas. Il y avait pas <strong>de</strong> pompe à eau, il y avait pas <strong>de</strong> magnéto." Un<br />
moteur aussi banal dans un tel état <strong>de</strong> décomposition, sans doute son capharnaüm en recèle-til<br />
quelques exemplaires. Pourtant, c'est ailleurs qu'il va <strong>les</strong> chercher.<br />
Pierre n'est pas une exception. Cette façon <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r est commune à tous <strong>les</strong><br />
amateurs : on ne restaure jamais aux fins <strong>de</strong> collection <strong>de</strong>s voitures que l'on a possédées et<br />
conservées mais cel<strong>les</strong> que l'on a possédées, perdues et retrouvées. Une voiture, un moteur, un<br />
tracteur ne peuvent pas passer <strong>de</strong> l'utile à l'admirable sous <strong>les</strong> mains d'une même personne. Il<br />
faut un intermédiaire. C'est d'ailleurs ainsi que <strong>les</strong> amateurs utilisent la presse spécialisée,<br />
envoyant une photographie d'un engin dont ils ont été propriétaires et <strong>de</strong>mandant ce qu'il est<br />
<strong>de</strong>venu.<br />
Et même si le véhicule n'est pas physiquement éloigné, n'a jamais quitté le garage, une<br />
distance est construite. Le récit que l'on fait est celui d'une re-trouvaille voire d'une trouvaille,<br />
ronces ou pou<strong>les</strong> en moins. Au cours d'une exposition, je discute avec un membre du Club <strong>de</strong>s<br />
Vieil<strong>les</strong> Voitures du Villeneuvois d'un <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong> particulièrement réussi. "Et attention,<br />
elle n'a eu qu'un seul propriétaire, Marcel T. Ca fait plus <strong>de</strong> quarante ans qu'il l'a ! C'est la<br />
voiture <strong>de</strong> son mariage." Comme je m'étonne d'une telle constance et avance qu'il n'a, dans ce<br />
cas, eu aucune peine à la restaurer, il précise : "Non, mais c'est qu'elle était pas dans cet étatlà,<br />
non plus. Parce qu'il l'avait mise dans un coin. Vous pensez bien qu'en quarante ans, il en a<br />
eu d'autres. Et celle-là, la pauvre, il l'avait gardée mais il s'y était jamais intéressé plus que ça.<br />
Et quand il a voulu la remettre en état, il y avait du boulot." Distance que me confirme<br />
l'intéressé, mais d'une autre façon. "Oui, c'est la voiture <strong>de</strong> mon mariage. Je sais même pas<br />
pourquoi je l'ai gardée. Elle était au fond du jardin, dans un hangar. J'en avais déjà restauré<br />
une autre, même <strong>de</strong>ux autres. Parce que j'ai pas commencé par celle-là. Je l'ai faite qu'après.<br />
J'ai commencé en achetant une épave sur <strong>les</strong> petites annonces, et puis une autre, et puis une<br />
autre. Et <strong>les</strong> copains du club, ils venaient à la maison, pour me donner un coup <strong>de</strong> main, ou<br />
pour se servir d'un truc. Et, bien sûr, ils la voyaient. 'Mais pourquoi tu refais pas celle-là Si<br />
j'étais toi, je le ferais. Elle est belle.' A force, à force qu'ils le disent, je m'y suis mis. Voilà<br />
comment ça s'est passé." En somme, ce n'est pas lui qui a érigé l'automobile au rang d'objet <strong>de</strong><br />
collection. Ce sont <strong>les</strong> autres qui, par <strong>les</strong> conseils réitérés, leurs injonctions, l'ont élevée à ce<br />
rang. C'est par l'intermédiaire <strong>de</strong>s "copains" que l'automobile prend une valeur autre, à ses<br />
propres yeux.<br />
De même, Joseph C. roule-t-il, lui aussi, dans l'automobile <strong>de</strong> son mariage. Lorsque je<br />
l'interroge sur ce qui me semble être une étrangeté, il avoue en riant. "C'est que c'est pas moi<br />
qui l'ai restaurée, c'est ma femme ! oui ! J'exagère à peine. Ma femme a jamais voulu que je la<br />
ven<strong>de</strong>. C'était presque une scène <strong>de</strong> ménage à chaque fois que je trouvais un acheteur. 'Tu<br />
vendrais notre première voiture, la voiture <strong>de</strong> notre mariage ' Oui, moi je l'aurais vendue, la<br />
voiture <strong>de</strong> notre mariage, si ça avait été que <strong>de</strong> moi. Mais bon, on l'a gardée. Et puis je me suis<br />
mis à bricoler, à retaper d'autres voitures. Et elle, elle a commencé à dire : 'Et si tu t'intéressais<br />
à l'autre, sous le hangar. J'aimerais bien que tu la restaures.' Et toujours la même chanson alors<br />
un jour, pour lui faire plaisir, j'ai cédé. Je m'y suis mis." Ce que confirme la tenace épouse :<br />
"La 4 CV, c'est grâce à moi si elle est restaurée. C'est moi qui l'ai tarabusté jusqu'à ce qu'il<br />
cè<strong>de</strong>." De même Jean-clau<strong>de</strong> R. Il a gardé sa Simca 6 au fond d’un hangar, rêvant vaguement<br />
<strong>de</strong> restauration. Mais il fallut la double incitation d’une menace d’éboulement <strong>de</strong> la<br />
construction et <strong>les</strong> propos <strong>de</strong>s enfants –“ Oui, il te faut la retaper. On va la retaper. Il te faut la<br />
reprendre, cette voiture ”- pour que le pas décisif soit franchi, pour qu’un projet vieux <strong>de</strong><br />
30
trente ans soit enfin mis à exécution. Ce n'est donc pas le restaurateur mais ses proches,<br />
épouse, enfants, amis, qui posent le jugement qui transforme radicalement la valeur <strong>de</strong> la<br />
voiture.<br />
Et si <strong>les</strong> épouses affirment aimer el<strong>les</strong> aussi <strong>les</strong> vieil<strong>les</strong> mécaniques, c'est souvent à ce<br />
moment <strong>de</strong> la conversion qu'el<strong>les</strong> sont particulièrement présentes, jouant un rôle important en<br />
incitant leur époux à s'intéresser à une épave délaissée. C'est sous leur égi<strong>de</strong> que se renouent<br />
<strong>les</strong> liens ou plus exactement que se nouent d'autres liens, <strong>de</strong>s liens d'une autre nature, entre<br />
l'engin et l'homme. Celle-ci me confie qu'elle a hâte <strong>de</strong> voir rouler la Rosalie que restaure son<br />
mari. "Il me tar<strong>de</strong> ! C'est moi qui l'ai voulue, cette voiture. Parce que mon mari n'y tenait pas.<br />
Il voulait une quadrilette ! 'Non, je voudrais une Rosalie, comme celle <strong>de</strong> ton père. La<br />
quadrilette, tu la feras après.' Parce que son père, à une époque, a eu une Rosalie. Je l'ai jamais<br />
vue rouler mais ma belle-mère m'a montré <strong>de</strong>s photos. Et je sais pas, je l'ai toujours trouvée<br />
jolie, marrante." Lorsque je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>les</strong> raisons <strong>de</strong> cette préférence, elle ne m'offre que<br />
<strong>de</strong>s propos évasifs. "Elle est jolie, je l'ai toujours trouvée jolie. Je sais pas pourquoi je vous<br />
dis. Peut-être parce que justement je ne l'ai jamais vue rouler ! Qui sait " Elle n'a jamais<br />
rouler <strong>de</strong> Quadrilette non plus.<br />
Ayant péniblement extirpé la voiture ou la motocyclette d’un poulailler, l’ayant<br />
ramenée “ en bon état ” au cœur d’une “ torna<strong>de</strong> ”, le collectionneur n’en a pas fini pour<br />
autant avec <strong>les</strong> difficultés : il lui faut maintenant trouver <strong>les</strong> pièces nécessaires à sa<br />
“ restauration ”. Mais il ne suffit pas pour cela <strong>de</strong> se rendre chez le marchand <strong>de</strong> pièces<br />
détachées, références en main.<br />
Le prix <strong>de</strong>s choses.<br />
"Quand on aime, on ne compte pas", affirme l'adage populaire. Ce ne semble pas être<br />
le cas <strong>de</strong> ces amateurs. Tous affirment que restaurer un véhicule est un investissement<br />
financier relativement important. Et c’est souvent pour <strong>de</strong>s raisons financières que certains<br />
spécimens sont encore en souffrance. “ J’attends d’avoir récupéré quelques ronds pour m’y<br />
mettre ”, affirme-ton. Pourtant, ce n'est généralement pas l'achat <strong>de</strong> la voiture qui <strong>les</strong> ruine.<br />
Souvenons-nous <strong>de</strong> Gilbert F. Lorsque le propriétaire <strong>de</strong> la décharge voulut la lui cé<strong>de</strong>r aux<br />
prix du kilogramme <strong>de</strong>s divers métaux, il refusa, trouvant le prix exagéré. On peut d’ailleurs<br />
s’interroger sur le sens <strong>de</strong> cette séparation <strong>de</strong>s métaux <strong>de</strong> la voiture et <strong>de</strong> leur vente au<br />
kilogramme. Est-ce le sta<strong>de</strong> ultime <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction Ou le premier sta<strong>de</strong> d’un usage<br />
nouveau "Vous l'avez débarrassé. On vous l'a donnée sans doute. Dites-moi combien vous<br />
en voulez, on décharge pas le camion." Il n'accepta <strong>de</strong> l'acheter qu'au prix que le ferrailleur<br />
l'avait lui-même achetée, au prix <strong>de</strong> l'épave à "débarrasser". C’est au prix <strong>de</strong> l’épave c’est-àdire<br />
du déchet qu’il consent à l’acheter et non au prix <strong>de</strong>s différents kilogrammes <strong>de</strong> métal.<br />
Le but est donc d’acheter l’engin à restaurer au prix le plus bas possible. Faut-il y voir<br />
<strong>de</strong> simp<strong>les</strong> raisons financières, le souci <strong>de</strong> se livrer à sa passion malgré <strong>de</strong>s revenus faib<strong>les</strong> <br />
Si l’on ne peut totalement balayer cette explication, force est <strong>de</strong> reconnaître qu’elle est<br />
insuffisante. En effet, alors même qu’ils affirment “ chercher à tirer <strong>les</strong> prix ” sur l’achat <strong>de</strong><br />
certaines pièces, on <strong>les</strong> surprend parfois à réaliser <strong>de</strong>s dépenses importantes : celui-ci fait<br />
construire un garage spécialement réservé à ses moteurs, son “ musée ” ; cet autre a acheté<br />
une grange près <strong>de</strong> sa maison afin d’y loger toutes ses voitures ; et c’est pour cette même<br />
raison qu’un <strong>de</strong>rnier a refusé d’acheter un pavillon en banlieue, préférant une ancienne et<br />
beaucoup plus chère petite ferme car elle disposait <strong>de</strong> bâtiments pour installer tout son atelier.<br />
Il ne faut pas oublier aussi <strong>de</strong>s investissements moins importants mais qui ne servent que dans<br />
31
le cadre <strong>de</strong> cette passion notamment l’achat d’un “ plateau ” pour transporter <strong>les</strong> épaves 3 ainsi<br />
que <strong>les</strong> nombreuses clés et machines nécessaires. Dans ce désir d’acheter “ le moins cher<br />
possible ” se joue autre chose que le désir d’économie.<br />
Une transaction réussie est une transaction qui n’a pas dépassé quelques centaines<br />
voire quelques milliers <strong>de</strong> francs, quand vraiment on n’a pas obtenu une transaction gratuite.<br />
Car là est l’idéal. Lucien C. est très fier d'un tracteur allemand. Certes, il est original avec sa<br />
roue unique à l'avant. Mais c'est sans doute son "prix" qui lui donne toute sa valeur. "Vous<br />
savez combien il m'a coûté Rien ! On m'a payé pour aller le chercher même. C'est une<br />
vieille qui avait plein <strong>de</strong> trucs chez elle, <strong>de</strong>s tô<strong>les</strong>, <strong>de</strong>s machines à laver, <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong><br />
charpente. Et elle voulait vendre sa maison. Alors avec cette pagaille, elle avait aucun<br />
acquéreur. Alors elle m'a dit : 'Vous voudriez pas venir m'enlever tout ça, pour l'amener à la<br />
décharge. Vous avez un camion avec une grue que moi... ' J'y vais, je charge et je vois ce<br />
tracteur. Je l'ai reconnu tout <strong>de</strong> suite ! 'Et ça, on en fait quoi Parce que, si vous vous en<br />
servez pas,...' '-Le tracteur Avec le reste ! Qu'est-ce que vous voulez que je fasse <strong>de</strong> ce<br />
clou Prenez-le si vous voulez ! C'est votre femme qui va être contente ! ' Et je l'ai pris, oui.<br />
Gratuit. Mais ça arrive souvent, chez <strong>les</strong> particuliers, ils y connaissent rien <strong>de</strong> toute façon,<br />
qu'on nous en donne quand on va chercher autre chose. Parfois, même, ils s'arrêtent, en allant<br />
à la décharge : 'Il y a quelque chose qui vous intéresse dans ce bor<strong>de</strong>l parce que moi, je fous<br />
ça à la décharge ' Tu par<strong>les</strong> si on se fait prier." Les amateurs <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux-roues sont <strong>de</strong>s experts<br />
en la matière, leur engin d’affection leur ayant souvent été donné . “ La motobécane, elle était<br />
chez mon voisin dans la grange. Ils en faisaient rien. Les pou<strong>les</strong> avaient leur nid dans la selle,<br />
c’est pour te dire comme ils s’en souciaient. Et, un jour, en discutant, je leur ai dit : ‘Mais,<br />
vous voulez pas vous en séparer, <strong>de</strong> cette… –Eh si mais on a jamais le temps <strong>de</strong> la charger<br />
dans la fourgonnette. –Plutôt que la foutre à la ferraille, moi, j’essaierais bien d’y faire<br />
quelque chose. Vous me la vendriez combien –Te la vendre Dans cet état Ca débarrasse.<br />
Pars avec.’ Et voilà, elle m’a rien coûté. Si, une bouteille <strong>de</strong> Pastis que je leur ai portée pour<br />
<strong>les</strong> remercier . ” Et ces transactions sont bien sûr <strong>les</strong> plus prestigieuses.<br />
A travers ces transactions, ces marchandages, se joue la valeur symbolique <strong>de</strong> l'objet,<br />
selon une échelle bien différente <strong>de</strong> l'échelle commune. De même qu'on n'achète pas un<br />
déchet, on n'achète pas une vieille voiture ou alors le moins cher possible. Plus le prix <strong>de</strong><br />
l'engin est bas, plus l'automobile a <strong>de</strong> la valeur, plus la transaction est réussie.<br />
Cette échelle inversée <strong>de</strong>s valeurs semble pourtant avoir <strong>de</strong>s limites. Les "bourses<br />
d'échanges" portent assez mal leur nom car on y échange moins qu'on y achète, parfois fort<br />
cher, <strong>de</strong>s pièces mystérieuses pour un non-initié. En fait, si <strong>les</strong> acheteurs sont <strong>de</strong>s<br />
“mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ”, <strong>les</strong> ven<strong>de</strong>urs sont <strong>de</strong>s “ professionnels ” <strong>de</strong> la mécanique qui<br />
puisent une partie non négligeable <strong>de</strong> leurs revenus <strong>de</strong> ces transactions. Mais ces achats n'en<br />
sont pas moins le moyen pour mettre en scène l'inversion <strong>de</strong> l'échelle commune <strong>de</strong>s valeurs.<br />
Lors <strong>de</strong> la bourse <strong>de</strong> Damazan, <strong>de</strong>ux hommes accoudés au bar discutent. L'un, amateur <strong>de</strong><br />
motos, était allé "faire le tour" et en rapportait une pièce, impossible à i<strong>de</strong>ntifier pour<br />
l'ethnologue. L'autre ne l'avait accompagné que pour lui faire plaisir, n'y connaissant rien en<br />
<strong>de</strong>ux-roues. Il s'était arrêté pour admirer l'exposition <strong>de</strong> "voitures anciennes".<br />
"-Alors, tu as trouvé ton bonheur <br />
-Oui, je savais qu'à Damazan, j'avais <strong>de</strong>s chances <strong>de</strong> mettre la main <strong>de</strong>ssus. (Il lui tend<br />
la pièce mystérieuse)<br />
-C'est ça Je suis content pour toi.<br />
-Maintenant, ma moto va tourner. Il me manquait plus que ça. Mais tu sais combien je<br />
l'ai payé Dis un prix !<br />
3 On peut aussi l’emprunter à un ami collectionneur lui aussi ou au “ garagiste ”. Par contre<br />
<strong>les</strong> machines nécessaires à la remise en état <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong> est toujours la propriété personnelle<br />
du restaurateur.<br />
32
-J'en sais rien, dix bal<strong>les</strong>, vingt bal<strong>les</strong>, c'est tout ce que ça vaut, ta ron<strong>de</strong>lle.<br />
-Tu es loin. Trois cents bal<strong>les</strong> !<br />
-Tu es fou ! Il s'est foutu <strong>de</strong> toi, le mec ! Moi aussi, je vais monter un stand. Je vais<br />
aller faire le tour <strong>de</strong>s ferrailleurs. Je vais en trouver, <strong>de</strong>s pièces ! "<br />
C’est dans un immense éclat <strong>de</strong> rire que Jean-Clau<strong>de</strong> me raconte le dispendieux achat<br />
d’un “ volant quatre branches” pour sa 203 découvrable. “ Moi, j’ai la 203 découvrable, elle a<br />
le volant qui est le volant <strong>de</strong> Berline mais à l’origine, c’est le volant quatre branches. En 203,<br />
c’est introuvable. Je suis tombé sur une vente (…), une bourse d’échanges (…). Et j’ai vu un<br />
volant quatre branches. Et là, le type, il m’a assassiné ! Il m’a vu venir. Là, il a vu que j’étais<br />
chaud, que j’étais… Il sait. Le ven<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> ce truc-là, parce que c’est son métier, il vend que<br />
<strong>de</strong>s pièces comme ça, il a vu que j’étais le gars… J’ai fait le gars pas intéressé et tout. Le type<br />
qui ‘Pouf ! Ca m’intéresse pas’ . Il t’annonce la couleur, t’as <strong>les</strong> sueurs qui tombent <strong>de</strong><br />
partout. Et il sait que, <strong>de</strong> toute façon, <strong>de</strong> la poche, on va sortir <strong>les</strong> billets. C’est sûr et certain.<br />
Et puis ça se marchan<strong>de</strong> pas. Et le volant quatre branches, je l’ai à la cave. ” Je ne saurais rien<br />
du prix qu’il l’a payé. Il se contentera d’en rire longuement, <strong>de</strong> raconter comment il s’est<br />
“ estampé en beauté ”. Une “ escroquerie ” dont il est apparemment conscient, qui semble ne<br />
donner que plus <strong>de</strong> valeur encore à sa voiture et du moins au volant.<br />
Racontant la patiente quête <strong>de</strong>s pièces nécessaires à la restauration <strong>de</strong> leurs engins, <strong>les</strong><br />
passionnés insistent souvent sur cette distorsion. La carrosserie, le châssis, le moteur ou<br />
l'épave sont achetés pour quelques francs à peine, parfois offerts. Par contre, <strong>de</strong> petites pièces,<br />
apparemment insignifiantes, nécessitent <strong>de</strong>s sommes importantes. Christian D. par exemple<br />
commença ses premiers pas dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s mécaniciens par d’étranges achats. “ Je voulais<br />
un Zèbre et un jour, à une bourse d’échanges, je tombe sur un moteur <strong>de</strong> Zèbre. 1300 francs,<br />
le moteur, foutu mais complet. Alors je l’ai acheté mais il y avait que le moteur. Il a fallu<br />
trouver tout le reste, le pont, la boîte, tous <strong>les</strong> morceaux. Et un jour pareil, à une bourse, j’ai<br />
trouvé un radiateur, pareil, pourri, pourri, qui pissait <strong>de</strong> partout. 3000 bal<strong>les</strong>. Un coup <strong>de</strong><br />
chance. Le mec <strong>de</strong>vait pas trop savoir ce que ça valait. Alors, je l’ai pris. Pour le refaire .”<br />
1300 francs un moteur complet alors que le seul radiateur, bien qu inutilisable, considéré<br />
comme “ une affaire ”, vaut 3000 francs ! La partie serait plus chère que le tout C’est bien la<br />
singularité <strong>de</strong> ce marché sur laquelle <strong>les</strong> amateurs se plaisent à insister. Ses règ<strong>les</strong> sont à<br />
l’opposé <strong>de</strong> cel<strong>les</strong> qui régissent le marché <strong>de</strong> la voiture “ banale ”.<br />
Mais l’argent n’est pas la valeur essentielle qui permet <strong>de</strong> juger ces voitures. Ou seraitil<br />
plus exactement dire que l’investissement financier doit se doubler d’un autre<br />
investissement : en temps.<br />
Le temps <strong>de</strong> faire<br />
En effet, ce n’est pas seulement l’argent investi qui justifie la valeur <strong>de</strong> la voiture, le<br />
temps passé à sa restauration compte tout autant. Dans un raccourci saisissant, Christian D.<br />
met en récit la double valeur d’un engin. “ Je disais à ma femme : ‘Si un jour on pouvait avoir<br />
un Zèbre.’ Et alors, un jour, à Lévignac, à la bourse d’échanges, j’ai acheté un moteur, 1300<br />
F. Avec ce moteur <strong>de</strong> 1300 francs, j’ai fait une auto. J’ai acheté ce moteur, après il m’a fallu<br />
trouver un pont, il m’a fallu trouver une boîte. Il a fallu trouver <strong>les</strong> morceaux. J’ai dû mettre 7<br />
à 8 ans pour trouver tous <strong>les</strong> morceaux, pour le reconstituer. J’ai un Zèbre <strong>de</strong> 1907. ” Telle est<br />
la double valeur : 1300 francs, quelques pièces “ hors <strong>de</strong> prix ” et surtout sept ou huit ans <strong>de</strong><br />
travail. C’est sans doute là la valeur essentielle <strong>de</strong> l’engin : le temps, toujours important, passé<br />
à sa restauration. On compte parfois en mois mais surtout en “ milliers d’heures ” et en<br />
années.<br />
33
Par un subtil retournement <strong>de</strong>s propositions, cette question du temps <strong>de</strong>vient aussi une<br />
question financière. “ On gagne pas d’argent avec <strong>les</strong> voitures <strong>de</strong> collection. Celui-ci qui dit<br />
ça, c’est pas vrai. Bon, il y a ceux qui font ça n’importe comment, qui remonte ça à la va-vite,<br />
pour vendre. Alors, là, oui, tu te fais <strong>de</strong> l’oseille. Ou alors celui qui paie quelqu’un mais bon,<br />
c’est pas la même chose. Mais sinon, c’est pas rentable, il faut trop <strong>de</strong> temps ; Quand vous<br />
passez trois ans sur votre voiture, tous <strong>les</strong> week-end, le soir après le boulot, <strong>les</strong> vacances et<br />
tout ça, ça en fait un paquet d’heures à l’arrivée. Alors si vous la ven<strong>de</strong>z au prix <strong>de</strong>s heures<br />
passées <strong>de</strong>ssus, je sais pas, un garagiste, il travaille à 150 bal<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’heure au moins. Bon,<br />
mettons mille heures à 150 bal<strong>les</strong>, ça fait cent cinquante mille bal<strong>les</strong>, 15 bâtons pour une<br />
Traction, t’as personne qui va l’acheter ! Tu peux pas vendre une traction quinze millions !<br />
C’est pas… Alors, si tu la vends, tu la bra<strong>de</strong>s, tu la vends 3 ou 4 millions et encore. Mais t’y<br />
perds. Enfin, t’y perds pas parce que tu l’as pas fait pour ça, <strong>de</strong> toute façon. Il faut pas penser<br />
argent, investissement, rentabilité, tout ça, c’est pas dans l’esprit <strong>de</strong>s collectionneurs <strong>de</strong> toute<br />
façon. C’est le plaisir et puis le reste… ” Tous se livrent ainsi à <strong>de</strong>s additions très<br />
compliquées, ajoutant le prix d’achat <strong>de</strong> l’épave et <strong>de</strong>s pièces, évaluant le coût <strong>de</strong> leur<br />
intervention et concluant à un prix <strong>de</strong> vente, “ exorbitant ” selon eux. “Voilà, j’ai cette Flori<strong>de</strong><br />
S aussi où on me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> trois millions rien que pour refaire la carrosserie. Parce que la tôle<br />
est morte, morte. Il faudrait refaire <strong>de</strong>s tô<strong>les</strong>. Alors la voiture belle, belle, elle vaudra<br />
combien Trois autres bâtons et moi, il m’en faut trois pour le carrossier, il m’en faut un pour<br />
la peindre. Il faut un autre bâton pour faire l’intérieur et je vais le faire pour rien parce que je<br />
la vendrais pas plus cher qu’elle me coûte. Si encore j’arrive à récupérer ma mise. Non,<br />
j’aurais déjà <strong>de</strong>ux fois le prix donc on peut pas ; c’est pas assez cher. C’est pas pour gagner,<br />
non, mais il faut quand même rester dans la grille. Ca a pas assez <strong>de</strong> valeur. Faire <strong>de</strong>s heures,<br />
se saigner pour faire un Zèbre, je dis pas, ça vaut le coup, c’est une belle pièce. Et même là,<br />
pour gagner <strong>de</strong>s sous, il y a pas parce que c’est pas assez cher. Parce que quand même, tous<br />
<strong>les</strong> morceaux, l’achat <strong>de</strong>s morceaux, cinq briques vous y êtres tout <strong>de</strong> suite. Après, la revendre<br />
combien Huit Rien que <strong>les</strong> pneus, ils valent 1000 bal<strong>les</strong> pièce ! Alors, non, la vente, faut<br />
pas penser y gagner. ” Etrange logique économique que celle-ci ! Un prix <strong>de</strong> vente est<br />
normalement calculé en additionnant <strong>les</strong> investissements et le bénéfice souhaité. Pourquoi<br />
cette logique n’est-elle pas applicable ici Pourquoi ne pas vendre une Traction 150 000<br />
francs, si tel est son prix De plus une voiture aussi “ admirable ” ne justifie-t-elle pas une<br />
telle somme C’est que ces voitures sont partagées entre <strong>de</strong>ux temps. Si el<strong>les</strong> sont<br />
“ invendab<strong>les</strong> ” c’est parce que, bien qu’anciennes, <strong>les</strong> mécaniciens <strong>les</strong> comparent aux prix<br />
<strong>de</strong>s voitures actuel<strong>les</strong>, et plus précisément au prix <strong>de</strong>s voitures d’occasion. Ils utilisent en fait<br />
<strong>les</strong> mêmes seuils d’acceptation. Une Citroën 5 HP cabriolet <strong>de</strong> 1926 était vendue 50 000 f,<br />
une Renault Juvaquatre AEB2 grand Luxe <strong>de</strong> 1939 19 500 f, une Renault Primaquatre KZ24<br />
1935 40 000 f, une Renault NN torpédo 1925 40 000 f. Précisons que toutes sont en parfait<br />
état <strong>de</strong> marche, ont été “ refaites”. Le prix d’une “ bonne occase ”. On n’achèterait pas une<br />
Clio ou une 306, âgées <strong>de</strong> cinq ans, 150 OOO f ! On songe, bien sûr, à ces “ magnifiques<br />
armoires norman<strong>de</strong>s ”, à ces vieux “ meub<strong>les</strong> <strong>de</strong> ferme ” qui, dit-on, étaient échangés, dans <strong>les</strong><br />
années 70, contre <strong>de</strong> bien “ banals meub<strong>les</strong> en fornica ”, cupidité <strong>de</strong>s antiquaires et ignorance<br />
<strong>de</strong>s possesseurs se combinant dans ce marché <strong>de</strong> dupes. Mais il se joue sans doute autre<br />
chose, dans ce marché <strong>de</strong> l’ancienne. Si on ne peut pas <strong>les</strong> vendre, ce n’est pas seulement<br />
parce qu’on ne peut pas <strong>les</strong> vendre à leur juste valeur marchan<strong>de</strong>. Autre chose <strong>les</strong> rend<br />
invendab<strong>les</strong>, que le prix ne peut saisir et exhiber : à quel prix vendre ses souvenirs <br />
Utilisé, abandonné puis retrouvé en vue d'une restauration, tel<strong>les</strong> sont <strong>les</strong> premières<br />
étapes <strong>de</strong> ce long trajet qui conduit l'engin vers la collection. Il serait plus exact <strong>de</strong> parler <strong>de</strong><br />
"révolution", dans toute l'acception du terme. Révolution en tant que "mouvement circulaire<br />
par lequel un mobile revient à sa position d'origine", "mouvement autour d'un axe" mais aussi<br />
34
en tant que "changement brusque et violent", "transformation complète", pour reprendre <strong>les</strong><br />
définitions du dictionnaire Larousse. L'axe autour duquel tourne l'engin est bien sûr un axe<br />
biographique qu'il gauchit. Il convient alors d'analyser <strong>les</strong> rapports complexes entre le récit <strong>de</strong><br />
soi et la collection.<br />
35
Vroum ! vroum !<br />
L’auto biographique<br />
36
“ Des voitures qui roulent, j’en ai eu quatre, en bon état, quoi. Quatre, une 203<br />
berline, une 203 plateau, la ‘203 huit’ que l’on appelle, je m’en sers pour la vigne. Et la<br />
Simca 5 <strong>de</strong> 1939 et la Simca 6 <strong>de</strong> 1950. (…) Pourquoi la Simca 6 Celle que j’ai, elle est<br />
restée trente-cinq ans dans un hangar. Je l’avais. C’était ma première voiture que j’ai<br />
achetée . Voilà. Quand j’étais étudiant, j’étais pion à Puy-L’Evêque. C’était ma première<br />
voiture. Et avant <strong>de</strong> partir à l’armée, j’ai cassé un arbre <strong>de</strong> roue et au lieu <strong>de</strong> la mettre à la<br />
ferraille directement, je l’ai mise sous un hangar, à la campagne, chez moi. Et puis trentecinq<br />
ans après, ce hangar a menacé <strong>de</strong> tomber il y avait la voiture <strong>de</strong>dans, et… bon… Je me<br />
disais : ‘Quand je serai vieux, en vieillissant, je vais la retaper.’ C’est un souvenir <strong>de</strong><br />
jeunesse. C’est vrai, <strong>de</strong>s souvenirs, Alors, <strong>les</strong> gosses : ‘Oui, il te faut la retaper. On va la<br />
retaper. Il te faut la reprendre cette voiture. ‘ (…) Donc celle-là, c’est la sentimentale. Cellelà,<br />
elle me suivra jusqu’au bout du parcours. Elle n’est pas à vendre. (…) Et pourquoi cette<br />
203 C’est la première voiture que j’ai conduit après avoir eu mon permis. J’ai passé le<br />
permis avec une vieille 2 CV avec un voisin, l’agriculteur du coin qui apprenait à tous <strong>les</strong><br />
jeunes à conduire en 2 CV. Et la première voiture… la voiture qu’il y avait à la maison,<br />
c’était une 203 familiale. Et c’est la première voiture que j’ai renversée sur le bas-côté. Donc<br />
c’est resté toujours un souvenir. Parce que j’ai arraché une flèche. Et j’ai pris le fossé et je<br />
me suis renversé. Enfin renversé… Je me suis enfilé dans le fossé. Et je me suis fait engueuler<br />
par mon père comme <strong>de</strong> droit. Et j’ai toujours eu ce souvenir, <strong>de</strong> cette voiture-là. Et c’est<br />
pour ça que j’avais dit : ’Si un jour j’ai <strong>de</strong>s sous, j’achèterai un 203.’ (…) Souvent on<br />
retrouve la voiture <strong>de</strong> son enfance, <strong>de</strong> ses origines. La Simca 6, celle-là, c’est le coup <strong>de</strong><br />
cœur. Elle m’a toujours accompagnée. Je peux pas m’en séparer parce que c’est ma jeunesse.<br />
J’y ai <strong>de</strong>s histoires. La 203, elle en fait partie, et c’est la famille surtout, parce qu’il y a eu ça<br />
à la maison. ”<br />
"L'amour <strong>de</strong> mes voitures anciennes Peugeot découle <strong>de</strong> mon enfant (sic). Nous étions<br />
une gran<strong>de</strong> famille nombreuse (9 enfants) et chaque été un voisin venait en vacances à côté<br />
<strong>de</strong> chez nous, avec <strong>de</strong>s 202, 203, 403 et 404 Peugeot. Un jour à l'âge <strong>de</strong> 7 ans, comme j'avais<br />
nettoyé son parc, il m'offrit un tour dans sa belle 203 Berline, 11 kms, je ne vous explique pas<br />
le coup au coeur, pour moi qui n'avait même pas une trottinette, c'est pour cela<br />
qu'aujourd'hui je regar<strong>de</strong> mes vieil<strong>les</strong> Peugeot dans mon garage. Je <strong>les</strong> aime comme on<br />
pourrait aimer sa mère, pas la valeur mais sentimentalement. Peugeot 1 jour... Peugeot<br />
toujours."<br />
(lettre <strong>de</strong> Michel Merlin, sans date)<br />
“ ‘Mes <strong>de</strong>ux grands-pères’<br />
Philippe Morault, <strong>de</strong> Nantes, fait prendre l’air à <strong>de</strong>s photos <strong>de</strong> famille. Il a choisi ces<br />
trois documents.<br />
‘Abonné à votre journal avec un plaisir renouvelé chaque semaine, je parcours toutes<br />
<strong>les</strong> rubriques avec intérêt. J’ai pensé que vous pourriez m’ai<strong>de</strong>r à mettre un nom sur ces<br />
anciennes autos familia<strong>les</strong>.<br />
Tout d’abord, je vous présente mon grand-père paternel, mé<strong>de</strong>cin à Isbergues, dans le<br />
nord <strong>de</strong> la France, avec sa voiture en 1908. Le docteur Joseph Morault a pris place à l’avant<br />
avec son beau-fils et ses trois enfants à l’arrière. L’aîné d’entre eux disparaîtra en Avril 1916<br />
à Verdun, tandis que le plus jeune <strong>de</strong>s enfants est mon père.’<br />
Châssis tubulaire, forme du capot, radiateur entre <strong>les</strong> ressorts, levier <strong>de</strong> vitesse sous le<br />
volant… Il s’agit d’une De Dion-Bouton. Quant au modèle, on reconnaît un tonneau 10 CV<br />
<strong>de</strong> 1905.<br />
‘Et puis voici mon grand-père maternel William Kent, sujet anglais mais installé en<br />
37
France.<br />
Il est photographié au cours <strong>de</strong> l’année 1915 avec ses fil<strong>les</strong> et nièces. Je sais aussi<br />
qu’il a possédé une Amédée Bollée, une Brasier et une Darracq .<br />
L’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> la voiture C’est écrit sur la calandre et à peine en moins gros sur <strong>les</strong><br />
moyeux <strong>de</strong> roues : Barré… marque française basée dans <strong>les</strong> Deux-Sèvres.<br />
‘Sur la 3 e photo, il s’agit du frère <strong>de</strong> ce même grand-père, alors dans l’armée durant<br />
la guerre <strong>de</strong> 14-18.’<br />
Le gabarit <strong>de</strong> cette voiture recevant une immatriculation militaire la place dans la<br />
catégorie <strong>de</strong>s américaines : sans doute une Buick mo<strong>de</strong>l B-37 <strong>de</strong> 1914.(…) (La Vie <strong>de</strong> l’Auto<br />
janvier 2001 : 26)<br />
“ Chevrons passion<br />
Bernard Thomasson, Yahia Berrouiguet et C. Bories nous font part <strong>de</strong> souvenirs <strong>de</strong><br />
famille en Traction. Explorons-<strong>les</strong> ensemble.<br />
Bernard Thomasson :’La traction <strong>de</strong> mon père, qui était immatriculée 980 CB 38, était<br />
une 11 B <strong>de</strong> 1953 dans une rare livrée bleu RAF, équipée <strong>de</strong> sièges couchettes. A l’époque,<br />
mon père, à ses heures, faisait taxi et ambulance la semaine et le dimanche, il transportait un<br />
petit orchestre local. La galerie était alors bien utile pour ranger le matériel musical<br />
(batterie, sonorisation, etc.), alors que dans le coffre prenaient place l’accordéon, le saxo et<br />
la trompette. La Citroën a ensuite été remplacée par <strong>de</strong>ux autres 11 B, jusqu’en 1967. A cette<br />
date, et un peu sous la pression <strong>de</strong>s passagers qui se plaignaient d’avoir froid l’hiver dans la<br />
Traction, mon père a acheté un break ID 19. Mais ceci est une autre histoire… Au fait, je<br />
serais curieux <strong>de</strong> savoir si la Traction bleue existe toujours, aujourd’hui ‘<br />
Yahia Berrouiguet : ‘Voici une photo sur laquelle on distingue M. Sahnoun, le grand-père <strong>de</strong><br />
ma belle-sœur, il s’agit du <strong>de</strong>uxième en partant <strong>de</strong> la droite. La photo a été prise à Hennaya<br />
en Algérie. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il aimait <strong>les</strong> Traction.’<br />
C. Bories : ‘Je suis certain que notre petit Paul serait très fier <strong>de</strong> voir sa photo dans la<br />
LVA. Il pose sur l’aile <strong>de</strong> la Traction 11 C 1956 <strong>de</strong> son papa. C’est sa voiture préférée : il<br />
faut dire qu’il a beaucoup <strong>de</strong> place à l’arrière pour étaler tous ses jouets !’<br />
Voici trois témoignages qui montrent bien que la Traction déchaînait et déchaîne<br />
toujours <strong>les</strong> passions, <strong>de</strong>s adultes comme <strong>de</strong>s enfants. Continuez à nous envoyer <strong>de</strong> tels<br />
témoignages familiaux. ” (La Vie <strong>de</strong>l’Auto Octobre 2002 : 37)<br />
Souvenirs, souvenirs<br />
Manifestement, dès l’instant où l’on évoque ces collections <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong> anciens, <strong>les</strong><br />
souvenirs se bousculent. Comme l’a remarqué Jean-Pierre, habitué <strong>de</strong>s expositions au cours<br />
<strong>de</strong>squel<strong>les</strong> il livre fréquemment ses engins d’affection à l’admiration du public. “On voit que<br />
<strong>les</strong> gens sont contents <strong>de</strong> revoir <strong>les</strong> viel<strong>les</strong> voitures, surtout votre génération. Les parents ont<br />
eu <strong>de</strong>s voitures comme ça, comme la 203. ‘Mon père en a eu une. Est-ce que je peux monter<br />
<strong>de</strong>dans ’ Les populaires, c’est <strong>de</strong>s motos ou <strong>de</strong>s voitures que la plupart <strong>de</strong>s gens ont eu, la<br />
Traction, la 203, la 4 CV, la Dauphine, la voiture <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong>. Alors, quand on fait <strong>de</strong>s<br />
expos, on rappelle beaucoup <strong>de</strong> souvenirs à beaucoup <strong>de</strong> personnes âgées. ” Notre<br />
conversation réveille <strong>les</strong> souvenirs <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux manifestations auxquel<strong>les</strong> il a participé en<br />
compagnie <strong>de</strong> son épouse, manifestations dont tous <strong>de</strong>ux gar<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s souvenirs mi-attendris,<br />
mi-amusés. C’est avec une légère émotion qu’il évoque d’abord la remarque cette “dame”.<br />
“ L’année <strong>de</strong>rnière, c’était dans <strong>les</strong> Lan<strong>de</strong>s, une fête. Il y avait une dame qui avait dit que son<br />
38
père avait eu la même, qu’elle y était montée <strong>de</strong>dans quand elle était gamine. En partant, elle<br />
me dit : ‘Bon, vous faites attention à la voiture <strong>de</strong> mon papa.’ ” Mais c’est dans un réel éclat<br />
<strong>de</strong> rire qu’ensemble, ils évoquent <strong>les</strong> “ <strong>de</strong>ux papys ”.<br />
Lui : “ On était à E., une expo…<br />
Elle : Oh ! on a rigolé…<br />
Lui : -On était prêt à partir. On était dans la voiture, le moteur tournait. Il y avait <strong>de</strong>ux<br />
papys <strong>de</strong>vant moi qui avaient 70-80 ans. Ils se marraient ! Ils rigolaient ! J’ai dit : ‘Qu’est-ce<br />
qu’il y a ’ J’ouvre la porte, je dis : ‘Qu’est-ce qu’il y a –On est entrain <strong>de</strong> se rappeler<br />
quelques bons souvenirs.’ Il y en a un qui dit : ‘Je m’en suis coincé une sur l’aile, une fois !’<br />
Ils se rappelaient leurs bons souvenirs, leur temps <strong>de</strong> jeune homme et ils se marraient.<br />
-Elle : Ils s’en racontaient quelques-unes <strong>de</strong> salées. Ils nous ont fait rire. Ils nous ont<br />
fait rire, vraiment, ces <strong>de</strong>ux papys, avec leurs histoires <strong>de</strong> fesse. ”<br />
Ici, l’auto du papa, là celle <strong>de</strong>s premières prouesses sexuel<strong>les</strong> <strong>de</strong> spectateurs âgés.<br />
L’automobile exposée <strong>de</strong>vient pour le spectateur un moyen d’évoquer ses souvenirs ou plus<br />
exactement le commentaire qu’il en fait ramène toujours l’engin à sa propre histoire. Comme<br />
si l’émotion que suscitent ces véhicu<strong>les</strong> était d’abord d’ordre strictement privé. J’ai pu<br />
constater combien <strong>les</strong> propos <strong>de</strong> Jean-Pierre L. sont exacts.<br />
Un dimanche <strong>de</strong> Juin. C'est la fête annuelle, dans un petit village du Lot. Les manèges<br />
ont investi la place, tournant au son <strong>de</strong>s musiques à la mo<strong>de</strong>. Des pétards claquent. Des<br />
groupes discutent autour d'un verre à la terrasse du café. A quelques dizaines mètres <strong>de</strong> cette<br />
agitation, quelques voitures anciennes sont exposées. Leurs propriétaires, installés à l'ombre,<br />
discutent, plaisantent, prennent un rafraîchissement ou s’adonnent au plaisir <strong>de</strong> la sieste<br />
pendant que quelques badauds évoluent entre <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong>. Parmi ces <strong>de</strong>rniers, une antique<br />
Ford T, insolite car elle présente un siège passager escamotable, placé sur le coffre. Étrange<br />
véhicule, dont je n'ai vu aucun exemple encore, dans le cadre <strong>de</strong>s nombreuses expositions<br />
auxquel<strong>les</strong> j'ai participé. Véhicule mythique aussi, me semble-t-il, car je crois me souvenir<br />
que c'est avec cet engin que l'usine Ford assura sa prospérité, acceptant <strong>de</strong> la vendre à très bas<br />
prix, <strong>de</strong> façon à ce que ses employés puissent se l'offrir, ce qui accroissait considérablement le<br />
nombre <strong>de</strong> clients. Pourtant, l'engin, contrairement à ce que j’avais imaginé, ne retient guère<br />
l'attention. Les badauds s'arrêtent à peine, en font distraitement le tour, constatant simplement<br />
que “ c'est une Ford, non ” ou qu' “ elle est pas jeune, celle-là ”.<br />
D'autres véhicu<strong>les</strong> retiennent plus longuement leur attention, <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong> qui me<br />
semblent pourtant présenter moins d'intérêt. La Dauphine, par exemple, recueille <strong>les</strong><br />
suffrages. Elle n'a cependant rien d'exceptionnel, à mon avis. Ce n'est pas un véhicule très<br />
ancien. Sa couleur n'est pas originale. Son gris-vert-bleu, difficile à définir, elle le partage<br />
avec nombre <strong>de</strong> ces consoeurs. De plus, elle est sérieusement fanée. Un véhicule<br />
apparemment sans grand intérêt, qui attire <strong>les</strong> badauds, qui font <strong>de</strong> longues stations près<br />
d’elle. Et <strong>les</strong> conversations vont bon train. Deux coup<strong>les</strong> <strong>de</strong> sexagénaires évoquent leurs<br />
souvenirs. "Tu te rappel<strong>les</strong> On avait la même quand on s'est marié. On était parti en voyage<br />
<strong>de</strong> noces avec. Je crois même qu'on a une photo où on est près <strong>de</strong>s tonnes à canards, à<br />
Mimizan, avec Mauricette et Jeannot." L'autre couple renchérit. "J'en avais une aussi. Je me<br />
rappelle qu'on l'avait quand l'aînée est née. Oui, tu te rappel<strong>les</strong>, tu m'avais amenée accoucher<br />
avec. Et au retour, comme il avait neigé, ils étaient tellement pressés, mon mari et ma bellemère,<br />
d'aller porter la nouvelle au reste <strong>de</strong> la famille, ils s'étaient renversés avec la Dauphine,<br />
ils étaient allés au fossé. Alors, ils l'avaient laissée en plan et ils avaient fini à pied. C'est<br />
dommage qu'on l'ai vendue, cette Dauphine." Et la conversation continue, où le véhicule<br />
<strong>de</strong>vient prétexte pour évoquer <strong>les</strong> souvenirs, conter quelques épiso<strong>de</strong>s d'une vie. Plus loin,<br />
c'est la Peugeot 203 qui invite à l'admiration. "Mon père avait la même, je me rappelle. Il<br />
faisait <strong>les</strong> marchés avec. Le soir, on l'aidait à la charger, on y mettait <strong>les</strong> cageots <strong>de</strong> légumes,<br />
<strong>les</strong> bouquets <strong>de</strong> fleurs, tout. Et je crois qu'il l'a vendue pour acheter une 204. Ca nous rajeunit<br />
39
pas tout ça."<br />
Autre lieu, autre exposition. Gran<strong>de</strong> démonstration d'engins agrico<strong>les</strong>, très courue <strong>de</strong>s<br />
amateurs chevronnés. "C'est vraiment l'endroit où il vous faut aller. Là, c'est vraiment <strong>de</strong>s<br />
connaisseurs", m'avait-on affirmé. Effectivement, plus d'une centaine <strong>de</strong> tracteurs, sagement<br />
alignés, pancarte au flanc où s'étalent leurs caractéristiques techniques, ont pris place dans le<br />
pré et la foule est au ren<strong>de</strong>z-vous. Il y a là <strong>de</strong>s engins peu courants, que l'ethnologue repère<br />
immédiatement, en fonction <strong>de</strong> critères bien peu techniques : un étrange tracteur monoroue à<br />
l'avant, d'autres avec un siège étrangement positionné ou avec un volant d'une taille<br />
inhabituelle, plusieurs spécimens aux roues totalement en fer, sans la moindre gomme, un<br />
<strong>de</strong>rnier au nom imprononçable et totalement inconnu, un Braqumupeu. Pourtant, ces "boli<strong>de</strong>s"<br />
n'attirent guère l'attention. Les badauds s'arrêtent, constatent leur originalité, s'en étonnent<br />
-"Tiens, tu savais que ça existait, un Braqumupeu, toi "- et continuent leur chemin. Les<br />
classiques tracteurs Société Française Vierzon, eux, retiennent plus <strong>les</strong> curieux. Les<br />
commentaires vont bon train. "Ca, ça allait bien. C'est le premier tracteur que j'ai réussi à faire<br />
acheter à mon père. Qu'est-ce que j'avais bataillé ! Il voulait gar<strong>de</strong>r ses vaches mais moi, je lui<br />
ai dit : 'Si je reprends la terre, pas question que je travaille avec <strong>les</strong> bêtes. On achète un<br />
tracteur'. Et je me rappelle, on en avait acheté un comme ça, d'occasion, au Raymond <strong>de</strong><br />
Vatel. Eux, ils étaient plus évolués que nous. Ca faisait belle lurette qu'ils avaient <strong>de</strong>s tracteurs<br />
! _oui ! Bon dieu, il est pas jeune celui-là. Mon père avait le même, oui, le même. Il avait<br />
adapté une prise <strong>de</strong> force pour faire tourner la scie circulaire." Tout aussi ordinaires et admirés<br />
sont <strong>les</strong> Fordson Major. "T'as vu le Fordson Major, je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si c'est pas le même qui<br />
avait pris feu, quand la grange a brûlé." Il vaut mieux être occitanophone pour saisir <strong>les</strong><br />
conversations. Le "patois" en effet est la langue la plus utilisée dans ces démonstrations, par<br />
<strong>les</strong> aînés surtout qui évoquent <strong>les</strong> souvenirs que raniment ces engins.<br />
S'installer près <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong>, au cours d'une démonstration, permet <strong>de</strong> recueillir<br />
immanquablement semblab<strong>les</strong> commentaires. L'objet exposé est immédiatement ramené à<br />
l'histoire, au roman personnel ou familial du visiteur. Certes, on va évaluer ses capacités,<br />
vitesse, tenue <strong>de</strong> route ou capacité <strong>de</strong> braquage pour une voiture, puissance <strong>de</strong> traction, <strong>de</strong> la<br />
"prise <strong>de</strong> force", pour un tracteur. Mais ces critères sont toujours éclairés d'une expérience<br />
personnelle qui surgit immédiatement et qui finit par monopoliser la conversation. Autant on<br />
peut comprendre que <strong>les</strong> visiteurs ne soient pas <strong>de</strong>s experts en mécanique et que l'expérience<br />
personnelle serve à évaluer l'engin, à défaut <strong>de</strong> toute autre capacité d’expertise, autant cette<br />
approche autobiographique peut étonner surgissant dans la bouche <strong>de</strong> "passionnés" <strong>de</strong> vieux<br />
engins, possédant, serait-on fondé à penser, d'autres critères d'évaluation. Et pourtant, au<br />
cours <strong>de</strong>s entretiens, dans le courrier adressé à l’ethnologue mais aussi dans la presse<br />
spécialisée, <strong>les</strong> souvenirs se bousculent, dès l’instant où l’on évoque ces collections <strong>de</strong><br />
véhicu<strong>les</strong> anciens, <strong>les</strong> récits <strong>de</strong> soi occupent une place <strong>de</strong> choix. On pourrait qualifier <strong>les</strong><br />
commentaires rapportés par Jean-Pierre <strong>de</strong> “ bouffées <strong>de</strong> mémoire en miroir ” car, si la<br />
“ dame ” y voit “ l’auto <strong>de</strong> son papa ” et <strong>les</strong> “ <strong>de</strong>ux papys ” celle <strong>de</strong> leurs prouesses sexuel<strong>les</strong>,<br />
Jean-Pierre, lui, m’explique qu’il a jeté son dévolu sur cet engin “ parce que (son) père en<br />
avait une, quand il était jeune ”. Et il n’est pas le seul à trouver dans son enfance <strong>les</strong> ressorts<br />
<strong>de</strong> sa passion.<br />
En quête <strong>de</strong> définition…<br />
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Un journaliste <strong>de</strong> La Vie <strong>de</strong> l’Auto, rencontré au cours d’une bourse d’échanges,<br />
lança, dans <strong>les</strong> colonnes <strong>de</strong> son journal, un appel à ses lecteurs afin qu’ils me fassent parvenir<br />
leur témoignage sur <strong>les</strong> origines <strong>de</strong> leur passion. L’un d’eux m’envoya, pour toute explication,<br />
un étrange cliché : photographié en plan très rapproché, le coffre arrière d’une voiture<br />
ancienne dans lequel se reflète l’image du photographe, également propriétaire <strong>de</strong> l’engin. Jeu<br />
<strong>de</strong> miroir dans lequel la carrosserie renvoie l’image <strong>de</strong> l’homme alors même que celui-ci s’en<br />
saisit, par la médiation <strong>de</strong> la chambre noire. Surimposition <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> la voiture. Cette<br />
photographie est une véritable métaphore <strong>de</strong> cette passion.<br />
En effet, peu d’amateurs affirment avoir acheté un engin <strong>de</strong> hasard, essayé ou<br />
simplement admiré au cours d’une exposition. Toujours, un lien est posé entre eux et l’objet<br />
<strong>de</strong> leur désir, véritable “ boîte à souvenirs ”. “ Ma passion pour l’automobile c’est déclaré dès<br />
mon plus jeune âge avec la complicité <strong>de</strong> mon gd-père. Vers la fin <strong>de</strong>s années 50 <strong>les</strong> voitures<br />
étaient encore rares et <strong>les</strong> délais trop longs. Celui-ci avait un cabriolet Amilcar et mes parents<br />
une 201. Puis milieu <strong>de</strong>s années 50 ils achètent <strong>de</strong>s ‘Traction Avant’ (11BL et 11B coupé).<br />
Qu’il était beau le coupé, aussi j’étais chouchouté et chaque fois qu’il m’était possible <strong>de</strong><br />
quitter mes parents pour rejoindre et rouler dans la voiture du gd père, j’y allais. Avantages –<br />
à côté du conducteur et <strong>de</strong> plus la radio ! et <strong>les</strong> bonbons avec la gd mère. Complicité et<br />
admiration <strong>de</strong> voir mon gd père démonter ou remonter <strong>de</strong>s pièces, plus <strong>les</strong> conseils. (Arrivant<br />
aujourd’hui à la cinquantaine et ma situation <strong>de</strong> chef d’entreprise j’ai toujours la Nostalgie <strong>de</strong><br />
ce modèle). Donc je possè<strong>de</strong> entre autre 1 coupé 11AL1935 et un cab 15 du musée <strong>de</strong> Reims<br />
(carte grise cabriolet) (…) Etant a ce jour encore un gd enfant, j’aime entendre le bruit<br />
caractéristique <strong>de</strong> la traction qui recule le ronflement du pot d’échappement quand on monte<br />
<strong>les</strong> vitesses, le levier unique, le gd volant, le défilement du trajet dans <strong>les</strong> phares chromes,<br />
l’ouverture du pare-brise, le claquement <strong>de</strong>s portières et toutes <strong>les</strong> caractéristiques <strong>de</strong> ces<br />
voitures <strong>de</strong>s années 50 (niveau d’huile, eau, manivelle, pompe à essence à amorcer, avance<br />
manuelle, etc. etc. joie et plaisir que je ne peux définir, o<strong>de</strong>ur du cuir. (…) Pour le choix ce<br />
n’est pas un hasard car cette voiture représente mon enfance ma jeunesse ‘Quand je serai<br />
grand’ Enfin voiture <strong>de</strong> la guerre hélas, <strong>de</strong>s truands, <strong>de</strong> la police (RG. PJ) <strong>de</strong>s hommes d’Etat<br />
Coty, <strong>de</strong> Gaulle et enfin si elle n’est pas la voiture du siècle elle fut révolutionnaire. ” (Lettre<br />
<strong>de</strong> Alain F. sd) 1 On ne compte plus <strong>les</strong> amateurs conduits vers cette passion pour possé<strong>de</strong>r<br />
enfin la voiture qui roule encore dans leurs souvenirs émerveillés, parfois celle du mé<strong>de</strong>cin <strong>de</strong><br />
famille, du laitier qui passait tous <strong>les</strong> jours, du notaire du village, mais plus encore celle d’un<br />
parent, proche ou plus lointain, père mais aussi grand-père ou grand-oncle.<br />
En effet, c’est bien souvent le souvenir d’un proche, heureux propriétaire <strong>de</strong>s années<br />
auparavant d’un <strong>de</strong> ces engins, le désir <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r, <strong>de</strong> retrouver un engin qu’un aïeul a lui<br />
aussi possédé, qui conduit à la collection,. A la différence d’Alain F., qui affirme que sa<br />
“ passion c’est déclaré dès (son) plus jeune âge avec la complicité <strong>de</strong> (son) gd-père ”, Jean-<br />
Louis n’avait jamais ressenti le moindre intérêt pour la mécanique en général, et pour <strong>les</strong><br />
moteurs industriels anciens en particulier. Son enfance ne semblait pas particulièrement<br />
marquée du sceau <strong>de</strong> la mécanique. Jusqu’au jour où la vue d’un moteur industriel raviva<br />
l’image <strong>de</strong> son père. Et c’est moins le goût <strong>de</strong> la mécanique que cette image soudain réactivée<br />
qui motiva l’achat <strong>de</strong> l’épave et le poussa à la restauration. “ C’était chez un type. Bon, j’y<br />
étais allé pour tout autre chose. Je vous dis, j’avais jamais pensé à me lancer là-<strong>de</strong>dans.<br />
Jamais ! On discute et puis… dans un coin, un moteur. Le même moteur que mon père se<br />
servait pour dépiquer. Je le connaissais, ce moteur. Je l’avais vu tourner chez moi. Alors je<br />
l’ai acheté et petit à petit, je l’ai restauré pour pas qu’il se déglingue plus. Et puis, un autre. Et<br />
puis un autre. Et voilà. Mais au début, c’était pas… prémédité. C’était parce que c’était le<br />
moteur <strong>de</strong> mon père alors ça me faisait quelque chose, <strong>de</strong> le voir comme ça… Je pouvais pas<br />
le laisser là. Je sais, c’est idiot comme réaction mais… c’est comme ça. C’était un peu…<br />
1 Dans <strong>les</strong> extraits <strong>de</strong> lettres, l’orthographe et la ponctuation sont cel<strong>les</strong> du scripteur.<br />
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sentimental. Et puis après, bon, le virus comme on dit. ” Il possè<strong>de</strong> aujourd’hui une vingtaine<br />
<strong>de</strong> ces moteurs, soigneusement restaurés et exposés dans son garage-musée. Celui-ci a<br />
restauré “ la Simca 8 <strong>de</strong> son père, qu’il a toujours gardée dans son garage ” ; celui-là présente<br />
la plus belle pièce <strong>de</strong> sa collection, une Traction 11 “ qui appartenait à son grand-père ” ; cet<br />
autre ôte la couverture sous laquelle dort une vieille motocyclette Motobécane. “ Elle était à<br />
mon grand-père ”, affirme-t-il fièrement.<br />
Ce rapport à l’histoire personnelle permet d’abord <strong>de</strong> résoudre un problème <strong>de</strong><br />
définition. S’intéresser aux “ voitures <strong>de</strong> collection ” suppose déjà que l’on sache à partir <strong>de</strong><br />
quand une voiture est considérée comme appartenant à cette catégorie. Je l’ai évoqué en<br />
introduction, cette définition semble bien difficile à saisir et se dérober à chaque fois qu’on<br />
croit l’approcher. En effet, <strong>les</strong> interlocuteurs semblent à peu près d’accord sur certaines<br />
définitions que leurs propos battent immédiatement en brêche. Ils ont ainsi été d’accord pour<br />
affirmer qu’est considérée comme “ collection ” toute voiture ayant plus <strong>de</strong> vingt-cinq, ans,<br />
définition inspirée par le fonctionnement <strong>de</strong>s assurances et <strong>de</strong> la vignette automobile 2 .<br />
D’autres ont ajouté qu’appartiennent à cette catégorie tous <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> dont la fabrication est<br />
interrompue. Ce qui élargit considérablement l’éventail. Eventail qui semble se refermer dès<br />
l’instant où l’on met ces définitions à l’épreuve, comme je le fis auprès <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux jeunes<br />
passionnés, à n’en pas douter <strong>de</strong>s “ spécialistes ” malgré leur jeune âge, en affirmant que la<br />
Renault 12 était donc “ collection ”. Ils réfléchirent, semblèrent peser <strong>de</strong>s arguments dont ils<br />
ne me firent pas part pour finalement accepter du bout <strong>de</strong>s lèvres qu’elle relevait <strong>de</strong> cette<br />
catégorie. Par contre, lorsque j’évoquais la Renault 14, ils éclatèrent <strong>de</strong> rire. “ La Poire, non,<br />
la Poire, non. C’est pas possible. Même quand elle est sortie, c’était un ratage. Alors<br />
aujourd’hui… Il faudrait être gonflé pour se pointer avec une Poire. ” Pourtant, la “Poire ” a<br />
plus <strong>de</strong> vingt-cinq ans, il y a bien longtemps qu’elle n’est plus fabriquée 2 . Tout comme l’Ami<br />
6 qu’ils s’apprêtent à restaurer et qui me semble mériter aussi peu le titre <strong>de</strong> “ collection ” que<br />
la Renault 14. Ils s’empressent <strong>de</strong> me démontrer combien j’ai tort. Il y a là une voiture <strong>de</strong>s<br />
plus rares. L’étrange rose framboise <strong>de</strong> la carrosserie ayant quelque peu dérouté <strong>les</strong> acheteurs<br />
<strong>de</strong> l’époque, Citroën l’avait abandonné au bout d’un an d’exploitation à peine, lui préférant<br />
<strong>de</strong>s “couleurs plus classiques ”. En possé<strong>de</strong>r une habillée <strong>de</strong> cette couleur est un “ vrai coup<br />
<strong>de</strong> chance ”. Et puis, il y a aussi la ligne révolutionnaire pour l’époque, un hayon fuyant<br />
n’était pas chose courante en cette fin <strong>de</strong>s années 60. Révolutionnaire aussi ce système <strong>de</strong><br />
vitres <strong>de</strong> portières, fonctionnant grâce à <strong>de</strong>s glissières. Mes interlocuteurs ne manquent pas<br />
d’arguments pratiques pour tenter <strong>de</strong> me convaincre. En vain. Manifestement <strong>les</strong> raisons<br />
techniques n’expliquent en rien l’exclusion <strong>de</strong> l’une et l’inclusion <strong>de</strong> l’autre. C’est ailleurs<br />
qu’il faut chercher, dans cette conversation dont l’ethnologue est exclue, au cours <strong>de</strong> laquelle<br />
<strong>les</strong> <strong>de</strong>ux jeunes hommes échangent leurs souvenirs lorsque, assis sur le siège arrière <strong>de</strong> l’Ami<br />
6, ils allaient à l ‘école, au football, ironisant sur la façon <strong>de</strong> conduire <strong>de</strong> la mère <strong>de</strong> l’un<br />
d’eux, qui en possédait une, évoquant <strong>de</strong>s anecdotes tragi-comiques <strong>de</strong> pannes survenues aux<br />
moments <strong>les</strong> plus inopportuns, <strong>de</strong> routes trop pentues qui mettaient à ru<strong>de</strong> épreuve <strong>les</strong><br />
quelques chevaux bien fatigués du moteur, riant et plaisantant entre eux, réveillant <strong>les</strong><br />
souvenirs <strong>les</strong> plus forts d’une enfance qui semble soli<strong>de</strong>ment accrochée au pare-chocs <strong>de</strong> la<br />
voiture et qui, à n’en pas douter, assurent au véhicule son élection au titre <strong>de</strong> collection. Bien<br />
2 Certaines compagnies d’assurances proposent aux véhicu<strong>les</strong> <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> vingt-cinq une<br />
assurance spéciale, que <strong>les</strong> amateurs qualifient “ d’assurance-collection ” : la prime est<br />
beaucoup moins élevée, <strong>les</strong> garanties aussi. Elle est parfois assortie <strong>de</strong> clauses restrictives :<br />
interdiction <strong>de</strong> sortir du département, obligation d’appartenir à un club, <strong>de</strong> rouler dans le cadre<br />
d’un rallye, <strong>de</strong> présenter le livret <strong>de</strong> route. D’autres compagnies ne reconnaissent pas cette<br />
notion <strong>de</strong> “ collection ”. D’autre part, rappelons-le, jusqu’à une date récente, pour <strong>les</strong><br />
véhicu<strong>les</strong> <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> vingt-cinq ans, bien qu’obligatoire, la vignette était gratuite.<br />
2<br />
42
plus sûrement que sa couleur ou la forme <strong>de</strong> son hayon. C’est dans le rapport biographique<br />
que se construit l’automobile <strong>de</strong> collection. C’est la raison pour laquelle on note un effet <strong>de</strong><br />
génération sur le type <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong> collectionnés. Les plus jeunes s’intéressent plus volontiers<br />
aux véhicu<strong>les</strong> <strong>de</strong>s années soixante et soixante-dix tandis que <strong>les</strong> Ancêtres ou <strong>les</strong> “ Vintages ” 3<br />
appartiennent à <strong>de</strong>s personnes plus âgées, le choix <strong>de</strong>s uns et <strong>de</strong>s autres se portant sur <strong>de</strong>s<br />
véhicu<strong>les</strong> qui peuvent aisément être associés à leur propre histoire. Hugues, une trentaine<br />
d’années à peine, n’en fait pas mystère. “Je vous vois arriver. Vous trouvez que nos véhicu<strong>les</strong><br />
sont trop récents. Je sais, pour beaucoup <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>, <strong>les</strong> voitures <strong>de</strong> collection, c'est la<br />
préhistoire <strong>de</strong> la bagnole. Un siège monté sur quatre roues, une queue <strong>de</strong> vache et voilà. Et <strong>les</strong><br />
Tractions bien sûr. Nous, ça nous branche pas. La vérité, c'est qu'on s'en fout <strong>de</strong>s vieil<strong>les</strong>vieil<strong>les</strong>,<br />
<strong>de</strong>s "Ancêtres", puisque c'est comme ça qu'on <strong>les</strong> appelle. C'est pas notre truc. Je dis<br />
pas que c'est pas intéressant... Mais c'est pas <strong>de</strong> la mécanique. Vous soulevez un capot <strong>de</strong><br />
Renault <strong>de</strong> cette époque, il y a rien <strong>de</strong>dans. Une bougie, un dynamo ou je sais même pas<br />
quoi. Les Ancêtres, c’est pas notre truc. C’est plutôt la génération <strong>de</strong> mon père qui va s’y<br />
intéresser ou même <strong>les</strong> plus vieux encore. Je dis pas que ça a pas <strong>de</strong> valeur mais<br />
personnellement ça n’intéresse pas d’en remonter une. C’est logique, <strong>les</strong> jeunes s’intéressent à<br />
<strong>de</strong>s voitures plus récentes.”<br />
La voiture est belle parce qu'on peut y projeter sa propre histoire, par son pouvoir<br />
d'évocation. C'est le souvenir personnel qui l'embellit. Elle est le lieu où l'on dépose ses<br />
souvenirs et le moyen <strong>de</strong> <strong>les</strong> évoquer. L'objet <strong>de</strong> la collection <strong>de</strong>vient une sorte <strong>de</strong> mémoire<br />
concrète. Nous sommes là face à <strong>de</strong>s objets éminent biographiques. La restauration est aussi<br />
un moyen d'élaborer une mémoire familiale, <strong>de</strong> la mettre en scène car <strong>les</strong> membres <strong>de</strong> la<br />
famille sont toujours mobilisés dans ces récits. Leur valeur tient ainsi à leur puissance<br />
d'évocation, leur capacité à ranimer le passé. Ils sont "beaux" parce qu'ils parlent du passé,<br />
d'un passé personnel, minuscule. On pourrait comparer la beauté <strong>de</strong> ces engins à celle <strong>de</strong>s<br />
reliquaires. Souvent faits <strong>de</strong> pierres précieuses, ils ont une valeur "objective", pour euxmêmes,<br />
pour la rareté <strong>de</strong> leurs pierres, la finesse du travail d'orfèvrerie, etc. Ils ont aussi la<br />
valeur supplémentaire que leur apporte leur contenu, <strong>les</strong> reliques. Ils sont alors investis d'une<br />
double valeur, appréciable séparément ou ensemble, selon que l'on est spécialiste <strong>de</strong> l'art,<br />
croyant ou <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux. Il en va <strong>de</strong> même pour l'engin. Certes, il est remarquable pour ses<br />
caractéristiques techniques et aucun amateur ne passe cet aspect sous silence, insistant<br />
longuement sur <strong>les</strong> chevaux développés, <strong>les</strong> subtilités du gicleur ou le système <strong>de</strong> freinage.<br />
Mais il est plus beau encore <strong>de</strong> son contenu, ces souvenirs que l'on peut faire partager à tout<br />
moment, sous l'effet d'une simple question. On pourrait appliquer là l'analyse <strong>de</strong> Nathalie<br />
Heinich sur "Les objets-personnes". "Régime <strong>de</strong>s choses, régime <strong>de</strong>s personnes sont (...) <strong>les</strong><br />
<strong>de</strong>ux grands pô<strong>les</strong> entre <strong>les</strong>quels oscillent <strong>les</strong> objets selon le traitement qui en est fait. Les<br />
objets pourraient donc n'être pas <strong>de</strong>s choses mais <strong>de</strong>s personnes (...) Il est trois façons pour<br />
un objet <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r <strong>les</strong> propriétés d'une personne : premièrement, en tant qu'il agit comme<br />
une personne, comme c'est le cas <strong>de</strong>s fétiches ; <strong>de</strong>uxièmement en tant qu'il a appartenu à une<br />
personne, comme c'est le cas <strong>de</strong>s reliques ; troisièmement en tant qu'il est traité comme une<br />
personne, comme c'est le cas <strong>de</strong>s oeuvres d'art." (Heinich 1993 : 27) Pour ces amateurs, leur<br />
engin appartient bien à la secon<strong>de</strong> catégorie, celle <strong>de</strong>s reliques, "dont le propre n'est plus tant<br />
d'agir comme une personne mais avant tout, d'avoir appartenu à une personne, dont l'objet en<br />
question porte la trace, ou avec laquelle il a entretenu un contact. (...) L'essentiel est qu'il ait<br />
entretenu le contact d'une personne". (Heinich 1993 : 28) Notons que, comme toutes <strong>les</strong><br />
reliques, comme ces restes du saint approprié qui guérissent la maladie en <strong>les</strong> touchant ou<br />
simplement en <strong>les</strong> approchant, l'engin <strong>de</strong> collection est "contagieux". En effet, aucun amateur<br />
restaure uniquement <strong>les</strong> engins que lui ou ses proches ont possédés. Mais il y en a toujours un<br />
3 Une Ancêtre est une voiture fabriquée dans <strong>les</strong> années 1910 ou avant. Le terme “ vintage ”<br />
désigne cel<strong>les</strong> fabriquées dans <strong>les</strong> années 1920.<br />
43
autour duquel le récit <strong>de</strong> soi se cristallise fortement, dans lequel on projette son passé et qui va<br />
"contaminer" <strong>les</strong> autres. C'est ainsi la collection en tant qu'ensemble qui <strong>de</strong>vient biographique.<br />
On pourrait alors compléter ainsi l’affirmation <strong>de</strong> Jean-Louis : “ Une voiture est <strong>de</strong> collection<br />
dès l’instant que son propriétaire à déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> la sauvegar<strong>de</strong>r ” parce qu’à travers elle, c’est la<br />
famille et l’enfance qui resurgissent. (Lettre <strong>de</strong> Jean-Louis B., 17 novembre 2000)<br />
Pourtant, cette affirmation pose plus <strong>de</strong> questions qu'elle n'en résout. En effet, ma<br />
première rencontre avec un collectionneur <strong>de</strong> moteurs industriels avait attiré mon attention sur<br />
cet investissement biographique. Mais le phénomène avait fini par <strong>de</strong>venir banal au fil <strong>de</strong>s<br />
rencontres. Toujours, à l'origine <strong>de</strong> leur passion, un engin, voiture, tracteur, moteur, dont<br />
s'était servi un <strong>de</strong> leurs proches ou qui avait accompagné l'enfance <strong>de</strong> l'amateur, engin disparu<br />
puis retrouvé par hasard, acheté et restauré. D’une part, on découvre rapi<strong>de</strong>ment que ce n’est<br />
pas exactement la voiture du père ou du grand-père que l’on trouve mais “ la même ”, “ une<br />
pareille, toute pareille ”. Comment un engin qui n’a jamais appartenu à la famille peut-il,<br />
soudain, parvenir à incarner son histoire D’autre part, choisir <strong>de</strong> restaurer sa voiture plutôt<br />
que celle <strong>de</strong> son père, celle du grand-père plutôt que celle du grand-oncle, celle du laitier<br />
plutôt que celle du père, n'a rien d'une activité gratuite. "Le désir comme le non-désir <strong>de</strong><br />
possession <strong>de</strong>s signes matériels et symboliques <strong>de</strong> l'histoire familiale (et personnelle)<br />
renvoient à la question <strong>de</strong> sa propre filiation accomplie ou inaccomplie." (Muxel 1996 : 151)<br />
Elle parle donc "famille", trie, organise. Elle construit la place d'ego, recompose peut-être la<br />
parenté du collectionneur. En effet, on note, dans ces récits <strong>de</strong> passionnés <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong><br />
mécaniques, <strong>de</strong> grands absents : jamais aucun d’eux n’a affirmé s’être mis en quête <strong>de</strong> la<br />
voiture d’un frère, d’une sœur, d’un cousin ou d’un enfant. Ce sont toujours <strong>les</strong> voitures qui<br />
leur ont appartenu et plus encore cel<strong>les</strong> qui ont appartenu à l’un <strong>de</strong> leurs ascendants qu’ils<br />
prisent. Or, <strong>de</strong>s objets qui ont appartenu à <strong>de</strong>s ascendants et dont on est maintenant<br />
propriétaires, n’est-ce pas, en simplifiant gran<strong>de</strong>ment, l’une <strong>de</strong>s définitions possib<strong>les</strong> <strong>de</strong><br />
l’héritage Les objets collectionnés, du moins le premier d’entre eux, sont un bien d’héritage.<br />
Et ce <strong>de</strong> multip<strong>les</strong> façons.<br />
Héritage.<br />
Tous <strong>les</strong> passionnés <strong>de</strong> motos me conseillent <strong>de</strong> rencontrer Gaston. On ne tarit pas<br />
d’éloges sur la beauté <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux-roues, sur la qualité <strong>de</strong> ses conseils techniques, sur ses<br />
jugements esthétiques toujours judicieux. Lorsque je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> comment est née sa passion,<br />
la réponse ne m'étonne guère. "Ca vient <strong>de</strong> loin. Ici, avant qu’on ait refait la maison, c’était<br />
l’atelier <strong>de</strong> mon père ici. J’avais douze treize ans à peine. Il y avait une vieille moto<br />
suspendue. En montant, sur une étagère, il y avait un moteur <strong>de</strong>dans, son moteur et j’ai<br />
commencé à remonter ma première moto mais pas pour faire la collection, pour faire le fou<br />
dans <strong>les</strong> prés. J’avais mon cousin qui venait en vacances, on faisait <strong>les</strong> fous avec la vieille<br />
moto dans <strong>les</strong> prés. Et puis, ça s’est fait surtout quand…J’avais un copain qui restaurait <strong>les</strong><br />
viel<strong>les</strong> motos. Et j’ai dit : ‘Tiens, j’en ai une chez moi.’ Et c’est partie comme ça. Elle était<br />
restée ici, chez mes parents. C’est la première moto <strong>de</strong> mon père. Je la tiens <strong>de</strong> mon père. Et<br />
puis après tout s’est enchaîné.” Un amateur <strong>de</strong> motos anciennes ordinaire en somme. Mais au<br />
fil <strong>de</strong> la conversation, on s’aperçoit que la moto n’est pas le seul objet que Gaston “ tient ” <strong>de</strong><br />
son père. “ Ici, c’était l’atelier. Là, il y avait un grand tas <strong>de</strong> bois et une cheminée. Et puis…<br />
quand on est revenu, il a fallu trouver une maison. Alors plutôt que <strong>de</strong> se faire construire, on a<br />
préféré restaurer cette bâtisse, l’atelier <strong>de</strong> mon père.” Il faut aussi y ajouter une Citröen B2,<br />
torpedo. “ Elle aussi, elle était ici. C’était celle <strong>de</strong> mon père. Elle avait été transformée en<br />
plateau. Je la conduisais pour aller dans <strong>les</strong> champs, chercher <strong>les</strong> patates et <strong>de</strong>s trucs comme<br />
44
ça. Et j’ai commencé à la remonter. Mais sinon, j’aime pas particulièrement la voiture<br />
ancienne. Je préfère la moto. C’est pas pareil.” Un important héritage paternel qui n’est pas<br />
pour autant homogène.<br />
Deux catégories <strong>de</strong> biens s’opposent, totalement irréductib<strong>les</strong> et qui font sans doute<br />
toute la difficulté <strong>de</strong> cette transmission. Il y a d’abord la maison dont l’attribution a été<br />
effectuée dans le cadre strict <strong>de</strong> l’héritage, maison dont l’appropriation a été d’autant plus<br />
facile qu’elle se conforme parfaitement aux dispositions du Co<strong>de</strong> Civil et qu’elle a fait l’objet<br />
d’une démarche explicite d’attribution reconnue, acceptée par l’ensemble <strong>de</strong> la famille. Il n’en<br />
va pas <strong>de</strong> même pour la voiture et la moto qui appartiennent au domaine du non-dit, du nonformulé<br />
parce que relevant du non-être. El<strong>les</strong> n’ont pas fait l’objet d’une quelconque<br />
démarche d’attribution, d’un testament, fût-il oral ou écrit. Et pour cause. El<strong>les</strong> existent certes,<br />
mais à l’état d’épaves, ignorées <strong>de</strong> tous, sans valeur ni économique ni sentimentale. El<strong>les</strong><br />
appartiennent <strong>de</strong> plein droit à cette nébuleuse d’objets encombrants, ces objets <strong>de</strong> rebut, que le<br />
successeur confie immédiatement aux bons soins <strong>de</strong> la benne à ordures ou du ferrailleur. Or,<br />
l’activité <strong>de</strong> restauration <strong>de</strong> Félix vient contrarier ce <strong>de</strong>stin. Elle <strong>les</strong> tire <strong>de</strong> l’oubli mais <strong>les</strong> fait<br />
exister d’une façon manifeste, non pas comme un simple objet désuet restauré mais comme la<br />
moto et la voiture “ du père ”. Ce qui n’est pas sans lui poser problème. Il insiste sur le<br />
caractère singulier <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux engins. “ C’est <strong>les</strong> objets <strong>de</strong> famille. La voiture <strong>de</strong> mon père, la<br />
moto, c’est <strong>de</strong> famille ”. Ce qui fait leur complexité. “ L’objet <strong>de</strong> famille est celui qui n’est<br />
plus personnel mais indivisible et propriété commune <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> la famille. ” (Gotman<br />
1988 : 163) Il faut donc prendre quelques précautions car on ne peut s’en emparer sans l’aval<br />
<strong>de</strong>s “ ayant-droits ”, <strong>de</strong>s autres membres <strong>de</strong> la famille. Qu’il obtient aisément. “ J'ai <strong>de</strong>mandé<br />
autour <strong>de</strong> moi mais ça intéressait personne <strong>de</strong> ma famille. 'Tu peux la foutre à la ferraille.<br />
Qu'est-ce que tu veux qu'on en fasse ' A la ferraille Je me suis mis à la restaurer ! Les<br />
voitures, non, ça m'intéresse pas. J'en aurais jamais acheté une ou aller en chercher une,<br />
comme ça, pour le plaisir. Mais celle-là, c'est pas pareil." A travers la question <strong>de</strong> Gaston,<br />
c’est toute la valeur particulière dont il investit ces engins qui est mise en scène. Les pensant<br />
comme <strong>de</strong>s objets d’héritage, il redoute que son activité <strong>de</strong> restauration ne soit imaginée sur le<br />
mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> la captation d’héritage. Pouvait-il sans crainte continuer à s’accaparer la mémoire du<br />
père, ajoutant <strong>les</strong> mécaniques à la bâtisse Ne craint-il pas semblable accusation La façon<br />
dont il use <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s engins le laisse à penser. La moto représente sa part <strong>de</strong>s objets <strong>de</strong><br />
famille. Il en est le légitime propriétaire. Il n’hésite pas à s’en servir dans <strong>les</strong> rallyes, <strong>les</strong><br />
exhibitions. Mais il ne se sert jamais <strong>de</strong> la voiture, affirmant que l’esprit <strong>de</strong>s rallyes<br />
automobi<strong>les</strong> ne lui plaît pas, qu’il faut y consacrer trop d’argent et <strong>de</strong> temps. Ne pourrait-on<br />
pas avancer une autre explication Restaurée mais attendant dans le garage, la Citröen B2 est<br />
comme à la disposition du reste <strong>de</strong> la famille. Elle appartient à l’ensemble <strong>de</strong> la famille ; il<br />
n’en est que le dépositaire et cela seul.<br />
Faut-il alors s’étonner que Gaston voue une gran<strong>de</strong> admiration à André,<br />
collectionneur âgé, membre du même club que lui “ Il a conservé toutes <strong>les</strong> voitures <strong>de</strong> sa<br />
famille. Toutes. Et, dans le club, il roule avec sa propre moto qu’il avait quand il était jeune.<br />
Oui, il a conservé toutes <strong>les</strong> voitures <strong>de</strong> sa famille. C’est formidable, quand même. C’est<br />
admirable <strong>de</strong> pouvoir faire ça.” L’admiration que l’on porte à Gaston tient d’abord à son âge.<br />
“ Vous vous ren<strong>de</strong>z compte, à quatre-vingts ans passés, il nous suit encore, dans la bala<strong>de</strong>s. Il<br />
conduit encore sa moto. C’est beau pour son âge. Et il tremble pas, croyez-moi. ” Mais c’est<br />
sans nul doute le sens et l’origine <strong>de</strong> sa collection qui justifient <strong>les</strong> propos élogieux dont il est<br />
l’objet. André possè<strong>de</strong> trois véhicu<strong>les</strong> : une Citroën C4, achetée par son père dans <strong>les</strong> années<br />
30, une moto, ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> son père à son frère et enfin un vélomoteur offert par le frère au père.<br />
Ne pourrait-on pas penser qu’André est lui aussi coupable d’une captation d’héritage<br />
symbolique Il faut s’intéresser à l’histoire <strong>de</strong> la famille. Le père d’André possédait un petit<br />
garage automobile dont le fils ca<strong>de</strong>t, Char<strong>les</strong>, a hérité, <strong>de</strong>venant à son tour garagiste. Ce qui<br />
45
permet à André <strong>de</strong> se présenter comme appartenant à une “ famille <strong>de</strong> mécano ”. Univers<br />
dont, pourtant, il semble s’être éloigné, <strong>de</strong>venant vétérinaire. Assiste-t-on là à un partage<br />
inégalitaire qui aurait favorisé Char<strong>les</strong>, à qui on aurait accordé l’entreprise familiale tout à la<br />
fois patrimoine économique et symbolique, héritant “ du bien et <strong>de</strong> la famille ” en même<br />
temps (Gotman 1988 : 171) lésant André, obligé <strong>de</strong> chercher ailleurs un emploi et une<br />
i<strong>de</strong>ntité La collection est là pour rétablir l’ordre <strong>de</strong>s choses, représentant sa part d’héritage,<br />
très efficacement. N’est-il pas le digne fils et héritier <strong>de</strong> son père, au même titre que son frère,<br />
lorsque, auprès <strong>de</strong> ces engins, il développe un impressionnant savoir technique et historique<br />
sur l’automobile, jonglant avec <strong>les</strong> subtilités <strong>de</strong>s amortisseurs ou <strong>les</strong> différences minimes d’un<br />
système d’embrayage, savoir tout à fait inhabituel dans la bouche d’un vétérinaire <br />
N’affiche-t-il pas clairement aux yeux <strong>de</strong> tout le village sa position d ‘héritier lorsque, le jour<br />
<strong>de</strong> la victoire <strong>de</strong> l’équipe locale <strong>de</strong> rugby en championnat, il prit la tête du cortège victorieux,<br />
au volant <strong>de</strong> sa C4, dûment ornée <strong>de</strong> fanions aux couleurs <strong>de</strong> l’équipe, pour un tour <strong>de</strong> ville<br />
mémorable 4 Et si déséquilibre il y a, il n’est peut-être pas en faveur <strong>de</strong> celui qui semble avoir<br />
obtenu le plus. André n’a-t-il pas le sentiment d’avoir obtenu plus que Char<strong>les</strong>, lorsqu’il<br />
précise, sans la moindre question <strong>de</strong> son interlocuteur : “la Traction, elle est chez Charlot.<br />
Celle-là, c’est lui qui l’a. C’est lui qui l’a. Mais il en fait rien. Ca l’intéresse pas. ” Est-ce à<br />
dire qu’hériter <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong> <strong>de</strong> la famille serait plus précieux que d’hériter “ seulement ” du<br />
garage automobile <br />
La collusion entre restauration et héritage est au principe même <strong>de</strong> la valorisation <strong>de</strong><br />
ces vieil<strong>les</strong> machines. Les mains dans le cambouis, réglant un gicleur ou remo<strong>de</strong>lant une aile,<br />
l’amateur ne restaure pas seulement la “ voiture du père ” mais également la mémoire <strong>de</strong><br />
celui-ci. Et au-<strong>de</strong>là, il “ construit un héritage ” mais dont <strong>les</strong> termes sont inversés. D’ordinaire,<br />
l’héritier reçoit un bien <strong>de</strong> son ascendant et se l’approprie ou pas. Dans ce cas, le schéma est<br />
singulièrement plus complexe : l’héritier s’empare d’un bien qu’il restitue d’une certaine<br />
façon à son ascendant avant <strong>de</strong> pouvoir à son tour se l’approprier. Ses aller-et-retours entre<br />
l’un et l’autre sont au principe même <strong>de</strong> cette conversion esthétique. Mais là ne s’arrête pas le<br />
parcours <strong>de</strong> ces engins. En effet, <strong>de</strong>venus ainsi “ objets <strong>de</strong> famille ”, “ biens d’héritage ”, ils<br />
pèsent, <strong>de</strong> façon rétroactive en quelque sorte, dans la balance du partage, qu’ils peuvent<br />
déséquilibrer ou rééquilibrer selon <strong>les</strong> cas. Rééquilibrage que met en scène, <strong>de</strong> façon fort<br />
explicite, l’histoire <strong>de</strong> Roger.<br />
Sucession<br />
Au cours <strong>de</strong> cette recherche, au fil <strong>de</strong>s rencontres et <strong>de</strong>s entretiens, un nom s'est<br />
imposé. "René, il vous faut absolument rencontrer René. C'est le meilleur d'entre nous." Tous<br />
mes interlocuteurs me donnaient semblable conseil. Comment ne pas le suivre J'imaginais<br />
un collectionneur frénétique, heureux propriétaire <strong>de</strong> plusieurs véhicu<strong>les</strong> rares et anciens.<br />
Pourtant, notre première rencontre a été placée pour moi sous le signe <strong>de</strong> la déception. Devant<br />
sa petite maison, plusieurs voitures avaient été exposées à mon intention. Mais une seule lui<br />
appartient, une FIAT Balilla. Les autres engins ne lui avaient été confiés qu'aux fins <strong>de</strong><br />
4 La C4 est <strong>de</strong> sortie à chaque fois que le village se met en scène et mime sa cohérence. Le<br />
rugby offre <strong>de</strong> nombreuses occasions. Chaque match “ important ”, chaque prouesse annoncée<br />
est l’occasion <strong>de</strong> placer la C4 en tête <strong>de</strong> cortège pour se rendre jusqu’au terrain <strong>de</strong> sport,<br />
imposant son train <strong>de</strong> sénateur au reste du peloton. Mais personne n’oserait prétendre vouloir<br />
la doubler !<br />
46
estauration. Mais, au cours <strong>de</strong> notre entretien téléphonique, ne m'avait-il pas prévenue <br />
"Vous savez, j'en ai jamais eu beaucoup. Il ne m'en reste plus qu'une. Les autres, il a fallu que<br />
je <strong>les</strong> ven<strong>de</strong>. Mais j'en ai jamais eu beaucoup, je vous répète." Comment comprendre<br />
l'admiration dont il est l'objet <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> ses semblab<strong>les</strong> C'est sans doute le rapport très<br />
particulier qui le lie à son véhicule qui justifie l'admiration dont il est l'objet car, plus que tout<br />
autre, il met en scène l’efficacité <strong>de</strong> cet héritage si particulier.<br />
"C'est la voiture <strong>de</strong> mes parents, enfin <strong>de</strong> mes parents nourriciers. Parce qu'il faut vous<br />
dire que je suis <strong>de</strong> l'Assistance. On était nombreux, mes parents pouvaient pas s'occuper <strong>de</strong><br />
nous. Alors, petits, on a été confié à <strong>de</strong>s famil<strong>les</strong> d'accueil. Et moi, j'ai été confié à un couple<br />
<strong>de</strong> garagistes, ici. Ils étaient garagistes, comme on l'était à l'époque, c'est-à-dire qu'ils<br />
vendaient <strong>les</strong> voitures et ils <strong>les</strong> réparaient. Et ils avaient la Fiat Balilla pour apprendre à<br />
conduire. Parce qu'à l'époque, il y avait pas d'auto-éco<strong>les</strong>, surtout à la campagne, el<strong>les</strong><br />
auraient pas pu vivre. Alors c'était celui qui vendait la voiture, le mécano, qui vous apprenait<br />
à conduire. Et ils avaient la Balilla, pour apprendre à conduire aux gens. Et c'est avec elle<br />
qu'on se promenait, qu'on allait faire ce qu'il y avait à faire. On allait pas en vacances mais s'il<br />
fallait aller chez le docteur ou comme ça. Et puis, c'est avec elle aussi que j'ai appris à<br />
conduire. Et puis, après, comme ça, il me la prêtait. Bon, pas pour aller, me promener. Mais,<br />
mettons, si je voulais aller voir mes frères et soeurs qui étaient placés ailleurs, à Villeneuve ou<br />
comme ça. Il me disait : 'Prends-la. Tu me l'abîmes pas bien sûr mais prends-la.' Et puis, à<br />
cette époque, quand vous étiez <strong>de</strong> l'Assistance, vous pourrissiez pas sur <strong>les</strong> bancs <strong>de</strong> l'école, il<br />
fallait vite apprendre un métier et travailler, parce que vous leur coûtiez cher à l'État et à tout<br />
ça. Alors, moi, comme j'étais dans un garage et que je voyais faire ça, j'ai appris la mécanique.<br />
Le patron m'avait dit : 'Tu vois, on n'a pas d'enfants alors, le garage, à la retraite, on te le<br />
laissera. Et voilà. Et puis, bon, c'est la vie. Quand ils sont <strong>de</strong>venus vieux.... Bon, j'étais pas <strong>de</strong><br />
la famille, alors, bon... Il y avait d'autres héritiers et... Bref, ça s'est pas fait comme ils avaient<br />
dit. Et j'ai rien eu, quoi. Les neveux et tout ça... Ils voulaient pas... Je sais pas trop comment.<br />
Peut-être qu'aussi, mes parents ont pas pu faire <strong>les</strong> choses comme ils voulaient, enfin mes<br />
parents nourriciers, je veux dire. Enfin, le garage, je l'ai pas eu. Mais mon père m'avait dit :<br />
'Qu'est-ce que tu veux gar<strong>de</strong>r Parce qu'on veut que tu gar<strong>de</strong>s quelque chose. ' Alors, j'ai dit :<br />
'Moi, ce qui me ferait plaisir, c'est la voiture, c'est la Balilla.' Et puis, ça s’est pas fait sur le<br />
moment. Et puis ils sont morts. Ca a été vendu, tout ça. Et moi, cette voiture, quand même, la<br />
voir partir à la ferraille parce qu’elle était pour y aller. Alors, bon, j’ai <strong>de</strong>mandé si… Comme<br />
personne la voulait, ça <strong>les</strong> intéressait pas, cette vieille bagnole, ils me l'ont donnée. Et je l'ai<br />
refaite complètement. J'en ai refait d'autres, un Zèbre, une Simca 5 et puis je <strong>les</strong> ai vendues<br />
après, parce que la vie, <strong>de</strong>s fois... Mais la Balilla, non." 5<br />
La Balilla nous entraîne ainsi au coeur <strong>de</strong> la question <strong>de</strong> l'héritage, opposant enjeux<br />
symboliques et économiques. S’agit-il d’un partage inégalitaire Enfant "placé", René<br />
n'en a pas moins été élevé par ses "parents comme leur gosse", il <strong>de</strong>vient l’enfant qu’ils n’ont<br />
pas eu et lui ne se considère pas autrement au point qu'il embrassera "naturellement" leur<br />
profession, <strong>de</strong>venant ainsi manifestement leur "successeur", prenant place au sein d'une<br />
histoire <strong>de</strong> famille qu'il prolonge et perpétue, au point que ses "parents" envisageront <strong>de</strong> lui<br />
léguer tous leurs biens au détriment <strong>de</strong>s neveux. Parmi <strong>les</strong> héritiers possib<strong>les</strong>, ils ont choisi<br />
celui qui leur semble le plus apte à leur succé<strong>de</strong>r. Rien d’anormal à cela. “ Il existe dans la<br />
plupart <strong>de</strong>s famil<strong>les</strong> un enfant qui représente et incarne plus que d’autres <strong>les</strong> valeurs<br />
familia<strong>les</strong>, qui sera en toute hypothèse son meilleur récepteur et son fidèle émissaire. (…)<br />
Tout l’art du partage consiste alors à attribuer à cet héritier privilégié la part <strong>de</strong> patrimoine qui<br />
lui assure le meilleur profit possible et/ou celle dont il sera le plus sûr gardien. ” (Gotman<br />
5 Au cours d’une autre conversation, plus récente, il donna une version une peu différente :<br />
<strong>les</strong> neveux auraient convoité la voiture. En vain. La “ patronne ” aurait résisté à cette<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>, préférant la donner à René.<br />
47
1988 : 178) Sauf qu’en l’occurrence, le plus “ fidèle émissaire ” est un étranger. Le partage<br />
<strong>de</strong>s biens le ramène à sa position. Force est <strong>de</strong> reconnaître qu’en l’absence <strong>de</strong> testament, René<br />
ne pouvait prétendre à rien, alors que <strong>les</strong> neveux étaient <strong>les</strong> légitimes héritiers. Neveux ou<br />
nièces sont <strong>les</strong> seuls "héritiers" aux yeux <strong>de</strong> la loi. C'est à eux que reviennent <strong>les</strong> "biens <strong>de</strong><br />
famille", maison et garage. Cependant, dans ses propos, la chose est sensible. Pour eux, il n'y<br />
avait là qu'un enjeu économique. Seul leur importait le bénéfice matériel. Ils n'ont pas hérité<br />
<strong>de</strong> l'essentiel. Lui seul a "su choisir". N'était-ce pas dans cette vieille Balilla que s'incarnait le<br />
mieux l'histoire <strong>de</strong> ce couple <strong>de</strong> garagistes, qui passa toute sa vie dans la mécanique Voiture<br />
qui a été délaissée par <strong>les</strong> héritiers, dont lui seul a su décrypter le sens, reconnaître toute<br />
l'importance. On peut appliquer ici <strong>les</strong> remarques d’Anne Gotman. “ Il faut en réalité<br />
distinguer <strong>les</strong> héritiers et <strong>les</strong> successeurs. Ceux qui reçoivent du bien, et ceux qui ont pour<br />
charge <strong>de</strong> perpétuer le nom <strong>de</strong> famille. Souvent ce sont <strong>les</strong> mêmes et la distinction n’est plus<br />
apparente. Mais il peut être parfois précieux <strong>de</strong> <strong>les</strong> différencier. Agriculteurs, commerçants,<br />
entrepreneurs et petits industriels font toujours <strong>de</strong>ux lots, l’entreprise familiale et le reste, et<br />
<strong>de</strong>ux types d’héritiers.” (Gotman 1988 : 170) Dans ce cas, cette nécessité est particulièrement<br />
sensible. Et paraphrasant Anne Gotman encore, “ l’une (<strong>de</strong>s parties, René) hérite quand<br />
l’autre (<strong>les</strong> neveux) ne fait que profiter ”. (Gotman 1988 : 180) Ainsi, symboliquement, il sort<br />
vainqueur <strong>de</strong> ce marché <strong>de</strong> dupes : certes, il n'a pas eu l'argent mais c'est à lui qu'il est revenu<br />
d'incarner une lignée. Lui, l'enfant <strong>de</strong> l'Assistance, éloigné <strong>de</strong> l'héritage, n'en est pas moins<br />
l'unique héritier <strong>de</strong> cette famille <strong>de</strong> mécaniciens, au volant <strong>de</strong> sa Balilla. Elle est la preuve<br />
manifeste <strong>de</strong> sa filiation nouvelle, <strong>de</strong> cette parenté<br />
Cette fiction <strong>de</strong> l’héritage que l’on a vue à l’œuvre en “ amont ”, entre le<br />
collectionneur et ses ascendants, se retrouve également en “ aval ” entre le collectionneur et<br />
ses héritiers. Frère-Michelat, lors du salon du collectionneur en 1982 a posé la question “ du<br />
sort <strong>de</strong> la collection à la mort du collectionneur. Celui-ci s’en préoccupe-t-il Oui, dans le<br />
petit nombre <strong>de</strong> cas où il fait un testament. Dans <strong>les</strong> autres cas, on ne peut parler que <strong>de</strong> vœux.<br />
Vœux pour que la collection soit préservée dans son intégrité et reste dans la famille. Qu’elle<br />
aille à <strong>de</strong>s amis est peu souhaité (risque-t-elle d’être dispersée ), à d’autres collectionneurs<br />
encore moins (jalousie ). Qu’elle soit léguée à un musée plairait à quelques-uns.” (Frère-<br />
Michelat 1982 :159) Les “ mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ” font preuve <strong>de</strong> moins d’hésitation : tous<br />
souhaitent que leurs engins “ restent dans la famille ”. Mais <strong>les</strong> modalités <strong>de</strong> cette<br />
conservation familiale varient : certains envisagent un partage équitable entre <strong>les</strong> héritiers<br />
tandis que d’autres préfèreraient léguer l’ensemble à un seul d’entre eux. Car pour tous, la<br />
question est la même : comment traiter cet héritage familial, sans léser personne mais<br />
également sans porter atteinte à cette mémoire <br />
Testament<br />
A écouter Max parler <strong>de</strong> ces objets <strong>de</strong> collection, on a l’impression qu’il échappe<br />
totalement à cette emprise autobiographique. Il n’a restauré qu’un seul engin, un triporteur.<br />
“ C’était pour une sortie <strong>de</strong> moto. Un copain m’a dit : -‘Vas-y.’ -‘J’ai pas <strong>de</strong> moto.’ -‘Je te<br />
prête mon triporteur.’ -‘Je veux bien’. C’est là que je l’ai essayé et tout <strong>de</strong> suite, ça m’a plu. Il<br />
y en avait un à vendre et je l’ai acheté. Mais non, j’en avais jamais vu ou eu avant. Non, c’est<br />
parce que je l’avais essayé là. ” Il possè<strong>de</strong> aussi d’autres <strong>de</strong>ux-roues, qui atten<strong>de</strong>nt une<br />
réparation, tous <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux-roues <strong>de</strong> hasard, achetés “ parce que c’ était une occasion ” ou<br />
“ récupérés à la ferraille ”. Aucun fait ne relie ses engins à son passé ou sa famille. Il ne s’agit<br />
en rien d’engins “ hérités ”, “ transmis ” même <strong>de</strong> façon symbolique. Pourtant, la fiction voire<br />
la réalité <strong>de</strong> l’héritage prend, chez Max, une dimension considérable.<br />
48
“ Mon triporteur, jamais je m’en séparerai. Même, je le prête jamais, à personne. Et<br />
puis, vous voyez… J’ai trois fil<strong>les</strong>, et là-haut, au grenier, il y a trois motos qui atten<strong>de</strong>nt. Par<br />
testament, je leur laisserai une moto à chacune. Une moto pour chacune <strong>de</strong> mes fil<strong>les</strong>. Ca, je<br />
veux le faire, oui, et je le ferai. Il faut que je <strong>les</strong> restaure mais bon, je <strong>les</strong> leur laisserai. Après<br />
moi, chacune aura sa moto. Comme ça pas <strong>de</strong> jaloux. Si el<strong>les</strong> aiment ça, tant mieux.<br />
Sinon… ” Or, ce projet <strong>de</strong> testament pour asseoir un partage égalitaire apparaît contraire à<br />
toutes logiques, défiant toutes <strong>les</strong> réflexions sur l’héritage.<br />
Max insiste lour<strong>de</strong>ment : chaque fille recevra sa moto, principe <strong>de</strong> transmission et<br />
d’égalité que l’on retrouve à propos <strong>de</strong> biens <strong>de</strong> plus d’importance. Il affirme en effet que la<br />
valeur d’une moto <strong>de</strong> collection est négligeable. “ Non, il faut pas compter sur ça pour se faire<br />
<strong>de</strong>s sous. Une moto vous l’achetez 5000 francs en pièces détachées, vous y travaillez pendant<br />
un temps fou et vous la reven<strong>de</strong>z le même prix, 5000 francs, 6000 si vous trouvez un<br />
passionné. ” On pourrait aisément penser que ces motos ne comptent pas parmi ces biens qui<br />
font l’objet <strong>de</strong> testament, qui impose une égalité <strong>de</strong> principe, mais semblent plutôt appartenir<br />
à cette constellation <strong>de</strong> biens sans valeur, “ (ces) objets <strong>de</strong> famille (qui) s’échangent<br />
apparemment sans contraintes, au gré <strong>de</strong>s préférences et <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntifications personnel<strong>les</strong>. ”<br />
(Gotman 1988 : 162) Pourquoi ne pas laisser <strong>les</strong> siens choisir, au gré <strong>de</strong>s goûts <strong>de</strong> chacun,<br />
d’autant qu’il existe dans ses très proches <strong>de</strong>s passionnés <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> motos C’est le cas <strong>de</strong> sa<br />
compagne.<br />
Un autre fait ne manque pas d’étonner : Max parle véritablement <strong>de</strong> “ testament ”. Or<br />
Anne Gotman note que la pratique du testament est peu répandue, et concerne 10 % <strong>de</strong>s<br />
ménages. Ce projet <strong>de</strong> testament étonne d’autant plus que Max, propriétaire <strong>de</strong> biens<br />
immobiliers non négligeab<strong>les</strong>, n’envisage pas <strong>de</strong> <strong>les</strong> faire figurer dans le testament, ni <strong>de</strong> leur<br />
assigner une <strong>de</strong>stination précise. “ Mes fil<strong>les</strong>, je ne sais pas si el<strong>les</strong> seront très intéressées par<br />
tout ça. Le garage, la mécanique, faut être plutôt un garçon, quand même. Non, on verra bien.<br />
El<strong>les</strong> feront ce qu’el<strong>les</strong> voudront. Tout ça, ça sera réglé comme ça doit. ”. Testament pour <strong>de</strong>s<br />
objets sans valeur, règle juridique ordinaire pour <strong>de</strong>s biens dont, a priori, on serait fondé à<br />
penser qu’ils pèsent plus dans la balance <strong>de</strong> l’héritage. Or, c’est un autre régime <strong>de</strong> valeur qui<br />
justifie ce choix étrange. “ La rédaction <strong>de</strong> différents actes notariés est alors le plus souvent<br />
commandée par le souci <strong>de</strong> placer en mains sûres un bien vis-à-vis duquel on se sent <strong>de</strong>s<br />
responsabilités particulières et dont on est plus le dépositaire que le propriétaire. La<br />
propension accrue <strong>de</strong>s classes aisées à rédiger un testament tient certes à ce qu’el<strong>les</strong> ont plus<br />
<strong>de</strong> biens à transmettre mais aussi à leur propension à être héritières, à avoir davantage à retransmettre.<br />
” (Gotman 1988 : 156) Envisager un “ testament ” pour <strong>les</strong> motos et non pour <strong>les</strong><br />
biens immobiliers met en évi<strong>de</strong>nce l’investissement particulier dont el<strong>les</strong> sont l’objet. Il s’agit<br />
pour Max <strong>de</strong> construire ces motos comme <strong>de</strong>s objets <strong>de</strong> transmission ; il n’en est que le<br />
dépositaire, il <strong>les</strong> confie à ses fil<strong>les</strong> qui seraient supposées, dans cette logique, <strong>les</strong> transmettre<br />
à leur tour.<br />
Mais d’autre part, ce projet <strong>de</strong> testament a un autre sens : il permet <strong>de</strong> clarifier une<br />
situation conjugale, actuellement un peu trouble. Max est séparé –mais non divorcé- <strong>de</strong> son<br />
épouse, avec qui malgré tout, il travaille. Sa nouvelle compagne, elle, est aussi passionnée <strong>de</strong><br />
motos, ce qui, pourrait-on penser, fait d’elle une héritière au moins aussi légitime que <strong>les</strong><br />
fil<strong>les</strong>. Le testament serait d’autant plus utile que, simple compagne, elle n’a aucun droit sur<br />
l’héritage. Rare, la pratique du “ testament est essentiellement utilisé (dans <strong>les</strong> cas <strong>de</strong> divorce<br />
et <strong>de</strong> remariage) pour protéger le conjoint autant que la loi le permet. Ceci est d’autant plus<br />
vrai lorsqu’il y a eu divorce puis remariage et que <strong>les</strong> droits d’une belle-mère ou d’un beaupère<br />
ont plus <strong>de</strong> chances d’être contestées par <strong>les</strong> enfants d’un autre lit. ” (Gotman 1988 : 151)<br />
Or ici, ce sont précisément <strong>les</strong> fil<strong>les</strong> qu’il cherche à avantager au détriment <strong>de</strong> la belle-mère,<br />
ce que la loi établit. Le testament, du point <strong>de</strong> vue juridique, ne se justifie en rien. C’est autre<br />
chose que dit Max, en parlant <strong>de</strong> testament, c’est <strong>de</strong> la valeur singulière <strong>de</strong> ces engins qu’il<br />
49
met en scène. “ Les objets familiers, qu’ils soient personnels ou domestiques, reviennent <strong>de</strong><br />
droit à la famille et à elle seule. En être privé est anormal. Ne rien avoir <strong>de</strong> ses parents quand<br />
un beau-père ou une belle-mère délivré <strong>de</strong> ses obligations ferme la porte <strong>de</strong> la maison aux<br />
enfants <strong>de</strong> son défunt époux rend ’orphelin’.” (Gotman 1988 : 163) Nul risque dans ce cas.<br />
Mais en fait, la proposition est à lire à l’envers. Rédiger un testament qui n’a aucune utilité<br />
juridique permet d’éloigner la compagne <strong>de</strong> ses objets, <strong>de</strong> <strong>les</strong> construire comme <strong>de</strong>s objets <strong>de</strong><br />
famille qui doivent rester dans la famille, ne pas s’éparpiller même au profit d’un être aimé<br />
mais étranger à la famille-souche.<br />
Le testament est ainsi un moyen d’investir ces motos d’une valeur toute particulière,<br />
<strong>de</strong> <strong>les</strong> singulariser fortement au sein <strong>de</strong> la transmission : ces objets <strong>de</strong> hasard, achetés<br />
“ comme ça, sur un coup <strong>de</strong> tête ” ou “ trouvés dans une décharge ” changent radicalement<br />
sous l’effet du projet <strong>de</strong> testament. Celui-ci permet <strong>de</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce leur valeur tout en<br />
étant aussi un effet <strong>de</strong> cette valeur nouvelle. En un cercle vertueux où cause et effet se<br />
confon<strong>de</strong>nt : le projet <strong>de</strong> testament “ fait ” la collection. Mais, en envisageant un testament qui<br />
permet <strong>de</strong> <strong>les</strong> construire comme objets <strong>de</strong> transmission, Max ne produit-il pas une fiction<br />
d’héritage Les biens que l’on transmet ne sont-ils pas d’abord ceux que l’on a reçus et dont<br />
on n’est que dépositaire <br />
Anne Gotman note que "ce qui se partage et circule dans la transmission <strong>de</strong>s biens <strong>de</strong><br />
famille, c'est la famille comme bien." (Gotman 1988 : 162) Cette affirmation trouve là une<br />
application première. La compagne, bien que passionnée <strong>de</strong> motos anciennes, est ainsi<br />
renvoyée, sans ménagement, à sa situation conjugale marginale : elle n’appartient pas à la<br />
“ famille ” 6 .<br />
Si Max a résolu, un peu brutalement et <strong>de</strong> façon un peu cavalière à l’égard <strong>de</strong> son<br />
actuelle compagne, la question <strong>de</strong> sa succession, ce n’est pas le cas <strong>de</strong> Jean-Clau<strong>de</strong> à qui<br />
l’avenir <strong>de</strong> ses voitures pose un vrai problème.<br />
De l’impossibilité d’un tan<strong>de</strong>m…<br />
J’ai déjà évoqué, par bribes, sa passion. Recomposons-la pour saisir toute la difficulté<br />
qui est la sienne. Etudiant, il possédait une Simca 6 qu’il remisa dans un hangar lorsqu’une<br />
panne mécanique grave et son départ pour l’armée se conjuguèrent pour la vouer à un oubli<br />
provisoire. Bien <strong>de</strong>s années plus tard, alors que le hangar est sur le point <strong>de</strong> s’écrouler sur la<br />
voiture, elle semble promise à la casse automobile. Mais <strong>les</strong> enfants interviennent, incitant le<br />
père à restaurer l’engin, comme il l’avait toujours plus ou moins envisagé. Manifestement,<br />
elle est pour <strong>les</strong> enfants “ la voiture du père ”, un bien dans lequel celui-ci s’incarne. Puis vint<br />
la 203 découvrable. Reprenons <strong>les</strong> propos <strong>de</strong> Jean-Clau<strong>de</strong> pour la situer. “ C’est la première<br />
voiture que j’ai conduit quand j’ai eu mon permis. J’ai passé le permis avec une vieille 2CV<br />
avec un voisin, l’agriculteur du coin qui apprenait à tous <strong>les</strong> jeunes à conduire en 2CV. Et la<br />
première voiture… et la voiture qu’il y avait à la maison, c’était la 203 familiale. Et c’est la<br />
première voiture que j’ai renversée sur le bas-côté. (…) La 203, (…) c’est la famille surtout<br />
parce qu’il y en a eu une à la maison. ” L’ombre <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux automobi<strong>les</strong> plane sur ses premiers<br />
6 L’effet <strong>de</strong> ce testament est ambigu. En effet, s’il exclut la compagne <strong>de</strong> l’héritage, il n’en<br />
relie pas moins celle-ci aux fil<strong>les</strong> <strong>de</strong> Max. Leur attribuer <strong>de</strong>s motos par testament, c’est, en<br />
quelque sorte, <strong>les</strong> inscrire, el<strong>les</strong> aussi, dans l’univers <strong>de</strong> la passion mécanique, comme la<br />
compagne. En somme, <strong>de</strong>s divers liens unissent <strong>les</strong> personnes qui gravitent autour <strong>de</strong> Max :<br />
<strong>les</strong> liens du sang, qui relient le père, la mère et<br />
<strong>les</strong> enfants, <strong>les</strong> liens <strong>de</strong> la passion qui unissent Max, sa nouvelle compagne et <strong>les</strong> fil<strong>les</strong>. Un<br />
façon <strong>de</strong> mettre en relation belle-mère et bel<strong>les</strong>-fil<strong>les</strong>.<br />
50
pas <strong>de</strong> conducteur : la 2CV du voisin avec laquelle il a appris à conduire et la 203 avec<br />
laquelle il a effectué ses premiers kilomètres <strong>de</strong> nouveau conducteur. Choisir la 2 CV aurait<br />
été un choix tout à fait personnel en ce sens que Jean-Clau<strong>de</strong> aurait opté pour la voiture qui<br />
m’avait <strong>de</strong> sens que dans le cadre <strong>de</strong> sa propre vie. Or il a opté pour la 203 <strong>de</strong> ses parents, la<br />
203 familiale. Il a donc opté pour <strong>les</strong> ascendants. C’est un choix généalogique et non<br />
personnel. Pour ses enfants, elle est au moins autant “ la voiture <strong>de</strong>s grands-parents ” que<br />
“ celle du père ”, une voiture qui a “ toujours été dans la famille ” et relie trois générations.<br />
“ Objets <strong>de</strong> famille ”, “ objets <strong>de</strong> mémoire ” qui pourraient à ce titre être partagés entre <strong>les</strong><br />
quatre enfants ou être confiés à l’un d’entre eux, <strong>de</strong>venant ainsi le gardien <strong>de</strong> la mémoire<br />
familiale. Ce choix, assez épineux, est rendu ici plus difficile encore par l’activité <strong>de</strong><br />
restauration et le partage <strong>de</strong>s tâches au cours <strong>de</strong> la restauration qui vient gravement brouiller<br />
<strong>les</strong> rô<strong>les</strong> et <strong>les</strong> positions <strong>de</strong>s générations.<br />
Ces véhicu<strong>les</strong>, à peine arrivés au domicile du père et quel que soit leur état, sont<br />
minutieusement restaurés. Mais le père n’y est pour rien. Ou si peu. C’est en tan<strong>de</strong>m qu’il<br />
travaille, avec l’aîné <strong>de</strong> ses fils, Vincent. “ Technicien <strong>de</strong> métier mais dans l’électronique,<br />
l’informatique, la robotique ”, Vincent est “ le manuel <strong>de</strong> l’étape ”, celui qui restaure<br />
véritablement <strong>les</strong> voitures, pose un diagnostic sur l’état du moteur, répare ce qui peut encore<br />
l’être, “ refait <strong>les</strong> pièces irrécupérab<strong>les</strong> ”. Le père avoue sans complexe “ n’y connaître rien en<br />
bagnole. Moi, je fais le manœuvre, s’il faut faire un truc. Parce que si je remonte une durite,<br />
ça va pisser <strong>de</strong> partout. C’est sûr, j’y connais rien. Alors c’est moi qui m’occupe <strong>de</strong> ma vieille<br />
203, <strong>de</strong> ma Simca et s’il faut trouver une pièce, c’est moi qui le fais. Quoi que lui maintenant<br />
avec Internet, tout ça il se débrouille tout seul. Il a plus besoin <strong>de</strong> moi.” Le partage <strong>de</strong>s tâches<br />
est le suivant : ils sont <strong>de</strong>ux à s’occuper <strong>de</strong> la mémoire familiale, le père qui achète <strong>les</strong><br />
véhicu<strong>les</strong> qui font sens, <strong>les</strong> fait rouler, <strong>les</strong> expose et Vincent qui <strong>les</strong> restaure. Deux<br />
générations s’activent donc, <strong>de</strong> concert, celle qui lègue et celle qui reçoit, si l’on réfléchit en<br />
terme d’héritage. Et ce n’est pas sans poser <strong>de</strong>s problèmes. “ On est en tan<strong>de</strong>m mais je vais<br />
essayer <strong>de</strong> créer le trio ou le quatuor parce qu’il y a d’autres enfants. J’ai quatre enfants. Donc<br />
je veux que ce soit équitable. Il y a une règle du jeu qu’on partage le truc avec Vincent, on<br />
partage tout, le truc, <strong>les</strong> frais… Comme il s’investit beaucoup lui mécaniquement, au début,<br />
moi c’était financièrement. Maintenant je veux pas qu’il soit pénalisé sur ces voitures-là<br />
comme ça coûte cher. Donc ça a une valeur morale et financière. Par rapport aux autres<br />
enfants aussi… Donc <strong>les</strong> cartes grises sont communes parce que si on remet en état une<br />
voiture, qu’on y met une somme <strong>de</strong> temps chacun, il faut que ce soit équilibré parce surtout le<br />
travail, la restauration, c’est très long, c’est coûteux. Donc ce qu’il fait lui, c’est normal qu’il<br />
en ait une contre-partie ”. Quel que soit le <strong>de</strong>venir <strong>de</strong> la collection, dispersée à part égale ou<br />
confiée à une personne, il faut qu’elle intègre la réflexion sur l’héritage. Mais manifestement<br />
<strong>de</strong>ux logiques s’affrontent. La première, économique et financière. Vincent a investi dans ces<br />
restaurations à la fois du temps et <strong>de</strong> l’argent. Il serait donc normal qu’il soit considéré<br />
comme propriétaire <strong>de</strong> ces véhicu<strong>les</strong> et qu’à ce titre ces <strong>de</strong>rniers ne fassent pas partie <strong>de</strong>s<br />
biens relevant <strong>de</strong> l’héritage. Et la secon<strong>de</strong>, la logique mémorielle. Les véhicu<strong>les</strong> sont <strong>de</strong>s<br />
“ objets <strong>de</strong> famille ”, <strong>de</strong>s “ objets <strong>de</strong> mémoire ”, et à ce titre ne peuvent être considérés<br />
comme appartenant conjointement au père et au fils. De toute façon, Jean-Clau<strong>de</strong> est dans une<br />
impasse : ne pas léser l’un revient à léser <strong>les</strong> autres, tant au point <strong>de</strong> vue symbolique<br />
qu’économique. En effet, ce travail en tan<strong>de</strong>m a brouillé la succession <strong>de</strong>s générations et a en<br />
quelque sorte rendu, paradoxalement, la transmission impossible. En toute logique, on ne peut<br />
pas être à la fois donateur et donataire. Et n’est-ce pas précisément l’intenable situation <strong>de</strong><br />
Vincent qui restaure <strong>les</strong> voitures <strong>de</strong> son père <br />
51
S’en séparer<br />
Le <strong>de</strong>venir ordinaire <strong>de</strong> ces voitures est donc d’intégrer la succession, après la mort <strong>de</strong><br />
leur créateur. Il ne s’agit en aucun cas d’une collection dont on pense pouvoir se séparer,<br />
encore moins d’une réserve d’argent que l’on pourra utiliser en cas <strong>de</strong> besoin. Et pourtant,<br />
certains semblent avoir commis l’impensable, vendant, “ bradant ” même leur chère<br />
collection, à la suite <strong>de</strong> certaines “ difficultés personnel<strong>les</strong> ”, parmi <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> le divorce<br />
figure en première place.<br />
Fallait-il attacher beaucoup d’importance à ces quelques collectionneurs qui<br />
affirmaient, au détour d’une conversation, “ avoir commencé avant ” Et puis il y a eu le<br />
divorce qui leur aurait imposé certains “ sacrifices ”. Les émoluments <strong>de</strong>s avocats, la nécessité<br />
<strong>de</strong> partager <strong>les</strong> biens <strong>les</strong> auraient obligé à trouver <strong>de</strong> l’argent rapi<strong>de</strong>ment. De plus, la rupture<br />
affective et sociale qui fait “ perdre le goût à tout ” entraînerait avec elle la passion pour la<br />
mécanique qui, un temps, entrerait en sommeil, supplantée par d’autres soucis. Enfin, la<br />
maison vendue, l’installation dans un nouveau lieu <strong>de</strong> vie réduirait pour certains l’espace<br />
disponible. “ Comment voulez-vous installer <strong>les</strong> voitures dans un appartement <strong>de</strong> trois pièces.<br />
Pas possible. ” Le divorce grand disperseur <strong>de</strong> collection, donc, du fait <strong>de</strong>s besoins financiers<br />
et <strong>de</strong>s troub<strong>les</strong> qu’il entraîne. Pouvait-on questionner ces raisons Et puis, il fallait bien s’en<br />
contenter, mes interlocuteurs n’ayant manifestement pas envie d’évoquer cette pério<strong>de</strong> –“ j’ai<br />
tourné la page. Alors, bon… C’est fini”.<br />
Quelques bri<strong>de</strong>s <strong>de</strong> conversations permettent d’aller au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ces explications mipsychologiques,<br />
mi-financières.<br />
Lorsque je rencontre Robert, il en est à sa <strong>de</strong>uxième série <strong>de</strong> voitures restaurées. Sur la<br />
première, il sera évasif. “ J’avais commencé il y a dix ans. Je m’étais retapé une petite 4CV,<br />
une Traction, quelques populaires que j’aimais bien. Et j’en avais quelques-unes qui<br />
attendaient aussi. Et puis, bon, la catastrophe, le divorce, <strong>les</strong> avocats, la pension, tout ça a été<br />
englouti. ” Rien que <strong>de</strong> très ordinaire. Je n’apprendrai rien d’autre sur cette première série <strong>de</strong><br />
voitures, si ce n’est sa triste fin, au moment <strong>de</strong> la séparation. “ Le divorce s’est très mal passé.<br />
Ma femme est partie en claquant la porte. Bon, peu importent <strong>les</strong> détails et disons qu’elle<br />
avait décidé <strong>de</strong> me faire chier. Enfin, au début, ça allait et puis ça s’est envenimé.” Certes,<br />
comme la loi l’y autorisait, elle revendiqua et obtint le partage égal <strong>de</strong>s biens. Ce que son<br />
futur-ex époux ne critiqua pas et considéra même comme normal. “ On était marié sous le<br />
régime <strong>de</strong> la communauté, on avait bossé ensemble, on <strong>de</strong>vait partager. ” Mais l’accord céda<br />
la place à une franche opposition lorsque l’épouse réclama le partage <strong>de</strong> la collection <strong>de</strong><br />
voitures. “ Là, j’ai pas voulu. Non parce que le but, c’était <strong>de</strong> me foutre sur la paille. De toute<br />
façon, c’était pour m’emmer<strong>de</strong>r parce que, <strong>les</strong> voitures, elle s’y était jamais intéressée. Elle<br />
<strong>les</strong> aurait vendues quand même. Du coup, c’est moi qui l’ai fait. Je <strong>les</strong> ai bradées pour rien<br />
mais je voulais pas <strong>les</strong> lui laisser. Ah non ! Je vous dis, elle s’en foutait. C’était pour me faire<br />
chier.” Dès l’instant où el<strong>les</strong> furent associées au patrimoine commun du couple, Robert se<br />
rebiffa. La règle juridique, selon lui, ne pouvait être appliquée à ces objets, bien qu’achetés<br />
sous le même régime <strong>de</strong> communauté que le reste <strong>de</strong>s biens du couple. Je ne saurais rien <strong>de</strong><br />
plus sur ces voitures mais le sort qu’il leur réserve –s’en séparer plutôt que <strong>de</strong> voir son épouse<br />
s’en emparer- trouve un étrange écho dans <strong>les</strong> réflexions <strong>de</strong> Karim Gacem à propos <strong>de</strong>s<br />
“ Propriétés individuel<strong>les</strong> dans la chambre conjugale ”. Il part du constat que “ fon<strong>de</strong>r un<br />
couple, c’est accepter <strong>de</strong> partager <strong>de</strong> l’affection, <strong>de</strong>s relations intimes, <strong>de</strong>s paro<strong>les</strong>, du temps et<br />
<strong>de</strong>s choses. (…) La chambre à coucher est le lieu par excellence où <strong>les</strong> intimités individuel<strong>les</strong><br />
doivent se fondre pour faire vivre une communauté. ” Et c’est précisément ce jeu entre<br />
l’individuel et le collectif qu’il se propose d’analyser à propos <strong>de</strong> certaines catégories d’objets<br />
présents dans la chambre à coucher. “ Toutes <strong>les</strong> choses n’ont pas la même prédisposition à<br />
être individuellement possédées. Le Droit <strong>de</strong> Propriété d’origine s’applique sans difficulté aux<br />
52
objets que <strong>les</strong> acteurs possédaient avant leur mise en couple ou aux objets qui leur ont été<br />
offerts personnellement” parmi <strong>les</strong>quels “ <strong>de</strong>s jouets d’enfance, <strong>de</strong>s photos, <strong>de</strong>s disques <strong>de</strong><br />
jeunesse, <strong>de</strong>s souvenirs <strong>de</strong> voyage aux accents initiatiques, <strong>de</strong>s ca<strong>de</strong>aux d’amis chers, mais<br />
aussi <strong>de</strong> nombreux objets provenant <strong>de</strong>s famil<strong>les</strong> d’origine ou personnifiant un parent. ” Leur<br />
appropriation n’est jamais claire, évoluant entre le bien à soi et le bien du couple, ambiguïté<br />
qui assure la cohésion du couple mais qui serait aussi d’une très gran<strong>de</strong> fragilité.<br />
“ L’intégration passe surtout par la mise en veilleuse, consciente et inconsciente, du caractère<br />
individuel <strong>de</strong>s choses. Au quotidien, la propriété individuelle d’origine <strong>de</strong>s objets <strong>de</strong>vient<br />
souvent discrète et reste à l’état latent. Cette latence permet <strong>de</strong> bâtir une indistinction <strong>de</strong><br />
surface tout en préservant la connaissance <strong>de</strong> l’origine d’une propriété et le pouvoir qui lui est<br />
lié. Elle fait ainsi coexister plusieurs niveaux <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong>s propriétés individuel<strong>les</strong>, et<br />
elle introduit du jeu dans la perception <strong>de</strong> ce qui est privé ou collectif. (…) Momentanément<br />
voilée, la différence <strong>de</strong> pouvoir individuel sur une chose peut néanmoins resurgir dès lors que<br />
la propriété <strong>de</strong> l’objet <strong>de</strong>vient un enjeu relationnel important. Ce revirement intervient <strong>de</strong><br />
façon paroxystique dans certains divorces, lorsque <strong>les</strong> conjoints sol<strong>de</strong>nt leurs comptes<br />
communs et font remonter à surface <strong>de</strong> façon crue <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> Propriété individuelle naguère<br />
en veilleuse. ” (Gacem 2000 : 37-47) Et l’on songe au sort <strong>de</strong>s voitures. Aussi longtemps que<br />
le couple dura, <strong>les</strong> voitures restèrent dans une sorte d’indétermination quant à leur légitime<br />
propriétaire. Mais le divorce fut l’occasion <strong>de</strong> clarifier la situation : el<strong>les</strong> relèvent <strong>de</strong> ce Droit<br />
<strong>de</strong> Propriété d’origine, qui ne met que très provisoirement et jamais franchement <strong>les</strong> biens <strong>de</strong><br />
l’un dans le pot commun du couple. Qu’el<strong>les</strong> aient été achetées avec l’argent du couple n’y<br />
change rien.<br />
Vendre, telle est l’arme <strong>de</strong> ceux qui ne veulent “ pas partager ” ou <strong>de</strong> ceux “ qui ne<br />
veulent rien laisser ”. L’affirmation confine au truisme. Mais il faut regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> plus près pour<br />
voir à l’œuvre toute la portée symbolique <strong>de</strong> ce geste. Jean-Pierre et son épouse, Maryse,<br />
évoquent le cas d’un <strong>de</strong> ses confrères, propriétaire d’automobi<strong>les</strong> rares et très anciennes.<br />
J-P : “ Je sais pas s’il <strong>les</strong> a encore. Je pense, d’après ce que j’ai entendu dire, qu’il s’en<br />
est débarrassé. Il a été sérieusement mala<strong>de</strong> et il s’est débarrassé <strong>de</strong> ses voitures.<br />
Q : -Pourquoi <br />
M : -Il avait pas d’enfants <br />
J-P : -Si mais je crois qu’ils étaient pas en très, très bons termes.<br />
M : -Ah bon mais <strong>les</strong> enfants auraient pu hériter, quand même.<br />
J-P : -Non, il voulait pas leur laisser <strong>les</strong> voitures. Ils voulaient… c’est con mais il<br />
voulait <strong>les</strong> déshériter. Alors il <strong>les</strong> a vendues. Il paraît qu’il en a récupéré un bon paquet <strong>de</strong><br />
fric.<br />
M : -Pour <strong>les</strong> déshériter quand même, il faut que…<br />
J-P : - Oui mais il l’avait dit plusieurs fois qu’il voulait pas <strong>les</strong> gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>puis qu’il<br />
avait été mala<strong>de</strong>. Qu’il voulait <strong>les</strong> vendre parce que ça marchait pas avec ses enfants. Qu’il y<br />
avait un froid entre eux, qu’ils étaient pas bien du tout, qu’il voulait pas qu’ils aient <strong>les</strong><br />
voitures. ”<br />
Ce collectionneur n’a pas pour but <strong>de</strong> priver ses enfants <strong>de</strong> tout l’héritage. Les biens<br />
immobiliers, <strong>les</strong> liquidités, dont le produit <strong>de</strong> la vente <strong>de</strong>s voitures, sont conservés et font<br />
partie <strong>de</strong> ce que <strong>les</strong> parents envisagent <strong>de</strong> transmettre à leurs enfants. On peut alors sourire <strong>de</strong><br />
cet étrange “ déshéritage ”: il n’y a pas eu amputation <strong>de</strong> l’héritage, simplement une légère<br />
modification <strong>de</strong> sa forme. Pourquoi Jean-Pierre considère-t-il que son confrère a déshérité ses<br />
enfants S’il avait simplement vendu un bien immobilier, aurait-il posé le même jugement<br />
sur cette vente Mais, précisément, ce changement <strong>de</strong> forme en dit long sur l’importance <strong>de</strong><br />
ces objets et sur <strong>les</strong> relations entre parents et enfants.<br />
Le but n’est pas <strong>de</strong> priver <strong>les</strong> enfants <strong>de</strong> l’argent mais d’autre chose, <strong>de</strong> beaucoup plus<br />
53
important. Certes, même en “ pas très bons termes ”, la parenté est indéniable et à ce titre, <strong>les</strong><br />
parents ne songent pas à déshériter économiquement. Mais la rupture a été consommée : on ne<br />
se parle plus, on s’ignore. Les enfants n’auront donc pas le plus précieux, ces objets dont le<br />
père a le sentiment qu’ils l’incarnent mais aussi qu’ils incarnent la famille. Il s’agit bien <strong>de</strong> <strong>les</strong><br />
priver <strong>de</strong> la mémoire familiale, d’une inscription dans le temps familial. Héritage donc mais<br />
pas succession. La présence –ou l’absence- <strong>de</strong>s voitures rend alors possible une pratique que<br />
la loi réprouverait.<br />
Dynasties<br />
La restauration apparaît comme un moyen efficace <strong>de</strong> recomposer une histoire<br />
familiale brisée, d'en écrire une autre, plus conforme.<br />
Au début <strong>de</strong> mes entretiens, on m’a souvent parlé <strong>de</strong> Jean-Pierre Lagrange, tout<br />
nouveau prési<strong>de</strong>nt d’un club d’automobi<strong>les</strong> anciennes, propriétaire <strong>de</strong> plusieurs voitures <strong>de</strong><br />
collection. Ébéniste <strong>de</strong> formation, après divers emplois, il "rentre à l'équipement" où il va<br />
poursuivre une honnête carrière <strong>de</strong> géomètre. Mais, le démon <strong>de</strong> la mécanique le dévore. Il va<br />
d'abord assouvir sa passion sur <strong>les</strong> circuits <strong>de</strong> vitesse, pilotant mais aussi assurant l'entretien<br />
<strong>de</strong> ses boli<strong>de</strong>s, restaurant même une Matra <strong>de</strong> 1962. Puis, revers <strong>de</strong> fortune. Ruptures<br />
multip<strong>les</strong>, affectives et socia<strong>les</strong>. Il divorce, on lui vole sa Matra, il est victime <strong>de</strong> plusieurs<br />
alertes cardiaques, doit abandonner son emploi, se remarie et abandonne <strong>les</strong> circuits. Que faire<br />
Comment surmonter ces fractures Comment continuer à produire une i<strong>de</strong>ntité sociale,<br />
alors même qu’on est un trop “ jeune retraité ” et qu’on refuse d’être considéré par <strong>les</strong> siens<br />
comme un “ grand mala<strong>de</strong>” <br />
Or, son histoire familiale lui offre le moyen <strong>de</strong> combler le vi<strong>de</strong>, <strong>de</strong> réorganiser un<br />
présent quelque peu désarticulé. Jean-Pierre est l'arrière-petit-fils d'un <strong>de</strong>s trois constructeurs<br />
locaux d'automobi<strong>les</strong>. Entre 1902 et 1906, une centaine <strong>de</strong> Lagrange-et-Legrand sont sorties<br />
<strong>de</strong>s ateliers <strong>de</strong> son aïeul. Mais, l'affaire n'était pas très florissante, l'atelier ferma ses portes. Il<br />
ne fut plus question <strong>de</strong> fabriquer <strong>de</strong>s voitures. Le grand-père et le père <strong>de</strong> Jean-Pierre<br />
<strong>de</strong>viennent tourneurs-fraiseurs. En somme, comme dans un système <strong>de</strong> poupées-gigognes, <strong>les</strong><br />
échecs se succè<strong>de</strong>nt. Aux ruptures <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> Jean-Pierre fait écho la déchéance <strong>de</strong> la<br />
famille : <strong>les</strong> patrons sont <strong>de</strong>venus ouvriers, <strong>les</strong> innovations mécaniques ont laissé la place à<br />
<strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> simple exécution. De ce passé, la famille ne se souciera guère, pas plus que<br />
Jean-Pierre. Au grand étonnement <strong>de</strong> sa secon<strong>de</strong> épouse. “ Q : Vous connaissiez l’histoire <strong>de</strong><br />
cette voiture <br />
Lui : Non. Même mon père m’a jamais trop renseigné.<br />
Elle :Disons qu’en ce temps-là, t’en parlais pas beaucoup. T’avais pas trop cherché. Tu<br />
y pensais mais t’avais pas vraiment pensé à faire la voiture.<br />
Lui : -Mon père m’a dit qu’il y avait eu un constructeur <strong>de</strong> voitures, qui s’appelait la<br />
Petite-Véloce. Et c’est tout ! Mais dans la famille que ce soit du côté <strong>de</strong>s sœurs <strong>de</strong> mon père<br />
ou comme ça, personne n’avait envie d’en savoir plus, <strong>de</strong> s’y intéresser.<br />
Elle : -Tu en as parlé avec… <br />
Lui : -Ah bé oui. J’ai eu l’occasion d’en parler parce qu’on le savait mais on s’en<br />
foutait un peu, quoi. Ca avait pas d’importance. Les fil<strong>les</strong> s’intéressaient pas. El<strong>les</strong>, c’était<br />
surtout la couture.<br />
Elle : Mais autrement, <strong>de</strong>s fois, quand même…<br />
Lui : Non, c’était pas un truc qu’on y pensait tous <strong>les</strong> matins en se levant. On le savait<br />
et puis voilà. ”<br />
Silence, indifférence donc jusqu'à cette rupture <strong>de</strong> sa vie. "Là, j'ai dit à mon père : 'Tu<br />
sais pas, je vais en restaurer une.' Je m'étais promis qu'il la verrait rouler. Mais il est mort<br />
54
avant." Car, la chose est plus compliquée que prévu. "Des Lagrange et Legrand, il y en a pas<br />
eu beaucoup <strong>de</strong> fabriquer. Il en reste <strong>de</strong>ux, une à Auch et une dans un musée en Suisse. Mais<br />
ils voulaient pas <strong>les</strong> vendre. Et impossible <strong>de</strong> trouver un châssis ou une épave. Rien, il y a plus<br />
rien." Il ne peut pas en restaurer une Il va alors en construire une. Elle est encore en cours.<br />
La carrosserie est finie mais le moteur pose un vrai problème, trop difficile apparemment à<br />
reconstruire. Et pourtant, ce n'est pas faute <strong>de</strong> documentation. L'homme a fouillé <strong>les</strong> archives<br />
départementa<strong>les</strong>, a écrit aux <strong>de</strong>scendants <strong>de</strong> l'associé, à passer <strong>de</strong>s heures en bibliothèque pour<br />
consulter <strong>les</strong> ouvrages <strong>les</strong> plus pointus. Il étale sur la table le fruit <strong>de</strong> ses recherches, bien<br />
pauvre en vérité. Faut-il voir là un échec Il suffit d'écouter ses confrères parler. Il est bien le<br />
digne <strong>de</strong>scendant <strong>de</strong>s automobi<strong>les</strong> Lagrange-et-Legrand. Est-ce simplement un effet du hasard<br />
s'il vient d'être élu prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> son club N’était-il pas le candidat idéal car “ héritier ” d’un<br />
constructeur Mais cette activité va bien au-<strong>de</strong>là d’une simple récréation pour trop jeune<br />
retraité. Cette voiture reconstruite permet <strong>de</strong> relier <strong>les</strong> générations entre el<strong>les</strong>, <strong>de</strong> <strong>les</strong> sou<strong>de</strong>r en<br />
une colonne vertébrale. Par-<strong>de</strong>là le vi<strong>de</strong> laissé par <strong>de</strong>ux d’entre el<strong>les</strong>, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s silences dans<br />
la transmission <strong>de</strong> la mémoire, elle “ fait ” la famille, la lignée. La voiture a pour effet<br />
d’effacer cette amnésie familiale ; elle <strong>de</strong>vient en quelque sorte le “ chaînon manquant ” <strong>de</strong><br />
cette mémoire familiale malmenée. Mais, reconstruisant la Lagrange-et-Legrand, renouant ou<br />
ravivant la figure <strong>de</strong> son aïeul, par-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>ux générations d’ouvriers, il modifie profondément<br />
le sens <strong>de</strong> cette histoire. Les <strong>de</strong>ux générations d’ouvriers ne sont plus seulement <strong>de</strong>s<br />
tourneurs-fraiseurs mais <strong>les</strong> <strong>de</strong>scendants d’un constructeur automobile célèbre dans la région.<br />
Des “ héritiers ” au sens presque aristocratique du terme.<br />
Gilbert F. est, lui aussi, l'heureux propriétaire d'une vingtaine <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong> anciens,<br />
soigneusement restaurés, dont certains ont été prêtés à <strong>de</strong>s musées. Lorsque je le rencontre<br />
c'est avec fierté qu'il me montre le châssis totalement désossé <strong>de</strong> la Boli<strong>de</strong>, un vague rectangle<br />
équipé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux essieux dont il affirme qu'il roulera un jour. -"Vous allez pouvoir la remettre<br />
en état " -"Sûr ! Quand Je sais pas. Mais je vais la faire péter un jour. Et comment vous<br />
croyez que j'ai fait pour toutes <strong>les</strong> autres. J'ai tout fait moi-même." J'ai bien du mal à le croire,<br />
à cause <strong>de</strong> l'état dans lequel l'engin se trouve, à cause surtout <strong>de</strong> son métier. Je ne suis pas<br />
sûre que <strong>les</strong> connaissances d'un épicier à la retraite soit très efficaces auprès <strong>de</strong> ce châssis. Je<br />
lui fais part <strong>de</strong> mes interrogations. "Ce serait <strong>de</strong> l'aluminium, je suis incapable parce que...<br />
Mon père était forgeron. Et petit, je le voyais faire. J'adorais, je l'aidais après l'école. Je<br />
l'aidais je bricolais plutôt ! Mais je voulais pas <strong>de</strong>venir forgeron comme lui. Ma mère m’a<br />
dit : ‘Si tu viens pas remplacer ton père, il en fera une maladie.’ Alors j’ai dit à mon père :<br />
‘Mer<strong>de</strong>, je suis bien, je suis chef d’équipe. Alors mer<strong>de</strong>.’ Alors, il me dit : ‘Non, je t’ai gardé<br />
la clientèle.’ Il en était mala<strong>de</strong> alors pour lui faire plaisir, j’ai pris sa suite mais ça s’est<br />
effondré. Le métier <strong>de</strong> forgeron, c’était foutu. Alors, j'ai trente-six métiers, trente-sept misères<br />
avant d'acheter l'Alimentation, à V. Voilà. Et puis, bon, la vie, tout ça…Mais ça me tenait<br />
<strong>de</strong>puis tout petit. Seulement il fallait que j'ai quatre sous disponib<strong>les</strong>." L'ascendant ne transmet<br />
pas que l'engin à restaurer ; il transmet parfois aussi <strong>les</strong> moyens, le savoir nécessaires à cette<br />
restauration. Un père ou un grand-père "garagiste", "mécanicien", "forgeron", "tourneurfraiseur"<br />
ou simplement "qui s'y connaissait question moteur" gravitent souvent autour <strong>de</strong><br />
l'amateur qui, "tout naturellement a hérité ça <strong>de</strong> lui", a "appris en le voyant faire", "l'a toujours<br />
vu faire alors forcément..." On s'en doute, cette transmission du savoir en dissimule une autre,<br />
plus essentielle. On peut s’interroger sur le récit que fait Gilbert. Victime <strong>de</strong> la conjoncture<br />
économique, il aurait été conduit à abandonner la forge paternelle, rompant ainsi avec une<br />
tradition à laquelle le père tenait absolument au point d’obliger son fils à lui succé<strong>de</strong>r. Sa<br />
passion pour <strong>les</strong> voitures doit sans doute beaucoup moins à un apprentissage “ sur le tas ”, au<br />
cours <strong>de</strong> son enfance qu’à un sentiment <strong>de</strong> trahison à l’égard <strong>de</strong> la mémoire paternelle. La<br />
restauration <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong> anciens lui permet <strong>de</strong> revenir en arrière en quelque sorte, <strong>de</strong> gommer<br />
<strong>les</strong> années passées loin <strong>de</strong> la forge. En somme <strong>de</strong> réécrire l’histoire comme le père aurait<br />
55
souhaité qu’elle se déroule.<br />
Lorsque je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à Pierre Mercan ce qui le pousse à restaurer <strong>de</strong>s moteurs<br />
industriels, il affirme, laconiquement qu'"il faut aimer la mécanique. Regar<strong>de</strong>z c'est quand<br />
même vieux, c'est 1910-1915. Regar<strong>de</strong>z celui-là. Bielle apparente, très rare. Ca, c'est <strong>de</strong>s<br />
moteurs qui sortent, il y a pas <strong>de</strong> bougies, il y a ce qu'on appelle un éclateur et c'est une<br />
magnéto. Ce sont <strong>de</strong>s moteurs à magnéto basse tension. Alors, vous comprenez... C'est...<br />
Quand vous voyez ça,... Non, il faut aimer, ça, c'est sûr." Propos évasifs qui n'éclairent guère<br />
ma <strong>de</strong>man<strong>de</strong>.<br />
Me rendant sur <strong>les</strong> lieux du ren<strong>de</strong>z-vous, j'avais découvert un ancien garage<br />
automobile. Sur le fronton, <strong>de</strong>s lettres très délavées : "Mercan. Mécanique Générale". Ne<br />
m'avait-on pas dit qu'il était retraité <strong>de</strong> la municipalité où il était éboueur Tout autour du<br />
bâtiment, un bric-à-brac <strong>de</strong> machines en très mauvais état, <strong>de</strong> mécaniques acci<strong>de</strong>ntées,<br />
rouillées, amputées <strong>de</strong> leurs roues, <strong>de</strong> leurs ai<strong>les</strong>, <strong>de</strong>s châssis, <strong>de</strong>s portières, et d'autres<br />
morceaux diffici<strong>les</strong> à i<strong>de</strong>ntifier. Un invraisemblable empilement <strong>de</strong> moteurs et <strong>de</strong> ferraille,<br />
comme on n'en voit que dans <strong>les</strong> casses automobi<strong>les</strong> 7 . Poussant <strong>les</strong> portes, il n'est plus permis<br />
d'en douter : nous sommes bien dans un ancien garage automobile, le pont et la fosse,<br />
l'antique pompe à essence en attestent. "Non, oui, c'est bien un garage ici. Mon beau-père,<br />
Georges, qui habite à côté, il travaillait à l'usine. Moi, quand on s'est marié, j'ai travaillé trois<br />
mois à l'usine et puis je me suis lancé dans la ferraille. Et puis, mon beau-père en avait marre<br />
et comme il était mécano <strong>de</strong> métier et que son beau-père, Marcel, à lui, le père <strong>de</strong> ma bellemère,<br />
était garagiste, on a monté un garage, ce garage." Si Gilbert F. <strong>de</strong>vient restaurateur <strong>de</strong><br />
voiture pour prolonger en quelque sorte l'activité professionnelle <strong>de</strong> son père, <strong>les</strong> choses se<br />
complexifient chez Pierre Mercan. C'est pour lui non pas un moyen <strong>de</strong> s'inscrire au sein <strong>de</strong> sa<br />
propre famille, mais au contraire une façon <strong>de</strong> la quitter pour s'insérer au sein <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> son<br />
épouse. En effet, celle-ci est fille unique. Si Pierre n'est pas mécanicien <strong>de</strong> formation, il ne va<br />
pas moins le <strong>de</strong>venir à l'image <strong>de</strong> son beau-père.<br />
Q: "-Mais vous êtes mécanicien <strong>de</strong> formation, alors <br />
Pierre M. : -Pas du tout. Moi, j'ai appris la pierre, à tailler la pierre pour faire <strong>les</strong><br />
meu<strong>les</strong>, vous savez, pour la farine et tout ça. Mes parents étaient minotiers. C'est Georges,<br />
mon beau-père, qui est mécanicien <strong>de</strong> formation. Alors, ensemble, on a monté ce garage.<br />
Q : -Mais vous faisiez quoi, au garage, si vous n'êtes pas mécanicien <br />
Pierre M. : -Je faisais la mécanique, pardi ! je suis pas mécanicien d'origine mais la<br />
mécanique, ça s'apprend sur le tas. C'est mon beau-père qui m'a fait voir."<br />
Le gendre prend donc en quelque sorte la place du fils, il "monte une affaire avec son<br />
beau-père" et s'approprie son savoir, moins d'un point <strong>de</strong> vue pratique que symbolique<br />
d'ailleurs, seul moyen pour lui d'exercer cette profession. Mais Pierre Mercan ne fait que<br />
renouveler l’expérience qui fut celle <strong>de</strong> son propre beau-père : mécanicien <strong>de</strong> formation,<br />
7 Ce désordre n'est pas fortuit ; il n'a rien à voir avec la prétendue nécessité <strong>de</strong> "tout stocker<br />
au cas où..." En effet, me rendant chez Jean-Louis C., autre restaurateur <strong>de</strong> moteurs industriels<br />
fort estimé <strong>de</strong> ses confrères, j'ai eu la surprise <strong>de</strong> découvrir un pavillon en ordre parfait, du<br />
moins en ordre convenu : pelouse tondue <strong>de</strong>puis peu, fleurs fanées supprimées, petites statues<br />
posées sur le gazon, etc. Les moteurs et tout le matériel nécessaire à leur réssurection sont<br />
entreposés, dans un ordre aussi irréprochable, dans divers petits bâtiments, au crépi<br />
impeccable, aux portails régulièrement peints. Nulle trace extérieure <strong>de</strong> sa passion. Chez<br />
Pierre, l'incroyable bric-à-brac imite celui que l'on trouve parfois autour <strong>de</strong>s garages <strong>de</strong><br />
mécanique générale et a pour effet <strong>de</strong> matérialiser cette dynastie <strong>de</strong> mécaniciens. Et si Mme<br />
Mercan ne proteste pas -le garage est situé face au pavillon, <strong>les</strong> tas <strong>de</strong> ferraille gagnent<br />
irrésistiblement du terrain sur le jardin, qui s'est réduit comme peau <strong>de</strong> chagrin au fil <strong>de</strong>s<br />
années- c'est que cette mise en scène concerne sa propre famille, qu'elle sublime en<br />
l'inscrivant dans la longue durée.<br />
56
Georges n'a jamais véritablement exercé, travaillant dès son plus jeune âge à l'usine<br />
métallurgique. Or son propre beau-père était lui aussi garagiste. La création du garage est<br />
donc le moyen pour mettre en place une dynastie <strong>de</strong> garagistes, dynastie transmissible <strong>de</strong><br />
beau-père à gendre : à l’origine, Marcel était propriétaire d’un garage, son gendre Georges,<br />
ouvrier dans une usine métallurgique, s’y essaya à son tour en compagnie <strong>de</strong> son propre<br />
gendre, Pierre Mercan.<br />
Cependant l'entreprise connaîtra très vite <strong>de</strong>s difficultés financières graves et Pierre<br />
choisira d'abandonner -momentanément- la mécanique pour un emploi d'éboueur tandis que<br />
Georges s'accommo<strong>de</strong>ra <strong>de</strong> sa retraite. Pourtant, à son tour à la retraite, Pierre remet <strong>les</strong> mains<br />
dans le cambouis, en compagnie toujours <strong>de</strong> son beau-père. Seule la finalité <strong>de</strong>s moteurs a<br />
changé, ils ne sont plus <strong>de</strong>stinés à actionner <strong>de</strong>s machines mais à être exposés. Le lieu est le<br />
même, <strong>les</strong> outils aussi. La passion <strong>de</strong> la restauration permet <strong>de</strong> mettre en place une dynastie<br />
fictive <strong>de</strong> mécaniciens, d'affirmer que "dans la famille on est dans la mécanique <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />
générations" alors que <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rnières au moins n'y ont fait que <strong>de</strong> brefs passages et surtout<br />
<strong>de</strong> donner au gendre une place centrale voire <strong>de</strong> <strong>les</strong> présenter comme <strong>les</strong> rouages essentiels <strong>de</strong><br />
cette transmission. Une dynastie qui n’est pas prêt <strong>de</strong> s’éteindre, la “ passion ” assurant sa<br />
pérennité. A tel point que le fils <strong>de</strong> Pierre, donnant un sens au bric-à-brac qui entoure le<br />
garage, affirme : "Tout ça, il faut que je le remonte. Mon coin à moi, c'est là, la vielle voiture<br />
américaine et surtout <strong>les</strong> tracteurs. Eh oui, dans la famille, on a ça dans le sang 8 , la mécanique,<br />
on a toujours travaillé <strong>de</strong>dans. Mon père, mon grand-père et même mon arrière-grand-père !<br />
Moi, je travaille à l'usine. Mais ça m'a attrapé aussi." Et désignant son petit garçon, fort affairé<br />
à manipuler <strong>de</strong>s clés en plastique, "Et c'est peut-être la cinquième génération qui se prépare.<br />
-En effet ! La mécanique a l'air <strong>de</strong> l'intéresser !<br />
-Eh oui, il faut <strong>les</strong> former jeunes, <strong>les</strong> gosses ! Je rigole ! Il fera ce qu'il voudra. C'est<br />
mon père qui lui a offert à son <strong>de</strong>rnier Noël. Un garçon, qu'est-ce que vous voulez lui offrir<br />
d'autre "<br />
D’ailleurs, peut-on parler encore <strong>de</strong> fiction Pierre n’est-t-il pas un “ vrai mécano ” à<br />
la tête d’une petite entreprise d’entrai<strong>de</strong> dont <strong>les</strong> vertus et l’efficacité ne sont plus à<br />
démontrer En effet, c’est à lui que ses anciens collègues <strong>de</strong> la municipalité ou <strong>de</strong> l’usine<br />
confient régulièrement <strong>les</strong> petits engins (tronçonneuses, ton<strong>de</strong>uses et autres compresseurs)<br />
lorsqu’ils sont en panne. “ Moi, quand ça marche pas, je le porte chez Pierre. Parce que tu vas<br />
Loisirs-Campagne, il regar<strong>de</strong> la date. Ah ça a plus <strong>de</strong> quinze jours C’est mort ! Il a pas la<br />
pièce ! Ce type, il est mécano comme moi je suis évêque, pareil. Tandis que Pierre, il y a<br />
jamais <strong>de</strong> problèmes. Il a toujours la pièce ou alors il se débrouille. D’ailleurs, pour refaire ses<br />
moteurs, tu comprends bien qu’il va pas chez le marchand ! Moi, je dis, lui c’est un mécano,<br />
un vrai, pas un ven<strong>de</strong>ur en costard comme l’autre. ”<br />
Des gendres qui, découvrant la “ vieille voiture du beau-père ”, se passionne pour<br />
celle-ci au point <strong>de</strong> la remettre “ en circulation ”, <strong>de</strong>s bel<strong>les</strong>-fil<strong>les</strong> qui poussent leur époux à<br />
restaurer la voiture du beau-père ne sont pas rares. Mais ce choix n’a rien d’anodin, comme le<br />
prouve l’histoire <strong>de</strong> Pierre. S’intéresser à cet objet <strong>de</strong> famille –d’une famille à laquelle on<br />
n’appartient que par alliance-, le restaurer permet <strong>de</strong> prendre place au sein <strong>de</strong> la famille, à côté<br />
<strong>de</strong>s co-sanguins, en <strong>de</strong>venant l’un <strong>de</strong>s dépositaires manifestes <strong>de</strong> la mémoire matérielle d’un<br />
ascendant. C’est ajouter un lien beaucoup efficace que celui <strong>de</strong> l’alliance ou plus exactement<br />
cela permet <strong>de</strong> gommer l’alliance en transformant radicalement la nature du lien. C’est<br />
intégrer définitivement l’autre famille comme en témoigne l’expérience <strong>de</strong> Jacques. Il a<br />
épousé Yvonne, l’enfant unique <strong>de</strong> ce couple <strong>de</strong> forgerons, et est venu vivre au sein <strong>de</strong> sa<br />
belle-famille, dans la forge familiale. Son beau-père possédait alors une Traction que le temps<br />
8 “ La passion dans le sang ” mais un “ sang ” qui circule entre gendre et beau-père. On songe<br />
alors à d’autre cas semblable <strong>de</strong> transmission <strong>de</strong> passions entre gendre et beau-père,<br />
notamment à la chasse. Voir <strong>les</strong> travaux d’Odile Vincent à ce sujet.<br />
57
et <strong>les</strong> pannes finirent par reléguer dans un hangar. Bien <strong>de</strong>s années après le décès <strong>de</strong> son beaupère,<br />
Jacques s’intéressa à nouveau à l’automobile, soutenu en cela par son épouse et sa bellemère.<br />
Après quelques tentatives infructueuses, l’engin fut remis en état <strong>de</strong> marche. Si Yvonne<br />
affirme la conduire 10 , c’est le plus souvent Jacques que l’on voit au volant <strong>de</strong> la voiture,<br />
accompagnant l’équipe locale <strong>de</strong> rugby ou se rendant, tous <strong>les</strong> samedis, à son club <strong>de</strong> loisirs.<br />
Au point qu’au cours d’une conversation avec le voisin <strong>de</strong> Jacques, André, le propriétaire <strong>de</strong><br />
la C4, la voiture semble avoir changé <strong>de</strong> propriétaire.<br />
André : Mais, la tienne, c’était pas une neuve, si <br />
Jacques: Ah non, moi elle venait d’Agen. Elle était d’occasion.<br />
A : C’est bien ce qui me semblait.<br />
J : Dites moi, vous allez me renseigner. Si je veux la faire passer ‘Collection’, la<br />
mienne, ils font payer <br />
A : Ah non ! Ca coûte rien. Mais le fais pas. Gar<strong>de</strong> la comme ça, ta Traction, si tu<br />
peux. ”<br />
Echange un peu étonnant pour qui connaît l’histoire <strong>de</strong> la voiture et <strong>les</strong> relations qui<br />
unissent <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux hommes. On ne peut expliquer cet échange par l’ignorance dans laquelle<br />
serait André <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> la voiture. Il était le meilleur ami du beau-père <strong>de</strong> Jacques, a<br />
toujours habité à quelques pas <strong>de</strong> chez lui. Il sait que Jacques n’est pas le –premierpropriétaire<br />
<strong>de</strong> l’engin. C’est autre chose qui se joue dans cet échange : Jacques se voit<br />
reconnaître, par le meilleur ami <strong>de</strong> son beau-père, la propriété <strong>de</strong> l’engin, comme il ferait à un<br />
fils, à un héritier “ légitime ”. Et d’ailleurs n’est-ce pas avec une gran<strong>de</strong> fierté que Jacques<br />
exhibe la carte grise qui porte désormais son nom et non celui <strong>de</strong> son épouse Carte grise<br />
qu’il gar<strong>de</strong> toujours dans son porte-feuil<strong>les</strong>, parmi <strong>les</strong> cartes qui ‘f ”ont ” l’i<strong>de</strong>ntité, carte<br />
d’i<strong>de</strong>ntité mais aussi cartes bancaire et carte <strong>de</strong> groupe sanguin. La carte grise, comme une<br />
sorte d’état civil, qui témoigne, par voiture interposée, <strong>de</strong> son changement d’i<strong>de</strong>ntité.<br />
D’ailleurs, un <strong>de</strong>rnier fait ne peut que conforter Jacques dans sa nouvelle i<strong>de</strong>ntité. Dans cette<br />
famille, la question <strong>de</strong> la succession est plus qu’épineuse. La mère d’Yvonne est encore<br />
propriétaire <strong>de</strong> la totalité <strong>de</strong>s biens et refuse absolument <strong>de</strong> transmettre. Seule exception : la<br />
Traction. Pouvait-on imaginer geste plus fort et plus symbolique Le gendre est <strong>de</strong>venu le<br />
successeur. En lieu et place <strong>de</strong> son épouse <br />
Cependant, cette importance <strong>de</strong> la famille et <strong>de</strong> la mémoire recomposée n’est pas le<br />
fait <strong>de</strong> quelques nostalgiques, que le hasard <strong>de</strong>s entretiens aurait mis sur ma route.<br />
Injonctions biographiques<br />
Parcourant la presse spécialisée, j’imaginais pistons, culasses, soupapes, freins,<br />
gicleurs, “ allumage ”, s’étalant à longueur <strong>de</strong> page, conseils techniques pointus, subtilités<br />
mécaniques mises à nu, etc. Ces rubriques, dont on pourrait penser qu’el<strong>les</strong> sont une source<br />
d’informations pratiques précieuses pour qui veut restaurer sa voiture, sont bien sûr présentes.<br />
Mais on découvre, au fil <strong>de</strong>s pages, <strong>de</strong>s rubriques moins techniques et dont l’utilité, pour un<br />
restaurateur, semble moins évi<strong>de</strong>nte : “ Souvenirs, souvenirs ”, sous-titrée “ Les camions <strong>de</strong><br />
papa ” dans Charge Utile, l'"Album <strong>de</strong> famille" et “ Je me souviens ” dans La Vie <strong>de</strong> l'Auto et<br />
La Vie <strong>de</strong> la Moto 11 . El<strong>les</strong> sont étrangement semblab<strong>les</strong> : un lecteur envoie <strong>de</strong> vieux clichés,<br />
1 0 Je n’ai jamais vu Yvonne au volant <strong>de</strong> cette voiture. Au point que je penserai au début<br />
qu’elle appartenait au père <strong>de</strong> Jacques.<br />
1 1 Tous <strong>les</strong> magazines présentent cette rubrique, <strong>de</strong> façon plus ou moins importante et<br />
récurrente. Il est à noter que <strong>les</strong> magazines <strong>les</strong> plus prisés <strong>de</strong>s amateurs sont précisément ceux<br />
qui en ont fait une rubrique régulière, occupant plusieurs pages.<br />
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dont il précise le plus souvent qu’ils sont extraits d’albums familiaux, sur <strong>les</strong>quels figurent,<br />
accoudés à <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong> anciens, <strong>de</strong>s personnages aux tenues démodées, aux postures<br />
surannées. Le commentaire qui accompagne l’envoi dévoile moins l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> l’engin que<br />
celle <strong>de</strong>s personnages, toujours un proche <strong>de</strong> celui qui a écrit : ici, son père, là son grand-père,<br />
ailleurs sa mère, sa tante et <strong>les</strong> cousins. Ces rubriques sont toujours l’occasion <strong>de</strong> lever le<br />
voile sur la famille du lecteur avec la voiture pour fil conducteur. Les journalistes dénoncent<br />
volontiers la propension <strong>de</strong> leurs lecteurs à envoyer ce genre <strong>de</strong> courrier, qui ne présenterait<br />
aucun intérêt mais s’expliquerait par le désir ridicule <strong>de</strong>s lecteurs <strong>de</strong> voir leur cliché dans leur<br />
journal favori. Et ce n’est qu’à contre-cœur qu’ils publieraient ces photographies sans intérêt.<br />
Pourtant, cette même presse a un rôle ambigu : dénonçant l’invasion <strong>de</strong> ses pages par <strong>de</strong>s<br />
récits autobiographiques sans intérêt, elle incite également à ce type <strong>de</strong> récit <strong>de</strong> soi.<br />
Ainsi, le très apprécié magazine La vie <strong>de</strong> l’Auto a une bien étrange façon <strong>de</strong> fêter son<br />
anniversaire. “ Le 27 septembre paraîtra la N°1000 <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> l’auto, qui correspond à ses 25<br />
ans d’existence. Nous préparons à cette occasion un numéro spécial pour marquer une borne<br />
importante. Et nous souhaitons bien évi<strong>de</strong>mment votre participation, puisque, numéro après<br />
numéro, nous écrivons ensemble ce trait d’union entre tous <strong>les</strong> collectionneurs. Aussi, nous<br />
vous proposons <strong>de</strong> nous faire parvenir une bonne photo <strong>de</strong> votre première auto <strong>de</strong> collection,<br />
avec ou sans vous à ses côtés, photo <strong>de</strong> l’époque <strong>de</strong> l’achat ou actuelle, accompagnée d’un<br />
texte court racontant en quel<strong>les</strong> circonstances vous avez franchi ce pas décisif, quelle<br />
démarche a guidé votre choix, comment vous vivez votre passion, <strong>les</strong> rencontres ou situations<br />
cocasses qu’elle a suscitées… Les meilleurs seront publiés. A vos chambres noires, à vos<br />
plumes. ”(LVA, 26 juillet 2001 : 3) La <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ne restera pas lettre morte. Un courrier<br />
abondant suivra. Ce qui conduit LVA à inaugurer une nouvelle rubrique, “ Ma première<br />
auto ”. “ L’afflux <strong>de</strong> vos courriers nous a conduits naturellement à donner un prolongement à<br />
cette rubrique au départ éphémère, afin <strong>de</strong> transmettre vos témoignages dans le cadre d’une<br />
page régulière. (…) Si vous aussi, vous avez une photo <strong>de</strong> votre première “ ancienne ”,<br />
n’hésitez pas à nous la transmettre, accompagnée <strong>de</strong> quelques lignes sur <strong>les</strong> anecdotes liées à<br />
vos premiers tours <strong>de</strong> roues dans le domaine <strong>de</strong> l’automobile ancienne (achats, premières<br />
impressions <strong>de</strong> conduite, pannes, voyages, etc.) ” (LVA 3 janvier 2002 : 2)<br />
Lisons quelques-uns <strong>de</strong> ces récits <strong>de</strong> vie. Celui <strong>de</strong> Christian M. intitulé “ La 4CV <strong>de</strong><br />
mon grand-père ”. “ Mon grand-père, pilote d’essais chez Renault, a acheté cette 4 CV Sport<br />
R 1062 en juillet 1955. Toutes <strong>les</strong> routes <strong>de</strong> mes vacances, je <strong>les</strong> ai parcourues en 4 CV. Mon<br />
grand-père était originaire <strong>de</strong> Nice et nous avons franchi tous <strong>les</strong> cols <strong>de</strong>s Alpes sans que<br />
jamais la 4 CV ne soit prise en défaut. En 1966, lorsque j’ai décroché mon permis <strong>de</strong><br />
conduire, mon grand-père âgé et ne voyant plus clair, m’a donné sa voiture, ca<strong>de</strong>au suprême !<br />
Elle n’avait alors que 45 000 km et fut ma voiture d’étudiant. En 1973, je me suis marié, en 4<br />
CV bien sûr. En 1980, je l’ai restaurée entièrement et <strong>de</strong>puis, elle sort moins souvent, je<br />
l’utilise en tant que voiture <strong>de</strong> collection, car je tiens à la conserver telle quelle, et j’espère que<br />
mon fils saura à son tour la maintenir dans cet état. ” (La vie <strong>de</strong> l’Auto 15 novembre 2001 : 2)<br />
Pour éclairer le propos, le lecteur a envoyé trois photographies, qui représentent trois<br />
moments-clés <strong>de</strong> ses rapports au véhicule : sur la première, enfant âgé <strong>de</strong> cinq ou six ans, on<br />
le voit donnant la main à son grand-père, tous <strong>de</strong>ux adossés à la 4 CV. Sur la secon<strong>de</strong>, l’enfant<br />
a grandi ; c’est en tenue <strong>de</strong> mariage, costume noir et nœud papillon, qu’il pose, près <strong>de</strong> la 4<br />
CV, elle aussi en tenue <strong>de</strong> cérémonie, un nœud <strong>de</strong> tulle arrimé au capot. Enfin sur la<br />
troisième, Christian M. pose en tenue <strong>de</strong> sport, le cou<strong>de</strong> appuyé à sa décidément très fidèle 4<br />
CV, <strong>de</strong>venue désormais “ voiture <strong>de</strong> collection. ” Il n’en manque qu’une et pour cause : celle<br />
où son propre fils posera près <strong>de</strong> la 4 CV, conformément à son vœu. Parcours assez semblable<br />
pour cette “ Facellia ” que l’on se transmet “ <strong>de</strong> père en fils ”. “ En fait, il s’agit d’une voiture<br />
<strong>de</strong> famille, puisque mon père a acheté ce cabriolet Facel véga neuf au concessionnaire Poch à<br />
Paris, le 16 Juin 1961 ; c’était un ca<strong>de</strong>au d’anniversaire pour ses 40 ans. Il l’a utilisée comme<br />
59
voiture <strong>de</strong> promena<strong>de</strong> et <strong>de</strong> vacances pendant dix ans, puis me l’a offerte en 1971 pour aller :<br />
à la faculté à Paris ! (…) Suite logique, elle appartient désormais à mon fils <strong>de</strong> 26 ans (…) : à<br />
noter que l’immatriculation est toujours d’origine ”. (LVA, 3 janvier 2002 : 2) Un passioné <strong>de</strong><br />
moto envoie lui aussi son témoignage, en forme d’appel. "La première (photographie)<br />
représente mon père Gaston Marguet, récemment disparu à l'âge <strong>de</strong> soixante ans, au guidon <strong>de</strong><br />
sa Starlett (Monet-Goyon ou Koeler-Escofier ) Cette photo a été prise en juillet 1959 et je ne<br />
sais malheureusement ce qu'est <strong>de</strong>venu l'engin. (...) La secon<strong>de</strong> photo représente mon grandpère,<br />
Ju<strong>les</strong> Foubert, au guidon <strong>de</strong> sa Terrot 100 MTV mise en circulation en octobre 1956. Je<br />
suis maintenant le fier propriétaire <strong>de</strong> cette moto et je détiens également la précieuse carte<br />
grise <strong>de</strong> collection. J'ai commencé sa restauration il y a quelques mois, malgré le fait que je<br />
sois novice en la matière, et je regrette tous <strong>les</strong> jours d'avoir démonté à l'âge <strong>de</strong> 17 ans <strong>de</strong>s<br />
pièces <strong>de</strong> cette moto pour m'amuser". (LVM 1 er mai 2001 : 40)<br />
Remarquons que <strong>les</strong> journalistes se montrent relativement indulgents lorsque <strong>les</strong><br />
lecteurs se trompent dans l’i<strong>de</strong>ntification ou la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> l’engin et se contentent <strong>de</strong><br />
rectifier, parfois avec une bonne dose d’humour. Cela fait finalement partie <strong>de</strong> ce dialogue qui<br />
s’établit entre “ spécialistes ” et “ néophytes ”. Il n’en va pas <strong>de</strong> même lorsque manquent <strong>les</strong><br />
précisions biographiques. Ainsi, un lecteur envoya-t-il six magnifiques photographies,<br />
présentant <strong>de</strong> non moins magnifiques voitures mais n’apporta pas le moindre commentaire sur<br />
l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s personnes. Absence que le journaliste ne manqua pas <strong>de</strong> déplorer. “ D’excellente<br />
qualité, ces documents ne s’accompagnent malheureusement pas <strong>de</strong>s commentaires qui<br />
auraient permis <strong>de</strong> situer <strong>les</strong> scènes et d’i<strong>de</strong>ntifier <strong>les</strong> personnages… Dommage ! ” (LVA<br />
Janvier 2002 : 30) Et <strong>de</strong> continuer en commentant longuement et avec une extrême précision<br />
ces engins. Force est <strong>de</strong> reconnaître que l’anonymat <strong>de</strong>s personnes ne greva en rien<br />
l’appréciation technique. Ne peut-on admirer un véhicule tout en ignorant qui en était<br />
propriétaire En quoi cette absence est-elle alors dommage La dimension autobiographique<br />
<strong>de</strong> ces véhicu<strong>les</strong> constituerait-elle un critère majeur d’appréciation Car on le sent, ce n’est<br />
pas l’anonymat en tant que tel <strong>de</strong>s personnages mais le lien <strong>de</strong> parenté qu’il déplore.<br />
Ainsi, <strong>les</strong> lecteurs sont invités à expliquer leur passion. On peut véritablement parler<br />
d’injonction autobiographique. Mais en même temps, le journal offre aussi <strong>de</strong>s modè<strong>les</strong>, <strong>de</strong>s<br />
types <strong>de</strong> récit dans <strong>les</strong>quels le lecteur peut –ou doit- se reconnaître. Et n’est-ce pas,<br />
paradoxalement, la raison d’être ou du moins la raison du succès <strong>de</strong> cette presse Tous <strong>les</strong><br />
amateurs que j’ai rencontrés sont abonnés à l’un au moins <strong>de</strong> ces magazines, ne sont pas peu<br />
fiers d’affirmer qu’ils reçoivent le magazine la veille <strong>de</strong> sa parution en kiosque. Précieux<br />
opuscule que l’on conserve et constitue en collection. Mais dont l’utilité laisse l’observateur<br />
quelque peu songeur : rares sont ceux qui reconnaissent avoir mis à profit <strong>les</strong> conseils<br />
techniques <strong>de</strong> cette presse. Au mieux, “ ça ai<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s fois. Ca donne une idée. ” Max, que l’on<br />
a déjà croisé, s’est même abonné à la Vie <strong>de</strong> la Moto lorsque son triporteur fut totalement<br />
restauré ! Et il n’est pas le seul. Mais Max et <strong>les</strong> autres ferrailleurs-restaurateurs partent sans<br />
doute en quête d’autre chose que <strong>de</strong> technique au fil <strong>de</strong> ces pages. Ce que le journal leur<br />
apporte, ce sont précisément ces modè<strong>les</strong> <strong>de</strong> récit <strong>de</strong> soi, la certitu<strong>de</strong> que l’héritage, la<br />
continuité familiale sont bien au principe <strong>de</strong> cette valorisation. En somme, il <strong>les</strong> établit plus<br />
soli<strong>de</strong>ment encore à la tête <strong>de</strong> leur “ héritage ”. Mais <strong>les</strong> passionnés que j’ai rencontrés vont<br />
au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> cette injonction biographique.<br />
Mémoires d’homme<br />
Comme la presse <strong>les</strong> y invite, <strong>les</strong> mécaniciens s’entourent <strong>de</strong> photographies, constituant<br />
<strong>de</strong> véritab<strong>les</strong> albums, qu’ils soumettent rapi<strong>de</strong>ment à la curiosité <strong>de</strong> l’ethnologue. Albums<br />
60
éclectiques où se côtoient <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> “ photos <strong>de</strong> famille ” et une kyrielle <strong>de</strong> photographies<br />
plus récentes, où le sourire du père, sur fond <strong>de</strong> Dauphine ou <strong>de</strong> Traction, se glisse entre un<br />
“châssis désossé ” et <strong>de</strong> mystérieuses pièces <strong>de</strong> moteur étalées sur un établi. Albums<br />
soigneusement constitués, clichés insérés dans <strong>de</strong>s porte-photos achetés dans le commerce, ou<br />
albums en projet toujours différé mais bien réels malgré tout, <strong>les</strong> photos dormant dans un<br />
carton, au fond d’un tiroir ou accrochées aux étagères <strong>de</strong> l’atelier voire dormant au fond <strong>de</strong><br />
cel<strong>les</strong>-ci, au milieu <strong>de</strong>s clés et <strong>de</strong>s boulons. Albums éthiques, <strong>de</strong> quelques clichés à peine, ou<br />
volumineux recueils. Mais albums toujours. Qu’en faire Comment <strong>les</strong> appréhen<strong>de</strong>r Certes,<br />
<strong>les</strong> travaux <strong>de</strong> sociologie et d’ethnologie nous ont dévoilé tout le sens <strong>de</strong> cet “ art moyen ”<br />
qui, sous couvert d’immortaliser la “ famille ”, permet surtout <strong>de</strong> la composer, d’organiser le<br />
roman familial, d’en fixer <strong>les</strong> moments cruciaux (naissances, baptêmes, mariages ou<br />
“ événements ordinaires ”) quitte à en “ oublier ” d’autres (divorces, décès). Rien d’étonnant à<br />
le trouver au cœur <strong>de</strong> ce bricolage “ technico-familial ”. Pourtant, cette pratique présente ici<br />
quelques singularités.<br />
Alors que “ l’album <strong>de</strong> famille ” est le plus souvent réalisé, montré et commenté par<br />
<strong>les</strong> femmes, ces albums-là sont une pratique éminemment masculine. C’est l’homme qui<br />
sélectionne et “ récupère <strong>les</strong> vieil<strong>les</strong> photos ” qui font sens, qui, ensuite, photographie la<br />
voiture, élabore l’album ou du moins son projet, album toujours conservé dans son propre<br />
espace, l’atelier souvent mais aussi le bureau, parfois sa voiture voire son porte-feuille et<br />
enfin le soumet au visiteur et le commente. Et que la voiture ait appartenu à un <strong>de</strong> ses<br />
ascendants ou à un <strong>de</strong>s ascendants <strong>de</strong> son épouse 12 n’y change rien.<br />
Tournons <strong>les</strong> pages en leur compagnie. Et d’abord cel<strong>les</strong> un peu singulières <strong>de</strong> l’album<br />
<strong>de</strong> Serge.<br />
Installés au salon, nous conversons. "J'ai une Motoconfort 125. Vous l'avez pas vu en<br />
bas C'est la moto <strong>de</strong> mon grand-père ! " Pendant je regar<strong>de</strong> <strong>les</strong> clichés récents, pris pendant<br />
la restauration <strong>de</strong> l’engin, il évoque pour moi ses souvenirs d’enfance, <strong>les</strong> bala<strong>de</strong>s du<br />
dimanche lorsque le grand-père lui faisait la faveur <strong>de</strong> “ lui faire faire un petit tour ”,<br />
l’émerveillement qui était le sein lorsque l’aïeul s’adonnait à quelque réparation ou réglage,<br />
etc. Un discours en tous points semblable à tous ceux que j’ai recueillis, qui ne m’étonne<br />
guère. Mais il joint le geste aux paro<strong>les</strong>, se lève lentement, d'un air énigmatique, se dirige vers<br />
un bureau encombré <strong>de</strong> papiers et <strong>de</strong> classeurs, décroche une vieille photographie jaunie mais<br />
soigneusement mise sous verre, qu'il me tend. Un homme d'un âge certain tient fièrement le<br />
guidon d'une moto tandis qu'un jeune enfant, sur le siège arrière, s'accroche à sa taille et sourit<br />
béatement à l'objectif. "Voilà la moto que j'ai réparée." Mon air interloqué le pousse à plus <strong>de</strong><br />
confi<strong>de</strong>nces.<br />
Serge. : -"C'est la moto <strong>de</strong> mon grand-père, comme je vous dis. C'est elle sur la<br />
photographie. C'est lui <strong>de</strong>vant et <strong>de</strong>rrière c'est moi. J'étais tout petit. Et la Motoconfort 125, au<br />
garage, c'est celle-là.<br />
Q : -Vous aviez conservé la moto <strong>de</strong> votre grand-père C'est un coup <strong>de</strong> chance !<br />
S : -Oui, enfin, pas tout à fait. Mon grand-père l'a gardée longtemps et puis à sa mort,<br />
il l'ont vendue pour une bouchée <strong>de</strong> pain. Et je rêvais <strong>de</strong> cette moto. Je savais où elle était. Je<br />
voyais le mec passer avec et tout. Et puis je l'ai perdue <strong>de</strong> vue. Et quand j'ai voulu avoir ma<br />
vieille moto, j'ai dit : 'Allez, je répare la moto du papy'. Et puis je l'ai cherchée, j'ai retrouvé<br />
l'acheteur qui l'avait vendue à son tour, j'ai retrouvé le <strong>de</strong>uxième acheteur qui l'avait cédée<br />
aussi et là j'ai perdu la piste. Parce que le troisième, j'ai pas réussi à lui mettre la main <strong>de</strong>ssus.<br />
Alors, j'ai cherché la même, même couleur, même année, tout pareil Et j'ai fini par en trouver<br />
1 2 Mais n’est-ce pas ce que laissait <strong>de</strong>viner le courrier adressé à LVA, entre autres Les<br />
photographies accompagnées d’un commentaire et confiées provisoirement au journal<br />
concernent autant la famille du scripteur que sa belle-famille voire <strong>de</strong>s membres beaucoup<br />
plus lointains, “ le grand-père <strong>de</strong> ma belle-sœur ”.<br />
61
une. C'est la moto <strong>de</strong> mon grand-père ou presque."<br />
Jean-Clau<strong>de</strong> R. ne fait pas autrement. Au cours <strong>de</strong> notre conversation, il me tend un<br />
album <strong>de</strong> photographies qu’il commente. On y voit ses engins d’affection, lors <strong>de</strong> leur arrivée<br />
chez lui, puis en cours <strong>de</strong> restauration, enfin à diverses occasions dont ce mariage pour lequel<br />
ils avaient été dûment habillés <strong>de</strong> tulle et <strong>de</strong> nœuds. Parfois <strong>de</strong>s photographies d’un autre<br />
temps s’intercalent. Je découvre ainsi un couple d’âge moyen, en gran<strong>de</strong> tenue, en compagnie<br />
d’un enfant, près d’une voiture. “ C’est mes parents avec mon cousin. Je suis pas sur la<br />
photo ! Je <strong>de</strong>vais pas être bien loin. Et c’est la fameuse 203 dont je vous parlais tout à l’heure,<br />
celle avec laquelle j’ai appris à conduire”. Ou presque serait-on tenté d’ajouter. Celle <strong>de</strong>s<br />
parents était une “ commerciale ” alors que celle-ci est une “ découvrable ”, modèle nettement<br />
plus rare et prestigieux, acheté à “prix d’or ” à un particulier. Mais elle n’en est pas moins la<br />
“ 203 familiale ” , la “ 203 <strong>de</strong> mes parents ”. Tout comme la moto <strong>de</strong> Serge est “ celle du<br />
grand-père ”. Ces exhibitions <strong>de</strong> photos anciennes semblent avoir d’abord pour effet, <strong>de</strong><br />
gommer ce “ presque ”, “ d’authentifier ” la machine, en l’inscrivant dans un contexte où <strong>les</strong><br />
objets-mémoires se font écho et se complètent. Comme dans un jeu <strong>de</strong> miroirs, le cliché<br />
témoigne d'une permanence, d'une ancienneté <strong>de</strong> l'engin dans la famille mais à l'inverse,<br />
vrombissant et pétaradant sur <strong>les</strong> routes ou dans le garage, celui-ci ancre la photographie, la<br />
réactualise, témoignant d'une longue durée. Le cliché métamorphose l’automobile achetée, ou<br />
du moins “ récupérée ” en automobile familiale “ qui a toujours été là ”, gomme son origine<br />
extérieure.<br />
Pourtant, le parcours <strong>de</strong> l’album <strong>de</strong> Jean-Clau<strong>de</strong> R. nous réserve une surprise et semble<br />
mettre à mal cette hypothèse. La Simca 6 dont il est si fier, qu’il appelle “ la sentimentale ”,<br />
celle dont jamais il ne se séparera, se passe a priori <strong>de</strong> ce subterfuge. Il l’a toujours possédée,<br />
elle lui appartenait pendant ses années d’étudiant, elle a longtemps dormi dans son hangar<br />
avant qu’il ne la confie aux bons soins d’un garagiste qui lui offrit une nouvelle et rutilante<br />
livrée. Une veille photographie, en noir et blanc, sur laquelle <strong>de</strong>ux jeunes hommes appuyés à<br />
une Simca 6, sourient fièrement à l’objectif. “ Té ! la voilà ma Simca 6. c’était en 60 et<br />
quelques, <strong>de</strong>vant le collège où j’étais pion précisément. Oui ! Et lui, c’était un copain <strong>de</strong><br />
lycée. Vous remarquerez, la plaque d’immatriculation est la même. J’ai d’ailleurs toujours la<br />
même carte grise puisqu’il n’y a pas eu changement <strong>de</strong> propriétaire. ” Que fait cette<br />
photographie dans son propre album <br />
Continuons à <strong>les</strong> feuilleter. Ces amateurs <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> voitures semblent restaurer leur<br />
engin une clé dans une main, l’appareil dans l’autre. La voiture est photographiée sous tous<br />
ses ang<strong>les</strong>, <strong>de</strong>puis son arrivée sur le porte-voitures jusqu’à son premier “ tour du pâté <strong>de</strong><br />
maison ”, à chaque étape <strong>de</strong> son lent retour à la vie. Bien sûr le passionné trouve une<br />
explication rationnelle à sa “ manie ”. “ Il faut faire <strong>de</strong>s photographies <strong>de</strong> chaque étape, <strong>de</strong><br />
chaque truc que vous faites. Quand vous démontez une pièce, hop ! une photo. A chaque<br />
étape du démontage, une photographie et après quand vous remontez, vous avez plus qu’à <strong>les</strong><br />
prendre dans le sens inverse. Moi, la première moto, j’ai tout démonté à fond. Et quand j’ai<br />
voulu remonter, j’avais <strong>de</strong>s pièces en trop ! Il a fallu redémonter. Un cirque ! et c’est un<br />
copain qui m’a indiqué ce truc <strong>de</strong>s photos. Alors <strong>de</strong>puis, pour chaque moto, je me fais un<br />
album. Chaque fois que je tombe un truc, hop ! photo ! Comme ça j’ai tout. Plus d’erreur. ”<br />
Théorie bien sûr que celle-là. Car lorsqu’on regar<strong>de</strong> <strong>les</strong> photographies, on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> quel<br />
apport technique el<strong>les</strong> peuvent être, mal cadrées, mal exposées, trop claires ou trop foncées,<br />
prises <strong>de</strong> trop loin <strong>de</strong> sorte que l’on ne voit plus qu’une vague silhouette dans un garage ou en<br />
plan si rapproché que le contexte a disparu.<br />
Mais, à y regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> près, un autre fait ne manque pas d’étonner : il n’y a jamais<br />
personne sur ces photographies <strong>de</strong> voitures ! Ni enfants. Ni petits-enfants. Comme si rien<br />
d’autre n’existait ou ne comptait que la voiture. Reprenons l’album <strong>de</strong> Jean-Clau<strong>de</strong> : on y voit<br />
ses quatre voitures, garées côte à côte, comme à la para<strong>de</strong>, sur fond <strong>de</strong> vignoble, dans la<br />
62
lumière rouge d’un coucher <strong>de</strong> soleil automnal, sur fond <strong>de</strong> massifs en fleurs, <strong>de</strong> collines mais<br />
jamais un visage, jamais la moindre personne. Même sur la photographie <strong>de</strong> mariage, <strong>les</strong><br />
mariés ont disparu ! Et qui plus est, le cliché a été effectué le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la cérémonie, chez<br />
lui !<br />
Le sens <strong>de</strong> ces albums se <strong>de</strong>ssine alors. Les “ vieil<strong>les</strong> photographies ” n’avaient pas été<br />
prises dans le but, on s’en doute, d’immortaliser la voiture. Le couple, l’enfant, <strong>les</strong> personnes<br />
qui s’y appuyaient justifiaient, à el<strong>les</strong> seu<strong>les</strong>, le cliché. Leur introduction dans l’album<br />
masculin tient précisément au fait que ce sont <strong>de</strong>s “ photos <strong>de</strong> famille ” où famille et voiture<br />
se superposent. Les photographies récentes ont <strong>de</strong>s motivations radicalement différentes. La<br />
voiture est seule ; personne d’autre ne figure, qui pourrait servir <strong>de</strong> prétexte à développer une<br />
histoire <strong>de</strong> famille. Personne A part, bien sûr, le restaurateur-photographe qui est, en<br />
quelque sorte <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> l’objectif : dans cet engin aux entrail<strong>les</strong> exposées par ses<br />
soins, dans la pression sur le bouton <strong>de</strong> l’appareil. L’absence <strong>de</strong> visages familiers rend sa<br />
présence plus criante encore. Et là est bien le but.<br />
Certes, pour l’homme aussi, il s’agit d’un discours <strong>de</strong> la longue durée familiale. Il<br />
faut, dans un premier temps, construire le passé en montrant que la voiture a toujours<br />
appartenu à la famille. Son restaurateur qui s’évertue, aujourd’hui, à la photographier sous<br />
tous ses ang<strong>les</strong> constitue ainsi la mémoire <strong>de</strong>s générations futures, prépare la mémoire <strong>de</strong> ses<br />
enfants et petits-enfants. On pourrait appliquer ici <strong>les</strong> propos d’Anne Muxel, face à la<br />
banalisation et au développement <strong>de</strong> la pratique photographique, qui consigne chaque<br />
moment, même le plus infime : “ le cadreur, réfugié <strong>de</strong>rrière son objectif, n’est déjà plus dans<br />
le présent <strong>de</strong> ce qui se joue ou <strong>de</strong> ce qui se vit. Il est déjà dans le passé d’une mémoire à<br />
conserver. La famille d’aujourd’hui assure son passé avant même que <strong>de</strong> voir se dérouler son<br />
présent, et bien sûr avant d’avoir pu envisager son avenir. La famille ne serait-elle qu’une<br />
mémoire anticipée. ” (Muxel 1996 : 172) Plus que toutes autres peut-être, ces photographies<br />
<strong>de</strong> mécaniques en cours <strong>de</strong> restauration n’existent pas au présent. El<strong>les</strong> ont pour effet <strong>de</strong><br />
produire <strong>les</strong> images <strong>de</strong> ce qui, plus tard, sera le passé, <strong>de</strong> transformer “ aujourd’hui ” en<br />
“ passé antérieur ”, d’imposer aux générations suivantes leur mémoire. Sans omettre certaine<br />
étape. Une sorte d’assurance sur le futur que prend le restaurateur. Une assurance bien utile.<br />
N’oublions pas que <strong>les</strong> engins si soigneusement photographiés, “ hérités <strong>de</strong>s ascendants ”,<br />
sont <strong>de</strong>stinés à être transmis aux <strong>de</strong>scendants, tissant ainsi <strong>les</strong> générations du fil rouge <strong>de</strong> la<br />
“ machine familiale ”. Or, à ériger ces voitures en “ objet <strong>de</strong> famille ”, le risque est grand <strong>de</strong><br />
voir le travail du restaurateur, disparaître, dévoré par la mémoire familiale, l’homme ne<br />
figurant plus qu’au titre <strong>de</strong> membre d’une famille. Ce que fait le photographe-restaurateur<br />
n’est rien d’autre qu’une immortalisation <strong>de</strong> son propre travail, <strong>de</strong> sa position singulière au<br />
sein <strong>de</strong> cette transmission. C’est le travail <strong>de</strong> “ retour ”, <strong>de</strong> “ réappropriation ” <strong>de</strong> la mémoire,<br />
son propre travail en somme, qu’il photographie. Même s’il n’est pas présent sur le cliché –et<br />
peut-être précisément parce qu’il n’est pas présent- il se met en scène comme restaurateur <strong>de</strong><br />
mémoire autant que <strong>de</strong> voitures. C’est une façon <strong>de</strong> se positionner au sein d’une parenté, pas<br />
seulement comme l’un <strong>de</strong> ses membres mais comme la cheville ouvrière <strong>de</strong> la reconstitution<br />
ou <strong>de</strong> la perpétuation <strong>de</strong> la mémoire familiale. Ce qui est autrement important. Elle sert ici à<br />
arrêter le temps, à marquer une pause dans ce fil <strong>de</strong> la mémoire familiale, celle du<br />
changement <strong>de</strong> valeur, celle surtout <strong>de</strong> la place du mécanicien, tout à la fois membre et artisan<br />
<strong>de</strong> cette succession familiale.<br />
Ces collectionneurs sont avant tout <strong>de</strong>s compilateurs <strong>de</strong> mémoire à usage <strong>de</strong>s<br />
générations futures mais une mémoire où ils désignent clairement le rôle et la position <strong>de</strong><br />
chacune génération, <strong>de</strong> chaque personne. Et notamment la leur. Comme un mo<strong>de</strong> d’emploi<br />
pour comprendre et commenter cet héritage. On imagine assez facilement ce que seraient<br />
censés dire <strong>les</strong> <strong>de</strong>scendants, ceux qui hériteront <strong>de</strong>s voitures et <strong>de</strong>s photographies. “ Voici<br />
mon grand-père, au volant <strong>de</strong> sa Traction dans <strong>les</strong> années 50. Voilà la Traction lorsque mon<br />
63
père la récupéra trente ans plus tard. Voilà mon père en cours <strong>de</strong> travail. Voilà la voiture le<br />
jour <strong>de</strong> sa première sortie. ”<br />
Une <strong>de</strong>rnière remarque s’impose. Comparons ces albums masculins aux albums<br />
familiaux classiques, faits par <strong>les</strong> femmes et commentés par elle : la famille dans <strong>les</strong> moments<br />
cruciaux <strong>de</strong> sa composition, <strong>les</strong> images du quotidien, <strong>de</strong>s premiers pas <strong>de</strong> l’enfant, <strong>de</strong> ses<br />
anniversaires, <strong>de</strong> sa première chute, etc. Ne sommes-nous pas là face à <strong>de</strong>ux mémoires<br />
familia<strong>les</strong> La mémoire féminine, qui dit la famille élargie, avec <strong>les</strong> frères, <strong>les</strong> cousins, <strong>les</strong><br />
grands-pères, saisis au cours <strong>de</strong>s “ moments importants ” <strong>de</strong> la vie Et la mémoire masculine,<br />
un peu autre, celle qui se tisse sur fond <strong>de</strong> voiture. Deux mémoires complémentaires et non<br />
concurrentes car, entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux types d’albums, <strong>de</strong>s passages existent. Les voitures que Jean-<br />
Clau<strong>de</strong> a photographiées aux len<strong>de</strong>mains du mariage incarnent sa lignée, son histoire<br />
familiale. Mais , à n’en pas douter, el<strong>les</strong> figurent aussi dans l’album maternel, en arrière fond<br />
<strong>de</strong> toutes <strong>les</strong> photos prises ce jour-là, <strong>les</strong> mariés au premier plan.<br />
“ Beaux ”, la voiture, la moto et le tracteur le sont parce qu’autour d’eux peut<br />
s’organiser un discours qui manipule sans cesse la famille, la mémoire, la transmission. Ils<br />
<strong>de</strong>viennent <strong>de</strong> puissants moyens d’action sur le temps familial, organisant, structurant et<br />
reliant passé, présent et futur, donnant un sens, dans toutes <strong>les</strong> acceptions du terme, à la<br />
succession <strong>de</strong>s générations. “ Beaux ”, il le sont aussi, d’une façon très différente, qui<br />
concerne le restaurateur seul.<br />
64
AUTHENTIQUE<br />
MENT<br />
RESTAURES<br />
“ REACTIONS<br />
CUIVRE INDIEN<br />
“ Pour donner suite à l’article consacré à la 2CV orange <strong>de</strong>venue jaune <strong>de</strong> Stéphane<br />
Maigrot (Planète 2 CV n° 21), je vous joins une photo <strong>de</strong> la 2 CV <strong>de</strong> ma mère. C’est une 2 CV<br />
6 Spécial <strong>de</strong> 1982 avec embrayage centrifuge ; sa couleur est d’origine (cuivre indien AC 334<br />
S). Depuis cette acquisition en juillet 1999, je suis passionné par la 2 CV –nous avons<br />
d’ailleurs acheté une Acadiane et faisons désormais partie du Deu<strong>de</strong>uch Club <strong>de</strong> Caen.<br />
(…) ”(Planète 2CV Juin 2001 : 9)<br />
CONTRE LE CRIME DEUCHISTE<br />
“ Je vous écris pour réagir à la polémique née après le courrier <strong>de</strong> Stéphane Maigrot<br />
dans Planète 2 CV n°21. En effet, je partage votre point <strong>de</strong> vue par rapport au fait <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r<br />
<strong>les</strong> 2CV dans leur état d’origine. Etudiant, je possè<strong>de</strong> moi aussi une 2 CV <strong>de</strong>puis mes 20 ans<br />
–c’est une 2 CV 6 Spécial blanc Meije <strong>de</strong> 1987, que j’ai eu à ses 81 000 kms. Elle m’emmène<br />
tous <strong>les</strong> jours à la fac et je tiens à la conserver dans son état d’origine. Hormis l’ajout d’un<br />
rétroviseur extérieur droit, ma 2CV ne comporte volontairement aucune particularité ne<br />
correspondant pas au modèle d’origine. Je regrette qu’aujourd’hui il y ait trop <strong>de</strong> 2 CV<br />
hybri<strong>de</strong>s qui ne correspon<strong>de</strong>nt plus à rien. C’est pourquoi je n’ai pas souhaité mettre une<br />
65
capote fermeture intérieure –pourtant bien pratique-, ni <strong>de</strong>s phares carrés, changer le<br />
tableau <strong>de</strong> bord ou la couleur <strong>de</strong> la voiture, ou encore mettre <strong>de</strong>s autocollants ou <strong>de</strong>ssins<br />
humoristiques comme me l’ont suggéré <strong>de</strong>s proches. Je pense que l’esprit initial <strong>de</strong> la Deuche<br />
est d’avoir une voiture simple et avant tout pratique, à utiliser dans son état premier. Cela<br />
dit, je ne trouve pas que le fait d’avoir changé sa voiture <strong>de</strong> couleur soit ce que l’on pourrait<br />
appeler ‘un crime <strong>de</strong>uchiste’, puisque Stéphane a utilisé une teinte en rapport avec l’année <strong>de</strong><br />
sa voiture.<br />
REPONSE :<br />
Non, en effet, ce n’est pas un “ crime <strong>de</strong>uchiste ” que <strong>de</strong> personnaliser sa voiture, mais<br />
l’effet <strong>de</strong> mo<strong>de</strong> consistant à modifier sa voiture soit pour la mo<strong>de</strong>rniser (ou la vieillir même !),<br />
soit pour la décorer à sa façon n’est dommageable que si <strong>les</strong> travaux effectués ne permettent<br />
plus <strong>de</strong> la reconfigurer un jour comme à l’origine. Chacun est libre <strong>de</strong> faire ce qu’il veut <strong>de</strong> sa<br />
voiture, mais n’oublions pas que la préservation et la conservation du patrimoine industriel<br />
que représente la 2 CV sont importantes. Sans être grandiloquent ni pompeux, nous <strong>de</strong>vrons<br />
léguer aux générations futures l’esprit <strong>de</strong> la Deuche et non une kyrielle <strong>de</strong> voitures <strong>de</strong> clowns.<br />
Pensez à pouvoir revenir en arrière lorsque vous restaurez une voiture selon votre goût sans<br />
souci ni respect <strong>de</strong> l’origine. ” (Planète 2CV Juin 2001 : 9)<br />
“ VIVE LES DEUCHEMOB<br />
(…) Je vous envoie aujourd’hui <strong>de</strong>s nouvel<strong>les</strong> fraîches. Etant passionné par <strong>les</strong> cyc<strong>les</strong><br />
années 50 autant que par <strong>les</strong> anciennes 2CV, il fallait bien que je trouve un compromis. Voilà<br />
donc où je voulais en venir et, croyez-moi, j’ai enfin réalisé mon rêve. Désolé pour l’ancien<br />
capot, je n’ai pas pu résister. A présent, je peux soit rouler en 2CV, soit rouler en Mobylette<br />
et voire plus, rouler avec <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux en même temps ! Génial, non Vive la 2 CV ! Vive la<br />
Mobylette ! et vive Planète 2 CV !<br />
Réponse<br />
Beau travail <strong>de</strong> restauration ! Seul petit reproche, <strong>les</strong> chiffres et lettres 411 ES sont<br />
trop espacés, ce n’est pas joli…<br />
Hormis cela, ta vieille Fourgonnette est très sympa.<br />
Quant au capot, il me fait froncer <strong>les</strong> sourcils, mais comme ça se change en quelques secon<strong>de</strong>s<br />
si besoin est, je ferme <strong>les</strong> yeux pour cette fois… ” (Planète 2CV Juin 2001 : 8)<br />
“ TOUT LE MUSIQUE QUE J’AIME…<br />
Mon frère possè<strong>de</strong> une 2CV6 Club <strong>de</strong> 1987 ; nos parents l’avaient achetée peu après<br />
son permis <strong>de</strong> conduire et il s’est pris d’affection pour cette 2 CV. Il a 22 ans cette année et y<br />
passe le plus clair <strong>de</strong> son temps libre. En effet, il a refait entièrement l’intérieur, teinté <strong>les</strong><br />
glaces, l’a surbaissée, lui a ajouté <strong>de</strong>s antibrouillards, un béquet, une <strong>de</strong>uxième sortie<br />
d’échappement et un Klaxon. La banquette arrière a laissé la place à la musique, d’une<br />
qualité épatante, grâce à du bon matériel. Avec tout ça, Sylvain ne la laisse pas n’importe où<br />
et ne la sort que <strong>les</strong> week-ends et lors <strong>de</strong>s concentrations. Sa passion ne s’arrête pas là<br />
puisqu’il possè<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux autres 2CV : une blanche avec laquelle il va travailler, et la petite<br />
<strong>de</strong>rnière, une bleue <strong>de</strong> 1979 qu’il va arranger petit à petit. Cette passion n’est pas née par<br />
hasard, la Deuche est dans la famille <strong>de</strong>puis déjà longtemps ; notre grand-père en a eu une,<br />
notre père 6 ou 7. Nos parents possè<strong>de</strong>nt actuellement <strong>de</strong>ux Dyane et moi… une 2 CV bien<br />
sûr.. ” (Planète 2 CV Juin 2001 : 9)<br />
66
“ Mon cab’ riz au lait<br />
Etant citroëniste <strong>de</strong>puis plusieurs années, je me suis décidé à retaper une 2CV <strong>de</strong><br />
1962 pour mon mariage fin 2000. Cette réalisation m’a <strong>de</strong>mandé un an et <strong>de</strong>mi <strong>de</strong> labeur,<br />
ayant tout fait par mes propres moyens. J’ai restauré et modifié le châssis, installé un moteur<br />
<strong>de</strong> Visa avec allumage électronique et boîte <strong>de</strong> freins à disque, fixé un échappement inox et<br />
adapté <strong>de</strong>s jantes larges (165 X 14 à l’avant et 195 X 15 à l’arrière). J’ai fabriqué quelques<br />
pièces en fibre <strong>de</strong> verre : l’avant du capot, <strong>les</strong> ai<strong>les</strong> arrière larges, le coffre arrière et le<br />
tableau <strong>de</strong> bord. A l’intérieur, on trouve un intérieur d’Alfa Roméo et un peu <strong>de</strong> musique<br />
(220V).Lla peinture est un rouge nacré Renault. Merci à votre revue qui m’a donné beaucoup<br />
d’idées pour la réalisation <strong>de</strong> ce cabriolet. ” (Planète 2 CV Juin 2001 : 10)<br />
En Mars 2001, dans la rubrique Citrocom <strong>de</strong> Planète 2 CV, rubrique réservée au<br />
courrier <strong>de</strong>s lecteurs, Stéphane Maigrot avait envoyé une photographie <strong>de</strong> sa 2 CV<br />
accompagnée d’un petit commentaire, que le journal avait intitulé : “ La Mandarine rit jaune<br />
Mimosa ”, titre qui déjà donnait son tempo à l’échange épistolaire qui suivit. “ C’est une 2 CV<br />
6 AZKA d’avril 1979 qui a débarqué dans ma vie, le jour <strong>de</strong> mes 20 ans. Mais ce jour-là, elle<br />
n’était pas comme sur la photo. A l’origine orange Mandarine (AC 437) et étant carrossierpeintre,<br />
ce n’est qu’après 420 heures <strong>de</strong> restauration intensive que ma Deuche a pu arborer ce<br />
beau jaune Mimosa (AC 333), également proposé au nuancier 2 CV entre septembre 1978 et<br />
septembre 1980. ” La “ réponse ” du journaliste est cassante, renvoyant Stéphane Maigrot à<br />
son pistolet à peinture, et cela malgré l’évi<strong>de</strong>nt effort du restaurateur pour trouver une<br />
peinture qui aurait pu être la sienne. “ Certes, tu fais ce que tu veux <strong>de</strong> ta voiture, mais quand<br />
on a la chance d’en trouver une Mandarine, je crois qu’on se doit <strong>de</strong> la respecter et <strong>de</strong> la<br />
repeindre dans sa livrée d’origine, surtout dans le cadre d’une restauration aussi scrupuleuse<br />
comme la tienne. Ce n’est pas que je sois très à cheval, mais je crois qu’à trop vouloir<br />
transformer nos voitures selon nos goûts personnels, en restera-t-il encore d’origine un jour <br />
Le débat est ouvert, j’attends vos réactions. ” (Planète 2 CV Mars 2001 : 10) El<strong>les</strong> ne tar<strong>de</strong>nt<br />
pas à venir. Certains lecteurs crient au scandale, d’autres appellent plus calmement au respect<br />
<strong>de</strong> l’origine. Le journal, lui, paraît intransigeant et ne tolérer aucune fantaisie, dénonçant sans<br />
ménagement toute entorse. On ne s’étonne donc pas <strong>de</strong> voir figurer le courrier <strong>de</strong> celui-ci qui,<br />
épris d’origine, se trouve face à un insoluble problème <strong>de</strong> couleur, pour lequel d’ailleurs le<br />
journaliste ne lui est absolument d’aucune utilité 1 , ou encore la lettre <strong>de</strong> cet autre qui conserve<br />
1 “ Gris ou gris <br />
Revenant sur votre n°9 concernant le tableau <strong>de</strong>s principa<strong>les</strong> teintes <strong>de</strong> la 2 CV, je<br />
rencontre avec mon fournisseur <strong>de</strong> peintures automobi<strong>les</strong> un gros problème. Je souhaite<br />
repeindre dans sa couleur d’origine, en gris foncé AC 118, une 2 CV Fourgonnette <strong>de</strong> janvier<br />
1954. Or, sur votre tableau, il y a <strong>de</strong>ux AC 118, l’un gris Etna (<strong>de</strong> septembre 1965 à<br />
septembre 1966), l’autre gris foncé (d’octobre 1952 à septembre 1954). C’est ce <strong>de</strong>rnier qui<br />
m’intéresse. Mais ce fournisseur n’a <strong>les</strong> éléments que pour réaliser le gris Etna. De plus,<br />
quand je compare l’échantillon réalisé avec celui paru dans votre magazine, il est beaucoup<br />
plus foncé. Pourriez-vous m’éclairer à ce sujet <br />
Réponse<br />
C’est l’horreur ce problème ! J’ai regardé dans nos archives, il existe un ‘gris 118’ dans <strong>les</strong><br />
coloris Citroën 2 CV d’octobre 1953, il est très foncé. Ensuite, sur le nuancier 1955 à 1957, il<br />
<strong>de</strong>vient Gris moyen AC 118 (teinte bien plus claire), puis en 1965-1966 il <strong>de</strong>vient gris Etna.<br />
Je ne peux, hélas !, t’en dire plus sur <strong>les</strong> mélanges. Le mieux est encore <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r comme<br />
suit : trouver une voiture ayant sa peinture d’origine et faire scanner par un peintre la teinte<br />
sur une partie qui n’a pas vue la lumière. La teinte ainsi obtenue sera parfaite.<br />
Quant aux teintes parues dans le magazine, imprimés par une rotative à <strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong><br />
milliers d’exemplaires, el<strong>les</strong> ne peuvent qu’être approximatives (<strong>les</strong> nuanciers constructeur le<br />
67
pieusement une semi-épave pour prolonger la vie <strong>de</strong> son autre Ami 6 2 . On ne s’étonne pas non<br />
plus <strong>de</strong> voir l’auteur <strong>de</strong> la Deuchmob, cité en préambule, qui a changé le capot <strong>de</strong> sa 2CV,<br />
quelque peu sermonné. On s’étonnera pourtant <strong>de</strong> voir qu’un autre passionné d’Ami 6 puisse<br />
clamer son respect <strong>de</strong> l’origine et affirmer y avoir malgré tout greffer <strong>de</strong>s amortisseurs <strong>de</strong><br />
GS 3 ! Sans que le journaliste fronce le sourcil ! Enfin, on reste coi face à ce Cab’ riz au lait ou<br />
encore la “ <strong>de</strong>uch du frère ”, tous <strong>de</strong>ux également composées <strong>de</strong> pièces empruntées à <strong>de</strong>s<br />
voitures voire à <strong>de</strong>s marques très différentes. Dans la même rubrique <strong>de</strong> la même revue, donc,<br />
ici un souci plus que minutieux <strong>de</strong> l’origine, là d’évi<strong>de</strong>ntes transformations qui empêchent<br />
parfois <strong>de</strong> reconnaître la voiture. Commentaires aci<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s journalistes à l’égard <strong>de</strong>s uns,<br />
silences <strong>de</strong> ces mêmes journalistes à l’égard <strong>de</strong>s autres, intransigeance ici, tolérance absolue<br />
là, “ l’origine ” apparaît comme une bien étrange notion qui se prête à toutes <strong>les</strong><br />
manipulations.<br />
On retrouve la même incohérence apparente dans <strong>les</strong> pages <strong>de</strong> La Vie <strong>de</strong> l’Auto. Pour<br />
<strong>les</strong> quarante ans <strong>de</strong> la Type E, le Hors norm’s Club avait organisé un rallye en Périgord, dont<br />
LVA rendait compte. En terme élogieux. Pourtant, cet arbitre <strong>de</strong>s élégances qu’est la revue,<br />
qui se permet <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s critiques sur l’état <strong>de</strong> restauration <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong> mis en vente lors<br />
<strong>de</strong>s bourses, ne semble guère s’offusquer <strong>de</strong> la présence d’une intruse dont il note la présence<br />
sur le mo<strong>de</strong> badin, sans pour autant la dénoncer. “ Et l’intruse Evi<strong>de</strong>mment la Type C<br />
Proteus, une vraie-fausse réplique comme seuls <strong>les</strong> Anglais savent en faire : ‘C’est la seule<br />
réplique qu’on admet ici. Les autres, Cobra, Porsche, c’est carrément monstrueux ! ‘ assène<br />
Bertrand (le prési<strong>de</strong>nt du Hors Norm’s Club) d’un ton sans … réplique. ” (LVA 31 mai 2001 :<br />
32)<br />
Il est pourtant <strong>de</strong>s petits clubs plus chatouilleux sur cette question-là, que l’idée <strong>de</strong><br />
“ réplique ” ne fait pas rire, ni même sourire. Un couple a ainsi <strong>les</strong> plus gran<strong>de</strong>s peines à faire<br />
accepter ses superbes et prestigieuses voitures : ce sont <strong>de</strong>s répliques, ce qui n’est pas du goût<br />
<strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong>. Lors <strong>de</strong>s Journées du Patrimoine, j’admire l’une d’entre el<strong>les</strong> –une Morganet<br />
je fais part <strong>de</strong> mon admiration à un autre collectionneur. “ Elle est vachement belle. –Oui,<br />
elle brille, hein ! –Elle est magnifique. C’est la frime, ça ! –Oui, ça, c’est la frime, en effet.<br />
sont déjà eux aussi…). Ce n’est donc qu’une base indicative que nous avons donnée qui n’a<br />
rien <strong>de</strong> très fiable. ” (Planète 2 CV juin 2001 : 11) Notons simplement que le conseil donné<br />
-rechercher sous <strong>les</strong> tô<strong>les</strong> quelques traces <strong>de</strong> peinture préservées <strong>de</strong> la lumière-, tous <strong>les</strong><br />
restaurateurs le connaissent et le mettent en pratique, dès l’instant où se pose la question <strong>de</strong> la<br />
peinture. Rien <strong>de</strong> bien extraordinaire en somme.<br />
2 “ Ami Stellaire<br />
Nous vous présentons notre Ami 6 Break Club <strong>de</strong> 1969, blanc stellaire, intérieur<br />
rouge, et qui totalise 95 000 km d’origine. Pour la petite histoire, sachez qu’en 1969, selon la<br />
facture d’époque, une Ami 6 Break Club ne coûtait que 9 568 FRF TTC. Tout est d‘origine<br />
sur notre Ami 6 comme lors <strong>de</strong> sa sortie d’usine, y compris <strong>les</strong> enjoliveurs Gala qui ne furent<br />
pas sur la photo –nous <strong>les</strong> avons, mais ils ne sont pas en très bon état. Et pour l’avenir pas <strong>de</strong><br />
problème, nous avons sa sœur jumelle, un Break Club <strong>de</strong> 1968 en semi-épave qui nous servira<br />
pour <strong>les</strong> pièces. ” (Planète 2 CV juin 2001 : 10) Des pièces d’une automobile <strong>de</strong> 1968<br />
<strong>de</strong>stinées à une voiture <strong>de</strong> 1969, n’y a-t-il pas là une entorse à l’origine <br />
3“ Comme neuve<br />
Je vais bientôt avoir 17 ans et possè<strong>de</strong> une Ami 8 Berline <strong>de</strong> 1973 en excellent état<br />
d’origine. Elle appartenait à un monsieur <strong>de</strong> 92 ans. Elle a aujourd’hui plus <strong>de</strong> 160 000 kms et<br />
roule comme si elle était neuve. Je roule avec en conduite accompagnée et je vous assure que<br />
cette voiture possè<strong>de</strong> <strong>de</strong> réel<strong>les</strong> qualités : confort, beauté <strong>de</strong>s lignes, simplicité du moteur…,<br />
mais aussi <strong>de</strong>s défauts : corrosion, corrosion et corrosion… surtout qu’elle dort <strong>de</strong>hors. Pour<br />
ajouter une touche <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnité, je l’ai équipée d’enjoliveurs <strong>de</strong> GSA Pallas. (…)<br />
Citroënement vôtre. ” (Planète 2 CV juin 2001 : 10)<br />
68
Vous croyez pas si bien dire. C’est une réplique. –Une réplique Comment ça, une réplique <br />
–Elle est neuve même si elle ressemble à une ancienne. Elle est refaite. Ca, c’est une fausse, si<br />
vous voulez. ” Et comme je m’étonne qu’on expose une “ fausse ” pour <strong>les</strong> Journées du<br />
Patrimoine, il ajoutera : “ C’est pas bien important, là. Les gens, ils s’y font prendre. Alors,<br />
bon, on l’expose. Mais sinon, non, ça c’est pas du travail, pour nous. On le sait ”. Et je<br />
m’apercevrai au cours <strong>de</strong>s exhibitions que leurs engins sont bien l’objet d’un traitement<br />
spécial qui stigmatisent toute leur différence. Ainsi, lors d’une sortie dans <strong>les</strong> vignob<strong>les</strong> du<br />
Bor<strong>de</strong>lais, alors que chacun s’évertuait à garer son engin <strong>de</strong>vant le chai, au prix parfois <strong>de</strong><br />
manœuvres compliquées, eux garaient le leur à l’écart, sans que personne ne se soucie <strong>de</strong> leur<br />
faire une place ou ne <strong>les</strong> invite à nous retrouver sur l’aire d’honneur. Une mise à l’écart plus<br />
explicite qu’un long discours.<br />
Réplique aussi, que cette Lagrange et Legrand sur laquelle on a immédiatement attiré<br />
mon attention, m’invitant à rencontrer son propriétaire. Ou plus exactement son constructeur,<br />
au sens premier du terme. En effet, désespérant d’en trouver une sous forme d’épave, ne<br />
possédant pas la moindre pièce “ d’origine ”, Jean-Pierre a décidé d’en “ faire une à partir <strong>de</strong><br />
zéro ”. Pour l’heure, l’engin est réduit à la plus totale immobilité, n’ayant toujours pas <strong>de</strong><br />
moteur. Mais cela n’empêche pas <strong>les</strong> connaisseurs d’applaudir <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mains.<br />
Et pendant que certains sourient <strong>de</strong> mon admiration pour la Morgan, qu’on met<br />
volontiers sur le compte <strong>de</strong> ma connaissance encore imparfaite <strong>de</strong>s voitures, on m’invite à<br />
m’extasier <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> bien étranges spécimens. Des motos notamment qui me semblent en<br />
bien mauvais état, avec une sellerie qui mériterait quelque restauration, <strong>de</strong>s peintures<br />
défraîchies ou écaillées, <strong>de</strong>s joints fatigués par <strong>de</strong>s années <strong>de</strong> bons et loyaux services.<br />
Méritent-ils seulement le nom <strong>de</strong> “ restaurateurs ”, <strong>de</strong> “ collectionneurs ” ou simplement <strong>de</strong><br />
“ passionnés ”, ceux qui possè<strong>de</strong>nt ces engins Piètre état que celui dans lequel ils laissent<br />
l’objet <strong>de</strong> leur passion ! Mais <strong>les</strong> passionnés ne semblent guère y attacher d’importance qui<br />
admirent également ces engins , qui me semblent proches <strong>de</strong> l’épave, et <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong><br />
autrement plus rutilants, qui me paraissent avoir fait l’objet d’une attention beaucoup plus<br />
soutenue, soigneusement restaurés, à la peinture flambant neuve, auxquels ne manque aucun<br />
accessoire.<br />
Là, une république, sans moteur qui plus est, est appréciée sans restriction alors<br />
qu’ailleurs une réplique <strong>de</strong> Morgan, en parfait état <strong>de</strong> marche, est à peine tolérée, sans faire<br />
illusion. Ici, une Traction impeccablement restaurée, là une Motobécane “ délabrée ”. Le<br />
moins que l’on puisse dire est que <strong>les</strong> mécaniques d’affection ne sont pas hétérogènes et<br />
varient <strong>de</strong>puis l’épave ou presque jusqu’à la voiture neuve ou presque. Paradoxes, situations<br />
contradictoires dont il faut débrouiller <strong>les</strong> fils.<br />
Constatons d’abord que le but premier <strong>de</strong>s passionnés est <strong>de</strong> remettre en état, <strong>de</strong><br />
restaurer un véhicule. Ou du moins “ d’intervenir ”, d’une façon ou d’une autre, sur son objet<br />
d’affection. Mais, qu'est-ce qu'une "belle" restauration Que signifie "restaurer" une<br />
voiture Une évi<strong>de</strong>nce s'impose. Quel que soit l'âge <strong>de</strong> l'engin, quel que soit l’état dans<br />
lequel il est lors <strong>de</strong> la trouvaille, il faudra qu'il fonctionne, qu'il "tourne comme une horloge",<br />
qu'il soit encore apte à fournir l'effort. Une voiture ou une motocyclette doit rouler<br />
convenablement, porter ses passagers crânement, un moteur industriel doit "démarrer au quart<br />
<strong>de</strong> tour" 4 . "Il pourrait encore faire tourner un moulin ou faire monter l'eau", se croit-on obligé<br />
<strong>de</strong> préciser. Les tracteurs doivent cracher leur fumée dans un bruit épouvantable et avancer<br />
cahin-caha. Ce critère du nécessaire fonctionnement est partagé par tous <strong>les</strong> passionnés. Ils<br />
doivent “ <strong>les</strong> remettre en marche ” quel<strong>les</strong> que soient <strong>les</strong> difficultés à surmonter, que l’engin<br />
4 Affirmation à prendre au pied <strong>de</strong> la lettre. Lorsque Christian D. tente <strong>de</strong> faire démarrer son<br />
Le Zèbre, celui-ci “ tousse ” une première fois et ne fait entendre le “ ronronnement ” <strong>de</strong> son<br />
moteur qu’au <strong>de</strong>uxième tour <strong>de</strong> manivelle. “ Mais normalement elle part au premier coup ”,<br />
précise-t-il.<br />
69
arrive en pièces détachées, dans <strong>de</strong>s cartons, ou “ roulant ” c’est-à-dire sur son porte-voitures.<br />
Mais il faut également qu’ils soient “ comme à l’origine ”. C’est là le <strong>de</strong>uxième critère<br />
impératif. Tous s’efforcent <strong>de</strong> retrouver “ l’état d’origine ”. Aucun n’admet ouvertement que<br />
<strong>de</strong>s libertés soient prises avec “ l’origine ”. Les revues techniques, la presse spécialisée entre<br />
autres seraient fréquemment consultées pour éviter toute distorsion involontaire. Mais là<br />
s'arrête l'unanimité. Car si tout le mon<strong>de</strong> s’accor<strong>de</strong> à affirmer qu’il faut qu’il “ marche ” et<br />
“ qu'il soit comme à l'origine", cette question <strong>de</strong> l’origine est diversement appréhendée et<br />
surtout mise en scène.<br />
“ Dans leur jus ”<br />
Il y a d’abord ceux qui n’acceptent que <strong>les</strong> engins “ dans leur jus ”. Visite dans le<br />
musée <strong>de</strong> M. Latgé, collectionneur <strong>de</strong> machines <strong>les</strong> plus diverses, tracteurs, motocyclettes et<br />
surtout Solex, pour ne prendre que cet exemple. Il possè<strong>de</strong> en effet tous <strong>les</strong> modè<strong>les</strong> sortis,<br />
“ du premier au <strong>de</strong>rnier ”. Installés sur une très large étagère à un mètre du sol, ils sont mis en<br />
évi<strong>de</strong>nce, organisés en une exposition permanente privée, dûment éclairés par une<br />
impressionnante rampe d’éclairage. Or, lorsqu'on regar<strong>de</strong> <strong>les</strong> précieux spécimens, on<br />
s'aperçoit qu'ils ne sont pas en très bon état. C’est du moins mon sentiment. La peinture est<br />
endommagée, présentant <strong>de</strong> nombreuses rayures et pour le moins fanées, <strong>les</strong> caoutchoucs sont<br />
craquelés, <strong>les</strong> sel<strong>les</strong> ne cachent rien <strong>de</strong>s séquel<strong>les</strong> <strong>de</strong> leurs très nombreuses années <strong>de</strong> bons et<br />
loyaux services, <strong>les</strong> pneus sont "lisses". L'ensemble me semble en "mauvais" état mais c’est<br />
précisément ce qui fait sa valeur pour son propriétaire : <strong>les</strong> Solex sont “ dans leur jus ”. Leur<br />
restauration s’est limitée au strict minimum. Il s’est contenté <strong>de</strong> changer <strong>les</strong> pièces<br />
défaillantes du moteur. Là est l’essentiel <strong>de</strong> la restauration : on le remet “ en état <strong>de</strong> marche ”<br />
mais on ne touche jamais ni à sa peinture, ni à la sellerie. Si <strong>de</strong>s pièces manquent ou sont<br />
endommagées et si el<strong>les</strong> ne sont pas strictement nécessaires au bon fonctionnement <strong>de</strong><br />
l’engin, el<strong>les</strong> ne sont pas remplacées.<br />
C’est un véritable souci d’authenticité –le mot a été prononcé à plusieurs reprises par<br />
<strong>les</strong> collectionneurs- qui gui<strong>de</strong> cette intervention qui confine à la plus parfaite discrétion. Ainsi,<br />
Hugues C. refuse <strong>les</strong> restaurations "style sortie d'usine", considérant qu'el<strong>les</strong> sont trompeuses,<br />
fort éloignées <strong>de</strong> la réalité. "Les voitures n'ont jamais été comme ça. Dès qu'on s'en sert, el<strong>les</strong><br />
se salissent. C'est pas beau, pour moi. C'est pas vrai. Si, c'est joli mais c'est pas ça, restaurer<br />
une voiture. Il faut pas qu'on voit qu'elle est restaurée, c'est ça le meilleur. Il faut qu'elle soit<br />
comme quand elle roulait avant. Là, c'est extra. Là, tu as vraiment une voiture ancienne." Il<br />
est intransigeant notamment sur la question <strong>de</strong>s couleurs et plus encore <strong>de</strong> l'éclat <strong>de</strong>s<br />
peintures. "Le pire, c'est quand tu refais une peinture. Alors là... ! C'est vrai, c'est joli, ça<br />
brille, ça en jette, tout le mon<strong>de</strong> applaudit…mais ça n'a rien à voir avec l'état d'origine ! Vous<br />
comprenez, <strong>les</strong> composants chimiques ont changé en cinquante ou quatre-vingts ans, <strong>les</strong><br />
nuances sont plus exactement <strong>les</strong> mêmes, <strong>les</strong> peintures sont surtout plus brillantes. Et puis<br />
el<strong>les</strong> sont toutes métallisées. Et ça, il y a cinquante ans, ça existait pas. C'est pour ça qu'on<br />
refait jamais <strong>les</strong> peintures, nous. Ils disent qu’ils sont fidè<strong>les</strong> à l’origine. Ils s’ennuient à<br />
chercher dans un coin, sous une tôle, la trace <strong>de</strong> la peinture d’origine parce que surtout pas<br />
utiliser une autre couleur que celle d’origine. Surtout pas <strong>de</strong> rouge si elle était verte. Et cel<strong>les</strong><br />
qui sont <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux couleurs, parce qu’il y en avait <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux couleurs ! Et à quel endroit une Et<br />
à quel endroit l’autre Mais tout ça, c’est <strong>de</strong> la foutaise parce qu’on peut pas <strong>les</strong> refaire, <strong>les</strong><br />
peintures. Jamais on aura une nuance exacte. Mais c’est sûr, c’est louable, comme démarche.<br />
C’est mieux que <strong>de</strong> faire n’importe quoi, n’importe comment." Ainsi, <strong>les</strong> partisans <strong>de</strong>s<br />
restaurations “ dans leur jus ” motivent leur refus par un souci extrême <strong>de</strong> coller à la réalité :<br />
70
<strong>les</strong> matériaux contemporains seraient très éloignés <strong>de</strong>s matériaux d’origine et la meilleure <strong>de</strong>s<br />
restaurations, dans ce cas, ne serait qu’un trompe-l’œil, auquel ils se refusent.<br />
Un autre refuse aussi toute restauration “ à blanc ”. “ Moi, je <strong>les</strong> touche pas <strong>les</strong> engins.<br />
Je <strong>les</strong> gar<strong>de</strong> dans leur jus, comme on dit. C’est-à-dire que quand je trouve une moto, je fais<br />
attention qu’elle soit pas trop esquintée, qu’il lui manque pas trop <strong>de</strong> trucs. Bon, je la lave, je<br />
vérifie le moteur, je change <strong>les</strong> pièces qui déconnent mais je vais pas toucher à l’aspect… si<br />
vous voulez… extérieur. Je préfère <strong>les</strong> gar<strong>de</strong>r comme el<strong>les</strong> sont. Ca fait plus vrai pour moi.<br />
C’est vrai, on voit qu’el<strong>les</strong> ont vécu. Que quand vous avez une peinture neuve, bien belle,<br />
bon… Je critique pas, hein, je critique pas, mais pour moi, c’est pas ça. Pour moi, il faut<br />
qu’on voit qu’el<strong>les</strong> ont vécu, qu’el<strong>les</strong> ont servi, que c’est pas… Que c’est du vrai, quoi, il y a<br />
pas d’autre mot. Quand vous voyez une selle un peu esquintée, vous voyez qu’elle a servi.”<br />
Ce qui est préservée dans ce cas, ce sont <strong>les</strong> traces d’utilisation antérieure, le résultats <strong>de</strong>s<br />
années <strong>de</strong> “ bons et loyaux services ”. Dans ces traces <strong>de</strong> rouille, ces peintures écalées ou<br />
fanées, ce que le collectionneur cherche à mettre en valeur c’est l’ancienneté <strong>de</strong> l’engin mais<br />
une ancienneté qui a supposé un usage. Ce sont <strong>les</strong> traces d’un usage qui font la valeur <strong>de</strong><br />
l’engin. La restauration dans ce cas n’est pas essentiellement mécanique mais plus dans la<br />
quête, la recherche et la trouvaille <strong>de</strong> l’engin. C’est le fait <strong>de</strong> remettre l’engin dans le circuit<br />
qui vaut restauration. Le reste se limite au strict nécessaire pour que “ ça marche ”.<br />
Force est <strong>de</strong> constater que le travail <strong>de</strong> ces partisans d’une restauration “ dans son jus ”<br />
semble bien éthique comparé à celui auquel se livrent ceux qui lui préfèrent une restauration<br />
complète, “ à blanc ”.<br />
Restaurées “ à blanc ”<br />
Visite chez M. Castagné, qui ne collectionne que <strong>les</strong> Vespa fabriqués en France entre<br />
1952 et 1960, soit neuf spécimens. L'ambiance est tout autre. Chaque engin est flambant neuf,<br />
comme sorti d'usine. Le jour où le concessionnaire <strong>les</strong> installa en vitrine, ils ne brillaient pas<br />
plus. Chaque engin a été totalement désossé, “ passé minutieusement en revue ”, pièce après<br />
pièce, nettoyé, poncé. Les éléments défectueux, <strong>de</strong>s plus voyants aux plus discrets, ont été<br />
changés. Certains ont même été créés à cette occasion, aucun n'étant disponible sur le marché<br />
<strong>de</strong> "l'échange". Le moteur "refait à neuf", c'est autour du carénage. La tôle est "mise à vif",<br />
c'est-à-dire poncée à l'extrême, <strong>les</strong> points <strong>de</strong> rouille soigneusement rebouchés et mastiqués.<br />
Même la selle subit une cure <strong>de</strong> jouvence. Puis vient la peinture, neuve évi<strong>de</strong>mment. Aucun<br />
détail n'est laissé au hasard. Même le petit logo <strong>de</strong> la marque est rajeuni, un "pinceau à trois<br />
poils et <strong>de</strong>s petits pots <strong>de</strong> couleurs" sont souverains pour raviver <strong>les</strong> couleurs ternies. L'engin<br />
ainsi restauré est flambant neuf. Il est même "neuf" ; il en a du moins l'apparence. Travail<br />
minutieux, certes, qui n’a rien d’une exception, et que la presse met régulièrement à<br />
l’honneur. Ainsi, nous ne saurons rien <strong>de</strong> ce que Diego B. et son copain Christophe ont fait<br />
subir au moteur <strong>de</strong> la Merce<strong>de</strong>s 220 SEC 1965, que le premier venait d’acquérir. Mais<br />
constatons que la carrosserie nécessita une “ restauration à blanc ”, chaque pièce étant<br />
scrupuleusement examinée et remplacée. “ Diego est alors passé à la réfection du train avant,<br />
démonté, nettoyé et repeint ; ‘<strong>les</strong> roulements ont été changés et <strong>les</strong> vis <strong>de</strong> réglage refaites, car<br />
<strong>les</strong> anciennes étaient usées sur la moitié du filetage, sûrement à cause <strong>de</strong> l’immobilisation<br />
prolongée ”. Le nettoyage du réservoir d’essence a suivi, puis la remise en état du système <strong>de</strong><br />
freinage, avec le changement <strong>de</strong>s canalisations et <strong>de</strong>s flexib<strong>les</strong> et <strong>de</strong>s tambours <strong>de</strong> freins<br />
arrière neufs.<br />
71
Le pont arrière a ensuite été déposé. “ Il a fallu fabriquer un ‘arrache-maison 5 pour<br />
sortir le pont, car la pièce qui le relie à la caisse est conique. Les silentblocs ovalisés ont été<br />
changés, tout comme <strong>les</strong> amortisseurs. Enfin, la pompe à injection fut contrôlée, la pompe à<br />
essence et tous <strong>les</strong> joints changés, l’étanchéité <strong>de</strong>s radiateurs <strong>de</strong> chauffage contrôlée et le<br />
radiateur <strong>de</strong> refroidissement ressoudé. ”<br />
C’en est fini côté mécanique, Diego B. peut s’attaquer à la carrosserie : jantes sablées<br />
et repeintes en époxy noir, pièces chromées <strong>de</strong> carrosserie, entourages <strong>de</strong> vitres et rétroviseur<br />
rechromés, tableau <strong>de</strong> bord poncé et verni, habitacle (sièges, tableau <strong>de</strong> bord, panneaux <strong>de</strong><br />
portes) regarni <strong>de</strong> cuir noir, après pose d’insonorisant et d’une moquette beige neuve. ” (LVA<br />
22 février 2001 : 30)<br />
Un gros travail que ces restaurations à blanc, qui supposent que le restaurateur<br />
intervienne pendant longtemps et <strong>de</strong> façon importante sur sa voiture. Chaque engin est<br />
démonté, chaque pièce auscultée, testée, parfois remplacée au prix souvent d’un important<br />
travail <strong>de</strong> recherche (bourse, etc.). L’importance <strong>de</strong>s travaux effectués s’évaluent toujours en<br />
heures, mois et années <strong>de</strong> travail. La durée <strong>de</strong> la restauration traduit ainsi sa qualité : plus la<br />
restauration a duré, plus elle est censée être aboutie. L’admiration naît aussi <strong>de</strong> cette durée <strong>de</strong><br />
restauration. Une restauration qui s’inscrit dans <strong>les</strong> interstices <strong>de</strong> la vie professionnelle mais<br />
qui doit aussi empiéter sur la vie privée. “ J’y ai passé tous <strong>les</strong> week-end, <strong>les</strong> vacances, le soirs<br />
après l’heure jusqu’à <strong>de</strong>s minuit, une heure. ”<br />
Deux démarches totalement opposées. Pourtant, c’est le même souci qui <strong>les</strong> gui<strong>de</strong>.<br />
Ainsi <strong>les</strong> couleurs se voudraient strictement conformes à l’original. Lorsque je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à<br />
celui-ci comment il a pu déterminer la couleur d’origine sous <strong>les</strong> nombreuses couches <strong>de</strong><br />
peinture dont on l’avait gratifiées au fil <strong>de</strong>s ans, il répondit : “ Je suis absolument sûr <strong>de</strong> la<br />
couleur parce qu’en démontant <strong>les</strong> ai<strong>les</strong>, j’ai trouvé un petit bout… Les ai<strong>les</strong> et <strong>les</strong> différentes<br />
pièces ont été peintes complètement et séparément à l’usine. Et, forcément, en montant la<br />
voiture, il y a <strong>de</strong>s endroits où ça s’est superposé, vous voyez ce que je veux dire Bon, ces<br />
endroits-là, après ils ont jamais pu <strong>les</strong> repeindre parce qu’ils étaient cachés. Et la peinture était<br />
en même temps protégée <strong>de</strong>s dégradations. Du coup, quand je l’ai démontée, j’ai retrouvé un<br />
tout petit bout <strong>de</strong> peinture. Et c’est comme ça que j’ai pu retrouver sa peinture d’origine. ”<br />
Rien n’est laissé au hasard, apparemment. Quête du détail, souci du minuscule afin <strong>de</strong><br />
redonner à l’engin son état et ses performances d’origine.<br />
Pourtant, au fil <strong>de</strong>s conversations, on découvre que cette fidélité fait bon ménage avec<br />
quelques “ accrocs ”, quels “ arrangements ” tout personnels.<br />
De quelques fantaisies personnel<strong>les</strong><br />
Le très apprécié La Vie <strong>de</strong> l’Auto rendait compte, en février 2001, d’une bourse<br />
d’échanges. En photographie, alignés sur le parking, <strong>de</strong>ux véhicu<strong>les</strong> à vendre. Le<br />
commentaire qui <strong>les</strong> accompagne semble intransigeant. “ 12 OOO f le break Ami 6 en bon<br />
état d’origine. Le propriétaire <strong>de</strong> la 203 (aux enjoliveurs <strong>de</strong> GS Pallas) est plus discret… ” En<br />
quelques mots brefs, LVA oppose la conformité à l’origine <strong>de</strong> l’Ami 6 et <strong>les</strong> fantaisies <strong>de</strong> la<br />
203 qui présente <strong>de</strong>s enjoliveurs <strong>de</strong> GS. En quelques mots, <strong>de</strong> façon implicite, la règle est<br />
édictée. Cet arbitre <strong>de</strong>s élégances qu’est LVA, prompt à stigmatiser <strong>les</strong> erreurs commises ici,<br />
semble ne pas relever <strong>les</strong> fantaisies d’une autre restauration, celle d’une Citröen DS 21 IE<br />
automatique 1972. L’intérieur était en bon état ; “ une simple remise en état <strong>de</strong>s cuirs a suffi<br />
5 Il faut comprendre “ arrache-moyeu fabriqué à la maison ” par le restaurateur lui-même, le<br />
moyeu étant la partie centrale <strong>de</strong> la roue que traverse l’essieu et dans laquelle s’emboîtent <strong>les</strong><br />
rayons.<br />
72
pour redonner à l’habitacle son aspect d’origine. ” Démarche que ne peut que relever et<br />
apprécier le sourcilleux journal. Voire. La “ carrosserie moyenne ” avait subi <strong>les</strong> attaques <strong>de</strong><br />
la rouille. Il fallut donc “ un ponçage et une peinture en cabine (noir, au lieu du gris<br />
d’origine). ” (LVA 22 février 2001 : 30) Etrange. Noire au lieu du gris <strong>de</strong> ses premières<br />
années, la DS n’en est pas moins “ authentique ”. Et le journaliste, là, fait silence à propos <strong>de</strong><br />
cette fantaisie qu’il ne dénonce pas. N’est-elle pas pourtant plus grave que celle <strong>de</strong> la 203<br />
mise en vente dans le cadre d’une bourse d’échange qui est, en théorie du moins, <strong>de</strong>stinée à la<br />
restauration alors que la DS est, elle, <strong>de</strong>stinée à l’exposition <br />
Notons que ces fantaisies sont légion. Lucien C., me faisant visiter le musée du<br />
tracteur, l'affirme. "Tous <strong>les</strong> tracteurs sont d'origine, parfaitement d'origine. On fait très<br />
attention justement à pas faire d'erreur. Chaque pièce, chaque vis, on vérifie si c'est bien celle<br />
d'origine. On veut faire un musée, on va ouvrir cet été, alors tu imagines bien qu'on fait<br />
gaffe." Suivant ses propos, je plonge dans <strong>de</strong>s subtilités mécaniques infimes, <strong>de</strong>s détails<br />
minuscu<strong>les</strong> sur la forme d'une vis présente sur tel modèle mais pas sur le suivant, sur un détail<br />
<strong>de</strong> la calandre que le constructeur ne conserva que sur une série précise, etc. Mais <strong>de</strong>vant l'un<br />
<strong>de</strong> ces engins, comme j'évoque sa couleur moutar<strong>de</strong>, il sourit. "C'est-à-dire qu'à l'origine,<br />
celui-là, il est orange, orange vif. Mais je travaille à l'équipement, alors, orange, j'en vois tous<br />
<strong>les</strong> jours. Et j'ai pas voulu le faire orange du coup. Ca se comprend, non Alors, je l'ai peint<br />
couleur moutar<strong>de</strong>. Comme ça, c'est pas trop... C'est presque orange."<br />
Les exemp<strong>les</strong> sont nombreux, <strong>de</strong> ces véhicu<strong>les</strong> "exactement comme à l'origine"…<br />
exceptés quelques détails que l’on ne passe pas sous silence. Souvent la peinture varie. Une<br />
voiture n'a jamais retrouvé son jaune initial. "Ma femme a horreur du jaune. Elle m'a dit : "Tu<br />
vas pas me la peindre en jaune, non Bleu, c'est plus joli.' Alors je l'ai peinte en bleu. Mais<br />
remarquez qu'ils auraient aussi pu <strong>les</strong> faire en bleu ! " Dans Gazoline, comme dans LVA, on<br />
ne fait pas mystère <strong>de</strong> ces modifications. A propos d’un cabriolet Peugeot 204 par exemple<br />
dont le propriétaire se heurta, lui aussi, à son épouse lorsque, après le temps <strong>de</strong>s restaurations<br />
techniques, vint le temps <strong>de</strong> la peinture. “ L’été est là et vient le choix crucial : celui <strong>de</strong> la<br />
couleur <strong>de</strong> la voiture. D’origine (champagne métallisé) ou plus neutre (blanc). Finalement, ma<br />
femme imposera son idée, une Peugeot rouge. (Gazoline juillet 2001 : 33) Notons seulement<br />
qu’une fidélité à l’origine supprime normalement cette question du choix <strong>de</strong> la couleur, ce qui<br />
était <strong>de</strong>vant être respecté.<br />
Plus étonnante est l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Max Nogera, un inconditionnel <strong>de</strong>s anglaises et <strong>de</strong>s<br />
cabriolets ” qui possè<strong>de</strong> une voiture relativement rare, une Austin Healey Sprite Mk1, dite<br />
Frogeye. “ Après avoir possédé <strong>de</strong>ux Spit, qu’il trouvait ‘trop mo<strong>de</strong>rnes’, il s’est tourné vers<br />
la Sprite ‘pour ses ron<strong>de</strong>urs et parce qu’elle était peu courante. On n’en voit quasiment jamais<br />
en France.’ Son choix s’est finalement porté sur un exemplaire couleur… rose bonbon ! ‘Ca,<br />
je peux vous garantir que ce n’est pas la couleur qui m’a fait craquer. Mais bien parce qu’elle<br />
était saine. De toutes façons, j’avais décidé <strong>de</strong> lui offrir un lifting parce qu’une aile AR me<br />
semblait bien mala<strong>de</strong>. Elle a donc été refaite et l’auto a été mise à nu, entièrement. Je voulais<br />
qu’elle soit parfaite et prête à repartir pour quarante ans. Et je me suis attaché à lui redonner<br />
sa configuration d’origine. Ainsi, le tableau <strong>de</strong> bord, c’était à peu près n’importe quoi. J’ai<br />
passé du temps à retrouver <strong>les</strong> bons instruments et <strong>les</strong> bons boutons. Et si j’ai fait quelques<br />
entorses (lave-glace électrique, <strong>de</strong>ux relais pour <strong>les</strong> phares…) c’est pour la sécurité. ”<br />
(Gazoline Novembre 2001 : 17) Curieux mélange <strong>de</strong> conformité et d’apports personnels que<br />
ce Roadster, auquel on s’est efforcé <strong>de</strong> rendre son aspect d’origine jusqu’au minuscule détail<br />
<strong>de</strong>s boutons du tableau <strong>de</strong> bord mais qui présente en même temps <strong>de</strong>s transformations<br />
techniques et surtout pavoise dans sa livrée bleue… manifestement plus du goût <strong>de</strong> son<br />
propriétaire que le rose bonbon d’origine. Soucieux aussi <strong>de</strong> sécurité, cet autre restaurateur,<br />
qui gratifia sa Peugeot 201 coupé décapotable <strong>de</strong> détails électriques anachroniques. “ Seule<br />
entorse à l’origine, mais pour la sécurité j’y tiens, le circuit électrique équipé <strong>de</strong> fusib<strong>les</strong>. ”<br />
73
(Gazoline Novembre 2001 : 29)Peugeot 201<br />
Un autre me fait admirer sa Peugeot et m’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> quelques commentaires à en<br />
apprécier toutes <strong>les</strong> subtilités. Il parle mécanique, m’explique combien il lui a été difficile <strong>de</strong><br />
trouver une “ pièce d’origine ”. Je lui suggère qu’il aurait pu en faire fabriquer une neuve ou<br />
simplement en “ adapter ” une autre. Mais cette hypothèse ne lui plaît guère. “ Ah non ! quand<br />
on restaure une <strong>de</strong> ces bagno<strong>les</strong>, on s’amuse pas à bricoler un truc, à adapter comme vous<br />
dites <strong>de</strong>s pièces mo<strong>de</strong>rnes. Sinon ça a pas <strong>de</strong> charme ”. Pourtant, sans s’apercevoir <strong>de</strong> la<br />
contradiction, il précisera que la calandre “ a été changée ”. “ Normalement, c’est pas cella-là.<br />
Mais j’ai préféré celle-là. Je trouve que ça lui va mieux. Elle fait moins voiture américaine,<br />
vous trouvez pas ” Quant à Christian D., il accor<strong>de</strong> la plus gran<strong>de</strong> attention à son Le Zèbre,<br />
petit voiture <strong>de</strong>s années 1910, qu’il a “ restauré comme à l’origine ”. Montrant <strong>les</strong> très<br />
nombreuses petites boîtes dans <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> il consigne sa “ boulonnerie ”, il en extraie <strong>de</strong>s<br />
“ écrous borgnes ” dont il explique l’utilité. “ Ca c’est pour mes Zèbres. Ca va bien. C’est<br />
pour cacher <strong>les</strong> vis parce que c’était en laiton alors il faut remettre du laiton. On peut même en<br />
mettre plus que le nombre. Ca se marie bien. ” Des écrous <strong>de</strong> laiton par fidélité à l’origine<br />
mais en plus grand nombre “ parce que ça se marie bien ”, parce que le restaurateur trouve<br />
“ ça plus joli ”.<br />
Ces fantaisies sont légion. Il n’est pas nécessaire <strong>de</strong> continuer l’énumération mais<br />
remarquons qu’on <strong>les</strong> trouve aussi bien sur <strong>de</strong>s engins récents que sur <strong>de</strong> très vieux<br />
spécimens, sur <strong>de</strong>s populaires aussi bien que sur <strong>de</strong>s engins plus prestigieux. Toutes ces<br />
modifications ont été motivées par un même souci, celui d’améliorer l’esthétique première <strong>de</strong><br />
la voiture. La rendre plus belle certes mais surtout plus conforme aux propres goûts du<br />
collectionneur. On peut tout <strong>de</strong> suite remarquer que ces modifications, pourtant coupab<strong>les</strong> si<br />
l’on se réfère à la stricte notion <strong>de</strong> conformité à l’origine, ne sont jamais passées sous silence,<br />
font l’objet même d’une certaine fierté <strong>de</strong> la part du passionné qui ne fait jamais mystère <strong>de</strong>s<br />
modifications. Quel besoin avait-il <strong>de</strong> dire à l’ethnologue, notoirement connue pour ne pas<br />
“ être une spécialiste <strong>de</strong> la voiture ancienne ” que la couleur, <strong>les</strong> phares, le nombre <strong>de</strong> boulons<br />
ou encore la calandre avaient été modifiés A n’en pas douter, elle n’aurait rien remarqué.<br />
Serait-ce que précisément ces modifications ne doivent pas être passées sous silence car el<strong>les</strong><br />
sont chargées <strong>de</strong> sens <br />
Continuons à “ admirer ” ces engins sous la férule <strong>de</strong> leur restaurateur. Il n’est plus<br />
seulement question <strong>de</strong> “ détails esthétiques ” que Planète 2CV pourrait excuser, pour peu<br />
qu’ils ne soient pas irréversib<strong>les</strong>. La carrosserie, le moteur réservent, eux aussi, leurs<br />
surprises.<br />
"Bidouil<strong>les</strong>" et "adaptations" 6<br />
Hugues, prompt à condamner la propension <strong>de</strong> certains collectionneurs à repeindre<br />
leur véhicule, dénonçant l’usage <strong>de</strong> couleurs trompeuses, nous emmène dans son atelier. On y<br />
découvre que cette absolue fidélité à "l'origine" peut subir quelques entorses. Et non <strong>de</strong>s<br />
moindres. Il me montre sa Simca Sport, voiture <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong>s années soixante-dix. Il insiste<br />
longuement sur le respect <strong>de</strong> l'apparence, l'authenticité <strong>de</strong> l'engin, sur son refus absolu <strong>de</strong><br />
"changer quoique ce soit, d'y mettre un truc ou d'en enlever un autre". Comme je remarque<br />
que <strong>les</strong> élargisseurs d'ai<strong>les</strong> sont affublés <strong>de</strong> très disgracieux rivets, bien visib<strong>les</strong>, que je<br />
soupçonne d'être une fabrication personnelle, il relève crânement l'affront. "Ah non. Tout est<br />
rigoureusement d'origine. Les rivets, c'est moche, ils sont pas esthétiques, c’est vrai, mais<br />
c'était comme ça, <strong>de</strong> série. Ils étaient comme ça. Sur ce modèle, ils s'étaient pas emmerdés.<br />
Les élargisseurs d'ai<strong>les</strong> tenaient avec ces rivets, posés comme ça. D'ailleurs, regar<strong>de</strong> le tableau<br />
6 J'emprunte ces termes aux bricoleurs.<br />
74
<strong>de</strong> bord, c'est pareil. Petits compteurs ronds <strong>de</strong> l'époque, siège baquets d'époque avec harnais<br />
d'époque aussi. Tout est rigoureusement authentique." Ouverture du capot, pour exhiber le<br />
"petit boli<strong>de</strong>", prétexte aussi pour réaffirmer sa conformité à l'origine. Ou presque. Car<br />
discutant <strong>de</strong> ses vertus, je découvre qu'il n'est “ pas tout à fait ” d'"origine". Il a été "gonflé"<br />
pour accroître ses performances. "Rien <strong>de</strong> bien... C'est juste un petit coup par-ci par-là mais ça<br />
se voit pas." Par contre, on voit bien, même sans être spécialiste, que le pot d'échappement a<br />
été gratifié d'une autre "sortie". En somme, modifiée mais "conforme à l'origine." Les<br />
modifications touchent aussi et peut-être surtout, la mécanique, <strong>les</strong> entrail<strong>les</strong> <strong>de</strong> la machine.<br />
De différentes façons.<br />
Intéressons-nous à nouveau aux moteurs industriels <strong>de</strong> Pierre. Une activité qui n’est<br />
pas <strong>de</strong> tout repos, vu l’état dans lequel il <strong>les</strong> trouve. “ Les magnéto, on <strong>les</strong> adapte, on refait <strong>les</strong><br />
entraînements, on <strong>les</strong> adapte parce qu'el<strong>les</strong> étaient positionnées là. Et pour en trouver une<br />
d'origine ! Alors on adapte. Sur celui-là, c'est pas la magnéto d'origine mais j'en ai pris une<br />
autre et je l'ai adaptée. Qui va très bien d'ailleurs." Ici, adaptation discrète d'une magnéto, là<br />
emprunt <strong>de</strong> gicleurs, ailleurs greffe <strong>de</strong> serpentin, <strong>les</strong> moteurs <strong>de</strong> Pierre, discrètement,<br />
présentent quelques pièces rapportées ou plus exactement, pour lui emprunter ses mots,<br />
“ adaptées ”. “ Adapter ”, c’est sans doute ainsi que l’on pourrait résumer le premier <strong>de</strong>gré <strong>de</strong><br />
la transformation mécanique. Déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> restaurer une voiture est une chose ; trouver <strong>les</strong><br />
pièces pour y parvenir en est une autre. Diverses solutions s’offrent au passionné : se rendre<br />
dans <strong>les</strong> bourses d’échange où l’on n’est jamais sûr <strong>de</strong> trouver ce que l’on cherche, parcourir<br />
<strong>les</strong> petites annonces dans <strong>les</strong> pages <strong>de</strong> la presse spécialisée, faire appel aux membres <strong>de</strong><br />
l’association, acheter une pièce neuve d’époque issue d’un stock d’ ”invendus ”, ou encore…<br />
en adapter une. Cette solution n’est jamais la <strong>de</strong>rnière, celle que l’on choisit faute <strong>de</strong> mieux, à<br />
défaut <strong>de</strong> trouver une “ vraie ”, une “ d’origine ”. Elle n’est pas non plus dictée par un souci<br />
<strong>de</strong> rapidité –il faudra parfois beaucoup <strong>de</strong> temps pour que l’adaptation fonctionne-, ni par un<br />
impératif économique car on la voit souvent intervenir sur <strong>de</strong>s pièces bon marché alors que<br />
<strong>de</strong>s pièces beaucoup plus chères ne sont pas “ adaptées ” mais achetées. Nous verrons plus<br />
loin le cas <strong>de</strong> celui-ci qui achète fort cher <strong>de</strong>s amortisseurs mais s’évertuent à “ adapter ” <strong>de</strong><br />
bien moins chères “ rotu<strong>les</strong> ”. Etrange logique que celle-ci !<br />
Mais que signifie “ adapter ” dans ce contexte “ Adapter ” une pièce signifie utiliser<br />
une pièce issue d’un autre véhicule, d’une autre marque, d’une autre époque, d’une autre<br />
puissance, que l’on va tenter <strong>de</strong> transformer <strong>de</strong> façon à ce qu’elle soit aussi proche que<br />
possible <strong>de</strong> la pièce qu’il faut remplacer. Il s’agit d’imiter le plus fidèlement possible le<br />
fonctionnement <strong>de</strong> la pièce d’origine. Elle se veut la plus discrète possible. La pièce<br />
“ adaptée ” ne modifiera en rien <strong>les</strong> performances <strong>de</strong> l’engin. Un art <strong>de</strong> la copie en somme.<br />
Une “ adaptation ” parfaitement réussie est sans doute celle qu’un connaisseur ne reconnaît<br />
pas immédiatement, qui doit être dévoilée par son “ inventeur ” lui-même. Comme doit<br />
parfois le faire Pierre. Me montrant <strong>les</strong> cuves <strong>de</strong>s moteurs, il affirme, sérieux. "Maintenant,<br />
pour <strong>les</strong> cuves, on s'ennuie plus. On a trouvé le truc. Avant on s'emmerdait, on y travaillait<br />
<strong>de</strong>s heures, pour rien, parce que c'était tout mal foutu. Vous savez ce que c'est <strong>les</strong> cuves Des<br />
chasses Griffon " Devant mon air dubitatif, ne sachant pas ce que sont <strong>les</strong> chasses Griffon, il<br />
éclate <strong>de</strong> rire. "Les chasses Griffon ! on récupère la cuve et puis c'est tout. Les chasses <strong>de</strong><br />
waters, <strong>les</strong> chiottes, <strong>les</strong> cuves <strong>de</strong> chiottes Griffon, vous savez, <strong>les</strong> cylindriques qu'on voit dans<br />
<strong>les</strong> chiottes municipa<strong>les</strong> ! C'est ça, <strong>les</strong> cuves ! C'est impeccable pour faire <strong>les</strong> cuves pour <strong>les</strong><br />
refroidissements par eau." Et lorsque j’avoue ne pas avoir <strong>les</strong> compétences nécessaires pour<br />
reconnaître une cuve d’origine d’une cuve Griffon, il me rassure : “ Vous êtes pas la seule. Ils<br />
s’y font tous prendre. Même Jean-Louis, vous le connaissez, c’est pas la moitié d’un abruti, il<br />
s’y connaît question moteurs, il s’y est fait prendre la première. Il y a vu que du feu. Oui.<br />
Même lui. ” Alors si même le “ spécialiste ” local <strong>de</strong> la restauration <strong>de</strong> vieux moteurs<br />
industriels n’y a rien vu…<br />
75
Remarquons d'abord que ces "cuves Griffon" ten<strong>de</strong>nt à prouver le caractère<br />
indispensable <strong>de</strong>s “ adaptations ” techniques car, à n’en pas douter, Pierre dispose <strong>de</strong>s moyens<br />
et du matériel nécessaires pour "en refaire une comme à l’origine" ! La bonne humeur qui<br />
accompagna toute l'explication laisse clairement à penser que l'homme n'est pas peu fier <strong>de</strong><br />
cette subtilisation. Il s'agit manifestement <strong>de</strong> son exploit, <strong>de</strong> son tour <strong>de</strong> force. Il rit aussi <strong>de</strong> ce<br />
pied-<strong>de</strong>-nez à la technique dont il est l'auteur, qui transforme une bien triviale cuve <strong>de</strong> W-C en<br />
cuve à eau pour <strong>de</strong>s engins admirés dans <strong>les</strong> expositions. Mais à nouveau quel besoin avait-il<br />
<strong>de</strong> me préciser l’origine insolite <strong>de</strong>s cuves Ne contredisait-il pas la conformité à l’origine sur<br />
laquelle il a tant insistée Et comment ne pas être étonnée lorsqu’on l’entend se vanter<br />
d’avoir piégé le spécialiste local… mais du coup lui avoir révélé la supercherie Ne courait-il<br />
pas ainsi le risque <strong>de</strong> voir cet éminence le qualifier <strong>de</strong> “ bricoleur ”, dénoncer ses restaurations<br />
comme relevant “ <strong>de</strong> l’à peu près ” sans valeur <br />
Si <strong>les</strong> adaptations ont pour but d’imiter au mieux la pièce et <strong>de</strong> préserver le<br />
fonctionnement originel <strong>de</strong> l’engin, il est <strong>de</strong>s modifications qui n’ont pas cette discrétion. Je<br />
discute longuement avec Louis, heureux propriétaire d’une collection <strong>de</strong> voitures populaires.<br />
Selon lui, l’un <strong>de</strong>s avantages <strong>de</strong> ces voitures est précisément la relative facilité pour trouver<br />
<strong>de</strong>s pièces d’origine, le parc d’épaves étant encore assez important. Car il se refuse à toutes<br />
‘adaptations’. Tout doit être “ conforme ” : la couleur, la forme <strong>de</strong>s phares, <strong>de</strong> la calandre, <strong>les</strong><br />
performances. Ou à peu près.<br />
-Louis : “ J’ai refait <strong>les</strong> freins aussi parce que ces freins à tambour, ça vaut rien. La<br />
Dauphine, en principe, elle sortait avec <strong>de</strong>s freins à tambour mais sur ma Dauphine c’est <strong>de</strong>s<br />
freins à disque.<br />
-Q : Ca existait, ça, <strong>de</strong>s freins <strong>de</strong>ux sortes C’est à cause <strong>de</strong> l’année, tambour ou<br />
disque <br />
-L : Oui parce que la R8 qui est sortie après, c’était à disque. Mais la Dauphine, c’était<br />
à tambour. Et je crois bien, atten<strong>de</strong>z, que la Dauphine Gordini, c’était <strong>de</strong>s disques déjà. Mais<br />
moi, c’était <strong>de</strong>s freins à tambour, normalement, quand elle est sortie mais j’y ai mis <strong>de</strong>s freins<br />
à disque. Bon il a fallu faire quelques brico<strong>les</strong>, <strong>les</strong> étriers, <strong>les</strong> triang<strong>les</strong> mais rien. Parce que je<br />
vous dis, à tambours, ça freine pas et quand on fait <strong>de</strong>s rallyes, c’est pas évi<strong>de</strong>nt en <strong>de</strong>scente<br />
<strong>de</strong>s fois. Et puis surtout, ma femme la conduit, en rallye, et elle est habituée à sa Clio. Alors,<br />
<strong>les</strong> voitures mo<strong>de</strong>rnes, ça a <strong>de</strong>s freins. Alors en rallye, <strong>de</strong>s fois, elle se fait surprendre et elle<br />
me fait peur. Je me dis : ’Ouh !!!’ Alors c’est pour ça que j’ai un peu changé <strong>les</strong> freins. Sinon,<br />
c’est dangereux. ”<br />
Et tandis que celui-ci tente d’améliorer <strong>les</strong> performances <strong>de</strong> sa machine pour participer<br />
sans trop d’encombre aux rallyes, en la gratifiant <strong>de</strong> freins dignes <strong>de</strong> ce nom, celui-là, au<br />
contraire, tente <strong>de</strong> minimiser ses performances, dans le même but. Armand, passionné <strong>de</strong><br />
vieil<strong>les</strong> motos, membre très actif d’un petit club qui compte peu d’adhérents mais organise<br />
<strong>de</strong>s rallyes qui attirent toujours beaucoup <strong>de</strong> participants connaissait, comble <strong>de</strong> l’ironie,<br />
quelque difficulté au cours <strong>de</strong>s “ bala<strong>de</strong>s ”. Très puissante et très performante pour l’époque,<br />
la machine faisait preuve <strong>de</strong> performances bien supérieures à cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> ses semblab<strong>les</strong>,<br />
obligeant son pilote à jouer sans cesse <strong>de</strong> l’embrayage et <strong>de</strong> la boîte à vitesse pour tenter, sans<br />
grand succès, <strong>de</strong> rester à l’intérieur du groupe.<br />
A : -“ La mienne <strong>de</strong> 1933, c’était un modèle Luxe, à l’époque, parce que moi elle est<br />
sortie avec une boîte quatre vitesses ce qui est très rare chez ces motos puisqu’el<strong>les</strong> sont<br />
toutes à trois vitesses pratiquement. D’ailleurs, ça me crée un léger problème quand je suis en<br />
bala<strong>de</strong>. Je me suis fait mettre un pignon sortie moteur… Alors là on va rentrer dans <strong>les</strong> détails.<br />
Je me suis fait mettre un pignon sortie moteur que j’ai fait faire avec une <strong>de</strong>nt <strong>de</strong> moins, <strong>de</strong><br />
façon à pouvoir en quatrième rouler à la même vitesse qu’eux en troisième.<br />
Q : -Vous alliez plus vite Avec un pignon d’origine, vous alliez plus vite qu’eux <br />
A : -Oui, Sinon, toujours, obligé <strong>de</strong> vitesse. Repasser en troisième, je me laisse<br />
76
distancé, je reprends la quatrième pour <strong>les</strong> rattraper. Je repasse en troisième. Tandis que là<br />
avec une <strong>de</strong>nt <strong>de</strong> moins, je suis à peu près… Je <strong>les</strong> suis quoi. Je suis, moi en quatrième, à la<br />
même vitesse qu’eux en troisième. Et je l’ai fait… J’avais pris exemple sur la moto <strong>de</strong> mon<br />
frère. Parce que, quand on faisait <strong>de</strong>s bala<strong>de</strong>s, je me mettais à côté <strong>de</strong> lui, on essayait <strong>de</strong> faire<br />
tourner <strong>les</strong> moteurs à la même vitesse. On aurait avoir <strong>de</strong>s compte-tours mais… Et je me suis<br />
aperçu qu’en troisième mon moteur tournait plus vite et en quatrième il tournait doucement.<br />
Donc il fallait une intermédiaire et en faisant comme ça…<br />
Q : -Donc vous avez bridé la moto.<br />
A : -Voilà j’ai bridé ma moto. Mais j’ai un double avantage. Ca va vous faire rire,<br />
l’avantage. Comme je suis plus fort que la moyenne, ça me permet <strong>de</strong> monter en troisième<br />
alors qu’avant j’aurais peut-être pas pu monter.<br />
Q : -Vous auriez dû passer la secon<strong>de</strong> <br />
A : -Oui, la secon<strong>de</strong> pour monter.<br />
Q : -Donc réalisation d’un pignon spécial pour votre moto adaptée à cette conduite<br />
A : -Oui, voilà, ça m’a permis <strong>de</strong> conduire en bala<strong>de</strong>. ”<br />
Il ne s’agit plus d’“adapter ” mais <strong>de</strong> transformer ou plus exactement, pour reprendre<br />
l’expression <strong>de</strong>s mécaniciens “<strong>de</strong> “ bidouiller ”. La “ bidouille ” est l’opposé <strong>de</strong><br />
“ l’adaptation ”. Il s’agit non pas <strong>de</strong> transformer une pièce pour qu’elle s’adapte au moteur<br />
mais <strong>de</strong> modifier, parfois très légèrement, une pièce, <strong>de</strong> la changer parfois, pour modifier <strong>les</strong><br />
capacités, <strong>les</strong> caractéristiques <strong>de</strong> l’engin. On peut véritablement parler <strong>de</strong> transformation : ici,<br />
on se débrouille pour accroître le volume du radiateur <strong>de</strong> façon à éviter que la voiture chauffe<br />
trop vite, là on change le gicleur pour “ éviter qu’elle suce trop ”. On change toujours quelque<br />
chose, quelque chose qui donne à la voiture sa singularité. Ici, elle freinera mieux ; ailleurs on<br />
pourra enfin compter sur un système d’éclairage plus performant ou moins dangereux, le<br />
spectre <strong>de</strong> l’incendie étant éloigné ; plus loin, la tenue <strong>de</strong> roue, notamment dans <strong>les</strong> virages ou<br />
sur route mouillée permettra enfin <strong>de</strong> participer à un rallye sans craindre pour sa vie.<br />
L’exemple le plus abouti et le plus étonnant <strong>de</strong> ces “ bidouil<strong>les</strong> ” est sans conteste<br />
possible Le Zèbre <strong>de</strong> Christian D.<br />
Un Le Zèbre <strong>de</strong> compétition<br />
Il faut dire quelques mots <strong>de</strong> l’homme et plus encore <strong>de</strong> sa machine, pour comprendre<br />
le caractère singulier <strong>de</strong> sa pratique <strong>de</strong> “ restauration ”. Christian est l'heureux propriétaire<br />
d'une vénérable Ancêtre, un Le Zèbre "qui a vu la Première Guerre Mondiale, peut-être même<br />
qu'il a fait partie <strong>de</strong>s taxis <strong>de</strong> la Marne." Mais même en l'absence <strong>de</strong> cette certitu<strong>de</strong> historique,<br />
il a toujours beaucoup <strong>de</strong> succès lors <strong>de</strong>s rallyes du fait <strong>de</strong> sa lenteur, <strong>de</strong> sa tenue <strong>de</strong> route<br />
incertaine, <strong>de</strong> son âge et <strong>de</strong> son allure très datée. "C'est vrai que dans <strong>les</strong> rallyes, nous, il faut<br />
nous attendre parce que le Zèbre, il va pas vite. Et puis, <strong>les</strong> organisateurs doivent faire<br />
attention au circuit parce que si <strong>les</strong> côtes sont trop importantes, nous, on monte pas. Mais c'est<br />
ça, le charme <strong>de</strong> mon Zèbre. Qu'est-ce que tu veux Il est comme moi, il est plus tout jeune.<br />
Les gens, ils aiment nous filmer, nous photographier. Ils nous suivent, ils ont pas du mal<br />
pardi, ils nous font bonjour ! Ah oui, on passe pas inaperçu avec mon Zèbre." Force est <strong>de</strong><br />
constater que ce monocylindre ne “ passe pas inaperçu ” dans <strong>les</strong> manifestations et vaut à<br />
Christian une jolie notoriété dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s passionnés, au point que la marque <strong>de</strong> l’engin<br />
<strong>de</strong>vient une sorte d’i<strong>de</strong>ntité minimale, largement répandue. “ Il y en a plein qui connaissent<br />
pas mon nom. Ils disent : ‘Ah mais c’est Le Zèbre’ ou ‘Té salut, Le Zèbre’. Vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rez,<br />
tout le mon<strong>de</strong> me connaît, me dit : ‘Le Zèbre’. ”<br />
Christian D. n’exagère pas. J’en ai fait l’expérience. Les connaisseurs font cercle<br />
autour <strong>de</strong> l’engin, plongent la tête sous le capot, pressent Christian <strong>de</strong> questions. On l’admire<br />
beaucoup, on vante son savoir-faire, la patience dont il fait preuve pour la remise en état d’un<br />
77
engin aussi vieux. On admire l’homme mais l’on admire autant l’engin. “ C’est un super petit<br />
boli<strong>de</strong>. C’est extra comme voiture. C’est formidable. La technique, tu vois, aux tout début <strong>de</strong><br />
son commencement. Ce petit moteur, tous ces trucs. C’est vraiment… Pour celui qui<br />
s’intéresse, tu vois, à l’évolution <strong>de</strong> la mécanique, ça vaut le coup. ” Il est d’autant plus<br />
admirable que l’on peut très vaguement le raccrocher à l’histoire locale 7 , comme l’explique un<br />
<strong>de</strong> ses confrères, Gilbert F. “Vous n’avez jamais entendu parler <strong>de</strong>s Le Zèbre Je vais peutêtre<br />
vous apprendre quelque chose. C’est l’ancêtre <strong>de</strong> la Citroën. La première Citroën, c’était<br />
une Zèbre. Je vais vous dire pourquoi. Parce que, Citroën en 1918, la guerre terminait le 11<br />
Novembre. Ils fabriquaient <strong>de</strong>s obus, <strong>les</strong> Citroën. Et à partir du 11 Novembre, on a plus eu<br />
besoin d’obus et alors il a dit : ‘Qu’est-ce que je vais faire <strong>de</strong> mes ouvriers ‘ Et comme il<br />
avait déjà travaillé dans l’automobile, Citroën avait été ingénieur chez Mauss. Vous avez<br />
entendu parler <strong>de</strong>s automobi<strong>les</strong> Mauss Non plus ! Il a dit : ‘Je vais fabriquer <strong>de</strong>s<br />
automobi<strong>les</strong> ‘. Mais, pour fabriquer <strong>de</strong>s automobi<strong>les</strong>, fallait <strong>les</strong> présenter au salon <strong>de</strong> 1919. Et<br />
on présente pas une voiture dans cinq minutes avant <strong>de</strong> créer le modèle. Alors il est allé voir<br />
un tas <strong>de</strong> constructeurs en France. Les voitures Voisin, trop cher. Alors il a pensé à Périgueux,<br />
il y a ce petit constructeur <strong>de</strong> Zèbre. Il est allé le voir. Et l’ingénieur Salomon avait préparé<br />
une petite quatre cylindres pour le salon <strong>de</strong> 19. ‘Super ! Ca ferait bien ! Ca ferait l’affaire. Ils<br />
ont discuté : C‘est pas difficile. On enlève LE ZEBRE, on met CITROEN à la place et vous<br />
rentrez comme ingénieur à Javel’. Il a accepté et voilà comment ça a commencé. ”<br />
J’en avais conclu que l’admiration dont Christian était l’objet se justifiait par le<br />
caractère singulier <strong>de</strong> sa voiture, très ancienne et très rare, très légèrement investie d’histoire<br />
locale, ce qui ne gâche rien. Et logiquement, face à une telle admiration, j’en avais également<br />
conclu que Christian ne pouvait guère prendre <strong>de</strong> libertés dans la restauration <strong>de</strong> son engin.<br />
Cercle vertueux dans lequel l’une imposait l’autre et la justifiait tout à fois. Au cours <strong>de</strong> notre<br />
conversation, dans l’atelier <strong>de</strong> restauration, je ne tardai pas à comprendre combien je me<br />
trompais.<br />
Christian: “ Il est petit le moteur et il va beaucoup plus vite que le constructeur l’a fait<br />
parce que moi, je vais à 63 à l’heure, mon maxi, et le constructeur a dû faire ça à 40 à l’heure.<br />
Q : -Et qu’est-ce que vous lui avez fait <br />
C : -Eh bé, je l’ai un peu pommadé. J’ai un piston en alu. D’origine, il y avait un<br />
piston fonte donc j’ai gagné un peu. Il est moins lourd, le piston alors il monte plus<br />
vite. On gagne <strong>de</strong>s tours. Et puis sur l’échappement j’ai joué. L’admission aussi, j’ai<br />
agrandi l’admission. J’ai fait une préparation qu’on appelle. (…) Alors là, j’ai un petit<br />
bruit dans le moteur. Vous enten<strong>de</strong>z tac ! tac ! tac ! tac ! que je suis entrain<br />
d’arranger. C’est le bruit <strong>de</strong> la magnéto, c’est l’entraînement alors moi je suis entrain<br />
<strong>de</strong> faire une pièce en téflon que je vais monter à la place. Comme ça, le teflon, ça sera<br />
pas en ferraille donc ça fera pas <strong>de</strong> bruit, ferraille contre ferraille. Ce bruit sera étouffé<br />
par le téflon.<br />
Q : -Ce bruit, il est normal Il est d’origine <strong>de</strong> la voiture <br />
C : -Oui, il est comme ça, le bruit. Oui, oui.<br />
Q : -Normalement elle fait clac ! clac ! clac !<br />
C : -Ah oui, parce que c’est une pièce en ferraille qu’il y a. Alors moi j’en ai fait une<br />
en téflon.<br />
Q : -Vous trouviez que c’était pas gracieux comme bruit <br />
C : -Oui, voilà, je voudrais ne pas l’entendre.<br />
Q : -Pourtant, quand elle montait <strong>les</strong> côtes en 1907, c’est ce bruit-là exactement qu’elle<br />
faisait !<br />
C : -Oui, il <strong>de</strong>vait y avoir ce bruit. Mais c’est un bruit qu’on peut arrêter. Alors<br />
7 L’enquête a été réalisée notamment en Lot-et-Garonne, Dordogne et Lot. Gilbert F. habite<br />
précisément en Lot-et-Garonne.<br />
78
pourquoi pas le faire j’apporte quelque chose. ”<br />
Je vais <strong>de</strong> surprise en surprise. Car après avoir “ gonflé ” le moteur, notre homme s’est<br />
attaqué au radiateur. Un hasard heureux lui a permis <strong>de</strong> se procurer un radiateur “ d’époque ”<br />
mais dans un état pitoyable. “ Tout écrasé, c’est une poubelle. Vous pouvez pas vous en<br />
servir. Ca pisse comme un panier. Alors je ne suis pas tout à fait conforme parce qu’à<br />
l’origine, il y a pas <strong>de</strong> boîte à eau, c’est la chemise qui fait la boîte. L’eau, elle est là-<strong>de</strong>dans<br />
avec le nid d’abeille, là-<strong>de</strong>dans. Tandis que moi, c’est un enjoliveur, je lui ai mis une<br />
chemise. ” Au terme d’une explication alambiquée, je m’aperçois qu’il a transformé<br />
radicalement le radiateur. “ Et ça va très bien ; même j’ai plus <strong>de</strong> capacité d’eau, moi, là,<br />
qu’ils avaient là, eux. J’ai plus <strong>de</strong> litrages d’eau. Mon radiateur ferait même trop. Donc il<br />
marche très, très bien, ce moteur, quand il fait bien, bien chaud. ”<br />
Mais notre homme n’est jamais à court <strong>de</strong> projets. Et une “ bidouille ” en entraînant<br />
une autre, il lui reste encore “ beaucoup <strong>de</strong> travail ”. La question <strong>de</strong>s freins d’abord. “ Ma<br />
femme crie souvent, à côté, parce qu’à 60 à l’heure là-<strong>de</strong>ssus, ça va vite. Parce que <strong>les</strong> freins,<br />
ils sont sur le catalogue, pas là-<strong>de</strong>ssus ! Il y en a sur <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux roues arrière. Sur <strong>les</strong> roues<br />
avant, il y en a pas. C’est <strong>de</strong>s freins <strong>de</strong> l’époque, vous freinez ferraille sur ferraille ou pas loin.<br />
Alors pour s’arrêter, c’est presque aussi efficace qu’une prière ”. Et la question est d’autant<br />
plus urgente que la machine a gagné en vitesse. “ Encore à 40 à l’heure, vous vous arrêtez pas<br />
net mais vous y arrivez. Mais à 60 en côte, quand vous <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>z, alors là, c’est même pas la<br />
peine d’y penser. J’y réfléchis, voir ce que je peux faire avec ces freins.” La question <strong>de</strong> la<br />
tenue <strong>de</strong> route était, elle aussi et pour <strong>les</strong> mêmes raisons, à l’étu<strong>de</strong>. Me montrant une étrange<br />
installation où doucement il compose un nouveau châssis <strong>de</strong> Zèbre, il plonge dans <strong>de</strong>s<br />
explications compliquées 8 , que j'essaie <strong>de</strong> résumer d'une phrase.<br />
Q : -"Si j'ai bien compris, tout ça, c'est en rapport avec la direction <br />
Christian: - Oui, voilà. Vous voyez bien que vous y comprenez quelque chose à la<br />
mécanique. C'est pas une question <strong>de</strong> direction, vraiment, mais plutôt <strong>de</strong> tenue <strong>de</strong> route. Parce<br />
que c'est un casse-gueule !<br />
Q : - Vous êtes entrain d'améliorer la tenue <strong>de</strong> route <strong>de</strong> votre Zèbre <br />
C : -Non, pas <strong>de</strong> mon Zèbre, parce que celui-là (il montre l'engin avec lequel il fait <strong>les</strong><br />
rallyes), j'avais pas fait gaffe. Je m'en suis aperçu qu'après qu'il tenait la route comme une<br />
savonnette. Et maintenant, pour le refaire ! Par contre, celui-là (il montre le châssis), j'y<br />
travaille. J'essaie d'améliorer un peu. Attention, je le transforme pas ! Non ! Je change rien !<br />
Mais, bon... On verra quand on le fera rouler ! "<br />
Mais d’autres questions se posaient aussi, notamment l’éclairage. Le phare à acétylène<br />
ne lui fournissant pas assez <strong>de</strong> clarté pour rouler <strong>de</strong> nuit et l’obligeant à se procurer une<br />
escorte, il songeait à “ y faire quelque chose ”. Et ce n'est pas sans fierté qu'il annonça à ses<br />
confrères, au cours d'un rallye, qu'"il y était enfin arrivé". "Tu sais, le Zèbre, ça y est, j'ai<br />
réussi. Ca marche. Je t'avais bien dit que j'y arriverais. Mon Zèbre, il tourne au douze<br />
ampères." Au terme d'une explication -qui ne m'était pas adressée- où se mêlent volts et<br />
ampères, dynamo, batterie et phares, acétylène, je comprends qu'il a refait ou plutôt "inventé"<br />
un ingénieux système qui permet à son Zèbre <strong>de</strong> bénéficier d'un éclairage plus performant,<br />
tout en gardant l’illusion du phare à acétylène 9 .<br />
8 Nombre <strong>de</strong> conversations n'ont pu être enregistrées notamment cel<strong>les</strong> qui ont lieu pendant<br />
<strong>les</strong> haltes, lors <strong>de</strong>s rallyes, lorsqu'on soulève le capot, moment où <strong>les</strong> amateurs se vantent<br />
volontiers <strong>de</strong> leurs prouesses techniques. Mais <strong>les</strong> explications, <strong>les</strong> subtilités <strong>de</strong>s<br />
transformations ne sont pas toujours aisées à comprendre pour tout autre qu'un amateur. Il est<br />
plus difficile encore d'essayer <strong>de</strong> <strong>les</strong> décrire.<br />
9 Faut-il préciser que Christian était électricien J'ai interrogé un mécanicien, lui résumant ce<br />
que j'avais cru comprendre du branchement électrique, dans l'espoir qu'il m'explique comment<br />
79
Que penser <strong>de</strong> ce Le Zèbre “ pommadé ”, moteur “ gonflé ”, dont on a gommé <strong>les</strong><br />
bruits disgracieux et <strong>les</strong> contre-performances, amélioré le freinage, l’éclairage, la tenue <strong>de</strong><br />
route Au fil <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>scription, une conclusion s’impose : Le Zèbre <strong>de</strong> Christian D. n’a<br />
plus grand-chose à voir avec l’engin que créa l’ingénieur Salomon. Certes, leur allure<br />
extérieure est la même mais sous le capot, <strong>les</strong> différences sont légion, la restauration étant<br />
nettement plus performante que l’original. Ce que <strong>les</strong> admirateurs éclairés ne peuvent ignorer.<br />
Mais n’est-ce pas précisément ce qui vaut à Christian l’admiration dont il est l’objet <br />
L'art <strong>de</strong> la restauration comme art <strong>de</strong> la nécessaire "bidouille", nécessaire pour que le<br />
collectionneur et son engin accè<strong>de</strong>nt, ensemble, au rang <strong>de</strong> l'admirable C'est bien ce que<br />
confirme la lecture <strong>de</strong> la presse spécialisée.<br />
Fiches techniques<br />
On sourit lorsqu'on lit, sous la plume d'un journaliste <strong>de</strong> La vie <strong>de</strong> l'Auto que "modifier<br />
une voiture ancienne n'est jamais bien vu <strong>de</strong>s collectionneurs." (LVA 7 décembre 2000 : 8)<br />
Serait-ce à <strong>de</strong>s fins pédagogiques, pour lutter contre <strong>les</strong> mauvaises habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s amateurs<br />
qu'elle se montre si prodigue <strong>de</strong> commentaires et <strong>de</strong> conseils techniques judicieux <br />
Dans chaque numéro, immédiatement après le courrier <strong>de</strong>s lecteurs, la rubrique<br />
"Technique". Deux pages sont consacrées à <strong>de</strong>s aspects très précis : une saga <strong>de</strong> la "Boîte <strong>de</strong><br />
vitesse <strong>de</strong> la 2CV" (LVA 26 avril 2001 : 8-9 et 3 mai 2001 : 6-7), la meilleure façon <strong>de</strong><br />
"Peindre le polyester armé (LVA 9 novembre 2001 : 6-7), comment "fileter à la filière" (LVA<br />
21 juin 2001 : 8-9), "usiner un filetage dans un alésage à l'ai<strong>de</strong> d'un taraud (soit) tarau<strong>de</strong>r"<br />
(LVA 14 juin 2001 : 8-9) ou encore "tomber" et "désaccoupler" une boîte à vitesse (LVA 31<br />
mai 2001 : 8-9). La Vie <strong>de</strong> La Moto propose une véritable saga, en trois parties, <strong>de</strong> la<br />
“ carburation ”, “ l’une <strong>de</strong>s (..) bêtes noires ” <strong>de</strong> ses lecteurs (LVM 15 juin 2001 : 4_5 ; 1 er<br />
juillet 2001 : 4-5 ; 1 er août 2001 : 4-5), explique comment “ Refaire le haut moteur ” (LVM 1 er<br />
février 2001) : 4-5). Les <strong>de</strong>ssins techniques et photographies en gros plan ne laissent aucune<br />
place à la fantaisie mécanique.<br />
Pourtant, on découvre parfois <strong>de</strong> curieux conseils. Dans Gazoline, concernant <strong>les</strong><br />
connexions électriques d'une Dauphine en cours <strong>de</strong> restauration, on conseille d'"attaque(r) par<br />
le faisceau AR droit. Connecter le thermocontact <strong>de</strong> ventilateur électrique. (Deux fils).<br />
Connecter l'alimentation du moto-ventilateur électrique. Ces <strong>de</strong>ux opérations ne sont à réaliser<br />
que si, comme nous, vous avez opté pour un ventilateur autre que celui d'origine, accouplé à<br />
un moto-ventilateur électrique." Malgré le jargon, la "supercherie" est évi<strong>de</strong>nte : le ventilateur<br />
n'est pas d'origine ! La presse spécialisée donne l’exemple. Mais le bon ou le mauvais<br />
exemple Les donneurs, pour la Dauphine, sont peu à peu i<strong>de</strong>ntifiés : <strong>les</strong> "Filtre à air et<br />
échappement (sont) empruntés à une R16 TX." Quant aux fauteuils, "nous avons décidé <strong>de</strong><br />
monter <strong>de</strong>s sièges baquets en provenance d'une Simca Rallye 2. Il nous reste à <strong>les</strong> fixer dans<br />
la voiture. Pour ce faire, nous avons réalisé un bâti en tubes carrés <strong>de</strong> 20X20, soudés et<br />
boulonnés à la caisse." (Gazoline Mars 2001 : 20-27)<br />
La restauration d’une Alfa Roméo 175O, dans le même Gazoline, est plus exemplaire<br />
cette transformation était possible. "C'est absolument impossible. Tu peux pas. De <strong>de</strong>ux<br />
choses l'une : ou tu te plantes dans ton explication ou le type s'est foutu <strong>de</strong> toi. Je crois plutôt<br />
que c'est la secon<strong>de</strong>." Quant à moi, j'opterais plutôt pour la première, la conversation<br />
s'adressant aux membres du club.<br />
80
encore. Quelques photos proposent aux lecteurs <strong>de</strong> suivre pas à pas la restauration, chacune<br />
étant accompagnée d’un commentaire. S’agit-il encore d’une restauration Ou est-on déjà<br />
dans “ l’invention ” A chaque vignette, à chaque pas, son entorse à l’origine. “ Encore une<br />
entorse à l‘origine : la partie AV en skaï noir, comme sur <strong>les</strong> Giulia Super. Elle se marie bien<br />
avec <strong>les</strong> pare-soleils et l’effet obtenu est assez sympa, non ” Le “ montage <strong>de</strong>s joints <strong>de</strong><br />
portes ” est aussi l’occasion d’une entorse : “ ils sont bordés <strong>de</strong> feutrine beige, ce qui est<br />
finalement plus élégant que la feutrine noire d’origine. ” “ Le remontage, provisoire, <strong>de</strong>s feux<br />
AR neufs et <strong>de</strong> l’entourage <strong>de</strong> plaque également neuf. Le monogramme ‘1750’ (neuf, hé !<br />
hé !) correspond à celui monté sur <strong>les</strong> séries 1. Et bing, encore une entorse à l’origine. ”<br />
“ Pose <strong>de</strong> l’enjoliveur <strong>de</strong> montant <strong>de</strong> pare-brise, pas d’origine. En fait, il est i<strong>de</strong>ntique à ceux<br />
montés sur <strong>les</strong> Giulia Super. Les berlines 1750 et 2000 n’avaient droit qu’à la simple baguette<br />
que l’on retrouve sur <strong>les</strong> Giulia 1300 <strong>de</strong> base ”.<br />
Après <strong>les</strong> améliorations esthétiques, empruntées pour l’essentiel à la Giulia, <strong>les</strong><br />
améliorations techniques et mécaniques. Le pont d'origine est remplacé par un "pont<br />
autobloquant <strong>de</strong> berline 2000 ”. “ Allez, quelques entorses supplémentaires à l’origine. (…)Ca<br />
va améliorer la tenue <strong>de</strong> route", commente en grosses lettres le journaliste. “ Certains soufflets<br />
<strong>de</strong> rotu<strong>les</strong> étaient percés, notamment ceux <strong>de</strong>s bras supérieurs. Je <strong>les</strong> ai remplacés par <strong>de</strong>s<br />
soufflets <strong>de</strong> rotu<strong>les</strong> <strong>de</strong> J9, après <strong>les</strong> avoir regraissés avec <strong>de</strong> la graisse à… robinet Grâco. ” Les<br />
amortisseurs d’origine disparaissent aussi, au profit <strong>de</strong> Koni flambant neufs, “ toujours pour<br />
améliorer la tenue <strong>de</strong> route ”. Quant à la planche <strong>de</strong> bord, ce n'est pas celle d'origine qui est<br />
utilisée mais celle d'une Giulia Nuova, quelque peu transformée. Le restaurateur s’explique,<br />
coupant court à tout commentaire irrévérencieux. “ Bon, je sais, il y en a qui vont hurler, mais<br />
c’est MA voiture et je suis bien décidé à m’offrir quelques petits plaisirs. Le tableau <strong>de</strong> bord<br />
sera donc celui d’une Giulia Nuova Super. Mais il me faut entreprendre la rénovation <strong>de</strong> celui<br />
que j’ai récupéré. ” "Résultat comme à l'origine", commente le journaliste. (Gazoline juin<br />
2001 : 28-31 ; août-septembre 2001 : 28-31)<br />
En Janvier 2001, le même Gazoline avait déjà restauré une Dauphine Gordini. Elle<br />
aussi avait été l’objet <strong>de</strong> multip<strong>les</strong> “ améliorations ”. Celle-ci par exemple. “ Voilà notre beau<br />
cater ; pour le réaliser, nous sommes partis du carter d’origine dans lequel <strong>de</strong>ux ouvertures ont<br />
été pratiquées pour pouvoir sou<strong>de</strong>r <strong>de</strong>ux capacités supplémentaires d’environ 1 litre chacune.<br />
Opération délicate (pas question qu’il y ait la moindre fuite) confier à <strong>de</strong> vrais spécialistes.<br />
Avantage <strong>de</strong> cette augmentation du volume <strong>de</strong> l’huile : un meilleur refroidissement. Quand on<br />
prend <strong>de</strong>s tours, c’est indispensable si on ne veut pas casser tout <strong>de</strong> suite. ” (Gazoline janvier<br />
2001 : 21) Les transformations <strong>de</strong> la dauphine sont tel<strong>les</strong> qu’un lecteur, lui aussi restaurant<br />
une Dauphine, propose sa voiture comme contre-exemple. Faux échange épistolaire entre<br />
<strong>de</strong>ux dauphine mais vraies critiques adressées au journal. “ Chère Gordie, je t’envoie ce<br />
courrier pour te dire que je suis avec beaucoup d’intérêt tes aventures dans Gazoline. Que <strong>de</strong><br />
chemin parcouru ! Pour ma part, je suis un modèle Export <strong>de</strong> 1964, mais je n’en suis pas<br />
encore là, et la démarche <strong>de</strong> mon maître est un peu différente. Il me restaure également avec<br />
beaucoup <strong>de</strong> minutie, mais en se rapprochant le plus possible <strong>de</strong> l’origine, avec toutefois une<br />
passion supplémentaire pour <strong>les</strong> accessoires d’époque. ” (Gazoline Mai 2001 : 4) Feuilletant,<br />
on découvre ainsi une sorte <strong>de</strong> règle implicite : restaurer, c’est respecter “ l’origine ” tout en<br />
prenant avec celle-ci quelques libertés pleines <strong>de</strong> sens. Voire indispensab<strong>les</strong>.<br />
Existe-t-il, parmi <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> que j'ai "admirés", dans <strong>les</strong> expositions comme dans la<br />
presse spécialisée, un seul qui soit conforme à l'origine L'ethnologue est-il apte à porter un<br />
jugement Mais, peu à peu, une évi<strong>de</strong>nce a surgi : tous <strong>les</strong> collectionneurs "bidouillent",<br />
“ adaptent ”, interviennent sur leur engin <strong>de</strong> façon toute personnelle, apposent leur signature,<br />
plus ou moins discrètement. C’est un moyen <strong>de</strong> s’approprier la voiture, <strong>de</strong> la singulariser,<br />
d’imprimer sa marque. Au point que l'on peut penser que ces transformations sont la raison<br />
d'être <strong>de</strong> l'action <strong>de</strong> restaurer. Une "belle" voiture est une voiture conforme à l'origine... sauf<br />
81
quelques petits détails qui permettront <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> l'engin une pièce unique. Changer sa<br />
couleur, modifier son radiateur, adapter <strong>de</strong>s cuves Griffon ou gratifier une Berlina d’un<br />
tableau <strong>de</strong> bord <strong>de</strong> Giulia, c’est signer sa voiture, la rendre unique et singulière, se<br />
l’approprier définitivement. C’est faire d’un objet quelconque un objet singulier, à soi. La<br />
preuve en est sans doute cette habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s collectionneurs qui, bien qu’ayant acheté une<br />
voiture en bon état, considèrent, dans le meilleur <strong>de</strong>s cas qu’il y a “ encore du boulot à faire ”<br />
ou au pire affirment que leur prédécesseur “ avait fait ça n’importe comment ”. Christian D. a<br />
été très mécontent lorsqu’il a découvert l’état du Trèfle qu’il venait d’acquérir. “ Celle-là, je<br />
l’ai achetée en peinture comme elle était, comme elle est là. Il y avait <strong>de</strong> la mécanique. C’était<br />
affreux. Tout était soudé. Ils avaient changé <strong>les</strong> pièces. Une vraie bidouille. ” Lui, l’heureux<br />
propriétaire d’un Le Zèbre “ pommadé ”, champion <strong>de</strong> la “ bidouille ”, s’offusquant <strong>de</strong><br />
découvrir que son acquisition a, elle aussi, fait l’objet <strong>de</strong> quelques améliorations et<br />
adaptations On sourit.<br />
Il n’est pas le seul à dénoncer <strong>les</strong> pratiques auxquel<strong>les</strong>, par ailleurs, tout le mon<strong>de</strong> se<br />
livre. Après avoir restauré quatre voitures, Frédéric déci<strong>de</strong> “ d’en acquérir une où il n’aura<br />
rien à faire ”. Son choix se porte sur une Stu<strong>de</strong>baker Prési<strong>de</strong>nt 8 cylindres cabriolet. Le<br />
ven<strong>de</strong>ur n’en fait pas mystère : la voiture, sans être l’affaire du siècle, est un modèle<br />
exceptionnel, qui a été totalement restauré. N’est-ce pas ce que cherche notre restaurateur <br />
Or, il déchante. “ Il va s’apercevoir que la soi-disant restauration totale frise en tous points <strong>de</strong><br />
vue, l’à peu près ! Les détails seraient trop fastidieux à énoncer, disons (afin <strong>de</strong> résumer) que,<br />
si effectivement on a procédé au démontage d’un certain nombre <strong>de</strong> pièces mécaniques, <strong>les</strong><br />
solutions employées en vue <strong>de</strong> résoudre <strong>les</strong> différents problèmes rencontrés ont été à chaque<br />
fois minimalistes et guidées par une seule idée maîtresse, réaliser sur la restauration le plus<br />
d’économies possib<strong>les</strong>. (…) Il sait qu’il va lui falloir ‘remonter <strong>les</strong> manches’ et s’y atteler <strong>de</strong><br />
A à Z. ” Le fait d’essayer <strong>de</strong> restaurer au moindre coût est-il une attitu<strong>de</strong> inavouable dans le<br />
milieu <strong>de</strong>s collectionneurs Nous avons vu combien mes informateurs sont férus <strong>de</strong><br />
“ bidouil<strong>les</strong> ” et le sens que cela avait. Mais Frédéric lui-même n’en fait-il pas autant Pour<br />
restaurer une Corvette, achetée quelques années auparavant, il avait <strong>de</strong>ux solutions : “ soit<br />
(…) comman<strong>de</strong>r un châssis neuf qui coûtait à l’époque 40.000F ou alors (…) exécuter luimême<br />
le travail. D’après vous quelle fut la solution retenue (…) La 2 e solution bien sûr !<br />
Après <strong>de</strong>s heures <strong>de</strong> découpes, <strong>de</strong> soudures… et <strong>de</strong> patience ! La Corvette pouvait à nouveau<br />
reposer ses structures sur un beau châssis impeccable ! Coût <strong>de</strong> l’opération quelques<br />
morceaux <strong>de</strong> tôle <strong>de</strong> 3 mm d’épaisseur, et quelques baguettes <strong>de</strong> soudure, le tout pour une<br />
mo<strong>de</strong>ste pincée <strong>de</strong> billets <strong>de</strong> 100F ”. (Retro mania Février 2001 : 6-7) Il a finalement fait avec<br />
la Corvette ce que son prédécesseur a fait avec la Stu<strong>de</strong>baker : réaliser lui-même, à moindres<br />
frais et à grands renforts <strong>de</strong> “ bidouil<strong>les</strong> ” et “ adaptations ”, une restauration “ parfaite ”. Ce<br />
n’est donc pas seulement cette question <strong>de</strong> l’économie ou <strong>de</strong>s travaux prétendument<br />
approximatifs qui sont gênants. Le problème est bien que la voiture porte <strong>de</strong> façon trop<br />
importante, trop manifeste l’empreinte <strong>de</strong> son restaurateur, <strong>de</strong> son propriétaire précé<strong>de</strong>nt et<br />
non celle <strong>de</strong> l’acquéreur. Impensable. Achetée déjà restaurée, la voiture ne convient pas. Il<br />
faut en prendre possession en effaçant la trace du prédécesseur c’est-à-dire en refaisant le<br />
moteur, en vérifiant la carrosserie. En plongeant <strong>les</strong> mains dans le cambouis.<br />
Mais toutes ces “ bidouil<strong>les</strong> ”, ces “ adaptations ” vont au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la simple<br />
appropriation, <strong>de</strong> la simple singularisation. El<strong>les</strong> nous entraînent définitivement dans le<br />
mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’invention. Mon<strong>de</strong> qui est bien celui <strong>de</strong>s “ mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ”. Si, s’affairant<br />
autour <strong>de</strong> leurs “ Anciennes ”, ils tutoient volontiers mais discrètement et sous couvert<br />
“ d’amélioration ” l’univers <strong>de</strong> l’invention, ils y plongent tout aussi volontiers, et sans se<br />
cacher, à d’autres moments.<br />
82
Inventions<br />
Restaurer supposerait d’abord la fabrication d’un certain nombre d’équipements<br />
spéciaux afin, par exemple, <strong>de</strong> “ tomber le moteur ” ou tout autre partie <strong>de</strong> l’engin. Les<br />
machines et outils contemporains ne seraient pas adaptés à ce style <strong>de</strong> réparation. Les artisans<br />
spécialisés, qui pourraient être d’un grand secours, appliqueraient <strong>de</strong>s tarifs beaucoup trop<br />
élevés, sacrifice financier auquel <strong>les</strong> collectionneurs ne pourraient se résoudre, craignant <strong>de</strong><br />
léser la famille. Il n’y aurait alors pas d’autre solution que <strong>de</strong> “ faire soi même ”, <strong>de</strong> mettre au<br />
point l’indispensable outillage. Souvenons-nous d’abord <strong>de</strong> celui-ci qui, pour remettre en état<br />
sa Merce<strong>de</strong>s, dut “ fabriquer un arrache-maison ”. (LVA 22 février 2001 : 30) Dans <strong>les</strong><br />
ateliers, on découvre <strong>de</strong> nombreux “ marbres faits maison”, sortes <strong>de</strong> gabarits aux dimensions<br />
exactes du châssis à réaliser, mais aussi <strong>de</strong>s outils plus singuliers, comme cette “ boîte à faire<br />
<strong>les</strong> trous ” mise au point par Christian D. “ Alors tout ça, il faut que ça tombe au poil près,<br />
vous comprenez. Faut que ce soit très précis. Alors ça, c’est un outillage pour avoir tous <strong>les</strong><br />
trous pile parce qu’avec ça, j’ai <strong>les</strong> dimensions <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> trous, pour remonter toutes <strong>les</strong><br />
pièces. J’ai mesuré une fois pour toutes, j’ai percé <strong>les</strong> trous pour qu’ils correspon<strong>de</strong>nt. Plus<br />
besoin <strong>de</strong> prendre le mètre. C’est <strong>de</strong>s gabarits si vous voulez. J’ai fait comme dans l’aviation,<br />
quand je travaillais sur Concor<strong>de</strong>. On avait <strong>de</strong>s trucs comme ça, pour pas s’emmer<strong>de</strong>r. Un<br />
mannequin qu’on appelle. Après c’est du beurre. N’importe qui peut le faire. Il y a qu’à<br />
mettre cet outillage, prendre la chignole et un foret <strong>de</strong> 3, et allez ! On n’a plus besoin du<br />
mètre, <strong>de</strong> se dire : ‘C’est 17,6 ou 17,4 ou 16,9.’ Y’à qu’à suivre cet outillage. ” Faut-il<br />
accor<strong>de</strong>r du crédit aux motivations financières qui expliqueraient cette tendance au “ faire soi<br />
même ” El<strong>les</strong> sont, du moins, insuffisantes à l’expliquer. Il faut aller en chercher <strong>les</strong> raisons<br />
ailleurs. Notons d’abord que certains outils ne sont pas en vente dans le commerce car d’un<br />
usage beaucoup trop spécifique. Qu’on songe à la “ boîte à faire <strong>les</strong> trous ” <strong>de</strong> Christian.<br />
Inversant <strong>les</strong> propositions, il faut sans doute penser que ce “ besoin ” d’outils très spécifiques<br />
s’enracine dans une propension à l’invention, un désir <strong>de</strong> “ mettre au point ”, d’imaginer et <strong>de</strong><br />
réaliser. De créer en somme <strong>de</strong>s objets singuliers. D’inventer.<br />
Il suffit <strong>de</strong> continuer la visite <strong>de</strong> l’atelier <strong>de</strong> Christian D., l’heureux propriétaire du Le<br />
Zèbre, pour se convaincre que l’invention est profondément inscrite dans la pratique <strong>de</strong> la<br />
restauration, que l’une et l’autre se confon<strong>de</strong>nt. On y trouve <strong>de</strong> bien étranges engins. “ Là,<br />
vous avez un petit tracteur que j’ai fabriqué, dans le temps. Je l’ai fait entièrement. Je suis<br />
parti <strong>de</strong> pièces. Le train avant, <strong>les</strong> roues sont <strong>de</strong> Vespa 400, le moteur est d’une moto, comme<br />
une BMW, et puis toutes <strong>les</strong> autres pièces pareil, récupérées. Un démarreur <strong>de</strong> 2CV par<br />
exemple aussi. ” Une création dictée par <strong>de</strong>s impératifs économiques, imposée par la nécessité<br />
<strong>de</strong> jardiner au moindre coût “ J’avais pas <strong>les</strong> moyens d’en acheter un, même d’occasion ”.<br />
Pourtant, l’engin, bien que fonctionnant “ à merveille ”, a été bien vite remisé, pendant très<br />
longtemps. “ Seulement en étant artisan, j’avais pas le temps <strong>de</strong> charger la batterie, <strong>de</strong>..<br />
J’avais pas le temps. Alors, j’ai acheté un motoculteur. J’ai trouvé <strong>de</strong>s sous pour acheter un<br />
motoculteur. Maintenant je veux le refaire vivre pour en parler, l’emmener à <strong>de</strong>s bourses,<br />
comme ça. Pas pour vendre, non ! non ! je veux pas le vendre. ” Les raisons pour <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> il<br />
dit avoir arrêté <strong>de</strong> se servir <strong>de</strong> l’engin ne sont pas convaincantes et peuvent être facilement<br />
démontées. On le comprend : son but n’était pas <strong>de</strong> faire un motoculteur pour retourner la<br />
terre du jardin mais bien <strong>de</strong> faire un motoculteur… pour mettre en scène un savoir-faire<br />
technique, une capacité non seulement à faire mais surtout à imaginer et à réaliser un engin.<br />
N’est-ce pas précisément cette fonction <strong>de</strong> témoignage qu’il lui assigne désormais,<br />
envisageant <strong>de</strong> l’exposer dans <strong>les</strong> bourses Mais l’homme ne s’est pas arrêté là. Son activité<br />
d’inventeur a progressivement envahi tout son quotidien. Faut-il bâtir la maison “ Quand j’ai<br />
construit, j’avais pas <strong>de</strong> bétonnière et pas <strong>de</strong> ronds pour en acheter. Alors j’ai inventé la<br />
bétonnière et j’étais juste à l’usine. Et combien <strong>de</strong> copains en ont fait <strong>de</strong>rrière moi ! Et <strong>les</strong><br />
83
gens qui passaient le dimanche… Elle a été copiée, ma bétonnière ! ” Faut-il rafraîchir la<br />
faça<strong>de</strong> “ Pas <strong>de</strong> pognon. C’est ce qui m’a fait faire beaucoup <strong>de</strong> choses. J’ai fabriqué une<br />
sableuse parce que je pouvais pas donner <strong>de</strong>ux millions six cents mille francs et j’ai dit : ‘Je<br />
vais me la faire’. ” Faut-il trouver un moyen pour transporter Le Zèbre “ J’ai fait le portevoitures<br />
qui porte mon nom. Type original. Cette remorque, elle est basculante et hydraulique.<br />
Je lève un essieu ; elle bascule sur l’essieu arrière par une pompe sur le côté, hydraulique. Et<br />
l’autre, là, bascule, comme celle qui a qu’un essieu, d’elle-même. Je la lève <strong>de</strong> moi-même.<br />
Avec <strong>de</strong>ux doigts. C’est facile, on prend pas <strong>de</strong> peine. Même ma femme le fait toute seule. ”<br />
Christian D. est un bricoleur tous azimuts, un “ inventeur (extra)-ordinaire. Rien ne lui résiste.<br />
Son but est bien <strong>de</strong> “ faire pour faire ”, <strong>de</strong> construire et <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s modè<strong>les</strong> originaux. Et la<br />
façon singulière dont il abor<strong>de</strong> la “ restauration ” <strong>de</strong>s Le Zèbres s’inscrit dans cette logique et<br />
la prolonge. Le Zèbre doit beaucoup plus au tracteur et à la sableuse qu’à l’ingénieur<br />
Salomon !<br />
En fait il ne s’agit pas vraiment <strong>de</strong> “ restaurer ”. En effet, si le premier Le Zèbre peut<br />
encore être considéré comme relevant <strong>de</strong> cette pratique –il acheta un moteur et quelques<br />
pièces au cours <strong>de</strong> différentes bourses d’échanges-, <strong>les</strong> autres spécimens s’inscrivent<br />
aujourd’hui dans un tout autre projet. Il ne s’agit pas <strong>de</strong> “ retaper ” mais <strong>de</strong> faire une dizaine<br />
<strong>de</strong> Le Zèbre ! Il le dit lui-même : “ je suis fana <strong>de</strong> fabriquer du Zèbre. Vous allez voir ce que<br />
<strong>les</strong> gars m’ont fait que c’était l’usine Zèbre ici. Ca, c’est copié sur une affiche d’époque qu’ils<br />
ont agrandie. Alors : ‘Le Zèbre, achat, vente, réparations, garage D. Christian, à Toulouse. Je<br />
voudrais fabriquer une dizaine <strong>de</strong> Zèbre, comme ça, parce que ça me plaît. Je vous dis, je suis<br />
fana <strong>de</strong> fabriquer ces petites bagno<strong>les</strong>.” Il me tend une plaque, offerte par ses amis du Club<br />
Automobile : Christian est présenté tout à la fois comme un constructeur, un concessionnaire<br />
et un réparateur agréé Le Zèbre. L’humour force à peine la réalité, tant son atelier a,<br />
effectivement, <strong>de</strong>s allures d’usine Le Zèbre qui conviennent parfaitement à son projet <strong>de</strong><br />
production en série limitée, pourrait-on dire. “ C’est <strong>de</strong>s machines-outils que j’ai achetées<br />
quand il y avait <strong>de</strong>s ateliers qui fermaient. J’ai une presse pour emmancher <strong>de</strong>s roulements,<br />
après une fraise à côté. Le gros truc, c’est un compresseur, cuve 1000 litres, avec <strong>de</strong> l’air<br />
comprimé pour gonfler <strong>les</strong> roues. Alors après, j’ai une petite fraise. C’était ma première. Et<br />
j’en ai trouvé une autre beaucoup plus mo<strong>de</strong>rne alors j’essaierai <strong>de</strong> récupérer un peu d’argent<br />
en vendant celle-ci. Ca, c’est un tour à colonnes. Alors c’est le marbre que j’ai fabriqué, moi,<br />
pour pouvoir refaire <strong>de</strong>s châssis parce que <strong>de</strong>s châssis vous en trouvez pas. Alors, j’ai fait cet<br />
appareil pour pouvoir refaire <strong>de</strong>s châssis. Je peux refaire tous Les Zèbre que je veux avec ça.<br />
Mais parce que je veux en faire d’autre que j’ai fait ce marbre.”<br />
Christian D. n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. J’ai déjà évoqué Jean-Louis,<br />
considéré par mes interlocuteurs comme un expert en matière <strong>de</strong> restauration <strong>de</strong> moteurs<br />
industriels. Lorsque je visite son “ musée ”, je note la présence d’un tracteur <strong>de</strong> pelouse <strong>de</strong><br />
marque International, au centre <strong>de</strong> la pièce, bien en évi<strong>de</strong>nce au milieu <strong>de</strong>s moteurs anciens.<br />
Sa présence en ce lieu m’a pour le moins étonnée. Que faisait cet engin “ utile ” au milieu <strong>de</strong><br />
cette collection d’objets admirab<strong>les</strong> Et pourtant, il est bien à sa place comme je n’ai pas<br />
tardé à le découvrir : constitué <strong>de</strong> différentes pièces, <strong>de</strong> différentes marques, toutes également<br />
récupérées, il est le fruit <strong>de</strong> l’invention créatrice <strong>de</strong> Jean-Louis. “ C’était pour m’amuser. Je<br />
voulais voir si j’y arriverais. ” De même, Jean-Pierre, l’homme <strong>de</strong> la Lagrange-et-Legrand,<br />
s’est d’abord essayé avec succès à la course automobile, entretenant lui-même son boli<strong>de</strong> puis<br />
à la réalisation <strong>de</strong> Buggies d’auto-cross, petits engins très rapi<strong>de</strong>s. Les amateurs le savent :<br />
“ faire un buggy ” signifie en inventer un, mettre au point une machine unique à partir d’un<br />
moteur <strong>de</strong> voiture que l’on installera sur un “ châssis fait maison ”, le plus souvent à partir<br />
d’une structure tubulaire. Chaque machine est en fait une invention. Puis il abandonne le<br />
buggy, séduit par un autre projet. Seul <strong>de</strong>scendant <strong>de</strong>s automobi<strong>les</strong> Lagrange et Legrand, il a<br />
décidé <strong>de</strong> refaire le véhicule qui valut quelque notoriété sa famille. Force est <strong>de</strong> constater que<br />
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<strong>les</strong> mêmes techniques sont à l’œuvre dans l’une et l’autre réalisation. Il serait peut-être plus<br />
exact <strong>de</strong> dire que sous couvert <strong>de</strong> véhicule ancien, familial, il a réalisé un buggy <strong>de</strong> plus.<br />
Q : -La Lagrange, c’est un peu le même système que vous avez utilisé. C’est une<br />
structure tubulaire, un châssis tubulaire comme le Buggy Elle était comme ça à l’origine <br />
J-P : -Oui, oui !.. Non, à l’origine, la Lagrange avait la base en fer U. Bon j’ai essayé<br />
<strong>de</strong> tordre du fer U. Je suis pas forgeron, j’y arrivais pas. Alors j’ai fait un châssis en tube et<br />
après je suis reparti avec du fer U, pour le reste, pour ce qui est moins dur à tordre. ”<br />
Cette petite voiture s’inscrit dans une intense activité <strong>de</strong> bricolage. Elle semble être le<br />
lieu où il a mis en forme l’essentiel <strong>de</strong> son savoir. “ Je suis assez adroit <strong>de</strong> mes mains. Je<br />
bricole la ferraille, je bricole le bois. Les meub<strong>les</strong> que vous voyez, partout, dans la maison,<br />
c’est moi qui <strong>les</strong> ai faits. La maison, c’est moi qui l’ai fait. Donc finalement la voiture, c’est<br />
presque un détail, vous voyez. ” Il a fait la carrosserie et <strong>les</strong> boiseries <strong>de</strong> la voiture qui n’a pas<br />
<strong>de</strong> moteur. “ Je voudrais bien en trouver un mais c’est pas possible. Et pour en faire un, pouf !<br />
Je sais pas trop comment m’y prendre. ”<br />
Bricolage, invention, restauration sont indissociab<strong>les</strong>. Ce n’est sans doute pas tant<br />
l’attrait pour <strong>les</strong> machines anciennes que la possibilité <strong>de</strong> donner libre cours à leur savoir<br />
technique qui motive <strong>les</strong> mécaniciens. Sous prétexte <strong>de</strong> restauration, c’est d’inventions que<br />
l’on fait preuve. Il ne s’agit pas <strong>de</strong> reproduire simplement un système technique mais bien <strong>de</strong><br />
montrer que l’on maîtrise parfaitement ces savoirs au point que l’on peut jongler avec eux,<br />
<strong>de</strong>puis la simple “ adaptation ” jusqu’à la beaucoup complexion “ invention ” d’une machine.<br />
Certains poussent d’ailleurs très loin cette logique.<br />
Engins uniques<br />
Bourse d’échanges dans <strong>les</strong> Lan<strong>de</strong>s. Visite <strong>de</strong>s stands : <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong> moteur, <strong>de</strong>s<br />
pièces mécaniques, diffici<strong>les</strong> à i<strong>de</strong>ntifier pour un néophyte, sont proposés aux clients. Roues,<br />
enjoliveurs, gicleurs, pistons et autres culasses font le bonheur <strong>de</strong> certains ou le désespoir <strong>de</strong>s<br />
autres, qui ne trouvent pas “ la ” pièce qui leur fait défaut <strong>de</strong>puis si longtemps. Sous la halle<br />
du village, <strong>de</strong>s voitures anciennes ont été installées. Il y en a <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> âges. Une Dauphine,<br />
une 4 CV, une Porsche et une Franck Bau<strong>de</strong>t. Silhouette très allongée, très basse, un très long<br />
capot pour un habitacle proportionnellement très court, la voiture a <strong>de</strong>s airs <strong>de</strong> Bugatti ou<br />
d’Hispano-Suiza et semble bien avoir vu le jour dans <strong>les</strong> années trente. Le sens <strong>de</strong> cette mise<br />
en scène ne fait pas <strong>de</strong> doute : c’est tout le processus <strong>de</strong> restauration qui est ainsi exposé,<br />
<strong>de</strong>puis <strong>les</strong> pièces éparses et la nécessaire et patiente quête qu’el<strong>les</strong> justifient jusqu’à l’engin<br />
enfin restauré, qui “ tourne comme une horloge ”.<br />
Comme j’admire la Franck Bau<strong>de</strong>t, un spectateur, manifestement plus au fait <strong>de</strong> la<br />
chose mécanique que moi, ne s’étonne guère. “ Elle vous plaît – Oui, c’est un monstre. –<br />
C’est un vrai tour <strong>de</strong> force. –Oui, je connaissais pas Franck Bau<strong>de</strong>t. C’est un constructeur<br />
d’où –C’est pas un constructeur. C’est Franck bau<strong>de</strong>t lui-même qui l’a faite. ” Comme je ne<br />
comprends pas <strong>de</strong> quoi il s’agit, il précise : “ C’est un mec, qui s’appelle Franck bau<strong>de</strong>t qui a<br />
construit cette voiture. C’est lui qui l’a faite. –Vous voulez dire que cette voiture n’a jamais<br />
existé C’est lui qui l’a inventée –Oui, voilà, c’est lui qui l’a inventée comme vous dites. Il<br />
l’a refaite ; il l’a faite ! ” Mais que fait cette voiture au milieu <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> voitures Il ne s’agit<br />
plus <strong>de</strong> restauration ni d’inventions discrètes sous couvert <strong>de</strong> restauration ou d’amélioration.<br />
Mais d’une Invention. Voire un faux ! On est là, me semble-t-il, aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la passion<br />
pour <strong>les</strong> vieil<strong>les</strong> mécaniques. En réalité, cette Franck Bau<strong>de</strong>t, vraie-fausse ancienne, apparaît<br />
comme l’exemple le plus abouti <strong>de</strong> cette pratique. N’est-elle pas la voiture à soi, par<br />
excellence <br />
Retromania, qui en sous-titre nous propose “ Un nouveau regard sur la voiture<br />
85
ancienne ” et présente en couverture une Renault 4CV, une Peugeot 404 et une Citroën Visa,<br />
consacre un dossier à La Duc, une voiture unique ! Son propriétaire, Yvon Leduc, pose<br />
fièrement accoudé à son engin. Un boli<strong>de</strong> à la peinture métallisée brillant <strong>de</strong> mille feux, <strong>les</strong><br />
chromes rutilants, un boli<strong>de</strong> digne <strong>de</strong>s voitures <strong>de</strong> très grand luxe <strong>de</strong>s années trente, un très<br />
long capot pour un habitacle <strong>de</strong>ux places, une calandre digne <strong>de</strong>s Bugatti, un bouchon <strong>de</strong><br />
radiateur arborant une chouette qui évoque inévitablement la Silver Lady <strong>de</strong>s Rolls Royce,<br />
<strong>de</strong>s pneus énormes. Un monstre à n’en pas douter. Un monstre effectivement ou plus<br />
exactement un hybri<strong>de</strong>. Unique, La Duc l’est autant que la Franck Bau<strong>de</strong>t et pour <strong>les</strong> mêmes<br />
raisons : son propriétaire est aussi son créateur. “ C’est (…) en 1955, l’année <strong>de</strong> ses seize ans,<br />
que Yvon Leduc a décidé qu’un jour, il fabriquerait une automobile. Mais pas une voiture<br />
‘ordinaire’, une automobile comme <strong>les</strong> bel<strong>les</strong> d’autrefois, qui faisait se retourner <strong>les</strong> gens sur<br />
son passage. Et finalement ce n’est que 22 ans plus tard, que son projet allait prendre forme,<br />
car c’est en 1977, que Yvon Leduc a véritablement commencé à se pencher sur sa table à<br />
<strong>de</strong>ssin. Il consacrera huit ans à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fabrication <strong>de</strong> sa voiture. Huit ans à penser,<br />
<strong>de</strong>ssiner, planifier, quel genre d’auto ça serait . (…) La Duc, <strong>de</strong> Yvon Leduc a été construite à<br />
partir <strong>de</strong> plusieurs marques <strong>de</strong> voitures, principalement Volvo, Mazda et MG. Le ‘squelette’<br />
<strong>de</strong> la voiture provient d’une camionnette Mazda, le châssis, le pont arrière, l’essieu avant et la<br />
direction. (…) L’habitacle est celui d’une MG et le moteur est Volvo. (…) Le tableau <strong>de</strong> bord<br />
provient aussi d’une MG, tandis que <strong>les</strong> phares, sont <strong>de</strong>s phares d’une Desoto 1939 ! Le<br />
volant d’une Cadillac Lasalle, il y a <strong>de</strong>s pièces d’une Buick 1939, notamment <strong>les</strong> côtés du<br />
capot. Sans oublier <strong>les</strong> clignotants avants, fabriqués avec… <strong>de</strong>s cendriers ! ” (Retro mania :<br />
Février 2001 : 30-31)<br />
Toujours dans Retromania, on découvre le portrait <strong>de</strong> Frédéric Cebrunska, un<br />
“ restaurateur <strong>de</strong> haut niveau ! ”, affirme la revue. On n’a guère <strong>de</strong> peine à croire le journaliste<br />
lorsqu’on lit qu’ “ à 16 ans, il s’est offert non pas une ‘mobe’ (chose que font la plupart <strong>de</strong>s<br />
jeunes <strong>de</strong> cet âge-là) mais une Traction… en piteux état ! C’est ainsi que tout a commencé, le<br />
soir après sa journée <strong>de</strong> travail champêtre et bien sûr, le week-end, notre Frédéric se payait<br />
une tranche <strong>de</strong>s fameux jambons <strong>de</strong> la traction, 2 ans après la 11 légère avait totalement<br />
changé <strong>de</strong> look. ” La voiture restaurée et vendue, il récidive, cette fois-ci avec une Peugeot<br />
190 S <strong>de</strong> 1929. Plus récemment, il s’est attaqué à une Corvette. Mais le ven<strong>de</strong>ur, spécialiste<br />
<strong>de</strong> la marque, lui propose un spécimen “ invendable : le moteur est excellent, la caisse est<br />
superbe, l’intérieur magnifique… oui mais ! … le châssis est prêt au moindre sursaut à se<br />
casser en <strong>de</strong>ux (et même plus ) tant il est rongé par la corrosion. ” Et le ven<strong>de</strong>ur ne se contente<br />
pas <strong>de</strong> proposer un modèle qu’il reconnaît invendable ; il assortit la vente <strong>de</strong> l’engin d’une<br />
clause singulière : il “ accepte éventuellement <strong>de</strong> vendre pour la somme <strong>de</strong> 80.000F ce modèle<br />
(qui côte à l’époque 200.000F) à la seule et unique condition que (Frédéric) s’engage à<br />
effectuer <strong>les</strong> réparations dans <strong>les</strong> règ<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’art, l’accord provisoire étant signé <strong>de</strong> la manière<br />
suivante : Frédéric paye l’auto, il l’emmène sur un plateau, il la restaure, le travail exécuté, il<br />
revient au Mans présenter l’auto sur un plateau, on procè<strong>de</strong> aux vérifications et si tout est en<br />
règle, c’est seulement à ce moment-là qu’on lui remettra sa carte grise ”. Frédéric relève ce<br />
qui apparaît comme un défi. Un an plus tard, <strong>de</strong> retour au Mans avec son engin restauré, il<br />
aura le plaisir d’entendre son ven<strong>de</strong>ur accepter <strong>de</strong> la faire immatriculer, preuve que l’engin est<br />
“ conforme ”. Un brillant restaurateur à n’en pas douter.<br />
Mais aussi un savant “ bricoleur ”. C’est qu’entre la Peugeot et la Corvette, Frédéric a<br />
consacré son temps et son savoir à une étrange activité, qui ne manque d’étonner pour un<br />
restaurateur aussi consciencieux. En 1989, il achète à nouveau une Traction, en parfaite état<br />
<strong>de</strong> conservation, détail qui est d’une importance cruciale. Il va lui permettre <strong>de</strong> “ s’offrir le<br />
luxe <strong>de</strong> transformer une berline… en cabriolet. ” Un projet que le hasard va gran<strong>de</strong>ment aidé.<br />
“ Le point <strong>de</strong> départ <strong>de</strong> l’aventure commence par une rencontre fortuite, celle d’un carrossier<br />
<strong>de</strong> la belle époque qui va sans le vouloir, déclencher le processus, car, tenez-vous bien, ce<br />
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miraculeux homme est en possession non seulement <strong>de</strong> l’intégralité <strong>de</strong>s plans originaux du<br />
cabriolet réalisé par Citroën, mais il peut fournir avec, <strong>les</strong> ébauches spécifiques <strong>de</strong>s différentes<br />
pièces <strong>de</strong> carrosserie et, cerise supplémentaire sur le gâteau : <strong>les</strong> gabarits qui vont avec ! En<br />
fait, Frédéric dispose par le biais <strong>de</strong> ce Monsieur <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> éléments originaux du<br />
constructeur, lui permettant <strong>de</strong> fabriquer un faux… Vrai cabriolet Citroën ! ” “ Vrai faux ”,<br />
c’est bien l’impression que l’on ressent à la lecture <strong>de</strong>s lignes qui suivent, tant la référence à<br />
“ l’original ” étonne puisqu’il s’agit d’une transformation. “ Entre la berline traction, et le<br />
cabriolet, <strong>les</strong> différences (surtout sur la partie arrière) sont nombreuses, <strong>les</strong> portes, <strong>les</strong> bas <strong>de</strong><br />
caisse, <strong>les</strong> ai<strong>les</strong>, la malle, etc…, n’ont en commun aucunes côtes i<strong>de</strong>ntiques. Frédéric va tout<br />
reconstruire en respectant avec rigueur <strong>les</strong> côtes d’origine, et la mise en œuvre employée par<br />
Citroën, cette reconstitution totale, particulièrement osée nécessitera <strong>de</strong> longues heures <strong>de</strong><br />
travail, avec en permanence une seule idée, respecter et recréer le plan original, tous <strong>les</strong><br />
différents renforts seront judicieusement construits aux côtes réalisées par la marque du Quai<br />
<strong>de</strong> Javel, ils se retrouveront ensuite soudés au millimètre près, là où le constructeur <strong>les</strong> avait<br />
positionnées. ” Tout à fait transformée, la berline mais conforme au cabriolet qu’elle est<br />
<strong>de</strong>venue… à une différence près. “ Le travail terminé seule une tôle située sous la banquette<br />
arrière présente une petite différence par rapport au modèle original. ” Evi<strong>de</strong>mment une telle<br />
transformation pourrait déplaire aux puristes. Enfin terminée, l’auto reçut l’adoubement.<br />
“ Notre fabuleux restaurateur obtiendra pour la reconstitution <strong>de</strong> cette sorte <strong>de</strong> petit chef<br />
d’œuvre, un prix ‘Hors Concours’ aux 48 heures Automobi<strong>les</strong> <strong>de</strong> Troyes à l’occasion <strong>de</strong> cette<br />
manifestation, bon nombres <strong>de</strong> Citroënistes avertis, se pencheront dans le détail sur cette<br />
reconstruction et tous seront unanimes pour applaudir l’extraordinaire beauté <strong>de</strong> ce faux…<br />
vrai cabriolet. ”<br />
Que font ces véhicu<strong>les</strong> “ uniques ” au milieu <strong>de</strong>s voitures anciennes, également<br />
exposés à l’admiration Leur présence est un révélateur, l’exemple le plus abouti <strong>de</strong> ce que<br />
cachent, plus ou moins, <strong>les</strong> autres véhicu<strong>les</strong>, légèrement modifiés. La restauration ferait donc<br />
bon ménage avec un certain <strong>de</strong>gré d’invention technique, discrète ou très évi<strong>de</strong>nte. Mais que<br />
penser alors <strong>de</strong> ceux qui préfèrent une restauration “ dans son jus ”, <strong>de</strong> ceux qui précisément<br />
affirment ne pas vouloir intervenir par souci d’origine Il suffit <strong>de</strong> jeter un œil sur leur<br />
restauration pour voir qu’el<strong>les</strong> aussi sont signées, modifiées <strong>de</strong> façon manifeste.<br />
Faire du vieux… avec du neuf<br />
Revenons chez Pierre M., l’homme <strong>de</strong>s chasses Griffon. S’il aime “ adapter ” <strong>les</strong><br />
pièces, il déploie parfois <strong>de</strong>s torrents d'ingéniosité pour utiliser <strong>de</strong>s pièces d’origine. Ce qui<br />
n’est pas toujours possible. Il est souvent conduit à refaire <strong>les</strong> pièces, en s'inspirant <strong>de</strong> ce qui a<br />
"miraculeusement" survécu, aidé <strong>de</strong> documentation ou <strong>de</strong>s souvenirs <strong>de</strong> son beau-père. Son<br />
garage témoigne <strong>de</strong> cette activité <strong>de</strong> recréation. On y trouve tous <strong>les</strong> engins nécessaires : tour,<br />
fraiseuse, étau-limeur, etc., tous achetés d'occasion auprès d'entreprises <strong>de</strong> création et <strong>de</strong><br />
maintenance <strong>de</strong> machines industriel<strong>les</strong>. Il dispose bien du matériel et du savoir adéquats, pour<br />
créer une "neuve" avec pour seul modèle une pièce rouillée. Un Moteur Bernard en fort<br />
mauvais état lui a ainsi causé <strong>de</strong> graves soucis. Il manquait pratiquement toutes <strong>les</strong> pièces ; il<br />
a donc dû <strong>les</strong> refaire, une à une, suivant le modèle d'origine. "Il y avait pas <strong>de</strong> carburateur, il y<br />
avait pas <strong>de</strong> système <strong>de</strong> pompe à essence, ça y était pas. Bon, <strong>les</strong> cuves n'y étaient plus. Il y<br />
avait pas <strong>de</strong> pompe à eau parce que, sur celui-là, normalement, il y avait une pompe à eau. Il y<br />
avait plus <strong>de</strong> magnéto. Il restait le serpentin que j'ai refait parce que tant que j'y étais... ! Bon,<br />
j'ai eu la chance <strong>de</strong> trouver cette pièce et aussi la pipe du carburateur. Après j'ai refait le<br />
gicleur, puis j'ai refait le carburateur aussi. Sans ça, ça aurait pas marché. Enfin, si mais pour<br />
le remettre d'origine, non. On pouvait le faire tourner avec un carburateur <strong>de</strong> voiture mais<br />
87
c'était pas d'origine. Alors je l'ai refait."<br />
Souvenons-nous également <strong>de</strong> Gilbert F., s’affairant autour <strong>de</strong> son châssis <strong>de</strong> Boli<strong>de</strong>,<br />
tout ce qu’il reste à l’heure actuelle d’un engin dont il assure qu’il “ roulera un jour ”. Mais il<br />
est serein ; il dispose <strong>de</strong> tout l’attirail nécessaire à la restauration. Il fera pour celle-là comme<br />
pour <strong>les</strong> précé<strong>de</strong>ntes : il fera du “ neuf ”. “ Voyez toutes ces pièces. El<strong>les</strong> sont rouillées, c’est<br />
sûr, mais c’est précieux, ça vaut <strong>de</strong> l’or. Parce qu’avec ça, je sais comment c’était et il me<br />
reste plus qu’à le refaire. C’est enfantin. Tenez, regar<strong>de</strong>z cet embrayage, c’est la pièce qui se<br />
trouve entre là et là. Bon, je me pose pas <strong>de</strong> question. Je vais pouvoir la refaire à neuf. Par<br />
exemple, voilà un ventilateur <strong>de</strong> Renault que j’ai trouvé dans <strong>les</strong> ronces. Mais c’est <strong>de</strong> l’or, ça<br />
parce qu’avec ça, je sais comment il était à l’état neuf. Je l’ai refait à neuf. Tenez, cette aile, là<br />
toute rouillée, pareil . Elle m’a servi à en refaire une neuve. Et voilà. ” Refaire tant <strong>de</strong> pièces,<br />
est-ce encore restaurer N'est-ce pas une façon <strong>de</strong> créer un moteur neuf, personnel Lorsque<br />
<strong>les</strong> ai<strong>les</strong>, l’embrayage, le ventilateur <strong>de</strong> la voiture ont été “ refaits ”, lorsque le carburateur, <strong>les</strong><br />
pompes à eau et à essence, la “ magnéto ”, le gicleur, le carburateur sont “ neufs ”, peut-on<br />
encore parler <strong>de</strong> “ vieil<strong>les</strong> ” machines <br />
Plus largement, il faut interroger cette habitu<strong>de</strong> qu'ont <strong>les</strong> collectionneurs <strong>de</strong> "refaire"<br />
une ou plusieurs pièces, en somme d'ajouter sur un engin ancien, usé, du "neuf" N'est-ce pas<br />
la première, la plus discrète <strong>de</strong>s transformations Discrète mais efficace car, affirmant qu'il a<br />
"refait" une pièce, l'amateur tient un discours ambigu. Certes, il met en avant la conformité à<br />
l'origine mais il affirme en même temps qu'il y a apposé sa "patte". Ainsi, sous couvert d'une<br />
authenticité parfaite, l'amateur singularise irréversiblement son engin. C’est sans doute <strong>de</strong><br />
cette façon que <strong>les</strong> partisans d’une “ restauration dans son jus ” signent leur engin. En me<br />
penchant sur le moteur <strong>de</strong> la Motobécane, je remarque une pièce flambant neuve au milieu<br />
d’un ensemble mécanique très vieux. “ Elle est neuve, cette pièce –Ah oui, parce que, quand<br />
j’ai démonté le moteur pour vérifier que tout allait bien, elle était tellement pourrie qu’elle<br />
m’est restée entre <strong>les</strong> mains. Elle s’est pété en trois morceaux. Elle avait dû geler et dégeler et<br />
regeler. Bon, c’est pas étonnant, elle est restée trente ans dans une grange. En fait je crois<br />
qu’ils ont arrêté <strong>de</strong> s’en servir justement le jour où elle a plus marché parce que le bloc avait<br />
gelé. Bon, bref, il fallait la remplacer. Alors en acheter une, … Et j’ai un copain qui travaille à<br />
l’usine qui m’a dit : ‘Mais je t’en refais une moi. Avec <strong>les</strong> trois morceaux, ça va me prendre<br />
rien <strong>de</strong> temps.’ Et je lui ai fait faire. Alors évi<strong>de</strong>mment, elle est neuve. Mais si je veux rouler,<br />
je suis bien obligé d’avoir toutes <strong>les</strong> pièces dans le moteur, vous croyez pas ” Leur<br />
intervention sur l’engin se veut et se doit d’être à la fois discrète et évi<strong>de</strong>nte. Difficile pari que<br />
celui-là. La seule issue est alors <strong>de</strong> “ faire du vieux avec du neuf ”. Eux qui refusent <strong>de</strong> mettre<br />
en scène une fausse authenticité en peignant leur engin ou en remplaçant <strong>les</strong> clignotants, n’en<br />
sont pas moins obligés <strong>de</strong> “ faire refaire ” une pièce parfois ou d’en acheter une, fut-elle issue<br />
d’un “ stock d’époque ”.<br />
Parfois, ce n'est pas une voiture en piteux état que l'on achète mais en parfait état <strong>de</strong><br />
marche, déjà restaurée, parfois achetée à un musée. Il n'est alors plus question d'y toucher, <strong>de</strong><br />
la gratifier <strong>de</strong> quelques "bidouil<strong>les</strong>" ou “ adaptations ” personnel<strong>les</strong>. Pourtant, <strong>les</strong> mécaniciens<br />
interviennent malgré tout sur l'engin, le "restaurent", <strong>de</strong> façon symbolique et efficace.<br />
Restauration symbolique<br />
Pour le couple Calbert, ce fut “ le coup <strong>de</strong> foudre ”. Par hasard, <strong>les</strong> époux apprennent<br />
qu'un musée va fermer, que <strong>les</strong> automobi<strong>les</strong> vont être vendues. "On savait même pas ce qu'il y<br />
avait à vendre. Mais, bon, 'Allez, on y va ! ' Et c'est là qu'on l'a vue. Et tout <strong>de</strong> suite, on a dit :<br />
'On l'achète. On s'en fout du prix, on la prend.' Ca a été le coup <strong>de</strong> foudre si vous voulez."<br />
Coup <strong>de</strong> foudre certes mais l'auto, une Peugeot 146 type 1913, est en parfait état <strong>de</strong><br />
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conservation puisqu'elle était exposée dans un musée dont <strong>les</strong> conservateurs n'avaient eu<br />
aucune peine à la remettre en état : remisée, dit-on, dans un hangar militaire aux len<strong>de</strong>mains<br />
<strong>de</strong> la Première Guerre Mondiale, elle avait toujours été l'objet <strong>de</strong> soins méticuleux, ce qui lui<br />
permit <strong>de</strong> traverser <strong>les</strong> décennies sans encombres, "exactement comme à sa sortie d'usine". La<br />
valeur <strong>de</strong> l'automobile tenait à son parfait état <strong>de</strong> conservation. Il était donc parfaitement<br />
impossible d'intervenir matériellement. Mais comment restaurer une voiture sur laquelle on ne<br />
peut précisément pas intervenir Car ce couple, reconnu comme <strong>de</strong>s amateurs chevronnés, ne<br />
pouvait pas simplement acheter l'automobile, s'installer au volant et participer ainsi aux<br />
diverses manifestations sans encourir l’ironie <strong>de</strong> leurs confrères.<br />
Puisqu'ils ne pouvaient toucher à la tôle et au moteur, c'est son histoire qu'ils prennent<br />
à bras le corps. Ils ont d'abord mis au jour l'histoire <strong>de</strong> la voiture, recomposant son itinéraire<br />
dans le temps et l'espace. Puis c'est à son propriétaire qu'ils s'intéressent. Elle avait appartenu<br />
au Général Gouraud, sur la piste duquel ils se sont alors lancés, collectant tout ce qu'ils<br />
pouvaient trouver sur l'homme, recomposant sa biographie. Puis c'est à ses <strong>de</strong>scendants qu'ils<br />
se sont adressés, initiant un échange épistolaire avec son neveu et unique <strong>de</strong>scendant dont ils<br />
recomposent aussi la biographie. Enfin, le chauffeur <strong>de</strong> l'automobile lui-même ne fut pas<br />
oublié. On enquêta, cherchant ses <strong>de</strong>scendants, recherche infructueuse.<br />
Le véhicule ne quitte jamais son garage sans une véritable mise en scène. Le 11<br />
Novembre 2000, c'est elle qui ouvrait la marche lors du défilé, suivie <strong>de</strong>s porte-drapeaux,<br />
anciens combattants et officiels. Au volant, M. Calbert, en uniforme militaire vert-<strong>de</strong>-gris,<br />
qu'il a eu bien du mal à trouver. "C'est la tenue <strong>de</strong>s chauffeurs <strong>de</strong> 14-18, la gran<strong>de</strong> capote". On<br />
gara l'automobile sur le parking, près du monument aux morts, autour duquel <strong>les</strong> officiels<br />
prirent part, pour <strong>les</strong> discours et <strong>les</strong> remises <strong>de</strong> médail<strong>les</strong>. Pendant ce temps, M. et Mme<br />
Calbert s'affairaient autour <strong>de</strong> l'automobile. En effet, le défilé fini, la voiture n'en était pas<br />
quitte pour autant. Sans doute au contraire, <strong>les</strong> choses essentiel<strong>les</strong> ont-el<strong>les</strong> débuté à ce<br />
moment précis. En effet, le couple s'empressa <strong>de</strong> déballer son "matériel" : plusieurs albums<br />
mêlant photocopies <strong>de</strong> vieux artic<strong>les</strong> <strong>de</strong> journaux, pages dactylographiées, vieil<strong>les</strong><br />
photographies, etc., <strong>les</strong> uns consacrés à la voiture, <strong>les</strong> autres au Général Gouraud. Il n'est pas<br />
jusqu'aux lettres du neveu du général qui n'aient été exposées. Tels <strong>de</strong>s gui<strong>de</strong>s, M. et Mme<br />
Calbert restèrent près <strong>de</strong> leur automobile, proposant leurs services aux admirateurs, racontant<br />
l'histoire <strong>de</strong> l'homme, <strong>de</strong> la voiture, racontant la guerre <strong>de</strong> 14-18, illustrant leurs propos <strong>de</strong><br />
leurs albums, mêlant mécanique et histoire, mêlant leur propre vie et celle du Général<br />
Gouraud 10 . Puis, la cérémonie au monument aux morts finie, la voiture s'ébranla ; elle alla<br />
prendre place au coeur d'une exposition consacrée aux guerres dans le Tonneinquais.<br />
La Peugeot 146 type 1913, présentée au musée comme un exemple <strong>de</strong> véhicule<br />
militaire, a changé radicalement <strong>de</strong> sens. Elle est <strong>de</strong>venue la voiture du Général Gouraud et<br />
plus encore un musée roulant où sont exposés toux ceux qui ont eu un rapport avec<br />
l'automobile, y compris <strong>les</strong> Calbert. C'est dans cette intense mise en scène, où <strong>les</strong> Calbert euxmêmes<br />
se sont mis en scène par le truchement <strong>de</strong> leur recherche historique, que rési<strong>de</strong> la<br />
restauration. N'est-ce pas le propre d'une restauration réussie que <strong>de</strong> permettre l'appropriation<br />
d'un véhicule au point qu'il en vient à incarner un pan <strong>de</strong> vie <br />
Processus assez ordinaire que celui-ci. Les Calbert ne sont pas une exception,<br />
simplement un cas extrême. Que l’on soit obligé <strong>de</strong> remettre en état l'engin ou au contraire<br />
que l’on obligé <strong>de</strong> n’y pas toucher, il faut aussi s’intéresser à son histoire, réaliser sa<br />
biographie, chercher ses propriétaires antérieurs, retracer son itinéraire, <strong>de</strong> ville en ville, au<br />
gré <strong>de</strong>s achats et ventes successifs 11 . La première <strong>de</strong>s restaurations, la plus élémentaire<br />
1 0 Habillé <strong>de</strong> sa capote, M. Catella <strong>de</strong>vient véritablement LE chauffeur <strong>de</strong> Gouraud. Le "on"<br />
qu'il utilise sans cesse pour raconter <strong>les</strong> événements, petits ou grands, dont la voiture fut<br />
témoin, est clairement un "nous".<br />
1 1 10 Lors d'une exhibition, où un jury <strong>de</strong>vait élire la plus "belle" voiture, on choisit une<br />
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consiste à mettre au jour et à raconter le parcours <strong>de</strong> l’automobile avant qu’elle ne vous<br />
échoit, à pouvoir évoquer ses différentes fonctions, à pouvoir donner le nom <strong>de</strong> ses différents<br />
propriétaires. Gilbert F. est ainsi très fier <strong>de</strong> m’annoncer que sa De Dion-Bouton a appartenu à<br />
la Belle Ottero. Lors d’une exposition, à Blagnac, on présentait une magnifique Ford Vette<br />
cabriolet, blanche, à l’intérieur en cuir rouge. Un véhicule magnifique, d’autant plus<br />
prestigieux, pourrait-on penser, qu’il avait appartenu à Char<strong>les</strong> Trenet, comme le précisait un<br />
panneau. Ce processus <strong>de</strong> valorisation, relativement banal, est au principe <strong>de</strong> la promotion <strong>de</strong><br />
certains lieux voués au souvenir <strong>de</strong> personnages plus ou moins célèbres. Rien <strong>de</strong> bien original.<br />
Voire. Dans la même exposition, on présentait une Darracq 1912, Type L12 “ commandée en<br />
1912 par le chocolatier <strong>de</strong> Vichy ‘Au fidèle Berger’ ” dont l’histoire n’a certes pas retenu le<br />
nom. Gilbert F, fier <strong>de</strong> sa De Dion-Bouton, est tout aussi fier <strong>de</strong> sa Petit Duc. Pourtant, elle<br />
non plus n’a pas eu <strong>de</strong> propriétaire célèbre. “ Celle-là, elle a fait taxi, dites donc. Oui, le<br />
<strong>de</strong>rnier qui l’avait, il faisait taxi. C’est pas joli, ça ”. En fait, ces engins ne puisent pas<br />
essentiellement leur valeur du prestige <strong>de</strong> leur ancien propriétaire. Qu’il ait été illustre n’est<br />
qu’un plus. Ce qui fait sens, c’est la capacité <strong>de</strong> l’actuel propriétaire à produire un discours<br />
sur la vie <strong>de</strong> l’engin, sur ses étapes, ses heurs et malheurs. Il lui faut être capable <strong>de</strong> “ dire<br />
l’histoire ”, la “ petite histoire ordinaire ” <strong>de</strong> son engin.<br />
Mais il est d’autres façons <strong>de</strong> s’approprier l’engin quand on ne peut plonger ses mains<br />
dans le cambouis. Celui-ci est propriétaire d’une magnifique Buick qu’il a acheté, fort cher, à<br />
un musée, en parfait état <strong>de</strong> conservation. Son propriétaire affecte donc <strong>de</strong> ne jamais toucher à<br />
sa mécanique d’autant que, <strong>de</strong>ntiste, il reconnaît volontiers “ n’y rien comprendre ”. N'a-t-il<br />
fait que l'acheter Dans ce cas, je ne comprends pas l'attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ses confrères qui l’acceptent<br />
dans <strong>les</strong> rallyes, même s’ils n’attachent aucune attention à son moteur. C'est en discutant avec<br />
lui qu'on comprend en quoi il l'a restaurée malgré tout. "Je voulais absolument que sur la<br />
plaque minéralogique figure l'année <strong>de</strong> naissance <strong>de</strong> la voiture. Le problème, c'est qu'à la<br />
préfecture, quand vous immatriculez une voiture, c'est le tout-venant pour <strong>les</strong> numéros, ils ne<br />
font pas attention à tout ça. Je connaissais personne à la préfecture. Quand on connaît<br />
quelqu'un, on lui dit : 'Il me faudrait 1908, parce qu'elle est <strong>de</strong> 1908. Alors, la personne<br />
conserve la carte grise sous le cou<strong>de</strong> et quand ça arrive à 1908, hop ! elle la sort et le tour est<br />
joué. Moi je connaissais personne. Alors, il a fallu que je fasse appel au piston. J'ai <strong>de</strong>mandé à<br />
un copain qui connaissait quelqu'un qui... C'est l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours.<br />
Mais ça m'a pris un temps fou, cette histoire ! C'est pour ça que je n'ai pas pu rouler<br />
immédiatement avec, parce que j'attendais la carte grise." Et en effet, la plaque porte le<br />
numéro 1908, année <strong>de</strong> naissance <strong>de</strong> la Buick. Le récit qu'il fait <strong>de</strong> cette attente, ce "temps"<br />
nécessaire à l'obtention du précieux chiffre fait écho au "temps" nécessaire à la restauration, à<br />
la quête <strong>de</strong>s pièces, à leur réalisation. Et en effet ils sont nombreux à vouloir que sur leur<br />
plaque figure l’année <strong>de</strong> sortie <strong>de</strong> leur véhicule. Jean-Clau<strong>de</strong> R., par exemple, qui affirme lui<br />
aussi n’y connaître rien en mécanique, se livre à <strong>de</strong> diffici<strong>les</strong> négociations avec la préfecture.<br />
“ Quand on peut avoir ses numéros, on prend l’année <strong>de</strong> sa sortie. Donc, pour ma 203, j’aurais<br />
voulu 1953 parce que c’est une 53. Oui, ça se fait beaucoup. D’ailleurs, la Simca 5, je voulais<br />
1939 parce qu’à ce moment-là ; c’était l’année <strong>de</strong> sortie. Bon la 203, j’ai pas pu avoir 1953<br />
Traction, véhicule qui n'était ni le plus ancien, ni l plus étonnant du groupe. Elle dut sans<br />
doute son succès à un détail : <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> engins présentés, elle était la seule dont on connût<br />
parfaitement la "vie" et <strong>les</strong> vicissitu<strong>de</strong>s. Ce que le présentateur, prési<strong>de</strong>nt d'un club<br />
d'amateurs, commenta longtemps, poussant le souci du détail jusqu'à décrire comment, par<br />
miracle, on avait retrouvé puis remis à son actuel propriétaire la plaque du concessionnaire<br />
qui la vendit avec le numéro d'usine. A la suite d'un gros orage, une coulée <strong>de</strong> terrain avait<br />
dégagé un mystère morceau <strong>de</strong> tôle gravé. Un "amateur" le trouva, l'i<strong>de</strong>ntifia immédiatement<br />
et le remit à son légitime propriétaire, par le biais d'un journal spécialisé. "Il y a <strong>de</strong>s<br />
coïnci<strong>de</strong>nces dans la vie", dirait Gilbert F.<br />
90
alors j’ai <strong>de</strong>mandé 203, pardi ! Et je l’ai eu ! J’ai voulu <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r le 6 pour la Simca 6 mais<br />
c’est réservé. On m’a dit : ‘C’est interdit. C’est le préfet, <strong>les</strong> hui<strong>les</strong>.’ Alors j’ai pris l’année <strong>de</strong><br />
sortie. Mais ça <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en plus difficile avec l’électronique. Tu as <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong><br />
mal à avoir l’immatriculation que tu veux. Il faut faire tout un tas <strong>de</strong>… et t’es jamais sûr<br />
maintenant d’avoir le chiffre que tu veux. Alors c’est emmerdant, ça.” La plaque<br />
d’immatriculation est ainsi un autre lieu d’intervention privilégié. On cherche à annuler l’effet<br />
du hasard qui attribue <strong>de</strong>s chiffres et <strong>de</strong>s lettres au fur et à mesure <strong>de</strong> leur succession pour y<br />
inscrire un peu <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> la voiture et <strong>de</strong> son propriétaire.<br />
Mon<strong>de</strong> hétérogène que celui <strong>de</strong>s “ mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ” : ici <strong>les</strong> uns n’acceptent<br />
que <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong> “ dans leur jus ”, là certains ne jurent que par “ une restauration à blanc ” ;<br />
ailleurs, on se fait un <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> respecter strictement <strong>les</strong> caractéristiques premières, y compris<br />
dans leur moindre détail alors qu’à côté personne n’ignore que le bouchon <strong>de</strong> radiateur<br />
d’origine s’en est vu préférer un autre, emprunté à une autre marque, ou que le véhicule ne<br />
doit sa couleur qu’à la fantaisie d’un épouse ou au métier du propriétaire. Les engins présents<br />
à l’intérieur d’un même club, exposés au cours d’une même exhibition, sont pour le moins<br />
hétérogènes. On y retrouve toutes <strong>les</strong> variantes, tous <strong>les</strong> sty<strong>les</strong> <strong>de</strong> restauration. Ici, une simple<br />
plaque d’immatriculation arborant la date <strong>de</strong> sortie du véhicule, là un Le Zèbre “ pommadé ”,<br />
ailleurs une dauphine aux freins modifiés, une 204 cabriolet qui n’a jamais trouvé sa couleur<br />
d’origine ou une Traction dont toutes <strong>les</strong> pièces du moteur ont été “ refaites à neuf ”. Il ne<br />
semble pas y avoir <strong>de</strong> clubs privilégiant un type particulier <strong>de</strong> restauration. Et pourtant tous<br />
ces collectionneurs semblent être d’accord pour voir dans ces engins <strong>de</strong>s engins “ comme à<br />
l’origine ”. Où est l’authenticité, le “ respect <strong>de</strong> l’origine ” Alors que je cherchais<br />
l’authenticité sous le capot, dans <strong>les</strong> performances techniques, je me suis aperçu qu’elle<br />
résidait ailleurs.<br />
Procédures d’authentification<br />
Nathalie Heinich note, à propos <strong>de</strong> l’art contemporain qu’il n’y a pas d’authenticité<br />
sans procédure d’authentification (Heinich 1999 : 5) Mais là encore, absence –apparente du<br />
moins. En effet, aucune commission, à ma connaissance, ne statue sur la fidélité à l’origine.<br />
Personne parmi <strong>les</strong> collectionneurs que j’ai fréquentés du moins ne m’a parlé d’une instance<br />
jugeant <strong>de</strong> l’authenticité <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong>. C’est entre eux que la règle s’édicte, que<br />
“ l’authenticité ” est jugée.<br />
Pourtant, une anecdote aurait dû attirer mon attention : le premier rallye auquel j’ai<br />
participé au volant <strong>de</strong> ma voiture personnelle. J’avais prévenu mes “ collègues ” <strong>de</strong> mes<br />
doutes au sujet <strong>de</strong> l’élection <strong>de</strong> ma voiture au titre <strong>de</strong> “collection ”. J’avais, je crois, épuisé<br />
tous <strong>les</strong> arguments qui à l’époque me semblaient constituer un engin <strong>de</strong> collection : je l’avais<br />
achetée dans l’état, je n’y avais fait effectuer aucune espèce <strong>de</strong> réparation, sa peinture était en<br />
mauvais état, son tableau <strong>de</strong> bord n’était manifestement pas d’origine, une plaque <strong>de</strong> métal<br />
l’ornant fort disgracieusement <strong>de</strong> voyants électriques que <strong>les</strong> années 70 ne pouvaient<br />
connaître. En plus, je n’avais pas <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> “ carte grise collection ”. Et <strong>de</strong> toute façon, je<br />
n’y connaissais rien en voiture, <strong>de</strong> collection ou pas. J’avais simplement évoqué le fait que<br />
mon choix s’était porté sur cette voiture parce qu’ado<strong>les</strong>cente, je rêvais d’en possé<strong>de</strong>r une.<br />
Ren<strong>de</strong>z-vous avait été pris sur le parking d’un supermarché. J’arrivai au volant <strong>de</strong> mon<br />
“ boli<strong>de</strong> ”, certaine que, par politesse, mes “ collègues ” ne me feraient pas <strong>de</strong> commentaires<br />
déplaisants, mais certaine aussi <strong>de</strong> prouver ainsi que je n’appartenais pas à ce mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
passionnés, que ma voiture en témoignerait et que nous en serions, elle et moi, définitivement<br />
écartées. Mon arrivée fut, si ce n’est triomphale, du moins très remarquée. On fit cercle autour<br />
<strong>de</strong> la voiture, on la commenta d’un strict point <strong>de</strong> vue technique. “ Pots à double sortie, oui,<br />
91
ien. ” On me posa d’étranges questions, manifestement pour tester mon niveau <strong>de</strong><br />
connaissances. “ C’est une 1100 ou une 1300 ” “ Une 1302, ça se voit, elle a le capot relevé.<br />
–Bien, tu t’y connais ! ” On me parla aussi <strong>de</strong> la batterie dont une panne m’avait appris la<br />
position peu habituelle. “ Et la batterie Tu sais où elle est –Oui, sous la banquette arrière.<br />
Et le moteur à l’arrière aussi. ” Félicitations à nouveau. “ Tu vois que t’y connais ! ” Après <strong>les</strong><br />
éloges, <strong>les</strong> critiques. “ Il y a quelques brico<strong>les</strong> à faire mais c’est rien. Il manque un cabochon<br />
<strong>de</strong> roue. C’est pas joli. Il faudrait que tu l’ajoutes. C’est facile à trouver. ” Verdict : “ Elle est<br />
super, ta voiture ! Qu’est-ce que tu lui reproches Elle va très bien. ” Ma voiture, en quelques<br />
mots et quelques minutes, était passée d’un statut à un autre : <strong>de</strong> voiture “ ordinaire ” elle<br />
avait été élevée au rang <strong>de</strong> “ voiture <strong>de</strong> collection ”, par le groupe lui-même, seule instance<br />
finalement véritable en la matière. Je n’avais pas été épargnée par la métamorphose.<br />
Désormais considérée comme un membre à part entière <strong>de</strong> l’association, j’aurais le privilège,<br />
lors <strong>de</strong>s manifestations, <strong>de</strong> me garer <strong>de</strong>vant <strong>les</strong> chais et <strong>de</strong> passer le week-end <strong>de</strong> la bourse<br />
d’échanges à vendre du café, <strong>de</strong>s biscuits, à servir la bière et <strong>les</strong> jus <strong>de</strong> fruits.<br />
L’anecdote aurait dû faire sens. Mais propriétaire <strong>de</strong> l’engin et ne me considérant pas<br />
comme “ collectionneur ” ou “ passionnée ”, je n’en ai pas immédiatement saisi le sens.<br />
Pourtant… C’est au groupe qu’appartient la procédure d’authentification. C’est lui qui a la<br />
haute main sur cette qualification. C’est lui qui juge <strong>les</strong> réparations, indique <strong>les</strong> modifications<br />
à apporter, vali<strong>de</strong> <strong>les</strong> “ adaptations ” et “ bidouillages ”. Sans y prétendre, sans le vouloir. De<br />
façon feutrée, par petites touches.<br />
Les multip<strong>les</strong> occasions pour le groupe <strong>de</strong> se retrouver, <strong>les</strong> promena<strong>de</strong>s, rallyes et<br />
autres expositions, sont autant <strong>de</strong> moments d’authentification, au cours <strong>de</strong>squels cette<br />
procédure s’organise, sans y prétendre, <strong>de</strong> façon à la fois informelle et très organisée. C’est là<br />
que se construit “ l’authenticité ” du véhicule. Le groupe qui fait cercle autour <strong>de</strong> l’engin, <strong>les</strong><br />
regards attentifs, <strong>les</strong> commentaires, <strong>les</strong> conversations anodines sont autant <strong>de</strong> moyens <strong>de</strong> dire<br />
et donc <strong>de</strong> faire le véhicule.<br />
Un exemple parmi beaucoup d’autres. Exhibition à l’occasion du jumelage. Après<br />
avoir occasionné un copieux bouchon en faisant halte au stop, ce qui n’a pas manqué d’attirer<br />
l’attention <strong>de</strong>s habitants, nous nous garons sagement en épi, le long du trottoir, rendant<br />
impossible toute circulation dans le village. Nous <strong>de</strong>scendons <strong>de</strong>s voitures. Et là commence<br />
une attente interminable. Pendant <strong>de</strong>s heures, nous restons là, sur le trottoir, près <strong>de</strong>s voitures.<br />
Des groupes se formant, <strong>les</strong> capots se soulevant, j’en conclus que nous sommes là pour faire<br />
admirer nos véhicu<strong>les</strong>. Or, je comprends très vite que <strong>les</strong> admirateurs sont… essentiellement<br />
<strong>les</strong> membres <strong>de</strong> l’association. Les hommes font cercle, par petits groupes, autour <strong>de</strong> quelques<br />
voitures, discutent, regar<strong>de</strong>nt. Ne <strong>les</strong> connaissent-ils pas, ces voitures Quel besoin ont-ils <strong>de</strong><br />
<strong>les</strong> examiner Pourquoi cette attention portée à la Traction <strong>de</strong> Georges Comptant parmi <strong>les</strong><br />
membres <strong>les</strong> plus anciens du club, il participe à toutes <strong>les</strong> exhibitions au volant <strong>de</strong> cette<br />
voiture. N’est-on pas fondé à penser qu’elle a <strong>de</strong>puis longtemps révélé tous ses secrets<br />
mécaniques Et pourtant, on parle. Des réparations. De cel<strong>les</strong> qui ont déjà été réalisées. De<br />
cel<strong>les</strong> qu’ “ il faudra faire ”, <strong>de</strong>s “ améliorations ” à venir. Mais aussi <strong>de</strong>s erreurs commises.<br />
On regar<strong>de</strong>. On touche. On écoute le bruit du moteur qu’on vient <strong>de</strong> démarrer.<br />
On a vu toute la gamme <strong>de</strong> transformations dont ces engins sont l’objet, <strong>de</strong>puis la<br />
discrète “ adaptation ” jusqu’à la pure et simple “ invention ” d’un engin. Que juge-t-on alors,<br />
au cours <strong>de</strong> ses séances d’examen qui ne disent pas leur nom La réponse est sensible dans la<br />
question. C’est précisément la transformation qui est évaluée et, à travers elle, le savoir du<br />
restaurateur qu’elle met en scène. Les restaurateurs, pour expliquer en quoi leurs engins sont<br />
remarquab<strong>les</strong>, évoquent souvent leurs contre-performances : ils sont très lents, inconfortab<strong>les</strong>,<br />
consomment trop, présentent <strong>de</strong>s essuie-glaces paresseux, un éclairage défaillant, roulent très<br />
vite mais “ chauffent ” tout aussi vite, etc. Pourtant, leurs "bidouillages" s'attachent<br />
précisément à atténuer ces contre-performances remarquab<strong>les</strong> en essayant <strong>de</strong> faire en sorte<br />
92
qu’ils présentent un fonctionnement “ acceptable ”. Et là est sans doute le double caractère<br />
remarquable <strong>de</strong> l'opération. Il s'agit d'une part d'i<strong>de</strong>ntifier une "défaillance", d'en comprendre<br />
<strong>les</strong> raisons et le fonctionnement <strong>de</strong> façon à pouvoir <strong>les</strong> décrire ; il faut aussi essayer d'y<br />
remédier en trouvant la solution adaptée, forcément inédite. Le but est bien d’i<strong>de</strong>ntifier un<br />
“ problème ” mécanique et <strong>de</strong> tenter d’y remédier, afin <strong>de</strong> pouvoir le DECRIRE face aux<br />
confrères. Et là se donne à voir tout le "génie créateur" du restaurateur. Ainsi, l'engin peut être<br />
à la fois d'"origine" et transformé, puisque <strong>les</strong> conversations <strong>de</strong> l'entre-soi ne cesseront <strong>de</strong><br />
jongler entre l'un et l'autre, décrivant "l'avant", expliquant le "comment". Ce sont <strong>les</strong> propos,<br />
<strong>les</strong> mots qui font sens d’abord. On peut éventuellement passer à l’acte et faire subir à la<br />
mécanique <strong>les</strong> modifications envisagées. Mais ce n’est qu’un plus. Le seul discours fait sens.<br />
Le restaurateur met ainsi en scène son savoir technique, ses capacités à comprendre la<br />
mécanique mais aussi à la transformer. C’est ce savoir qui est jugé et fait sens. Le véhicule<br />
n’est que le moyen <strong>de</strong> mettre en forme ce savoir. On peut alors penser que ce qui est<br />
condamnable, ce n’est pas une “ bidouille ” trop évi<strong>de</strong>nte mais une mauvaise compréhension<br />
<strong>de</strong> la question technique. Comme le prouve ce que j’ai appelé “ l’humour technique ”.<br />
Assemblée générale <strong>de</strong>s Pète-Fume. Après avoir mis au point le programme <strong>de</strong> l'été<br />
2001, la séance est levée. A la faveur du café, du cidre et <strong>de</strong>s gâteaux, <strong>les</strong> langues se délient.<br />
Le prési<strong>de</strong>nt raconte une étrange anecdote. Un soir, alors qu'il regar<strong>de</strong> la télévision, un bruit<br />
étrange se fait entendre : "une explosion, comme <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> démarreur, comme si le<br />
tracteur se mettait en route tout seul". Il n'a pas le temps <strong>de</strong> révéler le pot aux roses que l'un<br />
<strong>de</strong>s membres s'étonne. "Le tracteur démarrait tout seul C'est pas possible ! " Le prési<strong>de</strong>nt<br />
acquiesce : "oui, il avait démarré tout seul. Impossible <strong>de</strong> l'arrêter ! Batterie débranchée, tout,<br />
il marchait encore ! " Suit alors une étrange conversation. Incrédule, l'un s'étonnait qu'un<br />
tracteur démarre tout seul tandis que le reste <strong>de</strong> l'assistance affirmait que la chose était<br />
possible, preuve technique à l'appui. "Oui, avec la chaleur, ça provoque une sorte <strong>de</strong><br />
compression et il démarre. C'est pour ça que <strong>les</strong> paysans laissent jamais <strong>les</strong> tracteurs dans <strong>les</strong><br />
granges, l'été, quand ils viennent <strong>de</strong> rentrer le foin, à cause <strong>de</strong>s gaz." "Tu le vois bien avec <strong>les</strong><br />
motos, l'hiver, el<strong>les</strong> démarrent mal. Et l'été, ça va tout seul. C'est la chaleur, la pression <strong>de</strong> l'air<br />
qui fait ça." "Mais, ça démarre jamais tout seul." "Mais si, têtu, si on te le dit. Tu <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ras<br />
à Calvet 11 . Il te le dira." On prit même l'ethnologue à témoin. "Deman<strong>de</strong> à Véronique. Eh,<br />
Véro, c'est bien vrai que ça arrive, <strong>de</strong>s fois, que <strong>les</strong> tracteurs démarrent tout seuls. Même elle,<br />
elle le sait." Bien que très sceptique, il n'en finit pas moins par se rendre aux arguments <strong>de</strong><br />
l'assistance... ce qui provoqua l'hilarité générale. "T'as déjà vu un tracteur démarrer tout<br />
seul ” Ces plaisanteries sont assez fréquentes mais el<strong>les</strong> n'ont rien <strong>de</strong> comparable à un<br />
"bizutage", à la manière dont <strong>les</strong> "bleus", à peine arrivés à l'usine ou à l'atelier, sont envoyés<br />
quérir "le marteau à bomber le verre", "la lime à épaissir" ou "l'équerre à faire <strong>les</strong> ang<strong>les</strong><br />
ronds". El<strong>les</strong> ne sont pas adressées aux nouveaux venus. C'est une affaire <strong>de</strong> mécaniciens<br />
confirmés, c'est entre personnes qui ont "bien bricolé" que circulent <strong>les</strong> histoires <strong>les</strong> plus<br />
grotesques.<br />
El<strong>les</strong> rappellent la parenté et <strong>les</strong> relations à plaisanterie. Dans ce cas, l'humour, parfois<br />
salé, est un moyen <strong>de</strong> trier, <strong>de</strong> classer <strong>les</strong> individus, rapprochant ceux avec qui l'on plaisante,<br />
éloignant ceux que l'humeur badine épargne. Mais dans l'un et l'autre cas, l'humour met en<br />
scène <strong>de</strong>s relations qui ne trouvent pas à s'exprimer par d'autres moyens. Concernant <strong>les</strong><br />
mécaniciens, ces histoires <strong>de</strong> transformations impossib<strong>les</strong>, contées avec le plus grand sérieux,<br />
accompagnées d'un luxe <strong>de</strong> détails techniques, permettent <strong>de</strong> sou<strong>de</strong>r le groupe <strong>de</strong>s "vrais<br />
connaisseurs". La "victime" ne l'est qu'en apparence. On ne cherche pas à prendre son savoir<br />
en défaut. C'est au contraire parce qu'on le considère comme apte à pouvoir saisir en quoi ces<br />
1 1 Calvet est présenté comme l'encyclopédie du club. Aucune mécanique ne lui résiste, dit-on.<br />
Il est garagiste et concessionnaire pour une marque <strong>de</strong> voitures étrangères.<br />
93
"bidouil<strong>les</strong>" sont irréalisab<strong>les</strong> qu'on le chahute. Comme un adoubement. 12 Ces plaisanteries<br />
n’ont <strong>de</strong> sens qu’entre “ connaisseurs ”, aptes à en rire donc à saisir en quoi <strong>les</strong> phénomènes<br />
mécaniques décrits sont parfaitement irréalisab<strong>les</strong>, impossib<strong>les</strong>.<br />
C’est donc le groupe qui, par ses silences, ses questions, ses propos élogieux ou<br />
aci<strong>de</strong>s, porte un jugement sur l’engin, évalue le travail du restaurateur. Le club joue ainsi un<br />
rôle essentiel. Par ce rôle d’authentification, il “ fait ” la voiture <strong>de</strong> collection mais surtout il<br />
“ fait ” le restaurateur, l’installe dans cette i<strong>de</strong>ntité.<br />
Des faux authentiques<br />
On comprend mieux alors pourquoi certains “ faux” n’en sont pas moins considérés<br />
comme “ authentiques ”. C’est moins la voiture en elle-même que l’homme, son discours, son<br />
parcours et son savoir qui font sens. Que la Lagrange et Legrand n’ait pas <strong>de</strong> moteur, qu’elle<br />
soit une reconstruction, qu’elle ait pris quelque liberté avec l’original, avec son châssis<br />
tubulaire et ses coffres en pin, n’en fait pas pour autant un “ faux ”. Authentique, elle l’est.<br />
Tout comme la Franck bau<strong>de</strong>t.<br />
Mais il est un autre cas, plus remarquable encore, celui <strong>de</strong> la Bugatti Royale du Musée<br />
<strong>de</strong> l’automobile <strong>de</strong> Mulhouse. Habillée d’un duo <strong>de</strong> verts, siège <strong>de</strong> cuir blanc, elle trône à<br />
l’entrée, happant le visiteur dès ses premiers pas dans <strong>les</strong> allées, comme pour mieux lui<br />
signaler, par sa seule présence, son caractère exceptionnel et singulier, que l’on ne peut<br />
comparer à aucun <strong>de</strong>s autres modè<strong>les</strong> exposés. Et pour cause !<br />
Penchons-nous sur la plus que difficile naissance <strong>de</strong> cette “Royale ”. Il n’en sortit que<br />
six ou sept <strong>de</strong>s usines Bugatti. Fritz Schlumpf, qui créa cette collection, possédait déjà <strong>de</strong>ux<br />
Roya<strong>les</strong>, dont le Coupé Napoléon, voiture personnelle d’Ettore Bugatti et première Royale<br />
sortie <strong>de</strong> l’usine Bugatti <strong>de</strong> Molsheim. Mais il en convoite une autre que son propriétaire<br />
refuse <strong>de</strong> vendre. Qu’à cela ne tienne. Il va la faire construire ! N’a-t-il pas déjà fait réaliser<br />
un châssis par Alsthom, à Belfort Ne possè<strong>de</strong>-t-il pas quelques pièces “ d’origine ”, un<br />
moteur d’autorail comme en possè<strong>de</strong>nt toutes <strong>les</strong> “ Roya<strong>les</strong> ”, un pont arrière ainsi qu’un<br />
essieu N’a-t-il pas, surtout, passer contrat avec l’usine <strong>de</strong> Molsheim, lui confiant la<br />
“révision, restauration et remise en état ” <strong>de</strong> toutes <strong>les</strong> Bugatti que possè<strong>de</strong> Fritz N’est-ce<br />
pas là où ont été fabriquées <strong>les</strong> Bugatti que l’on est le plus à même <strong>de</strong> reconstruire l’une<br />
d’entre elle Mais le projet <strong>de</strong> Fritz Schlumpf apparaît plus étonnant encore lorsqu’on plonge<br />
dans ses détails. Il ne s’agit pas <strong>de</strong> fabriquer un nouveau spécimen <strong>de</strong> Bugatti Royale, d’en<br />
faire une <strong>de</strong> plus, mais <strong>de</strong> construire une voiture très précise. “Il désire reconstituer la<br />
voiture portant le châssis 41 111 ; celle-ci fut la secon<strong>de</strong> ‘Royale ‘ sortie <strong>de</strong>s usines <strong>de</strong><br />
Molsheim et la première vendue à un client : le célèbre confectionneur Es<strong>de</strong>rs. Vers 1929 il<br />
1 2 Ainsi, je n'ai jamais été l'objet <strong>de</strong> la moindre plaisanterie mécanique. D'abord perçue<br />
comme un observateur extérieur, on me chahuta bien, mais en me conseillant <strong>de</strong> noter toute<br />
sorte <strong>de</strong> détails "pour mon rapport" : <strong>de</strong>s chansons grivoises, <strong>de</strong>s anecdotes amusantes<br />
survenues aux membres du club, <strong>de</strong>s détails sur la vie <strong>de</strong>s voitures, etc. Lorsqu'il fut admis<br />
que j'étais moi aussi amateur <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> voitures, puisque j'en conduisais une, <strong>les</strong> plaisanteries<br />
disparurent, tout comme l'intérêt pour le rapport. On se pencha sur mon véhicule, écoutant le<br />
bruit du moteur, auscultant la peinture et prodiguant quelques conseils. "Elle est bien, cette<br />
voiture. Pour commencer, c'est super. Il y a rien à faire. Simplement, il vous faudra trouver <strong>les</strong><br />
cache-écrous <strong>de</strong>s roues parce que c'est pas terrible, comme ça." Et c'est avec le plus grand<br />
sérieux que l'on discuta, par exemple, <strong>de</strong> ce moteur qui manquait <strong>de</strong> compression, <strong>de</strong>s freins<br />
"très durs" ou encore <strong>de</strong>s suspensions "très rai<strong>de</strong>s". Une façon polie <strong>de</strong> me désigner ma place :<br />
membre du club, amateur certes, mais pas encore spécialiste !<br />
94
avait commandé au constructeur un roadster à <strong>de</strong>ux places, sans phares. Le ‘roi <strong>de</strong> la<br />
confection’ estimait ces accessoires inuti<strong>les</strong>: ‘Je ne conduis pas la nuit’, proclamait-il. Plus<br />
tard il vendit son roadster. Le nouveau propriétaire le fit recarrosser en coupé <strong>de</strong> ville par<br />
Bin<strong>de</strong>r. Fritz convoita longuement cette ‘Royale’. Mais elle avait pris place dans la collection<br />
<strong>de</strong> W. Harrah à Reno aux Etats-Unis. D’où l’idée <strong>de</strong> la copier. ” (Laffon et Lambert 2000 :<br />
93) Ce n’est pas seulement un engin parmi six autres qu’il convoite mais une voiture avec son<br />
histoire. Au point que la projet sera appelé “ projet Es<strong>de</strong>rs ” du nom du premier propriétaire<br />
<strong>de</strong> la voiture.<br />
La direction <strong>de</strong> l’usine Bugatti ne l’entend pas <strong>de</strong> cette oreille, refuse et prie Schlumpf<br />
<strong>de</strong> récupérer son châssis, motivant son refus <strong>de</strong> mener à bien le projet en déclarant que<br />
“ seu<strong>les</strong> sont autorisées sur place <strong>les</strong> réparations <strong>de</strong> voitures authentiques ”. Les relations se<br />
ten<strong>de</strong>nt au point que <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux parties en appellent à la justice, sous <strong>de</strong>s prétextes <strong>les</strong> plus<br />
divers, Bugatti accuse Schlumpf <strong>de</strong> ne pas lui avoir payé tout ce qu’il lui doit, ce <strong>de</strong>rnier<br />
contre-attaquant en affirmant que le travail effectué est très mauvais. Des prétextes en somme.<br />
Car jamais le véritable différend ne sera réglé : Schlumpf avait-il le droit <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r la<br />
construction d’une nouvelle Bugatti L’usine pouvait-elle y apposer son veto <br />
Ne pouvant faire construire sa Royale dans <strong>les</strong> ateliers <strong>de</strong> Molsheim, Fritz propose aux<br />
ouvriers <strong>de</strong> l’usine Bugatti <strong>de</strong> venir dans sa propre usine terminer leur œuvre. Devant leur<br />
refus, il ne s’avoue pas vaincu pour autant : c’est avec son propre personnel qu’il va le mener<br />
à bien. Mais ces travaux vont être à nouveau interrompus, par la faillite <strong>de</strong>s Schlumpf et<br />
l’énorme scandale qui suivra la découverte <strong>de</strong> cette collection si bien gardée. Repris par le<br />
Musée National <strong>de</strong> l’Automobile, la Royale, enfin “ reconstituée ”, sera présentée au public en<br />
1990.<br />
Etrange donc, cette voiture que Bugatti refusa <strong>de</strong> construire et qui trône aujourd’hui en<br />
bonne place dans la collection. La Bugatti Royale, autour <strong>de</strong>squels <strong>les</strong> visiteurs sont invités à<br />
s’extasier, n’appartient pas aux six ou sept construites dans <strong>les</strong> années trente par l’usine<br />
Bugatti <strong>de</strong> Molsheim mais n’est rien d’autre qu’une reconstruction, une réalisation à partir <strong>de</strong><br />
quelques pièces éparses, qui n’avait même pas reçu l’aval <strong>de</strong> la direction. Qui plus est, elle<br />
était <strong>de</strong>stinée, selon le projet Es<strong>de</strong>rs, à prendre la place d’un véhicule qui existe aux Etats-<br />
Unis. Une copie diront <strong>les</strong> plus virulents. Une “ fausse Royale ” affirment pudiquement <strong>les</strong><br />
ouvrages consacrées au musée. Elle représente l’exemple le plus abouti <strong>de</strong> “ faux<br />
authentique ”. Pourtant, malgré <strong>les</strong> querel<strong>les</strong> qui accompagnèrent sa naissance, malgré <strong>les</strong><br />
restrictions que <strong>les</strong> spécialistes émettent sur cette machine, force est <strong>de</strong> constater que <strong>les</strong><br />
“ mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ” ne tarissent pas d’éloges à son sujet. Jean-Clau<strong>de</strong> R. est revenu<br />
émerveillé <strong>de</strong> sa visite à Mulhouse. “ On a plaisir à voir quand même qu’il y a <strong>de</strong>s<br />
restaurations magnifiques et puis <strong>de</strong>s modè<strong>les</strong> assez exceptionnels. Quand vous allez au<br />
musée <strong>de</strong> Mulhouse !!! C’est vrai que la Bugatti Royale, tu peux pas… tu peux pas… Bon,<br />
c’est quand même exceptionnel. Bon après, il y a tout un parquet <strong>de</strong> Bugatti. C’est vrai, il y a<br />
<strong>les</strong> vraies, il y a <strong>les</strong> moins vraies. Mais c’est quand même exceptionnel. ” Il connaît<br />
parfaitement l’histoire <strong>de</strong> la Bugatti Royale, sait qu’elle a été reconstituée mais elle n’en est<br />
pas moins “ vraie ”. Ce qui est admirable, pour lui comme pour tous mes interlocuteurs, c’est<br />
le travail que nécessita la réalisation <strong>de</strong> cette voiture, le fait <strong>de</strong> construire un engin à partir <strong>de</strong><br />
quelques pièces éparses et <strong>de</strong> quelques photographies. Comme eux-mêmes le font !<br />
Notons enfin que l’histoire singulière <strong>de</strong> cette voiture est matérialisée par la mise en<br />
scène. Les voitures ont toutes pris place dans <strong>les</strong> anciens ateliers <strong>de</strong> l’usine, gigantesque hall,<br />
soigneusement quadrillé, ménageant <strong>de</strong>s ilots <strong>de</strong> gravier. Les allées, nettement tracées,<br />
permettent aux visiteurs <strong>de</strong> déambuler entre <strong>les</strong> engins. Toutes <strong>les</strong> voitures sont dans le même<br />
gigantesque hall. Toutes sauf la Bugatti Royale qui trône dans une sorte <strong>de</strong> vestibule, ménagé<br />
juste avant d’accé<strong>de</strong>r à la salle d’exposition. Elle est seule. Il y a en quelque sorte <strong>de</strong>ux types<br />
<strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong> : l’écrasante majorité <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong> <strong>de</strong> la collection Schlumpf et la Royale, pièce<br />
95
tout à fait à part. Les voitures du vaste hall sont exposées pour el<strong>les</strong> ; chacune d’entre el<strong>les</strong><br />
incarne un moment <strong>de</strong> l’histoire automobile et technique. Il en va différemment <strong>de</strong> la Royale :<br />
elle témoigne et incarne la passion d’un homme. Elle vaut moins en tant que voiture qu’en<br />
tant qu’incarnation d’une passion. Et à ce titre, qu’elle soit vraie ou fausse n’a plus <strong>de</strong> sens.<br />
Qu’elle soit conforme ou non importe peu. Il suffit <strong>de</strong> comparer la Royale à une autre Bugatti,<br />
elle aussi largement modifiée aux dires <strong>de</strong> certains, La Bugatti 5 litres <strong>de</strong> 1912 dite Roland<br />
Garros, du nom <strong>de</strong> l’aviateur qui en fut le premier propriétaire. “ La partie arrière (..) n’est pas<br />
d’origine. Elle a été reconstituée et certains spécialistes parlent d’hérésie ”. (Laffon et<br />
Lambert 2000 : 127) Elle a été installée dans le vaste hall d’exposition. Ce que l’on pardonne<br />
à la Royale, on ne peut le pardonner à l’autre Bugatti parce qu’elle n’est pas à sa place.<br />
Restaurées, <strong>les</strong> voitures et <strong>les</strong> motos sont enfin prêtes à prendre la route, <strong>les</strong> tracteurs et<br />
<strong>les</strong> moteurs industriels peuvent rugir et vomir leur fumée, tirer une remorque, faire monter <strong>de</strong><br />
l’eau ou moudre du grain. Mais, si tous mes interlocuteurs affirment que “ c’est fait pour<br />
rouler ”, force est <strong>de</strong> reconnaître que c’est avec la plus extrême parcimonie qu’on <strong>les</strong> utilise.<br />
Mais le verbe “ utiliser ” est-il le plus approprié pour qualifier ces trajets, que l’on fait au<br />
volant <strong>de</strong> son “ Ancienne ” <br />
96
SUIVONS LA<br />
ROUTE FLEURIE…<br />
97
Première sortie en rallye. Destination Cocumont : la ville fête en gran<strong>de</strong> pompe son<br />
jumelage avec une ville alsacienne. Pour l'occasion, j'ai ren<strong>de</strong>z-vous chez Jean-Pierre, aux<br />
petites aurores. Nous nous installons dans la Citroën B2 torpédo <strong>de</strong>s années 20, celle-là<br />
même dont le laitier se servait pour sa tournée lorsque le prési<strong>de</strong>nt était enfant. Nous ne<br />
faisons que quelques centaines <strong>de</strong> mètres pour nous arrêter sur la place centrale <strong>de</strong> Tonneins,<br />
le long <strong>de</strong> l'artère principale, lieu où tous <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> doivent se rassembler avant le départ.<br />
Garées au hasard <strong>de</strong> leur arrivée, sous <strong>les</strong> platanes, <strong>les</strong> machines sont livrées à l'admiration<br />
<strong>de</strong>s autochtones, pendant que leurs propriétaires se saluent, discutent. Les passants étonnés<br />
ralentissent, regar<strong>de</strong>nt et parfois klaxonnent ou font <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong> la main. Nouveau départ,<br />
direction Cocumont. Dernières consignes. "Comme d'habitu<strong>de</strong>, on se suit, on s'attend, on fait<br />
gaffe à pas en perdre. S'il y a un problème, coup <strong>de</strong> klaxon et on s'arrête ! OK On est<br />
parti." Le cortège s'ébranle, avec plus ou moins <strong>de</strong> facilité. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> par quel tour <strong>de</strong><br />
force nous pourrons traverser Tonneins sans que <strong>les</strong> feux tricolores et autres stop ou Cé<strong>de</strong>z le<br />
passage n'aient raison <strong>de</strong> cette cohorte d'un autre temps. A ma gran<strong>de</strong> surprise, <strong>les</strong><br />
automobilistes s'arrêtent au feu vert, ne prennent pas la priorité que le co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la route leur<br />
reconnaît et laissent la place à notre cortège. Sur le trajet, celui-ci ne manque pas d'attirer<br />
l'attention : <strong>les</strong> passants nous sourient, applaudissent parfois, nous font <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong> la<br />
main. Mon chauffeur leur répond, pressant furieusement la poire <strong>de</strong> son avertisseur sonore,<br />
agitant la main, jetant <strong>de</strong>s "Salut" <strong>de</strong>-ci <strong>de</strong>-là. Comme je ne réponds pas à ces signes, mon<br />
chauffeur me résume une sorte <strong>de</strong> co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la politesse à l'usage <strong>de</strong>s passagers d'anciennes.<br />
"Allez-y ! Faites Bonjour ! " '-Ca se fait " "-Bien sûr ! Les gens sont contents <strong>de</strong> nous voir<br />
passer, ils nous saluent, on répond." Comme je m'inquiète <strong>de</strong> la météo et surtout <strong>de</strong> l'absence<br />
<strong>de</strong> capote, fort dommageable en cas d'orage, j'apprends que s'il pleut, on se mouillera. "Dans<br />
<strong>les</strong> rallyes, quel que soit le temps qu'il fait, quand on a un cabriolet par exemple, on roule<br />
décapoté. C'est idiot d'avoir un cabriolet pour rouler capote fermée. Maintenant, c'est la<br />
mo<strong>de</strong> <strong>de</strong>s cabriolets, tout le mon<strong>de</strong> en a mais à la moindre goutte, hop ! on ferme. Non, <strong>les</strong><br />
vrais amateurs roulent toujours la capote ouverte. Je me souviens, une année, on avait fait un<br />
rallye en octobre dans <strong>les</strong> Pyrénées, trois jours <strong>de</strong> flotte. Et j'ai fait tout le rallye avec mon<br />
Alfa, capote ouverte. Je vous dis pas l'état dans lequel j'étais, le soir." Arrivée à Cocumont.<br />
On gare <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> en bataille dans la rue principale, on s'installe sur le trottoir. Et là<br />
commence une attente interminable. La cérémonie officielle se déroule, à laquelle nous ne<br />
participons que <strong>de</strong> très loin. Les membres du club discutent autour <strong>de</strong>s voitures, échangent<br />
<strong>de</strong>s tuyaux, soulèvent <strong>les</strong> capots et examinent <strong>les</strong> moteurs. Certains, prévenants, qui avaient<br />
songé à glisser quelque apéritif dans le coffre, proposent <strong>de</strong> "commencer", distribuent verre<br />
et gâteaux salés. Soudain, nouveau branle-bas : on plie bagage en hâte, on remonte en<br />
voiture et cette fois, c'est au milieu d'une haie d'honneur que l'on se rend à la cave<br />
coopérative <strong>de</strong> Cocumont où un vin d'honneur nous est servi. Les spectateurs applaudissent,<br />
98
<strong>les</strong> conducteurs et leurs passagers saluent. Là, nouvel arrêt. Les voitures sont garées un peu<br />
au hasard sur le parking au milieu <strong>de</strong>s voitures ordinaires, dans un désordre complet. Les<br />
badauds se penchent, touchent, discutent. Nouveau départ, cette fois, on se rend chez l'un <strong>de</strong>s<br />
membres <strong>de</strong>s Calandres, qui a préparé un repas en plein air. Pendant l'apéritif et le repas, <strong>les</strong><br />
conversations roulent, on discute mécanique, on ranime <strong>les</strong> souvenirs d'autres expéditions.<br />
Puis nouveau départ, retour à la cave coopérative, nouvelle pagaille sur le parking. La<br />
voiture du laitier a décidément beaucoup <strong>de</strong> succès : certains badauds <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt s'"ils<br />
peuvent en faire un tour". Et voilà l'engin, chargeant son lot d'admirateurs, partant pour un<br />
petit tour, revenant à la case départ pour prendre une nouvelle fournée d'admirateurs. Une<br />
sorte <strong>de</strong> manège gran<strong>de</strong>ur nature. Puis retour chez le membre du club qui offre le dîner. Ce<br />
n'est que très tard dans la nuit que le cortège s'ébranlera. Cependant, cela ne sera pas sans<br />
peine. Il faut d'abord emprunter un bidon d'essence car la B2, assoiffée comme à son<br />
habitu<strong>de</strong>, risque la panne. Il faut surtout lui trouver <strong>de</strong>s compagnes <strong>de</strong> route car elle présente<br />
un gros défaut : sa batterie étant très faible, l'engin ne peut parcourir <strong>de</strong> longues distances<br />
avec <strong>les</strong> phares allumés. Quelques mo<strong>de</strong>rnes "4 CV" nous accompagneront quelques temps<br />
avant <strong>de</strong> nous abandonner à notre triste sort, éclairés par la seule lune. Et par une<br />
provi<strong>de</strong>ntielle 306 qui nous accompagnera pendant quelques kilomètres, phares allumés. Le<br />
retour à Tonneins, dans le froid et l'obscurité, avait <strong>de</strong> quoi refroidir <strong>les</strong> passionnés. Fin <strong>de</strong><br />
l'épopée.<br />
Dans le numéro 974, du 22 février 2001, La Vie <strong>de</strong> l’Auto rendait compte <strong>de</strong> la<br />
réunion <strong>de</strong> la Fédération Française <strong>de</strong>s Véhicu<strong>les</strong> d’Epoque. Sous le titre “ Sous le signe du<br />
patrimoine ”. “ Clau<strong>de</strong> Delagneau a terminé en dévoilant l’objectif poursuivi en 2001 : obtenir<br />
une reconnaissance <strong>de</strong> nos véhicu<strong>les</strong> anciens en tant que patrimoine culturel et mémoire<br />
industrielle. Leur protection vis-à-vis <strong>de</strong>s lois sur l’automobile et l’environnement aussi bien<br />
qu’en matière fiscale passe par cette reconnaissance. (…) Si seulement 50 clubs ont participé<br />
à la journée du Patrimoine <strong>de</strong> septembre 2000, la représentante <strong>de</strong>s Vieil<strong>les</strong> maisons<br />
françaises, Mme <strong>de</strong> la Doucette, a indiqué sa satisfaction vis-à-vis <strong>de</strong> cette coopération, et<br />
qu’elle avait déjà reçu 174 <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s <strong>de</strong> clubs pour le 16 septembre 2001. N’hésitez pas à<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r l’adresse <strong>de</strong> l’antenne VMF <strong>de</strong> votre département à la FFVE qui possè<strong>de</strong> la liste<br />
complète ”. (LVA 22 février 2001 :13) “ Obtenir une reconnaissance en tant que patrimoine ”,<br />
c’est bien aussi ce à quoi s’emploient <strong>les</strong> passionnés. Mais il en sont convaincus, leur engins<br />
appartiennent au “ patrimoine ”. Ils seraient <strong>de</strong>s “ témoignages ” d’un savoir, d’une époque.<br />
Mais en réalité, ils ont bien du mal à expliquer en quoi ils sont <strong>de</strong>s objets du “ patrimoine ”. Et<br />
bien souvent, faute <strong>de</strong> mieux, ils affirment que “ ce serait dommage <strong>de</strong> ne pas <strong>les</strong> conserver ”.<br />
Pour comprendre en quoi et comment ces engins <strong>de</strong>viennent du “ patrimoine ”, il faut<br />
s’attacher à analyser la façon dont ces engins sont utilisés. Utilisés avec parcimonie faut-il<br />
ajouter. En effet, <strong>les</strong> mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile, tout en refusant <strong>de</strong> <strong>les</strong> laisser au garage, ne <strong>les</strong><br />
utilisent pas à n’importe quelle occasion.<br />
“ Voitures à vivre ” <br />
Tirées <strong>de</strong> l’oubli, remises en état <strong>de</strong> marche, "tournant comme <strong>de</strong>s horloges", ces<br />
automobi<strong>les</strong> encombrent plus souvent <strong>les</strong> garages que <strong>les</strong> routes. En effet, el<strong>les</strong> ne sont<br />
qu'exceptionnellement vouées à un usage ordinaire, comme en atteste la lettre adressée à<br />
LVA, dont l'auteur se présente volontiers comme un excentrique. "Je vais peut-être faire<br />
sursauter certains collectionneurs mais pour moi, <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> anciens sont aussi <strong>de</strong>s<br />
99
véhicu<strong>les</strong> à vivre. Après avoir servi fidèlement pendant dix ans sur Paris (bala<strong>de</strong>s, courses,<br />
trajet travail), ma Peugeot 172 Weymann dans son jus a pris une semi-retraite dans le Sud, où<br />
elle effectue ses 60 km par jour pour emmener nos bambins à la mer, tous <strong>les</strong> étés et parfois<br />
l'hiver. A l'unanimité, ils ne veulent que celle-là, le break 504 familial leur paraissant trop<br />
récent. Vivement que le torpédo Berliet 1923 soit restauré car le manque <strong>de</strong> place commence<br />
à se faire sentir ! Pierre Clouet, Chennevières" (LVA 2001, n° 977 : 4) Ce correspondant<br />
compte, à n'en pas douter, parmi ces exceptions, qui dit-on, confirment la règle ! En effet, la<br />
voiture restaurée n'est pas <strong>de</strong>stinée à se rendre à l'usine ni au supermarché, pas plus que le<br />
tracteur n'a vocation a tiré une charrette <strong>de</strong> foin ou le moteur industriel à puiser <strong>de</strong> l'eau pour<br />
arroser la pelouse. Ils ne renouent jamais avec leur usage antérieur. Et ce n'est qu'à titre très<br />
exceptionnel que certains semblent <strong>les</strong> rendre à leur vocation première, momentanément et<br />
dans <strong>de</strong>s circonstances particulières qui exhibent toute leur singularité.<br />
Ainsi, la voiture normale <strong>de</strong> Hugues C. se refusa-t-elle un matin à quitter le garage.<br />
"Moteur mort. Je m'en doutais, elle était vieille. Mais il fallait que j'aille au boulot quand<br />
même, on avait une réunion <strong>de</strong> rédaction. Impossible <strong>de</strong> s'échapper. Alors j'ai pris la 203.<br />
Comment faire autrement Mais quand je suis arrivé au journal, grand succès ! Ils savent tous<br />
que je suis passionné <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> bagno<strong>les</strong> mais j'étais jamais allé au boulot avec. Alors,<br />
branle-bas <strong>de</strong> combat. Tout le mon<strong>de</strong> attroupé et tout ! 'Tu me feras faire un tour ' 'Je peux<br />
l'essayer ' 'Je peux faire une photo ' Et puis, ils ont commencé à s'y faire parce que j'y suis<br />
allé avec la 203 le temps <strong>de</strong> racheter une autre ordinaire. Et j'ai remis la 203 au garage." Mais,<br />
l'écoutant raconter son périple en 203, on s'aperçoit que cet usage momentané n'a jamais été<br />
ordinaire, banal. En effet, même utilisée pour se rendre au travail, elle a toujours été placée<br />
sous le signe <strong>de</strong> l'exhibition, <strong>de</strong> l'exceptionnel. Provoquant l'émoi <strong>de</strong> ses collègues, elle a été<br />
admirée, commentée. Puis lorsque cet usage s'est approché <strong>de</strong> la banalisation -"ils ont<br />
commencé à s'y faire"-, elle a disparu du parking, remplacée par une "ordinaire" dont l'arrivée<br />
passa parfaitement inaperçue ! Philippe L. affirme, quant à lui, aller fréquemment au travail<br />
avec sa DS. "Si, ça m'arrive. Parfois, je me lève, je me dis : 'Tiens, ce matin, je prends la DS.'<br />
Et en avant ! Alors, évi<strong>de</strong>mment, j'ai toujours un grand succès." Mais pour plus fréquent qu'il<br />
soit, cet usage n'est pas banalisé pour autant : professeur dans un lycée technique, il enseigne<br />
la mécanique à <strong>de</strong> jeunes élèves dont il avoue volontiers qu'"ils ne jurent que par le turbo, le<br />
GTI, <strong>les</strong> 16 S, <strong>les</strong> HDI. Pour eux, une bagnole, elle vaut rien tant qu'elle monte pas à 200 à<br />
l'heure." La voiture <strong>de</strong>vient support, objet <strong>de</strong> démonstration.<br />
Une fois restauré, le véhicule ne re<strong>de</strong>vient jamais "utile", "normal". Il semble s'inscrire<br />
dans un temps à part, détaché <strong>de</strong>s normes ordinaires. "La maréchaussée nous arrête souvent<br />
afin d'admirer notre C4 mais étant en règle, tout se passe toujours très bien." (LVA 977 : 4)<br />
Cette remarque n'est pas pure anecdote. Les rapports entre collectionneurs et maréchaussée<br />
seraient <strong>de</strong>s plus cordiaux. “ Voilà, le Lion qui est toujours sur le capot même si c’est interdit.<br />
Toutes <strong>les</strong> Peugeot ont ce Lion. C’est interdit en théorie. Mais en pratique je l’ai ! Mais <strong>les</strong><br />
gendarmes disent rien là-<strong>de</strong>ssus parce que ça fait partie du truc. Ils pourraient rouspéter même<br />
nous filer une prune mais jamais on a eu <strong>de</strong> problèmes. Même <strong>de</strong>s fois, c’est mieux, c’est eux<br />
qui nous ouvrent la route. Ils passent <strong>de</strong>vant, ‘dégagez ! dégagez !’ Alors, c’est grand luxe la<br />
bala<strong>de</strong>. ” C’et sans doute la raison pour laquelle Yves C. me conte, très en colère, la<br />
mésaventure dont il fut victime alors qu'il se rendait en cortège d'anciennes à une bourse<br />
d'échanges. "J'avais la Simca 1000. On roulait tranquille et puis, comme je savais que <strong>les</strong><br />
autres savaient pas trop où était la bourse, je dépasse pour prendre la tête du convoi. C'était<br />
convenu comme ça. Et Philippe me dit : 'Astique ! tu arrives sur la ligne continue. Et il doit y<br />
avoir <strong>les</strong> flics. Les autres font appel co<strong>de</strong>s-phares.' -'T'inquiète ! ça va passer. Les appels, c'est<br />
pour nous faire coucou. Et s'il y a <strong>les</strong> flics, ils diront rien. Ils verront bien qu'on est pas<br />
dangereux.' Parce que, d'habitu<strong>de</strong>, au contraire, ils sont sympas. Je double donc et je me rabats<br />
un peu... bon, pas trop comme il faut. Mer<strong>de</strong> ! <strong>les</strong> flics ! 'Truitttttt ! Garez-vous ' 'Mon vieux,<br />
100
t'es bon pour la prune ! ' -'Mais non'. Je <strong>de</strong>scends. 'Monsieur vous avez réalisé un dépassement<br />
illégal. Vous avez mordu la ligne continue. Vos papiers s'il vous plaît ! ' Alors, j'explique que<br />
oui, c'est vrai, c'était pas trop académique mais qu'on était en groupe, qu'on allait à la bourse,<br />
qu'on roulait pas vite, que le mec à qui j'avais fait la queue <strong>de</strong> poisson, c'était un pote à moi,<br />
qu'il m'avait laissé passer. 'Veux pas le savoir. Vous avez réalisé un dépassement illégal.' Rien<br />
à faire. Bouché comme un coin. Il a rien voulu savoir ! J'ai pris un manche." Cette<br />
verbalisation est d'autant plus mal perçue que d'ordinaire <strong>les</strong> collègues <strong>de</strong> l'intraitable<br />
gendarme se montrent bienveillants, arrêtant la circulation pour laisser passer le cortège. Ce<br />
qu'il conteste, ce n'est pas le dépassement hasar<strong>de</strong>ux. Il le reconnaît bien volontiers. Ce que<br />
Yves critique, c'est l'attitu<strong>de</strong> du gendarme qui se refusa à entendre ses arguments. L'infraction<br />
était excusée voire justifiée par le contexte particulier <strong>de</strong> l'exhibition. Au volant <strong>de</strong> sa voiture<br />
normale, il aurait accepté d'être verbalisé, pas au volant <strong>de</strong> la Simca 1000. Pour elle comme<br />
pour toutes ses consoeurs d'un autre temps, <strong>les</strong> règlements ordinaires ne s'appliquent pas et ne<br />
doivent pas s'appliquer. Et j'ai pu constater que <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> <strong>de</strong> collection <strong>les</strong> bafouent<br />
parfois, avec l'approbation du plus grand nombre. Certes, dans le discours, on respecte le co<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> la route. Mais dans la pratique, stop et laissez-le-passage sont négociés avec légèreté.<br />
Comment en serait-il autrement Les véhicu<strong>les</strong> prioritaires, <strong>de</strong>s "ordinaires", ne renoncent-ils<br />
pas à leur droit, laissant la priorité aux Ancêtres qu'el<strong>les</strong> viennent <strong>de</strong> droite ou <strong>de</strong> gauche,<br />
attendant au feu vert pour que passent <strong>les</strong> anciennes... au feu rouge. Et si <strong>les</strong> autres<br />
conducteurs ne respectent pas ce co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la route inversé, <strong>les</strong> amateurs forcent leur courtoisie.<br />
Passagère d'une Renault Frères <strong>de</strong>s années 10, j'ai eu la surprise <strong>de</strong> voir mon pilote "griller la<br />
priorité à droite", tout naturellement, signe <strong>de</strong> main et grand sourire à l'adresse <strong>de</strong> l'autre<br />
automobiliste... qui lui rendit son sourire et nous salua d'un intrépi<strong>de</strong> coup <strong>de</strong> klaxon. La<br />
Renault aurait eu quatre-vingts ans <strong>de</strong> plus, c'était l'acci<strong>de</strong>nt ou du moins aurions-nous été<br />
gratifiés <strong>de</strong> quelques peu glorieux noms d'oiseaux. Mais, avec une voiture récente, nous<br />
serions-nous pas risqués à ce genre <strong>de</strong> manoeuvre <br />
El<strong>les</strong> auraient tort <strong>de</strong> ne pas en prendre à leur aise, ces vénérab<strong>les</strong> Anciennes, car leurs<br />
jours semblent compter. C’est du moins l’avis <strong>de</strong> leurs propriétaires.<br />
Menaces<br />
Créées il y a plusieurs décennies, ces voitures étaient parfaitement conformes aux<br />
co<strong>de</strong>s, aux règlements d’alors. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Et pour rouler, el<strong>les</strong><br />
doivent ou <strong>de</strong>vraient, affirment <strong>les</strong> collectionneurs, se plier à ces nouveaux règlements, qui<br />
bien sûr, supposent <strong>de</strong>s modifications qui ne sont pas du goût <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong>. C’est le cas<br />
pour certaines voitures qui présentent <strong>de</strong>s capuchons <strong>de</strong> radiateur très stylisés mais trop<br />
saillants. Considérés comme dangereux aujourd’hui pour <strong>les</strong> passants qui risquent <strong>de</strong> se<br />
b<strong>les</strong>ser, ils sont désormais interdits. Colère <strong>de</strong>s amateurs. "Le bouchon, il est pas d'origine,<br />
c'était un lion qui sautait puisque c'est Peugeot. Mais il paraît que c'est dangereux. On a plus<br />
le droit d'en avoir. Alors, j'ai mis ça à la place. Mais ça a bonne mine. C'est pas le bouchon<br />
d'origine, ça se voit." D'autres refusent <strong>de</strong> se soumettre à cette obligation, préférant courir le<br />
risque une amen<strong>de</strong>.. "J'ai laissé le bouchon d'origine. Je suis pas en règle, je le sais mais je<br />
m'en fous ! Je vais pas mettre un bouchon <strong>de</strong>s années soixante sur une bagnole <strong>de</strong>s années<br />
trente." Autre pomme <strong>de</strong> discor<strong>de</strong> : <strong>les</strong> ceintures <strong>de</strong> sécurité. “ Les ceintures <strong>de</strong> sécurité, on <strong>les</strong><br />
met quand el<strong>les</strong> y étaient. On <strong>les</strong> gar<strong>de</strong> quoi. Mais quand il y en avait pas, on <strong>les</strong> met pas. Et<br />
<strong>les</strong> gendarmes peuvent dire ce qu’ils veulent. Vous imaginez, vous, une Traction avec <strong>de</strong>s<br />
ceintures Et <strong>les</strong> Ancêtres Une De Dion-Bouton Ou une Le Zèbre Et on <strong>les</strong> accrocherait<br />
où, d’abord, parce qu’il y a pas <strong>de</strong> montant sur ces voitures, bien sûr. ” Très problématiques<br />
101
aussi : <strong>les</strong> “ flèches ”. Certaines voitures ne sont pas munies <strong>de</strong> dispositifs clignotants pour<br />
signaler un changement <strong>de</strong> direction mais d’une sorte <strong>de</strong> baguette, <strong>de</strong> chaque côté <strong>de</strong> la<br />
voiture, qui se soulève en fonction <strong>de</strong> la direction choisie. C’est le cas <strong>de</strong> Simca <strong>de</strong> Jean-<br />
Clau<strong>de</strong>. “Attention ! j’ai <strong>les</strong> flèches <strong>de</strong>ssus. Mais il faut être pru<strong>de</strong>nt. Parce que <strong>les</strong> gens sont<br />
pas habitués. Quand vous tournez, ils font pas gaffe que la flèche s’est levée alors <strong>de</strong>s fois,<br />
c’est juste. Il faut prendre <strong>de</strong>s précautions, bien prendre le milieu <strong>de</strong> la rote quand vous<br />
tournez à gauche. Moi souvent je baisse la vitre et je tend le bras. Ils comprennent pas plus ce<br />
ça veut dire mais ils se disent : ‘Mais qu’il lui prend, à celui-là ‘ Alors, ils font gaffe. ”<br />
Ceinture <strong>de</strong> sécurité, flèche, bouchon <strong>de</strong> radiateur et autres accessoires sont autant <strong>de</strong><br />
motifs <strong>de</strong> colère pour <strong>les</strong> collectionneurs, qui parfois refusent <strong>de</strong> se soumettre aux règlements<br />
par souci d’authenticité, ne croyant pas un instant à leur importance en matière <strong>de</strong> sécurité.<br />
Les collectionneurs ne nous avaient pas habitués à un tel respect <strong>de</strong> l’origine ou à une telle<br />
légèreté à l’égard <strong>de</strong>s questions <strong>de</strong> sécurité, eux qui changent la calandre ou la couleur <strong>de</strong> leur<br />
engin “ parce que c’est plus joli ” ou qui modifient le système électrique d’une 201 pour éviter<br />
qu’elle ne prenne feu, avec le propriétaire au volant ! C’est autre chose qui se joue. Si la<br />
nécessité <strong>de</strong> se soumettre aux divers règlements communs est très mal perçue, ce n’est pas<br />
parce qu’elle porterait atteinte à la conformité <strong>de</strong> la voiture mais parce ce qu'elle la ravale au<br />
rang <strong>de</strong>s voitures ordinaires, la traitant comme <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong> contemporains. Ces quelques<br />
passe-droits, pour <strong>les</strong>quels <strong>les</strong> amateurs se battent, n'ont d'autres buts que stigmatiser la<br />
singularité <strong>de</strong> leurs engins, mettre en scène la distance qu'il existe entre eux et une "ordinaire".<br />
Comme dans <strong>de</strong>s "musées roulants". C’est tout le rapport <strong>de</strong> ces engins au temps qui est ainsi<br />
questionné. Les soumettre aux règlements contemporains, c’est <strong>les</strong> inscrire dans le présent, <strong>les</strong><br />
extraire <strong>de</strong> “l’hier ” pour <strong>les</strong> introduire dans “ l’aujourd’hui ”. Or la particularité <strong>de</strong> ces<br />
engins, pour leur possesseur, est précisément le refus <strong>de</strong> cette inscription dans le présent.<br />
Comment comprendre autrement le refus exprimé par la plupart <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r une “ carte grise<br />
collection ” et son symétrique la fierté d’exhiber une “ carte grise d’époque ” La “ carte<br />
grise collection ” n’est-elle pas la preuve manifeste que le pas a été franchi <br />
La vignette et <strong>les</strong> autocollants du contrôle technique et <strong>de</strong> l'assurance sont un autre<br />
sujet <strong>de</strong> colère permanent pour nos collectionneurs. "Ah, c'est joli, je t'assure, tu as trois<br />
mer<strong>de</strong>s collées sur le pare-brise. C'est classe, ça. Tu as l'air malin avec ton Zèbre ou ta De<br />
Dion-Bouton <strong>de</strong>s années dix et tes autocollants. Tu peux leur dire tout ce que tu veux, ils s'en<br />
foutent. On a essayé <strong>de</strong> leur expliquer qu'on veut bien prendre une assurance, aller chercher la<br />
vignette et faire le contrôle technique mais que ce serait mieux <strong>de</strong> ne pas nous obliger à <strong>les</strong><br />
coller. Quitte à payer un petit quelque chose ! On pourrait faire une exception, nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />
simplement <strong>de</strong> <strong>les</strong> avoir sur nous. On serait en règle quand même. Non, il faut <strong>les</strong> coller !<br />
C'est <strong>de</strong> la connerie, leur histoire <strong>de</strong> vignette. T'imagine bien que le mec qui a une De Dion-<br />
Bouton, il roule pas avec ! " D’ailleurs la nécessité <strong>de</strong> “ passer <strong>les</strong> engins au contrôle<br />
technique ” est très mal perçue. “ C’est une ânerie, ça aussi. Franchement ! Faire passer une<br />
Trèfle ou une Traction ou une Juvaquatre au contrôle, tu te rends bien compte qu’il y a<br />
quelque qui va pas. T’as tous <strong>les</strong> appareils qui s’affolent ! Rien que la question <strong>de</strong>s gaz<br />
d’échappement, t’es foutu. Mais oui qu’el<strong>les</strong> polluaient ces bagno<strong>les</strong> mais c’était comme ça à<br />
l’époque. ” Mais le problème n’est essentiellement <strong>de</strong> surmonter l’épreuve du contrôle<br />
technique : il y a “ toujours moyen <strong>de</strong> se débrouiller avec un gars pas trop regardant, qui nous<br />
comprend, qui comprend <strong>les</strong> vieil<strong>les</strong> voitures ”. La presse spécialisée donne souvent <strong>les</strong><br />
coordonnées <strong>de</strong> ces centres techniques où <strong>les</strong> mécaniciens sont toujours “ <strong>les</strong> bienvenus ”. En<br />
fait, le contrôle technique agit <strong>de</strong> façon métonymique. Le vrai problème est que ces<br />
mécaniciens ont le sentiment que ces règlements menacent leur voiture <strong>de</strong> disparition.<br />
“ Voynet, elle veut envoyer nos voitures à la casse. Soi disant qu’el<strong>les</strong> polluent, qu’el<strong>les</strong><br />
per<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’huile. Soi disant que pendant nos rallyes, on foutrait plein d’huile sur la route, et<br />
qu’on rejetterait <strong>de</strong>s gaz toxiques, qu’on a pas <strong>de</strong> pots catalytiques. ” Et aucun ne songe à nier<br />
102
le fait que leurs véhicu<strong>les</strong> sont loin d’être “ propres ”. Ils semblent même le revendiquer<br />
hautement. A l’image <strong>de</strong> Christian D. “ De l’huile, on en fait un coup tous <strong>les</strong> huit, dix<br />
kilomètres. On inverse le robinet. En inversant le robinet, vous avez une dose. C’est un<br />
robinet doseur qui vous donne un petit peu d’huile, qui vient graisser le palier arrière puis le<br />
palier avant. Le reste <strong>de</strong> l’huile va dan,s le bas moteur. En tournant, <strong>les</strong> masses montent au<br />
cylindre, graissent le cylindre. Et le reste va par terre. On appelle ça l’huile perdue. Les gens<br />
me disent : ‘Mais vous per<strong>de</strong>z l’huile. C’est dégueulasse. Vous polluez ! ‘ Mais la voiture, elle<br />
perdait l’huile. C’était un quart d’huile aux cent kilomètres. C’était ça le Zèbre. ” L’émotion<br />
prit <strong>de</strong>s proportions considérab<strong>les</strong> lorsqu’un projet <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s voitures contenant <strong>de</strong><br />
l’amiante fut connu du public. “ Voynet veut envoyer à la casse toutes <strong>les</strong> bagno<strong>les</strong> qui ont<br />
<strong>de</strong>s pièces en amiante. Alors, c’est la fin <strong>de</strong>s vieil<strong>les</strong> bagno<strong>les</strong>. El<strong>les</strong> ont toutes <strong>de</strong>s pièces en<br />
amiante, toutes, toutes ou presque. Mais tout ça, c’est un prétexte parce que ce qu’elle veut,<br />
elle et <strong>les</strong> autres, c’est nous interdire <strong>de</strong> rouler et détruire toutes nos voitures. Ce qu’ils<br />
veulent, c’est rayer définitivement tout ça <strong>de</strong> la carte. Allez ! hop ! à la ferraille ! ” Le moins<br />
que l’on puisse dire, c’est que Mme Voynet 1 n’est guère appréciée dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />
collectionneurs, incarnant cet inacceptable –et improbable sans doute- projet <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction.<br />
Très floue 2 , cette menace est sans cesse ranimée, brandie par <strong>les</strong> collectionneurs. Parce qu’elle<br />
est indispensable. J’ai longuement insisté sur ce caractère autobiographique <strong>de</strong> leur machine<br />
et <strong>de</strong> leur pratique. Le spectre <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction, qu’ils agitent sans cesse, leur donne une autre<br />
dimension : il ne s’agit plus <strong>de</strong> restaurer la voiture du grand-père mais <strong>de</strong> sauver, <strong>de</strong><br />
“ conserver ” un inestimable “ patrimoine industriel ”. Car on le comprend : à construire un tel<br />
récit autobiographique autour <strong>de</strong> la voiture, celle-ci risque <strong>de</strong> n’avoir d’autre aura que celle <strong>de</strong><br />
cette famille précisément. La difficulté, pour <strong>les</strong> mécaniciens, est diamétralement opposée à<br />
celle <strong>de</strong>s châtelains qu’Eric Mension-Rigau a analysée : ces <strong>de</strong>rniers, héritiers <strong>de</strong> châteaux, <strong>de</strong><br />
monuments historiques, tentent <strong>de</strong> mettre en scène l’intimité, la vie familiale, tente en somme<br />
<strong>de</strong> faire passer le monument du côté du privé et du familial. (Mension-Rigau 2000 : 85-101)<br />
Les mécaniciens doivent eux parcourir le chemin inverse, “ pousser ” leur engin <strong>de</strong> famille<br />
vers l’appropriation collective, le construire en même temps comme un bien collectif, qui<br />
engage tout le mon<strong>de</strong>. La seule façon est <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction.<br />
Mais il ne suffit pas, pour faire du patrimoine, d’évoquer la <strong>de</strong>struction prétendument<br />
arrêtée <strong>de</strong> ces véhicu<strong>les</strong>. C’est doucement <strong>de</strong> façon minutieuse qu’il se compose.<br />
Voyages en ancienne<br />
J’ai déjà évoqué, en préambule, le premier rallye auquel j’ai participé, la bala<strong>de</strong> à<br />
Cocumont, à l’occasion du jumelage. Nous avons passé la journée à attendre, allant <strong>de</strong> place<br />
en place, <strong>de</strong> la rue principale du village à la cave coopérative pour un apéritif, <strong>de</strong> la cave<br />
1 A l’époque où certains entretiens ont eu lieu, Mme Voynet était ministre <strong>de</strong><br />
l’environnement. Son retour à la vie civile n’a pourtant rien changé. Elle reste l’incarnation <strong>de</strong><br />
“ l’écologiste ”, “ celle qui est contre tout ”. Et dans le cas présent contre <strong>les</strong> “ mécaniciens <strong>de</strong><br />
l’inutile ”.<br />
2 Tout est lu, interprété comme relevant <strong>de</strong> ce complot contre <strong>les</strong> mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile.<br />
Ainsi ai-je plusieurs fois entendu affirmer que la disparition progressive <strong>de</strong> l’essence ordinaire<br />
n’avait été qu’une manœuvre parmi tant d’autres pour <strong>les</strong> gêner dans leur passion, leurs<br />
engins fonctionnant précisément avec ce carburant. “ Si tu y mets du super, tu gril<strong>les</strong> le<br />
moteur. Et d’ailleurs, ils ont remplacé l’essence par le sans plomb. Et ça, il y a rien <strong>de</strong> tel pour<br />
te flamber un moteur. Alors, tu vas pas me dire qu’ils l’ont pas fait exprès ! ”<br />
103
coopérative au domicile <strong>de</strong> notre hôte pour le déjeuner, puis à nouveau à la cave coopérative<br />
puis à nouveau au domicile <strong>de</strong> notre hôte pour le dîner, domicile que nous avons quitté fort<br />
tard. Comment penser cette journée Quel intérêt présentait-elle pour un ethnologue <br />
Qu'étions-nous allés faire Nous <strong>de</strong>vions présenter <strong>de</strong>s automobi<strong>les</strong> anciennes mais,<br />
finalement, peu <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> semble s'y être intéressé. Officiels et habitants du village, très<br />
accaparés par la cérémonie du jumelage, n'y ont jeté qu'un regard distrait. Quant à mes<br />
collectionneurs eux-mêmes, s'ils ont gardé un excellent souvenir du repas, ils gar<strong>de</strong>nt aussi <strong>de</strong><br />
l'exhibition le souvenir <strong>de</strong> quelques heures d'ennui. "C'est souvent comme ça", affirment-ils<br />
avec le sourire. Je soupçonne donc <strong>les</strong> organisateurs <strong>de</strong> ne pas avoir préparé le moins du<br />
mon<strong>de</strong> cette journée, qui me semble avoir été placée sous le signe <strong>de</strong> la pagaille... et <strong>de</strong>s<br />
agapes. J'espère donc beaucoup <strong>de</strong>s rallyes et exhibitions suivants.<br />
Autre manifestation, <strong>les</strong> Vitinéraires <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux. Journée <strong>de</strong> découvertes <strong>de</strong>s crus<br />
bor<strong>de</strong>lais. Au volant <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong> anciens, nous allons <strong>de</strong> cave en cave, attendus à chaque<br />
fois pour une visite-dégustation. Scénario invariable : le cortège arrive, le bruit a alerté <strong>les</strong><br />
propriétaires et <strong>les</strong> employés qui nous atten<strong>de</strong>nt sur le seuil <strong>de</strong> la cave ou du chai, nous<br />
regar<strong>de</strong>nt manœuvrer, parfois, péniblement, <strong>de</strong> façon à nous ranger en ordre impeccable,<br />
<strong>de</strong>vant la porte. On rentre, on s’attar<strong>de</strong> un peu sur <strong>les</strong> œuvres exposées dans le hall, on visite<br />
le chai, on écoute <strong>les</strong> commentaires du maître <strong>de</strong>s chais sur la vinification, on boit, on fait<br />
honneur au buffet… et on remonte en voiture pour une nouvelle cave. 13 heures. Déjeuner<br />
dans une basti<strong>de</strong> célèbre. On gare <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong>, sagement, autour <strong>de</strong> la place centrale. El<strong>les</strong> ne<br />
manquent pas d’admirateurs : nos coups <strong>de</strong> klaxons, nos saluts et nos “ bonjour ” lancés à la<br />
cantona<strong>de</strong> n’ont pas manqué d’arrêter <strong>les</strong> passants, ont attiré <strong>les</strong> habitants sur le seuil <strong>de</strong> leurs<br />
portes. Au menu, anguille, spécialité <strong>de</strong>s lieux. J’apprends que nous sommes tout près <strong>de</strong><br />
Sauveterre <strong>de</strong> Guyenne, village dans lequel vécut Guitet qui y réalisa un jardin singulier.<br />
L’occasion est trop belle : j’obtiens que l’on se déroute pour que je puisse faire quelques<br />
clichés. Je <strong>de</strong>vrais me dépêcher car manifestement mes confrères s’impatientent, ne jettent<br />
qu’un œil distrait aux statues <strong>de</strong> ciment. “ Il faut qu’on reparte. On nous attend. ” Nouveau<br />
périple, <strong>de</strong> cave en cave, au milieu <strong>de</strong>s vignes, que nous avons tout loisir d’admirer car nous<br />
ne roulons pas très vite. Heureusement d’ailleurs car nous prenons quelques libertés avec le<br />
co<strong>de</strong> la route, <strong>de</strong>ux véhicu<strong>les</strong> roulant côte à côté parfois ou zigzagant <strong>de</strong> façon étrange pour le<br />
plus grand bonheur <strong>de</strong>s autres conducteurs. Le cortège joyeux se sépare à 18 heures.<br />
Mais ne pouvait-on pas expliquer l’apparente légèreté <strong>de</strong> ces sorties par le contexte ou<br />
le prétexte, un jumelage, une dégustation Je place tous <strong>les</strong> espoirs dans la Journée du<br />
Patrimoine. La Fédération Française <strong>de</strong>s Véhicu<strong>les</strong> d'Époque ayant appelé ses membres à y<br />
participer, je n'ai que l'embarras du choix : plusieurs clubs exhibent leurs véhicu<strong>les</strong>. Je choisis<br />
<strong>de</strong> suivre <strong>les</strong> Tacots Tonneinquais: el<strong>les</strong> vont exposer leurs engins d'affection au château <strong>de</strong><br />
S., en Giron<strong>de</strong>, un "Monument Historique". Jean-Pierre M. me précise que la “ Reine<br />
Margot ” y résida plusieurs années et que son actuel propriétaire, <strong>de</strong>scendant direct <strong>de</strong> cette<br />
reine, rendue populaire ces <strong>de</strong>rnières années par un film, est également membre <strong>de</strong>s Tacots<br />
Tonneinquais. Comme d'habitu<strong>de</strong>, rassemblement sur la place <strong>de</strong> Tonneins, sous l'oeil<br />
toujours aussi étonné <strong>de</strong>s badauds qui, pourtant, <strong>de</strong>vraient être habitués à ces rassemblements,<br />
me semble-t-il. Puis départ pour le château en cortège. Notre arrivée est placée sous le signe<br />
<strong>de</strong> la désorganisation la plus totale. Je m'aperçois que la plupart ignore totalement ce qu'ils<br />
doivent faire <strong>de</strong> leur véhicule, pourquoi ils sont venus. On finit par retrouver un certain ordre.<br />
Les véhicu<strong>les</strong> sont alignés sagement au pied <strong>de</strong>s murs du château, tandis que quelques<br />
"Ancêtres", triées sur le volet, sont installées dans la cour d'honneur. Et l'on ne se souciera<br />
plus d'eux <strong>de</strong> la journée. Après un soli<strong>de</strong> petit-déjeuner, offert par le propriétaire <strong>de</strong>s lieux, <strong>les</strong><br />
courageux peuvent s'adonner à l'habituelle <strong>de</strong>scente du Ciron en canoë. Je préfère m'abstenir,<br />
rester dans <strong>les</strong> environs du château et <strong>de</strong>s voitures, pour observer... Hélas, rien ! Des groupes<br />
se promènent dans le parc, d'autres jouent à la belote ou discutent. J'erre comme une âme en<br />
104
peine, me <strong>de</strong>mandant ce qu'on est venu faire là, avec <strong>les</strong> voitures. 14 heures, retour <strong>de</strong>s<br />
sportifs et déjeuner : le propriétaire <strong>de</strong>s lieux nous régale d'un porcelet rôti ! Agapes donc ! Et<br />
le patrimoine On passera le reste <strong>de</strong> la journée allongé à l'ombre <strong>de</strong>s arbres, digérant le<br />
porcelet et le vin <strong>de</strong> bor<strong>de</strong>aux. Trois équipes d'amateurs <strong>de</strong> motocyclettes anciennes,<br />
participant el<strong>les</strong> aussi à la journée du patrimoine, remonteront l'allée qui mène au château,<br />
chevauchant leur pétaradant engin. Les pilotes nous saluent <strong>de</strong> coups <strong>de</strong> klaxons, nous leur<br />
répondons d'un geste <strong>de</strong> la main chaleureux, parfois armé d'un verre. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ce<br />
qu'eux aussi viennent faire puisque, à peine arrivés et <strong>de</strong>scendus <strong>de</strong> leur engin, <strong>les</strong> voilà qui<br />
repartent ! Finalement, en fin <strong>de</strong> journée, pour ceux qui le souhaitent, une visite du château<br />
nous est offerte. Certains déclinent l'invitation. "Ca fait vingt fois qu'on le visite". Puis on se<br />
quitte, chacun reprend son engin et "A Bientôt ! ". Je n'ai pas très bien compris ce que nous<br />
étions allés faire, au volant <strong>de</strong>s engins, dans le parc du château<br />
Pourtant, la participation aux Journées du Patrimoine est, si ce n’est une obligation, du<br />
moins une évi<strong>de</strong>nce. “ C’est quand même du patrimoine. Alors si on participe pas… ” El<strong>les</strong><br />
ne sont pas pour autant l’occasion <strong>de</strong> manifestations spécia<strong>les</strong>. Ce qui justifie le désintérêt <strong>de</strong><br />
certains. Comme Armand. “ Les Journées du Patrimoine, personnellement, je n’y participe<br />
pas. Le club oui mais pas moi. C’est du pipeau pour moi. Ca a pas d’intérêt. Qu’est-ce qu’on<br />
fait On s’arrête, on repart, on va ici, on va là, il faut contenter tout le mon<strong>de</strong>. Non, moi, j’y<br />
vais pas. Mais oui, il y en a qui le font. Ca mange pas <strong>de</strong> pain. ” Il faut bien reconnaître que<br />
rien, même pas la date 3 , ne différencie une Journée du Patrimoine d’une bien ordinaire bala<strong>de</strong>.<br />
Autre machine. Un dimanche matin d’été, <strong>de</strong> fort bonne heure, en gare <strong>de</strong> Toulouse-<br />
Matabiau. Dans un nuage <strong>de</strong> fumée impressionnant, la 141 R 1126, locomotive classée<br />
Monument Historique, attend ses passagers : nous partons en excursion, à Ouradour-sur-<br />
Glane. Nous nous arrêterons dans différentes gares, et cela même s’il est prévenu que la<br />
locomotive n’y prenne pas <strong>de</strong> voyageurs 4 . Quelques heureux parmi <strong>les</strong> heureux pourront faire<br />
le voyage entre <strong>de</strong>ux gares, dans la locomotive elle-même. Mais ce beau programme sera<br />
réduit à néant par une panne. En effet, le premier arrêt <strong>de</strong> la machine, en gare <strong>de</strong> Montauban,<br />
sera aussi le <strong>de</strong>rnier pour la locomotive : une pièce récemment changée ayant “ fondu ”, elle<br />
ne pourra pas repartir. B<strong>les</strong>sée elle n’en est que plus belle : <strong>les</strong> badauds font cercle ; <strong>les</strong><br />
cheminots, en foulard rouge pour certains, expliquent, d’un air navré, l’ordinaire et<br />
l’exceptionnel : <strong>les</strong> mensurations étonnantes <strong>de</strong> la bête et <strong>les</strong> raisons <strong>de</strong> la panne. Puis, une<br />
motrice arrive spécialement <strong>de</strong> Toulouse pour remorquer la vénérable victime, tandis que<br />
nous continuons notre périple, dans nos wagons tractés désormais par une bien ordinaire<br />
machine. L’arrivée en gare <strong>de</strong> Limoges passe inaperçue : nous sommes un groupe <strong>de</strong> touristes<br />
comme <strong>les</strong> autres. Départ pour Ouradour, repas, visite du village et du mémorial au pas <strong>de</strong><br />
charge car il faut très vite repartir, horaires obligent. A peine a-t-on passé <strong>de</strong>ux maigres heures<br />
sur le site. Impossible <strong>de</strong> s’intéresser sérieusement à l’exposition, <strong>de</strong> visionner le film, <strong>de</strong><br />
parcourir le fond bibliographique qu’il faut déjà remonter dans l’autobus qui nous ramène à la<br />
gare. Mais personne n’a l’air déconfit ou déçu. L’essentiel <strong>de</strong> la journée a donc été consacré<br />
au voyage. Si la locomotive à vapeur n’avait pas eu <strong>de</strong> défaillance, nous aurions donc passé<br />
<strong>de</strong>s heures dans <strong>de</strong>s wagons inconfortab<strong>les</strong>, pour une visite plus “ éclair ” d’un endroit que,<br />
semble-t-il, beaucoup connaissaient déjà. Mais <strong>les</strong> questions se posent : pourquoi avoir<br />
3 En 2001, le petit village <strong>de</strong> V. avait organisé, le 21 septembre, une exposition <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong><br />
anciens. L’annulation <strong>de</strong>s Journées du patrimoine n’entraîna pas l’annulation <strong>de</strong> la<br />
manifestation. “ C’était pas spécialement pour ça qu’on le faisait, non. C’était juste un hasard<br />
que ça tombe ce jour-là . Enfin, pas vraiment, disons que ça faisait <strong>de</strong> la publicité. On a<br />
profité <strong>de</strong> l’occasion.” En 2002, la même manifestation fut reconduite : mêmes exposants,<br />
même voitures, mêmes mise en scène, même lieu. Seule la date avait changé : elle a eu lieu le<br />
15 Septembre, week-end précé<strong>de</strong>nt <strong>les</strong> Journées du patrimoine.<br />
4 Le départ avait lieu, pour tous <strong>les</strong> voyageurs, en gare <strong>de</strong> Toulouse uniquement.<br />
105
continuer le voyage puisque la locomotive, argument premier du voyage, n’en était plus,<br />
précisément Quel intérêt y a-t-il à se rendre à Ouradour Les passagers du train, avec ou<br />
sans locomotive, n’auraient guère eu le loisir <strong>de</strong> l’admirer !<br />
Et l'on pourrait renouveler semblable <strong>de</strong>scription pour tous <strong>les</strong> rallyes auxquels j'ai<br />
participé. Il ne faut pas compter sur la presse pour leur donner sens. Il n'est pas un numéro <strong>de</strong><br />
La Vie <strong>de</strong> l'Auto, par exemple, qui ne présente plusieurs <strong>de</strong> ces comptes-rendus, tous<br />
également semblab<strong>les</strong> : on décrit <strong>les</strong> voitures présentes et l’itinéraire suivi, avec ses haltes et<br />
ses sites remarquab<strong>les</strong>, on y ajoute une photographie <strong>de</strong>s engins sur fond <strong>de</strong> château ou<br />
murail<strong>les</strong> fortifiées.<br />
Lisons-en quelques extraits. "Du Gard en Touraine. Septembre en Panhard. (...)<br />
Organisée par la famille Nunez, cette <strong>de</strong>uxième édition <strong>de</strong> la randonnée cévenole rassemblait<br />
<strong>les</strong> panhardistes à Bessèges, village en liesse, puisqu'en plein corso. Au programme entre<br />
autres <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux jours sous un ciel radieux : visite <strong>de</strong> la grotte <strong>de</strong> la Cocalière et découverte<br />
<strong>de</strong> Chamborigaud blotti au pied du mont Lozère.<br />
Quelques semaines plus tard, c'était au tour <strong>de</strong> la délégation Centre-Ouest avec 45<br />
Panhard, <strong>de</strong> se retrouver à Vouvray, suite à l'invitation <strong>de</strong> Jean-Jacques Mégret, responsable<br />
Indre-et-Loire. De dégustations gastronomiques et vinico<strong>les</strong> en visites <strong>de</strong> caves voûtées, <strong>les</strong><br />
choses sérieuses débutaient à Monnaie, patrie <strong>de</strong> Raymond Devos, où <strong>les</strong> équipages étaient<br />
attendus pour assister à un spectacle <strong>de</strong> chansonniers dans le 'Théâtre R. Devos'. Un week-end<br />
sous le signe <strong>de</strong> l'humour." (LVA 963 : 14) “ A 10 heures, le cortège <strong>de</strong> 35 véhicu<strong>les</strong> traverse<br />
Castillon-la-Bataille avant d’emprunter l’ancien chemin <strong>de</strong> halage en bordure <strong>de</strong> la Dordogne.<br />
Le premier arrêt a lieu au château Peyron à St-Magne-<strong>de</strong>-Castillon. La maîtresse <strong>de</strong>s lieux,<br />
Mme Papon, nous accueille chaleureusement ; œnologue, elle nous expose <strong>les</strong> grands<br />
principes <strong>de</strong> l’art <strong>de</strong> la dégustation . On repart à l’assaut <strong>de</strong>s coteaux <strong>de</strong> Ste-Colombe. Le<br />
rythme étant un peu lent, <strong>les</strong> cycle cars chauffent, s’échauffent et doublent. Au château “’La<br />
Clairière Laithwaite ‘, la visite <strong>de</strong> la cave permet <strong>de</strong> découvrir un extraordinaire caveau taillé<br />
dans la roche . Il est déjà midi et il nous faut rejoindre le château <strong>de</strong> Blanzac. Le pique-nique a<br />
lieu sur l’ancienne aire du spectacle <strong>de</strong> la reconstitution <strong>de</strong> la bataille <strong>de</strong> Castillon, qui mit fin<br />
à la guerre <strong>de</strong> Cent ans. Chaque participant, muni <strong>de</strong> son verre à pied, peut comparer <strong>les</strong><br />
différents vins <strong>de</strong> l’appellation : une aubaine pour <strong>les</strong> amateurs et <strong>les</strong> connaisseurs . Le<br />
parcours <strong>de</strong> l’après-midi se fait toujours sur <strong>les</strong> plus petites routes <strong>de</strong> la région au milieu <strong>de</strong>s<br />
vignob<strong>les</strong>. Au château Belcier, le maître <strong>de</strong> chais nous attend <strong>de</strong> pied ferme. On repart ensuite<br />
vers Montbadon et son exceptionnel château du XII e siècle perché sur un monticule <strong>de</strong> terre.<br />
Dernier arrêt au château La Mauze ; la journée s’achève par le pot <strong>de</strong> l’amitié, où l’on n’a pu<br />
déguster que <strong>de</strong>s jus <strong>de</strong> fruits ou <strong>de</strong> l’eau ! (LVA Novembre 2001 : 25)<br />
“ On s’arrête, on redémarre, on va ici, on va là ”, dirait Armand. Mais c’est<br />
précisément ainsi que <strong>les</strong> mécaniciens font <strong>de</strong> “ l’inutile ” du “ patrimoine ”.<br />
Ordre et désordre : voir et toucher<br />
Dans le portrait que Jean-Clau<strong>de</strong> faisait du collectionneur, il a omis un “ détail ” ; sans<br />
doute ne l’a-t-il pas clairement formulé, tant il lui paraissait évi<strong>de</strong>nt : le collectionneur est le<br />
plus souvent membre d’un voire plusieurs clubs. Les raisons avancées sont d’ordre pratique :<br />
cela permet d’“ échanger <strong>de</strong>s tuyaux pour la restauration ”, <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong>s adresses d’artisans<br />
intéressants, <strong>de</strong> localiser <strong>de</strong>s épaves “ introuvab<strong>les</strong> ”. Pour Juan Matas, qui analyse<br />
“ l’univers-refuge du collectionneur ”, ces arguments ne sont que prétextes qui dissimulent<br />
<strong>de</strong>s motivations plus essentiel<strong>les</strong> et plus vagues à la fois. “ Ces clubs ont quelquefois un mo<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> fonctionnement tel qu’on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si leurs fonctions ne dépassent pas très<br />
largement cel<strong>les</strong> qu’ils affichent. Ils constituent, en effet, bien souvent <strong>de</strong>s lieux <strong>de</strong> sociabilité<br />
106
où la collection peut sembler ne constituer qu’un point <strong>de</strong> départ affinitaire. ” (Matas 1989-<br />
1990 : 248) C’est bien le cas pour <strong>les</strong> mécaniciens. Appartenir à un club leur permet<br />
essentiellement <strong>de</strong> “faire <strong>de</strong>s rallyes ”, <strong>de</strong> “ rouler ” 5 . En effet, <strong>les</strong> propriétaires <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong><br />
anciens n’apprécient pas voire refusent <strong>de</strong> rouler seuls. Comme d'habitu<strong>de</strong>, le départ pour <strong>les</strong><br />
Vitinéraires est l'occasion d'une joyeuse pagaille, sur le parking d'un supermarché. Afin<br />
d'honorer <strong>de</strong> notre présence le plus grand nombre <strong>de</strong> châteaux et <strong>de</strong> vignob<strong>les</strong>, Jean-Pierre M.<br />
a réparti <strong>les</strong> membres du club en plusieurs équipes, chacune ayant un itinéraire. Mais certains<br />
équipages ne sont pas encore arrivés ; d'autres rejoindront leurs semblab<strong>les</strong>, chemin faisant.<br />
Soudain, un conducteur s'exclame : "Atten<strong>de</strong>z ! Je suis tout seul ! Les autres sont pas là. Ca va<br />
pas, ça. Je peux pas y aller tout seul. Il y en a pas <strong>de</strong>ux ou trois qui veulent venir avec moi "<br />
L'organisateur lui explique que sa solitu<strong>de</strong> sera <strong>de</strong> courte durée, que <strong>les</strong> autres ne tar<strong>de</strong>ront pas<br />
à le rejoindre et qu'il ne peut puiser dans <strong>les</strong> autres équipes, sans créer <strong>de</strong> sérieux<br />
déséquilibres. Arguments qu'il se refuse à entendre. "Je m'en vais pas tout seul, je te dis. Ou tu<br />
me mets <strong>de</strong>ux ou trois bagno<strong>les</strong> <strong>de</strong> plus ou je rentre chez moi." La conversation roule et<br />
s'envenime, ce qui permet aux retardataires <strong>de</strong> rejoindre le groupe et au malheureux esseulé<br />
<strong>de</strong> constituer un début d'équipe. La querelle a permis <strong>de</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce une nécessité : le<br />
groupe, le nombre. Une automobile ancienne roule rarement seule ; c'est en cortège qu'elle<br />
prend sens. On se trouve là face à un étrange jeu du singulier et du collectif, la voiture étant<br />
fortement individualisée 6 mais ne pouvant être exposée qu'en tant qu'élément d'un ensemble.<br />
S’ils sont si friands <strong>de</strong> ces sorties, c’est qu’el<strong>les</strong> <strong>les</strong> confrontent au regard <strong>de</strong> leurs pairs,<br />
regard indispensable on l’a vu. Mais c’est aussi et surtout pour ce que “le rallye fait à leur<br />
engin d’affection ”. Adhérer à un club et participer à un rallye modifie le sens <strong>de</strong> l’engin<br />
d’affection : la moto du grand-père sort ainsi du mon<strong>de</strong> privé, du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’entre-soi<br />
familial pour accé<strong>de</strong>r à une appropriation collective. C’est le groupe qui permet cette<br />
métamorphose <strong>de</strong> l’objet. De multip<strong>les</strong> façons.<br />
Je l’ai dit, en cortège, on ne respecte pas vraiment le co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la route. On ralentit à<br />
peine au stop, on refuse avec le sourire la priorité, on passe au rouge. On gêne la circulation,<br />
plus ou moins volontairement et <strong>de</strong> toute façon sans s’en émouvoir, comme lors du premier<br />
rallye auquel j’ai participé. Arrivés dans le village, au lieu <strong>de</strong> chercher la place afin d’y<br />
recevoir <strong>les</strong> indications sur le déroulement <strong>de</strong> la journée, nous nous sommes tout simplement<br />
arrêtés au Stop pendant une dizaine <strong>de</strong> minutes, moteur éteint, passagers et conducteurs<br />
<strong>de</strong>scendus <strong>de</strong>s véhicu<strong>les</strong>. Évi<strong>de</strong>mment, notre long cortège a quelque peu entravé la circulation<br />
d’autant que <strong>de</strong>s badauds, venus admirés <strong>les</strong> voitures, s’arrêtaient eux aussi sur la chaussée.<br />
Mais on est aussi très démonstratif. La traversée <strong>de</strong>s vil<strong>les</strong> et <strong>de</strong>s villages est toujours<br />
l’occasion d’une certaine agitation : le conducteur klaxonne à tout rompre, <strong>les</strong> passagers<br />
saluent <strong>de</strong> la main <strong>les</strong> piétons sur le trottoir, <strong>les</strong> interpellent, font <strong>de</strong> grands signes avec leur<br />
chapeau quand ils en ont un, crient, rient. Evi<strong>de</strong>mment, <strong>les</strong> passants ne peuvent faire<br />
autrement que <strong>de</strong> se retourner sur notre passage, nous ren<strong>de</strong>nt notre salut, nous crient <strong>de</strong>s<br />
encouragements ou applaudissent. “ C’est vrai que quand on passe sur <strong>les</strong> routes, on voit <strong>les</strong> :<br />
‘Oh ! bonjour’ ‘Mon père avait la même’, ‘Ouah ! Génial’,’Bravo, <strong>les</strong> gars !’. Il y a toujours<br />
<strong>de</strong>s gens qui font bonjour. Les voitures sont très prisées, très appréciées. Alors, nous, on<br />
klaxonne, on fait bonjour aussi. ” Entre passagers et passants, un échange aussi bref que<br />
“ joyeux ” s’organise immanquablement. Dans <strong>les</strong> voitures comme sur <strong>les</strong> trottoirs, personne<br />
5 On peut même dire que la seule vraie raison d’être d’un club est précisément d’organiser un<br />
rallye. Se refuser à en faire, c'est refuser à ses engins l'accès au "patrimoine".<br />
6 C'est d'autant plus étrange que d'autres voitures personnalisées sont fréquemment exposées<br />
seu<strong>les</strong>. C'est le cas <strong>de</strong>s "tuning", ces véhicu<strong>les</strong> <strong>de</strong> série, récents, dont on modifie la carrosserie<br />
(élargisseurs d'ai<strong>les</strong>, énorme pot d'échappement, roues <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> dimension) et le moteur,<br />
dont on multiplie la puissance en y adaptant d'autres pièces que cel<strong>les</strong> préconisées par le<br />
constructeur.<br />
107
n’ose manquer à cette “ politesse ” <strong>de</strong>s plus élémentaires. Car cette “ joie ” relève plus <strong>de</strong> la<br />
règle que <strong>de</strong> la spontanéité comme je le découvrirai au cours mon premier rallye, mon gui<strong>de</strong><br />
me <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong> participer, moi aussi, à cet échange <strong>de</strong> salutations.<br />
Le cortège est parfois plus étonnant encore, <strong>les</strong> passagers se déguisant. Ainsi, tel club<br />
distribue-t-il <strong>de</strong>s canotiers, dont le port est obligatoire en rallye ! On imagine aisément l’effet<br />
produit sur <strong>les</strong> passants qui voient arriver dans un capharnaüm <strong>de</strong> klaxons et <strong>de</strong> voix, <strong>de</strong>s<br />
vieil<strong>les</strong> voitures dont <strong>les</strong> occupants portent ces couvre-chefs <strong>de</strong> paille ! Il existe aussi <strong>de</strong>s<br />
rallyes thématiques. Ainsi le Rallye <strong>de</strong>s Poilus qui, comme son nom l’indique, rassemble <strong>de</strong>s<br />
véhicu<strong>les</strong> <strong>de</strong>s années 10. Mais il est recommandé, pour y participer, d’être en “ tenue<br />
d’époque ” ou ce que l’on considère comme tel : grosse pelisse, habits militaires, casque <strong>de</strong><br />
cuir, énormes lunettes pour <strong>les</strong> hommes, robe longue, à la taille fortement marquée, avec<br />
volants et <strong>de</strong>ntel<strong>les</strong>, gants, chapeau et ombrelle pour <strong>les</strong> dames. La presse spécialisée incite<br />
largement à pratiquer ces mises en scène consacrant <strong>de</strong> courts artic<strong>les</strong> à quelque costumière<br />
dont <strong>les</strong> réalisations s’adressent “ au théâtre, cinéma, aux actrices et aux passagères en<br />
anciennes ” 7 car “ rien <strong>de</strong> pire que <strong>de</strong> voir débarquer un équipage en jogging et baskets,<br />
casquette US sur la tête, lors d’un défilé d’élégance. Surtout lorsque l’auto est un beau<br />
torpédo <strong>de</strong>s années 30… voire plus ancien. ‘Le vrai chic est d’assortir sa tenue avec l’époque<br />
<strong>de</strong> l’auto.’ ” 8 (La Vie <strong>de</strong> l’Auto 3 octobre 2002 : 32)<br />
Enfin, s’il est une infraction qu’on ne risque pas <strong>de</strong> commettre ce jour-là, c’est bien un<br />
dépassement <strong>de</strong> vitesse. Les cortèges vont leur train <strong>de</strong> sénateur. Jamais <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> ne sont<br />
utilisés à leur juste vitesse. Les raisons pour expliquer cette lenteur ne manquent pas : il faut<br />
s’adapter au rythme <strong>de</strong>s plus anciennes ; on est en promena<strong>de</strong> ; on a tout notre temps.<br />
Ces rallyes répon<strong>de</strong>nt donc à une mise en scène stricte : tout est fait pour attirer le<br />
regard <strong>de</strong>s badauds, <strong>de</strong>s passants, <strong>de</strong> ceux que le cortège croise par “ hasard ”. C’est toute le<br />
singularité <strong>de</strong> ces engins, leur valeur, leur caractère exceptionnel qui sont exhibés dans ces<br />
cortèges qui ne sont en rien réductib<strong>les</strong> à <strong>de</strong> simp<strong>les</strong> déplacements. C’est là dans ces cortèges<br />
bruyants et apparemment joyeux, qui font inévitablement penser aux cortèges <strong>de</strong> mariage, que<br />
se construit le patrimoine, par ce processus <strong>de</strong> monstration. A la voiture, il faut certes un<br />
restaurateur mais aussi et surtout <strong>de</strong>s spectateurs. Des spectateurs avertis comme ceux qui<br />
participent aux bourses d’échanges ou aux gran<strong>de</strong>s expositions. Mais aussi <strong>de</strong>s spectateurs<br />
“ ordinaires ” que la mécanique ancienne n’attire pas spécialement 9 . C’est que le spectateur est<br />
aussi un acteur ô combien efficace.<br />
Lors <strong>de</strong> notre expédition à Cocumont, à l'occasion du jumelage, nous nous sommes<br />
d’abord garés dans la rue principale, en ordre parfait. Les spectateurs ont été invités à regar<strong>de</strong>r<br />
<strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong>, à en faire le tour pour mieux voir. Mais cela seul. On ne leur autorisa rien<br />
d’autres, <strong>les</strong> propriétaires installés ostensiblement auprès <strong>de</strong> leur véhicule décourageant toute<br />
tentative pour jouer avec le klaxon ou s’installer au volant pour un voyage imaginaire. Un<br />
respect imposé qui ne tarda pas à voler en éclat lors <strong>de</strong> l’apéritif, offert par la cave<br />
coopérative. Le parking avait déjà été largement investi par d'autres véhicu<strong>les</strong>, ordinaires.<br />
Mais <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> anciens auraient pu se mettre en évi<strong>de</strong>nce en se regroupant dans la prairie,<br />
près <strong>de</strong> la cave. Ce ne fut pas le cas. Les propriétaires cherchèrent à garer leur engin <strong>de</strong><br />
collection au milieu <strong>de</strong>s autres véhicu<strong>les</strong>, se livrant parfois à <strong>de</strong> périlleuses manoeuvres,<br />
guidés par quelques bonnes âmes. Une pagaille qui m’étonna d’autant plus que, quelques<br />
7 La Vie <strong>de</strong> l’Auto 15 mars 2001 : 28<br />
8 Les épouses <strong>de</strong>s restaurateurs excellent à ce travail, ce qui justifierait leur “ passion ”.<br />
Comme Mme Christian D. “ Elle aime beaucoup, ma femme, <strong>les</strong> rallyes. C’est elle qui fait <strong>les</strong><br />
costumes d’époque. Elle en a fait plein pour <strong>les</strong> sorties avec le Zèbre. Des chapeaux, <strong>de</strong>s<br />
robes, <strong>de</strong>s pantalons pour moi. Elle y passe un temps ! ”<br />
9 Ceci explique la présence <strong>de</strong> groupes <strong>de</strong> voitures parfois dans <strong>de</strong>s lieux étonnants comme<br />
<strong>les</strong> fêtes <strong>de</strong> village.<br />
108
heures plus tôt, nous étions parvenus à nous garer dans la rue principale, en quelques minutes,<br />
dans l’ordre le plus parfait. Les spectateurs, qui quelques heures auparavant ne pouvaient que<br />
regar<strong>de</strong>r, purent alors toucher <strong>les</strong> voitures, monter sur <strong>les</strong> marchepieds, presser ces<br />
avertisseurs sonores d'un autre temps que sont <strong>les</strong> poires <strong>de</strong> caoutchouc terminées d'un cône<br />
<strong>de</strong> laiton. La Citroën B2, je l’ai évoqué, <strong>de</strong>vint même un manège gran<strong>de</strong>ur nature, embarquant<br />
ceux qui le souhaitaient “ faire un tour ”. On la vit ainsi faire <strong>de</strong> nombreux allers-retours entre<br />
la cave et le rond-point le plus proche, enfants et Alsaciennes 10 à bord. Car ils furent<br />
nombreux à vouloir “ l’essayer ”. De même, lors <strong>de</strong> l’exposition <strong>de</strong> machinisme agricole<br />
ancien, à Pont-du-Casse. Tous <strong>les</strong> tracteurs sont sagement alignés, pancartes au flan. Comme<br />
dans un musée mais un musée roulant. Le présentateur ne cessait <strong>de</strong> le répéter. “ On peut faire<br />
un tour <strong>de</strong> tracteur. Il suffit <strong>de</strong> se rendre auprès <strong>de</strong> la buvette où a lieu le départ. C’est gratuit.<br />
N’hésitez pas à le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ! ” Un tracteur un peu moins “ beau ”, un peu moins “ rare ”, un<br />
peu moins “ précieux ” aurait-il été réservé à ce seul usage un peu trivial pour une pièce <strong>de</strong><br />
musée J’ai très vite eu la surprise <strong>de</strong> voir que celui qui, un quart plus tôt, embarquait <strong>de</strong>s<br />
passagers, était ensuite réinstallé au milieu <strong>de</strong> ses confrères, panneau au flanc, tandis que celui<br />
qui maintenant roulait au milieu d’un halo <strong>de</strong> poussière était, un quart plus tôt, livré à<br />
l’admiration muette.<br />
Ces regards extérieurs, voire étrangers au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s “ mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ” ne<br />
sont pas, on le voit, totalement libres ; ils sont en quelque sorte guidés. Les façons <strong>de</strong> conduire<br />
et <strong>de</strong> se conduire, au volant d’une ancienne, induisent <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux types d’émotion, d’admiration<br />
que doit ressentir le spectateur. Car la particularité <strong>de</strong> ces engins est bien celle-ci : ils jouent<br />
sans cesse d’une distance avec le spectateur. Il faut d’abord lui permettre <strong>de</strong> s’approprier, y<br />
compris physiquement, l’engin, <strong>de</strong> le manipuler, <strong>de</strong> l’utiliser. Ce sont <strong>les</strong> cortèges joyeux, <strong>les</strong><br />
coups <strong>de</strong> klaxons, <strong>les</strong> déguisements, <strong>les</strong> “ petits tours ” que l’on propose sans difficulté. Mais<br />
il faut aussi lui imposer, l’instant d’après, une indispensable distance, une admiration muette,<br />
presque religieuse. Etrange groupe qu’il m’a souvent été donné d’observer. Autour d’un capot<br />
levé, plusieurs personnes, qui ne se connaissent pas, <strong>les</strong> bras <strong>de</strong>rrière le dos parfois, font<br />
cercle autour d’un capot levé, regar<strong>de</strong>nt, immobi<strong>les</strong> et silencieux, <strong>les</strong> entrail<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’engin. On<br />
ne dit rien. Seulement parfois, l’un d’entre eux prononce une phrase elliptique. “ Sacré<br />
moulin ” ; “ Putain, <strong>les</strong> pistons… ” ; “ le carbu,… ” ; “ y’a pas à dire , savaient faire <strong>les</strong><br />
bagno<strong>les</strong> ” ; “ ça sur la route aujourd’hui… ”. Quelques mots à peine formulés font écho à ces<br />
paro<strong>les</strong> énigmatiques, forme d’acquiescement. On ne dit rien ou pas grand-chose. Aucun<br />
commentaire suivi, aucune réflexion construite. Et pourtant tout le mon<strong>de</strong> a l’air d’être<br />
d’accord. Ces silences forment sans doute l’essentiel <strong>de</strong> cet autre moment d’admiration. Ne<br />
rien dire, faire cercle, relever quelques détails sans <strong>les</strong> commenter, tel est sans doute la façon<br />
la plus efficace <strong>de</strong> mettre en scène l’admiration, <strong>de</strong> légitimer la présence <strong>de</strong> ces engins. Ils se<br />
passent <strong>de</strong> commentaires. Une sorte <strong>de</strong> consensus tacite. C’est le silence qui vaut pour une<br />
long discours. Toutes <strong>les</strong> manifestations jouent sur cette juste et variable distance.<br />
Ainsi donc le lieu où l'on gare le véhicule, la façon <strong>de</strong> le garer ne doit rien au hasard<br />
mais exhibe un sens, met en scène une situation <strong>de</strong> monstration. Garés en "épi" ou en<br />
désordre, <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> organisent le temps et son sens, ordonnent peut-être <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux valeurs<br />
<strong>de</strong> l'engin. Une valeur pour soi, propriétaire ou spectateur, et une valeur collective. Certaines<br />
fêtes n’ont d’autre sens que <strong>de</strong> “ jouer ” avec cette position singulière du spectateur.<br />
1 0 Le jumelage avait lieu avec un village alsacien.<br />
109
Regar<strong>de</strong>r et être vu<br />
Dernier week-end avant le quinze Août. Fête <strong>de</strong>s battages à Murat. Comme tous <strong>les</strong><br />
ans, à pareille date, à l’initiative d’un groupe <strong>de</strong> passionnés, pour la plupart habitants du<br />
village qui s’activent à la restauration <strong>de</strong> vieux tracteurs, Murat va vivre au rythme du<br />
machinisme agricole d’un autre temps. Comme tous <strong>les</strong> ans, le samedi est consacré au défilé<br />
<strong>de</strong>s tracteurs dans <strong>les</strong> rues du petit village. Le dimanche sera consacré au “ battage à<br />
l’ancienne ” et au “ bœuf à la broche ”. Une fête sur <strong>de</strong>ux jours ou <strong>de</strong>ux manifestations<br />
différentes le même week-end Manifestement, ces <strong>de</strong>ux journées ne s’adressent pas au<br />
même public, n’ont pas le même sens mais poursuivent un but commun : construire le<br />
caractère remarquable <strong>de</strong> cette collection, justifier le projet <strong>de</strong> création d’un musée que<br />
caresse l’association.<br />
Intéressons-nous au premier jour. Les tracteurs, sortis du musée, ont été alignés dans le<br />
pré, <strong>de</strong>rrière le bâtiment. Quelques très rares badauds circulent entre <strong>les</strong> engins, “ admirant ”<br />
<strong>les</strong> tracteurs. Puis, le prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’association bat le rappel <strong>de</strong> ses troupes : “ on va<br />
démarrer ”. Là, l’observateur a le sentiment d’une pagaille in<strong>de</strong>scriptible car autour <strong>de</strong>s<br />
tracteurs, avant <strong>de</strong> démarrer, c’est l’effervescence. L’observateur –mais il est une espèce très<br />
rare ce jour-là- a le sentiment que rien n’a été préparé. Le prési<strong>de</strong>nt ne semble pas avoir<br />
vraiment assigné à une machine un pilote. Et quand on lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> plus <strong>de</strong> renseignements<br />
sur l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s chauffeurs, il est assez évasif comme s’il ne maîtrisait pas totalement cet<br />
aspect-là. “ C’est toujours le même bazar ; on sait jamais qui fait quoi. C’est toujours pareil ”,<br />
affirme-t-il, trop occupé par cette journée qu’il donne, en même temps, l’impression <strong>de</strong> ne pas<br />
trop maîtriser. En fait, <strong>les</strong> mécaniciens ne sont pas <strong>les</strong> seuls à piloter l’engin. Les jeunes gens<br />
du village prennent volontiers place au volant. Chacun tente <strong>de</strong> trouver une machine, en<br />
essaie plusieurs parfois avant <strong>de</strong> prendre une décision, la démarre et fait quelques mètres. On<br />
roule comme au hasard, on se gêne, on oblige l’autre à d’impossib<strong>les</strong> manœuvres, eu égard<br />
aux capacités <strong>de</strong> braquage <strong>de</strong> l’engin, à son poids, à son absence <strong>de</strong> direction assistée. Mais<br />
surtout, on se lance <strong>de</strong>s défis, implicites et non formulés. Des “ pilotes ”, dont <strong>les</strong> tracteurs<br />
sont proches, se regar<strong>de</strong>nt, se sourient. Et soudain, l’un <strong>de</strong>s engins, dans un bruit<br />
assourdissant, vomit une formidable volute <strong>de</strong> fumée. Pour ne pas être en reste, l’autre en fait<br />
autant. Les moteurs, poussés au maximum, hurlent et crachent leur flot <strong>de</strong> fumée. On échange<br />
<strong>de</strong>s commentaires, en riant : “ Oh, ils fument blanc, tu vas couler une bielle. ” “ Allez, poussetoi,<br />
avec ton tank, tu me gênes. Qu’est-ce que tu fous, avec ton k<strong>les</strong>que 11 ! Dégage, tu gênes !<br />
Péquenot ! ” Jeux <strong>de</strong> jeunes hommes habitués à piloter <strong>de</strong>s engins autrement plus puissants <br />
Les pilotes ne sont jamais seuls sur leur engin. Ils ont tôt fait <strong>de</strong> trouver une<br />
damoiselle pour chevaucher avec eux leur <strong>de</strong>strier mécanique, répondant <strong>de</strong> bonne grâce aux<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>s, <strong>les</strong> <strong>de</strong>vançant parfois. “ Thierry, je peux monter –Ouais, attends, je passe au<br />
point mort. ” “ Cathy ! Cathy ! T’es sour<strong>de</strong> ou quoi Tu veux monter – T’as plus <strong>de</strong> place !<br />
Comment tu veux que je monte –Mais si ! vous aurez qu’à vous serrer. Y’a <strong>de</strong> la place sur<br />
<strong>les</strong> ai<strong>les</strong>. Tu vas pas faire ta délicate, non ” Tout au long du parcours, <strong>les</strong> occasions seront<br />
nombreuses, <strong>de</strong> se trouver un passager, dans le pré, au plus fort <strong>de</strong> la confusion, puis sur<br />
l’esplana<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant le hangar-musée. Durant <strong>les</strong> premiers mètres que le cortège effectue sur la<br />
route qui conduit au village, <strong>les</strong> engins comblent <strong>les</strong> <strong>de</strong>rnières places vi<strong>de</strong>s, un pilote interroge<br />
d’un regard un badaud qu’il connaît, il s’avance, grimpe sur l’engin qui redémarre. Certains<br />
engins emmènent quatre ou cinq passagers, au mépris <strong>de</strong>s plus élémentaires règ<strong>les</strong> <strong>de</strong> sécurité.<br />
Même l’ethnologue, fraîchement débarquée, presque inconnue, se vit proposer <strong>de</strong> monter sur<br />
un tracteur. “ Vous voulez monter Vous gênez pas, hein ! Deman<strong>de</strong>z à quelqu’un. Thierry,<br />
tu t’en occupes. ” Comme si personne, à ce moment-là, ne pouvait être purement spectateur.<br />
1 1 Vieille machine usée, fonctionnant mal et <strong>de</strong>stinée généralement à la “ casse ”.<br />
110
Comme si regar<strong>de</strong>r l’événement supposait qu’on y participât en l’intégrant. Chacun peut<br />
espérer et est invité à passer <strong>de</strong> l’autre côté du miroir. Enfin, certains tracteurs ont été gratifiés<br />
<strong>de</strong> très inattendues fleurs en papier, accrochées aux roues, aux phares. Deux chars ont été<br />
réalisés, tirés par <strong>de</strong>s tracteurs du musée. L’ensemble évoque irrésistiblement un défilé <strong>de</strong><br />
carnaval.<br />
On fait le tour du village. Les habitants sont sortis sur le seuil <strong>de</strong> leur maison,<br />
regar<strong>de</strong>nt passer le cortège, applaudissent, interpellent un conducteur qu’ils connaissent, <strong>les</strong><br />
conducteurs, à leur tour, interpellent un passant <strong>de</strong> leur connaissance. Le vacarme est<br />
assourdissant, mêlant le bruit <strong>de</strong>s moteurs à celui <strong>de</strong>s roues en fer sur le bitume, bruit renvoyé<br />
par <strong>les</strong> murs <strong>de</strong>s maisons. Visiblement, ce vacarme ne gêne guère <strong>les</strong> spectateurs qui ne<br />
rentrent pas pour autant et semblent même l’apprécier. Etonnant : <strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong> dix ans que<br />
cette association existe, sa fête <strong>de</strong>s battages n’a pas varié d’un iota. Tous <strong>les</strong> ans voit le même<br />
défilé dans <strong>les</strong> rues, <strong>les</strong> mêmes tracteurs sont livrés à l’admiration <strong>de</strong>s habitants qui ne s’élime<br />
pas au fil <strong>de</strong>s ans. Admiration certes mais également indifférence tout au long <strong>de</strong> l’année<br />
puisqu’aucun <strong>de</strong>s spectateurs, en temps ordinaire, ne pousse <strong>les</strong> portes du hangar-musée pour<br />
une visite. On ne s’y intéresse que le jour <strong>de</strong> la fête <strong>de</strong>s battages. Remarquons enfin le public<br />
extérieur est rare. Heureusement serait-on tenté <strong>de</strong> dire qu’il y a <strong>les</strong> habitants pour sortir sur le<br />
seuil <strong>de</strong> leur porte, applaudir <strong>les</strong> pilotes et <strong>les</strong> saluer. Sans cela, on aurait le sentiment d’un<br />
immense fiasco. Retour au hangar. Les tracteurs sont garés dans le pré. Et la fête semble<br />
s’étioler. Il n’y a pas <strong>de</strong> buvette pour retenir <strong>les</strong> spectateurs éventuels ; il n’y a pas<br />
d’attraction. D’ailleurs, il a peu <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> pour saluer le retour <strong>de</strong>s engins. Pilotes et passagers<br />
se regroupent au hasard <strong>de</strong>s affinités, discutent entre eux et programment la soirée. Rien n’a<br />
été prévu pour retenir <strong>les</strong> rares spectateurs, dont je suis, qui ont le sentiment <strong>de</strong> gêner, <strong>de</strong><br />
n’avoir rien à faire là. Force est <strong>de</strong> constater qu’il vaut mieux partir. Mais a-t-on jamais espéré<br />
la venue <strong>de</strong> spectateurs au cours <strong>de</strong> cette première journée <br />
Deuxième journée, le dimanche avec <strong>les</strong> battages. On comprend enfin pourquoi un<br />
grand champ a été pompeusement rebaptisé “ parking ” : le public est venu en nombre. Cette<br />
fois-ci, l’entrée est payante ; <strong>de</strong>ux jeunes fil<strong>les</strong> y veillent, qui en échange <strong>de</strong> quelques francs<br />
collent sur <strong>les</strong> corsages un médaillon <strong>de</strong> papier auto-collant aux couleurs <strong>de</strong> la manifestation.<br />
Et, plus pour délimiter l’espace <strong>de</strong> la fête que pour décourager <strong>les</strong> frau<strong>de</strong>urs, <strong>de</strong>s barrières ont<br />
été installées. Des marchands forains ont pris place, vendant <strong>de</strong>s bonbons et <strong>de</strong>s jouets,<br />
proposant pour <strong>les</strong> plus jeunes un jeu <strong>de</strong> pêche aux canards. Un marchand <strong>de</strong> couteaux et<br />
d’artic<strong>les</strong> artisanaux –ouvrages <strong>de</strong> cuir, <strong>de</strong> bois- a même déplié son stand. Une buvette<br />
payante offre <strong>de</strong>s rafraîchissements. Enfin, un bœuf, installé sur une broche géante, œuvre <strong>de</strong>s<br />
restaurateurs <strong>de</strong> tracteurs eux-mêmes, rappellent à tous que l’on peut s’inscrire au banquet du<br />
soir qui accueille chaque année, dit-on, huit cents personnes, plus <strong>de</strong> personnes que n’en<br />
compte le village. Un orchestre sera là pour assurer l’animation, un orchestre “ mo<strong>de</strong>rne ” qui<br />
jouera <strong>les</strong> <strong>de</strong>rniers airs à la mo<strong>de</strong>, fera monter sur scène <strong>de</strong>s danseuses, dûment vêtues<br />
d’atours <strong>de</strong> lumière, très directement inspirées <strong>de</strong>s spectac<strong>les</strong> télévisés. Il s’agit bien d’une<br />
fête <strong>de</strong> village, plus vraiment une exposition <strong>de</strong> véhicu<strong>les</strong> anciens. Tout est fait pour accueillir<br />
le spectateur. On lui offre <strong>de</strong> quoi divertir ses enfants, <strong>de</strong> quoi boire et manger. Les tracteurs<br />
sont toujours présents mais ils sont statiques, garés, tels que <strong>les</strong> pilotes <strong>les</strong> ont abandonnés la<br />
veille. Les spectateurs déambulent entre ces engins, ten<strong>de</strong>nt le cou pour mieux voir un détail.<br />
Mais personne ne se hasar<strong>de</strong> à monter ! Les tracteurs servent <strong>de</strong> décor, <strong>de</strong> toile <strong>de</strong> fond au<br />
sens premier du terme, à d’autres manifestations notamment une démonstration <strong>de</strong> chiens <strong>de</strong><br />
troupeau puis <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>, une exposition <strong>de</strong> machines agrico<strong>les</strong> miniatures exécutées par <strong>de</strong>ux<br />
retraités.<br />
Au milieu <strong>de</strong> l’après-midi, le clou du spectacle : le battage à l’ancienne. On fait cercle<br />
autour <strong>de</strong> la pièce <strong>de</strong> blé, semée à cet effet. On se bouscule même pour mieux voir. Et ne<br />
reculant <strong>de</strong>vant aucun sacrifice, l’association a fait appel à un commentateur qui, aidé d’une<br />
111
improbable sonorisation qui crachouille et craque, tente d’expliquer ce qui se passe. Ce sont<br />
<strong>les</strong> anciens agriculteurs du village qui manient <strong>les</strong> engins ; ce sont <strong>de</strong>s étrangers –au village<br />
comme à ces savoirs- qui en sont spectateurs. On ne manque pas <strong>de</strong> relever un paradoxe : le<br />
musée du tracteur qui organise ces battages a choisi, comme tous <strong>les</strong> ans, la traction animale.<br />
C’est en effet tirés par <strong>de</strong>s attelages <strong>de</strong> bovins et non par leurs “ objets d’affection ”<br />
qu’évoluent <strong>les</strong> différentes machines. Etrange. D’autant plus étrange que <strong>les</strong> spectateurs qui<br />
n’auront participé qu’à la journée <strong>de</strong> dimanche, l’essentiel <strong>de</strong>s visiteurs en somme, ne verront<br />
jamais <strong>les</strong> tracteurs fonctionner.<br />
Une “ fête à l’ancienne ” comme Patrick Champagne <strong>les</strong> a analysées. “ La domination<br />
urbaine qui s’exerce sur le mon<strong>de</strong> paysan atteint cependant son point limite dans <strong>les</strong> fêtes ‘à<br />
l’ancienne’, fêtes communa<strong>les</strong> d’un nouveau style dans <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> <strong>les</strong> agriculteurs donnent<br />
comme objet <strong>de</strong> spectacle <strong>les</strong> travaux agrico<strong>les</strong> qui étaient encore pratiqués il y a quelques<br />
années. ” (Champagne 1977 : 77) Certes, le propos date <strong>de</strong> vingt-cinq ans et l’approche <strong>de</strong><br />
Patrick Champagne n’était pas la mienne. Mais l’exemple <strong>de</strong> Murat nous montre que ces fêtes<br />
à l’ancienne ne sont pas seulement le résultat d’une domination, que la population qui <strong>les</strong> vit<br />
et <strong>les</strong> organise sait se servir <strong>de</strong> ces opportunités. Ces <strong>de</strong>ux journées légitiment le projet <strong>de</strong><br />
“ musée ”, la référence au “ patrimoine ”. Cette fête s’organise autour d’un “ mal-entendu ”,<br />
une ambiguïté centrale. La présence, en nombre, <strong>de</strong>s spectateurs extérieurs, le dimanche, est<br />
indispensable car ce succès permet aux membres <strong>de</strong> l’association <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> “ patrimoine ”,<br />
<strong>de</strong> “ musée ”. Ce qui est mis en scène, c’est la traction animale, <strong>les</strong> moyens agrico<strong>les</strong><br />
antérieurs à l’utilisation <strong>de</strong>s tracteurs. C’est autour d’elle que toute la fête s’organise. Ce jourlà,<br />
<strong>les</strong> tracteurs sont comme “ absents ” <strong>de</strong> la fête, immobi<strong>les</strong> dans un pré. La seule admiration<br />
possible et attendue <strong>de</strong>s spectateurs est l’admiration muette, le silence approbateur ou <strong>les</strong><br />
commentaires autobiographiques. Mais peu importe, en vérité, que <strong>les</strong> spectateurs ne se soient<br />
pas émerveillés <strong>de</strong>vant <strong>les</strong> Massey Fergusson et autres Fordson-Major pétaradant et<br />
vrombissant mais <strong>de</strong>vant <strong>les</strong> bovins. L’essentiel a eu lieu la veille, le verdict a été posé au<br />
cours du défilé entre soi, entre ceux qui restaurent, ceux qui défilent et ceux qui regar<strong>de</strong>nt.<br />
Pendant toute l’année, <strong>les</strong> tracteurs restent sagement entre <strong>les</strong> murs du hangar, propriété<br />
exclusive <strong>de</strong>s mécaniciens qui sont <strong>les</strong> seuls à s’en approcher, à <strong>les</strong> toucher. Leur bien exclusif<br />
en somme. Le samedi voit une inversion <strong>de</strong>s rô<strong>les</strong>. Les mécaniciens s’effacent. C’est au reste<br />
du village <strong>de</strong> prendre le relais, <strong>de</strong> “ récupérer ” en quelque sorte l’événement, <strong>de</strong> s’approprier<br />
<strong>les</strong> tracteurs, <strong>les</strong> uns conduisant, <strong>les</strong> autres applaudissant. Les jugeant aussi au travers <strong>de</strong> ces<br />
défis que se lancent <strong>les</strong> pilotes. A ce moment-là, <strong>les</strong> tracteurs <strong>de</strong>viennent un bien collectif.<br />
Mais cette para<strong>de</strong> n’aurait pas vraiment <strong>de</strong> sens si le dimanche ne voyait l’arrivée <strong>de</strong>s<br />
spectateurs qui légitime l’événement. Ce qui importe, c’est qu’il y ait foule pour voir <strong>les</strong><br />
habitants regar<strong>de</strong>r et admirer <strong>les</strong> tracteurs, pour voir <strong>les</strong> tracteurs que <strong>les</strong> habitants ont déjà<br />
admiré. C’est par cette série <strong>de</strong> regards-gigogne que se construit le “ musée du tracteur <strong>de</strong><br />
Murat ”.<br />
Attirer <strong>les</strong> spectateurs afin qu’ils voient tout à la fois l’admiration et son objet, telle est<br />
la stratégie adoptée par Murat pour pouvoir faire <strong>de</strong> sa collection un “ musée ”, pour pouvoir<br />
en parler comme d ‘un “ patrimoine ”. Mais il en est une autre, tout aussi efficace, que l’on<br />
découvre dans le cours <strong>de</strong>s rallyes.<br />
112<br />
Contagion symbolique<br />
Le rallye se donne pour but explicite la visite <strong>de</strong> "sites", <strong>de</strong> "monuments", <strong>de</strong> "chefs
d'oeuvre" ou <strong>de</strong> villages typiques. "Ca nous prend un temps considérable, cette histoire. Parce<br />
qu'il te faut imaginer un circuit qui intéresse <strong>les</strong> gens, il faut que <strong>les</strong> invités découvrent <strong>de</strong>s<br />
beaux coins. Il faut que ce soit intéressant. Il faut sortir <strong>de</strong>s sentiers battus. Ca sert à rien si tu<br />
<strong>les</strong> emmènes voir un endroit qu'ils connaissent déjà ou qu'ils peuvent aller comme ça, avec<br />
une carte Michelin à la main. Alors du coup, ça fait du boulot, d'une année sur l'autre",<br />
affirme le prési<strong>de</strong>nt du club <strong>de</strong>s Pète-Fume. Or, <strong>les</strong> sentiers battus, leurs itinéraires semblent<br />
s'y complaire, qui ne brillent pas par leur originalité. Leurs circuits, à ce jour, sont un résumé<br />
<strong>de</strong> tout ce qu'il y a <strong>de</strong> plus attendu en matière <strong>de</strong> visites <strong>de</strong> sites. Une année, leur cortège<br />
remonta la vallée <strong>de</strong> Gavaudun, avec arrêt au pied <strong>de</strong> ce qu'il reste du château <strong>de</strong> Gavaudun, à<br />
Saint-Avit Rivière, présenté comme le village natal <strong>de</strong> Bernard Palissy, à Lacapelle-Biron,<br />
"village typique", puis Biron avec son château, Monpazier et sa basti<strong>de</strong> et retour par la vallée<br />
<strong>de</strong> la Lémance. Cette année, il remontera la vallée <strong>de</strong> la Lémance jusqu'à Villefranche-du-<br />
Périgord, "basti<strong>de</strong> typique", passera à Frayssinet le Gélat, un "exemple <strong>de</strong> village quercinois",<br />
fera un détour par Saint-Martin-le-Redon, auquel une source d'eau gazeuse vient d'apporter<br />
quelque notoriété, pour arriver à Bonaguil, "chef d'oeuvre <strong>de</strong> l'architecture militaire<br />
médiévale", classé Monument Historique en 1875. "On arrivera par la route qui surplombe la<br />
château. Tu sais, la petite route sous <strong>les</strong> bois. On a prévu un arrêt dans un virage d'où on voit<br />
parfaitement le château et enfin on finira sur la place à Bonaguil pour un apéritif et voilà. Je<br />
crois que ça permettra à tout le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> voir <strong>de</strong>s beaux coins." Gavaudun, Biron,<br />
Villefranche-du-Périgord, et surtout Bonaguil, voilà bien <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stinations convenues,<br />
ordinaires, <strong>les</strong> lieux éminemment touristiques <strong>de</strong> cette région. Rien d'original en somme. Mais<br />
n'est-ce pas là tout leur intérêt Ne privilégierait-on pas <strong>de</strong>s lieux connus et reconnus,<br />
précédés par leur réputation patrimoniale Des lieux où cette notion s'incarne, du moins au<br />
niveau local <br />
Mais paradoxalement ils n'attirent pas beaucoup l'attention <strong>de</strong>s amateurs <strong>de</strong><br />
mécanique. Le rallye n'est pas l'occasion d'une découverte ou d'une nouvelle visite guidée.<br />
C'est explicite : "ceux qui le voudront pourront le visiter." Et souvent peu le désirent. On reste<br />
le plus souvent aux abords du site, on gare <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> bien en évi<strong>de</strong>nce, dans un ordre<br />
impeccable... et on attend. Ainsi lorsque nous nous arrêtons au coeur d'une basti<strong>de</strong>, classée<br />
Monument Historique, tous <strong>les</strong> conducteurs sont d'accord pour vanter <strong>les</strong> louanges <strong>de</strong>s lieux.<br />
Mais personne ne se perdra dans ses rues : toute la troupe trouve refuge au café, laissant <strong>les</strong><br />
voitures, bien en ordre, sur la place centrale !<br />
Les rallyes ont un autre sens que ces découvertes prétendues. Et si le monument est<br />
bien l'objet <strong>de</strong> l'expédition, ce n'est pas sur <strong>les</strong> amateurs qu'il agit mais sur <strong>les</strong> engins. En effet,<br />
la proximité entre monument et voiture fait sens, par une sorte <strong>de</strong> “ contagion patrimoniale ”.<br />
Les collectionneurs l'affirment haut et fort. "C'est notre patrimoine. C'est notre histoire. C'est<br />
<strong>de</strong>s témoins. Il faut conserver tout ça. C'est rare maintenant, ces voitures. Nos petits-enfants,<br />
sinon,..." Pourtant, ils souffrent en même temps <strong>de</strong> l'absence <strong>de</strong> reconnaissance <strong>de</strong> leur<br />
"patrimoine". "Tout le mon<strong>de</strong> s'en fout. L'état s'en soucie pas du tout. On envoie ça à la casse.<br />
Et Voynet qui veut nous interdire <strong>de</strong> rouler sous prétexte qu'on perd <strong>de</strong> l'huile et que ça<br />
pollue. Elle veut détruire tout ça, ça pollue. Il y a qu'à démolir Versail<strong>les</strong>, sous prétexte qu'il<br />
n'y a pas le chauffage central et que <strong>les</strong> visiteurs vont choper la crève. Dans trente ans peutêtre,<br />
on dira : 'Ah, si on avait su ! ' Mais ça sera trop tard." "Le patrimoine", mes<br />
interlocuteurs utilisent sans cesse le terme pour défendre leurs automobi<strong>les</strong>. Le terme surgit<br />
immédiatement. Mais la conversation autour du patrimoine tourne court, le plus souvent. "Le<br />
patrimoine, c'est le patrimoine." Or, c'est au cours <strong>de</strong> ces rallyes où l'on s'ennuie, où<br />
apparemment rien ne se passe que tout, au contraire, se passe. De château en basti<strong>de</strong>, <strong>de</strong><br />
vignoble prestigieux en abbatiale, <strong>les</strong> engins se "chargent patrimonialement", pourrait-on dire,<br />
en empruntant une métaphore au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'électricité. Faut-il alors s'étonner <strong>de</strong> ces<br />
photographies d'anciennes garées <strong>de</strong>vant <strong>les</strong> "monuments" "visités" dont la presse spécialisée<br />
113
encombre ses pages Ne sont-el<strong>les</strong> pas précisément la preuve manifeste <strong>de</strong> cette<br />
"contagion" L’image agit moins comme la preuve mais comme le moyen <strong>de</strong> cette<br />
métamorphose.<br />
Est-ce simplement un effet du hasard si <strong>les</strong> voitures bénéficiant d'une sorte <strong>de</strong><br />
"supplément patrimonial" ne sont jamais présentes au cours <strong>de</strong> ces manifestations Gilbert F.,<br />
qui possè<strong>de</strong> La "De Dion-Bouton <strong>de</strong> la Belle Otero", ne la sort jamais. Il l'a confiée au musée<br />
<strong>de</strong> La Réole. Son garage dissimule aussi <strong>de</strong>s pièces magnifiques dont une Renault Frères 12 .<br />
Mais c'est avec une bien mo<strong>de</strong>ste 4 CV qu'il participe aux rallyes touristiques, 4 CV qui n'eut<br />
à son volant que d'illustres inconnus. Une voiture "populaire", dit-il, mais que <strong>les</strong> rallyes<br />
permettent d'associer au monument, lui offrant un supplément patrimonial, ce dont n'a pas<br />
besoin une "Renault Frères". Il n'est pas le seul à agir <strong>de</strong> la sorte. En effet, nombreux sont<br />
ceux qui possè<strong>de</strong>nt plusieurs voitures, souvent une "ancêtre", voiture <strong>de</strong> prestige, énorme et<br />
richement parée, et quelques populaires, 4 CV, 2 CV, Simca 5 ou 8, Peugeot 201, 202, etc. On<br />
note que ces véhicu<strong>les</strong> ne sortent pas indifféremment. Ainsi, Jean-Pierre M. possè<strong>de</strong> quatre<br />
voitures. Une imposante Talbot aux ai<strong>les</strong> saillantes, aux sièges <strong>de</strong> cuir fauve, aux chromes<br />
rutilants et affichant brillamment un poids excédant <strong>de</strong> loin la tonne. Le véhicule se passe <strong>de</strong><br />
commentaires : il est remarquable à bien <strong>de</strong>s égards. Il possè<strong>de</strong> également la Citroën B2<br />
torpédo <strong>de</strong>s années trente. Une quadrilette attend qu'il "trouve le temps <strong>de</strong> la finir". Enfin, un<br />
Cabriolet 504, <strong>de</strong>s années soixante-dix. Lors <strong>de</strong> la cérémonie du jumelage, c'est avec la B2<br />
que nous avons voyagé mais pour <strong>les</strong> Vitinéraires 13 , la 504 a été utilisée. Les raisons<br />
invoquées ne sont que prétexte. "J'ai pris la 504 parce que la B2 pour faire tous ces<br />
kilomètres, c'est pas terrible, elle aurait souffert. Et puis, vous avez vu, la <strong>de</strong>rnière fois, le<br />
cinéma pour rentrer en pleine nuit, sans lumière..." Étrange raisonnement : il savait que nous<br />
rentrerions tard <strong>de</strong> Cocumont et que l'éclairage poserait problème alors que pour <strong>les</strong><br />
Vitinéraires, au contraire, il avait annoncé la fin <strong>de</strong> la manifestation pour 18 heures, soit bien<br />
avant la tombée <strong>de</strong> la nuit. C'est ailleurs qu'il faut chercher <strong>les</strong> raisons <strong>de</strong> cette apparente<br />
absence <strong>de</strong> logique. La mécanique n'a rien à voir dans le choix <strong>de</strong> l'une et l'autre voiture. La<br />
cérémonie "officielle" ne mit à aucun moment <strong>les</strong> véhicu<strong>les</strong> en présence <strong>de</strong> monument. C'est à<br />
eux, au contraire, qu'ils revenaient <strong>de</strong> mettre en scène, d'incarner cette valeur, d'incarner une<br />
certaine historicité. La "B2 du laitier", du haut <strong>de</strong> ses sept décennies, y avait parfaitement sa<br />
place. A l'inverse, <strong>les</strong> Vitinéraires ont été une inlassable confrontation au "patrimoine", à la<br />
fois architectural et gastronomique. La 504 y avait tout à fait sa place, trouvant dans cette<br />
démonstration une "plus-value patrimoniale" bien utile à son jeune âge.<br />
Et la presse spécialisée joue là un rôle essentiel ,notamment La vie <strong>de</strong> l’Auto, qui<br />
consacre toujours plusieurs artic<strong>les</strong> par numéro à ces “ sorties ” : un commentaire où l’on suit,<br />
<strong>de</strong> château en site remarquable, l’itinéraire <strong>de</strong>s voitures accompagné d’une photographie où<br />
on <strong>les</strong> voit, sagement alignées, sur fond <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> pierres et souvent un petit commentaire<br />
accompagne le cliché lui-même, donnant le nom du lieu ! Au-<strong>de</strong>là du rallye, ce qui compte là,<br />
c’est l’image qui “ fait passer ” du côté du patrimoine et en témoigne tout à la fois.<br />
1 2 "C'est une Renault Frères. Oui parce que vous le savez peut-être pas mais Renault n'a pas<br />
commencé tout seul. Ils étaient trois frères au début, en 1898, trois frères. Il y en a un, Marcel,<br />
qui s'est tué à la course Paris-Madrid, en 1903, l'autre est mort en 1908 <strong>de</strong> maladie, je sais pas<br />
<strong>de</strong> quoi. Et c'est <strong>de</strong>venu <strong>les</strong> Automobi<strong>les</strong> Renault à partir <strong>de</strong> 1908. Mais celle-là, elle est<br />
marquée Renault Frères, toutes <strong>les</strong> pièces sont marquées Renault Frères. C'est ce qui fait sa<br />
valeur, à mon avis." (Entretien avec Gilbert F.)<br />
1 3 Les Vitinéraires ont lieu au début du mois d'octobre. Le vignoble <strong>de</strong> l'Entre-Deux-Mers<br />
ouvre ses portes au public. A cette occasion il s'associe à <strong>de</strong>s clubs <strong>de</strong> collectionneurs <strong>de</strong><br />
voitures anciennes : ceux-ci vont <strong>de</strong> château en château, exposent leur véhicule le temps d'une<br />
courte visite <strong>de</strong>s chais et d'une dégustation puis repartent, non sans avoir reçu, "en<br />
remerciement", quelques bouteil<strong>les</strong>.<br />
114
Se servir <strong>de</strong> l’engin avec la plus extrême parcimonie, dans le cadre <strong>de</strong> rallye et<br />
d’exposition, toujours en groupe, ne pas s‘en “ servir ” vraiment, ne jamais le remettre dans le<br />
circuit <strong>de</strong> l’utile mais le montrer à tous, l’exposer, tel<strong>les</strong> sont <strong>les</strong> préoccupations <strong>de</strong> ces<br />
passionnés. Il en est un, pourtant, dont la pratique me laissa sans voix : me serai-je tromper<br />
dans ma réflexion sur le processus <strong>de</strong> particularisation Ou est-il vraiment l’exception qui<br />
confirme la règle <br />
In auto veritas<br />
Jean-Clau<strong>de</strong> R., que nous avons déjà croisé, est fier <strong>de</strong> sa petite collection <strong>de</strong> voitures.<br />
Il parle longuement <strong>de</strong> sa 203 plateau, une voiture rare. Il insiste notamment sur la présence<br />
étonnante <strong>de</strong> la petite porte qui fait communiquer directement l’habitacle avec le plateau. Il<br />
insiste aussi sur ce plateau, tout en bois en parfait état. Il l’a photographiée, avec ses trois<br />
autres compagnes, éclairée par le soleil couchant, chromes rutilants. “Ces voitures, <strong>les</strong> 203,<br />
c’étaient <strong>de</strong>s voitures <strong>de</strong> paysans. Au départ, il y avait que <strong>les</strong> plus aisés qui pouvaient se la<br />
payer, <strong>les</strong> commerçant, <strong>les</strong> artisans, qui s’en servaient pour trimballer leur marchandise. Et<br />
puis, après ils <strong>les</strong> ont vendues pour en acheter <strong>de</strong> plus performantes et là, <strong>les</strong> paysans, moins<br />
fortunés que <strong>les</strong> commerçants, <strong>les</strong> ont rachetées, moins cher pardi, pour se déplacer mai aussi<br />
pour transporter <strong>de</strong>s trucs. C’étaient <strong>de</strong>s sortes <strong>de</strong> petits tracteurs. C’est ça, son fonction. C’est<br />
comme ça que je m’en sers. ” Et, fils d’agriculteurs, Jean-Clau<strong>de</strong> se souvient avoir vu cette<br />
203 dans son enfance, stationnée en bordure <strong>de</strong> champs, d’où son père déchargeait <strong>les</strong> paniers,<br />
<strong>les</strong> sacs <strong>de</strong> semence ou encore <strong>les</strong> outils aratoires. Il y a là une “ voiture <strong>de</strong> collection ”, à n’en<br />
pas douter.<br />
Pourtant, en l’absence <strong>de</strong> question <strong>de</strong> ma part, juste après la présentation technique, il<br />
précise : “ Cella-là, je m’en sers dans <strong>les</strong> vignes. Je vais dans <strong>les</strong> vignes avec. Je m’en sers<br />
beaucoup dans <strong>les</strong> vignes. ” Il ne “ roule ” pas, verbe fréquemment utilisé par ses confrères<br />
pour désigner l’usage qu’ils font <strong>de</strong> leur engin mais il s’en “ sert ”. L’utilisation du verbe n’a<br />
rien <strong>de</strong> fortuit. Il insiste lour<strong>de</strong>ment sur cet usage qui apparaît purement pratique. “La 203,<br />
elle est faite pour aller dans <strong>les</strong> vignes. C’est justement son boulot. J’aime pas la voir rouler…<br />
Elle ne roulera pas sur <strong>les</strong> autoroutes bien sûr. C’étaient <strong>de</strong>s voitures <strong>de</strong> maçons, <strong>de</strong><br />
charpentiers, d’agriculteurs donc c’est son boulot. Elle va dans <strong>les</strong> vignes, elle va aux champs.<br />
J’y fous <strong>les</strong> piquets, j’y mets <strong>de</strong>s tas <strong>de</strong> cailloux <strong>de</strong>dans ; on met <strong>les</strong> barriques. ” Il est<br />
apparemment le seul à utiliser son engin conformément à sa première <strong>de</strong>stination, le transport<br />
utilitaire <strong>de</strong> barriques, sorte <strong>de</strong> tracteur, le seul à avoir réintroduit l’engin <strong>de</strong> collection dans sa<br />
fonction utilitaire.<br />
Il faut s’intéresser à la biographie <strong>de</strong> Jean-Clau<strong>de</strong> pour comprendre comment, dans un<br />
cercle vertueux, voiture et viticulture se complètent. Jean-Clau<strong>de</strong> est fils d’agriculteurs mais<br />
pas <strong>de</strong> vignerons. Ecoutons-le raconter comment et pourquoi il a acquis quelques hectares <strong>de</strong><br />
vignob<strong>les</strong>. “ J’étais propriétaire <strong>de</strong> cinq pieds <strong>de</strong> vignes, <strong>de</strong>vant la cave coopérative. Et puis,<br />
un jour, je cherchais une petite grange pour ranger toutes mes voitures. On m’en enseigne<br />
une. J’y vais ; elle était belle. Et j’étais sur le point <strong>de</strong> l’acheter. Et puis, dans le même temps,<br />
j’apprends qu’un vieux viticulteur vendait sa ferme et que <strong>de</strong>s anglais étaient intéressés, pas<br />
par la vigne mais par le droit <strong>de</strong> plantation. Ils avaient un vignoble dans le bor<strong>de</strong>lais, interdit<br />
<strong>de</strong> planter <strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong> vignes. Alors, ils voulaient acheter pour le droit <strong>de</strong> planter, ils auraient<br />
arraché <strong>les</strong> vignes ici pour aller <strong>les</strong> replanter à Bor<strong>de</strong>aux. J’ai trouvé ça… inadmissible. Alors,<br />
on en a discuté. “Il faut pas laisser faire ça. Il faut <strong>les</strong> racheter.’ On était tous d’accord mais<br />
personne n’en voulait ou n’avait <strong>les</strong> moyens <strong>de</strong> <strong>les</strong> acheter. Alors, on m’a dit : ‘Rachète-<strong>les</strong><br />
toi.’ –‘Mais je suis pas viticulteur . J’y connais rien moi en vigne, en vin. Et puis j’ai pas <strong>les</strong><br />
moyens. Et puis surtout, c’est pas parce que tu es fils <strong>de</strong> paysans que tu sais t’occuper <strong>de</strong>s<br />
vignes. Surtout que moi, la terre, je m’y étais jamais intéressé. Bon, ça traîne, <strong>les</strong> anglais<br />
115
étaient sur le point d’acheter. Alors, j’ai dit : ‘tant pis, je me lance. Je l’ai achetée. Et voilà<br />
comment je suis <strong>de</strong>venu propriétaire <strong>de</strong> cette vigne. Mais c’était pas du tout un héritage, pas<br />
du tout. ” Et c’est bien un souci <strong>de</strong> “ pas laisser filer notre patrimoine aux anglais ” qui<br />
transforme, pendant ses loisirs, un agent d’assurance en vigneron. Mais le vin produit est pour<br />
le moins singulier. Il ne s’agit pas d’un grand vignoble réputé mais <strong>de</strong> quelques dizaines<br />
d’hectares, aux confins <strong>de</strong>s départements du Lot, du Lot-et-Garonne et du Tarn-et-Garonne,<br />
situées sur le territoire du Lot. C’est l’existence <strong>de</strong> la coopérative agricole qui donne une unité<br />
à ce territoire et un nom au vin produit. Et quel nom ! Le vin du Tsar. On raconte en effet que,<br />
lors <strong>de</strong> l’exposition universelle <strong>de</strong> 1889, le Tsar Alexandre III aurait goûté ce vin, l’aurait<br />
apprécié et aurait <strong>de</strong>mandé à ce qu’on lui envoie, chaque année, toute la production à Moscou.<br />
Mais le phylloxéra et surtout l’histoire auraient eu raison <strong>de</strong> cette passion œnologique, dit-on.<br />
Le petit vin serait retourné à son oubli. Jusqu’au début <strong>de</strong>s années 80 où, baptisé Vin du tsar,<br />
habillé <strong>de</strong> son prestigieux passé, il fait l’objet d’une attention nouvelle. Les membres <strong>de</strong> la<br />
coopérative s’activent pour faire découvrir leur vin, pour lui permettre d’exister tout<br />
simplement, à côté <strong>de</strong> son encombrant et beaucoup plus célèbre voisin : le Cahors. Toute la<br />
publicité est en fait basée sur la légen<strong>de</strong>, sur sa faible production, sur son “authenticité ”, <strong>les</strong><br />
“ métho<strong>de</strong>s traditionnel<strong>les</strong> ” <strong>de</strong> sa production. Et sur la 203. “ De plus en plus, je m’en sers<br />
comme animation. Et là évi<strong>de</strong>mment on est assez courtisé avec <strong>les</strong> autres producteurs. Je vais<br />
dans <strong>de</strong>s magasins locaux qui nous achètent <strong>de</strong> la marchandise. Et l’été comme c’est plein <strong>de</strong><br />
touristes par ici, il y a <strong>de</strong>ux ou trois supermarchés qui nous suivent. J’arrive avec ma 203<br />
plateau et je mets <strong>de</strong>ssus une énorme barrique avec un robinet énorme, je l’entoure un petit<br />
peu <strong>de</strong> feuil<strong>les</strong> <strong>de</strong> vignes, quelques grappes <strong>de</strong> raisin et j’ai une grosse bouteille marquée Vin<br />
du Tsar et je ne mets à l’entrée du supermarché. J’ai l’autorisation du patron. Il veut<br />
absolument que je mette là. Alors, tu par<strong>les</strong>, <strong>les</strong> gens, ils voient le truc, la voiture et <strong>de</strong>rrière<br />
marqué Vin du tsar. Alors, c’est le succès pardi. On se bouscule autour <strong>de</strong> nous. “’C’est quoi,<br />
Vin du Tsar ’ ‘Terrible, la voiture. Elle est à vous ’ ‘Elle est à vendre la voiture ’ ‘Il est<br />
bon votre vin ’ Alors, c’est intéressant pardi parce qu’on vend notre vin et même temps, on<br />
fait plaisir aux gens Et à nous aussi. ”<br />
La 203 “ sert dans <strong>les</strong> vignes ” mais sa fonction est symbolique. Transportant <strong>les</strong><br />
barriques, <strong>les</strong> paniers à vendange, <strong>les</strong> sacs <strong>de</strong> produits phytosanitaires, elle permet à Jean-<br />
Clau<strong>de</strong> <strong>de</strong> transformer un fils d’agriculteurs en vigneron, <strong>de</strong> prendre sa place au sein <strong>de</strong> ce<br />
tout petit mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s producteurs <strong>de</strong> Vin du Tsar. Sans elle, il ne serait qu’un agent<br />
d’assurances qui “ joue ” au vigneron. Installé à son volant, il <strong>de</strong>vient la cheville ouvrière ou<br />
du moins l’une <strong>de</strong>s pièces essentiel<strong>les</strong> du dispositif <strong>de</strong> “ réinvention ” du Vin du Tsar. La 203<br />
met en scène <strong>les</strong> caractéristiques singulières du vin, qui le différencie <strong>de</strong> son vin : un “ petit<br />
vin <strong>de</strong> vigneron ”, “authentique ”, fait selon <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s “ traditionnel<strong>les</strong> ”. Elle ancre, apr<br />
sa présence, le vin dans le temps supposé <strong>de</strong> cette authenticité, juste avant la mécanisation <strong>de</strong>s<br />
cultures, <strong>les</strong> années cinquante en somme. A l’inverse, <strong>les</strong> barriques estampillées au nom <strong>de</strong><br />
Vin du Tsar, <strong>les</strong> installations <strong>de</strong>vant <strong>les</strong> supermarchés, associent la voiture à un passé<br />
prestigieux, ou que l’on voudrait comme tel, à l’histoire et l’ancre plus soli<strong>de</strong>ment encore<br />
dans cette notion <strong>de</strong> patrimoine. Et c’est bien par cette association, cette fusion entre voiture<br />
et vin, autour <strong>de</strong>s notions <strong>de</strong> patrimoine et d’i<strong>de</strong>ntité locale qu’il faut comprendre l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
Jean-Clau<strong>de</strong> lors <strong>de</strong>s Journées du patrimoine. La 203 n’y a participé. “ Je vendais du vin du<br />
Tsar, à Paris. On installe notre barda sur <strong>les</strong> quais <strong>de</strong> Seine et à fond ! on vend c’est pas<br />
croyable. C’est pour ça que je fais jamais <strong>les</strong> Journées du patrimoine ici, parce que je suis à<br />
Paris entrain <strong>de</strong> vendre mon vin. Alors on peut pas être partout ”. C’est par le biais du vin que<br />
la voiture a participé, malgré tout, à l’événement. Rien d’étonnant à ce qu’il n’éprouve pas le<br />
moindre besoin <strong>de</strong> rouler en cortège, ce jour-là, ni un autre jour. N’est-ce pas tous <strong>les</strong> jours<br />
qu’il fabrique du patrimoine, qu’il inscrit sa voiture dans la sphère patrimoniale, attendant le<br />
chaland à l’ombre <strong>de</strong> la bâche <strong>de</strong> la 203, roulant “ à fond ” dans <strong>les</strong> chemins herbus <strong>de</strong> ses<br />
116
vignes <br />
En guise <strong>de</strong> conclusion…<br />
117
Quel<strong>les</strong> pouvaient bien être <strong>les</strong> motivations <strong>de</strong> ces “ mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ” qui<br />
s’affairaient autour d’amas <strong>de</strong> tô<strong>les</strong> plus ou moins reconnaissab<strong>les</strong>, mangés par la rouille,<br />
autour <strong>de</strong> ces vieil<strong>les</strong> machines que d’autres avaient “ jetées à la ferraille ” sans le moindre<br />
pincement au cœur, persuadés qu’il n’y avait rien d’autre à faire d’el<strong>les</strong>, ignorant parfaitement<br />
qu’il pouvait y avoir là “ <strong>de</strong> l’or ” pour reprendre <strong>les</strong> mots <strong>de</strong> Gilbert F. Qu’y avait-il <strong>de</strong><br />
“ beau ” dans ces tracteurs que Lucien m’invitait à admirer, dans ce moteur industriel que<br />
Pierre Mercan me montrait fièrement, dans cette Ami 6 sur laquelle Philippe ne tarissait pas<br />
d’éloges Comment “ dire ” tout simplement la beauté <strong>de</strong>s pompes à vélo et <strong>de</strong>s sécateurs<br />
d’Albert Oui, cette recherche est véritablement née d’une interrogation personnelle. Assortie<br />
d’un début <strong>de</strong> réponse. J’étais persuadée que l’esthétique <strong>de</strong> ces vieil<strong>les</strong> machines n’était pas<br />
étrangère à leur technique. J’étais persuadée que cette question serait même au centre <strong>de</strong> cette<br />
recherche. Au point que j’avais tenté <strong>de</strong> comprendre comment fonctionne un moteur, <strong>de</strong><br />
quel<strong>les</strong> pièces il est consisté et quels liens <strong>les</strong> unissent. Certes, la technique compte bien au<br />
nombre <strong>de</strong>s vecteurs <strong>de</strong> cette conversion esthétique. Belle, la voiture l’est parce qu’elle<br />
présente quelques contre-performances notoires : on admire sa lenteur ou sa consommation,<br />
son système <strong>de</strong> freinage défaillant ou encore la présence d’un très mo<strong>de</strong>rne démarreur sur une<br />
Citroën C4 <strong>de</strong>s années trente qui prouve combien le constructeur “a toujours été un grand<br />
innovateur dans <strong>les</strong> nouveautés ”, comme l’affirme sérieusement André. Mais si cette<br />
technique est remarquable, ce n’est pas essentiellement pour elle même mais parce que le<br />
restaurateur peut ainsi intervenir sur elle, parce qu’il peut refaire, en “ parfaite ” conformité<br />
avec l’origine ou gratifiée <strong>de</strong> quelques “ bidouil<strong>les</strong> ”. Très vite une évi<strong>de</strong>nce s’est imposée : il<br />
ne fallait pas trop ou pas seulement chercher sous le capot ce que ces machines avaient<br />
d’esthétique. Ce qui est beau, c’est la possibilité, pour le restaurateur, d’investir en elle une<br />
histoire personnelle et familiale. Les travaux sur la collection s’accor<strong>de</strong>nt à reconnaître<br />
qu’“ elle est plutôt une façon <strong>de</strong> renouer avec une activité abandonnée <strong>de</strong>puis longtemps,<br />
associée à un temps <strong>de</strong> bonheur insouciant ” 1 , que ceux qui s’y adonnent “ semblent éprouver<br />
une plus gran<strong>de</strong> nostalgie du temps résolu et mettre à la recherche <strong>de</strong> celui-ci une<br />
détermination plus méthodique ” 2 . Cette “ nostalgie ”, ce “ temps du bonheur insouciant ”<br />
nous entraînent au cœur même <strong>de</strong> la famille, <strong>de</strong> la question <strong>de</strong> la transmission <strong>de</strong>s biens.<br />
`Il faut aussi interroger la place <strong>de</strong>s photographies qui accompagnent sans cesse <strong>les</strong><br />
voitures, <strong>de</strong>puis <strong>les</strong> ronces jusqu’aux murail<strong>les</strong> du château <strong>de</strong>vant <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> un journaliste <strong>les</strong><br />
immortalise. El<strong>les</strong> fonctionnent pas seulement comme <strong>de</strong>s images mais aussi comme <strong>de</strong>s<br />
objets, qui plus est, <strong>de</strong>s objets-gigognes : la voiture, la photo <strong>de</strong> la voiture, mais aussi le<br />
journal où se trouve la photo <strong>de</strong> la voiture.<br />
La question <strong>de</strong> l’argent, dans ce mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> collectionneurs, n’est pas purement<br />
anecdotique. Acheter <strong>de</strong>s pièces, vendre ou pas la voiture, et à quel prix surtout, comment<br />
évaluer le “ prix ” du travail <strong>de</strong> restauration, autant <strong>de</strong> questions que je n’ai pu qu’effleurer.<br />
Mais manifestement el<strong>les</strong> sont absolument centra<strong>les</strong> dans la construction <strong>de</strong> la valeur,<br />
économique et symbolique car <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux sont indissociablement liées, <strong>de</strong> ces engins. Or <strong>les</strong><br />
travaux anthropologiques prenant pour objet l’argent, l’échange financier ne sont pas légion.<br />
On a beaucoup plus analyser <strong>les</strong> verbes “ donner ” ou “ échanger ” que le verbe “ vendre ”.<br />
Or, cette recherche ne peut en faire l’économie.<br />
Certes, on ne peut qu’emprunter à K. Pomian le terme <strong>de</strong> “ sémiophores ” pour<br />
qualifier ces engins, <strong>de</strong>s objets sans utilité, qui représentent l’invisible, dotés d’une<br />
signification particulière. La conversion esthétique <strong>de</strong> ces objets tient évi<strong>de</strong>mment à ce qu’ils<br />
sont <strong>de</strong>s “ sémiophores ” autour <strong>de</strong>squels se cristallise un intense discours sur soi, sur son<br />
savoir, sur sa sociabilité, sur la constitution d’un patrimoine pour le moins singulier à la fois<br />
éminemment personnel mais aussi collectif.<br />
1 Matas 1989-1990 : 252<br />
2 Frère Michelat 1983 : 287<br />
118
Suivant <strong>les</strong> propos <strong>de</strong> mes interlocuteurs, j’ai été amené à parcourir <strong>de</strong> nombreux<br />
champs <strong>de</strong> l’ethnologie. Face à un objet qui s’est très vite révélé polymorphe, <strong>de</strong>ux approches<br />
étaient possib<strong>les</strong> : soit concentrer mon attention sur quelques-uns d’entre eux pour tenter <strong>de</strong><br />
<strong>les</strong> expliciter aussi complètement que possible, soit parcourir ce vaste espace que révélaient<br />
<strong>les</strong> entretiens où l’on abordait <strong>les</strong> sujets <strong>les</strong> plus divers mais se condamner ainsi fatalement à<br />
une approche superficielle, une simple ethnographie d’une pratique, dans un premier temps.<br />
J’ai choisi la <strong>de</strong>uxième solution, choix critiquable certes. Mais analyser la conversion<br />
esthétique <strong>de</strong> ces engins en abordant seulement certains <strong>de</strong> ses moyens n’était-il pas tout<br />
autant critiquable, ne pensant pas la conversion esthétique dans son ensemble A l’heure où il<br />
faudrait conclure, je ne peux que reconnaître que ce travail, s’il ne commence pas tout à fait,<br />
est encore en cours.<br />
Vaste mon<strong>de</strong> que celui <strong>de</strong> ces “ mécaniciens <strong>de</strong> l’inutile ” que je me propose <strong>de</strong><br />
continuer à interroger car le sujet dépasse largement le cadre <strong>de</strong> son intitulé qui pourrait<br />
paraître anecdotique.<br />
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