Cinq questions sur les syndicats - Institut Coppet
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CINQ QUESTIONS<br />
SUR LES SYNDICATS
« LIBRE ~CHANGE»<br />
COLLECTION FOND~E PAR<br />
FLORIN AFTALION<br />
ET GEORGES GALLAIS-HAMON NO<br />
ET DIRIG~E PAR FLORIN AFTALION
CINQ QUESTIONS<br />
SUR LES SYNDICATS<br />
JACQUES GARELLO<br />
BERTRAND LEMENNICIER<br />
HENRI LEPAGE<br />
Presses Universitaires de France
IS BN 2 13 043292 1<br />
IS SN 0292 - 7 020<br />
Dépôt 1 égal -<br />
1 rc édition: 1990. juin<br />
© Presses Universitaires de France. 1990<br />
108. boulevard Saint-Germain. 75006 Paris
SOMMAIRE<br />
Introduction, 1<br />
1. Pourquoi <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> 5<br />
L'argument de l'assym~trie de pouvoir, 6 - L'argument de l'ind~termination des salaires, 15<br />
- L'argument du pro~ social, 21 - L'argument du pouvoir d'achat, 24 - La vraie fonction<br />
des <strong>syndicats</strong>: des groupes de pression i vocation redistributive, 27 - La fécondit~ de<br />
l'hypoth~e &onomique, 42.<br />
2. Les <strong>syndicats</strong> sont-ils uti<strong>les</strong> 59<br />
Les arguments de Freeman et Medoff, 61 - Les déficiences de l'analyse de Freeman et<br />
Medoff,70.<br />
Annexe: Pourquoi le déclin du syndicalisme 90.<br />
3. Droit du travail ou droit au travail 93<br />
Le contrat de travail et le droit de propri~t~ <strong>sur</strong> soi, 95 - Le droit du travail contre le contrat<br />
de travail, 100 - Le droit du travail contre le marché du travail , 106.<br />
4. Les crises, le chômage et <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>, 123<br />
Le principe de la loi de Say, 125 - La loi de Say et la monnaie, 143 - Le chômage et la greve,<br />
155.<br />
Annexe: Le travailleur « propriétaire » de son emploi 170.<br />
5. Les <strong>syndicats</strong> et la démocratie, 173<br />
La politisation syndicale, 174 -Faire pression pourquoi 176 - Faire pression comment<br />
180 - L'arme absolue du pouvoir politique syndical, 183 - La d~mocratie recule avec <strong>les</strong><br />
conquêtes syndica<strong>les</strong>, 185 - Le syndicat, firme managériale 188 - Les syndiqués sont-ils<br />
satisfaits 192 - Les syndiqués sont-ils complices 195 - Les <strong>syndicats</strong> au cœur de la crise<br />
de la démocratie, 197.<br />
Bibliographie, 201<br />
Table analytique, 211
Introduction<br />
Cet ouvrage n'est pas contre <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>. Il s'agit d'un livre <strong>sur</strong><br />
<strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>. Son objectif est de comprendre, d'interpréter, d'expliquer<br />
non seulement le comportement des <strong>syndicats</strong> et des syndiqués,<br />
mais également l'ensemble des traits institutionnels qui caractérisent<br />
le monde des <strong>syndicats</strong> et des rapports syndicaux.<br />
Que sont-ils Que font-ils Pourquoi le font-ils Quel<strong>les</strong> sont <strong>les</strong><br />
conséquences pour <strong>les</strong> travailleurs, <strong>les</strong> consommateurs, la vie économique,<br />
le fonctionnement de la démocratie, etc., tel<strong>les</strong> sont <strong>les</strong><br />
<strong>questions</strong> que ce livre projette d'aborder à la lumière de l'analyse<br />
économique.<br />
Il n'y a pas de sujet plus polémique et chargé d'émotions que le<br />
rôle des <strong>syndicats</strong>. Gare à celui qui ose remettre en cause <strong>les</strong> dogmes<br />
de l'idéologie syndicale et contester le caractère positif de leur<br />
apport. Il se retrouve immédiatement banni comme un infâme<br />
« réactionnaire». Les <strong>syndicats</strong> ont su utiliser l'émoi suscité par le<br />
souvenir des misères anciennes pour faire passer dans l'opinion<br />
publique l'image d'un syndicalisme dont l'action s'identifie prioritairement<br />
à la lutte pour plus de justice. Le résultat est que toute<br />
attaque à son encontre est aussitôt assimilée à un acte rétrograde dont<br />
la seule finalité ne peut être que de maintenir <strong>les</strong> privilèges des uns: et<br />
donc la misère des autres.
2 INTRODUCfION<br />
Pour échapper à cette langue de bois, nous avons choisi de passer<br />
<strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> et l'action syndicale au crible du raisonnement<br />
économique. Nous pensons que l'analyse économique est une<br />
science et que sa rigueur permet d'éviter <strong>les</strong> écueils de la subjectivité<br />
humaine. Sa grande vertu est de contraindre à penser clairement.<br />
La fonction de l'analyse économique est de comprendre<br />
comment fonctionnent <strong>les</strong> marchés, y compris le marché du travail.<br />
Comment <strong>les</strong> salaires, mais aussi <strong>les</strong> heures et <strong>les</strong> conditions de<br />
travail, sont-ils déterminés Quels sont <strong>les</strong> effets de l'interférence des<br />
<strong>syndicats</strong> et du gouvernement dans le fonctionnement du marché du<br />
travail Quel<strong>les</strong> sont <strong>les</strong> conséquences de l'action syndicale <strong>sur</strong><br />
l'évolution du niveau de vie, la productivité, la bataille pour l'emploi,<br />
<strong>les</strong> grandes évolutions macroéconomiques Notre propos n'est pas<br />
d'approuver ou de condamner <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>, de <strong>les</strong> encenser de nos<br />
louanges ou, au contraire, d'y voir automatiquement le diable; mais<br />
d'apporter à ces <strong>questions</strong> des réponses aussi dépourvues que possible<br />
de toute passion partisane. Notre règle sera autant que faire se peut<br />
celle de l'impartialité scientifique.<br />
Bien sûr nos conclusions seront contestées. Mais nous ne craignons<br />
pas <strong>les</strong> critiques. Au contraire, nous nous en réjouissons si le<br />
débat permet d'avancer dans une meilleure connaissance des faits et<br />
des théories. Notre livre est le résultat d'un effort d'analyse rationnelle<br />
aussi honnête et sincère qu'il est possible d'espérer. Nous attendons<br />
de ceux qui ne seront pas d'accord avec nos interprétations et<br />
nourriront la polémique d'en faire au moins autant.<br />
Beaucoup d'ouvrages ont déjà été écrits <strong>sur</strong> <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>. Le sujet<br />
a été abordé sous ses ang<strong>les</strong> <strong>les</strong> plus divers. Les analyses économiques,<br />
sociologiques, historiques, psychologiques, politiques des <strong>syndicats</strong><br />
couvrent des rayons entiers de bibliothèques.<br />
Alors pourquoi encore un livre Pour la raison simple que, quels<br />
que soient son volume et sa qualité, le bilan de cette littérature n'est<br />
en réalité guère satisfaisant. Il s'agit le plus souvent de livres purement<br />
factuels, ou simplement des panégyriques. On n 'y trouve guère<br />
d'essai d'explication réellement objectif du fait syndical et de son rôle<br />
dans nos sociétés occidenta<strong>les</strong>. Que <strong>les</strong> auteurs soient de droite ou de<br />
gauche, aucun ne songe à remettre en cause l'idée que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> se<br />
justifient par le besoin de « rééquilibrer» <strong>les</strong> relations entre employés
INTRODUCI'ION 3<br />
et employeurs. Tous partent du postulat implicite que le syndicalisme<br />
est le nécessaire contrepoids aux «excès du capitalisme». La sympathie<br />
naturelle que chacun éprouve pour <strong>les</strong> plus malheureux conduit<br />
à la répétition automatique de dogmes que personne ne songe plus à<br />
discuter - même lorsqu'on peut, par le seul raisonnement logique,<br />
démontrer qu'ils sont par essence profondément discutab<strong>les</strong>.<br />
Nous pensons qu'il est nécessaire de remettre un peu d'ordre dans<br />
cette pensée. En quelque sorte de tout reprendre à zéro. C'est ainsi<br />
que nous n'hésiterons pas à reposer <strong>les</strong> <strong>questions</strong> <strong>les</strong> plus élémentaires<br />
quant à l'existence des <strong>syndicats</strong>. En revanche, notre livre n'est<br />
pas un commentaire <strong>sur</strong> l'actualité des <strong>syndicats</strong> en France, ou dans<br />
<strong>les</strong> autres pays. Les faits, <strong>les</strong> tendances n'apparaîtront qu'à l'occasion<br />
de développements théoriques dont ils confirment, ou infirment le<br />
contenu.<br />
La science économique a beaucoup progressé au cours des dix ou<br />
vingt dernières années. De nombreux concepts ont été introduits qui<br />
changent souvent radicalement la perception que l'on a de l'existence<br />
de certaines institutions. Ces nouvel<strong>les</strong> analyses ont été appliquées à<br />
la critique de l'État et des réglementations publiques. El<strong>les</strong> ont révolutionné<br />
la théorie des phénomènes de concurrence. El<strong>les</strong> conduisent à<br />
jeter un tout autre regard <strong>sur</strong> de nombreuses structures et pratiques<br />
industriel<strong>les</strong> généralement condamnées par <strong>les</strong> pouvoir publics. El<strong>les</strong><br />
conduisent enfin à reconsidérer un certain nombre de thèses sociologiques<br />
traditionnel<strong>les</strong>.<br />
Notre objectif est de démontrer que le modèle d'analyse économique<br />
des <strong>syndicats</strong> est aujourd'hui vraisemblablement le plus<br />
fécond de tous <strong>les</strong> schémas d'interprétation. C'est celui qui, à partir<br />
d'une théorie relativement simple et cohérente, permet de rendre<br />
compte du plus grand nombre de phénomènes observés. De tous <strong>les</strong><br />
paradigmes concurrents pour comprendre le monde syndical, c'est<br />
en quelque sorte le plus «enveloppant », le plus «englobant ». Cela<br />
ne suffit peut-être pas pour établir la preuve de sa « vérité». Mais c'est<br />
un pas sdentifique important qui a été ainsi accompli, et qui méritait,<br />
selon nous, d'être porté à la connaissance du public français.<br />
Ce livre est découpé en cinq chapitres, qui sont autant de <strong>questions</strong><br />
fondamenta<strong>les</strong> que tout homme honnête doit se poser pour se
4 INTRODUcrION<br />
faire une opinion personnelle <strong>sur</strong> <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> et leur influence dans<br />
le monde moderne.<br />
Première question: Pourquoi <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> Si <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> sont<br />
là, ce n'est pas par hasard. Les institutions n'apparaissent jamais par<br />
hasard. El<strong>les</strong> répondent à un besoin. Lequel Qui donc a besoin des<br />
<strong>syndicats</strong> et pour quoi faire<br />
Deuxième question: Les <strong>syndicats</strong> sont-ils un bien ou un mal<br />
Que rapportent-ils réellement aux salariés Quel<strong>les</strong> conséquences<br />
entraînent-ils au niveau de la gestion et de la compétitivité des entreprises<br />
Ont-ils une influence positive <strong>sur</strong> l'emploi, <strong>sur</strong> <strong>les</strong> salaires, la<br />
productivité ... <br />
Troisième question: Pourrait-on se passer des <strong>syndicats</strong> Le<br />
mouvement syndical a joué un rôle essentiel dans le développement<br />
des procédures de négociation collective, ainsi que dans l'élaboration<br />
d'un système complet de droit du travail. Qu'est-ce que <strong>les</strong><br />
citoyens en retirent Quels sont ceux qui en bénéficient<br />
Quatrième question: Quels effets l'action syndicale a-t-elle au<br />
niveau macroéconomique Les <strong>syndicats</strong> sont-ils facteurs de croissance<br />
Permettent-ils d'obtenir des niveaux de vie plus élevés<br />
Contribuent-ils à accroître l'emploi et à limiter le chômage La grève<br />
est-elle vraiment utile<br />
<strong>Cinq</strong>uième question: Peut-on contrôler l'action syndicale Si<br />
l'on doit recourir aux <strong>syndicats</strong>, cela leur donne-t-il un pouvoir<br />
absolu Qui va faire contrepoids aux leaders syndicaux: la base, ou<br />
le pouvoir politique<br />
La réponse à ces <strong>questions</strong>, c'est dans l'analyse économique que<br />
nous proposons de la trouver.<br />
Science des choix, science des comportements, science des<br />
intérêts, l'économie nous renseigne <strong>sur</strong> la façon dont <strong>les</strong> actions<br />
humaines conduisent à des résultats plus ou moins attendus par <strong>les</strong><br />
individus concernés. Elle nous oblige à aller au-delà des apparences<br />
pour comprendre ce qui se passe en profondeur. C'est ce que nous<br />
avons essayé de faire.
1<br />
Pourquoi <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
Quel est le rôle, la fonction des <strong>syndicats</strong> La réponse paraît<br />
simple. Les <strong>syndicats</strong> sont là pour protéger <strong>les</strong> travailleurs contre <strong>les</strong><br />
«excès du capitalisme ». Il s'agit en quelque sorte de «rééquilibrer»<br />
le pouvoir des employeurs <strong>sur</strong> leurs employés. Grâce à cette action<br />
bénéfique des <strong>syndicats</strong>, <strong>les</strong> travailleurs bénéficient aujourd'hui d'un<br />
salaire et d'un niveau de vie plus élevés.<br />
Tel est le stéréotype que nous avons l'intention d'analyser.<br />
La vérité est plus prosaïque. Les <strong>syndicats</strong> ne sont pas autre chose<br />
que des « cartels» qui cherchent à obtenir le contrôle monopolistique<br />
du marché du travail pour avantager leurs membres.<br />
Cette hypothèse permet d'expliquer un grand nombre de traits<br />
caractéristiques de notre univers institutionnel contemporain.<br />
Dans un premier temps nous montrerons <strong>les</strong> limites des justifications<br />
habituellement données à l'existence et à l'action des <strong>syndicats</strong>.<br />
Nous décrirons ensuite la logique cartellisatrice des organisations<br />
syndica<strong>les</strong> et nous passerons en revue la liste des moyens dont el<strong>les</strong><br />
disposent pour réussir. Nous verrons alors comment celle-ci permet<br />
de mieux comprendre la nature cachée d'un certain nombre<br />
d'institutions et de comportements sociaux contemporains.<br />
Pour terminer, nous verrons comment l'approche économique<br />
moderne permet également de dire un certain nombre de choses <strong>sur</strong>
6 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
l'organisation et la structure des mouvements syndicaux qui recoupent<br />
d'assez près l'expérience présente et passée.<br />
Notre conclusion est que <strong>les</strong> justifications généralement invoquées<br />
par l'idéologie syndicale traditionnelle reposent <strong>sur</strong> d'énormes<br />
erreurs de raisonnement, ainsi que <strong>sur</strong> des artifices de langage dont la<br />
seule fonction est de nous empêcher de penser.<br />
Toute organisation a besoin d'un discours qui la légitimise, tant<br />
aux yeux de ses militants que pour l'opinion publique. De même<br />
qu'une personne ne fait pas toujours ce qu'elle dit, une organisation<br />
humaine ne remplit pas nécessairement le rôle qu'elle se donne et<br />
que <strong>les</strong> gens portent habituellement à son crédit. Le mérite de<br />
l'analyse économique est d'aider à faire le tri entre ce qui est vrai et ce<br />
qui relève seulement de la langue de bois. C'est ce que nous allons<br />
essayer d'appliquer.<br />
L'ARGUMENT DE L'ASSYMÉTRIE DE POUVOIR<br />
L'argument central généralement utilisé pour justifier l'existence<br />
des <strong>syndicats</strong> concerne la relation « assymétrique» qui caractériserait<br />
<strong>les</strong> rapports entre l'employé (seul, isolé, et donc impuissant) et son<br />
employeur (riche, donc puissant). Le syndicat, en permettant aux<br />
travailleurs de «faire bloc», renverserait <strong>les</strong> termes de cette assymétrie.<br />
Il éviterait ainsi que <strong>les</strong> patrons continuent d'« exploiter» leurs<br />
salariés.<br />
Cet argument est abondamment repris dans toute la littérature.<br />
On le trouvait déjà chez le père fondateur de l'économie politique,<br />
Adam Smith:<br />
Le prix habituel du travail dépend partout du contrat passé entre deux<br />
parties dont <strong>les</strong> intérêts ne sont pas <strong>les</strong> mêmes. L'employé désire obtenir<br />
le plus possible, l'employeur donner le moins possible. Le premier est<br />
prêt à créer une entente pour élever le salaire, le second est prêt à faire de<br />
même pour baisser le salaire ... Ce n'est pas difficile, en conséquence, de<br />
deviner laquelle des deux parties aura l'avantage dans ce conflit ... Les<br />
employeurs, peu nombreux, peuvent s'entendre aisément; et la loi<br />
n'interdit pas ces conspirations, alors qu'elle le fait pour <strong>les</strong> travailleurs ...<br />
le propriétaire terrien, l'agriculteur, un industriel, un commerçant, même
POURQUOI LES SYNDICATS 7<br />
s'il n'emploie pas qu'un seul ouvrier, peuvent vivre une année ou deux<br />
<strong>sur</strong> leurs stocks qu'ils ont déjà acquis. Beaucoup de travailleurs ne peuvent<br />
subsister une semaine, quelques-un un mois, et rarement une année<br />
sans emploi [1741" .<br />
L'un peut tout, l'autre ne peut rien<br />
Quelques années plus tard, l'économiste français Jean-Baptiste<br />
Say écrivait:<br />
Le maître et l'ouvrier ont bien également besoin l'un de l'autre puisque<br />
l'un ne peut faire aucun profit sans le secours de l'autre; mais le besoin<br />
du maître est moins immédiat, moins prenant. Il en est peu qui ne puissent<br />
vivre plusieurs mois, plusieurs années même, sans faire travailler un<br />
seul ouvrier; tandis qu'il est peu d'ouvriers qui puissent, sans être réduits<br />
aux dernières extrémités, passer plusieurs semaines sans ouvrage. Il est<br />
bien difficile que cette différence de position n'influe pas <strong>sur</strong> le règlement<br />
du salaire [168].<br />
On retrouve l'idée exprimée en toutes lettres dans de nombreux<br />
textes officiels ayant rapport à la législation du travail. Par exemple<br />
dans le Rapport du Sénat américain qui a précédé le vote du Noms La<br />
Guardia Act de 1932 :<br />
Un simple travailleur isolé, confronté à une telle concentration du pouvoir<br />
de l'employeur, et qui doit trouver du travail pour se nourrir lui et sa<br />
famille, est absolument sans secours pour négocier ou espérer influencer<br />
le salaire, le nombre d'heures de travail et <strong>les</strong> conditions d'emploi (161).<br />
Cette inégalité justifierait la légalisation des ententes entre travailleurs.<br />
En se regroupant en <strong>syndicats</strong>, <strong>les</strong> travailleurs limiteraient <strong>les</strong><br />
inconvénients de leur dispersion et de leur isolement. Au Big<br />
Business s'opposerait ainsi le Big Labour. En remplaçant la<br />
négociation individuelle des contrats par des accords collectifs,<br />
l'intervention des <strong>syndicats</strong> rétablirait un plus grand, et plus juste<br />
équilibre. Grâce au syndicat, acteur collectif, le travailleur ne ser~it<br />
• Les chiffres entre crochets reportent i la bibliographie en fm d'ouvrage.
8 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
plus un être sans défense; mais un homme ayant retrouvé sa pleine<br />
dignité.<br />
Ainsi exprimée, cette justification paraît aller de soi. Rares sont<br />
ceux qui songent à la contester, Nous paraissons tous convaincus que,<br />
sans la puissance des <strong>syndicats</strong>, bien des ouvriers en seraient encore<br />
aux salaires de misère de leurs grands parents. En modifiant la distribution<br />
des revenus, l'existence des <strong>syndicats</strong> aurait empêché que<br />
<strong>les</strong> «capitalistes» ne gardent pour eux tous <strong>les</strong> gains de la croissance.<br />
Tel est le dogme que notre langage véhicule quotidiennement en<br />
décrivant <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> comme «le moteur» du progrès sodai.<br />
Une étude attentive de sa structure interne révèle cependant que<br />
cet argument repose en réalité <strong>sur</strong> des bases conceptuel<strong>les</strong> fragi<strong>les</strong> et<br />
contestab<strong>les</strong>.<br />
Première affirmation: Le marché libre se traduirait par une sorte de<br />
« conspiration Il des employeurs pour maintenir <strong>les</strong> salaires d leurs<br />
niveaux <strong>les</strong> plus bas.<br />
Si c'était vrai, on ne voit pas très bien comment <strong>les</strong> salaires réels<br />
auraient progressé comme ils l'ont fait depuis la révolution industrielle.<br />
Les marxistes répondent que c'est prédsément parce qu'il y a des<br />
<strong>syndicats</strong> que <strong>les</strong> masses populaires ont arraché aux coalitions patrona<strong>les</strong><br />
<strong>les</strong> progrès de niveau de vie qui leur ont fait franchir le simple<br />
seuil de <strong>sur</strong>vie.<br />
Mais encore faudrait-il trouver <strong>les</strong> preuves effectives de<br />
l'existence de tels cartels. Or <strong>les</strong> historiens spédalistes de l'économie<br />
du XIxe siècle reconnaissent que jusqu'aux dernières années du siècle,<br />
lorsque l'intervention de l'État dans l'économie a commencé à se<br />
généraliser, <strong>les</strong> cartels étaient rarissimes. L'industriel de cette<br />
époque, conformément à l'image des manuels, était un individualiste<br />
forcené. Les seuls cas de cartellisation recensés s'expliquaient<br />
comme des réponses à des mouvements de grèves violentes. Et l'on a<br />
d'amp<strong>les</strong> preuves qu'à l'époque <strong>les</strong> premiers à se plaindre de<br />
l'insuffISante cartellisation de leurs employeurs étaient <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
ouvriers eux-mêmes (désireux de se défendre contre la concurrence<br />
des ouvriers non syndiqués et de tous ceux qui étaient prêts à accepter
POURQUOI LES SYNDICATS 9<br />
un salaire moindre pour obtenir leur ticket d'entrée <strong>sur</strong> le marché du<br />
travail) [88-89].<br />
Cette idée qu'un marché libre confère aux employeurs une sorte<br />
de super-pouvoir de négociation et de décision est le reflet d'une<br />
incapacité à comprendre que le libre jeu de la concurrence privée est<br />
encore le plus efficace des contrepoids à toute forme de pouvoir.<br />
L'hypothèse avait une certaine cohérence lorsque <strong>les</strong><br />
économistes du XIXe siècle croyaient encore à la vieille loi d'airain<br />
des salaires, dictée par la théorie classique du « salaire naturel»<br />
(Malthus, Ricardo). Elle avait sa place dans la théorie dite du « fonds<br />
de salaire», élaborée par Stuart Mill. Mais elle n'a plus aucune signification<br />
dès lors que ces théories ont été abandonnées, non seulement<br />
parce qu'el<strong>les</strong> ne s'appliquent plus à notre univers industriel<br />
moderne, mais aussi et <strong>sur</strong>tout parce que la « révolution marginaliste»<br />
a démontré qu'el<strong>les</strong> étaient tout simplement fausses.<br />
Le travatl n'est pas une« denrée» homogène<br />
Lorsque, à défaut d'incriminer l'action de véritab<strong>les</strong> cartels, on se<br />
rabat <strong>sur</strong> l'hypothèse qu'il y aurait une sorte de « coalition<br />
implicite », ce que l'on exprime n'est pas autre chose que la vérité<br />
d'évidence selon laquelle, dans une société qui reconnaît et garantit<br />
la liberté d'entreprendre, <strong>les</strong> employeurs ne paieront pas leurs<br />
employés plus que ce qu'ils croient nécessaires de leur offrir pour<br />
obtenir qu'ils viennent travailler dans leur entreprise plutôt que chez<br />
<strong>les</strong> concurrents.<br />
On retrouve la loi de la productivité marginale; en économie de<br />
marché le taux de salaire s'établit nécessairement entre deux limites:<br />
d'une part, la limite supérieure fixée par le prix que l'entreprise pense<br />
obtenir du supplément de biens vendab<strong>les</strong> qu'elle compte tirer de<br />
l'emploi du travailleur considéré; d'autre part, la limite inférieure<br />
posée par <strong>les</strong> offres des employeurs concurrents, eux-mêmes guidés<br />
par des considérations analogues, et en dessous de laquelle l'offre de<br />
travail décroîtrait au point de rendre impossible la production<br />
envisagée.<br />
Ce que certains interprètent comme la manifestation d'une<br />
« entente implicite» - à savoir: que dans toutes <strong>les</strong> entreprises
10 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
concurrentes <strong>les</strong> salaires offerts soient à peu près <strong>les</strong> mêmes - n'est<br />
que le produit de la contrainte naturelle qu'impose aux entrepreneurs<br />
le fait que le travail est une ressource rare et que <strong>les</strong> entreprises sont<br />
el<strong>les</strong>-mêmes en concurrence entre el<strong>les</strong> pour s'arracher le concours<br />
des travailleurs dont el<strong>les</strong> ont besoin.<br />
Cene contrainte est aujourd'hui d'autant plus lourde et sévère que<br />
le travail est lui-même loin d'être une ressource homogène et indifférenciée<br />
: il n'y a pas « un marché» du travail, mais une multiplicité de<br />
rnicro-marchés connectés <strong>les</strong> uns aux autres par la concurrence que<br />
se font <strong>les</strong> groupes professionnels pour recruter et former ceux qui<br />
arrivent dans la vie active.<br />
S'il existe quelque part une conspiration « implicite », c'est celle<br />
de la concurrence dont <strong>les</strong> effets s'exercent dans un sens exactement<br />
opposé à celui décrit par la doctrine de l'exploitation monopoliste<br />
des travailleurs; et cela parce que, ainsi que le souligne von Mises:<br />
« La rareté du travail est plus forte que la rareté de la plupart des facteurs<br />
primaires de production, ceux fournis par la nature» 11311.<br />
Deuxième affirmation : Le candidat tl un emploi est par déftnmon<br />
un Dire dAsarmé qui ne peut <strong>sur</strong>vivre que s '11 arrive tl vendre son<br />
travail tl n'importe quel prix, aussi bas soU-il, car 11 n'a pas d'autre<br />
moyen de subststance.<br />
L'image a un contenu émotionnel intense, et donc mobilisateur.<br />
Elle est directement héritée des théories économiques classiques du<br />
xrxe siècle, reconnues comme fausses depuis maintenant plus de cent<br />
ans.<br />
A cela plusieurs répliques.<br />
Si vraiment le travailleur était aussi dépourvu de réserves, si son<br />
sort était aussi misérable qu'il ne peut <strong>sur</strong>vivre sans s'employer à<br />
n'importe quel prix, le chômage ne devrait pas exister puisque tout<br />
chômeur serait contraint d'acccepter n'importe quel travail, à<br />
n'importe quel salaire, aussi bas soit-il. Paradoxalement, la présence<br />
de chômeurs même dans des sociétés sans protection sociale, est en<br />
soi une indication de ce que <strong>les</strong> choses ne se passent pas comme el<strong>les</strong><br />
sont décrites; un indice que le pouvoir de l'employeur n'est pas aussi<br />
illimité que la théorie le suppose.
POURQUOI LES SYNDICATS 11<br />
Un vol de concept<br />
Si l'hypothèse était vraie, la population ouvrière devrait être particulièrement<br />
immobile, tant professionnellement que géographiquement.<br />
Or <strong>les</strong> études historiques montrent que la mobilité ouvrière a<br />
toujours été loin d'être négligeable, même à l'époque où l'exploitation<br />
capitaliste est supposée avoir atteint son apogée.<br />
L'exploitation du travailleur, nous dit-on, vient de ce que rien ne<br />
le protégeant contre une menace de licenciement, il se trouve<br />
contraint d'accepter <strong>les</strong> offres de son employeur, même lorsqu'il lui<br />
propose un taux de rémunération inférieur à celui du marché - alors<br />
que le propriétaire d'une ressource tangible peut se défendre en retirant<br />
son offre, et attendre des jours meilleurs.<br />
Dans ces conditions, l'action syndicale, et notamment la grève<br />
(c'est-à-dire l'équivalent de la rétention d'offre), représenterait le<br />
moyen de rétablir l'équilibre et de remettre celui qui apporte son travail<br />
à égalité de condition avec <strong>les</strong> autres apporteurs de facteurs de<br />
production.<br />
Ce raisonnement a une certaine valeur au niveau « microéconomique<br />
». Bien que tous <strong>les</strong> travailleurs ne se trouvent pas nécessairement<br />
dans <strong>les</strong> situations identiques, il est possible d'imaginer<br />
l'existence de situations de ce genre. Les <strong>syndicats</strong> ont alors un rôle<br />
incontestablement positif à jouer dans l'entreprise pour attirer<br />
l'attention des employeurs <strong>sur</strong> <strong>les</strong> cas sociaux <strong>les</strong> plus significatifs, et<br />
as<strong>sur</strong>er leur défense. Le syndicat est une institution qui permet de<br />
compenser <strong>les</strong> handicaps personnels subis <strong>sur</strong> le marché du travail<br />
par ceux qui sont <strong>les</strong> plus faib<strong>les</strong> et <strong>les</strong> plus démunis.<br />
Mais il ne faut pas en tirer tpso facto la conclusion que ce qui est<br />
vrai au niveau « micro» l'est nécessairement au niveau « macro» ;<br />
autrement dit, que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> sont l'institution qui permet de<br />
compenser <strong>les</strong> handicaps de l'ensemble des apporteurs de travail<br />
«en général », et donc leur permet de ne plus se faire exploiter collectivement.<br />
La raison est simple. La menace de licenciement ne joue que <strong>sur</strong><br />
des individus ou de petits groupes. Elle ne peut s'appliquer à<br />
l'ensemble de la classe ouvrière. Les employeurs ne peuvent pas
12 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
licencier tous leurs employés pour <strong>les</strong> contraindre à accepter des<br />
salaires plus bas. Il n'y aurait tout simplement plus de produit, et plus<br />
d'entreprise.<br />
Invoquer la défense et la protection que, dans l'entreprise, le<br />
syndicat apporte à certains, pour généraliser et prétendre que la présence<br />
des <strong>syndicats</strong> est ce qui, dans une économie de libre<br />
entreprise, empêche <strong>les</strong> patrons de réduire <strong>les</strong> salaires au plus bas, est<br />
donc rien moins qu'ab<strong>sur</strong>de.<br />
Il s'agit d'une proposition qui n'a aucun fondement. Elle résulte<br />
d'une manipulation logique bien connue : on prend une proposition<br />
qui est vraie dans un certain contexte, et on l'étend à un autre<br />
contexte, qui présente des similarités apparentes avec le premier,<br />
mais où la proposition avancée devient inapplicable. C'est ce qu'on<br />
appelle un «vol de concept».<br />
Toute l'astuce du syndicalisme est de prêter aux <strong>syndicats</strong> une<br />
fonction - la protection des travailleurs (en général) contre leur<br />
exploitation par <strong>les</strong> employeurs (en général) - qui, dans la réalité,<br />
est as<strong>sur</strong>ée par le système concurrentiel; c'est-à-dire la concurrence<br />
des employeurs entre eux pour acquérir <strong>les</strong> facteurs de production, et<br />
notamment le volume et la qualité de travail nécessaires à la réalisation<br />
de leurs projets.<br />
Troisième affirmation: <strong>les</strong> employeurs sont totalement maftres des<br />
condtttons tntroduUes dans le contrat de travatl.<br />
Notons par ailleurs le caractère contestable de concepts aussi<br />
vagues et confus que ceux d'« égalité» ou d'« inégalité », appliqués<br />
aux rapports contractuels entre employeurs et employés.<br />
Si <strong>les</strong> partenaires étaient vraiment «égaux », si l'idéal était d'obtenir<br />
que l'un et l'autre aient vraiment le même pouvoir de négociation,<br />
le produit des activités productives serait réparti «à égalité» entre <strong>les</strong><br />
deux partenaires. Ce qui est ab<strong>sur</strong>de. Un produit ne peut pas faire<br />
l'objet d'autant de partages à 50/50 qu'il y a de salariés.<br />
On retrouve un autre cas de «vol de concept» où une relation qui<br />
a un sens dans une situation donnée Ge face à face de deux individus<br />
dans une négociation) est généralisée, par un faux mouvement<br />
d'abstraction à un cas de figure qui n'a plus aucune signification: le<br />
passage du face à face entre un employeur X et un travailleur Y à la
POURQUOI LES SYNDICATS 13<br />
relation « abstraite» entre un employeur «en général» et un employé<br />
« en général ».<br />
Ainsi que le souligne le regretté professeur William Hutt, il s'agit<br />
d'artifices de langage «dont la seule fonction est de nous empêcher<br />
de penser» [88).<br />
Il est exact que le salarié, en tant qu'individu, n'a qu'une influence<br />
négligeable <strong>sur</strong> <strong>les</strong> clauses du contrat qui le lient à son employeur.<br />
Mais cela ne signifie pas que ce dernier a le pouvoir d'imposer à ses<br />
employés n'importe quelle clause, le salarié n'ayant le choix qu'entre<br />
obéir et mourir de faim.<br />
Ne pas confondre le général et le particulier<br />
Prenons le consommateur. Individuellement, il n'a pratiquement<br />
aucun pouvoir pour modifier <strong>les</strong> dédsions des fabricants <strong>sur</strong> le choix<br />
des produits, leur qualité, leur présentation commerciale, etc.<br />
Les producteurs, du fait de la concurrence, ne sont pas pour<br />
autant libres de fabriquer n'importe quoi, au prix qui leur plaisent.<br />
Pour vendre, ils doivent fabriquer ce qui plaît au plus grand nombre.<br />
Les caractéristiques des produits résultent ainsi d'un processus<br />
complexe où interviennent <strong>les</strong> décisions d'innombrab<strong>les</strong> personnes.<br />
El<strong>les</strong> sont le produit de « phénomènes de masse» qui ne sont que peu<br />
susceptib<strong>les</strong> d'être modifiés par un individu isolé. Si le consommateur<br />
individuel est apparemment « impuissant» face au fabricant, il<br />
n'est pas plus libre de ses décisions que le consommateur n'a le pouvoir<br />
de <strong>les</strong> modifier.<br />
Il en va exactement de même <strong>sur</strong> le marché du travail. Ce n'est<br />
pas le demandeur d'emploi individuel, mais la masse des<br />
demandeurs d'emplois dont <strong>les</strong> préférences déterminent <strong>les</strong> termes<br />
du contrat de travail.<br />
Les employeurs ne demandent pas du «travail en général », mais<br />
des hommes aptes à accomplir le genre de travail dont ils ont besoin.<br />
De même que l'entrepreneur doit choisir pour ses ateliers<br />
l'implantation, l'équipement et <strong>les</strong> matériaux <strong>les</strong> meilleurs, il lui faut<br />
embaucher <strong>les</strong> travailleurs <strong>les</strong> plus efficaces. Il doit aménager <strong>les</strong><br />
conditions de travail de façon à <strong>les</strong> rendre désirab<strong>les</strong> au genre de travailleur<br />
qu'il souhaite plus particulièrement attirer.
14 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Il est exact que celui-ci, individuellement, n'a pas grand-chose à<br />
dire à propos de ces dispositions. S'il est d'usage de déjeuner entre<br />
midi et une heure, l'ouvrier qui, personnellement, préfère s'arrêter<br />
entre deux et trois heures, a peu de chances de voir sa préférence<br />
satisfaite. Mais, à l'inverse, s'il veut trouver <strong>sur</strong> le marché la spécialité<br />
et la qualité de main-d'œuvre qu'il recherche, l'employeur n'est pas<br />
libre d'imposer arbitrairement n'importe quel règlement interne. La<br />
«pression sociale», à laquelle l'individu pris isolément est ainsi<br />
soumis, n'est pas le fait de son employeur mais de ses collègues de<br />
travail.<br />
Pour <strong>les</strong> travailleurs pris individuellement, <strong>les</strong> clauses du contrat<br />
de travail sont évidemment un donné inaltérable, comme l'horaire<br />
de chemin de fer l'est pour <strong>les</strong> voyageurs individuels. Mais personne<br />
ne soutiendrait qu'en arrêtant leurs horaires <strong>les</strong> compagnies ne se<br />
soucient pas des désirs de leurs clients potentiels.<br />
L'employeur ne peut pas imposer n'importe quoi<br />
Là encore l'erreur vient de ce qu'une relation qui est vraie au<br />
niveau de l'individu pris isolément, ne l'est plus dès lors que l'on<br />
passe à l'ensemble des personnes.<br />
On appelle cela un «effet de système». Il est paradoxal que ce soit<br />
précisément ceux qui, dans <strong>les</strong> milieux intellectuels, se réclament le<br />
plus de l'esprit systémique qui aient le plus de mal à comprendre ce<br />
genre de situation.<br />
Plus spécifiquement, le raisonnement économique permet de<br />
mieux comprendre pourquoi il n'est pas de l'intérêt de l'entrepreneur,<br />
en situation de marché concurrentiel, d'imposer à ses<br />
employés une relation de « maître à esclave».<br />
L'employeur n'est pas le «seigneur» de l'employé. Il n'a pas de<br />
« droit de propriété» <strong>sur</strong> lui. Il n'est qu'un acheteur de services. Il doit<br />
se <strong>les</strong> procurer au prix qui s'établit <strong>sur</strong> le marché.<br />
Certes, comme n'importe quel acheteur, il peut avoir ses<br />
humeurs. Mais s'il se permet d'être arbitraire dans sa façon de<br />
contrôler le travail de ses salariés, il devra en payer <strong>les</strong> conséquences<br />
car il compromettra la profitabilité de sa firme.
POURQUOI LES SYNDICATS 15<br />
Il n'est pas dans l'intérêt de l'employeur d'exercer un contrôle<br />
arbitraire <strong>sur</strong> l'embauche ou <strong>sur</strong> le temps et l'effort au travail, ou<br />
d'imposer des termes au contrat de travail qui aillent à l'encontre du<br />
libre arbitre de l'employé.<br />
En effet, l'entreprise, lorsqu'elle embauche de la main-d'œuvre,<br />
supporte deux séries de coûts: 1) un « coût fixe» qui correspond aux<br />
dépenses de prospection, d'embauche et de formation au savoirfaire<br />
spécifique de la firme ; 2) un « coût variable» qui résulte de<br />
l'intensité avec laquelle on utilise <strong>les</strong> services des salariés.<br />
Comme <strong>les</strong> coûts fixes diminuent avec la durée d'utilisation, il<br />
n'est pas de l'intérêt de la firme de prendre le risque d'inciter ses<br />
salariés à la quitter prématurément en leur imposant des contrô<strong>les</strong><br />
trop capricieux, ou en <strong>les</strong> faisant trop travailler par rapport à leurs<br />
préférences spontanées.<br />
Son intérêt est notamment de s'efforcer de conserver à tout prix<br />
<strong>les</strong> salariés <strong>les</strong> plus anciens, qui ont acquis au cours des années une<br />
aptitude et une connaissance spécifiques liées à l'entreprise.<br />
Pour ce faire, une stratégie de « coopération» fondée <strong>sur</strong> le renforcement<br />
du loyalisme des salariés est préférable à toute politique de<br />
confrontation ouverte.<br />
Par exemple, pour réduire <strong>les</strong> départs, l'employeur peut<br />
proposer à ses salariés de mettre de côté une part de salaire différé qui<br />
ne leur sera versée qu'en fin de contrat, mais dont ils perdront le<br />
bénéfice s'ils quittent la firme. C'est le système des « pensions de<br />
retraite ».<br />
L'ARGUMENT DE L'INDÉTERMINATION DES SALAIRES<br />
Le second grand argument est une variante modernisée et techniquement<br />
plus élaborée du précédent.<br />
Dans l'abstrait, nous disent <strong>les</strong> manuels, le taux de salaire se fixe<br />
là où la courbe de productivité marginale du travail coupe la courbe<br />
d'offre de travail (des travailleurs). Mais, ajoutent aussitôt leurs<br />
auteurs, la réalité est loin de se présenter sous cette forme ultra simple
16 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
où l'intersection de deux courbes uniques se fait en un point déterminé.<br />
En fait, on a une famille de courbes d'offre et une famille de<br />
courbes de demande dont <strong>les</strong> intersections entraînent la possibilité<br />
de plusieurs taux de salaires.<br />
Tout ce que l'économiste est capable de dire a priori est que le<br />
taux de salaire doit s'établir à l'intérieur de certaines limites qui définissent<br />
une zone « d'indétermination ». Tout échange portant <strong>sur</strong> des<br />
biens et des services rencontre de tels problèmes d'indétermination.<br />
Il n'est que d'évoquer <strong>les</strong> marchandages qui se pratiquent dans <strong>les</strong><br />
souks des pays d'Afrique du Nord ou du Moyen-Orient. Suivant <strong>les</strong><br />
individus, leur personnalité, leur résistance psychologique, leur<br />
situation financière, etc., <strong>les</strong> prix auxquels on arrive en fin de négociation<br />
sont différents, et cela d'un jour à l'autre. Il n'en reste pas<br />
moins que ces <strong>questions</strong> d'indétermination, noyées dans la masse des<br />
transactions, sont considérées par <strong>les</strong> économistes, et avec raison,<br />
comme margina<strong>les</strong> et sans intérêt pour <strong>les</strong> problèmes qui <strong>les</strong> préoccupent.<br />
En revanche, dès lors qu'on parle de travail et de salaire, tout<br />
change. Les problèmes d'indétermination semblent reprendre une<br />
importance centrale. Et cela, nous laisse-t-on entendre, parce que le<br />
travail n'est pas une «marchandise» comme <strong>les</strong> autres, et que le<br />
« salaire» n'est pas non plus un prix ordinaire: le travailleur a<br />
absolument besoin de vendre sa force de travail pour vivre ; il ne peut<br />
pas attendre; il est faible, sans défense, sans réserves ... Le jeu est<br />
inégal.<br />
Cons~quence: même s'il existe une limite en dessous de laquelle<br />
l'employeur ne peut pas descendre, le déséquilibre dans la négociation<br />
fera que le salaire aura tendance à s'aligner <strong>sur</strong> le seuil le plus bas<br />
de la zone d'indétermination.<br />
D'où le rôle des «<strong>syndicats</strong>»: leur tâche, en rééquilibrant la<br />
négociation, est de ramener le taux effectif de salaire vers la limite<br />
supérieure. Leur fonction est en quelque sorte de veiller à ce que <strong>les</strong><br />
employeurs versent bien à leurs employés un salaire égal à leur<br />
«productivité marginale».
POURQUOI LES SYNDICATS 17<br />
On retrouve l'argument classique de 1'« imperfection» des marchés<br />
réels. Il appartiendrait à des organisations humaines de veiller à<br />
ce que le libre jeu de la concurrence conduise bel et bien aux résultats<br />
que postule la théorie de la concurrence pure et parfaite.<br />
Cene vision - que l'on retrouve même chez de nombreux auteurs<br />
pas particulièrement favorab<strong>les</strong> aux <strong>syndicats</strong> - présente <strong>les</strong> mêmes<br />
défauts que la précédente, dont elle partage le point de départ. Mais<br />
s'y ajoute une seconde difficulté.<br />
L'analyse laisse entendre que le marché du travail serait un marché<br />
particulier pour lequel l'écart entre <strong>les</strong> bornes maxi et mini aurait<br />
toujours tendance à être relativement large, et où la convergence se<br />
ferait toujours vers le bas.<br />
Ne serait-ce pas plutôt l'inverse<br />
Plus un marché est étroit, restreint à un petit nombre de personnes,<br />
plus le degré d'indétermination est grand. C'est une évidence.<br />
A la limite, lorsqu'il n'y a que deux échangeurs face à face,<br />
l'indétermination est totale. On peut obtenir n'importe quel prix.<br />
C'est la situation bien connue du « monopole bilatéral» (que la propagande<br />
marxiste étend de façon erronée - et inadmissible - au<br />
dialogue entre l'employeur et son employé).<br />
A l'inverse, plus le nombre de vendeurs et le nombre d'acheteurs<br />
en concurrence est grand, plus la zone d'indétermination se réduit -<br />
du fait que le plus grand nombre de contrats permet de faire circuler<br />
une information plus complète <strong>sur</strong> <strong>les</strong> exigences des uns et la capacité<br />
à payer des autres.<br />
L'~largtssement des marchés r~dutt l'tn~termtnatton<br />
En conséquence, s'il est vrai qu'autrefois le degré d'indétermination<br />
des salaires - et donc <strong>les</strong> possibilités d'« exploiter» la maind'œuvre<br />
- était parfois très large (exemple des communautés rura<strong>les</strong><br />
dominées par la présence d'un seul employeur, à une époque où <strong>les</strong><br />
communications étaient plus diffici<strong>les</strong>), on est en droit de penser que<br />
ce n'est plus autant le cas dans la société contemporaine. L'extension<br />
des sphères marchandes et monétaires y réduit le niveau de<br />
discrétion dont disposent <strong>les</strong> employeurs dans l'embauche de leur
18 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
personnel, au fur et à me<strong>sur</strong>e que la croissance des marchés élargit<br />
nos possibilités de choix et le nombre de personnes y prenant part.<br />
Par ailleurs, la doctrine de la manipulation monopolistique des<br />
taux de salaire par <strong>les</strong> employeurs raisonne comme si le travail était<br />
un bien «homogène ». Elle traite du travail «en général» et de l'offre<br />
de travail « en général».<br />
Mais, ainsi que nous l'avons déjà évoqué, de tel<strong>les</strong> notions ne<br />
correspondent à rien dans la réalité. Ce qui est vendu et acheté n'est<br />
pas du travail «en général », mais du travail spécifiquement adapté à<br />
la production de certains services déterminés.<br />
Chaque entrepreneur cherche des travailleurs qui soient aptes à<br />
exécuter des tâches précises. Il doit soustraire ces spécialistes à des<br />
emplois où ils se trouvent déjà. Le seul moyen dont il dispose pour<br />
réussir est de leur proposer de meilleures paies et lou de meilleures<br />
conditions de travail qu'ailleurs.<br />
Résultat: <strong>les</strong> progrès de l'industrie moderne s'accompagnent<br />
d'une diversification et d'une spécialisation toujours plus poussées de<br />
la main-d'œuvre. Ils se traduisent par une rareté croissante. Le<br />
travail, celui dont l'entreprise a besoin, le travail de gens formés et<br />
compétents, devient bel et bien la plus rare de toutes nos ressources,<br />
le plus rare de nos facteurs de production, celui pour lequel la<br />
concurrence entre <strong>les</strong> producteurs est la plus vive (la preuve: la<br />
progression continue du pouvoir d'achat des salaires par rapport à<br />
toutes <strong>les</strong> autres grandes ressources de base).<br />
Admettons qu'il y ait bel et bien une zone d'indétermination. Plus<br />
la concurrence entre <strong>les</strong> entreprises acheteuses de travail sera forte,<br />
plus il y aura de chance pour que <strong>les</strong> salaires s'alignent <strong>sur</strong> la borne la<br />
plus haute de la zone. Et cela sans qu'il soit besoin de faire appel aux<br />
services d'un syndicat quelconque.<br />
Notre conclusion est ainsi que, si le «progrès social» n'est autre<br />
que l'élimination des facteurs d'« exploitation », c'est encore le progrès<br />
de la société marchande et concurrentielle qui en est le meilleur<br />
agent.<br />
Plus la civilisation industrielle et marchande progresse, plus <strong>les</strong><br />
risques de manipulation monopolistique des taux de salaires se<br />
réduisent.
POURQUOI LES SYNDICATS 19<br />
Peut-on exploIter <strong>les</strong> patrons <br />
Pour <strong>les</strong> marxistes, l'exploitation ne se réduit pas à un comportement<br />
monopolistique dont l'objectif serait de verser des salaires plus<br />
bas. A leurs yeux, c'est tout le capitalisme qui est « exploitation» -<br />
c'est-à-dire appropriation injuste par <strong>les</strong> capitalistes de la plus-value<br />
produite par le travail. Même le profit normal, acquis dans des<br />
conditions norma<strong>les</strong> de concurrence, est le produit d'une extorsion.<br />
D'où une autre conception du syndicat dont le rôle serait d'aider <strong>les</strong><br />
masses ouvrières à « récupérer» la propriété de cette plus-value qui<br />
leur est quotidiennement « volée » par <strong>les</strong> patrons.<br />
De l'influence du marxisme découle l'idée dérivée que, sans<br />
exproprier totalement la propriété capitaliste, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> auraient<br />
pour fonction de récupérer, sous forme de salaires plus élevés, une<br />
part des profits qui vont au patronat. Grâce aux pressions que <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong> exercent <strong>sur</strong> <strong>les</strong> entreprises <strong>les</strong> salariés d'aujourd'hui bénéficieraient<br />
d'un niveau de vie supérieur à celui qui aurait été le leur si le<br />
pouvoir syndical n'avait modifié le jeu spontané des forces du marché.<br />
C'est la thèse sociale-démocrate.<br />
Elle n'affirme pas que ce sont exclusivement <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> qui ont<br />
libéré <strong>les</strong> ouvriers de leur misère séculaire. Elle dit seulement que, s'il<br />
n'y avait pas eu <strong>les</strong> syndicalistes, <strong>les</strong> capitalistes auraient mis dans leur<br />
poche tous <strong>les</strong> gains de la croissance, et n'auraient rien laissé aux<br />
salariés pour améliorer leur pouvoir d'achat. Moyennant quoi, s'il<br />
n'y avait eu le pouvoir des <strong>syndicats</strong>, <strong>les</strong> salariés disposeraient encore<br />
aujourd'hui d'un pouvoir d'achat très inférieur à ce qu'il est devenu<br />
grâce aux « conquêtes historiques de la classe ouvrière ».<br />
Cette présentation n'est pas moins erronée que la thèse marxiste.<br />
Elle revient en effet à supposer que la caractéristique fondamentale du<br />
syndicalisme serait de créer une situation telle que <strong>les</strong> travailleurs<br />
auraient la capacité durable d'exploiter à leur tour l'autre facteur de<br />
production que représente le « capital ».<br />
Or une telle hypothèse résiste encore moins à l'analyse que<br />
l'inverse.<br />
Imaginons qu'une industrie ou un syndicat (ou une coalition de<br />
<strong>syndicats</strong>) réussisse à imposer au patronat le paiement de salaires plus<br />
élevés que la productivité. Les salariés « kidnappent» en quelque
20 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
sorte une part du produit de l'activité conjointe qui aurait<br />
normalement été distribuée aux propriétaires des capitaux investis<br />
dans l'entreprise.<br />
Cette exploitation peut-elle durer La réponse est non. A cause<br />
de la mobilité des capitaux.<br />
Elle varie selon <strong>les</strong> activités. Si elle n'est jamais infinie (instantanée),<br />
elle n'est jamais non plus égale à zéro. Une industrie où le taux<br />
de profit se révélerait durablement inférieur à ceux que <strong>les</strong> détenteurs<br />
de capitaux peuvent réaliser en plaçant leur argent ailleurs, est une<br />
industrie condamnée. Les propriétaires se dégageront peu à peu de<br />
leur investissement en cessant de réinvestir et de moderniser <strong>les</strong> équipements.<br />
Certes, cela prendra du temps (cf. la sidérurgie, <strong>les</strong> mines ... ).<br />
Mais, dans le long terme, aucun des facteurs de production associés<br />
ne peut indéfiniment « exploiter» l'autre. Il n'y a que dans une société<br />
socialiste, ou en voie de socialisation, qu'une telle chose est possible.<br />
Les nationalisations, en as<strong>sur</strong>ant l'élimination des actionnaires privés,<br />
permettent la continuation du processus d'exploitation du<br />
capital par <strong>les</strong> salariés, en se débarrassant des contraintes capitalistes<br />
de la rentabilité.<br />
Un exemple: l'Argentine<br />
Il en est de même au niveau macroéconomique. Le précédent<br />
argentin, mais aussi l'exemple anglais (d'avant Madame Thatcher),<br />
prouvent qu'un mouvement ouvrier puissant ne peut pas<br />
« exploiter» durablement ses capitalistes sans provoquer à terme la<br />
ruine économique du pays.<br />
Des capitaux, qu'on ne rémunère pas à leur «juste» prix, désertent.<br />
S'ils ne le peuvent pas (pour cause de contrôle des prix), ils font<br />
comme <strong>les</strong> travailleurs que l'on sous-paie injustement: ils se mettent<br />
en grève!<br />
Le processus est plus subtil qu'une grève ouvrière: on investit<br />
dans <strong>les</strong> services, on spécule <strong>sur</strong> le bâtiment, <strong>les</strong> demeures de luxe,<br />
<strong>les</strong> œuvres d'art ... Mais le résultat est le même : une perte d'efficience<br />
générale, la disparition de la croissance, stagnation, régression du<br />
pouvoir d'achat.
POURQUOI LES SYNDICATS 21<br />
Le cas argentin est le plus exemplaire. Au lendemain de la<br />
Première Guerre mondiale, l'Argentine avait l'un des niveaux de vie<br />
<strong>les</strong> plus élevés du monde. En cinquante ans, le pays a régressé au<br />
niveau des pays sous-développés. La raison: le Péronisme, c'est-àdire<br />
le pouvoir aux <strong>syndicats</strong>.<br />
L'ARGUMENT DU PROGRÈS SOCIAL<br />
Troisième alibi syndical classique: <strong>les</strong> conditions de travail.<br />
Même s'ils reconnaissent que le progrès économique est le fruit<br />
des mécanismes « capitalistes », <strong>les</strong> partisans des <strong>syndicats</strong> insistent<br />
<strong>sur</strong> le fait que, laissé à lui-même, le capitalisme négligerait <strong>les</strong> facteurs<br />
sociaux, notamment tout ce qui concerne <strong>les</strong> conditions de travail.<br />
Pour eux, la longue liste des législations socia<strong>les</strong> introduites depuis la<br />
fin du XI:xe siècle est la preuve de ce que, si <strong>les</strong> conditions de travail<br />
n'ont plus rien à voir avec cel<strong>les</strong> du siècle dernier, on le doit à<br />
l'intervention publique, ainsi qu'à la pression des <strong>syndicats</strong>.<br />
Là encore, il ne s'agit que d'un mythe. Même si, au niveau<br />
microéconomique de l'entreprise «en particulier », le syndicat joue<br />
souvent un rôle important dans la prise de conscience des problèmes<br />
qui se posent à la communauté de travail, et dans leur solution, on ne<br />
peut pas en déduire que cela est également vrai au plan macroéconomique.<br />
De nouvel<strong>les</strong> aspirations se développent. De plus en plus nombreux<br />
sont ceux qui ressentent négativement que l'entreprise ne traite<br />
pas ses salariés avec le même soin dont elle fait preuve pour choyer sa<br />
clientèle de consommateurs. A côté des traditionnel<strong>les</strong> revendications<br />
salaria<strong>les</strong> apparaissent de nouvel<strong>les</strong> exigences. L'accent est mis<br />
<strong>sur</strong> <strong>les</strong> aspects « qualitatifs» de l'environnement physique au travail,<br />
<strong>sur</strong> la mise en place de nouvel<strong>les</strong> formes de rapports de pouvoir et<br />
d'organisation plus humaines, plus décentralisées et plus individualisées.
22 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
L'essor du marketing social<br />
L'attitude des gens est généralement de considérer qu'il existe, de<br />
par la nature même de notre système de propriété, une liaison univoque<br />
entre l'économie de marché de type capitaliste et le développement<br />
d'une organisation du travail de type taylorienne, toujours<br />
plus parcellaire, toujours plus aliénante pour le travailleur. Ce qui<br />
conduit à conclure que la satisfaction de ces nouvel<strong>les</strong> aspirations est<br />
impossible tant que l'on reste en régime capitaliste - ou tout au<br />
moins tant qu'on ne donne pas aux organisations «représentatives»<br />
de la classe ouvrière la possibilité d'en amender le fonctionnement.<br />
Cette proposition n'est rien moins que fausse. Pour la simple raison<br />
que dans une économie de marché où la <strong>sur</strong>vie de l'entreprise<br />
passe par le profit, la concurrence est là encore, comme pour <strong>les</strong><br />
biens marchands traditionnels, une contrainte dynamique qui<br />
impose à l'entrepreneur d'affecter une part croissante de ses ressources<br />
à la prise en compte de ces nouvel<strong>les</strong> demandes.<br />
Que se passe-t-il en effet lorsque le personnel d'une entreprise est<br />
de plus en plus mal dans sa peau, qu'il est de plus en plus insatisfait de<br />
ses conditions de travail, ou de son insertion personnelle dans <strong>les</strong><br />
processus de décision Des choses que tous <strong>les</strong> chefs d'entreprise<br />
connaissent bien: la main-d'œuvre est de plus en plus instable, elle<br />
manifeste une tendance à l'absentéisme plus marquée, cependant<br />
que la qualité du travail se dégrade.<br />
Ces phénomènes se répercutent <strong>sur</strong> le compte d'exploitation. Qui<br />
dit absentéisme, ou rotation anormale de la main-d'œuvre, dit aussi<br />
coûts de production plus élevés. Or, dans un univers concurrentiel,<br />
l'entreprise ne peut <strong>sur</strong>vivre que pour autant qu'elle cherche à obtenir<br />
<strong>les</strong> coûts <strong>les</strong> plus bas possible, en faisant la chasse aux économies.<br />
Parmi <strong>les</strong> économies possib<strong>les</strong>, il y a tout ce qui concerne<br />
l'innovation technique ou commerciale. Mais il y a aussi tout ce que<br />
pourrait produire une politique sociale destinée à éliminer - ou tout<br />
au moins à réduire -<strong>les</strong> <strong>sur</strong>coûts associés à l'absentéisme et aux phénomènes<br />
de même nature.<br />
En donnant à leurs salariés des conditions de travail mieux adaptées<br />
à leurs aspirations, en faisant ce que Octave Gélinier appelle du
POURQUOI LES SYNDICATS 23<br />
«marketing sodal », <strong>les</strong> entreprises peuvent agir <strong>sur</strong> cette source de<br />
coûts indus. Si son personnel est effectivement de plus en plus sensible<br />
à l'aspect qualitatif du travail et à son contenu, l'entreprise a de<br />
plus en plus intérêt à investir dans le marketing sodaI.<br />
Ne pas prêter aux syndtcats ce qut revtent au capttaltsme<br />
Tout ce qui précède relève d'un mécanisme de marché tout à fait<br />
classique. Dans ce domaine, comme dans le domaine mieux exploré<br />
des biens marchands, la concurrence est la meilleure garantie de<br />
satisfaction du consommateur, même s'il s'agit de ce consommateur<br />
particulier qu'est le travailleur.<br />
Plus nous vivons dans un milieu concurrentiel, plus <strong>les</strong><br />
travailleurs ont de chances de trouver dans l'entreprise ce qu'ils<br />
attendent.<br />
On rejoint, actualisée aux problèmes de la société contemporaine,<br />
la conclusion que le professeur Ludwig von Mises formulait<br />
avec force dans Human Action, au sujet des grandes « conquêtes<br />
soda <strong>les</strong> » de la fm du xnce siècle :<br />
Ce ne sont pas la législation du travail ni la pression des <strong>syndicats</strong> qui ont<br />
raccourci le temps de travail et retiré des ateliers <strong>les</strong> femmes mariées et <strong>les</strong><br />
enfants. C'est le capitalisme, car il a rendu le salarié si prospère qu'il est<br />
en me<strong>sur</strong>e de s'offrir davantage de loisir, pour lui-même et pour <strong>les</strong> siens.<br />
La législation du travail au XIx«' siècle n'a guère fait davantage que<br />
d'apporter la ratification de la loi :l. des changements que l'interaction des<br />
facteurs du marché avait préalablement introduits.<br />
Les économistes, conclut ensuite Mises, nient catégoriquement que <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong> et la législation ouvriériste des gouvernements aient été susceptib<strong>les</strong><br />
et capab<strong>les</strong> d'avantager durablement la classe entière des salariés<br />
et d'élever leur niveau de vie. Ce sont <strong>les</strong> succès et <strong>les</strong> mécanismes du<br />
capitalisme, et pas autre chose, qui ont non seulement rendu possible,<br />
mais aussi motivé l'introduction de bien de ces initiatives socia<strong>les</strong> que<br />
nous portons aujourd'hui au seul crédit de l'intervention du législateur<br />
ou des <strong>syndicats</strong>.
24 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
L'ARGUMENT DU POUVOIR D'ACHAT<br />
Ultime argument: <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ont au moins un avantage ; en<br />
contraignant <strong>les</strong> entreprises à payer des salaires plus élevés, même si<br />
ces salaires ne sont pas financés par un <strong>sur</strong>croît de productivité, mais<br />
par des avances monétaires, ils créent un pouvoir d'achat supplémentaire<br />
qui soutient l'emploi et la croissance.<br />
Plus précisément, cet argument revient à affirmer qu'une hausse<br />
des taux de salaire est une condition préalable de l'expansion de la<br />
production. Si <strong>les</strong> taux de salaire ne montent pas, suppose-t-il, il ne<br />
sert de rien pour <strong>les</strong> affaires d'accroître la quantité ou d'améliorer la<br />
qualité des biens produits, car le <strong>sur</strong>croît de produits ne trouverait pas<br />
d'acheteurs, ou ceux qu'il trouverait devraient réduire leurs achats<br />
d'autres biens.<br />
Conclusion: la première chose nécessaire pour as<strong>sur</strong>er le progrès<br />
économique est de faire monter continuellement le taux des salaires.<br />
Le gouvernement et la pression des <strong>syndicats</strong> pour obtenir des<br />
hausses de salaires sont donc le principal instrument du progrès<br />
économique.<br />
La chaîne causale est invers~e<br />
R~ponse: cette argumentation de nature keynésienne résulte<br />
d'une interprétation erronée des relations causa<strong>les</strong>; il y a inversion<br />
des facteurs.<br />
La dynamique de la concurrence est de contraindre <strong>les</strong> entrepreneurs<br />
à rechercher en permanence de nouvel<strong>les</strong> techniques pour<br />
produire mieux et moins cher. C'est leur seul moyen de <strong>sur</strong>vie. Ils ne<br />
peuvent rester <strong>sur</strong> le marché qu'en réinvestissant leurs bénéfices dans<br />
le développement ou le renouvellement de leurs capacités de<br />
production.<br />
Mais ce serait une erreur de raisonner comme si l'entrepreneur<br />
pouvait se réserver pour lui seul l'intégralité des progrès qu'il réalise.<br />
Dans une économie de libre concurrence, une partie de ces bénéfices<br />
supplémentaires sera nécessairement distribuée aux autres facteurs de<br />
production, notamment aux salariés, sous forme d'augmentations<br />
salaria<strong>les</strong>.
POURQUOI LES SYNDICATS 25<br />
Pourquoi Tout simplement parce que l'investissement rend le<br />
travail plus productif. La productivité marginale des salariés est relevée<br />
d'autant. Le même apport de travail conduit à une plus grande<br />
quantité ou qualité de produits. Comme l'entrepreneur n'est pas seul<br />
à faire de tels investissements, s'il n'aligne pas <strong>les</strong> salaires de son personnel<br />
<strong>sur</strong> leur nouvelle productivité plus élevée, il verra peu à peu ses<br />
ouvriers le quitter, en commençant par <strong>les</strong> meilleurs. C'est ainsi<br />
qu'un investissement qui, au départ, est conçu pour accroître ou<br />
simplement restaurer la marge de profit de l'entrepreneur, entraîne<br />
dans son sillage une augmentation des salaires.<br />
La hausse des prix des facteurs complémentaires de production,<br />
et parmi eux en premier lieu des taux de salaires, n'est pas une<br />
concession que <strong>les</strong> entrepreneurs doivent faire de bon ou mauvais gré<br />
à leurs employés j mais un phénomène inévitable et nécessaire, dans<br />
la chaîne des événements successifs que doivent forcément entraîner<br />
<strong>les</strong> efforts des entrepreneurs en vue de faire des profits en ajustant<br />
l'offre de biens de consommation à la situation nouvelle.<br />
Le même processus qui débouche <strong>sur</strong> un excédent des profits de<br />
l'entrepreneur <strong>sur</strong> <strong>les</strong> pertes, suscite d'abord - c'est-à-dire avant<br />
l'apparition de cet excédent - une tendance à la hausse des taux de<br />
salaires et des prix des principaux matériaux de construction.<br />
C'est encore le même phénomène qui, dans la suite des événements,<br />
ferait disparaître cet excédent des profits <strong>sur</strong> <strong>les</strong> pertes si ne<br />
<strong>sur</strong>venaient pas de nouvel<strong>les</strong> modifications accroissant la masse des<br />
capitaux investis.<br />
Les deux phénomènes - hausse des prix des facteurs de production<br />
et excédent des profits <strong>sur</strong> <strong>les</strong> pertes - sont l'un et l'autre des<br />
phases du processus d'ajustement de la production à l'accroissement<br />
de la quantité de capitaux investis et aux modifications technologiques<br />
que <strong>les</strong> entrepreneurs mettent en œuvre.<br />
L'erreur de base de l'argument du pouvoir d'achat consiste en une<br />
fausse interprétation de la relation causale. Il tourne <strong>les</strong> choses sens<br />
dessus dessous en considérant la hausse des salaires comme la force<br />
motrice de l'amélioration économique.
26 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Le faux effet Ricardo<br />
Une version modifiée du même argument, bien qu'historiquement<br />
antérieure, apparaît dans la thèse de 1'« effet Ricardo».<br />
Ricardo fut l'auteur d'une thèse selon laquelle une hausse des<br />
salaires incite <strong>les</strong> capitalistes ~ substituer des machines ~ la maind'œuvre<br />
j d'où il résulterait, selon <strong>les</strong> apologistes du syndicalisme,<br />
qu'une politique de hausse des salaires, indépendamment de ce qu'ils<br />
auraient été <strong>sur</strong> un marché non entravé, serait toujours économiquement<br />
bénéfique. En forçant <strong>les</strong> employeurs récalcitrant ~ hausser <strong>les</strong><br />
taux de salaires, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> seraient ainsi <strong>les</strong> véritab<strong>les</strong> fourriers du<br />
progrès et de la prospérité.<br />
Ce théorème, comme ce qui précède, est le produit d'une<br />
énorme erreur de raisonnement économique.<br />
On y raisonne en effet comme si la collectivité disposait d'une<br />
masse de capitaux disponib<strong>les</strong> dans laquelle <strong>les</strong> entreprises pourraient<br />
librement puiser sans rien changer de ce qui est. Ce qui, en<br />
temps normaux, est une hypothèse ab<strong>sur</strong>de. L'existence de tel<strong>les</strong><br />
réserves de biens capitaux non employés représenterait un<br />
fantastique gaspillage.<br />
Si la contrainte d'avoir ~ offrir des salaires plus élevés incite effectivement<br />
certains entrepreneurs ~ améliorer leurs techniques de production<br />
de manière ~ relever leur productivité au niveau des nouvel<strong>les</strong><br />
rémunérations versées, il faut se préoccuper de savoir d'où viendront<br />
<strong>les</strong> ressources utilisées ~ cet effet. L'augmentation des salaires<br />
n'entraîne pas nécessairement un accroissement de l'offre de capitaux.<br />
Les moyens nécessaires pour faire évoluer la technologie<br />
devront donc être pris ~ d'autres secteurs où leur disparition aura<br />
pour conséquence de réduire <strong>les</strong> progrès de la productivité et donc de<br />
freiner la capacité des employeurs ~ mieux satisfaire <strong>les</strong> exigences de<br />
leurs employés.<br />
R~sultat: ce que l'on obtient n'est pas une progression générale<br />
plus rapide de la productivité, et donc des salaires, mais un déplacement<br />
des ressources productives des secteurs où la pression syndicale<br />
est la plus faible, vers <strong>les</strong> industries où l'agressivité syndicale est la<br />
plus forte.
POURQUOI LES SYNDICATS 27<br />
Un tel transfert n'apporte rien <strong>sur</strong> le plan du progrès<br />
économique. Au contraire, il implique que la collectivité fera<br />
dorénavant un usage moins efficace de ses ressources que ce n'était le<br />
cas avant.<br />
Le nœud de l'affaire est que la hausse des salaires n'est pas la<br />
cause, mais l'effet des améliorations technologiques. Les taux de<br />
salaires réels ne peuvent s'élever que dans la me<strong>sur</strong>e où, toutes choses<br />
éga<strong>les</strong> d'ailleurs, on a une épargne et un capital plus abondant. Il n'y<br />
a pas de détours.<br />
lA VRAIE FONCTION DES SYNDICATS :<br />
DES GROUPES DE PRESSION À VOCATION REDISTRIBUTIVE<br />
Si tous <strong>les</strong> arguments macroéconomique et « macrosociaux » dont<br />
<strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> se selVent pour justifier leur existence ne tiennent pas la<br />
route, quelle est donc leur véritable raison d'être<br />
La seule réponse est celle du cartel: le syndicat est un groupe de<br />
pression organisé ayant pour objet l'augmentation des rémunérations<br />
monétaires et non monétaires (conditions et rythmes de travail,<br />
congés, avantages sociaux ...) versés ~ ses membres; et cela par<br />
l'obtention d'un monopole de contrôle <strong>sur</strong> l'offre de travail.<br />
Le syndicat est un «groupe de pression ~ vocation redistributive<br />
» dont la préoccupation, ainsi que le souligne Hubert Landier:<br />
... est moins d'accroître l'efficacité de l'entreprise ou de la profession où<br />
se situe son action (afin d'accroître la taille du gâteau) que de modifier la<br />
répartition des revenus en faveur des salariés entrant dans son champ de<br />
recrutement (autrement dit, d'en obtenir la plus grosse part, fût-ce au<br />
détriment du gâteau) 11031.<br />
Le syndicat est une institution de nature et de vocation essentiellement<br />
microéconomiques.<br />
Il n'est pas facile de tester une telle hypothèse.<br />
La technique classique des économistes consiste ~ utiliser <strong>les</strong><br />
méthodes quantitatives et comparatives. On prend deux échantillons
28 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
d'entreprises, l'un où l'influen"ce syndicale est forte, l'autre où elle est<br />
négligeable, voire inexistante. A partir de la théorie des cartels et des<br />
monopo<strong>les</strong>, on fabrique un modèle pour étudier comment, théoriquement,<br />
la présence d'un syndicalisme fort est susceptible d'affecter<br />
le comportement de l'entreprise et de modifier <strong>les</strong> différents paramètres:<br />
niveau des salaires, leur progression, la productivité, <strong>les</strong><br />
indicateurs sociaux, la mobilité de la main-d'œuvre, sa structure, etc.<br />
On essaie ensuite d'étudier dans quelle me<strong>sur</strong>e la comparaison des<br />
données quantitatives des deux échantillons valide <strong>les</strong> corrélations de<br />
la théorie.<br />
Mais <strong>les</strong> difficultés méthodologiques sont tel<strong>les</strong> que <strong>les</strong> résultats<br />
obtenus ne sont guère probants, et qu'il y a peu d'espoir qu'ils le<br />
deviennent jamais.<br />
Une autre méthode consiste alors à démontrer la validité du<br />
concept en faisant la preuve de sa fécondité. C'est-à-dire, en l'occurrence,<br />
en montrant comment le paradigme économique du<br />
«syndicat cartel» permet de mieux comprendre l'origine d'un très<br />
grand nombre de traits et d'évolutions caractéristiques de notre environnement<br />
historique, institutionnel, économique et social contemporain.<br />
Les nouveUes données tnstttut10nnel<strong>les</strong><br />
Dans son manuel d'économie politique, Raymond Barre passe<br />
en revue <strong>les</strong> modifications de structures qui, depuis le début du siècle,<br />
affectent le fonctionnement du marché du travail [131 :<br />
-le développement des <strong>syndicats</strong> ouvriers, mais aussi le syndicalisme<br />
patronal;<br />
- la modification des relations juridiques entre patrons et<br />
ouvriers: alors qu'el<strong>les</strong> résultaient naguère d'un contrat individuel<br />
(contrat de louage de services auquel le Code civil de 1804 ne<br />
consacre que deux artic<strong>les</strong>), el<strong>les</strong> se définissent aujourd'hui dans une<br />
nigoctatlon coUect1ve qui se matérialise par la signature de conventions<br />
collectives;<br />
- l'extension de la réglementation du travail et de la législation<br />
sociale, avec deux grands axes: 1) l'État intervient pour déterminer<br />
<strong>les</strong> conditions d'exercice du travail (règ<strong>les</strong> restrictives concernant
POURQUOI LES SYNDICATS 29<br />
l'utilisation de la main-d'œuvre féminine ou enfantine, règ<strong>les</strong> fixant<br />
la durée hebdomadaire du travail, la durée des congés, le repos<br />
hebdomadaire ... , règ<strong>les</strong> définissant <strong>les</strong> conditions d'hygiène, de<br />
sécurité et de moralité nécessaires à l'accomplissement du travail;<br />
enfin, une série de règ<strong>les</strong> précisant <strong>les</strong> conditions d'exécution du<br />
contrat de travail, comme la protection du travailleur contre la rupture<br />
abusive du contrat, le contrôle administratif des licenciements,<br />
etc.); 2) l'État intervient <strong>sur</strong> <strong>les</strong> conditions de rémunération du travailleur:<br />
respect d'un salaire minimal légal, instauration de procédures<br />
spécifiques de fixation des salaires dans certains secteurs de<br />
l'économie, fixation des divers éléments du « salaire social»<br />
(cotisations socia<strong>les</strong> obligatoires) ainsi que de certains éléments<br />
complémentaires obligatoires du salaire, comme <strong>les</strong> indemnités de<br />
transport, certaines primes hiérarchiques; détermination, enfin, des<br />
indemnités représentatives du travail (indemnités et rentes<br />
d'accident du travail);<br />
- l'intervention directe des pouvoirs politiques dans <strong>les</strong> relations<br />
socia<strong>les</strong> sous la forme de politiques nationa<strong>les</strong> des salaires plus ou<br />
moins autoritaires, avec des visées plus ou moins nettement redistributives,<br />
et dont l'efficacité est as<strong>sur</strong>ée par le développement de la<br />
puissance de l'État-patron;<br />
- enfin, produit de tout ce qui précède, l'émergence de structures<br />
de salaires ou d'ensemb<strong>les</strong> de salaires liés qui font que <strong>les</strong> rémunérations<br />
servies dans de nombreux secteurs (notamment <strong>les</strong> grandes<br />
entreprises) répondent moins aux fluctuations directes des<br />
conditions du marché qu'aux impulsions qui parviennent d'entreprises<br />
ou de secteurs pilotes. On assiste à la généralisation de<br />
barêmes reliant <strong>les</strong> taux de salaires pratiqués dans <strong>les</strong> firmes à des<br />
normes sectoriel<strong>les</strong>, régiona<strong>les</strong> ou nationa<strong>les</strong>, plus ou moins<br />
déterminées administrativement à la suite de consultations entre <strong>les</strong><br />
groupes patronaux, <strong>les</strong> groupes syndicaux et <strong>les</strong> pouvoirs publics.<br />
En conséquence, nous dit-on, nous vivons dans un univers où la<br />
fixation des rémunérations offertes résulte de procédures où, à côté<br />
de facteurs économiques, interviennent de plus en plus d'éléments de<br />
nature politique et sociologique - comme par exemple l'idée que<br />
l'on se fait de la place de chaque grand groupe d'activité ou de chaque<br />
catégorie socioprofessionnelle dans l'organisation et la hiérarchie
30 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
socia<strong>les</strong>; ou encore le souci des grandes catégories socioprofessionnel<strong>les</strong><br />
et des sous-groupes qui <strong>les</strong> composent, de défendre la relation<br />
qu'ils estiment «équitable» entre leur revenu et celui des catégories<br />
voisines (ou, à l'inverse, l'effort des autres pour atteindre la<br />
« parité»).<br />
Ainsi que le résume de manière représentative le professeur<br />
Lecaillon:<br />
... à l'exception de certains marchés agrico<strong>les</strong> (fruits et légumes notamment),<br />
de la Bourse et du marché des changes flottants qui sont restés<br />
conformes au modèle de l'économie concurrentielle, la vieille loi de<br />
l'offre et de la demande n'a plus que des applications limitées ... Dans<br />
l'économie moderne, <strong>les</strong> prix comme <strong>les</strong> salaires ne sont pas des prix<br />
d'équilibre dont <strong>les</strong> ajustements permettraient d'égaliser en permanence<br />
une offre et une demande <strong>sur</strong> un marché; ce sont des prix «sociaux,. ou<br />
« administrés,. qui expriment des coutumes ou des valeurs socia<strong>les</strong> [110].<br />
Les vieil<strong>les</strong> lots économiques ne jouent plus<br />
Dans un tel contexte, le mouvement des salaires et des revenus<br />
s'imposerait de plus en plus comme une donnée indépendante de la<br />
situation spécifique de la branche ou de l'entreprise en question, ou<br />
encore du métier considéré. De même, l'emploi n'obéirait plus aux<br />
règ<strong>les</strong> classiques du marché du travail.<br />
Lorsque la sphère non contrainte de la liberté des contrats se<br />
réduit comme peau de chagrin, et que l'essentiel des rémunérations<br />
se trouve fixé par <strong>les</strong> délibérations centralisées d'un petit nombre<br />
d'acteurs, il est inévitable que <strong>les</strong> facteurs sociologiques et politiques<br />
prennent le pas <strong>sur</strong> <strong>les</strong> données économiques. Plus le nombre de<br />
ceux qui interviennent dans la discussion des barêmes est grand, plus<br />
le degré d'indétermination augmente, jusqu'à devenir infini lorsqu'il<br />
n'y a plus que deux interlocuteurs en présence. Dans ce cas, c'est évidemment<br />
le rapport de force pur qui fait la loi.<br />
Par ailleurs, lorsqu'on se retrouve dans une telle situation, il est<br />
vrai que <strong>les</strong> mouvements de prix ne remplissent plus <strong>les</strong> mêmes fonctions<br />
que dans une économie « libre ». Il ne faut plus s'attendre à ce<br />
que le jeu spontané des prix ramène l'équilibre. L'emploi et le revenu
POURQUOI LES SYNDICATS 31<br />
de chacun, sa place dans la hiérarchie sodale, dépendent plus que<br />
jamais de l'efficacité des groupes de pression et des <strong>syndicats</strong> qui<br />
prennent en main notre défense contre <strong>les</strong> autres.<br />
Nul ne peut nier ces faits. Faut-il cependant en déduire qu'ils<br />
invalident définitivement tous <strong>les</strong> messages de la théorie économique<br />
De ce que la théorie aborde <strong>les</strong> problèmes d'emploi, de<br />
salaires et de travail en se référant à un environnement institutionnel<br />
différent de celui qui caractérise le fonctionnement actuel de nos<br />
économies mixtes, faut-il en déduire qu'elle n'a plus rien de pertinent<br />
à nous enseigner <strong>sur</strong> ces sujets Notre avis est que ceux qui dénoncent<br />
le caractère «utopique» des fondements de la théorie économique<br />
feraient mieux de commencer par se poser une question: comment<br />
en est-on arrivé là Par quels mécanismes est-on passé à la sodé té<br />
mixte « étato-corporatiste » d'aujourd'hui Quel<strong>les</strong> en sont <strong>les</strong> conséquences<br />
Ils découvriraient· alors que la théorie économique a<br />
encore bien des vérités à nous révéler.<br />
La théorie du syndicat-cartel<br />
Le syndicat, avons-nous dit, est un groupe de pression qui agit<br />
comme un cartel. Étudions plus avant <strong>les</strong> implications logiques de<br />
cette hypothèse.<br />
Le syndicat est une assodation qui se donne pour fin de maximiser<br />
le flux des revenus que <strong>les</strong> membres d'un groupe économique,<br />
sodal ou professionnel tirent de leur activité.<br />
Cette définition élargit et restreint à la fois le concept traditionnel<br />
de syndicat.<br />
Elle l'élargit en ce qu'elle inclut non seulement <strong>les</strong> groupes de<br />
pression des salariés, mais aussi ceux du monde patronaL Entrent<br />
dans le champ de la définition tous <strong>les</strong> types possib<strong>les</strong> de <strong>syndicats</strong> :<br />
<strong>syndicats</strong> de métier, <strong>syndicats</strong> professionnels, <strong>syndicats</strong><br />
d'entreprise, fédérations loca<strong>les</strong>, régiona<strong>les</strong>, nationa<strong>les</strong> (voire<br />
internationa<strong>les</strong> .. .). Du côté patronal: <strong>syndicats</strong> patronaux,<br />
fédérations professionnel<strong>les</strong>, unions patrona<strong>les</strong>, chambres de<br />
commerce, chambres de métiers, etc.<br />
Elle le restreint puisqu'elle résume toute l'activité du syndicat au<br />
seul objectif de « maximiser le flux des revenus» de ses membres.
32 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Il est incontestable que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> peuvent également se donner<br />
d'autres objectifs. Par exemple:<br />
... obtenir des adhésions plus nombreuses; <strong>sur</strong>veiller la répartition du<br />
travail disponible en luttant contre <strong>les</strong> heures supplémentaires, ou en<br />
écartant le recours à des travailleurs étrangers; contrôler l'introduction<br />
des inventions techniques; transformer <strong>les</strong> relations entre le capital et le<br />
travail au sein de l'entreprise capitaliste.<br />
L'action syndicale peut prendre des formes qui traduisent une<br />
volonté de défense de l'entreprise plus qu'un souci de revendication systématique:<br />
aider à développer la demande du produit en faisant sa<br />
publicité; agir <strong>sur</strong> <strong>les</strong> conditions de l'offre; intervenir <strong>sur</strong> <strong>les</strong> conditions<br />
de la concurrence (création d'une étiquette syndicale, d'un label);<br />
demande de droits de douane protecteurs en faveur de certains<br />
employeurs ... [13].<br />
Il n'est pas question de nier que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ont d'autres préoccupations,<br />
ni qu'ils apportent d'autre services. Les organisations<br />
syndica<strong>les</strong> ont souvent joué un rôle essentiel d'information <strong>sur</strong><br />
l'emploi et le marché du travail Oes anciennes «bourses du travail»).<br />
Dans l'entreprise el<strong>les</strong> remplissent une responsabilité majeure<br />
d'intermédiation et de porte-parole des préoccupations et difficultés<br />
individuel<strong>les</strong> ou collectives du personnel. El<strong>les</strong> aident à résoudre des<br />
problèmes et conflits internes que la hiérarchie a parfois du mal à<br />
prendre en compte (sans compter <strong>les</strong> conflits avec la hiérarchie).<br />
Enfin, <strong>les</strong> grandes organisations contrôlent de vastes réseaux de coopératives,<br />
d'as<strong>sur</strong>ances, de mutuel<strong>les</strong>, d'agences de vacances et de<br />
voyages dont el<strong>les</strong> font profiter leurs membres (à des prix défiant<br />
toute concurrence).<br />
Ce que nous disons est simplement que ce ne sont pas ces fonctions<br />
commercia<strong>les</strong> ou ces fonctions d'ordre interne qui ont le plus<br />
grand pouvoir d'explication pour rendre compte du comportement<br />
économique et politique des <strong>syndicats</strong>, ainsi que de leurs structures,<br />
leur évolution, leurs stratégies, etc.<br />
La plupart de ces activités peuvent être interprétées comme des<br />
activités d'ordre « subsidiaire» dans <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ne<br />
s'aventurent qu'en raison du caractère collectif de leur vocation<br />
première. Leur rôle est d'attirer et de fidéliser la clientèle du syndicat<br />
en lui offrant des services « privatisab<strong>les</strong>» qui as<strong>sur</strong>ent le volume de
POURQUOI LES SYNDICATS 33<br />
moyens nécessaires pour continuer leur activité plus générale<br />
(paiement des permanents, investissements fixes, propagande, formation<br />
des cadres syndicaux, financement du fond de soutien aux<br />
grévistes, etc.).<br />
Priorité au court terme<br />
Admettons que l'objectif du syndicat se réduise d'abord et avant<br />
tout à maximiser le flux de revenus de ses membres.<br />
Une première remarque s'impose. A quelle échéance Quel est<br />
l'horizon de temps<br />
Une entreprise qui serait gérée par son personnel aurait tendance<br />
à avantager le court terme. Il en va de même avec la « firme<br />
syndicale ».<br />
Personne ne peut s'approprier <strong>les</strong> résultats de l'action du syndicat,<br />
ni <strong>les</strong> négocier <strong>sur</strong> un marché où s'échangeraient des parts de<br />
propriété représentatives de flux de revenus ou de flux d'avantages<br />
futurs. Il n'existe aucun marché qui donne aux responsab<strong>les</strong> la possibilité<br />
de capitaliser aujourd'hui la « valeur anticipée» des produits<br />
de leurs actions. Résultat: <strong>les</strong> dirigeants des <strong>syndicats</strong> ont par défmition<br />
une forte préférence pour le temps.<br />
C'est le salaire d'aujourd'hui et des mois qui viennent qui compte<br />
avant tout. Les conséquences à long terme - en admettant qu'ils<br />
acceptent d'en prendre connaissance : chômage accru, faible croissance,<br />
société « duale» - pèsent peu.<br />
Ils ne peuvent jouir des aménités personnel<strong>les</strong> liées à l'exercice de<br />
leurs fonctions Oeurs émoluments, mais <strong>sur</strong>tout <strong>les</strong> avantages en<br />
nature: l'exercice d'un certain pouvoir, la notoriété, l'accès aisé aux<br />
médias, le plaisir d'être un homme public, <strong>les</strong> perspectives de carrière<br />
politique qui s'ouvrent ensuite, <strong>les</strong> postes de president, de viceprésident,<br />
d'administrateur dans une quirielle de mutuel<strong>les</strong> ou<br />
d'organismes sociaux ...) que pour autant que leurs membres continuent<br />
de leur faire confiance. Mais ces membres, <strong>sur</strong>tout dans un<br />
pays comme la France où n'existe pas l'équivalent des techniques<br />
américaines de l'union shop et de la closed shop, ne sont guère<br />
fidè<strong>les</strong>; ce que confirment <strong>les</strong> fortes variations d'effectifs. Le turn<br />
over est élevé. D'où l'inévitable préférence pour le court terme, et
34 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
même souvent le très court terme. Plus <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> sont faib<strong>les</strong> (en<br />
effectifs et en recettes), plus ils joueront la démagogie du court terme.<br />
Maintenant, si tel est leur problème, comment <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> peuvent-ils<br />
obtenir des taux de salaires plus élevés pour leurs membres<br />
Il y a trois méthodes possib<strong>les</strong>.<br />
La premtère consiste à agir <strong>sur</strong> la demande qui s'adresse à<br />
l'entreprise. Le déplacement de la courbe de demande a pour effet<br />
qu'un plus grand nombre de travailleurs sera embauché à des taux de<br />
salaires supérieurs. (Exemple de l'offre d'un « label» syndical ou de<br />
la publicité faite par <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> pour <strong>les</strong> produits des entreprises ou<br />
des secteurs industriels où ils sont implantés: souvenons-nous de<br />
Lip.)<br />
La seconde technique est d'agir <strong>sur</strong> l'offre de travail afin de<br />
réduire <strong>les</strong> entrées <strong>sur</strong> le marché. Le fait qu'il y ait, pour une raison ou<br />
une autre (on verra <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> plus loin), moins de travailleurs disponib<strong>les</strong><br />
pour <strong>les</strong> tâches offertes, conduit alors <strong>les</strong> employeurs à se faire<br />
concurrence en augmentant l'attrait des rémunérations. La réduction<br />
de l'offre fait augmenter le taux de salaire, mais suppose ensuite des<br />
ajustements dans la production des entreprises: pour amortir leurs<br />
frais de main-d'œuvre plus élevés, face à une demande, et donc des<br />
recettes qui sont toujours <strong>les</strong> mêmes par unité vendue, el<strong>les</strong> doivent<br />
réduire leur niveau de production - ce qui réduit ensuite <strong>les</strong> besoins<br />
de main-d'œuvre.<br />
La trotst~me et dernière méthode est tout simplement d'utiliser la<br />
grève, ou la menace de la grève, pour obtenir de l'employeur qu'il<br />
relève ses taux de salaires, sans contrepartie.<br />
Il n'y a cette fois-ci aucun changement de l'offre ni de la<br />
demande. Tout arrêt prolongé de la production impose un coût à<br />
l'employeur. La stratégie consiste à lui imposer la perspective d'un<br />
coût très élevé en cas de refus, pour l'amener à transiger et accepter le<br />
coût moindre que représentera pour lui l'acceptation de ce relèvement<br />
de salaire.<br />
Résultat: la hausse du taux de salaire incite l'entreprise, pour<br />
rétablir ses comptes, à réduire son embauche. Mais elle fait aussi que<br />
<strong>les</strong> emplois offerts par cette industrie deviennent plus attractifs. On a
POURQUOI LES SYNDICATS 35<br />
désormais un nombre plus grand de gens qui seraient prêts à<br />
travailler pour le salaire offert, ou même tout simplement à accepter<br />
un salaire moindre (mais supérieur à l'ancien taux) pour prendre la<br />
place de ceux que la firme emploie actuellement.<br />
Question: comment <strong>les</strong> empêcher de faire ainsi concurrence à<br />
ceux qui, par leur action, par leur grève, ont obtenu un salaire supérieur<br />
Comment éviter que leur concurrence ne fasse pression -<br />
cette fois-ci à la baisse - <strong>sur</strong> <strong>les</strong> salaires qui viennent d'être relevés<br />
Objectif num~ 1 : rationner l'acc~ au métier<br />
Le problème du syndicat est un problème de rationnement.<br />
Il s'agit: - soit de fermer par avance la porte de l'entreprise, du<br />
métier ou de l'activité concernés à un certain nombre de gens qui<br />
normalement trouveraient à s'employer et accepteraient de le faire au<br />
taux du marché j c'est seulement une fois l'entrée fermée à certaines<br />
catégories de travailleurs Oes immigrés, ceux qui n'ont pas de diplômes,<br />
ou ceux qui ne respectent pas certaines règ<strong>les</strong> de certification j<br />
ceux aussi qui n'ont pas la carte du syndicat « obligatoire »...) que<br />
l'effet recherché est atteint j - soit de se protéger des conséquences<br />
qui résultent de la décision de relever <strong>les</strong> salaires sans justification<br />
économique préalable.<br />
Il s'agit dans ce dernier cas, pour le syndicat, d'éviter notamment<br />
que des entreprises ne recrutent ceux qui se trouvent licenciés à la<br />
suite des ajustements de production intervenus dans <strong>les</strong> fumes qui ont<br />
accepté <strong>les</strong> exigences du syndicat, à des salaires inférieurs Oes salaires<br />
anciens par exemple), et ne viennent ainsi faire concurrence à ceux<br />
qui profitent des salaires accordés. Si cela était possible, le nouveau<br />
taux de salaire imposé par le syndicat ne résisterait pas longtemps.<br />
Le problème est également d'élever une digue contre le flot accru<br />
de candidatures à l'emploi qui devrait résulter de la présence de<br />
salaires plus élevés (augmentation de l'offre). Comment éviter aux<br />
entreprises la tentation de puiser dans ce réservoir de main-d'œuvre<br />
disponible, prête à accepter des prix plus bas plutôt que de rester sans<br />
emploi<br />
Dans tous ces cas, la préoccupation est d'empêcher certains travailleurs<br />
de conclure avec <strong>les</strong> entreprises des secteurs concernés par
36 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
l'activité du syndicat, <strong>les</strong> contrats mutuellement avantageux que leur<br />
intérêt réciproque leur commanderait d'accepter.<br />
On retrouve la difficulté classique de tout cartel. Une entente de<br />
producteurs ne peut imposer des prix plus élevés que si elle a, soit le<br />
contrôle total de l'offre du produit, soit le contrôle total de l'offre<br />
d'au moins l'un des facteurs de production.<br />
Comment résoudre cette difficulté il existe de nombreuses<br />
techniques possib<strong>les</strong>. Tout dépend du niveau auquel se situe l'action<br />
du syndicat (ou de la fédération de <strong>syndicats</strong>) : l'entreprise, le groupe<br />
d'entreprises, le secteur d'industrie, le métier, la profession, le marché<br />
régional, le marché national, etc., avec toutes <strong>les</strong> combinaisons<br />
possib<strong>les</strong>. Mais, dès lors qu'un syndicat ou une coalition de <strong>syndicats</strong><br />
entend as<strong>sur</strong>er la permanence des avantages qu'il vient d'acquérir à<br />
un certain coût, il se trouve pris dans une escalade qui le contraint à<br />
passer successivement d'un niveau à l'autre - par exemple de la<br />
simple pression <strong>sur</strong> des entrepreneurs privés (agitation sociale,<br />
grève, boycott) à une action politique pour imposer par la loi<br />
certaines réglementations «restrictives ». C'est l'engrenage de<br />
l'économie enrégimentée.<br />
La logIque corporatIve<br />
De leur point de vue, l'idéal serait que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> soient purement<br />
et simplement maîtres de la gestion de la main-d'œuvre, à la<br />
place de l'entrepreneur.<br />
Citons pour mémoire la cogestion allemande où le directeur du<br />
personnel est désigné parmi des candidats présentés par <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>.<br />
En France, <strong>les</strong> cas <strong>les</strong> plus connus sont ceux du livre et des dockers<br />
où <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ont le monopole de l'embauche pour le compte des<br />
entreprises traitantes, Ce n'est pas un hasard si le livre est l'un des<br />
secteurs où <strong>les</strong> salaires ouvriers sont <strong>les</strong> plus élevés, et l'entrée la plus<br />
difficile (adhésion obligatoire à la CGT). Ce n'est pas non plus un<br />
hasard si <strong>les</strong> ports français supportent mal la concurrence des autres<br />
ports européens.<br />
Le livre et <strong>les</strong> dockers sont des exemp<strong>les</strong> d'abus de pouvoir syndical.<br />
Mais ceux qui s'indignent si aisément oublient souvent de
POURQUOI LES SYNDICATS 37<br />
s'interroger <strong>sur</strong> la signification des systèmes de régulation professionnelle<br />
que l'on trouve dans <strong>les</strong> professions libéra<strong>les</strong> comme <strong>les</strong> médecins,<br />
<strong>les</strong> avocats, le~, experts géomètres, <strong>les</strong> architectes, <strong>les</strong> pharmaciens,<br />
etc.<br />
Dans ces professions, chacun est en principe son propre<br />
employeur. Mais la liberté d'établissement est loin d'y être respectée.<br />
La possibilité d'exercer est généralement soumise à l'autorisation<br />
donnée par un collège de sages appartenant à la profession (<strong>les</strong><br />
« ordres»: ordre des médecins, ordre des pharmaciens, ordre des<br />
architectes, etc.).<br />
C'est la profession - c'est-à-dire ceux qui sont déjà installés -<br />
qui, directement ou indirectement, définit le niveau et la longueur<br />
des études, contrôle <strong>les</strong> examens, impose des périodes de stage plus<br />
ou moins longues (et faiblement rémunérées de manière à réduire le<br />
nombre des vocations), et s'arroge ainsi le pouvoir de restreindre <strong>les</strong><br />
entrées de nouveaux collègues, et de limiter la concurrence dans le<br />
métier.<br />
Ces professions sont par ailleurs soumises à des codes de déontologie<br />
rigoureux. La plupart de leurs clauses visent à empêcher la<br />
concurrence (interdiction de toute publicité par exemple).<br />
Les codes de déontologie et leurs pratiques anticoncurrentiel<strong>les</strong><br />
sont généralement scrupuleusement respectées. Pourquoi Parce que<br />
leur application est contrôlée par l'ordre qui dispose de la sanction<br />
suprême: le retrait de l'autorisation d'exercer.<br />
Le précédent des professions libéra<strong>les</strong><br />
Le système est ainsi parfaitement bouclé. Les professions libéra<strong>les</strong><br />
offrent l'exemple de métiers dont l'accès est entièrement sous le<br />
contrôle de ceux qui exercent. Maîtrisant l'offre, el<strong>les</strong> sont en me<strong>sur</strong>e<br />
de contrôler leurs prix.<br />
Résultat: la position particulièrement favorable des professions<br />
libéra<strong>les</strong> dans la hiérarchie des revenus.<br />
A bien des égards, ce que cherchent à réaliser <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
ouvriers, à l'échelle de leurs métiers ou de leurs industries, n'est pas<br />
différent de ce qu'ont déjà obtenu il y a longtemps <strong>les</strong> professions<br />
libéra<strong>les</strong>.
38 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Certains s'indigneront de voir <strong>les</strong> professions libéra<strong>les</strong> comparées<br />
à des «maffias» syndica<strong>les</strong>. On n'y trouve pas <strong>les</strong> mêmes violences,<br />
ni <strong>les</strong> mêmes abus. On s'y appuie <strong>sur</strong> un argument d'intérêt<br />
public admis par tous: la protection du public Oa protection de la<br />
santé contre <strong>les</strong> charlatans, la protection contre <strong>les</strong> vices de construction,<br />
etc.). Il n'empêche qu'analytiquement parlant il s'agit d'un<br />
calcul identique de contrôle monopolistique du marché du travail.<br />
Si tous <strong>les</strong> métiers de France, si toutes <strong>les</strong> professions étaient<br />
organisées comme le sont <strong>les</strong> médecins, <strong>les</strong> pharmaciens, <strong>les</strong> architectes,<br />
<strong>les</strong> experts-comptab<strong>les</strong>, nous atteindrions l'idéal recherché<br />
par <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>: le contrôle du travail par <strong>les</strong> organisations<br />
« représentatives» des travailleurs. Nous aurions une société parfaitement<br />
« corporatiste », et parfaitement malthusienne.<br />
Tout le monde admet le monopole de l'ordre des médecins.<br />
Deux raisons l'expliquent: 1) l'institution est déjà fort ancienne j 2)<br />
le métier requiert des connaissances spécifiques d'un haut niveau, et<br />
l'enjeu - la santé des patients - est un bien hautement recherché.<br />
Les médecins n'ont aucun mal à faire admettre l'idée qu'une telle<br />
régulation professionnelle est dans l'intérêt des citoyens. Et <strong>les</strong> gens<br />
en sont d'autant plus aisément convaincus que personne ne leur a<br />
jamais expliqué qu'en dehors de l'alternative socialiste Oa nationalisation)<br />
il existe peut-être une autre forme de réponse authentiquement<br />
libérale où le marché susciterait l'apparition de solutions privées<br />
aux problèmes de risque et de garantie que posent de tel<strong>les</strong> professions.<br />
Il est plus difficile pour <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> de salariés de faire appel à de<br />
tels arguments. C'est pour cela qu'on y recourt plus facilement à la<br />
violence, que l'on rend alors légitime en invoquant la lutte des<br />
classes. Mais, <strong>sur</strong> le fond, la nature des problèmes n'est pas différente.<br />
Ne voit-on pas d'ailleurs un nombre croissant de <strong>syndicats</strong> -<br />
le syndicat des contrôleurs aériens par exemple, celui des pilotes de<br />
ligne, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> dans <strong>les</strong> services publics - invoquer eux-aussi la<br />
sécurité des usagers pour des grèves dont le caractère abusif est<br />
patent.
POURQUOI LES SYNDICATS 39<br />
Les mtlle manières de boucler un monopole<br />
Une autre forme de monopole est de réserver l'exercice de certains<br />
emplois à des personnes appartenant à un syndicat donné.<br />
C'était l'exemple souvent cité de la Grande-Bretagne. On ne pouvait<br />
demander à un électricien de faire un travail de plombier, ni à un<br />
plombier de faire un travail d'électricien, même s'ils en avaient <strong>les</strong><br />
capacités. La non-observance des frontières respectives y entraînait<br />
des grèves bouchons qui immobilisaient pour un oui ou pour un non,<br />
des industries entières. C'est <strong>sur</strong> ce genre de pratique que <strong>les</strong> monopo<strong>les</strong><br />
du livre et des dockers s'appuient notamment. C'est aussi le<br />
fondement du pouvoir des <strong>syndicats</strong> dans <strong>les</strong> sociétés de radio et de<br />
télévision.<br />
Les techniques de rationnement de l'offre <strong>les</strong> plus communes passent<br />
par le contrôle de la main-d'œuvre étrangère (obligations<br />
administratives, politique de visas), ou par la réglementation de<br />
l'accès aux métiers et aux professions (exigence d'une période<br />
d'apprentissage, accès aux emplois soumis à des règ<strong>les</strong> de qualification<br />
et de certification).<br />
Mais il y a d'autres formes plus subti<strong>les</strong>. Par exemple <strong>les</strong><br />
politiques de salaire minimal.<br />
Leur but est en théorie d'as<strong>sur</strong>er à toute personne qui travaille,<br />
quel que soit son âge, un minimum vital. Mais cette préoccupation<br />
humanitaire se marie à un autre motif, moins avouable: empêcher<br />
<strong>les</strong> jeunes qui arrivent <strong>sur</strong> le marché du travail d'entraîner, par leur<br />
concurrence, une pression <strong>sur</strong> <strong>les</strong> salaires de leurs aînés.<br />
M~me le salaire minimal<br />
Résultat Le salaire minimal prive des milliers de jeunes sans<br />
formation de leur ticket d'entrée dans la vie professionnelle. Il<br />
condamne ceux qui n'ont pas eu la chance de passer par une filière<br />
d'apprentissage à un processus de marginalisation auquel ils auraient<br />
échappé si on leur permettait de compenser leur handicap de<br />
l'absence d'une formation adéquate par la liberté d'accepter un<br />
salaire temporairement plus bas (le temps d'acquérir des
40 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
compétences qui justifieront, par le simple jeu des pressions du<br />
marché, une revalorisation de leurs gains).<br />
Nombreux sont ceux qui refusent encore d'ouvrir <strong>les</strong> yeux <strong>sur</strong> <strong>les</strong><br />
effets pervers de cette législation. Il s'agit pourtant d'un sujet <strong>sur</strong><br />
lequel, scientifiquement, il n'est plus permis d'avoir le moindre<br />
doute.<br />
Un autre exemple encore plus difficile à détecter est celui des<br />
politiques de lutte contre <strong>les</strong> « discrimi na tions ».<br />
L'apartheid sud-africain est une politique condamnable. On<br />
connaît moins son histoire. La première me<strong>sur</strong>e qui a lancé la politique<br />
d'apartheid en Union sud-africaine date de l'après Première<br />
Guerre mondiale. Elle a été prise par un gouvernement de gauche,<br />
sous la pression de grandes grèves provoquées par <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>.<br />
Il s'agissait d'une loi visant à imposer le principe « à travail égal,<br />
salaire égal ». Apparemment rien de plus démocratique. Mais <strong>les</strong><br />
choses ne sont pas aussi simp<strong>les</strong>. Lorsqu'on a affaire à deux communautés<br />
de niveau culturel très différent, un tel principe se révèle la plus<br />
efficace de toutes <strong>les</strong> barrières racistes. Alors que l'Afrique du Sud<br />
était en plein boom économique, qu'elle attirait la main-d'œuvre des<br />
régions voisines, il s'agissait en réalité de protéger <strong>les</strong> petits Blancs<br />
contre la concurrence naissante d'une nouvelle génération de contremaîtres<br />
Noirs. En leur imposant de réclamer un salaire égal à celui de<br />
leurs collègues blancs, on <strong>les</strong> empêchait de compenser le handicap<br />
que représentait <strong>sur</strong> le marché du travaille fait d'être noir (113).<br />
Quelle que soit notre indignation devant <strong>les</strong> comportements<br />
racistes ou sexistes, on n'empêchera jamais que, dans certains pays,<br />
l'élévation professionnelle de certaines minorités soit considérée<br />
comme une menace au niveau de vie d'autres communautés; une<br />
menace contre laquelle <strong>les</strong> intéressés veulent se protéger, par<br />
exemple en s'entendant pour ne pas embaucher des gens de couleur<br />
là où ils peuvent employer un Blanc, même plus cher. De même,<br />
dans nos pays, on n'empêchera jamais un employeur de penser<br />
qu'une main-d'œuvre féminine «vaut» moins qu'une main-d'œuvre<br />
masculine, en raison de contraintes physiologiques, sociologiques<br />
ou fafiÙlia<strong>les</strong> qui lui sont propres (risques d'absentéisme plus élevés<br />
par exemple).
POURQUOI LES SYNDICATS 41<br />
Comme pour <strong>les</strong> jeunes, la meilleure façon pour ces populations<br />
de <strong>sur</strong>monter leur handicap est d'offrir leur travail moins cher afin,<br />
soit d'acquérir <strong>les</strong> qualifications et <strong>les</strong> compétences qui leur font<br />
défaut, soit de montrer à l'employeur que ses préjugés sont erronés.<br />
C'est le jeu de la libre concurrence entre <strong>les</strong> employeurs qui, peu à<br />
peu, au fur et à me<strong>sur</strong>e que cet apprentissage porte ses fruits, conduit à<br />
l'élimination des différences de rémunération non justifiées par des<br />
variations réel<strong>les</strong> de la productivité.<br />
Mais c'est précisément ce processus qu'entravent de nombreuses<br />
dispositions de notre législation moderne. Comment cela se<br />
peut-il <br />
Fausses Indignations et fausses vertus<br />
Le marché est un puissant mécanisme égalisateur. Mais l'élimination<br />
des comportements discriminatoires ne fait pas que des heureux.<br />
Que ceux qui subissent un handicap physiologique, sociologique<br />
ou économique, essaient d'en compenser <strong>les</strong> barrières par de<br />
moindres exigences est souvent vécu par <strong>les</strong> autres comme un acte de<br />
concurrence « déloyale» Ccf. l'attitude des industriels à l'égard de la<br />
concurrence des nouveaux pays riches d'Asie).<br />
A l'inverse, ceux qui sont ainsi moins payés ressentent ce fait<br />
comme une injustice. Et cela d'autant plus qu'ils sont assaillis par la<br />
propagande des idéologies « égalitaristes» modernes. Celle-ci leur<br />
rend leur condition encore plus insupportable.<br />
Quel est le résultat On casse le mécanisme qui, par le jeu de la<br />
concurrence, tend à réduire <strong>les</strong> écarts salariaux. On érige une<br />
barrière sexiste ou raciste plus élevée que jamais. Pour <strong>les</strong> quelques<br />
Noirs qui seront ainsi embauchés, ou <strong>les</strong> quelques femmes qui<br />
gagneront leur procès, combien d'autres n'auront plus jamais la<br />
chance de forcer <strong>les</strong> barrières du marché de l'emploi! Drôle de<br />
justice!<br />
Les perdants sont ceux qui supportent déjà <strong>les</strong> handicaps <strong>les</strong> plus<br />
lourds, et au nom de qui la législation a été votée. Les gagnants, ceux<br />
qui étaient déjà. du bon côté de la barrière, et se retrouvent ainsi<br />
mieux protégés contre la concurrence « sauvage» des autres.
42 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Le même raisonnement s'applique aux différences économiques<br />
de nature géographique. Éliminer par la contrainte réglementaire <strong>les</strong><br />
différences régiona<strong>les</strong> de salaires est le contraire d'un acte de justice.<br />
Comment une région pauvre, éloignée, sous-développée peut-elle<br />
<strong>sur</strong>monter ces handicaps En jouant du seul avantage comparatif<br />
dont elle dispose: la disponibilité d'une main-d'œuvre désireuse de<br />
s'employer même à des salaires inférieurs. Imposer <strong>les</strong> mêmes taux<br />
de salaires partout empêche <strong>les</strong> régions <strong>les</strong> moins favorisées de<br />
vaincre leur handicap. On protège <strong>les</strong> salariés des zones urbaines<br />
contre la concurrence jugée «déloyale}) que seraient susceptib<strong>les</strong> de<br />
leur faire <strong>les</strong> paysans en <strong>sur</strong>nombre des zones rura<strong>les</strong> <strong>les</strong> plus pauvres,<br />
en attirant <strong>les</strong> usines.<br />
On comprend mieux pourquoi 1'« égalitarisme », sous toutes ses<br />
formes, est politiquement à la mode: parce qu'il profite aux groupes<br />
sociaux <strong>les</strong> mieux organisés. Grâce aux lois égalitaires et au contrôle<br />
du marché du travail qui en résulte, ces groupes se trouvent mieux à<br />
même de défendre et de maintenir <strong>les</strong> avantages dtjJérenttels qu'ils<br />
ont précédemment acquis.<br />
Ce qu'on nous présente comme un progrès social permet en réalité<br />
aux groupes de pression dominants de mieux contrôler <strong>les</strong> entrées<br />
et <strong>les</strong> sorties du marché du travail - dans l'intérêt non pas des jeunes,<br />
des Noirs ou des femmes, mais de ceux qui bénéficient déjà des<br />
salaires <strong>les</strong> plus élevés, des conditions d'emploi <strong>les</strong> plus avantageuses,<br />
et ne voudraient pour rien au monde <strong>les</strong> perdre.<br />
LA FÉCONDITÉ DE L'HYPOTIlÈSE ÉCONOMIQUE<br />
Lorsqu'au terme d'une longue lutte <strong>les</strong> travailleurs d'une entreprise<br />
arrachent une augmentation de salaire, trois cas de figure sont<br />
possib<strong>les</strong>: 1) il s'agit seulement d'un alignement des rémunérations<br />
<strong>sur</strong> <strong>les</strong> nouvel<strong>les</strong> conditions de l'environnement économique du secteur<br />
(offre, demande, technologie ...) j 2) on est dans une entreprise<br />
où la productivité est plus élevée que la moyenne du secteur Oe nouveau<br />
salaire n'est qu'un alignement <strong>sur</strong> cette productivité plus élevée)<br />
j 3) <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> viennent réellement de remporter une
POURQUOI LES SYNDICATS 43<br />
« victoire» qui apporte aux employés des salaires plus élevés que ceux<br />
que justifieraient tant la simple conjoncture de leur industrie que <strong>les</strong><br />
conditions de productivité de leur entreprise.<br />
Dans <strong>les</strong> deux premiers cas, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> jouent un rôle parfaitement<br />
légitime: par leur intervention, ils hâtent le processus<br />
d'alignement des salaires <strong>sur</strong> <strong>les</strong> conditions technologiques <strong>les</strong> plus<br />
efficaces dans leur secteur; ils agissent comme <strong>les</strong> «auxiliaires» des<br />
forces du marché; leur action ne fausse pas l'essentiel: le jeu des prix<br />
relatifs.<br />
Dans le troisième cas, une question: comment entendent-ils<br />
conserver l'avance acquise <strong>sur</strong> <strong>les</strong> salariés des autres entreprises et des<br />
autres secteurs qui, eux, n'ont pas fait grève, et n'ont donc pas eu<br />
d'augmentation de leur salaire<br />
Les « autres », ce sont d'abord <strong>les</strong> autres salariés du même secteur<br />
d'activité. Ceux qui travaillent dans des entreprises concurrentes. Si<br />
l'on est <strong>sur</strong> un marché concurrentiel (produits banalisés, forte élasticité<br />
de la demande au prix), la «victoire» des salariés de<br />
l'entreprise X risque de déboucher <strong>sur</strong> des lendemains amers.<br />
Les salaires plus élevés entraînent des coûts de production unitaires<br />
plus lourds. L'entreprise va perdre des marchés, réduire sa<br />
production, et bientôt licencier. Les autres firmes, au contraire, ont à<br />
faire face à un supplément de demande. El<strong>les</strong> embauchent. Et peutêtre<br />
même, pour attirer <strong>les</strong> spécialistes qui leur font défaut - notamment<br />
<strong>les</strong> spécialistes qui viennent d'être licenciés chez X -, relèventel<strong>les</strong><br />
quelque peu leurs offres de rémunération.<br />
La « victoire» n'est pas celle de ceux qui ont mené le combat,<br />
mais celle de leurs collègues qui n'ont rien fait. Pourquoi lutter<br />
puisque ceux qui gagnent sont ceux qui ne se sont pas battus<br />
Comment mettre fin à une situation aussi ab<strong>sur</strong>de<br />
La vérité <strong>sur</strong> <strong>les</strong> contrats collecttfs<br />
Lorsque la conjoncture se retourne, que <strong>les</strong> commandes s'effondrent,<br />
l'entreprise a le choix entre deux stratégies: garder <strong>les</strong> mêmes<br />
salaires, mais licencier une partie de son personnel; réduire <strong>les</strong><br />
salaires et garder le maximum de gens. Le problème du syndicat est<br />
de l'empêcher de se livrer à une sorte de chantage: ou bien vous
44 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
renégociez un nouveau contrat à un taux de salaire inférieur, ou bien<br />
vous faites partie de la prochaine charrette ...<br />
Comment l'empêcher de jouer <strong>les</strong> salariés <strong>les</strong> uns contre <strong>les</strong><br />
autres, d'utiliser l'incertitude que chacun nourrit <strong>sur</strong> son propre sort<br />
(quel<strong>les</strong> probabilités ai-je de faire partie de ceux qui seront licenciés<br />
), et de ramener ainsi <strong>les</strong> taux de salaires à leurs anciens niveaux<br />
- ou même plus bas<br />
La solution est simple. C'est la technique des contrats collectifs et<br />
de la négociation collective.<br />
En raisonnant ainsi on explique: 1) pourquoi la structure syndicale<br />
de base est rarement le syndicat d'entreprise, mais le syndicat de<br />
métier ou de branche j 2) pourquoi <strong>les</strong> termes des conventions collectives<br />
conclues avec le patronat s'appliquent par définition à tous<br />
<strong>les</strong> salariés, syndiqués ou non j 3) pourquoi, enfin, <strong>les</strong> pouvoirs<br />
publics, par une procédure d'extension, ont le droit d'étendre le<br />
contenu des conventions collectives aux entreprises non signataires<br />
de la même branche.<br />
L'objectif recherché est de priver le salarié de toute liberté de<br />
«choisir» son salaire, et d'en faire la prérogative exclusive du syndicat.<br />
On se retrouve dans une situation où, à quelques accommodements<br />
près, le salaire est imposé unilatéralement tant au salarié qu'à<br />
l'employeur, par une série de gril<strong>les</strong> hiérarchiques et de taux pivots<br />
négociés au niveau de la branche ou de l'industrie par <strong>les</strong> représentants<br />
des organisations patrona<strong>les</strong> et ceux des fédérations syndica<strong>les</strong>.<br />
A la rigueur, on admet que <strong>les</strong> entreprises introduisent une dose de<br />
personnalisation dans <strong>les</strong> augmentations, comme facteur de motivation<br />
personnelle j mais cette possibilité de flexibilité joue exclusivement<br />
à la hausse, et pas à la baisse.<br />
Conséquence: le travailleur licencié n'est pas libre de dire s'il<br />
préfère garder son emploi même en étant moins payé, et le patron<br />
n'est pas libre de lui faire cette proposition pour que ceux qui, eux, ne<br />
sont pas licenciés, gardent leur ancien salaire, même en période de<br />
basse conjoncture.
POURQUOI LES SYNDICATS 45<br />
L'alibi du consensus<br />
Contrôle de l'offre, mais aussi contrôle des prix ... la reconnaissance<br />
du rôle prioritaire des conventions collectives <strong>sur</strong> tous <strong>les</strong><br />
autres contrats permet de boucler le monopole des <strong>syndicats</strong> <strong>sur</strong> le<br />
marché du travail.<br />
Mais <strong>les</strong> «autres», ce sont aussi ceux des autres secteurs d'activité.<br />
Le contrôle du marché ne met pas à l'abri de toute <strong>sur</strong>prise. Même<br />
lorsque, cas extrême, tous <strong>les</strong> membres d'un métier sont obligés de<br />
faire partie du même syndicat, et que <strong>les</strong> entreprises ne peuvent<br />
embaucher que des membres de ce syndicat (par exemple le syndicat<br />
des monteurs de charpentes en bOis), si leurs prix sont trop élevés,<br />
<strong>les</strong> employeurs chercheront des produits de substitution (des<br />
charpentes en plastiques ...).<br />
Dans une société où existent de nombreuses possibilités de substitution,<br />
aucun monopole n'est jamais parfait. Le plus complet des<br />
monopo<strong>les</strong> syndicaux et professionnels n'est jamais à l'abri d'une<br />
érosion progressive de ce qu'il a acquis par l'usage de la force. Tant<br />
qu'on reste en économie capitaliste, il y a toujours un coin par lequel<br />
s'engouffre la concurrence.<br />
Comment faire face Comment limiter la portée de cette concurrence<br />
Comment faire en sorte de sauvegarder ses « privilèges» <br />
Réponse: en agissant comme précédemment; en « internalisant»<br />
cette concurrence au sein du système collectif de négociation<br />
salariale.<br />
L'intérêt des groupes leaders - ceux qui, par leur ancienneté et<br />
leur efficacité dans le combat syndical se sont as<strong>sur</strong>é, dans l'échelle<br />
des rémunérations et des revenus, <strong>les</strong> meilleurs avantages relatifs -<br />
est de bloquer tous <strong>les</strong> secteurs et intérêts plus ou moins concurrents<br />
dans une structure de représentation et de négociation unique où euxmêmes,<br />
en raison de leur plus grande expérience, continueraient,<br />
sans que cela se sache, à jouer le rôle dominant.<br />
D'où une centralisation accrue des mécanismes de la négociation<br />
collective. Les vraies conventions pivots sont cel<strong>les</strong> des fédérations<br />
d'industrie. On arrive au système décrit par le professeur Jacques<br />
Lecaillon où
46 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
la structure générale des revenus au niveau de l'économie nationale peut<br />
s'analyser comme un ensemble articulé de gril<strong>les</strong> particulières définissant<br />
la place de chaque grand groupe d'activités ou de chaque catégorie<br />
socioprofessionnelle dans l'organisation et la hiérarchie sociale [110].<br />
La distribution des revenus, pour reprendre l'expression du professeur<br />
Hayek, cesse d'être le produit d'une «catalaxie» (un ordre<br />
spontané) pour devenir l'expression «d'un tout organisé et hiérarchisé))<br />
(Lecaillon).<br />
Les salaires cessent d'être des prix indiquant aux travailleurs <strong>les</strong><br />
directions dans <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> il est souhaitable d'investir ses efforts, ses<br />
compétences et ses capacités. Ils deviennent, nous dit-on, l'expression<br />
d'un «consensus collectif)) <strong>sur</strong> la façon dont doivent se distribuer<br />
<strong>les</strong> revenus.<br />
La grande stabilité que l'on note depuis trente ans dans la<br />
structure des revenus n'est pas la preuve, comme le croit et l'écrit le<br />
professeur Lecaillon, de ce qu'elle correspondrait à un véritable<br />
consensus national, de ce que notre société à travers ses institutions<br />
de négociation collective mises en place au lendemain de la guerre<br />
aurait atteint un certain «équilibre social )). Elle peut tout aussi bien<br />
être interprétée comme la preuve de l'efficacité des groupes<br />
professionnels dominants à as<strong>sur</strong>er la pérennité de leur position et de<br />
leurs avantages.<br />
Le demter recours: le contribuable<br />
Cependant, dès que l'on reste en économie ouverte, il n'y a<br />
jamais d'impunité définitive. Même le plus parfait des monopo<strong>les</strong><br />
nationaux ne peut indéfiniment maintenir des coûts de production<br />
hors de proportion avec <strong>les</strong> nouvel<strong>les</strong> conditions de la conjoncture<br />
mondiale. C'est la mésaventure qu'ont connue des industries comme<br />
la sidérurgie et <strong>les</strong> chantiers navals.
POURQUOI LES SYNDICATS 47<br />
Alors il existe un remède de dernier recours: l'appel à la poche<br />
du contribuable, soit par la nationalisation, soit par <strong>les</strong> programmes<br />
de «contrats de modernisation» conclus entre le privé et l'État. C'est<br />
le grand air de la «politique industrielle» dont <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> aiment<br />
bien entonner périodiquement <strong>les</strong> grands refrains.<br />
Jusqu'au jour où <strong>les</strong> caisses de l'État sont vides et où la rigueur<br />
qu'exige le redressement ne permet plus de céder, même aux<br />
«amis ». Alors commence l'heure de la retraite organisée, à l'abri<br />
d'une comédie politique dont Hubert Landier a remarquablement<br />
décrit <strong>les</strong> mécanismes [103].<br />
Mais, entre-temps, que de gaspillages et de dégâts accumulés!<br />
La convention collective, écrit Raymond Barre (dans son manuel), est un<br />
accord conclu <strong>sur</strong> <strong>les</strong> conditions de travail et le niveau des salaires entre<br />
un syndicat ouvrier et un employeur ou un groupe d'employeurs; elle<br />
constitue la charte des rapports collectifs dans une entreprise, une industrie<br />
ou une profession. Ses avantages sont multip<strong>les</strong>. Elle permet de<br />
compenser <strong>les</strong> inégalités entre travailleurs et employeurs, elle réalise aussi<br />
une stabilisation des conditions de travail pendant une certaine durée;<br />
elle engage <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ouvriers dans la voie de la collaboration; en<br />
permettant une émancipation sociale des travailleurs, elle favorise la pacification<br />
sociale; elle suscite enfin une rationalisation des conditions de<br />
travail et une organisation de la profession [33].<br />
L'analyse économique montre que c'est précisément la fonction<br />
même du marché que de conduire à 1'« organisation» des professions<br />
! C'est la fonction même du marché et du système des prix que<br />
de promouvoir la «collaboration pacifique» du plus grand nombre!<br />
Paradoxalement, le langage de l'ancien Premier ministre trahit la<br />
contamination de l'idéologie de la «lutte des classes ». Comme tant<br />
d'autres, lui-même est sans le savoir victime de la « langue de bois».<br />
Nulle part il n'évoque <strong>les</strong> inconvénients, l'autre côté de la médaille.<br />
Nulle part il ne voit que le système des conventions collectives est<br />
précisément ce qui permet aux intérêts acquis de verrouiller leur<br />
position contre la concurrence des autres ...
48 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Le syndtcaliste vu comme un entrepreneur<br />
Le syndicat est une association. Une assocIatIOn d'hommes<br />
organisés en trois cerc<strong>les</strong> concentriques : <strong>les</strong> dirigeants, <strong>les</strong> militants,<br />
<strong>les</strong> sympathisants.<br />
Un syndicat est d'abord, comme une entreprise, la création d'un<br />
homme ou d'une équipe. Des hommes que leur tempérament, mais<br />
aussi <strong>les</strong> circonstances, conduisent à l'action.<br />
Le syndicaliste est une sorte d'entrepreneur, ne craignons pas de<br />
le dire. C'est un peu la même race d'homme. L'un utilise ses dons<br />
d'organisateur pour réussir <strong>sur</strong> le marché libre. L'autre <strong>sur</strong> le marché<br />
politique. L'un joue la concurrence économique, l'autre la concurrence<br />
politique. Mais le premier accorde plus de poids à la séduction<br />
qu'à la contrainte (sans pour autant négliger celle-ci lorsque<br />
l'intervention contraignante de la puissance publique peut lui être<br />
utile); c'est l'inverse pour le second.<br />
Le syndicat résulte comme l'entreprise de la rencontre de deux<br />
éléments: 1) la présence d'un problème partagé par un certain<br />
nombre d'hommes, et qui donne lieu à l'émergence d'un intérêt<br />
commun; 2) l'action d'un homme (ou d'un groupe d'hommes) qui<br />
identifie la promotion de ses projets et ambitions personnels (que ces<br />
dernières soient totalement égoïstes ou parfaitement altruistes, sincères,<br />
désintéressées), à la prise en charge et à la promotion de cet<br />
«intérêt commun» (ici pris au sens large: l'intérêt de tous <strong>les</strong><br />
membres d'une même profession, mais aussi 1'« intérêt» de tous <strong>les</strong><br />
consommateurs d'un même bien).<br />
Le problème est celui de la négociation du panier d'éléments qui<br />
entre dans le contrat de travail. Ces éléments déterminent le «salaire<br />
réel» perçu entre contrepartie du travail fourni. L'intérêt de chacun<br />
est de conclure <strong>les</strong> « meilleurs» contrats possib<strong>les</strong> qui maximiseront<br />
le flux de ses revenus.<br />
L'idée est qu'en organisant une association de personnes exerçant<br />
<strong>les</strong> mêmes métiers, travaillant dans <strong>les</strong> mêmes entreprises ou dans <strong>les</strong><br />
mêmes secteurs, et en s'en remettant à des techniques d'actions<br />
éprouvées, il est possible d'obtenir de « meilleurs» contrats.
POURQUOI LES SYNDICATS 49<br />
Celui qui organise cette association ne partage peut-être pas le<br />
même objectif; mais quel que soit son « plan» personnel (faire par<br />
exemple une carrière d'homme public), sa réalisation dépend néanmoins<br />
(avec toutes <strong>les</strong> atténuations qu'introduit la théorie de la<br />
«firme managériale ») des succès qu'il rencontre dans la promotion<br />
de l'intérêt commun.<br />
Son action se heurte toutefois à un problème spécifique : la nature<br />
« collective» du bien qu'il produit.<br />
Sa préoccupation: <strong>les</strong>« passagers clandestins»<br />
Le produit de l'activité syndicale est un «bien collectif». Si un<br />
groupe d'employés se met en grève et fait ainsi fléchir la direction,<br />
tous <strong>les</strong> autres employés de la même firme, qu'ils soient membres du<br />
syndicat ou pas, qu'ils aient contribués à l'effort « collectif» ou non,<br />
bénéficieront des «concessions» arrachées à l'employeur: tout le<br />
monde bénéficiera indistinctement de la même augmentation de<br />
salaire, de la même amélioration des conditions de travail, du même<br />
aménagement des horaires, etc.<br />
En principe, <strong>les</strong> augmentations de salaires pourraient être réservées<br />
aux adhérents. Mais dans une même maison il est impossible de<br />
maintenir un système de rémunérations à deux vitesses: il suffirait<br />
que l'employeur se débarrasse ensuite des employés syndiqués pour<br />
que <strong>les</strong> salaires reviennent à leur niveau précédent. Le syndicat ne<br />
peut défendre ses conquêtes que s'il a le monopole de l'embauche<br />
(situation extrême où l'entreprise s'engage à ne pas faire appel à de la<br />
main-d'œuvre autre que <strong>les</strong> salariés de l'organisation), ou si le salaire<br />
ainsi «négocié» s'applique à tous (solution minimale). Quant aux<br />
autres produits (conditions de travail, horaires, environnement,<br />
sécurité, etc.) ils sont par essence même des «biens collectifs»,<br />
c'est-à-dire des prestations non individualisab<strong>les</strong>.<br />
Qui dit «bien collectif», dit inévitablement problème. En effet,<br />
si l'on peut bénéficier d'un avantage sans avoir à supporter <strong>les</strong> coûts et<br />
<strong>les</strong> désagréments de l'action qu'il est nécessaire d'entreprendre pour<br />
l'obtenir, pourquoi prendre le risque d'entrer en conflit avec son<br />
employeur, lui offrir un motif de licenciement, compromettre<br />
l'augmentation personnelle qu'il avait promise, et qui plus est se
50 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
priver de salaire pendant toute la période de grève Même si <strong>les</strong> dividendes<br />
de l'action collective sont importants, chacun a intérêt à laisser<br />
aux autres l'initiative de faire en sorte qu'ils en supportent <strong>les</strong><br />
coûts.<br />
C'est le problème dit du «passager clandestin». Dans de tel<strong>les</strong><br />
conditions, comment est-il possible de faire fonctionner un syndicat<br />
Comment peut-on encore recruter des membres et des cotisants,<br />
en dehors de quelques fanatiques ou éternels contestataires<br />
professionnels<br />
Ainsi posée, l'analyse économique permet de mieux comprendre<br />
certains traits historiques qui ont conditionné le développement du<br />
mouvement syndical dans <strong>les</strong> pays industrialisés.<br />
Par exemple, ce caractère de «bien collectif» permet de mieux<br />
comprendre pourquoi <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ne sont pas nés dans la grande<br />
industrie (ou étaient concentrées <strong>les</strong> masses ouvrières <strong>les</strong> plus<br />
déshéritées), mais au contraire ont pris la suite du compagnonnage<br />
dans un certain nombre de métiers spécialisés faisant appel à une<br />
main-d'œuvre qualifiée.<br />
Plus une organisation est grande, plus elle concerne une clientèle<br />
vaste, hétérogène, éparpillée, plus il est difficile d'arriver à organiser<br />
une action collective efficace. En revanche, c'est plus facile si l'on<br />
s'adresse à des communautés humaines de dimension réduite, où <strong>les</strong><br />
intérêts réellement communs sont plus évidents et où existe un plus<br />
grand sentiment naturel de solidarité.<br />
Dans cette optique, <strong>les</strong> petits <strong>syndicats</strong> jouissent d'un avantage<br />
significatif par rapport aux grandes organisations. C'est ainsi qu'au<br />
xrxe siècle,<br />
... <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> n'ont pas <strong>sur</strong>gi dans <strong>les</strong> usines issues de la révolution<br />
industrielle, mais avant tout dans le bâtiment, l'imprimerie, la chaus<strong>sur</strong>e,<br />
et autres branches caractérisées par une production <strong>sur</strong> petite échelle, èt<br />
beaucoup plus tard seulement dans <strong>les</strong> grands complexes des aciéries,<br />
de l'automobile, etc.<br />
Cela dit, le même problème de «bien collectif» joue contre la<br />
<strong>sur</strong>vie des petites organisations, et explique la spécificité des
POURQUOI LES SYNDICATS 51<br />
techniques utilisées par <strong>les</strong> états-majors syndicaux pour atteindre la<br />
dimension de mouvements de masse.<br />
La logtque de la concentration syndtcale<br />
Les forces du marché travaillent contre toute organisation<br />
opérant dans un seul secteur:<br />
Souvent, rappelle Mancur Oison dans son célèbre livre <strong>sur</strong> l'action collective,<br />
<strong>les</strong> employeurs ne sont pas en me<strong>sur</strong>e de <strong>sur</strong>vivre s'ils pratiquent<br />
des salaires plus élevés que <strong>les</strong> entreprises concurrentes. Ainsi un syndicat<br />
a intérêt à veiller à ce que toutes <strong>les</strong> entreprises <strong>sur</strong> un marché donné<br />
soient contraintes d'aligner <strong>les</strong> salaires <strong>sur</strong> l'échelle syndicale. En outre,<br />
lorsqu'un syndicat ne couvre que partiellement une industrie,<br />
l'employeur dispose d'une arme redoutable: <strong>les</strong> briseurs de grève. Les<br />
travailleurs d'une spécialité donnée qui passent d'une localité à une autre<br />
ont intérêt à appartenir à un syndicat national qui leur donne accès à un<br />
emploi dans chaque nouvel endroit. En outre, le pouvoir politique d'un<br />
grand syndicat est évidemment supérieur à celui d'un petit. Les stimulations<br />
pour fédérer <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> locaux et s'implanter dans <strong>les</strong> entreprises<br />
inorganisées augmentent considérablement à me<strong>sur</strong>e que <strong>les</strong> progrès des<br />
transports et des moyens de communication élargissent le marché [142].<br />
Autrement dit, la dynamique de l'économie de marché, parce<br />
qu'elle remet en permanence en cause <strong>les</strong> avantages acquis, incite <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong> à fusionner et à regrouper leurs moyens de manière à faire<br />
échec à cette concurrence dont la logique est de défaire le lendemain<br />
ce qu'ils ont précisément réussi la veille.<br />
On passe d'un univers de petites unités syndica<strong>les</strong> loca<strong>les</strong> et indépendantes<br />
à la présence d'un petit nombre de grandes centra<strong>les</strong>.<br />
L'essence de la fonction syndicale, le cœur de son pouvoir, se<br />
déplace vers <strong>les</strong> grandes fédérations nationa<strong>les</strong>.<br />
Mais, pour en arriver là, se pose à l'égard des petits <strong>syndicats</strong> locaux<br />
le même problème de «bien collectif» qu'à propos de la création<br />
des premiers <strong>syndicats</strong>.<br />
Chacun sait qu'il a intérêt à s'allier avec <strong>les</strong> autres. Mais chacun a<br />
également intérêt à tirer profit de l'action collective sans pour autant<br />
en partager <strong>les</strong> coûts. Ce qui est vrai du travailleur à l'égard de son<br />
syndicat s'applique aussi aux <strong>syndicats</strong> par rapport à leurs
52 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
fédérations. Comment tourner ce problème Comment contraindre<br />
<strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> locaux à s'affilier aux <strong>syndicats</strong> nationaux <br />
A ce dilemme, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ont trouvé quatre réponses.<br />
La premIère réponse est d'offrir aux adhérents un arsenal<br />
d'incitations et de récompenses sélectives sous la forme d'avantages<br />
non collectifs ouverts gratuitement à ceux qui adhèrent, et qui sont<br />
refusées aux autres. L'exemple type est celui de l'Almagamated<br />
Society of Engeneers, fondée en 1851, qui fut le premier grand syndicat<br />
national à se révéler viable en Grande-Bretagne: sa particularité<br />
était de reposer <strong>sur</strong> une étroite combinaison entre commerce et<br />
activités amica<strong>les</strong>. Elle fournissait à tous ses membres une large<br />
gamme d'avantages allant de l'assistance judiciaire et de l'allocation<br />
chômage à l'as<strong>sur</strong>ance maladie et la caisse de retraite.<br />
Si cette stratégie a joué un rôle important au XIxe siècle, alors que<br />
<strong>les</strong> mécanismes de couverture sociale étaient encore peu développés<br />
(dans ce domaine, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ont joué un rôle pionnier),<br />
aujourd'hui il n'en est plus de même en raison du développement des<br />
systèmes étatiques de protection collective (sécurité sociale).<br />
La seconde réponse a consisté à apporter aux groupes membres<br />
de la fédération des avantages non collectifs que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> locaux<br />
ne pouvaient pas offrir à leurs adhérents en restant seuls.<br />
Par exemple, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> nationaux se sont équipés pour fournir<br />
un personnel d'experts que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> locaux peuvent mettre à<br />
contribution. Ils leur offrent la disponibilité d'un fond de grève qui<br />
joue le rôle d'une sorte d'as<strong>sur</strong>ance-salaires, gérée par une administration<br />
centrale. Le syndicat national peut aussi offrir des avantages<br />
non collectifs directement aux membres d'un syndicat local qui émigrent<br />
vers d'autres localités.<br />
La dynamtque de l'adhésIon oblIgatoIre<br />
TroIsIème recette: convaincre ceux qui persistent à rester en<br />
dehors du mouvement syndical que leurs problèmes et revendications<br />
seront <strong>les</strong> derniers à être pris en compte par la direction. Pour<br />
cela deux techniques ont été développées.
POURQUOI LES SYNDICATS 53<br />
- La première consiste pour le syndicat à revendiquer le monopole<br />
du dialogue interne dans l'entreprise. Si le syndicat a le monopole<br />
du dialogue avec la direction pour le transfert des doléances, si<br />
c'est lui qui intervient lorsqu'il s'agit de protéger <strong>les</strong> salariés contre<br />
des heures supplémentaires trop nombreuses, de protester contre<br />
une répartition inéquitable du travail le plus déplaisant, contre <strong>les</strong><br />
brimades d'un chef d'équipe, etc., sa capacité à faire pression <strong>sur</strong> <strong>les</strong><br />
employés pour qu'ils apportent leur adhésion est bien évidemment<br />
plus grande [142].<br />
- La seconde consiste, de la même façon, à obtenir que le syndicat<br />
soit nécessairement consulté pour le choix des règ<strong>les</strong><br />
d'avancement. Dans Logique de l'Action collecttve, Mancur OIson<br />
cite l'exemple de la Fédération des cheminots des États-Unis qui, au<br />
début du siècle, avait négocié avec <strong>les</strong> compagnies de chemin de fer<br />
un accord qui garantissait des promotions à l'ancienneté pour <strong>les</strong><br />
membres du syndicat, alors que <strong>les</strong> travailleurs non syndiqués<br />
dépendaient uniquement du bon vouloir de leur employeur.<br />
Dernière technique, la plus radicale: l'affiliation obligatoire.<br />
elle peut être atteinte de deux façons: soit par le boycott - la<br />
constitution du syndicat interdit par exemple à ses membres de<br />
travailler pour quiconque emploie des ouvriers qui n'adhèrent pas au<br />
syndicat; soit par accord contractuel avec l'entreprise: c'est le cas<br />
du système anglo-saxon de la closed shop et de l'union shop.<br />
La closed shop signifie que seul <strong>les</strong> travailleurs adhérant déjà au<br />
syndicat peuvent postuler à un emploi offert dans l'entreprise.<br />
L'union shop pose seulement que toute personne prenant un<br />
emploi doit, dans un certain délai après son entrée dans l'entreprise,<br />
adhérer au syndicat qui y est implanté.<br />
Cependant l'adhésion obligatoire implique une organisation<br />
capable d'en contrôler la mise en œuvre. Notamment d'as<strong>sur</strong>er le<br />
respect de la règle qui interdit aux non-adhérents de travailler dans<br />
une entreprise ou une branche donnée. Ce qui, inévitablement, pose<br />
le problème du recours à la violence et de la façon dont <strong>les</strong> lois la<br />
sanctionnent ou non.<br />
Conformément au schéma ainsi reconstitué, l'histoire confirme<br />
que c'est précisément à l'époque de la constitution des grands
54 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
<strong>syndicats</strong> nationaux que <strong>les</strong> déchaînements de violence syndicale (ou<br />
antisyndicale) ont été <strong>les</strong> plus violents.<br />
France " le législateur supplée aux faib<strong>les</strong>ses du syndicalisme<br />
politique<br />
On ne trouve pas en France l'équivalent de la closed shop ni de<br />
l'union shop à l'américaine ou à l'anglaise. Cela n'invalide cependant<br />
pas le caractère général de l'analyse présentée jusqu'ici.<br />
Là encore, c'est l'économiste américain Mancur OIson qui donne<br />
l'explication du pourquoi.<br />
Quand, écrit-il, un syndicat s'engage dans une négociation collective<br />
avec un employeur donné, il peut souvent obliger l'employeur à faire de<br />
l'adhésion au syndicat une des conditions de l'embauche; <strong>les</strong> membres<br />
du syndicat peuvent purement et simplement refuser de travailler avec<br />
des non syndiqués. Une fois que le syndicat a reçu la reconnaissance<br />
désirée de la part du patronat, son avenir est as<strong>sur</strong>é. Mais un syndicat<br />
voué à ne fonctionner qu'à travers le système politique n'a pas une telle<br />
ressource. Il ne peut rendre l'adhésion obligatoire; il ne peut même pas<br />
traiter avec l'employeur, celui qui est le mieux placé pour contraindre <strong>les</strong><br />
travailleurs à se syndiquer. S'il réussit de quelque manière à obtenir une<br />
adhésion forcée, il se trouvera dans une situation embarrassante car, en<br />
tant qu'organisation politique, il n'a aucune excuse de rendre l'adhésion<br />
obligatoire; en somme, l'exercice de la contrainte à des fins purement<br />
politiques semblera anormale dans un régime démocratique [1421.<br />
Aux États-Unis, la première grande organisation syndicale nationale<br />
à s'implanter durablement fut l'American Federation of Labor,<br />
fondée en 1886 par Samuel Gombers. Pourquoi réussit-elle là où plusieurs<br />
entreprises précédentes avaient échoué Parce que la<br />
Fédération américaine du travail, dès sa création, tourna résolument<br />
le dos à l'orientation de ses précurseurs qui voulaient privilégier la<br />
dimension politique du combat syndical.<br />
La raison du succès de l'APL, note OIson, vient du fait qu'elle a renoncé à<br />
l'activité politique pour concentrer ses efforts <strong>sur</strong> le contrôle de l'emploi.
POURQUOI LES SYNDICATS 55<br />
A contrario, on peut déduire de ces remarques, d'abord que la<br />
faib<strong>les</strong>se traditionnelle du syndicalisme français s'expliquerait par son<br />
haut degré de politisation Oa présence des communistes, notamment,<br />
au sein de la CGT); ensuite, que c'est cette même politisation qui a<br />
empêché le développement des formu<strong>les</strong> de closed shop et d'union<br />
shop, à l'exception de quelques secteurs particuliers (comme le<br />
Livre).<br />
Comment <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> français ont-ils compensé cette faib<strong>les</strong>se<br />
Simple: par le recours à la loi et à l'aide du législateur. Ce que <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong> n'ont pas réussi à imposer aux entrepreneurs privés<br />
O'alimentation automatique de leurs caisses), ils l'ont obtenu de<br />
l'État. Non pas de façon directe, ce qui serait trop voyant. Mais de<br />
façon indirecte, notamment par la mise en place d'un système monopolistique<br />
de prévoyance sociale confié à des organismes de gestion<br />
paritaire, ou encore par la création de cette extraordinaire cassette<br />
que sont <strong>les</strong> comités d'entreprise.<br />
Prenons par exemple l'institution des « délégués du personnel».<br />
La loi en fait un monopole syndical. L'utilité de ce monopole<br />
s'explique aisément. Il s'agit de convaincre ceux qui persistent à rester<br />
en dehors du syndicat que leurs revendications seront <strong>les</strong> dernières à<br />
être prises en compte. Rappelons-nous <strong>les</strong> lois Auroux de 1982. Leurs<br />
dispositions <strong>sur</strong> l'expression des salariés étaient en fait spécifiquement<br />
conçues pour renforcer cet aspect du monopole. (Mais el<strong>les</strong> ont eu<br />
l'effet pervers que <strong>les</strong> conditions mêmes dans <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> el<strong>les</strong> ont été<br />
votées - par un pouvoir socialiste auquel <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> étaient étroitement<br />
liés - ont eu pour conséquence d'aggraver l'image de marque<br />
« politique» des militants syndicaux dans l'entreprise, et donc de<br />
détourner le personnel vers <strong>les</strong> nouvel<strong>les</strong> formes de dialogue interne<br />
mises en place par <strong>les</strong> entreprises avec l'aide de la hiérarchie: cerc<strong>les</strong><br />
de progrès, cerc<strong>les</strong> de qualité, etc.).<br />
Prenons enfin <strong>les</strong> comités d'entreprise. A eux <strong>les</strong> activités<br />
socia<strong>les</strong>, sportives et culturel<strong>les</strong> - et donc <strong>les</strong> subventions et taxes<br />
spécia<strong>les</strong> conçues pour <strong>les</strong> financer. Ces fonds sont utilisés pour alimenter<br />
une quirielle d'entreprises, des sociétés de prestations de services,<br />
de bureaux d'études, etc., émanation directe des grandes centra<strong>les</strong>.<br />
Cel<strong>les</strong>-ci accusent <strong>les</strong> multinationa<strong>les</strong> de transfert illicite de<br />
profits par le mécanisme des « prix de cession ». Mais lorsqu'ils
56 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
s'adressent aux imprimeries de la CGT, aux éditions qui dépendent du<br />
Parti communiste, aux agences de voyages de la CFDT, etc., ceux qui<br />
gèrent <strong>les</strong> fonds, souvent colossaux, détenus par <strong>les</strong> comités<br />
d'entreprise ne font pourtant pas autre chose. Par la voie de prix de<br />
faveur, par des adjudications tronquées, l'argent des contribuab<strong>les</strong> ou<br />
celui des entreprises se retrouve dans <strong>les</strong> caisses des <strong>syndicats</strong>. Et tout<br />
le monde l'admet sans broncher.<br />
Comment l'État as<strong>sur</strong>e leur financement obligatoire<br />
Même chose avec notre système de prévoyance sociale. Caisses<br />
de sécurité sociale, caisses de retraite, caisses d'allocations familia<strong>les</strong>,<br />
tout cela fait beaucoup de postes de président, vice-président, administrateurs,<br />
etc., pour récompenser de leurs bons et loyaux services<br />
<strong>les</strong> militants <strong>les</strong> plus anciens et <strong>les</strong> plus fidè<strong>les</strong>. Cela fait aussi beaucoup<br />
d'argent pour des subventions à des organisations dites «d'intérêt<br />
public» qui, parfois, ne sont que de simp<strong>les</strong> antennes-relais pour<br />
capter l'argent des cotisants au profit d'organisations corporatives.<br />
Pensons également aux crédits d'heures financés par l'employeur,<br />
et garantis à tout responsable syndical exerçant un mandat officiel<br />
dans l'entreprise. Ou encore à la réglementation des licenciements.<br />
La saisine automatique des comités d'entreprise, <strong>les</strong> pouvoirs<br />
d'expertise extérieure dont ils peuvent se faire assister, ainsi que le<br />
contrôle des licenciements par une Inspection du travail elle-même<br />
fortement noyautée par <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>, font que, souvent, ce sont en<br />
réalité <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> qui en supervisent <strong>les</strong> modalités d'exécution:<br />
encore une incitation certaine à ne pas être trop mal avec le syndicat<br />
et ses représentants locaux. Ce n'est pas encore le syndicat qui gère la<br />
main-d'œuvre, mais on s'en rapproche.<br />
Comme nous le verrons plus en détail au chapitre 3, ces exemp<strong>les</strong><br />
rapides nous font redécouvrir le Droit du travail sous un jour nouveau.<br />
En approfondissant l'analyse, on découvre que la plupart des artic<strong>les</strong><br />
du Code du travail, ainsi que notre législation sociale, servent en<br />
définitive à renforcer d'une manière ou d'une autre le pouvoir de<br />
contrôle monopolistique des <strong>syndicats</strong> <strong>sur</strong> le marché du travail.
POURQUOI LES SYNDICATS 57<br />
C'est une belle preuve de leur efficacité politique. Mais aussi une<br />
illustration de la manière dont l'analyse économique, en tant que<br />
science des choix, des comportements et des intérêts, permet<br />
d'approfondir la connaissance de certaines de nos institutions.<br />
Les changements intervenus depuis un demi-siècle dans notre<br />
environnement institutionnel sont souvent utilisés comme argument<br />
pour expliquer que <strong>les</strong> lois de l'économie classique ne s'appliquent<br />
plus, et ne peuvent donc être utilisées pour étudier l'univers concret<br />
des relations du travail.<br />
Nous pensons au contraire que la puissance explicative du modèle<br />
économique confirme la valeur de l'hypothèse méthodologique qui<br />
sert de fondement à l'analyse libérale classique des <strong>syndicats</strong>:<br />
l'assimilation du syndicat à un cartel demeure l'instrument le plus efficace<br />
dont nous disposions pour comprendre le rôle qu'ils jouent dans<br />
nos sociétés et apprécier quel type de législation devrait leur être<br />
appliqué.
2<br />
Les <strong>syndicats</strong> sont -ils uti<strong>les</strong><br />
Depuis la guerre, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> n'étaient plus un sujet d'étude très<br />
prisé des économistes. Un professeur a calculé que 9 % des artic<strong>les</strong><br />
publiés dans <strong>les</strong> années 40 dans <strong>les</strong> revues économiques avaient pour<br />
sujet <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>. Dans <strong>les</strong> années 60, le pourcentage était descendu<br />
à 2. En 1975, il n'était plus que de 1,5.<br />
Les <strong>syndicats</strong> étaient devenus la province quasi exclusive des<br />
sociologues et spécialistes en «relations socia<strong>les</strong>». Tout se passait<br />
comme si <strong>les</strong> économistes avaient cessé de s'intéresser au sujet, malgré<br />
l'absence de recherche vraiment fondamentale <strong>sur</strong> la nature du<br />
phénomène syndical et ses effets <strong>sur</strong> l'environnement économique.<br />
Depuis quelques années on assiste cependant à un renouveau<br />
d'intérêt des économistes, largement dû à la controverse suscitée par<br />
le livre de deux chercheurs de Harvard, Richard B. Freeman et James<br />
L. Medoff [671.<br />
Traditionnellement, <strong>les</strong> économistes du travail sont plutôt des<br />
« institutionnalistes » qui délaissent <strong>les</strong> longues recherches chiffrées et<br />
ne s'intéressent guère aux subtilités de la théorie moderne de<br />
l'optimum. L'originalité de Freeman et de Medoff a été de rompre<br />
avec ce comportement et de traiter l'économie des <strong>syndicats</strong> avec<br />
toutes <strong>les</strong> ressources statistiques et économétriques dans la tradition<br />
des recherches du National Bureau of Economie Research.
60 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Le résultat est un travail extrêmement sophistiqué où <strong>les</strong> deux<br />
auteurs attaquent de façon persuasive la thèse de notre premier chapitre<br />
- :l savoir que le syndicat doit d'abord et avant tout être perçu<br />
comme un groupe de pression :l vocation redistributive.<br />
Leur argument est que se concentrer <strong>sur</strong> l'aspect monopolistique<br />
des <strong>syndicats</strong> empêche de voir le rôle positif qu'ils exercent dans la<br />
société en tant que véhicu<strong>les</strong> de protestation; et que, globalement,<br />
leur contribution :l l'économie est plutôt largement positive.<br />
La somme de recherches et de calculs empiriques introduite dans<br />
leur thèse a as<strong>sur</strong>é son succès. Nous vivons une époque où le caractère<br />
« scientifique» d'un travail dépend avant tout de la quantité de<br />
chiffres, de tableaux et de régressions qui y figurent. Par leurs publications,<br />
Freeman et Medoff ont apporté une légitimité «scientifique<br />
» aux arguments de ceux qui prétendent que la contribution des<br />
<strong>syndicats</strong> au bien-être des sociétés industriel<strong>les</strong> modernes est nécessairement<br />
positive.<br />
Nous pensons l'inverse. Mais, pour défendre la validité de notre<br />
thèse, Freeman et Medoff nous imposent maintenant de démontrer<br />
qu'on ne peut pas tirer de la quantité d'informations empiriques qu'ils<br />
ont rassemblée <strong>les</strong> conclusions qu'ils prétendent. Tel est l'objet de ce<br />
second chapitre.<br />
La plupart des faits nùs à jour par Freeman et Medoff sont certes<br />
incontestab<strong>les</strong>. Tout économiste a désormais une dette envers eux<br />
pour la patience que leur a demandée leur travail de recherche statistique.<br />
Mais il ne suffit pas de multiplier <strong>les</strong> données empiriques,<br />
encore faut-il savoir <strong>les</strong> interpréter correctement. C'est là où nous ne<br />
sommes plus d'accord.<br />
Nous croyons qu'en partant des mêmes constatations empiriques,<br />
il est possible de prétendre qu'el<strong>les</strong> valident en réalité davantage la<br />
thèse traditionnelle du syndicat-cartel que leurs propres conclusions.<br />
Dans un premier temps nous présenterons un résumé de la thèse<br />
de Freeman et Medoff. Nous discuterons ensuite la validité des<br />
preuves empiriques qu'ils prétendent apporter :l l'appui de leur<br />
argumentation.
LES SYNDICATS SONT-ILS UfILES 61<br />
LES ARGUMENTS DE FREEMAN ET MEDOFF<br />
Traditionnellement, quatre attitudes s'affrontent.<br />
L'analyse économique explique que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> servent <strong>sur</strong>tout à<br />
exercer un effet de monopole <strong>sur</strong> le marché du travail. Leur action a<br />
pour conséquence principale de relever le niveau relatif des salaires<br />
dont bénéficient <strong>les</strong> salariés syndiqués, au détriment de leurs collègues<br />
non syndiqués. Elle entraîne des effets négatifs <strong>sur</strong> l'évolution<br />
de la productivité et l'emploi.<br />
Les chefs d'entreprise se plaignent, eux, du caractère rigide des<br />
conventions collectives imposées par l'action syndicale, des entraves<br />
à la production qu'introduit le renouvellement des grèves, ainsi que<br />
du niveau plus élevé d'absentéisme qui résulterait des progrès de la<br />
protection syndicale.<br />
Les spécialistes des relations humaines insistent essentiellement<br />
<strong>sur</strong> <strong>les</strong> avantages que <strong>les</strong> entreprises retireraient, <strong>sur</strong> le plan de la gestion,<br />
des progrès de la négociation collective. Celle-ci faciliterait <strong>les</strong><br />
gains de productivité.<br />
Enfin, <strong>les</strong> cadres syndicalistes insistent pour rappeler que leurs<br />
organisations ne sont pas seulement là pour défendre <strong>les</strong> salaires;<br />
el<strong>les</strong> remplissent également une fonction essentielle de protection<br />
des syndiqués contre <strong>les</strong> décisions arbitraires de la direction.<br />
Toutes ces affirmations ne sauraient être vraies simultanément.<br />
Lesquel<strong>les</strong> sont <strong>les</strong> plus crédib<strong>les</strong> Jusqu'à présent, on ne disposait<br />
que de très peu de données empiriques permettant de départager <strong>les</strong><br />
points de vue. C'est cette insuffisance des données statistiques qui a<br />
motivé <strong>les</strong> travaux des deux chercheurs américains.<br />
Les deux armes du travailleur: le départ et la protestation<br />
Albert O. Hirschman, dans son célèbre livre Exit, Volee and<br />
loyalty, distingue deux mécanismes par <strong>les</strong>quels <strong>les</strong> gens réagissent à<br />
un écart entre leurs aspirations et la réalité [861.<br />
Freernan et Medoff reprennent à leur compte cette typologie. Les<br />
travailleurs insatisfaits de leurs rémunérations ou de leurs conditions
62 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
de travail réagissent, et sanctionnent leur patron en quittant leur<br />
emploi pour un autre, qui leur semble meilleur, dans une autre firme.<br />
Mais il existe également une autre manière de faire part de son<br />
mécontentement: protester. Avant que de prendre la porte, on fait<br />
part à son patron, de manière plutôt vive, de ce qui ne va pas.<br />
Ces deux modes de sanction ne sont pas équivalents. Lorsqu'on<br />
discute avec son patron, mieux vaut être plusieurs que seul.<br />
Deux facteurs renforcent le caractère nécessairement collectif des<br />
actions de protestation.<br />
Leur objet, <strong>les</strong> conditions de travail, ont à bien des égards un<br />
caractère naturel de «biens publics ». Lorsqu'il s'agit de conditions<br />
de sécurité, d'éclairage, de cadences, de règ<strong>les</strong> de négociation des<br />
salaires, d'arbitrage en matière de licenciement. .. ce qui est accordé<br />
peut difficilement être limité à quelques bénéficiaires et interdit aux<br />
autres. Comme pour la défense nationale, l'hygiène et la santé publique,<br />
il s'agit de « biens» qui concernent l'ensemble d'une communauté,<br />
et qui, pour être produits en quantité optimale, requièrent des<br />
procédures de décision collective.<br />
En l'absence d'action collective, <strong>les</strong> individus ne tiendront pas<br />
compte dans leur comportement des conséquences de leurs faits et<br />
gestes <strong>sur</strong> le bien-être des autres. L'action individuelle pour obtenir<br />
l'amélioration des conditions de travail ou du niveau des salaires sera<br />
peu efficace car <strong>les</strong> « coûts» en seront concentrés <strong>sur</strong> la personne<br />
alors que tout le monde profitera des résultats acquis. C'est cette<br />
assymétrie entre <strong>les</strong> coûts et <strong>les</strong> avantages qui rend l'action individuel1e<br />
inadéquate, et donc improbable, pour traiter ce genre de<br />
problèmes.<br />
Par ailleurs, un ouvrier isolé, même s'il a de bons motifs, n'osera<br />
pas élever la voix de peur de prendre le risque de se faire renvoyer.<br />
Si le monde où évoluent <strong>les</strong> travailleurs était parfait, soulignent Freeman<br />
et Medolf, et s'ils avaient donc la possibilité garantie de retrouver aussitôt<br />
du travail au même salaire, la loi du marché suffirait à as<strong>sur</strong>er la<br />
protection de la liberté de parole: malheureusement ce n'est pas le cas.
LES SYNDICATS SONT-ILS lJfILES 63<br />
Lorsqu'il n'y a pas de <strong>syndicats</strong>, <strong>les</strong> entrées et <strong>les</strong> sorties représentent<br />
donc le principal mode d'ajustement par lequel <strong>les</strong> travailleurs<br />
peuvent exprimer leur mécontentement.<br />
Les employeurs, de leur côté, règlent leur comportement en<br />
fonction des préférences du travailleur marginal, celui qui sera prêt à<br />
partir au moindre changement dans <strong>les</strong> termes de l'échange.<br />
Ce travailleur marginal est celui pour lequel <strong>les</strong> «coûts de mobilité»<br />
sont <strong>les</strong> plus bas. C'est typiquement un homme jeune, qui n'a<br />
pas encore investi véritablement dans l'entreprise pour laquelle il travaille.<br />
Dans ce cas, l'entreprise tend à négliger <strong>les</strong> besoins de la maind'œuvre<br />
plus ancienne et plus âgée, qui, elle, est moins mobile pour<br />
des raisons de compétence technique et de qualifications spécifiques<br />
aux métiers de la firme où elle est employée, ou encore de « droits »<br />
non transférab<strong>les</strong> ailleurs (comme <strong>les</strong> pensions de retraite à la mode<br />
anglo-saxonne).<br />
Les syndtcats réduisent <strong>les</strong> « cot2ts de transactton» tnternes de la<br />
ftrme<br />
Si l'on est en présence d'entreprises fortement syndicalisées,<br />
expliquent <strong>les</strong> deux auteurs américains, la tendance sera au contraire<br />
de tenir compte des préférences de tous <strong>les</strong> travailleurs, de telle sorte<br />
que <strong>les</strong> besoins de ceux qui sont le moins à même de s'exprimer individuellement<br />
(parce que c'est pour eux que <strong>les</strong> coûts de prendre le<br />
risque de quitter l'entreprise sont <strong>les</strong> plus élevés), seront également<br />
pris en considération.<br />
De ce fait, concluent-ils, loin de nuire à la productivité, le mécanisme<br />
de protestation par l'action collective du personnel est au<br />
contraire un facteur d'amélioration des performances, et cela de<br />
quatre façons :<br />
1. La présence d'un syndicat permet de réduire <strong>les</strong> «coûts de<br />
transaction» de l'entreprise. Lorsqu'un employé formé par<br />
l'employeur le quitte avant que ce dernier n'ait récupéré la<br />
contrepartie de son coût d'investissement, c'est une perte sèche pour<br />
la firme. En offrant aux employés la possibilité de protester<br />
ouvertement, avec moins de risques personnels, le syndicat diminue
64 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
la mobilité des travailleurs ies plus insatisfaits, et donc <strong>les</strong> coûts que<br />
cela entraîne pour l'entreprise.<br />
2. Parce qu'il contrôle l'établissement et l'évolution des rémunérations<br />
et qu'il <strong>les</strong> déconnecte des performances individuel<strong>les</strong>, le<br />
syndicat réduit l'intensité des phénomènes de rivalité au sein du personnel.<br />
Sa présence améliore la coopération des gens au travail. Ce<br />
qui facilite le contrôle des performances individuel<strong>les</strong> par<br />
l'encadrement. L'entreprise supporte des « coûts de contrôle» moins<br />
importants.<br />
3. En favorisant la hausse des salaires en structurant <strong>les</strong> rémunérations<br />
autour d'un certain nombre de normes types, l'activité du<br />
syndicat facilite le travail de gestion du personnel. Elle permet à<br />
l'encadrement de faire son travail plus efficacement.<br />
4. La présence du syndicat améliore la communication entre <strong>les</strong><br />
employés et leur encadrement. En facilitant la circulation de l'information,<br />
en facilitant également l'introduction d'innovations loca<strong>les</strong><br />
dans le processus de production, elle entraîne des effets positifs <strong>sur</strong> la<br />
productivité.<br />
Entendons-nous bien. Freeman et Medoff ne nient pas la réalité<br />
de phénomènes monopolistiques classiques. Ils reconnaissent qu'ils<br />
existent, et qu'ils sont source d'effets nuisib<strong>les</strong>. Mais, prétendent-ils,<br />
il force d'insister <strong>sur</strong> <strong>les</strong> aspects négatifs de l'action syndicale, <strong>les</strong><br />
économistes traditionnels ont fini par oublier totalement que <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong> pouvaient également être il l'origine de certains effets bénéfiques.<br />
Ce sont ces effets qu'ils s'efforcent de présenter dans leur<br />
livre, avec force chiffres et données empiriques il l'appui.<br />
1. LES ~CARTS DE SALAIRES<br />
Comment <strong>les</strong> rémunérations dans <strong>les</strong> secteurs il forte implantation<br />
syndicale se comparent-el<strong>les</strong> aux secteurs il faible syndicalisation<br />
Avant Freernan et Medoff, <strong>les</strong> travaux <strong>les</strong> plus connus et influents<br />
étaient ceux du professeur G. Lewis [110]. Publiés en 1963 (et confirmés<br />
par une nouvelle étude rendue publique en 1983), ils suggéraient<br />
que <strong>les</strong> salaires des secteurs syndiqués seraient en moyenne<br />
supérieurs de 10 il 20 % il ceux des autres secteurs. A partir de leurs
LES SYNDICATS SONT-ILS UTILES 65<br />
régressions, Freeman et Medoff trouvent un écart sensiblement plus<br />
important. Compris entre 20 et 30 %.<br />
Le problème de ces estimations est qu'el<strong>les</strong> portent le plus<br />
souvent <strong>sur</strong> des données de nature transversale où ce sont des salaires<br />
gagnés par des gens différents qui sont comparés à un moment unique<br />
dans le temps. Ce genre d'analyse présente une faib<strong>les</strong>se j <strong>les</strong> écarts<br />
constatés peuvent avoir deux origines: ils peuvent s'expliquer par la<br />
différence de syndicalisation, mais ils peuvent aussi avoir pour cause<br />
des données propres aux deux populations étudiées - la technique<br />
utilisée ne permet pas de faire la part des choses entre <strong>les</strong> deux<br />
hypothèses.<br />
Pour obtenir des chiffres incontestab<strong>les</strong>, il faudrait par exemple<br />
éliminer l'influence de variab<strong>les</strong> tel<strong>les</strong> que <strong>les</strong> différences de formation<br />
et qualification. Il n'est en effet pas ab<strong>sur</strong>de de penser qu'en raison<br />
du caractère mieux protégé des emplois offerts, <strong>les</strong> entreprises<br />
des secteurs d'activité à fort taux de syndicalisation ont plutôt tendance<br />
à recruter des agents présentant, toutes choses éga<strong>les</strong> d'ailleurs,<br />
des qualifications professionnel<strong>les</strong> plus élevées.<br />
Pour pallier cet inconvénient, des études portant <strong>sur</strong> des données<br />
statistiques longitudina<strong>les</strong> ont été entreprises. El<strong>les</strong> observent<br />
comment le salaire d'un employé évolue quand il passe d'une activité<br />
à forte implantation syndicale à une activité où l'influence des <strong>syndicats</strong><br />
est beaucoup plus faible (voir nulle). Leurs résultats donnent un<br />
écart moyen compris entre 8 et 15 %. Ce qui confirmerait que<br />
l'avantage salarial apporté par la présence de <strong>syndicats</strong> forts serait<br />
loin d'être négligeable.<br />
Ces estimations proviennent des États-Unis. D'autres travaux ont<br />
été réalisés <strong>sur</strong> des données canadiennes. Ils donnent des estimations<br />
d'écart compris entre 20 et 30 %.<br />
En Grande-Bretagne, le différentiel a été estimé aux alentours de<br />
7%.<br />
En revanche, en France, aucun écart notable n'a pu être observé.<br />
Deux études y ont été réalisées. L'une par le tandem Frédéric Jenny et<br />
André Weber, deux économistes connus travaillant pour le Conseil<br />
de la concurrence. L'autre par François Hennart, de l'université<br />
d'Orléans. Les premiers n'ont pas réussi à séparer l'effet <strong>sur</strong> <strong>les</strong><br />
salaires lié au taux de syndicalisation, du fait que ce sont <strong>les</strong> secteurs
66 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
<strong>les</strong> plus syndiqués qui sont aussi <strong>les</strong> plus concentrés. Le second, quant<br />
à lui, n'a trouvé aucune différence significative de salaire dès lors que<br />
l'on fait intervenir des données comme la structure des âges, le sexe,<br />
ou le niveau de qualification de la force de travail [92, 82).<br />
Les études des deux économistes américains font enfin apparaître<br />
une moins grande dispersion des rémunérations dans <strong>les</strong> secteurs<br />
fortement syndiqués. L'écart des salaires y serait réduit de 20 à 25 %.<br />
2. LES AVANTAGES EN NATURE<br />
Les avantages en nature sous forme de pensions complémentaires,<br />
de retraite, d'as<strong>sur</strong>ances médica<strong>les</strong>, de congés payés,<br />
d'indemnités de départ, de prêts bonifiés, etc., sont incontestablement<br />
le produit de la syndicalisation.<br />
Ils représentent souvent plus du tiers du coût du travail dans<br />
l'entreprise, allant même parfois au-delà de 50 %.<br />
Les travaux statistiques de Freeman et Medoff confirment<br />
l'existence d'une corrélation très significative avec le taux de syndicalisation.<br />
En moyenne, <strong>les</strong> secteurs fortement syndicalisés bénéficieraient<br />
d'avantages en nature dont le montant serait supérieur de plus<br />
de 60 % à ce qui est observé dans l'échantillon de firmes où le taux de<br />
syndicalisation est faible. A salaires constants, l'écart serait encore<br />
de plus de 30 %.<br />
3. LES DIFFÉRENCES DE MOBILITÉ<br />
Pour Freeman et Medoff, l'un des avantages économiques du<br />
syndicat est qu'en négociant des procédures de réclamation et<br />
d'arbitrage, ainsi que des règ<strong>les</strong> d'ancienneté plutôt plus favorab<strong>les</strong><br />
aux plus anciens dans l'entreprise, il favorise une réduction de la<br />
mobilité de la main-d'œuvre.<br />
Leurs chiffres confirment une plus grande stabilité de l'emploi<br />
dans l'échantillon d'entreprises à forte implantation syndicale. Selon<br />
<strong>les</strong> secteurs, le taux moyen des démissions y est entre 30 et 65 % inférieur<br />
à ce que l'on observe ailleurs. Le nombre moyen d'années passées<br />
par un salarié dans une entreprise y est de près d'un tiers plus<br />
long. Cette moindre mobilité, du fait des comportements spontanés<br />
de la main-d'œuvre se traduirait, pour l'entreprise, par une économie<br />
de coûts de l'ordre de 1 à 2 %. Pour obtenir dans <strong>les</strong> firmes des
LES SYNDICATS SONT-ILS unLES 67<br />
secteurs <strong>les</strong> moins protégés un taux de démission identique, il faudrait,<br />
selon Freeman et Medoff, y augmenter <strong>les</strong> salaires d'environ<br />
40%.<br />
". LES AJUSTEMENTS CONJONCTlJRELS<br />
Dans l'entreprise, une catégorie de décisions importantes<br />
concerne la façon dont il convient de réagir aux variations soudaines<br />
et imprévisib<strong>les</strong> de la demande. Faut-il en priorité faire porter<br />
l'ajustement <strong>sur</strong> <strong>les</strong> salaires, <strong>les</strong> heures de travail ou le niveau de<br />
l'emploi<br />
Les recherches de Freeman et Medoff confirment que la présence<br />
d'une influence syndicale forte modifie le comportement des firmes<br />
face aux aléas inattendus de la conjoncture.<br />
Durant <strong>les</strong> périodes de récession, <strong>les</strong> entreprises fortement syndiquées<br />
recourent davantage au licenciement temporaire, et ont plutôt<br />
tendance 1 éviter toute incidence <strong>sur</strong> le nombre d'heures travaillées,<br />
ainsi que <strong>sur</strong> <strong>les</strong> salaires. Lorsque la reprise apparait, el<strong>les</strong><br />
reprennent leurs anciens employés, cependant que <strong>les</strong> fumes non<br />
syndiquées embauchent plutôt de nouveaux salariés. Ce n'est que<br />
lorsque la crise se prolonge que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> se montrent davantage<br />
disposés 1 accepter des baisses de rémunération, ainsi que des aménagements<br />
aux conditions de travail.<br />
5. L'IMPORTANCE DE L'ANCENNE'Œ<br />
Freeman et Medoff mettent en évidence l'existence d'une corrélation<br />
étroite entre le taux de syndicalisation et la présence de dispositions<br />
contractuel<strong>les</strong> favorisant l'ancienneté dans l'entreprise. Ils<br />
montrent que, dans <strong>les</strong> firmes fortement syndiquées, la séOlrité de<br />
l'emploi et l'avancement y sont d'autant mieux as<strong>sur</strong>és que <strong>les</strong><br />
ouvriers concernés sont plus anciens. D'une manière générale, <strong>les</strong><br />
avantages en nature sont ainsi conçus qu'ils bénéficient davantage aux<br />
plus anciens qu'aux autres.<br />
6. LE TAUX DE SATISFACI10N DES SALARI2s<br />
L'un des résultats paradoxaux de l'enquête de Freeman et Medoff<br />
fait apparaitre que si <strong>les</strong> travailleurs des entreprises <strong>les</strong> plus fortement<br />
syndiquées sont en règle générale moins tentés de quitter
68 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
volontairement leur emploi, en revanche, c'est dans cette catégorie<br />
d'entreprises que <strong>les</strong> gens se plaignent le plus de leur situation. Leurs<br />
griefs portent principalement <strong>sur</strong> <strong>les</strong> conditions de travail, ainsi que<br />
leurs rapports avec <strong>les</strong> contremaîtres.<br />
Pour <strong>les</strong> deux économistes, cette contradiction n'est qu'apparente.<br />
Pour obtenir des avantages, il faut exprimer son mécontentement.<br />
Il est donc normal que, même si <strong>les</strong> gens n'ont pas envie de<br />
quitter leur travail, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> y entretiennent un degré d'insatisfaction<br />
suffisant pour peser <strong>sur</strong> <strong>les</strong> décisions de l'employeur.<br />
7. LES EFFETS SUR LA PRODucrIVITÉ<br />
Selon Freeman et Medoff, c'est une erreur de croire que la présence<br />
d'un syndicalisme actif dans l'entreprise nuit à la productivité.<br />
Leurs observations, affirment-ils, montrent que dans de nombreux<br />
secteurs c'est l'inverse. Les établissements syndiqués afficheraient,<br />
dans l'ensemble, une productivité plus élevée. L'explication en serait<br />
simple. Le monopole syndical incite l'encadrement à embaucher une<br />
main-d'œuvre plus qualifiée pour ajuster la productivité aux salaires<br />
versés. La moindre mobilité et l'amélioration des méthodes de gestion<br />
as<strong>sur</strong>ent une coopération plus efficace au sein de l'entreprise:<br />
el<strong>les</strong> réduisent <strong>les</strong> occasions de conflit et donc <strong>les</strong> coûts internes.<br />
Certes, le syndicat a le moyen d'imposer des conditions restrictives<br />
de travail (cf. le fameux exemple du syndicat des pilotes exigeant la<br />
présence de trois personnes dans le cockpit de l'appareil, alors que<br />
celui-ci a été spécifiquement conçu pour être piloté par deux personnes<br />
seulement). Mais, expliquent Freeman et Medoff, <strong>les</strong> analyses<br />
empiriques démontrent que <strong>les</strong> deux premiers effets l'emportent largement<br />
<strong>sur</strong> le troisième. La productivité serait en gros supérieure de<br />
20 à 30 % dans <strong>les</strong> établissements <strong>les</strong> plus syndiqués.<br />
8. L'EFFET SUR LES PROFITS<br />
Les études de Freeman et Medoff confirment la présence d'une<br />
corrélation négative entre le pouvoir syndical et la rentabilité des<br />
capitaux investis. D'une manière générale, la syndicalisation<br />
diminue <strong>les</strong> profits de la firme. Cette réduction se situerait, selon eux,<br />
dans une fourchette de 10 à 30 %, selon <strong>les</strong> années et <strong>les</strong> secteurs<br />
d'activités. Leurs données confirment également que cet effet <strong>sur</strong> <strong>les</strong>
LES SYNDICATS SONT-ILS UfILES 69<br />
profits est le plus fort là où l'industrie est la plus concentrée; et le plus<br />
faible en revanche là où la concurrence est la plus forte. Lorsqu'une<br />
entreprise détient un véritable monopole industriel ou commercial,<br />
la présence d'un syndicat puissant entraîne une forte réduction des<br />
profits. Elle n'a que peu d'effets lorsque la firme appartient à une<br />
activité où la concentration est faible.<br />
9. LA PUISSANCE POLITIQUE<br />
Aux États-Unis, le lobbytng est une activité quasiment officielle.<br />
Les <strong>syndicats</strong> ne se privent pas d'utiliser leur pouvoir de pression <strong>sur</strong><br />
<strong>les</strong> hommes politiques. Les militants syndicaux interviennent activement<br />
dans le soutien à la campagne des candidats <strong>les</strong> plus favorab<strong>les</strong><br />
aux thèses et renvendications syndica<strong>les</strong>. Toutefois, selon <strong>les</strong> travaux<br />
de Freeman et Medoff, si <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> américains ont jusqu'à présent<br />
bénéficié d'un pouvoir politique suffisant pour éviter que ne soient<br />
remis en cause <strong>les</strong> grands textes législatifs qui fondent leur pouvoir<br />
monopolistique dans <strong>les</strong> secteurs où leur influence est depuis longtemps<br />
déjà as<strong>sur</strong>ée (le Noris La Guardia Act, par exemple), en<br />
revanche il ne s'est pas révélé suffisant pour leur permettre d'étendre<br />
leur influence dans de nouveaux secteurs à tradition syndicale faible.<br />
10. LE DÉCLIN DES ADHÉSIONS SYNDICALES<br />
Le pourcentage de la population active syndiquée, dans le secteur<br />
privé de l'économie américaine, a sérieusement régressé depuis <strong>les</strong><br />
années 50. Selon Freeman et Medoff, ce phénomène s'expliquerait<br />
principalement par la chute du recrutement dans <strong>les</strong> secteurs <strong>les</strong><br />
moins syndiqués. Ils incriminent également le comportement des<br />
entreprises américaines qui, depuis quelques années, auraient multiplié<br />
<strong>les</strong> me<strong>sur</strong>es léga<strong>les</strong>, mais aussi illéga<strong>les</strong>, pour enrayer <strong>les</strong> progrès<br />
de la syndicalisation.<br />
Tel<strong>les</strong> sont <strong>les</strong> principa<strong>les</strong> thèses que Freeman et Medoff présentent<br />
dans leur ouvrage. Nombre de données qui y figurent sont incontestab<strong>les</strong>.<br />
Nous pensons cependant que <strong>les</strong> conclusions qu'ils en<br />
tirent, même s'ils n'ont pas tort <strong>sur</strong> tout, sont trompeuses, souvent<br />
fausses, et parfois fondées <strong>sur</strong> des preuves empiriques qui restent<br />
néanmoins douteuses. Nombre de faits rapportés par Freeman et
70 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Medoff restent compatib<strong>les</strong> avec l'interprétation classique du syndicat<br />
vu comme un cartel, et peuvent être resitués dans une approche<br />
contredisant le modèle d'exit and voice qu'ils proposent.<br />
LES DÉFICIENCES DE L'ANALYSE DE FREEMAN ET MEDOFF<br />
Au cœur de l'analyse des deux économistes américains, il y a la<br />
thèse que <strong>les</strong> services des <strong>syndicats</strong> constitueraient un ensemble de<br />
«biens collectifs », générateurs d'« externalités » positives.<br />
Les <strong>syndicats</strong> offriraient des services qui, dès lors qu'ils seraient<br />
disponib<strong>les</strong> pour un salarié, le seraient nécessairement pour tous du<br />
fait de la difficulté d'empêcher quiconque d'en bénéficier. Dans de<br />
tel<strong>les</strong> circonstances, il est difficile d'éviter qu'un grand nombre de<br />
gens se comportent en «passagers clandestins» : chacun attend que<br />
ce soit l'autre qui prenne l'initiative et en supporte <strong>les</strong> coûts de<br />
production. Une contrainte légale au profit des <strong>syndicats</strong> serait donc<br />
nécessaire pour que ces services soient produits. C'est la justification<br />
traditionnellement utilisée par <strong>les</strong> économistes pour légitimer l'intervention<br />
de l'État.<br />
Cet argument est contestable. Il n'est pas nécessairement vrai que<br />
<strong>les</strong> services rendus par <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> soient « par nature» des biens<br />
collectifs,<br />
Ainsi que le rappelle John Burton [31), <strong>les</strong> services rendus par <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong> peuvent être regroupés en quatre rubriques:<br />
1. La négociation des termes du contrat de travail. Le syndicat<br />
négocie en lieu et place de l'employé, son salaire, <strong>les</strong> avantages en<br />
nature, ainsi que <strong>les</strong> conditions de travail.<br />
2. La <strong>sur</strong>veillance de l'exécution des termes du contrat. Le syndicat<br />
veille à ce que <strong>les</strong> clauses contractuel<strong>les</strong> soient bien appliquées. Il<br />
protège <strong>les</strong> salariés contre des décisions de la direction qui auraient<br />
pour conséquence de remettre en cause certains termes de l'accord<br />
collectif.<br />
3. Une action de soutien politique. Les <strong>syndicats</strong> font pression <strong>sur</strong><br />
<strong>les</strong> parlementaires pour obtenir des législations favorab<strong>les</strong> aux
LES SYNDICATS SONT-ILS unLES 71<br />
intérêts de leurs adhérents. Ils interviennent dans le financement des<br />
partis politiques, contribuent à la diffusion de leurs idées, et aident<br />
leur propagande électorale.<br />
4. L'apport d'avantages privatifs. L'adhésion au syndicat permet<br />
de bénéficier d'un certain nombre de services réservés aux syndiqués:<br />
par exemple l'accès à certaines mutuel<strong>les</strong>, <strong>les</strong> colonies de<br />
vacances gérées par <strong>les</strong> comités d'entreprise, des centra<strong>les</strong> d'achat<br />
avec des facilités de paiement, etc.<br />
Question: Tous ces services sont-ils vraiment des «biens<br />
collectifs» <br />
A l'évidence, <strong>les</strong> colonies de vacances, <strong>les</strong> bons d'achat, <strong>les</strong><br />
mutuel<strong>les</strong> ne sont pas des «biens publics ». Il en va de même pour<br />
l'activité politique des <strong>syndicats</strong>. Elle est un « bien public» pour <strong>les</strong><br />
gens qui partagent <strong>les</strong> mêmes idées que l'homme politique en faveur<br />
de qui le syndicat fait campagne. Mais pour <strong>les</strong> autres, il s'agit plutôt<br />
d'un « mal».<br />
Il s'agit de faux « btens collectifs»<br />
La négociation des contrats, ainsi que la <strong>sur</strong>veillance de leur<br />
application, ne sont pas davantage des services dont on peut<br />
considérer qu'ils ont par nature un caractère «public» ou<br />
«collectif ». Dans <strong>les</strong> deux cas, l'exclusion est possible. On pourrait<br />
imaginer que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> interviennent seulement pour négocier<br />
collectivement <strong>les</strong> contrats de leurs adhérents et laissent <strong>les</strong> autres se<br />
débrouiller.<br />
Freeman et Medoff évoquent également l'argument selon lequel<br />
le lieu de travail, et tout ce qui le caractérise Ga sécurité, l'éclairage,<br />
le chauffage, le confort des installations, etc.), constitueraient un<br />
«bien public ». L'analogie qui vient immédiatement à l'esprit est<br />
celle de la rue. Mais cette assimilation est abusive. A la différence de<br />
la rue, le lieu de travail est la propriété de quelqu'un. Si un salarié<br />
n'est pas content de l'éclairage qui règne dans son atelier, s'il<br />
conteste <strong>les</strong> règ<strong>les</strong> de sécurité qui y sont imposées par le propriétaire<br />
(interdiction de boire de l'alcool <strong>sur</strong> le lieu de travail, obligation<br />
d'entretenir et de nettoyer <strong>les</strong> machines avant de s'en aller, etc.), ou<br />
encore s'il n'est pas content des prestations qu'il trouve à la cantine
72 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
de l'établissement, personne ne l'empêche de chercher un travail ailleurs.<br />
Freeman et Medoff raisonnent comme si <strong>les</strong> ouvriers étaient<br />
« copropriétaires» de leur atelier; ou encore comme si ces lieux<br />
n'appartenaient à personne. Or ce n'est pas le cas.<br />
Autre faib<strong>les</strong>se de leur raisonnement. Admettons qu'il y ait une<br />
liaison positive entre taux de syndicalisation et efficacité productive,<br />
et que celle-ci résulte bien de ce que la présence d'un syndicat actif<br />
améliore la coopération. Si tel est le cas, on ne voit pas pourquoi <strong>les</strong><br />
entreprises auraient encore besoin de recourir aux services de<br />
contremaîtres et de tout un personnel d'encadrement. N'est-ce pas<br />
précisément leur métier que d'as<strong>sur</strong>er une meilleure organisation et<br />
coopération des salariés dans le cadre de leurs tâches quotidiennes<br />
Pourquoi l'entreprise ne se dessaisit-elle pas de ces problèmes pour<br />
en confier l'administration aux <strong>syndicats</strong> eux-mêmes, puisque, si l'on<br />
écoute Freeman et Medoff, ils sont supposés être plus efficaces De la<br />
même façon, si cette hypothèse était vraie, comment se fait-il que<br />
tant de firmes continuent encore de lutter contre la présence des<br />
<strong>syndicats</strong> Faut-il supposer que <strong>les</strong> chefs d'entreprise sont tous des<br />
masochistes Tout ceci est incohérent.<br />
Reste l'argument que l'employé est, par rapport à son employeur<br />
dans une situation d'infériorité car la seule sanction dont il dispose -<br />
le quitter pour une autre firme, implique un ensemble de coûts personnels<br />
qui freinent sa mobilité.<br />
Creusons cette notion. Si la mobilité a un coût, c'est notamment<br />
parce que l'occupation d'un travail implique de la part de l'employé<br />
un certain investissement dans des savoir-faire, des connaissances ou<br />
des tours de main spécifiques à l'entreprise, et qui ne lui seront plus<br />
d'aucune utilité s'il passe dans une autre firme. Si l'on suit Freeman et<br />
Medoff, cette situation justifierait que l'on protège ces travailleurs<br />
contre la concurrence de salariés marginaux qui, eux, n'ayant pas<br />
investi autant, ou ne cherchant pas à investir, accepteraient <strong>les</strong><br />
emplois qu'ils convoitent pour un salaire moindre. Il s'agirait, en<br />
d'autres termes, de protéger <strong>les</strong> salariés contre <strong>les</strong> phénomènes de<br />
dévalorisation de leur capital de savoirs spécifiques qui se produit à<br />
l'occasion de chaque changement d'emploi.
LES SYNDICATS SONT-ILS urILES 73<br />
Un handicap qui n'existe pas<br />
Mais au nom de quoi devrait-on leur accorder cette protection<br />
La réalité d'un tel coût est en fait fort problématique. Si un travailleur<br />
s'attend à rentrer dans une entreprise où il sait qu'il n'a aucune<br />
chance de récupérer, en cas de départ, la moindre partie de ses<br />
investissements en capital humain, dès le début il exigera un salaire<br />
plus élevé. Freeman et Medoff raisonnent sans tenir compte que <strong>sur</strong><br />
un marché du travail où la concurrence, pour attirer et fidéliser une<br />
main-d'œuvre aux savoirs de plus en plus spécialisés est forte, le<br />
marché capitalise dès le départ, dans <strong>les</strong> rémunérations, ce genre<br />
d'aléa.<br />
Par ailleurs, une façon pour <strong>les</strong> entreprises d'attirer la maind'œuvre<br />
est d'offrir aux salariés embauchés la garantie qu'ils<br />
retrouveront lors de leur départ la contrepartie des efforts spécifiques<br />
d'investissement consentis pendant leur présence dans l'entreprise.<br />
Comment En leur offrant des contrats qui prévoient le versement<br />
d'indemnités de départ. Cel<strong>les</strong>-ci représentent dès l'embauche une<br />
sorte de reconnaissance des droits de propriété de l'employé <strong>sur</strong> le<br />
capital spécifique qu'il aura accumulé dans son travail. El<strong>les</strong> sont un<br />
facteur de plus grande productivité puisque l'employé n'hésitera plus<br />
à investir dans des savoirs ou des compétences dont il n'a pas la<br />
garantie qu'il pourra demain en monnayer la valeur dans un autre<br />
emploi.<br />
A la différence de Freeman et Medoff, ce raisonnement laisse<br />
entendre que la présence d'un marché libre et concurrentiel est, là<br />
encore, la meilleure garantie de réduire <strong>les</strong> « coûts de mobilité )) de la<br />
main-d'œuvre. La protection des droits des uns <strong>sur</strong> leur accumulation<br />
de capital humain spécifique n'est pas acquise au prix du sacrifice du<br />
droit des autres de venir leur faire librement concurrence <strong>sur</strong> le marché<br />
du travail. La solution qui émergeait du fonctionnement d'un<br />
marché libre et concurrentiel est plus juste que l'intervention restrictive<br />
du syndicat.<br />
En réalité, le modèle traditionnel du monopole, combiné avec<br />
un modèle de représentation des processus d'action collective mettant<br />
l'accent <strong>sur</strong> le rôle central des préférences de 1'« employé
74 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
médian », suffit largement à rendre compte de la plupart des faits statistiques<br />
observés par Freeman et Medoff, sans qu'il soit besoin de<br />
faire appel à leurs explications [132]. Pour le démontrer, nous prendrons<br />
quatre exemp<strong>les</strong> .<br />
Les écarts de rémunbat10n peuvent être expliqués par d'autres<br />
éléments du marché du travatl<br />
Admettons qu'il soit démontré sans l'ombre d'un doute que <strong>les</strong><br />
salaires des secteurs d'activité <strong>les</strong> plus syndicalisés sont nettement<br />
plus élevés, cela ne suffit pas pour autant à démontrer qu'il y a un lien<br />
de causalité nécessaire et durable entre syndicalisation et taux de<br />
salaires. On peut expliquer le même résultat en faisant intervenir<br />
d'autres facteurs et mécanismes.<br />
Prenons un modèle simple à deux secteurs. L'un bénéficie de la<br />
« protection» d'un syndicat puissant. Les <strong>syndicats</strong> sont totalement<br />
absents de l'autre. Grâce à l'action de leur syndicat, <strong>les</strong> ouvriers du<br />
premier arrachent à leurs entreprises le versement de meilleurs<br />
salaires.<br />
Ce taux de salaires plus élevé y réduit l'embauche. Un certain<br />
nombre d'ouvriers qui y auraient trouvé un emploi sont contraints de<br />
rechercher un travail dans le secteur non syndicalisé. Cet affiux de<br />
demandes y entraîne une baisse du taux des salaires jusqu'à ce que <strong>les</strong><br />
conditions du plein emploi y soient retrouvées. Résultat: on a deux<br />
secteurs, avec deux taux de salaires différents, mais un taux de chômage<br />
finalement inchangé.<br />
Cependant, cet écart de salaires crée une opportunité de profit.<br />
Des travailleurs du secteur protégé sont attirés par <strong>les</strong> hauts salaires<br />
pratiqués dans l'autre. Ils préfèrent y rester plus longtemps au chômage<br />
plutÔt que de prendre un emploi dans le secteur moins bien<br />
rémunéré, parce qu'ils attendent qu'un emploi éventuel s'y libère. De<br />
même des gens qui ne se manifestaient pas encore <strong>sur</strong> le marché du<br />
travail parce qu'ils n'étaient pas satisfaits des rémunérations proposées,<br />
sortent de leur réserve et gonflent la file d'attente de ceux qui<br />
viennent s'inscrire au chÔmage dans l'espoir de trouver un jour un<br />
emploi dans le secteur où <strong>les</strong> salaires sont <strong>les</strong> plus élevés. En résultat,<br />
on a bien deux niveaux de salaires différents. Mais, en contrepartie,
LES SYNDICATS SONT-ILS UTILES 75<br />
on a aussi la formation de fi<strong>les</strong> d'attente, avec des probabilités différentes<br />
de trouver l'emploi recherché.<br />
Le secteur syndicalisé étant selon toute vraisemblance celui où <strong>les</strong><br />
barrières :l l'entrée sont <strong>les</strong> plus importantes, donc aussi celui où le<br />
taux de rotation des emplois est sans doute le plus faible, il se peut que<br />
l'écart apparent des rémunérations offertes ne corresponde pas :l une<br />
différence significative des revenus réellement attendus par des<br />
agents économiques. Dans ce cas, la présence d'un écart de salaire<br />
important et durable peut être interprétée non pas comme le produit<br />
de deux rapports de force différents liés :l la présence ou non d'un<br />
pouvoir syndical fort, mais comme la contrepartie au niveau des<br />
salaires de la coexistence de deux marchés du travail caractérisés par<br />
des variab<strong>les</strong> institutionnel<strong>les</strong> différentes: <strong>sur</strong> l'un, <strong>les</strong> rémunérations<br />
sont peut-être plus basses, mais cela est compensé par une rotation<br />
plus rapide des emplois et une probabilité plus grande pour chaque<br />
demandeur d'emploi d'accéder au travail qu'il convoite; <strong>sur</strong> l'autre,<br />
<strong>les</strong> salaires sont plus élevés, mais cet avantage se trouve réduit par la<br />
probabilité plus faible pour chaque demandeur d'obtenir l'emploi<br />
qu'il recherche.<br />
Les données fournies par Freeman et Medoff ne tiennent malheureusement<br />
pas compte de cette hypothèse.<br />
Le coat économtque du monopole syndical est beaucoup plus élevé<br />
qu'Ils le disent<br />
Freeman et Medoff estiment :l 0,24 % du Produit national brut la<br />
perte sociale totale liée :l la présence de monopo<strong>les</strong> syndicaux. Ce<br />
chiffre paraît bien faible.<br />
La figure (p. 77) fait apparaître, <strong>sur</strong> l'axe vertical, le salaire<br />
maximal que <strong>les</strong> employeurs 1, 2, 3 ... sont prêts :l offrir, ainsi que le<br />
salaire minimal que <strong>les</strong> travailleurs a, b, c ... exigent pour abandonner<br />
leurs autres activités et prendre <strong>les</strong> emplois salariés qui leur sont ainsi<br />
offerts. L'axe horizontal représente <strong>les</strong> embauches. Les particuliers<br />
classent par ordre décroissant <strong>les</strong> rémunérations maxima<strong>les</strong> offertes<br />
par <strong>les</strong> différentes firmes, cependant que <strong>les</strong> employeurs font<br />
l'inverse: ils y classent par ordre croissant <strong>les</strong> rémunérations minima<strong>les</strong><br />
exigées par ceux qui postulent aux emplois qu'ils offrent.
76 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Le salaire maximal qu'une firme est prête à payer est déterminé<br />
par la valeur de la productivité marginale d'une embauche. Celle-ci<br />
dépend, d'une part de la productivité de la firme (c'est-à-dire sa<br />
capacité à combiner <strong>les</strong> facteurs de production de façon à obtenir un<br />
produit le plus élevé possible pour le coût le plus faible); d'autre part<br />
du prix du produit <strong>sur</strong> le marché. La firme peut payer des salaires élevés<br />
soit parce qu'elle est très efficace <strong>sur</strong> un marché très compétitif;<br />
soit parce que, même si elle n'est pas très efficiente, elle bénéficie <strong>sur</strong><br />
le marché d'une position de monopole.<br />
De la même manière, le salaire minimal exigé par <strong>les</strong> employés<br />
est déterminé par <strong>les</strong> préférences des individus et le revenu alternatif<br />
qu'ils sont susceptib<strong>les</strong> d'obtenir dans une activité non salariée.<br />
L'intérêt de chaque firme est d'embaucher l'individu qui, pour<br />
des qualités identiques, présente <strong>les</strong> exigences <strong>les</strong> plus faib<strong>les</strong>. En<br />
agissant ainsi, elle pourra capter le maximum de «gains à<br />
l'échange ». (Le «gain à l'échange» est la différence entre le prix que<br />
l'on est prêt à payer et le prix que le marché vous impose effectivement<br />
de débourser.) Selon le même principe, celui qui cherche un<br />
emploi a intérêt à se faire embaucher par l'entreprise qui offre le<br />
salaire le plus élevé. Par exemple, <strong>les</strong> individus e, J, et g pourraient se<br />
faire embaucher par <strong>les</strong> firmes 1, 2 et 3 (qui sont prêtes à offrir des<br />
rémunérations plus élevées que <strong>les</strong> sommes qu'eux-mêmes réclament<br />
au minimum). Mais ils sont en concurrence avec a, b, c, et d qui se<br />
montrent a priori moins exigeants. Si el<strong>les</strong> en ont la possibilité, <strong>les</strong><br />
firmes 1, 2 et 3 leur préféreront leurs concurrents. Les firmes 5, 6 et 7<br />
pourraient réaliser d'importants bénéfices en embauchant <strong>les</strong> individus<br />
a, bet c; mais el<strong>les</strong> sont en concurrence avec <strong>les</strong> firmes 1, 2, 3 et 4<br />
qui, el<strong>les</strong>, sont prêtes à offrir davantage pour attirer à el<strong>les</strong> ces<br />
salariés.<br />
Lorsqu'il y a concurrence, <strong>les</strong> entreprises sont dans l'incapacité<br />
de s'approprier la totalité des « gains à l'échange» disponib<strong>les</strong>. La<br />
firme 1 voudrait embaucher l'individu a. C'est avec lui qu'elle réaliserait<br />
le gain à l'échange le plus élevé. Mais cet individu apprend que la<br />
firme 4 a accepté d'embaucher d pour un salaire quatre fois plus<br />
élevé. Il exige la même chose. La firme 1, plutôt que de se voir privée<br />
de ses services accepte, et réalise néanmoins encore un «gain à<br />
l'échange» substantiel. Même chose avec <strong>les</strong> travailleurs b et c, ainsi
LES SYNDICATS SONT-ILS UfILES 77<br />
que <strong>les</strong> firmes 2 et 3. Finalement, <strong>les</strong> firmes 1, 2, 3 et 4 embaucheront<br />
<strong>les</strong> ouvriers a, b, cet d au même salaire qui correspond, d'une part, à<br />
la rémunération maximale que la firme 4 était prête à payer; d'autre<br />
part, au salaire minimal que le travailleur d exigeait pour accepter de<br />
quitter son activité présente pour un emploi salarié. C'est l'offre de la<br />
firme « marginale» qui, en définitive, impose son prix au marché, et<br />
interdit aux employeurs de capter pour leur compte exclusif<br />
l'intégralité des «gains à l'échange ». La concurrence conduit à ce<br />
que <strong>les</strong> «gains à l'échange» disponib<strong>les</strong> seront partagés entre <strong>les</strong> employeurs<br />
et <strong>les</strong> salariés embauchés.<br />
Salaire s<br />
1<br />
max. 1<br />
-<br />
A<br />
Vc 4<br />
min. 7<br />
6 ~-<br />
2<br />
B 1 G<br />
~-+<br />
c<br />
1 H<br />
D 1 1<br />
--+-<br />
E 1 J<br />
F<br />
a<br />
:<br />
b<br />
o a b<br />
.-<br />
"1-,<br />
f<br />
-i<br />
+--i<br />
MIN 1 0 1<br />
3<br />
e<br />
K 1 1<br />
4<br />
d<br />
L 1 1<br />
5<br />
-i<br />
c<br />
+-+-<br />
1 1 1<br />
Demande<br />
--+-+-+--<br />
1 1 1<br />
6<br />
r--- OH.e<br />
9<br />
: 1 1 1<br />
c d e 9 Embauches<br />
Le marché du travail<br />
Sachant que c'est le salaire 4 qui, sous <strong>les</strong> effets de la concurrence<br />
s'impose au marché, la part des «gains à l'échange» captée par <strong>les</strong><br />
salariés est égale à sa somme D + E + F + 1 + J + L O'écart entre le<br />
salaire effectivement versé également à tous et le salaire minimal<br />
exigé au départ par chacun). La part des employeurs, elle, est représentée<br />
par la somme A + B + C + H + G + K (l'écart entre le salaire<br />
effectivement versé par <strong>les</strong> entreprises à tous <strong>les</strong> travailleurs et le<br />
salaire maximal que chacune était a priori disposée à offrir). Ce
78 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
salaire 4 est celui qui maximise la somme des gains à l'échange, tant<br />
pour <strong>les</strong> salariés que pour l'ensemble des entreprises.<br />
Résultat: l'embauche des entreprises se limitera aux travailleurs<br />
a, b, c et d. En revanche, e, Jet g ne trouveront pas d'emploi (aux<br />
conditions minima<strong>les</strong> qu'ils demandent). Parce qu'el<strong>les</strong> ne peuvent<br />
offrir au maximum que des salaires inférieurs au prix imposé par le<br />
marché, <strong>les</strong> firmes S, 6 et 7 seront contraintes de se retirer.<br />
Imaginons maintenant qu'intervienne un syndicat qui fait pression<br />
<strong>sur</strong> <strong>les</strong> pouvoirs publics pour que soit imposé aux entreprises un<br />
salaire minimal égal au salaire 2 de l'échelle verticale. Ce salaire<br />
dépasse ce que <strong>les</strong> firmes 3 et 4 étaient en me<strong>sur</strong>e d'offrir à leurs salariés.<br />
El<strong>les</strong> aussi doivent se retirer du marché. Mais, en agissant ainsi,<br />
el<strong>les</strong> suppriment <strong>les</strong> emplois c et d.<br />
A ce nouveau salaire, la part des «gains à l'échange» captée par<br />
le secteur des entreprises Oeurs profits) diminue d'une somme égale à<br />
la somme B + C + G + H + K. La part des «gains à l'échange» captée<br />
par <strong>les</strong> salariés (dans leur ensemble) augmente de la somme<br />
B + C + G + H. On constate que ce que perd le secteur des entreprises<br />
n'est pas intégralement récupéré par <strong>les</strong> salariés. Le total des «gains à<br />
l'échange» partagés entre <strong>les</strong> deux parties est diminué de la somme<br />
K + L. Celle-ci est perdue pour tout le monde. Elle représente le<br />
«coût social» qui résulte de l'activité corporative du syndicat. Les<br />
travailleurs a et b bénéficient tous deux d'un revenu plus élevé. Mais<br />
l'élimination des firmes 3 et 4, et le non-emploi des ouvriers c et d, se<br />
traduisent au niveau de la collectivité par une «perte sociale» que<br />
Freeman et Medoff estiment, pour l'économie américaine, à<br />
0,24 % du PNB.<br />
Cette façon de comptabiliser le «coût social» des <strong>syndicats</strong> est<br />
cependant erronée. Elle suppose que le syndicat atteint son objectif<br />
«sans coûts». Ce qui est une ab<strong>sur</strong>dité.<br />
La rente apportée par l'entente syndtcale est gasptllée en tnvesttssements<br />
vtsant a la protéger<br />
Au salaire de niveau 2, <strong>les</strong> travailleurs c, d et e seraient eux aussi<br />
preneurs d'un emploi dans <strong>les</strong> firmes 1 et 2. Pour y prendre la place<br />
de a et b, ils seraient même prêts à se contenter d'un salaire minimal
LES SYNDICATS SONT-ILS unLES 79<br />
de niveau 3. Le fait que le syndicat obtienne des pouvoirs publics le<br />
vote d'un salaire minimal de niveau 2 représente pour eux un coût en<br />
termes d'opportunités de gains dont ils se trouvent ainsi privés. Le<br />
syndicat court le risque qu'un homme politique en mal de clientèle ne<br />
s'intéresse à leur problème et ne <strong>les</strong> aide à obtenir une législation qui<br />
leur serait plus favorable qu'aux intérêts visés par a et b. Comment<br />
ces derniers peuvent-ils s'en préserver<br />
La réponse consiste pour a et b à « acheter» le consentement de<br />
C, d et e en obtenant de la collectivité qu'elle <strong>les</strong> « indemnise» pour<br />
un montant égal aux sommes perdues. Le coût de leur exclusion<br />
comme conséquence des activités du syndicat est représenté par la<br />
somme M + K + L + N + P + O. Elle est inférieure au total des «gains à<br />
l'échange» encaissés par a et b à la suite des actions corporatives de<br />
leur entente (B + C + D + E + F + G + H + 1 + D. Ces derniers peuvent<br />
donc accepter de consacrer une somme au maximum équivalente à<br />
M + K + L + N + P + 0 (soit la <strong>sur</strong>face B + C + D +G + H + D pour obtenir<br />
des pouvoirs publics une opération de transfert au profit de C, d et<br />
e au moins égale à ce montant. Une fois cette opération de redistribution<br />
réalisée, ils ont en contrepartie l'as<strong>sur</strong>ance que C, d et e ne<br />
gagneraient rien à contrer l'action de leur syndicat; et ils conservent<br />
tout de même un «bonus» représenté par E + F + J.<br />
Faisons maintenant le bilan de la séquence d'événements consécutive<br />
à l'intervention du syndicat organisé par a et b. Au lieu que a,<br />
b, cet d occupent un emploi- salarié, seuls a et b sont employés. Leur<br />
revenu apparent est plus élevé que ce qu'aurait été le niveau d'un marché<br />
libre. Mais leur revenu net (des efforts déployés pour « acheter»<br />
le consentement des salariés exclus du marché par leur entente)<br />
s'avère en définitive inférieur. D'après Gordon Tullock, ce sont ces<br />
sommes investies dans l'action syndicale et politique pour n'obtenir<br />
qu'un transfert finander équivalent au bénéfice de c, d et e, qui forment<br />
le véritable « coût sodal » de l'action syndicale [188, 101, 155J.<br />
Si l'on reprend <strong>les</strong> chiffres cités par Freeman et Medoff (un écart<br />
de salaires entre secteurs syndicalisés et non syndicalisés de l'ordre<br />
de 20 %; une réduction du volume des effectifs employés de l'ordre<br />
de 13 %; un taux de syndicalisation moyen de 25 %; une masse salariale<br />
égale aux trois quarts du PNB; enfin un produit national brut de<br />
3069 milliards de dollars en 1982), on obtient un «coût social»
80 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
estimé à 4 % du PNB -<br />
<strong>les</strong> deux auteurs.<br />
ce qui est très supérieur aux 0,24 % calculés par<br />
Dans ce qui précède, nous avons supposé que <strong>les</strong> travailleurs<br />
étaient parfaitement identiques et substituab<strong>les</strong> entre eux. C'est le fait<br />
qu'une firme peut indifféremment embaucher l'un ou l'autre qui<br />
contraint le syndicat formé par a et b à « acheter» la coopération des<br />
autres travailleurs dont le comportement pourrait empêcher leur<br />
entente d'atteindre ses objectifs. Une autre stratégie ouverte à a et b<br />
serait de convaincre leurs employeurs qu'ils sont tellement différents<br />
de C, d et e que leur intérêt est de ne <strong>les</strong> remplacer qu'en cas de départ<br />
à la retraite ou de démission volontaire. Mais là encore, cette stratégie<br />
n'est pas « gratuite». Le syndicat investira dans tout ce qui augmente<br />
la différence observable entre a et b d'une part, et <strong>les</strong> autres<br />
salariés (dépenses de formation, procédures d'apprentissage, exigence<br />
de diplômes délivrés par <strong>les</strong> professionnels du métier, accroissement<br />
de la part d'investissements spécifiques en capital humain liés<br />
à la firme, etc.). A la limite, le syndicat y investira l'équivalent de ce<br />
qui est nécessaire pour obtenir le consentement des autres à la <strong>sur</strong>vie<br />
de son entente ((B + C + D + H + 1 + J).<br />
Cependant, <strong>les</strong> seuls ouvriers a et b présents dans <strong>les</strong> entreprises 1<br />
et 2 au moment de la formation de l'entente syndicale bénéficieront<br />
pleinement de ses avantages. Lorsqu'ils prendront leur retraite, leurs<br />
successeurs devront à nouveau «racheter» le silence de leurs concurrents.<br />
Mais auparavant, comme le nombre de candidats à la succession<br />
est plus grand que le nombre d'élus, la concurrence imposera à<br />
chacun de faire l'effort de certains investissements susceptib<strong>les</strong><br />
d'orienter le choix des employeurs. Chacun y consacrera l'équivalent<br />
de la «rente» économique résiduelle qu'il peut espérer de la protection<br />
du syndicat. A la limite, la concurrence pour entrer sous le<br />
parapluie du cartel syndical ramènera la rémunération finale des<br />
salariés a et b au niveau d'un salaire 6, ne leur laissant comme «gains<br />
à l'échange» réels que le seul espace F. Leur situation sera plus mauvaise<br />
qu'elle n'aurait été si on avait librement laissé jouer le jeu du<br />
marché.<br />
Toutes ces dépenses non productives investies par <strong>les</strong> salariés<br />
dans l'espoir de capter la «rente» économique attendue de la
LES SYNDICATS SONT-ILS UTILES 81<br />
présence d'un syndicat, représentent un formidable gaspillage<br />
collectif, beaucoup plus élevé que le chiffre modeste avancé par <strong>les</strong><br />
deux auteurs américains. Et cela en définitive pour des gains corporatifs<br />
illusoires, car impossib<strong>les</strong> à maintenir dans le long terme.<br />
L'escroquerie de l'effet-productlvIM<br />
Lorsque le salaire augmente, la firme, pour maximiser son profit<br />
(ou minimiser ses coûts), cherche à égaliser la valeur de la productivité<br />
marginale du travail par franc dépensé, à celle des autres facteurs<br />
de production. En conséquence, si la productivité marginale des<br />
autres facteurs est inchangée, il lui faut, après une augmentation de<br />
salaire, obtenir une élévation de la productivité marginale du travail.<br />
Elle cherchera à obtenir le même supplément de production avec<br />
moins de travailleurs, l'opération se traduit par une réallocation de<br />
ressources entre différents facteurs de production, sans que<br />
l'augmentation de la productivité du travail se traduise par une augmentation<br />
de la production totale, ni même une réduction des coûts.<br />
n y a seulement un effet de substitution qui soit à l'œuvre.<br />
Cette remarque donne la clé de l'erreur que Freeman et Medoff<br />
commettent lorsqu'il déduisent de la présence d'une corrélation<br />
positive entre le taux de syndicalisation et la productivité du travail, la<br />
conclusion que l'activité corporative des <strong>syndicats</strong> favoriserait le progrès<br />
technique. Ils supposent que <strong>les</strong> gains de productivité ainsi<br />
observés correspondent à un déplacement de la courbe de demande<br />
de travail, alors qu'en réalité il s'agit d'un simple «effet de substitution»<br />
(c'est-à-dire un déplacement le long de la courbe de demande<br />
de travail).<br />
Si, en effet, il suffisait d'augmenter le prix d'un de ses facteurs<br />
pour que l'entreprise augmente sa productivité globale, on aurait<br />
alors le secret de la croissance : il suffirait d'imposer aux entreprises<br />
des charges toujours plus élevées pour obtenir le résultat désiré. C'est<br />
clairement ab<strong>sur</strong>de. Le fait que la firme réorganise l'affectation de ses<br />
ressources en procédant, dans sa fonction de production, à la substitution<br />
d'un facteur à un autre, n'est pas un signe de progrès. Obtenir<br />
le même supplément de production avec moins de salariés n'a pas la
82 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
même signification économique que le fait d'obtenir un produit plus<br />
élevé avec le même nombre d'employés.<br />
Une autre version du même argument est celle dite de 1'« effet de<br />
choc <strong>sur</strong> l'encadrement». Le syndicat aurait un effet positif <strong>sur</strong> la productivité<br />
du fait des conséquences stimulatrices que sa présence<br />
entraînerait au niveau de l'encadrement. Pour reprendre la terminologie<br />
si spéciale de Harvey Liebenstein, l'irruption d'un syndicat dans<br />
la vie d'une entreprise aurait pour conséquence d'y provoquer une<br />
diminution de 1'« inefficience X» (111).<br />
Cette vision est clairement incompatible avec <strong>les</strong> faits observés.<br />
L'idée que la présence d'un syndicat stimulerait l'activité de<br />
l'encadrement et contribuerait ainsi ~ améliorer <strong>les</strong> relations de<br />
coopération au sein du personnel est incompatible avec<br />
l'observation de nombreuses pratiques syndica<strong>les</strong> (tel<strong>les</strong> que, par<br />
exemple, l'opposition des <strong>syndicats</strong> au contrôle des performances,<br />
ou encore leur attitude restrictive dès lors qu'il s'agit d'introduire de<br />
nouvel<strong>les</strong> innovations techniques). Il ne semble guère que leur<br />
présence soit conçue aux fins d'aider l'encadrement ~ mieux faire son<br />
travail.<br />
Un élément statistique, relevé par Freeman et Medoff euxmêmes,<br />
rend apparent le caractère scientifiquement fantaisiste de<br />
cette hypothèse. Il s'agit de la corrélation négative entre<br />
syndicalisation et taux de profit. Si l'effet du syndicat est d'améliorer<br />
la productivité de l'entreprise comme le ferait le progrès technique,<br />
<strong>les</strong> profits ne devraient pas diminuer, mais au contraire augmenter.<br />
Non seulement la rentabilité moyenne devrait s'améliorer, mais cela<br />
devrait également s'accompagner d'une augmentation de l'emploi<br />
pour le niveau de salaire négocié par le syndicat. S'il était efficace, le<br />
syndicat contribuerait ~ déplacer la courbe de productivité marginale<br />
vers la droite. Les travailleurs syndiqués associés ~ la même quantité<br />
de biens d'équipement seraient plus productifs que le même nombre<br />
de travailleurs non syndiqués associés ~ la même quantité de capital.<br />
Les profits seraient alors nécessairement plus élevés. Or c'est précisément<br />
la relation inverse que font apparaître <strong>les</strong> recherches empiriques<br />
de Freeman et Medoff.<br />
Le raisonnement théorique, ainsi qu'on l'a vu dans <strong>les</strong> pages précédentes,<br />
montre clairement qu'une des conséquences norma<strong>les</strong> de
LES SYNDICATS SONf-ILS lITILES 83<br />
l'entente syndicale doit être la baisse de la rentabilité du capital<br />
investi par <strong>les</strong> actionnaires de la firme. Les preuves empiriques sont,<br />
<strong>sur</strong> ce point, dépourvues d'ambiguité. El<strong>les</strong> sont confirmées non<br />
seulement par <strong>les</strong> travaux de Freeman et Medoff, mais aussi par ceux<br />
de Clark, ou encore de Ruback et Zimmerman [39, 1671. Toutes <strong>les</strong><br />
études révèlent une chute significative des profits consécutive à la<br />
progression de l'influence des <strong>syndicats</strong> dans une industrie.<br />
Si Freeman et Medoff avaient raison, la courbe de demande de<br />
travail des firmes syndiquées devrait se déplacer vers la droite. Pour<br />
un même nombre de salariés, la productivité marginale devrait être<br />
plus élevée dans le secteur syndicalisé que dans l'autre. De même<br />
pour <strong>les</strong> profits. Pour un plus grand nombre d'embauches au salaire<br />
désiré par l'entente, <strong>les</strong> profits devraient être aussi élevés qu'en situation<br />
de concurrence. Or tout cela est visiblement incompatible avec<br />
<strong>les</strong> observations empiriques rassemblées à ce jour.<br />
C'est donc que Freeman et Medoff se trompent. Ils méprennent<br />
un déplacement de la courbe de travail pour un déplacement le long<br />
de la courbe.<br />
Des faIts statistiques compattb<strong>les</strong> avec une autre Interprétatton du<br />
rôle des syndIcats<br />
Freeman et Medoff présentent toute une série de faits statistiques<br />
dont beaucoup sont incontestab<strong>les</strong>. Ils en tirent une série de conclusions<br />
corroborant, pensent-ils, leur modèle d'exit and volee. Mais la<br />
plupart de ces données empiriques ne sont pas décisives car el<strong>les</strong><br />
peuvent facilement être réintégrées dans un modèle classique analysant<br />
le syndicat comme un « cartel».<br />
Prenons, par exemple, la moindre rotation de la main-d'œuvre<br />
dans <strong>les</strong> firmes syndicalisées. Freeman et Medoff l'interprètent,<br />
comme l'indice d'un meilleur climat social, la preuve de ce que le<br />
syndicalisme améliorerait <strong>les</strong> conditions du dialogue entre la maîtrise<br />
et le personnel. Mais il est tout aussi possible de soutenir que cette<br />
moindre mobilité est en réalité quelque chose qui est recherché par le<br />
syndicat, dans l'intérêt même de sa <strong>sur</strong>vie et des intérêts personnels<br />
qu'il sert.
84 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Lorsqu'un salarié syndiqué s'en va, pour cause de mise à la<br />
retraite ou par décision personnelle, l'entreprise cherche à le<br />
remplacer. Or, une conséquence de l'action restrictive du syndicat<br />
est qu'à chaque fois que <strong>les</strong> entreprises du secteur syndicalisé<br />
recrutent, el<strong>les</strong> trouvent en face d'el<strong>les</strong> toujours davantage de<br />
candidats qu'il y a de places disponib<strong>les</strong>. La préoccupation du<br />
syndicat est donc de faire en sorte que <strong>les</strong> employeurs ne profitent pas<br />
de cette position pour réviser leurs conditions de salaires. En général<br />
il y réussit fort bien. Mais plus la rotation de la main-d'œuvre est<br />
forte, plus c'est difficile et coûteux. Toutes choses éga<strong>les</strong> d'ailleurs, le<br />
syndicat maintiendra d'autant plus aisément sa cohésion face aux<br />
pressions du marché, que la mobilité de la main-d'œuvre dans <strong>les</strong><br />
firmes soumises à son influence est faible. Autrement dit, le syndicat<br />
a tout intérêt à faire ce qu'il peut pour abaisser le taux moyen de<br />
rotation du personnel dans <strong>les</strong> entreprises qu'il contrôle.<br />
Nous avons signalé que <strong>les</strong> recherches de Freeman et Medoff<br />
confirmaient que l'influence du syndicalisme allait généralement de<br />
pair avec des clauses contractuel<strong>les</strong> avantageant davantage <strong>les</strong> plus<br />
anciens dans l'entreprise. Cette observation est parfaitement cohérente<br />
avec le souci des <strong>syndicats</strong> de réduire la mobilité. Une manière<br />
d'y arriver est de privilégier <strong>les</strong> travailleurs <strong>les</strong> moins mobi<strong>les</strong>, c'està-dire<br />
<strong>les</strong> anciens. Par exemple en favorisant le principe de<br />
l'ancienneté dans la détermination des hiérarchies salaria<strong>les</strong>.<br />
De la même façon, nous avons vu que c'est dans <strong>les</strong> secteurs syndicalisés<br />
que <strong>les</strong> avantages en nature sont proportionnellement <strong>les</strong><br />
plus élevés. C'est logique. Un avantage en nature est spécifique à la<br />
firme. Il représente souvent un investissement que l'employé a peu de<br />
chance de retrouver de manière identique dans une autre firme. Si<br />
l'objectif du syndicat est de freiner la mobilité naturelle des travailleurs,<br />
son souci sera d'obtenir une part d'avantages en nature la plus<br />
élevée possible.<br />
Selon le même principe, il faut s'attendre à ce que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
s'opposent aux horaires flexib<strong>les</strong> ou « à la carte», à la multiplication<br />
des contrats « à temps partiel», ou encore aux cumuls d'emplois<br />
individuels; et donc que leur fréquence soit moins répandue dans <strong>les</strong><br />
secteurs syndicalisés. Cette attitude s'explique aisément. Des horaires<br />
libres compliquent le travail de contrôle et de prise en main du
LES SYNDICATS SONT-ILS UTILES 85<br />
personnel par <strong>les</strong> militants syndicaux. La multiplication des contrats<br />
«à temps partiel» crée une population peu concernée par <strong>les</strong><br />
« conquêtes» du syndicat.<br />
Ces préférences syndica<strong>les</strong> rejoignent l'intérêt des entreprises.<br />
Pour des raisons fisca<strong>les</strong>, cel<strong>les</strong>-ci préfèrent, si el<strong>les</strong> le peuvent, et si<br />
cela ne gêne pas leur politique de recrutement, augmenter la part des<br />
avantages collectifs en nature au détriment des rémunérations monétaires.<br />
C'est autant de moins qu'el<strong>les</strong> paient en impôts. De la même<br />
façon, il est souvent de l'intérêt de l'entreprise de réduire le taux de<br />
rotation de son personnel. Toute embauche d'un nouveau travailleur<br />
en remplacement d'un ancien se traduit en effet par une série de coûts<br />
fixes qui pourraient être évités. Pour cela elle aussi cherche à<br />
s'attacher <strong>les</strong> anciens en leur offrant des avantages dont le personnel<br />
ne peut jouir qu'en restant fidèle à leur entreprise (par exemple la<br />
possibilité de prendre sa retraite dans un établissement spécialisé<br />
financé par l'employeur).<br />
L'hypothèse du « syndicat-cartel» laisse cependant penser que<br />
c'est dans <strong>les</strong> secteurs où l'influence des <strong>syndicats</strong> est la plus forte que<br />
ces comportements de l'employeur seront <strong>les</strong> plus marqués, Or, c'est<br />
précisément ce que confirment <strong>les</strong> données empiriques de Freeman<br />
et Medoff.<br />
Reprenons leur thèse selon laquelle la moindre fréquence des<br />
démissions d'employés dans <strong>les</strong> secteurs syndicalisés serait la preuve<br />
de ce que la présence des <strong>syndicats</strong> y est un facteur favorable à la productivité.<br />
Ayant noté que c'est dans <strong>les</strong> entreprises <strong>les</strong> mieux syndiquées<br />
que <strong>les</strong> travailleurs expriment verbalement le taux d'insatisfaction<br />
le plus élevé, ils interprètent ce paradoxe en supposant que<br />
l'indice de satisfaction véritable des employés dans l'entreprise<br />
s'exprime prioritairement par leur attitude vis-à-vis de la mobilité,<br />
alors que leurs réponses verba<strong>les</strong> ne sont qu'un instrument de<br />
<strong>sur</strong>enchère servant à faire pression <strong>sur</strong> la direction pour en obtenir<br />
des avantages matériels accrus.<br />
En fait, il n'est nul besoin de tel<strong>les</strong> contorsions intellectuel<strong>les</strong><br />
pour rendre compte de l'observation simultanée de ces deux résultats.<br />
Le taux de démission n'est pas un indicateur de satisfaction, mais<br />
un comportement. On peut très bien être fort insatisfait de son<br />
emploi, et malgré tout y rester. Démissionner présente en effet un
86 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
«coût d'opportunité». Ce coût est d'autant plus fort que le salaire<br />
associé à l'emploi présent est plus élevé par rapport à celui que l'on<br />
sait pouvoir obtenir ailleurs. Comme <strong>les</strong> rémunérations réel<strong>les</strong> du<br />
secteur syndicalisé Cy compris <strong>les</strong> avantages collectifs en nature) sont<br />
en principe plus élevées que cel<strong>les</strong> des secteurs où <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> sont<br />
moins implantés, il en résulte que c'est dans ces secteurs que le coût<br />
de quitter l'entreprise est lui-même le plus important, quel que soit le<br />
degré de satisfaction réelle que le salarié éprouve dans son emploi.<br />
Les deux observations enregistrées par Freeman et Medoff ne sont pas<br />
incompatib<strong>les</strong>. Le paradoxe n'existe que dans leur tête. Cette contreinterprétation<br />
se trouve confortée par le fait que c'est bel et bien dans<br />
<strong>les</strong> secteurs <strong>les</strong> plus syndiqués que, comme on pourrait logiquement<br />
s'y attendre, le taux d'absentéisme est le plus fort. Si l'absentéisme<br />
n'a jamais été un signe de grande productivité, il n'a jamais non plus<br />
été un signe particulier d'épanouissement dans le travail. C'est bien la<br />
preuve que l'interprétation donnée par Freeman et Medoff est contestable.<br />
Aucune preuve de la supériorité de leur modèle, au contratre<br />
Si l'on assimile le syndicat à un cartel, il est clair que son intérêt<br />
est de rendre l'offre comme la demande de travail <strong>les</strong> moins élastiques<br />
possib<strong>les</strong>, Une technique pour atteindre cet objectif consiste à<br />
obtenir des employeurs qu'ils pratiquent le moins possible une politique<br />
de salaires fondée <strong>sur</strong> la promotion individuelle.<br />
L'évaluation individuelle permet en effet à l'entreprise de désolidariser<br />
<strong>les</strong> individus et, en quelque sorte, de <strong>les</strong> « acheter» par une<br />
politique astucieuse de salaires «au mérite». L'employeur favorisera<br />
davantage <strong>les</strong> salaires de ceux qui n'appartiennent pas au syndicat.<br />
Même si ces promotions sont justifiées par des différences personnel<strong>les</strong><br />
de productivité, cel<strong>les</strong>-ci étant difficilement me<strong>sur</strong>ab<strong>les</strong>, le<br />
syndicat <strong>les</strong> dénoncera comme l'expression d'une politique de favoritisme,<br />
éthiquement condamnable. Pour maintenir son pouvoir <strong>sur</strong><br />
le personnel, le syndicat a intérêt à imposer à l'employeur un mode<br />
de rémunération lié à la nature du poste de travail, et non à la productivité<br />
individuelle de chaque salarié.
LES SYNDICATS SONT-ILS urILES 87<br />
Dans cette politique, le syndicat recevra l'appui des salariés <strong>les</strong><br />
moins productifs. Ce mode de rémunération présente en effet<br />
l'avantage de rendre l'origine des différences de salaires, et donc leur<br />
justification, plus transparente. La tendance de l'évolution sera de<br />
ramener la dispersion des salaires au sein d'un même établissement,<br />
ou d'une même firme, vers la médiane des rémunérations. Ce que<br />
confirment <strong>les</strong> recherches de Freeman et Medoff dont <strong>les</strong> données<br />
statistiques établissent que la présence des <strong>syndicats</strong> est positivement<br />
corrélée avec une moindre dispersion des salaires.<br />
Pour <strong>les</strong> deux économistes américains, c'est la conséquence de ce<br />
que le syndicalisme renforce la cohésion sociale de l'entreprise. Une<br />
autre manière de voir <strong>les</strong> choses est de considérer qu'il s'agit là d'un<br />
dispositif dont l'avantage est d'améliorer <strong>les</strong> moyens de contrôle et<br />
de discipline du syndicat, notamment en renforçant au sein du personnel<br />
la solidarité des groupes <strong>les</strong> moins efficaces contre <strong>les</strong> plus<br />
productifs.<br />
Dernier exemple, le comportement conjoncturel des firmes<br />
américaines. Ainsi que nous l'avons déjà évoqué, <strong>les</strong> travaux de<br />
Freeman et Medoff montrent que la syndicalisation conduit<br />
l'entreprise à préférer l'ajustement par la mise au chômage de ses<br />
éléments <strong>les</strong> plus jeunes, plutôt que par le partage par tous d'un<br />
nombre réduit d'heures de travail. Ce choix est bien dans la logique<br />
d'un comportement de cartel qui conduit à sacrifier <strong>les</strong> salariés <strong>les</strong><br />
plus jeunes, <strong>les</strong> plus récents et <strong>les</strong> plus mobi<strong>les</strong>, aux intérêts des plus<br />
anciens.<br />
Au total, l'ouvrage de Freeman et Medoff relève de deux lectures.<br />
D'un côté, il y a l'ensemble de faits et de données statistiques qui<br />
résume de manière remarquablement documentée tout ce que la<br />
recherche économique a accumulé concernant l'effet des <strong>syndicats</strong><br />
<strong>sur</strong> la gestion des entreprises. De l'autre, il y a un modèle<br />
d'interprétation dont la structure logique est contestable.<br />
A la différence du modèle classique qui assimile le syndicat à une<br />
entente, Freeman et Medoff présentent une thèse qui n'élimine pas<br />
d'emblée la possibilité pour le syndicalisme de rendre des services<br />
positifs à la collectivité. C'est leur droit. Mais, pour être entièrement<br />
convaincants, il leur aurait fallu répondre à deux exigences. La première<br />
: présenter un modèle dont toutes <strong>les</strong> conclusions correspon-
88 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
dent aux données empiriques rassemblées; or, ainsi que nous l'avons<br />
vu, ils n'y réussissent qu'au prix de quelques grossières erreurs<br />
d'analyse théorique (comme à propos de la relation productivité/profit,<br />
ou encore la confusion entre déplacement d'une courbe<br />
de demande et déplacement <strong>sur</strong> la courbe). La seconde: compléter<br />
par une réfutation de la théorie adverse du « syndicat-cartel» en en<br />
recherchant des conclusions qui seraient incompatib<strong>les</strong> avec leur<br />
propre analyse, et en contradiction avec <strong>les</strong> faits rassemblés; or toute<br />
cette partie est absente.<br />
Voilà pourquoi, entre autres raisons, leur ouvrage est à prendre<br />
avec de sérieuses réserves. Il ne contient rien de décisif qui impose de<br />
rejeter définitivement l'hypothèse classique que le syndicat est<br />
d'abord et avant tout une organisation corporative entraînant des<br />
effets négatifs <strong>sur</strong> l'efficience du système économique. Correctement<br />
analysé, il semble même que son contenu empirique en renforce<br />
plutôt la solidité.<br />
n y a ententes et ententes<br />
L'insistance de l'approche économique traditionnelle à ne voir<br />
dans le syndicat qu'un «mal public» (au lieu du «bien public» que<br />
croient y déceler Freeman et MedofO se heurte à l'objection que <strong>les</strong><br />
ententes et <strong>les</strong> cartels d'entreprises sont parfois de bonnes choses.<br />
Bien que ce ne soit pas le cas de la législation, de plus en plus<br />
d'économistes admettent que, si <strong>les</strong> ententes et cartels existent de<br />
manière aussi fréquente, c'est qu'ils doivent avoir une fonction économique<br />
positive, et servir le consommateur. Il existe aujourd'hui<br />
tout un pan de l'économie industrielle qui, à propos de l'analyse des<br />
phénomènes d'intégration ou de semi-intégration verticale (franchises,<br />
concessions, fusions, joint-ventures, etc.), réhabilite le rôle<br />
des ententes. L'entente, le cartel, la joint-venture seraient des procédés<br />
par <strong>les</strong>quels deux ou plusieurs entreprises cherchent à identifier<br />
<strong>les</strong> économies d'échelle, <strong>les</strong> complémentarités ou <strong>les</strong> synergies<br />
diverses qui pourraient <strong>les</strong> rapprocher (et éventuellement justifier<br />
ultérieurement une fusion). Dans cette optique, <strong>les</strong> ententes s'inscrivent<br />
dans la double démarche de concurrence et de coopération<br />
qui caractérise le fonctionnement d'un marché libre.
LES SYNDICATS SONT-ILS t.mLES 89<br />
L'idée de cette approche est qu'il n'y a pas de différence de nature<br />
fondamentale entre une entente, un mariage d'entreprises (fusion),<br />
et la création d'une seule firme. Ce ne sont que l'expression de degrés<br />
différents dans une même démarche. Dans <strong>les</strong> trois cas, il s'agit de<br />
formes d'organisations qui sont toutes le résultat d'accords contractuels<br />
volontaires, et dont la finalité ne peut donc être que d'exploiter<br />
des «gains il l'échange» non encore réalisés.<br />
Il est alors tentant de considérer que ce qui s'applique aux firmes<br />
industriel<strong>les</strong> et commercia<strong>les</strong> doit aussi être valable pour <strong>les</strong> « ententes»<br />
de travailleurs. Pourquoi n'y aurait-il pas aussi des ententes syndica<strong>les</strong><br />
qui soient économiquement «efficientes» C'est dans cette<br />
optique que se situe la démarche de Freeman et Medoff.<br />
Raisonner ainsi revient cependant il négliger une différence de<br />
nature essentielle entre <strong>les</strong> deux institutions. Dans l'entente entre<br />
deux firmes, l'objectif recherché est toujours de découvrir une meilleure<br />
combinaison des ressources qui permette d'obtenir un résultat<br />
plus rentable, donc plus efficient. Dans l'entente entre travailleurs,<br />
rien de cela. Le but du syndicat n'est pas d'assortir <strong>les</strong> travailleurs de<br />
manière que leur coopération avec la direction de la firme permette<br />
de produire plus ensemble que séparément. Cette fonction est celle<br />
qui revient normalement il l'encadrement (ou au management, pour<br />
utiliser un terme plus moderne). Si vraiment <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> remplissaient<br />
ce rôle, <strong>les</strong> entreprises n'auraient pas besoin de recourir il<br />
l'embauche de personnels d'encadrement. Il leur suffirait de contracter<br />
avec la « firme-syndicat ». Qu'el<strong>les</strong> ne le fassent pas, et qu'el<strong>les</strong><br />
ressentent quand même la nécessité de rechercher des services<br />
d'encadrement, indique que tel n'est certainement pas le but de<br />
l'entente syndicale. Celle-ci poursuit d'autres fins. C'est cette simple<br />
constatation de bon sens qui rend suspecte une théorie qui veut<br />
absolument démontrer le contraire.
90 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Annexe au chapitre 2<br />
pourquot le décltn du syndtcaltsme<br />
Qui adhère au syndicat Le profil de ceux qui appartiennent A une<br />
entente peut nous en révéler infiniment plus <strong>sur</strong> <strong>les</strong> attentes des travailleurs A<br />
l'égard des <strong>syndicats</strong> que n'importe quel autre fait.<br />
Pour mieux comprendre <strong>les</strong> raisons pour <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> <strong>les</strong> individus se<br />
syndiquent, ainsi que <strong>les</strong> raisons de la baisse progressive depuis <strong>les</strong> années<br />
60, puis brutale au moment de la crise économique des années 70, du taux<br />
de syndicalisation dans la plupart des pays occidentaux, nous utiliserons un<br />
modèle simple d'offre et de demande d'adhésion syndicale.<br />
Du côté de la demande, <strong>les</strong> employés sont motivés A se syndiquer si le<br />
prix de leur activité syndicale est bas - c'est-A-dire si le montant des<br />
cotisations, ainsi que le coût du temps consacré A des actions militantes,<br />
restent suffISamment faib<strong>les</strong>. Toutes choses éga<strong>les</strong> d'ailleurs, plus ce prix est<br />
élevé, moins <strong>les</strong> individus seront tentés d'adhérer au syndicat.<br />
Si, pour un même cOût global, <strong>les</strong> avantages attendus de l'adhésion sont<br />
importants, ou si on note dans la population une modification des attitudes<br />
plus favorable A l'action syndicale, le résultat sera un déplacement vers la<br />
droite de la courbe de demande, et donc un accroissement, toutes choses<br />
éga<strong>les</strong> d'ailleurs, de la demande d'adhésions.<br />
Du côté de l'offre, il faut remarquer que la révélation des préférences des<br />
salariés ne vas pas sans coûts. De même il est coûteux d'organiser une<br />
entente, de négocier des contrats, de faire la grève, etc. Le militantisme n'est<br />
jamais gratuit (même si <strong>les</strong> gens ne sont pas rémunérés). Il existe donc<br />
comme partout ailleurs une «courbe d'offre» qui traduit le dynamisme avec<br />
lequel leaders syndicaux et militants vont travailler pour accroître le<br />
recrutement de leur syndicat, et améliorer leur offre de services aux<br />
adhérents; Plus la loi élève <strong>les</strong> barrières institutionnel<strong>les</strong> A la création et au<br />
fonctionnement d'ententes syndica<strong>les</strong>, plus la courbe d'offre se déplacera<br />
vers la gauche, entraînant, toutes choses éga<strong>les</strong> d'ailleurs, une baisse du<br />
nombre de travailleurs syndiqués. Même résultat, si <strong>les</strong> conditions<br />
industriel<strong>les</strong> sont tel<strong>les</strong> que <strong>les</strong> coûts d'organisation de l'action syndicale<br />
dans un secteur donné sont naturellement élevés (industrie caractérisée par<br />
exemple par un grand nombre de fU'mes dispersées).
LES SYNDICATS SONT-ILS UTILES 91<br />
Celui qui montre naturellement une forte aversion pour le risque, qui ne<br />
s'attend pas à voir son profil de carrière s'améliorer dans un avenir<br />
prévisible, qui préfère être rémunéré par des prestations non imposab<strong>les</strong>,<br />
dont le revenu est plutôt dans la partie de la distribution des revenus qui se<br />
situe à gauche de la médiane, ou qui ne pense pas pouvoir retrouver<br />
aisément un nouvel emploi en dehors de son travail actuel, est un candidat<br />
idéal dont il est relativement facile d'obtenir l'adhésion. En effet, pour un<br />
coût donné de l'adhésion et de l'action syndicale, l'avantage personnel<br />
attendu de la syndicalisation est relativement élevé. Pour ce profil d'individu,<br />
la courbe de demande se déplace vers la droite. C'est le cas, par exemple, du<br />
travailleur manuel, qui n'est plus tout jeune, qui a déjà atteint le maximum de<br />
ses espérances de salaires, et qui appartient à une catégorie professionnelle<br />
dont la distribution des revenus est relativement peu dispersée. Ces<br />
caractéristiques se retrouvent également dans le cas des minorités ethniques<br />
immigrées, où l'expérience prouve que le taux de syndicalisation est<br />
traditionnellement élevé.<br />
En revanche, <strong>les</strong> femmes et <strong>les</strong> jeunes font un calcul différent. Les jeunes<br />
ont par définition l'avenir devant eux. Leur profil de carrière et de revenu<br />
n'est pas encore déterminé. Les femmes mariées, ou qui espèrent bientôt<br />
l'être, cumulent au moins deux emplois - celui du marché du travail et celui<br />
du marché du mariage. Les revenus en nature qu'el<strong>les</strong> retirent de leur mariage<br />
ne sont pas imposab<strong>les</strong>. Pour ces deux catégories de population, le gain<br />
apporté par la syndicalisation est plus faible. La courbe de demande se<br />
déplace vers la gauche.<br />
Un changement de population salariée<br />
En poursuivant ce type de raisonnement on fait apparaître qu'il est<br />
normal que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> soient plutôt plus puissants et mieux implantés<br />
dans <strong>les</strong> zones où dominent <strong>les</strong> industries concentrées, avec des<br />
établissements à effectifs salariés importants. C'est dans ce cas de figure que<br />
<strong>les</strong> coûts d'organisation et de fonctionnement de l'entente ont en effet toutes<br />
chances d'être <strong>les</strong> plus faib<strong>les</strong>.<br />
Ce schéma relativement simple et standard peut être utilisé pour<br />
expliquer <strong>les</strong> variations du taux de syndicalisation dans des pays comme la<br />
France, <strong>les</strong> États-Unis ou la Grande-Bretagne.<br />
Depuis vingt ans la plupart des pays industrialisés connaissent de<br />
profonds changements dans la structure de leurs populations salariées. On y<br />
note une plus grande proportion de jeunes, davantage de femmes marl€es,<br />
de moins en moins d'ouvriers, mais de plus en plus de gens ayant fait des<br />
études. Or il s'agit de catégories socia<strong>les</strong> pour qui <strong>les</strong> avantages de la<br />
syndicalisation, toutes choses éga<strong>les</strong> d'ailleurs, sont plutôt moindres.
92 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Par ailleurs, la crise économique des années 70 a elle aussi réduit <strong>les</strong><br />
avantages attendus d'un syndicalisme militant.<br />
Enfin, la structure industrielle a changé. La part des industries<br />
concentrées dans la production industrielle a sensiblement diminué. Les<br />
entreprises des secteurs en développement sont plus dispersées, leurs<br />
établissements sont généralement plus petits, et el<strong>les</strong> exercent leurs talents<br />
<strong>sur</strong> des marchés plus concurrentiels que la moyenne. L'élasticité de la<br />
demande de travail y étant plus forte, <strong>les</strong> coûts d'organisation pour <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong> y sont plus élevés qu'ailleurs.<br />
Il faudrait également mentionner l'évolution de la législation. Par<br />
exemple, en Grande-Bretagne où le gouvernement a supprimé le système de<br />
la closed shop, ainsi que tous <strong>les</strong> règlements publics dont l'effet était,<br />
directement ou indirectement, de «subventionner» l'activité des <strong>syndicats</strong><br />
en en réduisant le coût d'établissement et d'adhésion.<br />
Globalement, tous ces changements ont déplacé la courbe d'offre vers la<br />
gauche. Le résultat est une chute importante du nombre de syndiqués dans<br />
<strong>les</strong> économies occidenta<strong>les</strong>.<br />
Tout cela est évidemment très schématique et demanderait à être plus<br />
approfondi. Mais ces quelques éléments permettent déjà de répondre à<br />
Freeman et Medoff qui, à partir de l'expérience américaine, attribuent <strong>les</strong><br />
déboires du syndicalisme occidental à l'aggravation artificielle des obstac<strong>les</strong><br />
à l'extension du mouvement syndical dans <strong>les</strong> entreprises. En réalité,<br />
l'essentiel du déclin s'explique vraisemblablement davantage par des<br />
changements profonds intervenus du côté de la «demande de syndicat,.<br />
plutôt qu'au niveau de l'offre.<br />
Dans la me<strong>sur</strong>e où elle a aggravé l'insécurité de l'emploi, la crise<br />
économique des années 70 a sans doute ajouté beaucoup à la perte d'attrait<br />
des <strong>syndicats</strong>.<br />
Paradoxalement, la baisse des adhésions syndica<strong>les</strong> peut également<br />
s'interpréter comme une rançon du succès des <strong>syndicats</strong> <strong>sur</strong> le «marché<br />
politique", Dans la me<strong>sur</strong>e où aujourd'hui la législation contraignante de<br />
l'État se substitue de plus en plus à la protection du syndicat, il est inévitable<br />
que moins de gens se sentent motivés pour mettre leur écot et leur temps à la<br />
disposition des centra<strong>les</strong> ouvrières. Pourquoi payer des cotisations, ou<br />
sacrifier du temps à l'activité syndicale si la plupart des objectifs qui<br />
guidaient l'action des <strong>syndicats</strong> sont désormais inscrits dans la loi
3<br />
Droit du travail<br />
ou droit au travail<br />
La Constitution du 4 octobre 1958 proclame solennellement son<br />
attachement aux droits de l'homme et aux principes de la souveraineté<br />
nationale tels qu'ils ont été définis par la déclaration de 1789,<br />
confirmée et complét~e par le préambule de la Constitution de 1946.<br />
Ce préambule précise trois choses:<br />
1. Chacun a le devoirde travailler et le droit d'obtenir un emploi. ..<br />
2. Tout travailleur participe par l'intermédiaire de ses délégués à la<br />
détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion<br />
des entreprises ...<br />
3. La nation as<strong>sur</strong>e à l'individu et à la famille <strong>les</strong> conditions nécessaires à<br />
leur développement ...<br />
Que signifient des formu<strong>les</strong> comme «Chacun a le droit d'obtenir<br />
un emploi» 00 «le devoir de travailler »<br />
En Union soviétique, la Constitution de 1977 stipule en son article<br />
60 : «Un travail dans une activité sociale utile est une obligation et<br />
une affaire d'honneur pour tout citoyen apte au travail. »<br />
Tout Soviétique en âge de travailler, ne justifiant pas d'une incapacité<br />
totale ou temporaire doit travailler. Le manquement à cette
94 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
obligation est sanctionné par le Code pénal. Toute personne apte au<br />
travail qui ne peut justifier d'un travail socialement utile pendant plus<br />
de quatre mois par an tombe sous le coup des lois dites «antiparasites<br />
», et peut être internée dans un camp de travail.<br />
La législation soviétique a au moins le mérite de la cohérence. Si<br />
travailler est un devoir, il en découle ipso facto qu'en corollaire la<br />
collectivité doit garantir à chacun un droit à l'emploi. Mais la seule<br />
façon de conférer une expression concrète à ce droit est d'imposer<br />
l'obligation légale à toutes <strong>les</strong> entreprises d'embaucher tout travailleur<br />
qui se présente à leur porte. Ce faisant, deux libertés fondamenta<strong>les</strong><br />
sont nécessairement compromises: celle de l'individu de ne pas travailler<br />
au salaire qu'on lui propose: celle de l'employeur de ne pas<br />
embaucher celui dont il ne veut pas.<br />
Nous ne sommes pas en Union soviétique. Mais une analyse<br />
attentive des dispositions du Droit du travail montre qu'en réalité nous<br />
n'y sommes pas dans une logique tellement différente. C'est plus une<br />
question de degré, que de nature. Mais c'est fondamentalement la<br />
même démarche d'esprit.<br />
Le Code du travail édité par Dalloz cite un arrêt où la Cour de<br />
cassation affirme: « La seule volonté des parties est impuissante à<br />
soustraire un travailleur au statut social qui découle de l'accomplissement<br />
de son travail. »<br />
Ainsi donc, le statut du travailleur serait, en droit français,<br />
prioritaire par rapport au contrat. Il s'agit d'une rupture radicale avec<br />
toute la tradition classique du droit. Elle révèle un fait dont trop peu de<br />
gens ont encore pris conscience. A savoir que le Code du travail et <strong>les</strong><br />
affirmations de la Constitution représentent non pas l'expression<br />
d'une grande conquête sociale, mais au contraire un immense pas en<br />
arrière vers une conception prérévolutionnaire du droit où l'individu<br />
n'était même pas encore reconnu comme propriétaire de lui-même.<br />
Il s'agit d'une véritable régression juridique et philosophique, d'une<br />
authentique réaction intellectuelle (au sens fort du terme) qui ramène<br />
aux statuts des compagnonnages ou des corporations du Moyen Age.<br />
Comment une telle régression juridique a-t-elle été possible Par<br />
quels mécanismes a-t-elle réussi à s'insérer au cœur de nos dispositifs<br />
juridiques Telle est la question que nous nous posons.
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL 95<br />
La thèse que nous défendons est que ce n'est pas un hasard, ni le<br />
produit accidentel de l'histoire des idées. Le Droit du travail n'est pas<br />
du droit, au sens occidental classique du terme, parce qu'il n'a jamais<br />
été conçu à cette fin. Le Code du travail n'est qu'une législation ad<br />
hoc, conçue peu à peu au gré des contingences politiques, pour aider<br />
<strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> et <strong>les</strong> ententes corporatives<br />
à préserver et renforcer leur pouvoir <strong>sur</strong> leurs membres afin d'empêcher<br />
<strong>les</strong> coalitions de travailleurs d'éclater sous la pression des intérêts<br />
individuels.<br />
Traditionnellement, le droit a pour objet d'as<strong>sur</strong>er la protection<br />
des droits de propriété des individus, et de garantir à chacun la liberté<br />
des contrats. Dans le droit du travail, il ne s'agit de rien de tout cela.<br />
L'étude de ses dispositions révèle au contraire que sa véritable nature<br />
est antinomique avec le respect de ces droits fondamentaux. S'il en est<br />
ainsi c'est parce que le droit du travail est d'abord et avant tout un<br />
droit partisan, un droit construit et conçu pour affirmer la<br />
prééminence des intérêts d'organisations collectives ayant acquis un<br />
certain pouvoir politique <strong>sur</strong> <strong>les</strong> droits des individus.<br />
LE CONTRAT DE TRAVAIL<br />
ET LE DROIT DE PROPRIttÉ SUR SOI<br />
Dans la conception classique du droit, <strong>les</strong> droits qui naissent du<br />
contrat de travail procèdent des droits individuels que chacun<br />
possède naturellement - à commencer par le premier de tous <strong>les</strong><br />
droits, la première de toutes <strong>les</strong> libertés: le droit de propriété <strong>sur</strong> soi.<br />
Même si l'expression est rarement utilisée et déplaît à certains<br />
puristes, la liberté n'est pas autre chose qu'un droit de propriété <strong>sur</strong><br />
soi: <strong>sur</strong> son corps, ses membres, son esprit, ses idées, ses actes,<br />
etc.; il en découle que tout homme est naturellement propriétaire de<br />
ce qui constitue son «capital humain» - c'est-à-dire l'ensemble de<br />
ses capacités. Compétences, dons, talents, connaissances et savoirfaire<br />
accumulés au cours de sa vie, qui le rendent capable d'action<br />
(notamment d'actes de production), et définissent sa personnalité.
96 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Ce n'est pas aussi évident.<br />
Des philosophes - comme l'Américain John Rawls - prétendent<br />
au contraire que l'individu n'est pas «propriétaire» de ses talents,<br />
mais que ceux-ci appartiennent à la collectivité; ce qui lui sert à<br />
justifier <strong>les</strong> politiques modernes de redistribution [157].<br />
Dans un État de droit (au sens classique du terme), chacun est libre<br />
de décider d'exploiter ses dons et ses talents comme il le veut.<br />
Certains choisissent de s'adresser directement au marché, comme le<br />
font, par exemple, <strong>les</strong> artisans ou commerçants indépendants, ou<br />
encore <strong>les</strong> membres des professions libéra<strong>les</strong>. D'autres, au contraire,<br />
préfèrent concéder à quelqu'un d'autre, pour une durée déterminée,<br />
la gestion de la mise en œuvre de leur propre capital humain, en<br />
échange d'une rémunération fixe déterminée à l'avance. C'est le<br />
principe du contrat de salarié.<br />
Dans ce cas, l'individu reste «propriétaire» de son capital<br />
humain. A l'expiration du contrat, il récupère l'intégralité de ses<br />
droits. Mais, entre-temps, il reconnaît à son employeur le droit de<br />
gérer l'utilisation de ses capacités selon <strong>les</strong> modalités qu'il juge <strong>les</strong><br />
mieux appropriées, et sans que lui-même ne puisse lui opposer ses<br />
propres préférences. Si l'employeur prouve qu'il a <strong>les</strong> capacités de<br />
tirer de la gestion coordonnée du capital humain de plusieurs<br />
employés un revenu de marché qui excède celui que ses employés<br />
seraient par eux-mêmes capab<strong>les</strong> de produire, il est de leur intérêt de<br />
souscrire à ce type de contrat en échange de la perspective d'y obtenir<br />
un revenu plus élevé.<br />
Dans le contrat de travail, chacun est à la fois le débiteur et le<br />
créancier de l'autre. L'employeur s'oblige à verser à son employé un<br />
salaire fixe en contrepartie de l'attribution d'un droit de gestion prioritaire<br />
<strong>sur</strong> l'utilisation de son temps. A l'inverse, l'employé s'oblige à<br />
fournir à son employeur un certain service en contrepartie d'un<br />
salaire. Dans cette optique, le contrat de travail est un accord qui<br />
organise l'exercice des droits de propriété en codifiant <strong>les</strong> rapports<br />
des hommes entre eux non pas quant aux choses (ce qui est le<br />
domaine du droit des obligations), mais des services qu'ils se<br />
rendent.<br />
Ce type de contrat se heurte toutefois à certaines difficultés liées à<br />
la nature même de cette machine biologique qu'est le corps humain.
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL 97<br />
Le problème des tnvesttssements « tncorporés il aux êtres humatns<br />
Le premier tient au caractère spécifique des services rendus par <strong>les</strong><br />
êtres humains: ils sont par définition tncorporés à l'individu.<br />
Les connaissances, <strong>les</strong> savoirs, <strong>les</strong> talents qui font le capital<br />
humain de l'individu ont le plus souvent été acquis avant qu'il ne loue<br />
ses services à un employeur. Mais ce «stock» n'est pas gelé une fois<br />
pour toutes. Il ne cesse de s'enrichir des expériences quotidiennes.<br />
L'employeur lui-même a intérêt à l'enrichir. Ses employés seront<br />
d'autant plus productifs qu'il concourt à améliorer leur formation et à<br />
faire progresser leur savoir-faire.<br />
Les sommes dépensées par l'employeur à cet effet ont le caractère<br />
d'un tnvesttssement. Il s'agit de dépenses faites dans l'espérance d'un<br />
accroissement de ses gains futurs. Mais cet investissement présente un<br />
trait particulier. Il est « incorporé» à la personne même de l'employé.<br />
Si demain il décide de rompre son contrat et d'offrir ses services à une<br />
autre entreprise, parce qu'on lui a par exemple demandé de réaliser<br />
une tâche qui lui déplaît, son employeur se trouvera privé des<br />
rendements dont il anticipait le bénéfice en retour des investissements<br />
précédemment consentis pour enrichir la formation de son personnel.<br />
Investir dans l'enrichissement du capital humain de ses employés<br />
est le plus souvent une nécessité, dictée par la concurrence. Mais, en<br />
même temps, c'est une dépense «risquée ». Si rien ne permet d'atténuer<br />
ce risque, ou de le compenser, <strong>les</strong> entreprises consacreront à la<br />
formation et à l'enrichissement des connaissances ou des savoir-faire<br />
de leur personnel moins que ce qui serait, du point de vue de la collectivité,<br />
économiquement «optimal ». Cela se traduira par un «sousinvestissement<br />
», et un manque à gagner pour tous.<br />
A l'inverse, l'entreprise est un lieu où <strong>les</strong> individus coopèrent à la<br />
production d'un volume de biens supérieur à la simple addition de ce<br />
qu'ils seraient capab<strong>les</strong> de produire individuellement. Ce phénomène<br />
résulte de l'apparition d'économies d'échelle, de gains liés à .la<br />
spécialisation ou encore aux effets de complémentarité qu'apporte la<br />
diversité des talents réunis. Mais ce n'est pas tout. Cette coopération<br />
d'un grand nombre d'individus à un travail commun s'enrichit de la
98 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
production d'un capttal spécifique lié notamment aux habitudes et<br />
aux efforts de travail qui unissent <strong>les</strong> membres du personnel.<br />
Ce «capital spécifique» est un produit du travail en commun de<br />
l'équipe, de la connaissance que chacun a des autres, de la façon dont<br />
il s'intègre aux autres, et des efforts personnels qu'il consent pour partager<br />
leur formation, s'associer à leurs objectifs, parler le même<br />
langage, ressentir <strong>les</strong> mêmes priorités, etc. C'est aussi un investissement,<br />
mais un investissement indivisible. Tout le personnel y contribue,<br />
mais personne ne peut définir avec précision quelle part il y<br />
apporte.<br />
La rémunération de chacun ayant été fixée à l'avance, sa caractéristique<br />
est que <strong>les</strong> dividendes de cet investissement seront directement<br />
appropriés par l'employeur. Mais s'il en est ainsi, quelle<br />
motivation chacun a-t-il à fournir cet effort Quel intérêt chacun a-t-il<br />
a «s'investir» personnellement dans l'entreprise et dans l'amélioration<br />
de son image de marque<br />
Le problème des investissements spécifiques à l'entreprise<br />
La nature du problème est la même que dans l'exemple précédent.<br />
Faute d'un dispositif permettant de garantir à chacun un «droit de<br />
propriété» <strong>sur</strong> <strong>les</strong> retombées futures de ses «investissements»<br />
personnels, moins d'efforts seront consacrés par chaque employé à la<br />
construction de ce capital commun qu'il n'en serait socialement<br />
efficient.<br />
Prenons, par exemple, un vendeur dans une <strong>sur</strong>face de vente<br />
spécialisée. Il est prêt à consacrer chaque soir quelques heures à<br />
améliorer sa formation initiale. Quel choix va-t-il faire L'intérêt de<br />
tous serait que ces quelques heures soient de préférence consacrées à<br />
l'acquisition d'un savoir directement utilisable dans l'exercice de ses<br />
responsabilités professionnel<strong>les</strong>. Mais s'il quitte son poste pour aller<br />
ailleurs, cet investissement risque de ne pas lui rapporter grand-chose<br />
dans la me<strong>sur</strong>e où il s'agit peut-être de connaissances si spécifiquement<br />
liées aux caractéristiques propres de son métier actuel qu'el<strong>les</strong><br />
n'améliorent en rien la valeur marchande de ses qualifications <strong>sur</strong> le<br />
marché du travail. Dans ce cas, l'individu a plutôt intérêt à utiliser ces<br />
quelques heures à l'acquisition d'une formation générale, indépen-
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL 99<br />
dante des besoins de son entreprise, sans aucun avantage pour<br />
l'équipe où il travaille, mais qui est susceptible d'améliorer sa valeur<br />
concurrentielle <strong>sur</strong> le marché de l'embauche. Si tous <strong>les</strong> employés<br />
font le même raisonnement, la valeur productive de leur équipe sera<br />
très inférieure à ce qu'elle serait si une solution institutionnelle était<br />
apportée à ce problème.<br />
Ce « capital spécifique» dont <strong>les</strong> rendements sont captés par<br />
l'employeur, alors qu'il résulte de choix d'investissement personnels<br />
de la part des employés, donne naissance à ce que <strong>les</strong> deux<br />
économistes américains Alchian et Demsetz ont appelé une quastrente;<br />
un avantage monétaire qui n'est pas la contrepartie d'un effort<br />
productif fourni par celui qui en bénéficie, mais la simple conséquence<br />
d'une absence de droits de propriété <strong>sur</strong> <strong>les</strong> rendements<br />
d'investissements consentis par d'autres. La recherche de l'efficacité<br />
maximale implique que l'importance de ces quasi-rentes soit réduite<br />
autant que faire se peut.<br />
U ne réponse consiste à proposer aux salariés un système à double<br />
rémunération: d'une part, un salaire fixe et régulier; d'autre part, une<br />
dotation en capital versée une fois pour toutes au moment de la<br />
rupture du contrat, et dont l'évaluation est fondée <strong>sur</strong> l'estimation de<br />
l'ensemble des revenus ou profits résultant de l'échange mutuel de<br />
services et incorporés soit dans la personne de l'employé, soit dans<br />
l'image de marque de la firme. Ce genre d'arrangement contractuel a<br />
pour effet de créer un droit de propriété de l'employé <strong>sur</strong> une part du<br />
capital spécifique de la firme; et réciproquement, un droit de<br />
propriété de l'entreprise <strong>sur</strong> une part du capital humain de ses<br />
employés.<br />
L'apport de la tMorie ~conomtque<br />
C'est le modèle même du contrat qui lie par exemple le jeune<br />
joueur de football à son club; ou encore celui que signe avec l'État<br />
l'étudiant qui entre à Polytechnique. Les grands joueurs de football<br />
doivent leur réussite à leur talent personnel, mais aussi au savoir-faire<br />
qui leur a été inculqué dans le club qui a pris en charge leurs débuts,<br />
puis as<strong>sur</strong>é leur promotion professionnelle. D'où le contrat type, courant<br />
dans ce milieu, où le joueur s'engage pour le cas où il s'en irait
100 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
rejoindre un autre club, à indemniser son club d'origine en lui<br />
« rachetant» en quelque sorte <strong>les</strong> rendements qu'il entendait légitimement<br />
retirer de 1'« investissement» fait dans sa personne. C'est la<br />
même logique qui explique que l'État exige des élèves de Polytechnique<br />
qu'ils s'engagent à passer une période de temps minimale à son<br />
service, en contrepartie de l'effort financier qu'il consent pour <strong>les</strong><br />
former; mais aussi qu'ils puissent s'en dégager en « rachetant» leur<br />
dette à l'École, généralement en la faisant prendre en charge par la<br />
firme qui <strong>les</strong> embauche. Replacé dans cette perspective, le contrat du<br />
club de football, souvent dénoncé dans la presse comme une forme<br />
moderne d'« esclavage», n'a rien de plus scandaleux que le contrat du<br />
Polytechnicien.<br />
On pourrait montrer que bien des contrats, condamnés parfois<br />
par <strong>les</strong> tribunaux pour leur soi-disant caractère léonin, répondaient<br />
en réalité à ce genre de préoccupation. Personne ne s'offusque de voir<br />
<strong>les</strong> tribunaux accorder aux salariés une indemnité de licenciement<br />
pour réparer le tort que leur cause le fait de ne plus pouvoir récupérer<br />
ce qu'ils ont « investi» dans l'entreprise. De même, personne ne se<br />
scandalise de ce qu'un divorce s'accompagne du versement de prestations<br />
compensatoires au bénéfice de l'époux pour lequel le mariage<br />
a entraîné le plus grand sacrifice (en termes de revenus alternatifs).<br />
Pourquoi l'inverse ne serait-il pas légitime lorsque le départ d'un<br />
salarié prive son employeur d'un capital qu'il avait investi dans sa<br />
personne<br />
Le droit des contrats n'est pas seulement une affaire de juristes,<br />
c'est un domaine qui relève aussi de l'expertise des économistes.<br />
L'analyse économique permet de mieux comprendre la raison d'être<br />
de certaines pratiques contractuel<strong>les</strong>. Utilisée à bon escient, elle<br />
devrait éviter au législateur ou au juriste de commettre des erreurs et<br />
des injustices. Mais, comme dans bien d'autres domaines, le droit du<br />
travail s'entête à en ignorer <strong>les</strong> apports.<br />
LE DROIT DU TRAVAIL CONfRE LE CONTRAT DE TRAVAIL<br />
Dans la tradition juridique actuellement en vigueur, la propriété<br />
est un droit positif Malgré des traces du droit naturel ancien, encore
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL 101<br />
apparentes dans la Déclaration des droits de l'homme, c'est à cette<br />
tradition que se rattachent <strong>les</strong> textes de la Constitution. Il y a confusion<br />
totale entre la loi et le droit. Il suffit qu'une norme juridique économique<br />
ou sociale soit édictée par un texte qui a fait l'objet d'une<br />
approbation par le Parlement dans <strong>les</strong> formes institutionnel<strong>les</strong><br />
prévues par la Constitution pour qu'elle devienne du droit.<br />
L'élargissement des pouvoirs du Conseil constitutionnel, l'apparition<br />
du droit européen, avec notamment la saisine de la Cour de<br />
justice de Luxembourg, l'adhésion sans réserve enfin de la France au<br />
protocole de la Convention européenne des Droits de l'homme ont<br />
quelque peu modifié la situation. Il n'en reste pas moins que dans<br />
l'esprit de la majorité de nos contemporains c'est dans le pouvoir<br />
politique que réside par défmition la source du droit.<br />
La fonction du droit étant de définir <strong>les</strong> droits de propriété et de<br />
permettre une solution pacifique des conflits qui naissent à leur sujet,<br />
il en résulte que, dans cette philosophie du droit, c'est le pouvoir<br />
politique qui, de façon souveraine, fonde le droit de propriété. C'est à<br />
lui qu'il appartient d'en définir <strong>les</strong> frontières, de <strong>les</strong> rectifier, d'en<br />
réglementer l'usage et, le cas échéant, d'en retirer <strong>les</strong> attributs. C'est<br />
ainsi que, à travers la réglementation de la liberté des contrats, et <strong>les</strong><br />
entraves législatives croissantes qui y sont opposées, le droit du travail<br />
réglemente et limite l'exercice des droits de propriété des travailleurs<br />
<strong>sur</strong> eux-mêmes; et cela sans que personne ne songe véritablement à<br />
s'en indigner.<br />
Cette vision de la propriété s'oppose à celle du droit naturel où le<br />
droit, selon la belle formule du professeur Hayek, «est un produit des<br />
activités humaines, mais non de leurs desseins» (81). Dans cette<br />
perspective, l'origine des droits de propriété ne se situe pas dans<br />
l'exercice de la souveraineté politique, mais dans la considération<br />
séculaire de règ<strong>les</strong> de conduite abstraites et impersonnel<strong>les</strong> que <strong>les</strong><br />
populations ont appris à respecter bien avant qu'el<strong>les</strong> ne puissent<br />
jamais être explicitement formulées, tout simplement parce que<br />
l'expérience leur avait révélé qu'el<strong>les</strong> étaient un meilleur gage de<br />
<strong>sur</strong>vie.<br />
Dans la tradition juridique classique, le droit naturel s'impose au<br />
pouvoir politique et il ses législateurs. Il leur est antérieur. Le droit de<br />
propriété <strong>sur</strong> soi, fondement moral de la liberté contractuelle, y est un
102 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
droit inaliénable que nul ne peut entraver, ni limiter, sans commettre<br />
une injustice puisque, imposé par l'ordre naturel de la cohérence<br />
logique du réel, il s'agit d'un droit qui n'a jamais été concédé ni<br />
délégué par aucune autorité humaine souveraine d'un ordre<br />
quelconque.<br />
Retour à l'ordre juridique prérévolutionnaire<br />
Le premier à avoir véritablement placé la liberté des contrats au<br />
sommet de la hiérarchie morale et juridique est le Flamand Hugo<br />
Grotius au XVIe siècle, dans son célèbre traité <strong>sur</strong> le droit de la guerre et<br />
de la paix.<br />
La liberté contractuelle recouvre deux choses: d'abord le droit<br />
d'abandonner ou de déléguer partie de ses droits <strong>sur</strong> son propre<br />
capital humain, selon des clauses convenues à l'avance et décidées en<br />
commun, pour acquérir d'autres droits concédés en échange par<br />
l'autre cocontractant; ensuite la garantie judiciaire de l'exécution des<br />
clauses ainsi convenues. Fait essentiel de l'ordre juridique classique,<br />
et traduction de l'inaliénabilité du droit de propriété <strong>sur</strong> soi, <strong>les</strong><br />
clauses du contrat s'imposent non seulement aux parties prenantes,<br />
mais aussi au juge qui est éventuellement appelé à intervenir en cas de<br />
conflit.<br />
La liberté contractuelle impose une absence de vice du consentement.<br />
Elle exclut l'adhésion forcée, et suppose la liberté de ne pas<br />
contracter. Le contrat est dit «authentique» lorsqu'il est conclu<br />
devant un officier public, ou «simple» (il suffit que <strong>les</strong> volontés se<br />
soient exprimées de façon saisissable). Les motifs ou <strong>les</strong> mobi<strong>les</strong> des<br />
contractants sont indifférents au juge. Enfin, le contrat a force<br />
obligatoire: il s'impose aussi bien aux parties, au juge qu'au législateur<br />
(qui ne peut appliquer rétroactivement <strong>les</strong> effets d'une loi à des<br />
contrats conclus antérieurement). Il n'entraîne pas d'effet <strong>sur</strong> <strong>les</strong> tiers<br />
non-contractants.<br />
Tels sont <strong>les</strong> principes mis en place au moment de la codification<br />
par <strong>les</strong> révolutionnaires des grands principes du droit individualiste<br />
moderne. Auparavant, sous l'Ancien Régime, un juge pouvait encore<br />
délier un contractant du devoir de respecter ses engagements si <strong>les</strong><br />
termes du contrat ne lui paraissaient pas présenter <strong>les</strong> garanties d'un
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL 103<br />
échange «juste». La mission du juge ne se limitait pas à garantir<br />
l'inviolabilité des contrats (la justice commutative). Son rôle était<br />
également d'as<strong>sur</strong>er le maintien d'une certaine justice distributive,<br />
considérée comme le fondement de l'ordre social de l'époque.<br />
De ce point de vue, le droit du travail actuel traduit l'expression<br />
d'un spectaculaire retour aux traditions juridiques de l'époque<br />
prérévolutionnaire.<br />
Aujourd'hui, il n'est pas excessif d'affirmer que plus aucun des<br />
grands principes fondateurs de la liberté contractuelle n'est intégralement<br />
respecté. Par exemple, un principe aussi élémentaire que la<br />
« liberté du travail» n'as<strong>sur</strong>e plus véritablement la liberté de contracter<br />
avec un employeur puisque, si vous avez moins de 16 ans, la loi<br />
vous prive du droit de vous faire embaucher; si vous avez en revanche<br />
plus de 65 ans, vous ne pouvez plus librement cumuler une retraite et<br />
un travail salarié (exception faite des militaires qui conservent ce droit<br />
- devenu un « privilège» ).<br />
Les clauses du contrat ne sont plus librement fixées par <strong>les</strong> parties.<br />
Si vous désirez constituer votre propre épargne pour vous protéger des<br />
vieux jours, vous pouvez le faire; mais cela ne vous relève pas de<br />
l'obligation légale de cotiser régulièrement à un régime d'as<strong>sur</strong>ance<br />
vieil<strong>les</strong>se dont <strong>les</strong> termes vous sont unilatéralement imposés par le<br />
législateur. De même, vous n'êtes pas libre d'organiser librement<br />
votre propre système de protection contre <strong>les</strong> périodes de chômage<br />
ou le risque de baisse de vos revenus. Celui-ci vous est imposé par<br />
l'État. Le travailleur n'est pas libre de négocier avec son employeur ses<br />
horaires de travail. Ceux-ci sont flXés par le texte d'un contrat type<br />
prévu par la loi (la convention collective de votre branche ou de votre<br />
entreprise).<br />
Les motifs ou <strong>les</strong> mobi<strong>les</strong> ne sont plus indifférents au juge. Quand<br />
l'employeur décide de rompre le contrat de travail, il doit en signifier<br />
<strong>les</strong> motifs, qui seront pris en compte par le juge en cas de conflit. Une<br />
démission n'ouvre pas <strong>les</strong> mêmes droits qu'un licenciement. Et, selon<br />
<strong>les</strong> motifs du licenciement, <strong>les</strong> réactions de l'administration ou des<br />
tribunaux seront différentes.<br />
Le contrat de travail individuel n'a plus nécessairement force<br />
obligatoire si <strong>les</strong> clauses qu'il contient diffèrent de cel<strong>les</strong> qui figurent<br />
dans le contrat type de la convention collective du secteur d'emploi.
104 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Enfin, le contrat de travail a des effets <strong>sur</strong> <strong>les</strong> tiers puisque désormais<br />
le contrat type d'une convention collective peut être étendu, par<br />
décision administrative, à des entreprises ou des salariés qui ne sont<br />
pas parties à cette convention.<br />
Attardons-nous un instant <strong>sur</strong> ce problème des conventions collectives,<br />
très représentatif des nouvel<strong>les</strong> mentalités juridiques qui<br />
imprègnent le droit du travail contemporain.<br />
Les conventions collectives: des ententes obltgatoires<br />
Les conventions collectives sont des accords passés entre une ou<br />
plusieurs organisations syndica<strong>les</strong> de salariés et d'employeurs. Ces<br />
accords déterminent leur champ d'application territorial et professionnel<br />
et sont conclus pour une durée déterminée ou indéterminée.<br />
Ils peuvent être passés au niveau d'une entreprise (accords collectifs<br />
d'entreprise) ou au niveau d'une branche industrielle. Ils ne peuvent<br />
être contraires aux lois et réglements en vigueur Oe Code du travail par<br />
exemple).<br />
Pour que de tel<strong>les</strong> conventions soient dénoncées, il faut l'unanimité<br />
des organisations signataires, employeurs et salariés. El<strong>les</strong><br />
peuvent être étendues à d'autres entreprises ou même à d'autres branches<br />
après négociation en commission des organisations syndica<strong>les</strong><br />
représentatives. Ces extensions peuvent être demandées par l'une des<br />
organisations partie prenante ou à l'initiative du ministère du Travail.<br />
Les conventions de branche conclues au niveau national contiennent<br />
des dispositions qui concernent l'exercice du droit syndical dans<br />
l'entreprise, <strong>les</strong> délégués du personnel, le comité d'entreprise et le<br />
financement de leurs activités socia<strong>les</strong>; <strong>les</strong> niveaux d'équivalence des<br />
qualifications; le niveau de salaire applicable à chaque catégorie<br />
professionnelle, ainsi que <strong>les</strong> modalités de révision. Selon la loi, doivent<br />
être inclus dans ces dispositions <strong>sur</strong> <strong>les</strong> salaires: le salaire minimal;<br />
<strong>les</strong> coefficients hiérarchiques; <strong>les</strong> majorations de salaires pour<br />
travaux pénib<strong>les</strong>; <strong>les</strong> modalités d'application du principe « à travail<br />
égal, salaire égal»; <strong>les</strong> congés payés; <strong>les</strong> conditions d'embauche; <strong>les</strong><br />
conditions de la rupture du contrat de travail avec le délai-congé et<br />
l'indemnité de licenciement; <strong>les</strong> modalités de fonctionnement de la<br />
formation professionnelle, des centres d'apprentissage, de la forma-
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL 105<br />
tion permanente; l'égalité professionnelle entre homme et femme;<br />
l'égalité de traitement entre salariés français et étrangers; <strong>les</strong> conditions<br />
particulières pour le temps de travail des femmes enceintes,<br />
pour le personnel qui travaille à temps partiel, à domicile ou à<br />
l'étranger, ou encore dans le cadre de contrats temporaires; enfin <strong>les</strong><br />
procédures de conciliation.<br />
Ces conventions collectives peuvent être passées ou étendues à<br />
d'autres niveaux que le niveau national. Par ailleurs, le ministre du<br />
Travail, après avis de la Commission nationale des conventions<br />
collectives, peut en rendre l'application obligatoire, Il est prévu que :<br />
en cas d'absence ou de carence des organisations de salariés ou<br />
d'employeurs se traduisant par une impossibilité persistante de conclure<br />
une convention ou un accord de branche d'activité ou d'un secteur<br />
territorial déterminé,<br />
le ministre chargé du Travail peut, à la demande d'une organisation<br />
représentative intéressée ou de sa propre initiative, sauf opposition<br />
écrite et motivée de la majorité des membres de la Commission<br />
nationale de la négociation collective:<br />
rendre obligatoire dans le secteur territorial (ou professionnel) considéré<br />
une convention ou un accord de branche déj! étendu ! un secteur<br />
territorial (ou professionnel) différent. ..<br />
Ces détails sont connus. Leur lecture est fastidieuse. Mais leur<br />
sécheresse même fait mieux apparaître la véritable nature de ces<br />
dispositions législatives. Il s'agit ete mécanismes juridiques utilisés par<br />
<strong>les</strong> pouvoirs publics pour imposer, le plus légalement du monde, des<br />
ententes horizonta<strong>les</strong> obligatoires entre travailleurs, d'une part, et<br />
entre firmes, d'autre part. Les accords collectifs d'entreprises as<strong>sur</strong>ent<br />
une forme d'intégration verticale entre <strong>les</strong> salariés et leurs patrons. Le<br />
contrat de travail issu de ce système n'est plus que la traduction<br />
juridique d'un statut légal ayant préséance <strong>sur</strong> <strong>les</strong> dispositions des<br />
contrats individuels; un statut que personne ne peut plus dénoncer ou<br />
amender sans obtenir l'accord unanime de ses partenaires. On est<br />
revenu aux plus beaux jours des traditions corporatives de l'époque<br />
prémoderne.
106 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
LE DROIT DU TRAVAIL CONTRE LE MARCHÉ DU TRAVAIL<br />
Cette réaction du droit moderne à l'encontre de la liberté<br />
contractuelle prend racine dans l'influence exercée par <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
<strong>sur</strong> le marché politique. Elle s'est nourrie de la peur que <strong>les</strong> hommes<br />
ont de ce que Hayek appelle «l'ordre spontané du marché».<br />
On peut déplorer l'existence d'un marché du travail. Mais si on<br />
peut en limiter l'étendue, et réglementer le fonctionnement de<br />
certains de ses aspects, on ne pourra jamais en éliminer totalement<br />
l'existence tant qu'il restera des hommes prêts à louer à d'autres <strong>les</strong><br />
services de leur capital humain. On peut nationaliser <strong>les</strong> agences de<br />
placement, il est plus diffidle d'interdire <strong>les</strong> petites annonces dans <strong>les</strong><br />
journaux, ou tout simplement le bouche à oreil<strong>les</strong> aux portes des<br />
usines.<br />
Qui dit marché, dit loi du marché - c'est-à-dire loi de l'offre et de<br />
la demande. Sur un marché du travail, c'est elle qui détermine le<br />
montant des rémunérations. Si <strong>les</strong> entraves aujourd'hui portées à la<br />
liberté des contrats de travail ne sont pas aussi vivement dénoncées<br />
qu'el<strong>les</strong> le devraient c'est qu'instinctivement la plupart des gens ont du<br />
mal à admettre que le salaire ne soit pas directement lié à la<br />
rémunération d'un besoin, d'un effort ou d'un mérite personnel.<br />
Ainsi que l'explique le Pr Hayek, la fonction du salaire n'est pas,<br />
comme on le croit le plus souvent, de rémunérer <strong>les</strong> gens pour ce<br />
qu'ils ont fatt, mais de stgnaler ce qu'ils devraient faire, dans leur<br />
propre intérêt comme dans celui de tous. Le prix du travail ne<br />
récompense pas <strong>les</strong> mérites des individus mais leur révèle la valeur<br />
que leurs semblab<strong>les</strong> portent à leurs services, sachant que chaque<br />
service a lui-même autant de valeurs différentes qu'il y a de gens pour<br />
porter un jugement dessus [81].<br />
Bien évidemment, quand la rémunération de son propre travail<br />
ne correspond pas à ce que l'on attendait, on ressent un vif sentiment<br />
d'injusttce que l'on reporte <strong>sur</strong> l'institution, c'est-à-dire le marché.<br />
On se sent alors légitimement fondé à s'efforcer de soustraire par tous<br />
<strong>les</strong> moyens son revenu aux variations de l'offre et de la demande. La
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL 107<br />
solution consiste à contrôler <strong>les</strong> forces de marché, c'est-à-dire à<br />
s'opposer au libre jeu des contrats volontaires entre individus libres.<br />
La justice du salaIre et l'Injustice du marché<br />
Ce désir de voir la rémunération du travail récompenser <strong>les</strong><br />
besoins, l'effort, le talent ou <strong>les</strong> mérites, et de la soustraire aux forces<br />
du marché, est, ainsi que le souligne Hayek, un signe d'immaturité de<br />
notre esprit.<br />
On ne peut exiger d'un «ordre spontané» qu'il se conforme à des<br />
principes moraux de justice. En toute rigueur, seuls des comportements<br />
humains peuvent être considérés comme «justes» ou « injustes<br />
». Et cela par rapport à des règ<strong>les</strong> définies au préalable et non des<br />
résultats que l'on juge plus ou moins «désirab<strong>les</strong>».<br />
Par exemple, il ne viendrait à l'esprit de personne d'imaginer<br />
qu'une équipe de football puisse être disqualifiée au seul prétexte<br />
qu'elle vient de gagner par un écart de 10 buts à 0 qui ne reflète pas la<br />
véritable valeur relative des deux équipes. La disqualification ne peut<br />
être prononcée que s'il est prouvé que certains joueurs n'ont pas<br />
respecté <strong>les</strong> règ<strong>les</strong> du jeu. Le résultat du match ne peut être considéré<br />
comme étant en soi «juste» ou« injuste ». Il est conforme ou non à ce<br />
qui était «prévisible », vu <strong>les</strong> résultats passés des équipes en présence.<br />
Mais il serait ab<strong>sur</strong>de d'exiger de l'arbitre qu'il impose par exemple un<br />
résultat nul sous le seul prétexte que <strong>les</strong> adversaires ont dans le passé<br />
gagné autant de matches l'un que l'autre.<br />
Le marché est une sorte de jeu - à somme positive, et non nulle<br />
comme un match de sport de loisir -, où la règle centrale est<br />
l'échange volontaIre. Les résultats qui en découlent sont légitimes dès<br />
lors qu'ils sont obtenus dans le respect des règ<strong>les</strong> de l'échange. Nul ne<br />
peut dire s'ils sont «justes» ou «injustes », car nous ne disposons<br />
d'aucun principe éthique à caractère postttf qui soit suffisamment<br />
incontestable pour s'imposer à tous et permettre de juger ce que<br />
devrait être une distribution « juste» des revenus.<br />
En revanche, il existe des principes éthiques négatifs qui<br />
permettent d'établir quand un résultat n'est pas légitime, et ne saurait<br />
donc être juste: quand <strong>les</strong> règ<strong>les</strong> de juste conduite individuel<strong>les</strong> qui<br />
déterminent <strong>les</strong> conditions de fonctionnement du marché ont été
108 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
violées par quelqu'un. C'est à ce titre qu'on peut affirmer qu'un<br />
transfert (contraint) de revenus d'un individu courageux et travailleur<br />
vers un paresseux, d'un être responsable vers un irresponsable, d'un<br />
individu compétent vers un incompétent, ou bien d'un chanceux vers<br />
un malchanceux, d'un homme honnête vers un malhonnête, ou pire<br />
encore d'un groupe d'hommes politiquement sans influence, vers un<br />
autre groupe d'individus bénéficiant des avantages du pouvoir, est<br />
condamnable parce qu'il viole <strong>les</strong> deux principes fondamentaux<br />
d'une société libre et ouverte : le respect des droits de propriété et la<br />
liberté des contrats.<br />
Une tradition déja longue et anctenne<br />
La façon la plus traditionnelle de soustraire le prix du travail au<br />
marché est de former des ententes entre <strong>les</strong> offreurs pour maintenir <strong>les</strong><br />
salaires au-dessus du niveau qui s'établirait en situation de<br />
concurrence.<br />
Ces ententes ne sont pas une spécificité de notre époque. Aussi<br />
loin qu'on remonte dans l'histoire, el<strong>les</strong> ont toujours existé, et el<strong>les</strong><br />
ont toujours été également combattues.<br />
Avant d'être finalement légalisées à la fin du XIxe siècle, <strong>les</strong><br />
compagnonnages ou <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> (du côté des ouvriers), <strong>les</strong> jurandes,<br />
<strong>les</strong> métiers et <strong>les</strong> corporations (du côté des patrons) <strong>sur</strong>vivaient<br />
comme des organisations semi-clandestines.<br />
Le syndicalisme plonge ses racines dans <strong>les</strong> «métiers», <strong>les</strong><br />
compagnonnages et <strong>les</strong> corporations du Moyen Age. Dès 1539, <strong>les</strong><br />
ouvriers imprimeurs de Lyon et de Paris pratiquaient le «tric» ou<br />
monopole. Par serment, <strong>les</strong> ouvriers s'engageaient à cesser le travail<br />
dès que l'un d'entre eux avait à se plaindre de son patron. Ils se donnaient<br />
des chefs et faisaient «bourse commune ». Sitôt le tric ou la<br />
grève décidés, ils menaçaient de battre et de mutiler ceux qui trahissaient<br />
la consigne. La moindre des sanctions était leur expulsion des<br />
rangs de la confrérie.<br />
Les griefs de l'époque n'étaient déjà pas très différents de ceux<br />
dont <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> d'aujourd'hui se plaignent pour justifier leurs privilèges<br />
juridiques: <strong>les</strong> salaires étaient insuffisants, <strong>les</strong> avantages en<br />
nature Oogement, nourriture) étaient de qualité détestable, <strong>les</strong>
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL 109<br />
horaires étaient trop stricts j enfin, une récrimination fréquente de<br />
l'époque concernait l'embauche des apprentis: ils étaient trop nombreux<br />
et <strong>les</strong> patrons <strong>les</strong> employaient à toutes sortes de tâches qui<br />
n'avaient rien à voir avec un programme de formation.<br />
En 1539, le pouvoir royal, par l'édit de Villers-Cotterets, interdit<br />
toute coalition patronale et ouvrière. Mais l'interdiction n'eut pas<br />
d'effet. En 1572, le roi consentit à limiter le nombre d'apprentis à<br />
deux par presse. En contrepartie, <strong>les</strong> ouvriers acceptèrent de ne plus<br />
être nourris par leurs patrons. La durée de l'apprentissage fut limitée à<br />
trois ans. L'usage du fouet interdit. L'habitude fut prise d'imposer à<br />
celui qui désire rompre son contrat de travail l'obligation d'annoncer<br />
sa décision avec un délai de huit jours.<br />
En 1662, <strong>les</strong> ouvriers papetiers d'Avignon se mettent en grève. En<br />
1664, c'est au tour des boulangers de Bordeaux et des cordonniers de<br />
Toulouse. En 1679, ce sont <strong>les</strong> rubaniers de Paris. Dans son fameux<br />
'/raité des grains, Boisguilbert écrit :<br />
On voit dans <strong>les</strong> vil<strong>les</strong> de commerce des 7 à 800 ouvriers d'une seule<br />
manifacture s'absenter tout à coup et, en un moment, en quittant <strong>les</strong><br />
ouvrages imparfaits, parce qu'on leur voulait diminuer d'un sou leur<br />
journée; <strong>les</strong> prix de leurs ouvrages étant baissés quatre fois davantage;<br />
<strong>les</strong> plus mutins usent de violence envers ceux qui auraient pu être<br />
raisonnab<strong>les</strong>. Il y a même des statuts parmi eux, dont quelques-uns sont<br />
par écrits, et qu'ils se remettent de main en main, par <strong>les</strong>quels il est porté<br />
que si l'un d'entre eux entreprend de diminuer le prix ordinaire, il soit<br />
interdit de faire métier.<br />
Au XVIIIe siècle, <strong>les</strong> compagnonnages - qui sont pourtant<br />
proscrits - deviennent de plus en plus puissants. A Montpellier en<br />
1730, le procureur du roi dénonce <strong>les</strong> compagnons menuisiers qui ont<br />
constitué un «syndicat », ainsi que <strong>les</strong> « gavots » qui ont fait de même.<br />
Les grèves portent aussi souvent <strong>sur</strong> <strong>les</strong> avantages en nature que <strong>sur</strong> <strong>les</strong><br />
salaires. Ainsi <strong>les</strong> Montgolfier, le 25 février 1781, ont une grève<br />
générale de leurs ateliers <strong>sur</strong> <strong>les</strong> bras : deux ouvriers, Fougères dit le<br />
Homard et son compagnon Nourrisson dit le Comtois, jettent à terre<br />
<strong>les</strong> plats qu'on leur présente j licenciés, ils obtienrlent de leurs<br />
camarades une grève de solidarité.
110 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Mes ouvriers, écrit Montgolfier, ont tous préféré partir sans leur compte<br />
en m'exposant à perdre environ 3 000 livres de matière en fermentation<br />
qui a un pressant besoin d'être ouvrée au risque d'une perte entière.<br />
Autre sujet fréquent de contestation: l'aménagement des horaires.<br />
Lorsque <strong>les</strong> patrons décident d'organiser le travail moitié avant<br />
midi, moitié après, c'est la grève.<br />
Les compagnonnages ne sont pas des associations loca<strong>les</strong>, mais<br />
internationa<strong>les</strong> dont <strong>les</strong> réseaux de relations s'étendent bien au-delà<br />
des frontières. Non seulement <strong>les</strong> compagnons sont cartellisés, mais<br />
<strong>les</strong> patrons et <strong>les</strong> artisans forment leurs propres ententes.<br />
L'esprit général des communautés, remarque Turgot dans son édit de<br />
1776 portant suppression des jurandes et communautés de Commerce,<br />
Arts et Métiers, est de restreindre le plus qu'il est possible le nombre des<br />
maîtres, de rendre l'acquisition de la maîtrise d'une difficulté presque<br />
in<strong>sur</strong>montable pour tous <strong>les</strong> autres que <strong>les</strong> enfants des maîtres actuels. A<br />
ce but sont dirigées la multiplication des frais et des formu<strong>les</strong> de<br />
réception, <strong>les</strong> difficultés du chef-d'œuvre toujours jugé arbitrairement, la<br />
cherté et la longueur inutile des apprentissages, la servitude prolongée<br />
du compagnonnage, <strong>les</strong> institutions qui ont pour objet de faire jouir <strong>les</strong><br />
maîtres gratuitement pendant plusieurs années du travail des aspirants.<br />
Le plus important est la police de l'entente<br />
Officiellement supprimés en 1776, <strong>les</strong> corporations et compagnonnages<br />
n'en ont en réalité pas beaucoup souffert puisqu'en 1791 le<br />
célèbre décret d'Allarde <strong>les</strong> supprime à nouveau, et que le mardi 14<br />
juin de la même année la non moins fameuse loi Le Chapelier interdit<br />
<strong>les</strong> coalitions de travailleurs. Votée à l'unanimité par l'Assemblée,<br />
elle interdit <strong>les</strong> grèves et <strong>les</strong> associations temporaires ou non d'ouvriers.<br />
Elle admet <strong>les</strong> réunions de citoyens à condition qu'ils ne nomment<br />
ni président, ni syndic, ni secrétaire, et ne prennent aucune<br />
décision pour défendre «leurs prétendus intérêts communs». Loin<br />
d'innover, elle reprend la plupart des interdictions déjà énoncées<br />
maintes fois par le pouvoir royal.<br />
Les associations de travailleurs ne vont pas pour autant disparaître.<br />
El<strong>les</strong> renaissent sous forme de sociétés mutuel<strong>les</strong> qui affichent des
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL 111<br />
idéaux charitab<strong>les</strong>, et volent au secours des travailleurs <strong>les</strong> plus<br />
malheureux, mais qui ne servent pas qu'à cela. Leurs fonds servent<br />
aussi à financer <strong>les</strong> grèves.<br />
Sous la Restauration, <strong>les</strong> compagnons prennent un nouvel essor.<br />
Entre 1830 et 1840, ils suscitent de nombreuses grèves et émeutes. En<br />
publiant un livre célèbre <strong>sur</strong> le compagnonnage, Perdiguier rend le<br />
mouvement encore plus populaire.<br />
C'est seulement sous le Second Empire, avec le développement de<br />
l'industrie moderne, que le compagnonnage en tant qu'organisation<br />
représentative du monde ouvrier disparaît, supplanté par de nouvel<strong>les</strong><br />
formes de mouvements protestataires nés dans <strong>les</strong> fabriques de<br />
Grande-Bretagne. Décimés sous la Commune, étrangers aux mots<br />
d'ordre plus politiques du syndicalisme, divisés, <strong>les</strong> compagnons<br />
disparaissent de la scène ouvrière au profit de nouvel<strong>les</strong> associations<br />
auxquel<strong>les</strong> on donne le nom de « <strong>syndicats</strong>» .<br />
Depuis un siècle, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> tiennent le devant de la scène.<br />
Quand on y regarde de plus près, on constate cependant qu'ils n'ont<br />
jamais réussi à reconstituer véritablement la puissance que <strong>les</strong><br />
compagnonnages avaient atteint à certaines époques. Les statuts et <strong>les</strong><br />
droits qu'ils ont depuis lors arrachés aux pouvoirs publics ne sont<br />
pourtant pas sans rappeler toute la grille de privilèges contre <strong>les</strong>quels<br />
le pouvoir politique, qu'il soit royal ou républicain, n'avait cessé de<br />
lutter.<br />
Que ce soit toujours la même logique qui inspire l'action de ces<br />
différentes organisations n'a rien pour étonner. Qu'il leur importe<br />
plus de faire la police de leur entente que de réellement militer pour<br />
l'amélioration du bien-être et de la protection des travailleurs,<br />
s'explique par <strong>les</strong> caractéristiques même de l'action collective, tel<strong>les</strong><br />
qu'el<strong>les</strong> ont été décrites par l'économiste américain Mancur<br />
OIson [1421. Pour mobiliser un groupe d'intérêt à l'état latent, et<br />
obtenir par une action collective ce que l'on ne peut réaliser par la<br />
seule action individuelle, il est vital de contrôler, d'une part <strong>les</strong><br />
comportements de ceux qui, à tout moment, peuvent être tentés de<br />
faire « cavalier seul» ; d'autre part tous <strong>les</strong> autres qui seraient prêts à<br />
travailler à un salaire inférieur à celui exigé par <strong>les</strong> membres du<br />
syndicat Oes «jaunes», <strong>les</strong> briseurs de grèves, etc.). Une telle police<br />
est inévitablement coûteuse. Si l'on peut obtenir qu'elle soit as<strong>sur</strong>ée
112 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
par l'État lui-même, aux lieu et place du syndicat, c'est tout bénéfice.<br />
Telle est précisément la finalité du Droit du travail.<br />
la capture de la loi par <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
Donnons quelques exemp<strong>les</strong> de cette stratégie de «capture».<br />
Prenons tout d'abord l'embauche. Regardons ce que dit la réglementation<br />
du travail.<br />
Premier constat: <strong>les</strong> intermédiaires chargés de rapprocher <strong>les</strong><br />
offres et demandes en contrepartie d'espèces sonnantes et trébuchantes<br />
sont interdits. Le bureau de placement payant a été supprimé<br />
par une ordonnance du 24 mai 1945. Les bureaux de placement<br />
gratuits qui existaient alors ont été mis sous un contrôle public sévère.<br />
Depuis lors, il n'est plus possible d'en créer de nouveaux. Le seul<br />
intermédiaire légal est l'Agence nationale pour l'emploi. L'article<br />
311-1 du Code du travail stipule que: « ... <strong>les</strong> services de l'État sont<br />
seuls habilités à effectuer le placement des travailleurs ». Ne sont en<br />
principe autorisées que <strong>les</strong> petites annonces dans <strong>les</strong> journaux, sous<br />
réserve de pouvoir identifier clairement le nom de l'entreprise<br />
demandeuse.<br />
L'intérêt d'une telle législation, apparemment anodine, s'analyse<br />
aisément si on se place du point de vue du syndicat. Il s'agit d'éviter<br />
une segmentation du marché et des candidatures qui se fasse au<br />
détriment des intérêts des organisations ouvrières.<br />
Des agences de placement privées et rémunérées fonctionneraient<br />
en effet selon des principes fort voisins des agences matrimonia<strong>les</strong>,<br />
<strong>sur</strong> le marché du mariage. Leur intérêt serait d'offrir un éventail<br />
d'emplois le plus large possible, et répondant au nombre de critères<br />
le plus grand. Pour satisfaire <strong>les</strong> demandes des entreprises, la concurrence<br />
amènerait certains à introduire dans leurs fichiers des critères<br />
tels le sexe, la race, la religion, mais aussi l'adhésion et le militantisme<br />
syndical, présent ou passé. Le système favoriserait le recrutement<br />
de populations à faible taux de syndicalisation, au détriment<br />
des autres. En contrôlant le monopole de l'embauche, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
s'évitent ce genre de désagrément.<br />
Prenons un autre aspect: l'entrée <strong>sur</strong> le marché du travail. Elle<br />
aussi est sévèrement contrôlée. Si un enfant a des dons d'artiste qu'il
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL 113<br />
pourrait exploiter dans un spectacle, ses parents doivent obligatoirement<br />
obtenir une dérogation individuelle du préfet, avec avis d'une<br />
commission regroupant des membres du Conseil départemental de la<br />
protection de l'enfance, ainsi que le directeur départemental du<br />
Travail et de la Main-d'œuvre. Cette commission détermine la part de<br />
la rémunération dont le montant sera laissé aux parents. Le reste est<br />
obligatoirement versé <strong>sur</strong> un compte de la Caisse des dépôts et<br />
consignations pour y constituer un pécule que l'enfant récupérera à sa<br />
majorité. Ces lois <strong>sur</strong> la protection de l'enfance sont un moyen de<br />
restreindre l'entrée <strong>sur</strong> le marché du travail et créer ainsi une rente au<br />
profit de ceux déjà installés dans la vie active.<br />
Une MgtslaNon malthusienne<br />
Selon la même logique, le contrat d'apprentissage est une<br />
technique pour feiner l'em~auche et contrôler le nombre d'entrées<br />
dans une profession ou un métier. C'est ainsi que l'article 117 du Code<br />
du travail spédfie que:<br />
... aucun employeur ne peut engager d'apprentis s'il n'a fait l'objet d'un<br />
agrément par le comité départemental de la formation professionnelle, de<br />
la promotion sociale et de l'emploi... Cet agrément est accordé après avis<br />
du comité d'entreprise.<br />
L'exigence d'un diplôme pour exercer une profession est une autre<br />
technique, à l'exemple du certificat d'aptitude professionnelle demandé<br />
pour <strong>les</strong> coiffeurs ou du doctorat de spécialité exigé des<br />
médecins.<br />
En sus de ces contrô<strong>les</strong> quantitatifs, il existe un autre moyen pour<br />
réduire le nombre de travailleurs candidats à un emploi dans une<br />
entreprise ou dans une branche professionnelle. Il suffit d'élever le<br />
coût d'embauche individuel des nouveaux salariés. C'est le rôle que<br />
jouent par exemple <strong>les</strong> législations « antidiscriminatoires ». C'est aussi<br />
l'effet qu'entraînent certaines distributions sélectives d'avantages en<br />
nature comme <strong>les</strong> congés payés ou le treizième mois de salaire.<br />
Les lois Auroux <strong>sur</strong> le contrôle du travail temporaire et <strong>les</strong> contrats<br />
à durée déterminée avaient pour but évident de freiner la substitua-
114 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
bilité d'un travailleur à l'autre. L'interdiction du cumul d'emploi, la<br />
ftxation d'un nombre d'heures de travail maximal, mais aussi l'exigence<br />
de rémunérer <strong>les</strong> heures supplémentaires à un taux supérieur au<br />
taux de salaire principal, ont pour objectif commun de réduire l'élasticité<br />
de l'offre de travail.<br />
Ainsi que nous l'avons déjà évoqué, l'intérêt du syndicat est de<br />
réduire autant que possible le taux de rotation des emplois. A chaque<br />
nouvelle génération de travailleurs, il faut en effet reconstituer<br />
l'entente (voir ce que cela coûte au syndicalisme étudiant). Les<br />
législations <strong>sur</strong> le temps partiel mais aussi le travail temporaire y<br />
concourent.<br />
Enftn, la procédure d'extension des conventions collectives<br />
répond de façon évidente au souci de réduire la mobilité des salariés,<br />
et donc la concurrence qu'ils se font au sein d'une même branche<br />
professionnelle.<br />
Cette mainmise des <strong>syndicats</strong> <strong>sur</strong> le Droit du travail atteint des<br />
sommets avec <strong>les</strong> privilèges spéciaux attribués aux délégués du<br />
personnel ainsi qu'aux délégués syndicaux. Le Code du travail prévoit<br />
que l'élu a le droit d'exercer son activité pendant son temps de travail<br />
(activité donc ftnancée en partie par l'employeur). Ceci représente<br />
une matinée par semaine qui est «de plein droit considérée comme<br />
du temps de travail» (art. 1. 424-1). Le chef du personnel est tenu de<br />
mettre à disposition des délégués du personnel un local. Les cotisations<br />
des <strong>syndicats</strong> peuvent être désormais prélevées <strong>sur</strong> le lieu du<br />
travail. Les délégués peuvent circuler librement dans l'entreprise lorsqu'ils<br />
sont dans l'exercice de leur mission syndicale. Le temps passé<br />
aux réunions diverses avec le comité d'entreprise, le chef du personnel,<br />
etc., est lui aussi décompté comme du temps de travail. Comme<br />
<strong>les</strong> parlementaires, ils ont leur droit à leur immunité : ils ne peuvent<br />
être licenciés sans l'autorisation de l'inspecteur du travail, ni l'avis du<br />
comité d'entreprise (c'est-à-dire de leurs pairs). Comme par hasard,<br />
le mode d'élection est le scrutin de liste à deux tours avec représentation<br />
proportionnelle à la plus forte moyenne dont on sait d'expérience<br />
qu'il est celui qui protège le mieux <strong>les</strong> candidats des organisations<br />
institutionnalisées contre <strong>les</strong> retournements d'humeur des<br />
électeurs de base. Enftn, n'oublions pas que seu<strong>les</strong> <strong>les</strong> organisations
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL<br />
11S<br />
syndica<strong>les</strong> qualifiées de «représentatives» au plan national ont le<br />
droit de présenter des listes.<br />
Il n'existe en vérité pas un article du Code du travail qui ne puisse<br />
être interprété à travers cette grille d'analyse (exception faite d'un<br />
article qui interdit à un employé de s'établir à son compte à proximité<br />
de son dernier employeur et de lui faire concurrence).<br />
Pour s'en convaincre, nous nous attarderons <strong>sur</strong> un problème<br />
particulier: <strong>les</strong> indemnités de licenciement en cas de rupture de<br />
contrat.<br />
Les IndemnItés de Itcenclement et le théorème de Coase<br />
Imaginons l'exemple suivant. Un patron, pour une raison ou une<br />
autre, paie ses ouvriers au-dessus de ce qu'ils lui rapportent réellement.<br />
Pour rétablir ses comptes, il désire licencier une part importante<br />
de son personnel.<br />
Les salariés licenciés se trouvent confrontés à deux possibilités :<br />
soit un chômage transitoire d'une durée d'un an avec la reprise d'un<br />
emploi équivalent à la fin de la période; soit un chômage transitoire<br />
également d'un an mais avec au bout du compte l'obligation de se<br />
contenter d'un emploi financièrement moins intéressant. On imagine<br />
que la probabilité de réalisation de ces deux hypothèses est, pour<br />
chaque individu, identique.<br />
Par ailleurs, on pose (pour le besoin de nos calculs) que le licencié<br />
a encore 20 années d'activité professionnelle avant d'arriver à la<br />
retraite. Que le personnel compte en moyenne 20 ans d'ancienneté<br />
dans l'entreprise, et que le salaire moyen y est de 10000 F par mois.<br />
L'employé utilise son inactivité à prospecter pour retrouver un<br />
nouvel emploi. On suppose qu'il retrouve un travail au bout d'un an et<br />
qu'il a une chance <strong>sur</strong> deux de récupérer un emploi identique au<br />
précédent. Si l'emploi qu'il a ainsi retrouvé est identique à celui qu'il<br />
vient de perdre, son nouveau salaire est égal à l'ancien. Si, en<br />
revanche, il doit se contenter (on pose par hypothèse que c'est pour le<br />
reste de sa vie active) d'un emploi différent, on imagine que le salaire<br />
qui lui est alors versé est plus faible, seulement de 8 000 F.<br />
Dans le premier cas, la perte attendue est transitoire et se chiffre à<br />
un total de 120000 F. Dans le second cas, la perte transitoire est la
116 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
même (120000 F), mais s'y ajoute une perte permanente de 24000 F<br />
par an (2000 F par mois). Actualisée par rapport à ce qui lui reste de<br />
vie active, cette perte permanente représente une somme totale de<br />
1 098 240 F correspondant au capital qu'aurait produit un placement<br />
de 24 000 F par an à un taux d'intérêt moyen et normal de 8 %, si<br />
l'ouvrier n'avait pas été licencié et avait économisé lui-même cette<br />
somme. Si cet employé n'a pas d'aversion ni de préférence<br />
particulière pour le risque (hypothèse de neutralité vis-à-vis du<br />
risque), la valeur de la perte attendue - avec une chance <strong>sur</strong> deux de<br />
retrouver un emploi identique - se monte au total à 669 120 F<br />
[120 000/2 + (1 098 240 + 120 000)/2).<br />
Dans le cas où la loi enlève à l'entreprise la possibilité de rompre<br />
le contrat de travail de son fait (par exemple parce qu'elle éprouve<br />
certaines difficultés commercia<strong>les</strong>), l'employeur contraint de garder<br />
des effectifs qu'il doit continuer à payer au même salaire, alors qu'il<br />
aurait pu en faire l'économie. L'existence de la loi lui coûte 120000 F<br />
par employé et par an. Actualisée au coût du marché, la perte totale<br />
qui lui est ainsi occasionnée par la législation est considérable, car si<br />
cene somme avait été économisée chaque année et placée à un taux<br />
d'intérêt normal de 8 %, elle lui aurait rapporté au bout de 20 ans un<br />
capital total de 5 491 200 F. En revanche, dans cette hypothèse, le<br />
salarié ne supporte aucun coût.<br />
A partir de là, plusieurs commentaires s'imposent.<br />
Le principe de l'échange volontaire des droits<br />
Le premier correspond au célèbre théorème de l'économiste<br />
américain Ronald Coase [42]. Autoriser la rupture unilatérale du<br />
contrat de travail par l'employeur crée un dommage à l'employé. En<br />
revanche, l'interdire lui crée, personnellement, un dommage encore<br />
plus grand. C'est ce qu'on appelle le principe de la réciprocité du<br />
dommage.<br />
Le dommage fait à l'employeur en lui interdisant de rompre unilatéralement<br />
le contrat de travail correspond au salaire payé à un<br />
employé dont <strong>les</strong> aptitudes ne seront plus utilisées. Le dommage fait à<br />
l'employé en l'autorisant est égal à l'ensemble des revenus perdus si<br />
l'emploi retrouvé ne rapporte pas un revenu au moins égal à celui qui a
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL 117<br />
été perdu du fait du licenciement. Comme la perte supportée par<br />
l'employeur excède celle de l'employé, le patron a intérêt à lui<br />
racheter le droit de le mettre à la porte. Pour cela, il lui suffit d'offrir<br />
une indemnité supérieure à 669 120 F. C'est le principe de l'échange<br />
volontaire des droits.<br />
Ce principe entraîne une conséquence particulière : il fait que <strong>les</strong><br />
employés seront en définitive indifférents au choix de ceux qui seront<br />
licenciés et qui partiront au chômage. L'employeur pourra librement<br />
choisir de faire partir en priorité <strong>les</strong> moins productifs, sans provoquer<br />
de protestation puisqu'ils ne perdront rien au change (cependant que<br />
lui y gagnera). La possibilité de négocier librement un échange<br />
volontaire des droits rend indifférente la solution d'attribution des<br />
droits qui sera sélectionnée par l'employeur.<br />
On croit généralement que la suppression ou le maintien de<br />
l'interdiction de licenciement affecte le nombre de chômeurs. En fait,<br />
ce qui se passe est assez différent<br />
Lorsque la rupture unilatérale du contrat de travail par l'employeur<br />
est interdite, on peut séparer <strong>les</strong> employés en deux catégories: ceux<br />
qui causent à la firme un préjudice supérieur à 669 123 F et <strong>les</strong> autres.<br />
En effet, parmi <strong>les</strong> ouvriers susceptib<strong>les</strong> d'être licenciés, il y en a dont<br />
<strong>les</strong> talents peuvent être réutilisés à des tâches moins productives<br />
qu'auparavant. S'ils sont gardés par l'employeur parce qu'il y et<br />
contraint, le dommage qu'ils lui créent est inférieur à celui causé par<br />
<strong>les</strong> autres. Dans de tel<strong>les</strong> circonstances, la possibilité d'échanger <strong>les</strong><br />
droits permettrait à l'entrepreneur d'acheter la démission des moins<br />
productifs par une indemnité supérieure à 669 120 F; et, donc, de leur<br />
offrir l'opportunité de se retrouver finalement avec un revenu<br />
supérieur à celui qu'ils se trouveraient contraints d'abandonner du fait<br />
de leur licenciement.<br />
A l'inverse, si la législation autorise <strong>les</strong> employeurs à procéder à<br />
des licenciements sans indemnité, ce sont <strong>les</strong> employés qui supportent<br />
le dommage créé. Mais ceux qui sont susceptib<strong>les</strong> d'être<br />
employés avec profit dans d'autres postes de l'entreprise, au point que<br />
leur départ causerait à la firme un manque à gagner qui pourrait au pire<br />
être égal à 669 120 F, ont intérêt à racheter à leur employeur le droit de<br />
rester dans l'entreprise en lui proposant d'accepter une diminution de<br />
leur salaire qui, au maximum, pourraît être de 24 000 F par an. Dans
118 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
cette éventualité, tous <strong>les</strong> autres salariés sont licenciés. Mais, comme<br />
dans le cas précédent, ce sont <strong>les</strong> mêmes employés <strong>les</strong> moins productifs<br />
qui se retrouvent au ch6mage.<br />
Il est vrai que, dans le premier cas, c'est l'employeur qui supporte<br />
le fardeau de l'ajustement. Dans l'autre, ce sont <strong>les</strong> employés licenciés.<br />
Cependant, comme pour un impôt, le poids final de l'ajustement<br />
ne retombe pas nécessairement <strong>sur</strong> celui qui a été désigné pour<br />
cela.<br />
L'ajustement se retourne contre ceux que le législateur croit protéger<br />
Si le droit de causer le dommage est attribué aux salariés -<br />
situation où <strong>les</strong> salariés ont la capacité de faire retomber <strong>les</strong> coûts de<br />
l'ajustement économique <strong>sur</strong> l'entreprise en lui imposant de racheter<br />
<strong>les</strong> démissions -, l'employeur fera tout ce qui est en son pouvoir pour<br />
éviter de se retrouver acculé dans une telle position. Il cessera<br />
d'embaucher du personnel nouveau plus tôt qu'il n'aurait autrement le<br />
souci de le faire, afin de limiter le risque d'affronter l'épreuve d'un<br />
licenciement. Son comportement d'ajustement aura pour conséquence<br />
d'allonger <strong>les</strong> fi<strong>les</strong> d'attente du chômage et d'aggraver le taux<br />
naturel de chômage dans l'économie. S'il s'agit d'une firme que la<br />
nature de ses prestations rend particulièrement sensible aux aléas de la<br />
conjoncture, l'entrepreneur réagira en offrant moins d'emplois permanents,<br />
et en faisant davantage appel à des contrats de soustraitance<br />
ou encore des solutions de travail temporaire ou à durée<br />
déterminée.<br />
Conclusion: l'ajustement se retourne contre <strong>les</strong> salariés, bien que<br />
la législation ait la prétention de <strong>les</strong> garantir contre ce genre d'aléa.<br />
Toutefois, <strong>les</strong> bénéficiaires sont aisément identifiab<strong>les</strong>: ce sont <strong>les</strong><br />
salariés en poste dans <strong>les</strong> entreprises. En revanche, <strong>les</strong> victimes le<br />
sont beaucoup moins: c'est la masse anonyme et non organisée des<br />
«chercheurs d'emplois ». On comprend mieux la popularité qu'une<br />
telle me<strong>sur</strong>e rencontre dans la population, et auprès des militants<br />
syndicaux en particulier. tout le monde voit l'avantage. Mais personne<br />
ne voit le revers de la médaille.<br />
A l'inverse, si c'est l'employeur qui se voit attribuer par la<br />
législation le droit de causer le dommage - situation symétrique où
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL 119<br />
l'employeur a la capacité de faire retomber <strong>sur</strong> <strong>les</strong> salariés <strong>les</strong> coûts de<br />
l'ajustement économique - <strong>les</strong> salariés s'organiseront pour l'éviter.<br />
Ils s'as<strong>sur</strong>eront contre le chômage, en cotisant à une compagnie<br />
d'as<strong>sur</strong>ance ou une mutuelle. Pour limiter <strong>les</strong> risques de ne pas retrouver<br />
un emploi équivalent, ils cesseront d'investir dans le «capital<br />
spécifique» de l'entreprise. L'effet sera une mobilité accrue des<br />
employés et donc, statistiquement, un taux de chômage naturel plus<br />
élevé, mais avec vraisemblablement une durée moyenne d'attente<br />
plus faible.<br />
Ainsi, dans <strong>les</strong> deux cas, on obtient un taux de chômage plus élevé<br />
et indépendant de la distribution des droits. En revanche, dans le<br />
premier exemple, la durée moyenne du chômage aura tendance à être<br />
plus longue que dans le second.<br />
En tout état de cause, le taux de chômage serait plus faible si <strong>les</strong><br />
employés et leurs employeurs avaient dès le départ la latitude de<br />
négocier leur contrat de travail en toute liberté. En effet, le risque de<br />
rupture serait pris en compte dès l'embauche, par des clauses spécia<strong>les</strong><br />
correspondant à ce que chacun anticipe. Dès lors, chaque partenaire<br />
serait incité à investir dans l'autre un montant «optimal»<br />
correspondant au risque anticipé, et rien ne pousserait plus <strong>les</strong><br />
employés à une mobilité, ou au contraire à une résistance à la mobilité<br />
excessives.<br />
Une législation qui n'est pas Innocente<br />
Dans une société où la liberté des contrats ne serait plus un vain<br />
mot, employeurs et employés s'arrangeraient pour minimiser leurs<br />
risques. Des solutions contractuel<strong>les</strong> permettant de satisfaire au mieux<br />
<strong>les</strong> uns et <strong>les</strong> autres seraient trouvées. Chacun y gagnerait un revenu<br />
final réel plus élevé, et le taux de chômage serait vraisemblablement<br />
inférieur.<br />
Avec la législation actuelle, ces échanges de droits ne sont pas<br />
possib<strong>les</strong>. Les artic<strong>les</strong> 321-7 et 321-9 du Ccx:le du travail interdisent aux<br />
employeurs de racheter à leurs employés le droit de <strong>les</strong> licencier et de<br />
transformer ainsi un licenciement en démission. De la même<br />
manière, <strong>les</strong> conventions collectives ferment à tout salarié la
120 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
possibilité de racheter son licenciement en acceptant de rester pour<br />
un salaire moindre.<br />
Ces dispositions restrictives sont dans la logique de l'intérêt<br />
syndical. Si ces échanges étaient possib<strong>les</strong>, ils représenteraient autant<br />
de brèches dans le dispositif de contrôle monopolistique de la maind'œuvre<br />
par le syndicat. Ils auraient pour effet de le priver de toute<br />
efficacité. L'intérêt des organisations syndica<strong>les</strong> est d'en prohiber<br />
l'exercice. Le Code du travail, une fois de plus, répond à cette attente.<br />
Dans un système qui autoriserait l'échange libre des droits, il<br />
importerait peu que <strong>les</strong> patrons aient le droit ou non de licencier. Le<br />
problème fondamental n'est pas celui du droit de licencier, mais de la<br />
liberté contractuelle.<br />
La législation en vigueur autorise plus ou moins le licenciement<br />
unilatéral. Elle donne donc aux employeurs le droit de causer un<br />
dommage à leurs employés. Mais plutôt que de <strong>les</strong> autoriser à<br />
« racheter» leur licenciement, elle interdit expressément cette pratique,<br />
qu'elle croit compenser par l'obligation légale faite à l'entreprise<br />
de leur payer des «indemnités de licenciement». Cel<strong>les</strong>-ci sont<br />
généralement considérées comme l'une des conquêtes socia<strong>les</strong> <strong>les</strong><br />
plus importantes de notre époque.<br />
Question: Est-ce que la protection offerte au salarié par le versement<br />
de ces indemnités léga<strong>les</strong> est au moins aussi avantageuse que<br />
ce que serait leur situation dans un régime de liberté contractuelle<br />
Le montant des indemnités de licenciement est obligatoirement<br />
fIxé par <strong>les</strong> conventions collectives. Un arrêt de la Chambre sociale de<br />
la Cour de cassation stipule que<br />
... <strong>les</strong> juges ne peuvent reconnaître à un salarié le droit à une indemnité<br />
de licenciement contestée par l'employeur sans se référer à une<br />
convention, à un texte législatif ou réglementaire, ou à un usage précisé.<br />
Selon l'usage établi, le montant de l'indemnité est calculé<br />
proportionnellement à l'ancienneté dans la fIrme. Le salaire servant<br />
de base au calcul est généralement le salaire mensuel moyen des trois<br />
derniers mois, multiplié par le nombre d'années d'ancienneté dans<br />
l'entreprise.
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL 121<br />
Dans notre exemple hypothétique, l'ancienneté étant de 20 ans, et<br />
le salaire de 10 000 F, le montant de l'indemnité serait de 200 000 F j<br />
c'est-à-dire une somme qui est très loin de correspondre au préjudice<br />
réel estimé à 669 120 F. Le revenu des employés serait beaucoup mieux<br />
protégé dans un régime où ils auraient le droit d'acheter leur<br />
démission ou de racheter leur licenciement. Alors pourquoi cette<br />
législation A quoi sert-elle vraiment<br />
On pourrait penser qu'il s'agit d'une sorte de mécanisme<br />
d'as<strong>sur</strong>ance, l'employeur retenant <strong>sur</strong> <strong>les</strong> salaires l'équivalent d'une<br />
prime reversée à l'employé au moment de son licenciement. Mais, si<br />
c'était le cas, l'indemnité devrait être calculée en fonction du<br />
préjudice subi. Or il n'en est rien.<br />
La ltberM contractuelle serait une metlleure protection que<br />
l'Indemnité de ltcenclement<br />
Imaginons une situation où l'employeur a le droit de licencier<br />
moyennant le paiement obligatoire d'une indemnité de 200 000 F, et<br />
où on demanderait au salarié licencié de choisir entre deux options :<br />
ou il accepte l'indemnité et il part sans autre moyen de recours j ou il<br />
accepte de rester mais à un salaire moindre, et il perd bien évidemment<br />
le bénéfice de toute indemnité. Le préjudice d'un licenciement<br />
étant estimé à 669 120 F, <strong>les</strong> termes de son calcul individuel sont alors<br />
<strong>les</strong> suivants. S'il part, il touchera 200 000 F, mais il subira néanmoins<br />
un préjudice de 469 120 F. S'il reste, son préjudice sera de 24 000 F<br />
capitalisé <strong>sur</strong> 20 ans, soit 1 098 240 F. Donc il ne restera pas.<br />
Prenons l'autre cas de figure. L'employeur est privé de son droit<br />
de licencier. Il ne peut se débarrasser de ses éléments <strong>les</strong> moins<br />
productifs qu'en leur achetant leur démission à un prix égal au<br />
préjudice subi, c'est-à-dire 669 120 F. Imaginons maintenant qu'on<br />
lui dise : vous avez le choix entre licencier mais avec le paiement<br />
d'une indemnité de 200 000 F, et continuer à racheter la démission de<br />
vos salariés. Que va-t-il faire Bien évidemment choisir la première<br />
option. Il obtiendra le départ de ceux dont il ne désire plus la<br />
présence au prix de 200 000 F au lieu de 669 120 F. Le fait qu'on<br />
impose aux employeurs un régime de licenciement avec indemnités,<br />
et qu'on interdise l'achat des démissions, signifie que <strong>les</strong> entreprises
122 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
sont davantage incitées à licencier que ce ne serait le cas s'il leur était<br />
interdit de licencier, mais avec possibilité d'achat des démissions.<br />
Dans <strong>les</strong> deux cas, on a une situation qui débouche <strong>sur</strong> davantage<br />
de licenciements que ce ne serait le cas quel que soit le régime légal du<br />
droit de licencier (autorisé ou non), mais avec liberté contractuelle<br />
totale. La conséquence du droit actuel est une augmentation du taux de<br />
chômage naturel dans l'économie - mais pour des raisons et par des<br />
mécanismes différents de ceux qui sont habituellement avancés par <strong>les</strong><br />
organisations patrona<strong>les</strong>.<br />
L'indemnité de licenciement joue ainsi le rôle d'une taxe <strong>sur</strong> <strong>les</strong><br />
employés pour <strong>les</strong> dissuader de négocier des baisses de salaires qu'il<br />
serait de leur intérêt d'accepter, et qui, du point de vue de leur revenu,<br />
<strong>les</strong> mettraient dans une situation plus favorable que celle qui résulte en<br />
définitive de la législation. Simultanément, elle joue également le rôle<br />
d'une subvention à l'employeur pour lui permettre de licencier à<br />
moindres frais <strong>les</strong> ouvriers dont il veut se séparer. Dans <strong>les</strong> deux cas,<br />
ce sont <strong>les</strong> salariés qui sont perdants.<br />
Abandonnons donc la vision angélique des <strong>syndicats</strong>. Tout se<br />
passe comme si la préoccupation centrale était beaucoup plus de<br />
décourager <strong>les</strong> velléités que certains salariés pourraient avoir, dans<br />
une conjoncture défavorable, d'accepter une révision de leurs avantages<br />
salariaux, plutôt que la défense de l'emploi et du niveau de vie à<br />
long terme des travailleurs.<br />
Il est des circonstances (de crise par exemple), où beaucoup de<br />
salariés accepteraient de négocier une révision de leurs salaires pour<br />
rester autant que possible dans l'entreprise où ils travaillent. Il en est<br />
d'autres qui accepteraient facilement de démissionner si cela leur<br />
rapportait plus que d'être licenciés ou de rester dans leur emploi<br />
actuel. Mais, dans la logique syndicale, de tel<strong>les</strong> actions individuel<strong>les</strong><br />
sont extrêmement dangereuses. Si el<strong>les</strong> se généralisaient, el<strong>les</strong> rendraient<br />
le contrôle de l'entente impossible. Voilà pourquoi, pour <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong>, en toutes circonstances, tout est meilleur que la liberté.
4<br />
Les crises, le chômage<br />
et <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
Le chômage est un phénomène plus complexe qu'un simple<br />
défidt de créations d'emplois nouveaux, ainsi que le décrit l'approche<br />
macroéconomique traditionnelle. Comme nous allons le voir,<br />
l'approche microéconomique complète cet éclairage. La montée<br />
continue du nombre de chômeurs n'est pas seulement une conséquence<br />
de la crise, le produit de facteurs conjoncturels ou structurels<br />
plus ou moins accidentels (chocs pétroliers, concurrence internationale,<br />
nouvel<strong>les</strong> technologies, etc.), ni l'expression d'une fatalité<br />
technologique. Elle est aussi la résultante de changements démographiques<br />
Oa montée des jeunes), sodologiques (développement du<br />
travail féminin) et institutionnels (rôle du salaire minimal, progrès de<br />
la protection sociale) qui se traduisent par une augmentation du «taux<br />
de chômage naturel».<br />
Tel était le message diffusé par la Nouvelle konomle à la fin des<br />
années 70.<br />
Depuis lors, <strong>les</strong> esprits ont évolué. La faillite du modèle keynésien<br />
est largement reconnue (encore plus depuis <strong>les</strong> échecs socialistes qui<br />
auront eu un excellent pouvoir pédagogique). Dans l'étude du marché<br />
du travail, <strong>les</strong> économistes se tournent désormais vers une méthodologie<br />
résolument microéconomique, même ceux qui disent encore
124 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
travailler dans l'optique de Keynes (théorie des marchés internes et<br />
segmentés). Un personnage aussi influent que le professeur Edmond<br />
Malinvaud admet la présence, à côté d'un chômage de type keynésien<br />
(dû à une insuffisance de la demande globale), d'un chômage dit<br />
«classique », qui serait la conséquence d'un coût trop élevé du<br />
travail [118]. Les facteurs institutionnels commencent à être pris en<br />
compte, même si ce n'est que de façon encore bien timide. Par<br />
exemple, Jacques Lesourne reconnaît la responsabilité dans le développement<br />
du chômage de ce qu'il a baptisé 1'« oligopole social»<br />
c'est-à-dire des groupes sociaux organisés qui, dans <strong>les</strong> années 60 et<br />
70, ont fait pression <strong>sur</strong> <strong>les</strong> pouvoirs publics pour obtenir l'indexation<br />
généralisée des salaires, la hausse du salaire minimal et l'écrasement<br />
des hiérarchies salaria<strong>les</strong>, la baisse de la durée du travail (à revenu<br />
constant), le renforcement de la réglementation du travail, etc. [112].<br />
Même dans <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>, on note une prise de conscience progressive<br />
des méfaits du corporatisme professionnel.<br />
Ces évolutions sont bienvenues. El<strong>les</strong> restent cependant partiel<strong>les</strong><br />
et manquent souvent de recul. Ce n'est pas en additionnant une série<br />
de causes autonomes qu'on obtient une théorie, ni même une<br />
véritable explication de la crise de l'emploi. Nous vivons dans une<br />
société où fait toujours aussi cruellement défaut une véritable théorie<br />
de l'emploi et du chômage. Une théorie qui, tout en englobant <strong>les</strong><br />
différentes explications proposées par <strong>les</strong> uns et par <strong>les</strong> autres, et<br />
tenant compte des particularités de l'environnement institutionnel<br />
contemporain O'émergence d'une «société salariale» dominée par<br />
des procédures collectives de négociation), permettrait de rendre<br />
compte non seulement des crises d'aujourd'hui, mais également de<br />
cel<strong>les</strong> d'hier.<br />
Ce chapitre propose d'établir un pont entre la théorie des<br />
<strong>syndicats</strong> et la théorie du chômage et des crises économiques.<br />
Appuyée <strong>sur</strong> la loi de Say (injustement reléguée aux oubliettes par <strong>les</strong><br />
macroéconomistes contemporains), ainsi que <strong>sur</strong> <strong>les</strong> apports de<br />
l'analyse monétaire moderne (théorie des monnaies «concurrentiel<strong>les</strong><br />
»), l'idée centrale est que la véritable origine des crises et des<br />
dépressions qui frappent le marché du travail ne doit pas être<br />
recherchée dans des troub<strong>les</strong> autonomes de la «demande globale»<br />
(concept keynésien dérivé d'erreurs logiques), mais dans <strong>les</strong> rigidités
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 125<br />
de tous ordres que produit, dans nos démocraties contemporaines,<br />
l'activité des groupes de pression organisés.<br />
Il n'est pas question de se plaindre pour la énième fois de ce que<br />
<strong>les</strong> charges salaria<strong>les</strong> des entreprises françaises, ou le « niveau général<br />
des salaires» (une expression qui en réalité ne veut rien dire), seraient<br />
trop élevés - la plainte traditionnelle du patronat. L'argument est<br />
tout différent: ce qui est en cause est la capacité acquise par un<br />
nombre croissant de groupes privés d'imposer, de manière durable,<br />
des prix et des rémunérations déconnectés de ce qui résulterait du jeu<br />
d'un marché libre fonctionnant dans le cadre d'un État de droit<br />
respectant <strong>les</strong> droits de propriété et la liberté des contrats; et, partant<br />
de là, l'ensemble des pratiques collectives, juridiques, législatives ou<br />
monétaires responsab<strong>les</strong> de cette situation.<br />
Parce que leur nature même de «bien collectif particulier»<br />
favorise le développement de pratiques, d'attitudes, de règlements et<br />
de législations contraires aux exigences de flexibilité des prix et de la<br />
stabilité monétaire, <strong>les</strong> organisations syndica<strong>les</strong> sont<br />
paradoxalement des institutions qui fabriquent du chômage, du sousemploi,<br />
de l'appauvrissement, et donc du ressentiment. El<strong>les</strong> ne sont<br />
pas seu<strong>les</strong> en cause. Tous <strong>les</strong> groupes organisés qui, par des moyens<br />
incompatib<strong>les</strong> avec le respect des principes fondamentaux d'un État<br />
de droit civilisé, interfèrent avec la liberté de décision des<br />
entrepreneurs, ou font pression <strong>sur</strong> le législateur pour se faire<br />
attribuer des privilèges, portent peu ou prou une part de<br />
responsabilité. Il n'est pas de notre propos de faire porter aux seuls<br />
<strong>syndicats</strong> la responsabilité de la crise de l'emploi. Celle-ci est avant<br />
tout le produit d'attitudes et de comportements profondément ancrés<br />
dans <strong>les</strong> mentalités de la population et de ses dirigeants. Mais il<br />
n'empêche que l'activité des <strong>syndicats</strong> joue un rôle particulièrement<br />
crucial dans le déroulement de ce processus.<br />
LE PRINCIPE DE LA LOI DE SAY<br />
La plupart d'entre nous avons oublié qu'il fut une époque où le<br />
rôle des <strong>syndicats</strong> était placé par <strong>les</strong> économistes au centre des<br />
interrogations <strong>sur</strong> l'origine du chômage et des dépressions
126 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
économiques. Cela se passait dans <strong>les</strong> années 1920 et 1930, juste avant<br />
que la publication de la Théorie générale de Keynes ne vienne (à tort)<br />
jeter le discrédit <strong>sur</strong> tout ce qui s'était fait avant et qui n'allait pas dans<br />
le sens du keynésianisme.<br />
Depuis quelques années, on redécouvre <strong>les</strong> apports de cette<br />
époque grâce aux traductions de Mises et d'Hayek j mais aussi à la<br />
réimpression des travaux de William Hutt - certainement de tous <strong>les</strong><br />
économistes de sa génération celui qui a consacré le plus de temps et<br />
d'ardeur à réfuter Keynes et à mettre en cause la responsabilité du<br />
mouvement syndical j non pas par antisyndicalisme primaire, mais<br />
par soud scientifique de rétablir une vérité que beaucoup reconnaissent<br />
implicitement, mais que, pour des raisons politiques faci<strong>les</strong> à<br />
discerner, personne, aujourd'hui comme hier, n'ose regarder en<br />
face [90, 91).<br />
Pour <strong>les</strong> Keynésiens, lorsqu'il y a un chômage important, tout est<br />
clair. Ce ne peut venir que d'une défaillance de ce que Keynes a<br />
appelé « la demande globale ». La présence du chômage, nous diton,<br />
est la preuve que <strong>les</strong> ménages et <strong>les</strong> entreprises ne dépensent pas<br />
assez. Et s'il en est ainsi, c'est parce que <strong>les</strong> consommateurs<br />
épargnent trop, et que <strong>les</strong> entrepreneurs n'investissent pas assez à<br />
cause Ooi fondamentale) des taux d'intérêt trop élevés (phénomène<br />
de la « trappe monétaire»).<br />
La solution consiste donc à compenser par la dépense publique<br />
<strong>les</strong> insuffISances de la dépense privée spontanée. On s'engage dans<br />
une politique de déficit budgétaire et, par voie de conséquence, de<br />
monnaie facile.<br />
A cela, <strong>les</strong> « Autrichiens» répliquent qu'on ne peut valablement<br />
raisonner à partir d'un concept aussi artificiel que celui de la<br />
demande globale. La demande globale, expliquent-ils, ça n'existe<br />
pas. C'est un faux concept.<br />
Il n'y a probablement pas de loi économique plus ancienne, et<br />
plus fondamentale, mais aussi plus méconnue que la loi de Say. Ses<br />
premières formulations datent des physiocrates, notamment Mercier<br />
de la Rivière. On la retrouve chez Turgot. Mais c'est Jean-Baptiste Say<br />
qui, en 1803, dans son célèbre Tralt~ d'Économie politique, lui<br />
donne sa forme définitive (sans toutefois avoir clairement conscience<br />
de toutes ses implications) (168). Au XIxe siècle, elle occupe également
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 127<br />
une place importante dans l'œuvre de Mill. Elle a fait au cours des<br />
dernières années un retour en force dans la littérature économique<br />
anglo-saxonne sous la plume des supply stders et autres partisans de<br />
l'économie de l'offre.<br />
Cette loi est souvent résumée par la courte phrase: «L'offre crée<br />
sa propre demande.» Ce qui est interprété comme signifiant que<br />
dans une économie capitaliste il ne saurait y avoir de situations<br />
durab<strong>les</strong> d'excédent d'offre, tout processus de fabrication d'un bien<br />
destiné à être vendu engendrant nécessairement la création d'un<br />
revenu grâce auquel ce bien peut être vendu.<br />
Les Keynésiens en ont conclu que <strong>les</strong> économistes «classiques»,<br />
leurs adversaires, niaient que puissent apparaître des situations<br />
durab<strong>les</strong> de crise économique et de chômage massif et permanent j<br />
message que perpétuent <strong>les</strong> enseignements universitaires dominants.<br />
En réalité, le contenu de la loi de Say est à la fois plus subtil et plus<br />
complexe que cette interprétation. S'il y avait peut-être des gens qui,<br />
dans <strong>les</strong> années 30, pensaient comme le décrivent <strong>les</strong> manuels<br />
keynésiens, ce n'était pas le cas de tous <strong>les</strong> économistes «prékeynésiens<br />
». Correctement reformulée, la loi de Say n'exclut pas la<br />
possibilité de situations de sous-emploi.<br />
Ce que la lot de Say dtt et ne dtt pas<br />
La loi de Say est un raisonnement axiomatique qui établit quatre<br />
propositions.<br />
1. n n JI a que la productton de quelque chose qut donne le<br />
pouvoir de consommer<br />
Jean-Baptiste Say part du constat « qu'on ne peut se procurer ce<br />
que l'on achète qu'avec ce que l'on a produit ». n s'agit d'une simple<br />
observation de bon sens qui n'a pas à être démontrée (un axiome) :<br />
on ne peut se procurer des biens et des services que l'on désire qu'en<br />
échange d'autres biens et services que l'on a soi-même produits, ou<br />
en échange de l'argent que l'on a précédemment acquis en<br />
échangeant des biens et des services que l'on avait soi-même<br />
produits. Autrement dit, l'origine de ce que l'on appelle la demande<br />
ne se trouve pas dans l'acte de destruction de valeur que représente la
128 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
consommation, mais dans l'acte de production qui crée la valeur<br />
ainsi disponible pour être consommée. On ne peut consommer que<br />
si quelqu'un a produit.<br />
D'où l'expression: «c'est l'offre qui constitue la demande », non<br />
pas au sens (ab<strong>sur</strong>de) que tout produit offert <strong>sur</strong> le marché distribuerait<br />
nécessairement <strong>les</strong> moyens d'une demande correspondante,<br />
comme cela est parfois abusivement interprété; mais au sens qu'il ne<br />
peut y avoir d'acte économique créateur de valeur qui ne crée de<br />
manière concomitante un pouvoir d'achat donnant au producteur <strong>les</strong><br />
moyens d'acquérir une valeur équivalente parmi l'ensemble des biens<br />
produits par d'autres et n'entrant pas en concurrence avec ce que luimême<br />
fabrique.<br />
Conclus ton : on ne peut pas dissocier la «demande» qui<br />
s'adresse aux produits d'un secteur de 1'« offre» d'autres produits qui<br />
en est l'origine et la contrepartie. Pour comprendre ce qui se passe au<br />
niveau de la demande, il faut commencer par analyser <strong>les</strong> facteurs qui<br />
agissent <strong>sur</strong> l'évolution de l'offre des autres produits non concurrents.<br />
C'est en ce sens qu'il s'agit d'une approche qui donne la priorité à<br />
l'économie de l'offre.<br />
2. La notton de « demande globale» est un concept qut n'a<br />
aucun fondement dans le r~el, et qut ne peut que fausser l'analyse<br />
Se procurer un bien ou un service quelconque implique nécessairement<br />
que l'on cède simultanément à d'autres le pouvoir d'acquérir<br />
l'ensemble des autres biens et services que l'on aurait pu consommer<br />
en contrepartie de ce même pouvoir d'achat. Autrement dit, tout<br />
achat marchand n'est jamais que la manifestation d'un acte par lequel<br />
on ~change des drotts <strong>sur</strong> une certaine partie du flux global des biens<br />
et services produits contre l'acquisition d'une autre partie de ce flux.<br />
Cette interdépendance entre toutes <strong>les</strong> demandes, mais aussi le<br />
fait que ce qui est demande pour <strong>les</strong> uns, est offre pour <strong>les</strong> autres, fait<br />
que l'addition des demandes individuel<strong>les</strong> de biens finals et de biens<br />
intermédiaires pour donner une «demande globale» n'a pas de sens.<br />
La notion de demande globale est un faux concept; Un spécialiste<br />
de la comptabilité nationale peut toujours, moyennant certaines<br />
précautions statistiques, additionner l'ensemble des demandes<br />
individuel<strong>les</strong> de biens finals et intermédiaires pour calculer un
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 129<br />
agrégat. Mais cette entité statistique, résultat global de ce calcul<br />
d'agrégation, est dépoUlvue de toute signification économique. Elle<br />
n'est qu'un résultat arithmétique dont la véritable genèse est à rechercher<br />
dans <strong>les</strong> échanges de droits auxquels l'interdépendance de toutes<br />
<strong>les</strong> demandes donne lieu.<br />
Ce qui compte alors, pour l'économiste qui essaie de<br />
comprendre la nature des phénomènes sociaux, ce n'est pas<br />
l'agrégat, mais <strong>les</strong> procédures d'échanges de droits qui en sont la base<br />
et qui n'ont pas de sens indépendamment des conditions et des<br />
motivations individuel<strong>les</strong> qui leur donnent naissance.<br />
Keynes n'ignorait pas l'existence de cette difficulté méthodologique.<br />
Mais il la résolvait en introduisant l'hypothèse que <strong>les</strong><br />
variations de la demande globale se répartissaient proportionnellement<br />
entre tous <strong>les</strong> biens produits. Dans ce cas, il n'y avait<br />
effectivement plus de problème.<br />
Similairement, <strong>les</strong> notions de «produit national» ou de « niveau<br />
général des prix », ou de «niveau général des salaires» n'ont pas plus<br />
de sens. La macroéconomie keynésienne est fondée <strong>sur</strong> une tlluston<br />
stattsttque et conceptuelle. On n'a pas le droit d'expliquer <strong>les</strong> crises et<br />
<strong>les</strong> dépressions économiques en invoquant la défaillance d'une<br />
«demande globale» que personne ne peut ni définir ni évaluer.<br />
3. Parler de batsse de la demande n'a de sens que par rapport<br />
aux produtts de secteurs « en parttculterll<br />
On peut additionner <strong>les</strong> baisses de la demande enregistrées dans<br />
divers secteurs, et même dans tous <strong>les</strong> secteurs, pour dire qu'il y a un<br />
déficit de la demande en gbl~al - c'est-à-dire une <strong>sur</strong>estimation<br />
générale de la demande par <strong>les</strong> agents économiques à un moment<br />
donné. Mais cela n'a pas de sens de présenter l'ensemble de ces<br />
récessions particulières comme la conséquence d'une crise «généraie»<br />
de la demande (on ne peut pas expliquer des situations particulières<br />
par un facteur qui, lui-même, ne serait que le produit de<br />
l'addition de ces situations particulières). Toute récession gbl~ale<br />
supposerait une baisse simultanée de toutes <strong>les</strong> demandes qui<br />
s'adressent en parttculter à chaque secteur. Et comme - proposition<br />
1 - la demande, avons-nous vu, n'est que la contrepartie de ce<br />
qui est « offert» ailleurs dans l'économie O'offre de produits non
130 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
concurrents), on est ramené au principe que toute baisse de la<br />
demande qui concerne en particulier certains (ou tous <strong>les</strong>) secteurs ne<br />
peut être que le résultat d'une réduction préalable de l'offre (et donc<br />
des revenus) dans certains (ou dans tous <strong>les</strong>) autres secteurs produisant<br />
des produits, ou livrant des services non concurrents.<br />
Conséquence: ce corollaire de la loi de Say implique que si on<br />
veut identifier <strong>les</strong> origines d'un chômage généralisé il faut s'interroger<br />
<strong>sur</strong> ce qui peut conduire certains producteurs, ou tous <strong>les</strong> producteurs,<br />
à réduire leur offre j et cela indépendamment de toute explication<br />
faisant intervenir un phénomène de défaillance autonome de la<br />
demande.<br />
Traditionnellement, on considère qu'il y a, en la matière, quatre<br />
explications possib<strong>les</strong>:<br />
- l'organisation par <strong>les</strong> fabricants de biens de consommation<br />
finals d'ententes visant à mettre fin au jeu de la libre concurrence et<br />
permettant ainsi aux producteurs de pratiquer des prix plus élevés (et<br />
d'obtenir davantage de profits) j<br />
- la mise en place par <strong>les</strong> propriétaires de certains facteurs de<br />
production, ou des fabricants de biens intermédiaires, de cartels<br />
ayant pour fin d'imposer des prix plus élevés à leurs clients (ce qui,<br />
renchérissant leurs coûts, <strong>les</strong> conduirait à réduire leur offre pour<br />
maintenir des rendements financiers compétitifs) j<br />
- le succès de certains salariés organisés en <strong>syndicats</strong> à obtenir de<br />
leurs employeurs des taux de salaires plus élevés que ceux que<br />
commanderait leur productivité (d'où des coûts plus lourds et une<br />
réduction de l'offre, toutes choses éga<strong>les</strong> d'ailleurs) j<br />
- enfin, la soumission autoritaire des entreprises à des contraintes<br />
léga<strong>les</strong> et réglementaires dont l'effet est d'alourdir leurs coûts<br />
unitaires (avec des conséquences identiques à cel<strong>les</strong> qui précèdent).<br />
Mais lorsqu'on reste dans le cadre de marchés Itbres où n'existe<br />
aucune entrave légale à l'entrée de nouveaux producteurs susceptib<strong>les</strong><br />
de faire concurrence à ceux qui sont déjà installés, il est erroné de<br />
raisonner comme si tout acte de coopération volontaire entre firmes<br />
privées devait nécessairement entraîner une restriction durable de<br />
l'offre. Ceci n'est possible que si l'entente ou le cartel bénéficie du<br />
secours de l'État pour limiter l'entrée de nouveaux concurrents (par<br />
exemple par la mise en place de «barrières» dont l'origine se trouve
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 131<br />
dans des -réglementations professionnel<strong>les</strong> ayant soi-disant pour<br />
objectif de « moraliser» le marché!).<br />
Conséquence: des quatre cas de figure ci-dessus, en réalité seuls<br />
<strong>les</strong> deux derniers, l'action d'organisations syndica<strong>les</strong> s'appuyant <strong>sur</strong><br />
des «privilèges» d'état et l'intervention autoritaire de la puissance<br />
publique dans la liberté de gestion des entreprises (généralement<br />
pour couvrir <strong>les</strong> intérêts particuliers de certaines d'entre el<strong>les</strong><br />
organisées en groupe de pression efficaces), peuvent être invoqués<br />
pour expliquer l'origine d'une défaillance durable de l'offre de<br />
certains secteurs - et donc de la demande s'adressant aux autres.<br />
4.« L'équtltbre est la condition naturelle de l'économie», mats d<br />
la condition que <strong>les</strong> prix soient vraiment des prix libres<br />
La loi de Say est généralement interprétée comme définissant<br />
l'impossibilité pour une économie capitaliste de s'écarter durablement<br />
du plein emploi des ressources. Il s'agit d'une interprétation<br />
qui, bien que fort répandue, est abusive. Elle oublie <strong>les</strong> conditions qui<br />
doivent nécessairement être réunies pour que «la loi des débouchés»<br />
s'applique.<br />
Imaginons une économie où <strong>les</strong> préférences individuel<strong>les</strong> seraient<br />
stab<strong>les</strong> et données une fois pour toutes, ainsi que <strong>les</strong> procédés et<br />
techniques de fabrication. On prend cette économie lorsqu'elle est<br />
arrivée ~ son état d'équilibre, lorsque <strong>les</strong> marchés ayant joué leur rôle<br />
d'information, d'orientation et de coordination, chaque facteur,<br />
chaque produit, chaque service a trouvé son «prix de marché»: le<br />
prix qui fait: 1) que tout ce qui a été produit trouve preneur, cependant<br />
qu'~ ce prix, <strong>les</strong> entrepreneurs ne sont pas tentés d'«offrir» (ou<br />
de produire et de mettre en marché) plus que ce qui est susceptible<br />
d'être complètement écoulé j 2) que tous <strong>les</strong> facteurs de production<br />
prêts ~ s'employer pour un certain prix sont effectivement employés,<br />
de telle sorte qu'il ne reste aucune ressource sans emploi<br />
Arrêtons-nous un instant <strong>sur</strong> l'industrie qui fabrique <strong>les</strong> produits<br />
X. Ceux-ci sont écoulés ~ un «prix de marché» déterminé, d'une<br />
part, par l'échelle de valeurs des préférences personnel<strong>les</strong> des<br />
consommateurs finals j d'autre part, par la nature et la structure des<br />
coûts de production de l'entreprise, coûts eux-mêmes déterminés par<br />
l'état de la technologie et <strong>les</strong> prix auxquels on se procure <strong>les</strong> facteurs
132 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
nécessaires. L'« offre» du producteur résulte de l'interdépendance de<br />
ces éléments qui, dans l'hypothèse ici envisagée, sont des données<br />
parfaitement connues. La rotation infinie d'une économie toujours<br />
identique à elle-même excluant toute incertitude, le producteur, quel<br />
qu'il soit, ne peut pas produire plus que le marché n'est preneur «aux<br />
prix du marché».<br />
L'entrepreneur a besoin d'ouvriers, de matières premières, de<br />
produits semi-finis achetés à d'autres usines. Il lui faut aussi des<br />
machines, du capitaL .. Chaque facteur est rémunéré à son prix de<br />
marché. Partant de là, une égalité s'impose: la valeur marchande de<br />
la production Oa valeur ajoutée, la valeur créée) est égale au produit<br />
du nombre d'artic<strong>les</strong> fabriqués et vendus par le prix qui permet à toute<br />
l'offre de s'écouler; mais elle est aussi égale à l'ensemble des rémunérations<br />
versées aux différents facteurs (travail + épargne) en contrepartie<br />
de leur apport, plus le total des achats intermédiaires Cà leur<br />
prix de marché).<br />
Les revenus ainsi distribués sont utilisés par <strong>les</strong> propriétaires des<br />
facteurs de production pour se procurer ce dont ils ont besoin. peutêtre<br />
quelques artic<strong>les</strong> X mais aussi une quantité d'autres produits et<br />
services offerts par d'autres entreprises et d'autres industries.<br />
Ce qui est vrai pour X l'est aussi pour <strong>les</strong> autres entreprises.<br />
Chaque industrie, finale ou intermédiaire, distribue des revenus<br />
utilisés par <strong>les</strong> propriétaires des facteurs pour acquérir un ensemble<br />
de biens finals. La demande qui s'adresse à chaque industrie, ou à<br />
chaque entreprise, est ainsi le résultat de l'addition de l'ensemble de<br />
ces demandes particulières nourries par <strong>les</strong> revenus distribués aux<br />
facteurs de production tant aux stades finals qu'intermédiaires des<br />
chaînes de fabrication.<br />
Dans le cas de figure ici étudié - celui d'une économie où <strong>les</strong> prix<br />
de marché sont déjà connus, parfaitement déterminés, et<br />
définitivement stab<strong>les</strong> - il en résulte de ces conditions mêmes que,<br />
par construction, la «demande» totale qui s'adressera en fin de<br />
circuit à chaque fabricant Oa somme de toutes ces demandes<br />
particulières) sera égale au total des sommes distribuées à l'origine, et<br />
donc à 1'« offre» initiale. C'est l'Égaltté de Say, dite encore loi des<br />
débouchés, qui correspond à la formule traditionnelle: « l'offre crée<br />
sa propre demande », en ce sens que, dans ce cas particulier, la
LES CRISES, LE œÔMAGE ET LES SYNDICATS 133<br />
productiori d'un produit entraîne la distribution en cascade de<br />
revenus qui vont nourrir un ensemble de demandes particulières pour<br />
le produit ainsi fabriqué, dont l'addition en valeur sera égale à la<br />
valeur première créée lors de la mise en marché initiale.<br />
Même si l'on ne peut pas généraliser pour dire que «la demande<br />
globale finale» est par définition égale à 1'« offre globale initiale» (ce<br />
qui, ainsi que nous l'avons vu, n'aurait conceptuellement aucun sens<br />
car il est faux de parler de demande et d'offre globa<strong>les</strong>), cette égalité<br />
s'applique à tous <strong>les</strong> produits du marché. On est dans ce que Mises<br />
appelle une «économie à rotation uniforme» i une économie où <strong>les</strong><br />
marchés en parttculler sont «en équilibre », et où l'on peut effectivement<br />
dire qu'il y a toujours un pouvoir d'achat suffISant pour as<strong>sur</strong>er<br />
un débouché de consommation à l'ensemble des flux particuliers de<br />
produits et services offerts par <strong>les</strong> entrepreneurs. L'idéal est réalisé:<br />
celui d'une économie où toutes <strong>les</strong> activités se trouvent parfaitement<br />
coordonnées.<br />
Mais il faut bien garder à l'esprit <strong>les</strong> conditions extrêmement<br />
restrictives dans <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> ce résultat purement axiomatique (qui se<br />
déduit entièrement des prémisses posées au départ) a été atteint.<br />
L'égalité de la loi des débouchés n'a été démontrée que parce que<br />
nous avons posé comme principe au départ que chaque facteur,<br />
chaque produit, chaque service avait atteint son prix de marché, et<br />
que celui-ci était donc connu a priori.<br />
Comment disparaissent la demande et l'emploi<br />
Regardons alors ce qui se passe lorsque, pour une raison ou pour<br />
une autre, la liberté des prix n'est plus respectée.<br />
Imaginons qu'à la suite d'une longue grève, et grice aux pressions<br />
exercées :l l'égard de certains personnels (piquets de grève, occupation<br />
des locaux ... ), <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> d'une industrie Y réussissent à<br />
imposer :l leurs employeurs d'augmenter <strong>les</strong> salaires de 20 % audessus<br />
du taux du marché qui prévalait jusque-là dans la profession.<br />
Que va-t-i1 se passer<br />
La réponse figure dans tous <strong>les</strong> manuels élémentaires. Le coût<br />
unitaire du facteur travail ayant augmenté, <strong>les</strong> entreprises concernées<br />
vont réduire leur demande. El<strong>les</strong> diminuent la quantité globale
134 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
d'heures de travail dont el<strong>les</strong> sont demandeuses (cependant qu'en<br />
revanche <strong>les</strong> salaires plus élevés vont attirer davantage de candidats à<br />
l'emploi aux portes de l'usine). Mais qui dit moins de travail pour <strong>les</strong><br />
hommes, dit aussi moins de travail pour <strong>les</strong> machines. La hausse de<br />
leurs coûts unitaires conduit <strong>les</strong> entreprises à réajuster leurs<br />
programmes de production. Toutes choses éga<strong>les</strong> d'ailleurs,<br />
l'industrie Y réduit son offre. Elle produit moins en ce sens que, pour<br />
une courbe de demande donnée, <strong>les</strong> entreprises répondent en se<br />
ftxant des objectifs de fabrication tels qu'el<strong>les</strong> créeront désormais au<br />
total moins de valeur nouvelle, et que moins de consommateurs<br />
seront satisfaits que ce n'était le cas avant que leurs structures de coûts<br />
soient modiftées.<br />
A son tour, cette réduction de l'offre des entreprises du secteur Y<br />
signifie que, toutes choses éga<strong>les</strong> d'ailleurs (pour une même<br />
demande), el<strong>les</strong> distribueront globalement moins de revenus pour<br />
rémunérer <strong>les</strong> propriétaires des facteurs de production et passeront<br />
moins de commandes d'achat aux entreprises des secteurs situés en<br />
amont.<br />
Cette diminution du flux total d'« intrans» (travail, capitaux<br />
financiers, biens de production et biens intermédiaires) implique que<br />
<strong>les</strong> propriétaires de facteurs réduisent leurs achats d'autres biens et<br />
services; puisque <strong>les</strong> industriels situés en amont réduisent également<br />
leurs programmes de production, diminuent leur offre de travail,<br />
effectuent moins d'achats, etc. On a un effet de multiplicateur qui se<br />
diffuse dans toute la matrice interindustrielle. A chaque étape, on<br />
enregistre une diminution des moyens réels d'achat distribués aux<br />
facteurs, jusqu'à ce que peu à peu l'effet induit en amont devienne<br />
négligeable. Lorsqu'on arrive au terme du processus, on se retrouve<br />
dans une situation où tant la demande ftnale pour le produit X que<br />
toutes <strong>les</strong> autres demandes particulières adressées aux autres secteurs<br />
seront plus faib<strong>les</strong>.<br />
Certains répliqueront que de tels enchaînements peuvent être<br />
neutralisés par l'introduction de nouvel<strong>les</strong> machines et de nouveaux<br />
équipements qui permettraient de compenser <strong>les</strong> effets de la hausse<br />
des salaires <strong>sur</strong> <strong>les</strong> coûts. C'est la thèse que défendent souvent <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong> pour justifter leur action: pousser, par quelque moyen que<br />
ce soit, à la hausse des rémunérations du travail stimulerait le progrès
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 135<br />
technique, l'investissement et la productivité (effet Ricardo). Mais<br />
pour que cela soit vrai, il faudrait supposer qu'il existe des réserves<br />
inemployées de capitaux, machines, matériels et matériaux<br />
immédiatement disponib<strong>les</strong>. Ce qui est contraire à l'hypothèse de<br />
départ qu'il y a plein emploi et parfaite coordination. Toute<br />
mécanisation supplémentaire ne peut se faire qu'en détournant<br />
certaines ressources des emplois présents vers <strong>les</strong>quels le marché <strong>les</strong><br />
avait orientées, et donc en provoquant une hausse de leurs prix qui<br />
« exporte» en quelque sorte vers d'autres secteurs <strong>les</strong> problèmes de<br />
coûts (et leurs répercussions <strong>sur</strong> la production, puis la demande)<br />
rencontrés dans l'activité Y.<br />
Tant qu'il ne s'agit que d'une industrie parmi un grand nombre<br />
d'autres, l'effet est limité.<br />
Mais imaginons que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> obtiennent inopinément une loi<br />
qui impose brutalement une augmentation de 20 % dans toutes <strong>les</strong><br />
industries (un peu comme cela s'est passé au moment des événements<br />
de mai 1968). Le scénario vécu par l'industrie Y se reproduit dans<br />
toutes <strong>les</strong> autres industries dont le secteur Y est directement ou<br />
indirectement client, ainsi que dans <strong>les</strong> industries dont cel<strong>les</strong>-ci sont<br />
el<strong>les</strong>-mêmes clientes, et ainsi de suite. Dans <strong>les</strong> secteurs intermédiaires,<br />
à l'ajustement imposé par le déplacement de la courbe de<br />
demande s'ajoute un autre facteur de réduction de l'offre dû à la<br />
hausse imposée des coûts salariaux.<br />
Résultat: c'est la boule de neige. Chaque secteur met au chômage<br />
du travail, et éventuellement des machines. La chafne de la loi des<br />
~bouchés est interrompue. Chaque secteur ne retrouve plus en fin de<br />
cycle l'équivalent en demande de la valeur que lui-même a mise à<br />
l'origine dans le circuit. C'est la crise. On entre dans un processus<br />
récessif de nature cumulative qui converge vers une limite (que <strong>les</strong><br />
Keynésiens définiraient sans doute comme un «équilibre de sousemploi<br />
»).<br />
L'imposition par la contrainte (que ce soit celle, légale, de la<br />
puissance publique et de ses lois et règlements, ou celle<br />
d'organisations privées ayant recours à des moyens d'intimidation<br />
violents) d'un prix du travail plus élevé que sa valeur naturelle de<br />
marché fait purement et simplement disparaître toute une partie de<br />
l'offre, et donc de la demande pour <strong>les</strong> autres secteurs. Il y a
136 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
destruction de valeur, destruction de pouvoir d'achat, destruction de<br />
demande.<br />
La d~églementation restaure la demande<br />
Nous avons pris l'exemple d'une hausse « contrainte» des<br />
rémunérations. Mais le même raisonnement s'applique à toutes <strong>les</strong><br />
entraves réglementaires qui affectent la liberté de décision, et donc<br />
le comportement des producteurs, qu'il s'agisse par exemple de la<br />
limitation autoritaire de la durée du travail, ou de la réduction<br />
obligatoire de l'âge de mise à la retraite.<br />
De tel<strong>les</strong> me<strong>sur</strong>es ont pour conséquence de réduire l'offre de<br />
travail disponible dans le pays, et entraînent donc un relèvement de<br />
la productivité marginale du travail par rapport à la productivité<br />
marginale du capital. Dans le partage final de la plus-value produite,<br />
la part allant aux salaires sera désormais plus importante, et celle du<br />
capital plus faible. Mais la diminution de la quantité offerte de travail<br />
entraîne aussi, toutes choses éga<strong>les</strong> d'ailleurs (rappelons-nous la<br />
réponse à l'effet Ricardo, et l'hypothèse d'une situation originelle de<br />
plein emploi), une réduction du volume total des biens produits, et<br />
donc une diminution de la taille globale du gâteau final à se partager.<br />
Résultat: <strong>les</strong> salariés gagnent plus, relativement à ce que gagnent <strong>les</strong><br />
propriétaires de capitaux; mais on produit moins, on consomme<br />
moins, et tout le monde est, globalement, moins riche (même si<br />
certaines catégories de salariés se retrouvent, selon <strong>les</strong> circonstances,<br />
avec un salaire réel amélioré).<br />
Comme dans le cas précédent, le cycle de la loi des débouchés est<br />
interrompu, cassé. Par rapport à la situation d'origine, il y a disparition<br />
d'une partie de la production, et, en conséquence, d'une partie<br />
des emplois et des revenus qui nourrissaient <strong>les</strong> demandes particulières<br />
initialement adressées à chaque activité.<br />
Imaginons maintenant qu'après une alternance politique, le<br />
gouvernement décide de revenir immédiatement <strong>sur</strong> l'augmentation<br />
autoritaire et massive des salaires décidée par son prédécesseur. Que<br />
se passe-t-il La réponse ne nécessite pas de longs développements.<br />
Le retour à la liberté des salaires, et donc des salaires à leur prix de<br />
marché, va faire reparcourir le chemin inverse.
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 137<br />
Le retour des salaires à leur valeur de marché abaisse <strong>les</strong> coûts de<br />
production de l'industrie Y. On embauche. On remet <strong>les</strong> machines en<br />
route. Autant de revenus nouveaux qui sont dépensés par <strong>les</strong><br />
propriétaires des facteurs. Les commandes aux industries d'amont<br />
augmentent en proportion du déficit que <strong>les</strong> réductions initia<strong>les</strong> de<br />
commandes y avaient creusé (pas d'effets inflationnistes). L'effet<br />
amplificateur qui, dans le précédent scénario, jouait dans le sens d'un<br />
renforcement des facteurs récessifs, fonctionne en sens inverse. Chaque<br />
secteur entraîne le redressement des industries qui bénéficient:<br />
1) de la reprise des commandes de biens de production; 2) de la<br />
reprise des achats par <strong>les</strong> consommateurs disposant d'un revenu<br />
accru.<br />
La reprise de la production entraîne la reconstitution de la<br />
demande disparue. La loi des débouchés est rétablie. Chaque secteur<br />
retrouve le niveau de demande et d'activité qui était le sien à l'origine<br />
(parce qu'on raisonne à préférences constantes) et que l'on prend<br />
volontairement le parti d'ignorer <strong>les</strong> effets perturbants de la monnaie<br />
(qui, d'ailleurs, n'a par définition pas de place dans un système<br />
hypothétique d'où est exclue toute incertitude). On est de nouveau en<br />
plein emploi.<br />
Progrès technique et coordination<br />
Nous nous sommes limités à un cadre d'analyse statique impliquant<br />
une constance des techniques employées.<br />
Il faut maintenant introduire une perspective plus dynamique et<br />
de plus longue période, faisant intervenir des processus de<br />
croissance.<br />
Imaginons une situation nouvelle: l'apparition d'une technologie<br />
qui permet à l'industrie X de fabriquer <strong>les</strong> mêmes produits, mais dans<br />
des conditions d'économie plus grandes. Le problème est d'identifier<br />
<strong>les</strong> conditions qui doivent être réunies pour que le progrès technique<br />
et l'innovation n'entraînent pas une diminution de l'emploi.<br />
Point de départ: on a une situation où la concurrence entre <strong>les</strong><br />
fabricants conduit à l'apparition et à la diffusion d'une nouvelle<br />
technologie qui permet de produire X avec moins d'heures de travail<br />
et une moindre consommation d'un input particulier (par exemple,
138 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
moins de métal). L'innovation est mise au point dans une entreprise<br />
en particulier. Cette nouvelle technique réduit ses coûts de<br />
production en dessous de ceux de ses confrères et lui permet donc<br />
d'offrir plus du même produit pour moins cher (l'innovation a <strong>sur</strong><br />
l'offre un effet exactement inverse de celui des entraves à la<br />
production; c'est en quelque sorte son sym~trlque).<br />
Gommons <strong>les</strong> phases intermédiaires. Les concurrents, tous<br />
fabricant également le produit X, adoptent la même technologie. Ils<br />
alignent leurs prix. Les mêmes besoins de consommation sont<br />
satisfaits par un produit qui coûte moins cher à fabriquer (dont la<br />
production utilise moins de ressources rares), et qui est vendu en plus<br />
grande quantité à un nouveau prix inférieur à l'ancien.<br />
Bt/an:<br />
- d'un côté, on a des consommateurs qui satisfont exactement <strong>les</strong><br />
mêmes besoins, mais en dépensant moins. La totalité du revenu<br />
injecté au début du cycle (avec l'ancienne technologie) n'est plus<br />
absorbée complètement par l'achat de la même quantité d'artic<strong>les</strong><br />
(fabriqués avec la nouvelle technique). Les consommateurs qui<br />
achètent X disposent d'un <strong>sur</strong>plus de pouvoir d'achat qu'ils peuvent<br />
affecter à l'achat d'autres biens non substituab<strong>les</strong> tels que Y et Z ;<br />
- de l'autre, on a une industrie qui fabrique et vend <strong>les</strong> mêmes<br />
biens, qui satisfait <strong>les</strong> mêmes services, mais qui, pour répondre à la<br />
demande de ses clients, a besoin de moins de travailleurs, et de<br />
moins de consommations intermédiaires achetées à d'autres<br />
entreprises;<br />
- enfin, on a des industries (Y et Z) à qui <strong>les</strong> consommateurs<br />
demandent plus de ce qu'el<strong>les</strong> produisent, et qui, pour y faire face,<br />
ont besoin d'acheter de nouvel<strong>les</strong> machines et d'embaucher de<br />
nouveaux travailleurs pour <strong>les</strong> faire fonctionner.<br />
Pour que la loi des débouchés ne soit pas interrompue, il faudrait<br />
que <strong>les</strong> ressources (capital financier, main-d'œuvre, matières<br />
premières, produits semi-finis, biens intermédiaires) qui n'ont plus<br />
d'usage dans l'industrie X soient transférées vers Y et Z. Si l'on<br />
pouvait réaliser ce transfert instantanément et sans coût, l'égalité de<br />
départ serait maintenue; on a simplement un transfert de création de<br />
valeur de X vers Y et Z, ces deux secteurs se substituant à X pour<br />
distribuer un pouvoir d'achat d'une valeur monétaire égale à
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 139<br />
l'économie des coûts (et donc de rémunérations distribuées) réalisées<br />
en X. On a une simple « dérivation». La somme physique de tout ce<br />
qui est produit est plus grande (artic<strong>les</strong> Y et Z en plus). Plus d'utilités<br />
individuel<strong>les</strong> sont satisfaites. On a un phénomène de « croissance».<br />
Cependant, en économie de marché se pose un problème. Par<br />
définition, l'économie libérale est une économie décentralisée. Ce<br />
ne sont pas <strong>les</strong> mêmes gens qui décident de ce que l'on va faire dans<br />
<strong>les</strong> industries X, Y ou z. Ce ne sont pas <strong>les</strong> mêmes gens qui achètent<br />
<strong>les</strong> machines et disposent a priori du capital nécessaire. Ce ne sont<br />
pas <strong>les</strong> mêmes qui mettent ces machines au travail et qui <strong>les</strong> font<br />
effectivement tourner, etc. Par ailleurs, personne ne peut enjoindre<br />
aux propriétaires des inputs libérés en X de <strong>les</strong> employer<br />
obligatoirement pour produire des biens Y ou Z si rien ne <strong>les</strong> incite à<br />
accomplir volonta1rement ce transfert.<br />
Autrement dit, pour que le circuit des débouchés ne soit pas<br />
altéré, on se heurte à un problème de coord1naNon qui se décompose<br />
lui-même en un double problème d'1nformatton et d'incitation:<br />
information des dirigeants des entreprises des secteurs Y et Z <strong>sur</strong> <strong>les</strong><br />
ressources disponib<strong>les</strong>, et information des salariés licenciés en X, ou<br />
des propriétaires de capitaux et de ressources libérés par X, <strong>sur</strong> <strong>les</strong><br />
nouveaux emplois offerts en Y et Z; incitation pour <strong>les</strong> salariés libérés<br />
de X à accepter <strong>les</strong> emplois qu'on leur propose en Y et Z, et, à<br />
l'inverse, incitation pour <strong>les</strong> entreprises des secteurs Y et Z de faire <strong>les</strong><br />
efforts nécessaires pour attirer la main-d'œuvre ainsi disponible et<br />
obtenir d'elle qu'elle accepte de s'engager chez eux plutôt que de<br />
rester inactive.<br />
On pourrait imaginer une autorité centrale prenant <strong>sur</strong> elle<br />
d'affecter autoritaire ment <strong>les</strong> ressources aux emplois où elle estime<br />
qu'on en a le plus besoin. C'est la solution socialiste. Mais on peut<br />
montrer (Hayek) que, dans le monde réel, cette autorité centrale ne<br />
pourra jamais accéder à l'ensemble d'informations qui serait<br />
nécessaire pour s'acquitter efficacement de cette tâche. Le<br />
planificateur, même avec <strong>les</strong> ordinateurs <strong>les</strong> plus performants, se<br />
heurtera toujours à deux problèmes insolub<strong>les</strong>: l'impossibilité<br />
absolue de traiter en temps réel la masse formidable des données qui<br />
changent constamment de valeur; l'impossibilité de jamais mettre<br />
dans <strong>les</strong> ordinateurs l'ensemble des informations, des connaissances
140 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
et des savoir-faire tacites qui interviennent chaque jour dans <strong>les</strong><br />
décisions de milliers d'individus, sans que ceux-ci soient jamais<br />
capab<strong>les</strong> d'en donner une formulation explicite.<br />
Une exigence essentielle: la flexibtltté des prix et des salaires<br />
Comment la société libérale résout-elle ce problème par le<br />
mécanisme des prix. Ceux-ci agissent comme des signaux pour<br />
indiquer aux agents économiques là où il faut investir, là où il faut<br />
produire plus, ou au contraire produire moins - et cela tout en leur<br />
apportant une motivation pour répondre positivement à ces appels:<br />
le profit qui reste lorsqu'un entrepreneur est le premier à répondre<br />
aux opportunités nouvel<strong>les</strong> de production révélées par le calcul<br />
économique.<br />
Revenons à notre exemple.<br />
L'industrie X réduit sa demande de travail ainsi que <strong>les</strong> achats à ses<br />
fournisseurs. Des ouvriers sont mis au chômage. Des machines sont à<br />
vendre, ou à louer, qui, dans la limite de leurs spécificités pourraient<br />
être utilisées ailleurs.<br />
y et Z ne peuvent répondre instantanément à l'accroissement de<br />
demandes dont ils font l'objet. Il faut rationner la clientèle: <strong>les</strong> prix<br />
des produits Y et Z augmentent.<br />
C'est le mouvement des prix relatifs (baisse des possibilités de<br />
satisfaction des anciens salariés de X et des propriétaires de ses<br />
anciennes machines, hausse des prix des produits Y et Z, et donc<br />
perspectives accrues de profits dans ces deux activités) qui, dans<br />
l'économie de marché, va inciter <strong>les</strong> détenteurs de ressources à<br />
affecter volontairement <strong>les</strong> facteurs dont ils ont le contrôle à<br />
l'accroissement de la production en Y et Z.<br />
Cela ne se fera pas instantanément. Les salariés licenciés en X<br />
peuvent ne pas être au courant des emplois offerts en Y et Z. Habitués<br />
à de hauts salaires payés par <strong>les</strong> entreprises du secteur X, ils peuvent<br />
rester insensib<strong>les</strong> aux offres à première vue insuffisantes qui leur sont<br />
faites par <strong>les</strong> employeurs en Y et Z, préférant attendre une embauche<br />
hypothétique dans un secteur payant mieux. De même, des<br />
indemnités publiques de chômage généreuses réduisent peut-être le
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 141<br />
coût d'attendre que quelque chose plus conforme à leurs vœux leur<br />
soit proposé.<br />
Par ailleurs, le capital, lui aussi, est souvent difficile à déplacer.<br />
Une machine à usage spécifique se reconvertit difficilement ...<br />
Ces « imperfections» dans l'information, la communication, la<br />
mobilité des ressources et des hommes font que (si el<strong>les</strong> n'ont pas été<br />
anticipées, et donc «as<strong>sur</strong>ées par avance ») des pertes vont bel et bien<br />
apparaître dans le circuit des débouchés. Des pertes qui entraînent un<br />
assèchement de certaines demandes, et donc un risque de chômage<br />
dit « frictionnel» s'étendant au-delà des seuls individus qui, licenciés<br />
par <strong>les</strong> entreprises du secteur X, restent «volontairement» sans<br />
emploi parce qu'ils refusent encore <strong>les</strong> offres qui leur sont faites par<br />
<strong>les</strong> employeurs Y et Z.<br />
Imaginons: 1) que l'État distribue des indemnités de chômage<br />
relativement longues et élevées, tel<strong>les</strong> que <strong>les</strong> gens qui se retrouvent<br />
sans emploi peuvent continuer à vivre sans trop de problèmes<br />
pendant fort longtemps - si ce n'est même en faire un style de vie<br />
lorsque l'écart entre le total des indemnités reçues et le salaire que la<br />
personne pourrait obtenir <strong>sur</strong> le marché est trop faible; 2) que <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong> qui contrôlent <strong>les</strong> employés du secteur X soient en me<strong>sur</strong>e<br />
d'imposer aux employeurs de maintenir des salaires élevés, tels que<br />
même ceux qui se retrouvent au chômage préfèrent attendre pour<br />
éventuellement prendre la place d'un sortant (départ à la retraite).<br />
Admettons que, de leur côté, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> des salariés des<br />
secteurs y et Z aient obtenu qu'on exige des candidats à un nouvel<br />
emploi un diplôme professionnel nécessitant une longue formation<br />
préalable; qu'ils aient également obtenu de leurs employeurs des<br />
normes de production tel<strong>les</strong> que, en raison de leurs coûts, cela limite<br />
<strong>les</strong> différentiels de salaires que <strong>les</strong> entreprises de Y et de Z peuvent<br />
offrir pour attirer la main-d'œuvre de X.<br />
Toutes ces actions ont pour résultat de réduire l'intérêt, le degré<br />
de motivation que chaque propriétaire de ressources a à changer<br />
d'emploi.<br />
Cons~quence: le flux des transferts de X vers Y et Z, ou de tout<br />
autre secteur en déclin vers d'autres secteurs en expansion, va nécessairement<br />
se faire, mais très lentement. Il se fera nécessairement car<br />
<strong>les</strong> entrepreneurs qui opèrent dans <strong>les</strong> secteurs en expansion ont
142 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
absolument besoin de se procurer <strong>les</strong> facteurs de production<br />
indispensab<strong>les</strong> à la réalisation de leurs projets j mais le rythme de ce<br />
transfert sera lent par rapport à ce qu'il aurait pu être.<br />
Or, entre-temps, dans une économie développée, on a tous <strong>les</strong><br />
jours un nombre considérable d'innovations, dans de nombreux<br />
secteurs. Si <strong>les</strong> effets «désorganisateurs» du changement de technologie<br />
en X ne sont pas rapidement neutralisés par la mobilité des<br />
facteurs en Y et Z, si cette mobilité est freinée, voire entravée par des<br />
pratiques, des règlements et des comportements malthusiens<br />
imposés par <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>, <strong>les</strong> pouvoirs publics ou <strong>les</strong> corps<br />
professionnels, ils vont se cumuler avec ceux induits par <strong>les</strong><br />
innovations des autres secteurs. Moyennant quoi on retrouve un<br />
processus de nature cumulative qui est l'une des raisons d'un chômage<br />
massif et d'une dépression durable par té<strong>les</strong>copage d'un grand<br />
nombre de «minicrises loca<strong>les</strong>».<br />
Le probl~me: ce sont <strong>les</strong> entraves instituNonnel<strong>les</strong> aux mouvements<br />
de prix relaNfs<br />
La raison de ce chômage, de cette crise, n'est pas le progrès<br />
technique (qui permet d'avoir plus pour moins cher), mais l'incapacité<br />
des prix relatifs à as<strong>sur</strong>er une mobilité suffisamment rapide des<br />
ressources de façon à éviter l'accumulation de crises sectoriel<strong>les</strong><br />
loca<strong>les</strong> (en partie autonomes, mais aussi en partie auto-entretenues<br />
par leurs interdépendances). Cette incapacité est liée non pas à la<br />
nature de l'économie de marché, mais à son contexte institutionnel :<br />
à l'accumulation d'entraves volontaires, léga<strong>les</strong> ou réglementaires,<br />
ainsi qu'à des situations de rapports de force qui y freinent le jeu des<br />
prix et salaires relatifs.<br />
Lorsque ces entraves sont trop nombreuses et cumulent leurs effets<br />
locaux, on a, comme précédemment, une situation où, sans que l'on<br />
sache apparemment pourquoi, <strong>les</strong> industriels voient leur demande<br />
s'évaporer: <strong>les</strong> affaires plongent j <strong>les</strong> chômeurs se multiplient, et le<br />
volume des capacités inemployées explose sans qu'il soit jamais<br />
besoin d'invoquer un quelconque choc exogène qui, à un moment ou<br />
à un autre, aurait provoqué un effet déflationniste.
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 143<br />
Ainsi le chômage massif, même s'il prend l'apparence d'un<br />
déséquilibre macroéconomique, a sûrement une composante microéconomique,<br />
parce qu'il provient en partie de l'articulation de<br />
minicrises loca<strong>les</strong>, amplifiées par des facteurs propres à l'ordre<br />
politique et social des institutions.<br />
LA LOI DE SAY ET LA MONNAIE<br />
Traditionnellement, on reproche à la loi de Say de raisonner <strong>sur</strong><br />
des modè<strong>les</strong> simplifiés d'économie de troc et donc de perdre toute<br />
validité dès lors que l'on passe à des représentations complexes<br />
d'économies monétarisées.<br />
En réalité, il n'en est rien. Si nous avons cette impression, c'est<br />
parce que <strong>les</strong> Keynésiens ont donné une image simpliste et tronquée<br />
des travaux de leurs prédécesseurs, accréditant à leur encontre un<br />
ensemble de préjugés dont on redécouvre qu'ils étaient infondés.<br />
Regardons ce qui se passe lorsqu'on introduit la médiation d'un<br />
système monétaire.<br />
Tout d'abord, il est nécessaire de rappeler que la monnaie n'est ni<br />
un numéraire abstrait, ni un simple étalon de valeur et de prix qui<br />
n'aurait pour fonction que de faciliter le déroulement des<br />
transactions. La monnaie est un instrument intermédiaire d'échange<br />
à l'origine duquel se trouve nécessairement un bien économique réel<br />
qui apporte aux agents économiques des services spécifiques, et qui<br />
n'est devenu support monétaire que parce que son marché est si<br />
largement accessible que <strong>les</strong> gens en désirent uniquement pour l'offrir<br />
ultérieurement dans des échanges interpersonnels.<br />
Cet instrument d'échange est un bien économique comme un<br />
autre, qui a une valeur et est pourvu d'un prix en raison de ses mérites<br />
propres - c'est-à-dire des services d'encaisse qu'il rend aux<br />
individus.<br />
Cette monnaie existe parce que, dans un monde où il y a toujours<br />
du mouvement et du changement - donc de l'incertain - <strong>les</strong> gens<br />
désirent conserver une certaine provision d'instruments de<br />
paiement. Son montant est déterminé par la demande délibérée<br />
d'encaisses liquides qui émane des besoins subjectivement ressentis
144 ONQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
par <strong>les</strong> agents: c'est ce qu'on appelle <strong>les</strong> encatsses liquides déslr~es.<br />
Et comme pour tous <strong>les</strong> autres biens, ce sont <strong>les</strong> changements dans le<br />
rapport entre la demande de l'offre de monnaie qui entraînent <strong>les</strong><br />
changements dans le taux d'échange entre la monnaie et <strong>les</strong> biens<br />
vendab<strong>les</strong>, et donc son pouvoir d'achat (son « prix»).<br />
Plaçons-nous alors dans la perspective d'un système où, comme<br />
dans tous <strong>les</strong> pays d'aujourd'hui, l'offre de monnaie est centralement<br />
« contrôlée» par des institutions étatiques. On imagine que, soudain,<br />
de manière imprévisible, l'autorité en charge de la monnaie réduit<br />
son offre à un niveau inférieur au stock total des encaisses liquides<br />
désirées.<br />
S'il était possible d'imaginer un monde d'information parfaite et<br />
sans coût, tout le monde apprendrait instantanément la nouvelle.<br />
Connaissant avec perfection <strong>les</strong> paramètres qui déterminent son<br />
équation de production, et partageant avec tous <strong>les</strong> autres la même<br />
information, chaque producteur réagirait immédiatement en baissant<br />
ses prix de manière à maintenir stable la relation entre le stock global<br />
de monnaie en circulation, la quantité totale de produits échangés, et<br />
le volume d'encaisses liquides désiré.<br />
Dans un tel univers, il importerait peu que l'offre de monnaie<br />
augmente ou diminue. Cela ne changerait rien au déroulement du<br />
circuit des échanges physiques. La monnaie serait parfaitement<br />
« neutre ». Toute incertitude quant à l'avenir étant bannie, personne<br />
n'éprouverait le besoin de conserver des liquidités. Tout individu<br />
sachant avec précision de quelle quantité de monnaie il aura besoin à<br />
telle ou telle date, il n'y aurait même pas besoin d'une monnaie autre<br />
qu'une simple unité de compte abstraite et indéterminée.<br />
De même, si nous vivions avec un système de monnaies<br />
concurrentiel<strong>les</strong>, il n'y aurait pas de problème. Les différentes<br />
monnaies en circulation étant parfaitement substituab<strong>les</strong>, toute<br />
réduction de l'offre par l'un des producteurs se trouverait<br />
instantanément compensée par un accroissement de la demande<br />
pour <strong>les</strong> autres monnaies. Seule varierait la composition des encaisses<br />
désirées sans que la valeur des monnaies disciplinées par la<br />
concurrence, et donc la valeur réelle des encaisses détenues soient<br />
effectuées. Là encore, la monnaie serait neutre.
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 145<br />
Le danger vient des monnaies d'État<br />
Dans l'univers concret de nos institutions actuel<strong>les</strong>, <strong>les</strong> choses se<br />
présentent évidemment de manière très différente. Mais cela y est<br />
exclusivement dû au fait que nous vivons dans des systèmes où la<br />
monnaie est un monopole public.<br />
Contrairement à ce qu'assument la plupart des modè<strong>les</strong> économiques<br />
habituels, <strong>les</strong> mouvements de la masse monétaire n'affectent<br />
pas toutes <strong>les</strong> activités économiques et industriel<strong>les</strong> de manière<br />
uniforme, ni au même moment. Il n'y a pas synchronisme. Tout<br />
dépend de leur « localisation» par rapport aux points d'entrée de la<br />
monnaie dans le circuit des échanges.<br />
Admettons que l'industrie A soit la première concernée du fait<br />
d'une réduction de dépenses publiques qui affecte exclusivement ses<br />
produits (et qui n'est pas accompagnée d'une réduction des impôts).<br />
La baisse du volume de ses ventes entraîne un appauvrissement de ses<br />
moyens de trésorerie auquel elle réagit en réduisant la quantité réelle<br />
de biens qu'elle achète aux autres secteurs. Ceux-ci, à leur tour, voient<br />
leur chiffre d'affaires baisser. Mais, à la différence des entreprises du<br />
secteur A, il leur est plus difficile d'identifier la cause du phénomène<br />
qui perturbe la réalisation de leurs anticipations, et donc d'en tirer <strong>les</strong><br />
leçons qui devraient s'imposer; et cela d'autant plus qu'on se situe à<br />
un stade intermédiaire éloigné de la production finale. L'événement<br />
étant imprévu, et personne n'étant en me<strong>sur</strong>e d'en connaître immédiatement<br />
la nature, il n'y a pas de raison de modifier <strong>les</strong> règ<strong>les</strong> de<br />
gestion habituel<strong>les</strong>. Chacun s'efforce donc de reconstituer ses encaisses<br />
nomina<strong>les</strong> à un niveau considéré comme normal et dicté par<br />
l'expérience passée - alors qu'en réalité la valeur réelle des encaisses<br />
détenues a déjà augmenté du fait de la hausse de la valeur de la<br />
monnaie. Chacun réduit ses achats à ses fournisseurs (et donc accepte<br />
temporairement de produire moins), ou bien fait plus d'efforts pour<br />
conquérir de nouveaux clients (en proposant par exemple de meilleures<br />
conditions de prix). Mais cette restriction, même temporaire,<br />
de l'offre des secteurs amont signifie que moins de ressources réel<strong>les</strong><br />
sont disponib<strong>les</strong> pour acquérir <strong>les</strong> produits des autres activités,<br />
notamment <strong>les</strong> produits de l'industrie A.
146 ONQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
« Qui commencera le premier il<br />
On retombe <strong>sur</strong> le mécanisme cumulatif par lequel une diminution<br />
initiale de la production d'un secteur conduit à une baisse de la<br />
demande qui s'adresse à un grand nombre d'autres, puis, par un<br />
processus itératif, à de nouvel<strong>les</strong> baisses qui réduisent le total des<br />
demandes particulières qui s'adressent à lui. La loi des débouchés est<br />
interrompue: comme précédemment chaque activité ne retrouve<br />
plus l'intégralité de la valeur initialement créée. Celle-ci a partiellement<br />
disparu, aspirée par la distribution de faux droits et la<br />
demande de reconstitution des liquidités. Entre-temps, des machines,<br />
des usines des hommes et des compétences ont été mis au<br />
chômage.<br />
Quelle sera l'intensité du phénomène Tout dépend de la<br />
méthode choisie par <strong>les</strong> producteurs pour rétablir leurs encaisses au<br />
niveau désiré.<br />
L'idéal serait que <strong>les</strong> entreprises travaillant pour la demande<br />
finale réagissent en baissant leurs prix plutÔt qu'en décidant de<br />
réduire temporairement leurs fabrications. En cherchant à<br />
compenser ce qu'el<strong>les</strong> viennent de perdre par la conquête de<br />
nouveaux clients, el<strong>les</strong> éviteraient le déclenchement d'un ficheux<br />
processus récessif. Mais on se heurte alors au problème du cc Qui<br />
commencera le premier » : celui qui, le premier, prend l'initiative<br />
de baisser ses prix, encourt également le risque, si ses fournisseurs ne<br />
réagissent pas de la même manière, de se pénaliser lui-même par<br />
rapport li des concurrents qui bénéficieraient, eux, de fournisseurs<br />
acceptant de pratiquer temporairement des prix plus bas.<br />
Consdquence: <strong>les</strong> prix ont toutes chances de représenter la dernière<br />
donnée que l'entrepreneur acceptera de modifier en cas de récession<br />
(si celle-ci se révèle plus durable et plus grave que ce à quoi il<br />
s'attendait).<br />
On retrouve un paradoxe collectif caractéristique d'une situation<br />
de dilemme du prisonnier. L'ajustement li la modification initiale de<br />
la valeur relative de la monnaie et des biens marchands se fera<br />
d'abord par un processus de réduction de la production (et donc par<br />
la récession), avant qu'un mouvement progressif de modification des
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 147<br />
prix relatifs n'amène lentement le rétablissement d'un nouvel état de<br />
coordination des projets individuels, et donc le retour à une nouvelle<br />
structure approchant le plein-emploi.<br />
En manipulant la production de monnaie et en introduisant une<br />
modification inattendue de la valeur interne de la monnaie, <strong>les</strong><br />
autorités publiques ont provoqué <strong>sur</strong> <strong>les</strong> flux réels d'échanges<br />
marchands des effets identiques à ceux qui résultent de l'apparition<br />
d'entraves artificiel<strong>les</strong> à la liberté des transactions, ou de restrictions<br />
volontaires à la production.<br />
Les conséquences du principe de non-neutralité<br />
Prenons maintenant une situation inverse. On suppose que <strong>les</strong><br />
autorités décident de manière inattendue d'émettre une quantité<br />
additionnelle de papier monnaie afin de financer un projet de<br />
dépenses supplémentaires sans lever de nouveaux impôts.<br />
Les prix des artic<strong>les</strong> que le gouvernement a décidé d'acheter<br />
augmentent immédiatement, tandis que <strong>les</strong> prix des autres marchandises<br />
restent temporairement inchangés. Cependant, le processus<br />
continue. Les gens qui ont vendu <strong>les</strong> biens achetés par l'Administration<br />
se retrouvent avec une abondance inattendue de disponibilités<br />
monétaires à laquelle ils réagissent en augmentant leurs propres<br />
achats d'autres biens jusqu'à ce que leurs encaisses retrouvent un<br />
niveau considéré comme normal. Les prix des biens et services que<br />
ces gens-là achètent en plus grande quantité augmentent à leur tout, et<br />
ainsi de suite. Personne n'étant en me<strong>sur</strong>e d'identifier l'origine<br />
précise de sa nouvelle situation d'aisance financière momentanée, la<br />
hausse se propage d'un groupe d'artic<strong>les</strong> et d'un secteur à l'autre,<br />
jusqu'à ce que tous <strong>les</strong> prix et <strong>les</strong> taux de salaires aient augmenté (sans<br />
que cela se fasse de manière uniforme), et que toutes <strong>les</strong> encaisses<br />
individuel<strong>les</strong> soient revenues à leur niveau habituel.<br />
La flexibilité des prix étant beaucoup plus grande à la hausse qu'à<br />
la baisse (pour une raison logique qui tient à ce que <strong>les</strong> délais de<br />
transmission, d'un stade de la production à l'autre, et d'aval vers<br />
l'amont, jouent cette fois-ci en faveur de celui qui est le premier à<br />
modifier ses prix), l'ajustement aux nouvel<strong>les</strong> conditions de l'environnement<br />
monétaire se fait sans que se manifeste aucune restriction
148 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
de l'offre. Au contraire, l'avance que prennent <strong>les</strong> prix de certains<br />
producteurs par rapport à ceux de leurs fournisseurs crée un sentiment<br />
favorable de plus grande prospérité, même si cela ne dure qu'un<br />
temps.<br />
La plupart du temps, <strong>les</strong> économistes arrêtent leur raisonnement à<br />
ce point. Ce faisant, ils négligent que s'il y a ajustement, celui-ci se<br />
fait d'une façon qui est loin d'être synchrone; et que cela a une très<br />
grande importance pour la suite des événements.<br />
Examinons en effet ce qui se passe. Les prix augmentent de<br />
manière à éponger dans chaque secteur l'excédent de monnaie créée<br />
initialement par la décision des pouvoirs publics. Mais ils n'augmentent<br />
pas simultanément, ni dans <strong>les</strong> mêmes proportions. Pendant que<br />
le processus se déroule, certaines gens profitent de prix plus élevés<br />
pour <strong>les</strong> biens et services qu'ils vendent, cependant que <strong>les</strong> prix des<br />
choses qu'ils achètent n'ont pas encore augmenté, ou n'ont pas<br />
augmenté autant. A l'inverse, il y a des gens malchanceux qui vendent<br />
des biens et des services dont <strong>les</strong> prix n'ont pas monté, ou qui n'ont<br />
pas monté autant que <strong>les</strong> prix des choses qu'ils doivent acheter pour<br />
leur consommation quotidienne. Pour <strong>les</strong> premiers, la propagation<br />
graduelle de la hausse est une bonne fortune; pour <strong>les</strong> seconds, une<br />
calamité.<br />
Lorsque le processus parvient à son terme, la richesse des<br />
individus a été modifiée dans des sens divers, et des proportions<br />
variées. Certains se sont enrichis, d'autres appauvris. Mais comme<br />
<strong>les</strong> préférences varient selon <strong>les</strong> individus, leurs catégories socia<strong>les</strong>,<br />
ou encore leurs niveaux de revenus, entre-temps d'importants<br />
changements sont intervenus dans la demande, et dans la manière<br />
dont elle se répartit entre <strong>les</strong> secteurs de distribution. Ce faisant, pour<br />
que l'état initial de coordination de la loi des débouchés ne soit pas<br />
dérangé, ce qui compte n'est pas la hausse générale de tous <strong>les</strong> prix,<br />
mais <strong>les</strong> mouvements individuels de prix qui font qu'en fin de compte<br />
la nouvelle structure des prix observés correspondra ou non au nouvel<br />
état de la demande et des raretés relatives.<br />
n faudrait un véritable miracle<br />
Si des rigidités institutionnel<strong>les</strong> et artificiel<strong>les</strong> empêchent <strong>les</strong> prix<br />
localement pratiqués de s'aligner <strong>sur</strong> <strong>les</strong> changements intervenus
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 149<br />
dans <strong>les</strong> taux d'échange mutuels des biens et services, rien, même la<br />
décision d'imprimer des quantités constamment croissantes de<br />
monnaie supplémentaire, n'évitera que se diffuse peu à peu un état<br />
général de dislocation des marchés.<br />
Pour que l'état initial de coordination soit maintenu malgré tout,<br />
il faudrait en effet que ces nouvel<strong>les</strong> quantités de monnaie<br />
parviennent aux différents secteurs et aux entreprises en proportion<br />
exacte avec le déficit de demande dont chacun est localement<br />
victime. or il faudrait évidemment un véritable miracle pour qu'il en<br />
soit ainsi.<br />
Résultat: de plus en plus d'entreprises découvrent qu'el<strong>les</strong><br />
continuent de produire des biens pour <strong>les</strong>quels il y a de moins en<br />
moins de clients. D'autres s'essoufflent à courir après une consommation<br />
qui se révèle constamment supérieure à leurs anticipations.<br />
Des usines se montent dont on découvre, lorsqu'el<strong>les</strong> sont prêtes à<br />
fonctionner, que leurs débouchés ont disparu. A l'inverse, des<br />
entrepreneurs en plein développement éprouvent de plus en plus de<br />
difficultés à trouver <strong>sur</strong> le marché national <strong>les</strong> machines, <strong>les</strong> matériels<br />
ou <strong>les</strong> compétences dont ils ont besoin en quantités croissantes. Ne<br />
comprenant pas l'origine de ces difficultés, <strong>les</strong> autorités du pays<br />
s'inquiètent de la «perte de compétitivité» de leur industrie, et se<br />
plaignent du protectionnisme des autres ...<br />
L'incapacité du système de prix à répondre de manière<br />
satisfaisante aux besoins de coordination des projets individuels crée<br />
une évaporation cumulative de la demande et met au chômage une<br />
quantité croissante de ressources mal dirigées.<br />
Par ailleurs, nous avons raisonné en supposant que <strong>les</strong> entreprises<br />
avaient a priori une connaissance parfaite du prix de marché de leurs<br />
produits. Il va de soi que, dans la réalité quotidienne des affaires, ce<br />
n'est pas le cas. Le prix de marché est une grandeur abstraite dont <strong>les</strong><br />
entreprises essaient constamment de se rapprocher grâce aux instruments<br />
du calcul monétaire et aux sanctions indicatives du compte de<br />
pertes et profits.<br />
Ces calculs se font à partir des prix des biens et services en<br />
monnaie, tels qu'ils sont recensés par <strong>les</strong> comptabilités privées au fur<br />
et à me<strong>sur</strong>e des achats. Ils sont corrigés par la perception subjective<br />
que chaque chef d'entreprise a de l'évolution du pouvoir d'achat de la
150 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
monnaie qu'il utilise dans ses transactions, à partir de son expérience<br />
personnelle passée et des informations que lui fournit sa profession.<br />
Une part Irréductible de ch6mage et de sous-emploi est Inévitable<br />
Si nous étions en me<strong>sur</strong>e de produire des monnaies concurrentiel<strong>les</strong><br />
au pouvoir d'achat parfaitement stable, il n'y aurait aucun<br />
problème. Mais, en raison de la nature publique de la monnaie,<br />
l'objectif d'une telle stabilité est hors d'atteinte.<br />
Il en résulte que, par définition, dans l'univers institutionnel qui<br />
est le nôtre, tout calcul économique restera imparfait, et qu'on ne<br />
pourra jamais distinguer clairement entre <strong>les</strong> pertes et <strong>les</strong> profits qui<br />
sont authentiques, et <strong>les</strong> pertes et <strong>les</strong> profits comptab<strong>les</strong> à caractère<br />
apparent dus aux variations imprévues du pouvoir d'achat de l'unité<br />
de compte utilisée.<br />
Tant que l'amplitude de ces pertes et profits apparents reste<br />
limitée, l'inconvénient est mineur. Nous ne connaissons pas de<br />
moyen plus efficace que le marché libre et le calcul économique<br />
décentralisé pour réaliser la coordination des activités humaines.<br />
Mais, dès qu'on aneint des rythmes de création monétaire élevés,<br />
l'importance de ces effets comptab<strong>les</strong> prive <strong>les</strong> signaux du marché, et<br />
<strong>les</strong> calculs individuels de la plus grande part de leur signification<br />
cognitive. Les chefs d'entreprise continuent de faire leur travail, du<br />
mieux qu'ils peuvent, en restant fidè<strong>les</strong> aux enseignements de leur<br />
expérience. Mais <strong>les</strong> résultats du marché montrent qu'ils se trompent<br />
plus souvent. Des erreurs de jugement de plus en plus fréquentes, et<br />
de plus en plus graves sont commises. Cette accumulation de mauvais<br />
calculs implique qu'une quantité croissante de biens ne trouve plus <strong>les</strong><br />
acheteurs attendus. Un processus de dislocation industrielle<br />
s'amorce, qui force la mise au chômage d'un volume grandissant de<br />
ressources et de compétences. Il se révèle d'autant plus durable et<br />
profond que l'on continue de mettre en circulation des quantités de<br />
plus en plus importantes de monnaie. A court terme, l'inflation (non<br />
anticipée) agit comme un euphorisant. En bénéficient ceux dont <strong>les</strong><br />
activités se situent le plus près des points d'entrée de la nouvelle<br />
monnaie. Mais, à long terme, ses effets dislocateurs ne sont pas
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 151<br />
moins certains que ceux des politiques de déflation. Peu il peu le<br />
public prend conscience qu'il y a « crise ».<br />
La généralisaHon de l'Axiome de Say<br />
Au total, cette généralisation de l'axiome de Say nous rappelle <strong>les</strong><br />
difficultés d'atteindre un état de parfaite coordination et de plein<br />
emploi stable: dans un monde où le changement est l'expression<br />
même de l'action humaine, et donc permanent, où la monnaie est<br />
précisément une création des hommes pour s'y adapter, et en même<br />
temps un facteur de changement elle-même, tl est tn~ttable que<br />
subsiste une part t'fTéducttble et fluctuante de ch(Jmage et de sousemplot,<br />
Itée non pas d une défaUlance du marché, mais d la présence<br />
de rtgtdttés naturel<strong>les</strong> qu 'tl n'est pas en notre pouvotr de modtfler<br />
(par exemple <strong>les</strong> rigidités qui découlent de l'opacité de l'information,<br />
ou des limites aux capacités de la connaissance humaine), ou qu'tl<br />
n'est pas dans notre tnté1"nt de modtfler (par exemple lorsque ces<br />
rigidités résultent d'actes coopératifs « volontaires» dictés par<br />
l'intérêt réciproque des partenaires, comme dans le cas des «contrats<br />
implicites» entre employeurs et employés, ou celui d'ententes<br />
privées non protégées par l'appui de règlements ou d'influences<br />
politiques).<br />
Mais elle met également en évidence que l'intensité et l'amplitude<br />
de ces mouvements de sous-emploi et de chômage seront d'autant<br />
plus fortes que: 1) nous travaillons dans un univers où le jeu des<br />
forces corporatives, ainsi que l'influence des doctrines dominantes,<br />
conduisent il multiplier <strong>les</strong> entraves artificiel<strong>les</strong> il la liberté de<br />
produire et d'échanger; 2) nous vivons dans un monde où la<br />
régulation monétaire n'est pas as<strong>sur</strong>ée par la concurrence des<br />
monnaies, mais est confiée il l'État qui est incapable de respecter <strong>les</strong><br />
disciplines budgétaires qui, autrefois, limitaient la capacité des<br />
pouvoirs politiques il jouer avec la création monétaire.<br />
On retrouve l'idée que le ch(Jmage, tel qu'tl est de plus en plus<br />
vécu par un nombre croissant d'hommes et de femmes, est le produtt<br />
caractértsttque de la peroerston étattque des tnstttut10ns poltttques et<br />
monétatres du xx- st~cle.
152 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
L'erreur des Keynésiens<br />
Imaginons que, soudain, <strong>les</strong> particuliers et <strong>les</strong> entreprises<br />
accroissent de 20 % le montant des encaisses liquides qu'ils conservent<br />
à titre de précaution. Ce changement de comportement a <strong>sur</strong> le<br />
circuit des échanges <strong>les</strong> mêmes effets restrictifs qu'une décision<br />
autoritaire du gouvernement ayant pour conséquence de réduire de<br />
20 % le volume global de la circulation monétaire. D'où la réaction<br />
des Keynésiens: il faut que l'État, par une action monétaire (ou<br />
budgétaire) compense le déficit du pouvoir d'achat en circulation.<br />
Que la conséquence immédiate soit de freiner <strong>les</strong> affaires et de<br />
créer du chômage, aucun doute. Mais il faut se demander quelle est<br />
l'origine d'une telle variation.<br />
Pourquoi <strong>les</strong> ménages changeraient-ils leur comportement Il n'y<br />
a que deux possibilités : ou bien la cause est liée aux activités de l'État<br />
lui-même (comme lorsque, par exemple, intentionnellement ou par<br />
mégarde - comme ce fut le cas aux États-Unis en 1932 -, il mène une<br />
politique déflationniste qui conduit <strong>les</strong> agents à anticiper une hausse<br />
du pouvoir d'achat futur de la monnaie); ou bien cela n'a rien à voir<br />
avec l'État et résulte de choix purement individuels et libres.<br />
Lorsqu'il est impossible d'invoquer une cause d'ordre monétaire,<br />
une seule explication est possible: si <strong>les</strong> gens désirent conserver plus<br />
d'encaisses, c'est parce que des événements (des innovations, par<br />
exemple ou des événements politiques réduisant l'incertitude et <strong>les</strong><br />
risques associés à des placements longs), ont modifié l'échelle de<br />
leurs préférences en faveur des placements futurs, au détriment des<br />
usages présents. La variation du rapport des encaisses détenues est<br />
simplement la manifestation d'un changement dans la structure<br />
temporelle des demandes de consommation ou d'investissement.<br />
Du point de vue du circuit économique, ce changement induit <strong>sur</strong><br />
l'emploi et <strong>les</strong> revenus des effets dont la nature n'est pas différente de<br />
ce qui se passe lorsque des changements de technologie (ou de goûts)<br />
modifient la structure des prix relatifs des biens produits. Tout<br />
dépend de la plasticité des prix (notamment d'un prix particulier,<br />
celui de la monnaie: le taux d'intérêt). Si <strong>les</strong> marchés, <strong>les</strong> marchés<br />
monétaires et financiers en particulier, se heurtent à un minimum
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 153<br />
d'entraves institutionnel<strong>les</strong>, et réagissent avec une grande flexibilité,<br />
<strong>les</strong> effets de cette perturbation resteront temporaires et limités. Le<br />
circuit de la loi des débouchés ne sera véritablement violé que si la<br />
réallocation des ressources vers de nouveaux emplois mieux adaptés à<br />
la nouvelle structure temporelle des demandes, est freinée par des<br />
rigidités ne devant rien à la dynamique propre de relations<br />
contractuel<strong>les</strong> libres.<br />
Admettons maintenant que <strong>les</strong> pouvoirs publics décident de<br />
compenser l'augmentation des encaisses individuel<strong>les</strong> par une<br />
émission de monnaie nouvelle d'un pouvoir d'achat global identique.<br />
L'espoir est qu'on pourra ainsi neutraliser l'effet récessif de l'accroissement<br />
d'épargne. L'émission d'un montant de monnaie nouvelle<br />
équivalent au déficit créé par la variation des encaisses détenues<br />
devrait rétablir la situation initiale, et permettre de rétablir le circuit<br />
économique dans son état initial.<br />
La solution n'est pas de batsser <strong>les</strong> salaires, mats de leur rendre la<br />
ltbert~<br />
Mais, pour que cette injection de fonds publics rétablisse le circuit<br />
interrompu, il faudrait que la nouvelle monnaie soit distribuée entre<br />
<strong>les</strong> secteurs en proportion avec le déficit de demande dont chacun est<br />
en définitive victime. Or, cela est impensable car cela supposerait<br />
que <strong>les</strong> pouvoirs publics aient une parfaite connaissance des<br />
préférences individuel<strong>les</strong>.<br />
Ce qui se passera sera très différent. Certains secteurs connaîtront<br />
un affiux temporaire de liquidités excessives qui nourrira un vent<br />
d'achats supérieur à ce qui serait nécessaire pour juste y combler <strong>les</strong><br />
effets de la chaîne récessive. Non seulement la chaîne des débouchés<br />
ne sera pas rétablie, mais la hausse des prix des premiers engendrera<br />
une série de mouvements relatifs qui compliqueront encore le<br />
problème en y ajoutant leurs propres effets de dislocation.<br />
R~sultat: l'inflation n'est jamais un remède; elle n'est qu'une<br />
illusion qui, à terme, ne fait qu'ajouter ses propres problèmes à ceux<br />
auxquels elle était initialement censée apporter une réponse.
154 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
La grande idée des Keynésiens a été que la pratique d'une inflation<br />
modérée constituait un moyen de résoudre <strong>les</strong> problèmes posés par<br />
l'inflexibilité à la baisse des taux de salaires.<br />
Ce serait vrai si la cause de tous <strong>les</strong> maux venait effectivement et<br />
uniquement du nIveau général des salaIres. Mais, ce qui précède<br />
nous rappelle qu'une telle notion n'a pas de sens, et que ce qui<br />
compte pour expliquer <strong>les</strong> fluctuations de l'emploi et des revenus sont<br />
<strong>les</strong> prix relatifs - c'est-à-dire l'adéquation de la structure des taux<br />
relatifs de salaires à l'évolution de la structure des demandes de biens.<br />
Parce qu'el<strong>les</strong> négligent <strong>les</strong> effets dislocateurs de l'inflation,<br />
l'incapacité des politiques keynésiennes à éviter le retour d'une crise<br />
était donc inévitable. C'est ce qui s'est passé. La grande erreur des<br />
discIp<strong>les</strong> de Keynes a été de ne pas voIr que ce quI est en cause n'est<br />
pas tant la capacité du mouvement syndIcal à Imposer au marché<br />
un prix du travaIl « en général» trop élevé, que celle des syndIcats à<br />
profiter de leur pouvoIr de chantage <strong>sur</strong> la socIété pour geler le<br />
mouvement relatif des rémunérations en ayant recours à des<br />
techniques tel<strong>les</strong> que l'indexation, la généralisation de la négociation<br />
collective, l'extension des mécanismes de «grille », etc.).<br />
La déflatton n'est pas le « symétrIque» de l'Inflatton<br />
De la loi de Say <strong>les</strong> gens tirent souvent la conclusion que, pour<br />
sortir de la crise, <strong>les</strong> économistes libéraux préconisent purement et<br />
simplement de baisser <strong>les</strong> salaires. Ce qui paraît monstrueux, et a<br />
beaucoup fait pour <strong>les</strong> déconsidérer auprès de l'opinion.<br />
Il y a effectivement des gouvernements qui, dans <strong>les</strong> années 30,<br />
ont imposé une baisse autoritaire de tous <strong>les</strong> salaires (ou de certains<br />
salaires seulement, généralement ceux de la fonction publique). Mais<br />
rien n'est plus faux que de croire que des économistes libéraux<br />
pourraient préconiser une forme ou une autre de déflation comme<br />
remède aux situations de crise économique prolongée.<br />
Dans une économie à institution monétaire d'État, le principe de<br />
non-neutralité de la monnaie suggère en effet qu'en aucun cas une<br />
déflation - obtenue par exemple par une réduction de 20 % de l'offre<br />
globale de monnaie - ne peut être envisagée comme le symétrique<br />
d'une inflation qui augmenterait l'offre de monnaie dans <strong>les</strong> mêmes
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 155<br />
proportions. Croire qu'après une période d'inflation, il suffirait<br />
d'une déflation du même ordre de grandeur pour annuler ses effets est<br />
une illusion.<br />
Pour que cela soit possible, il faudrait en effet que <strong>les</strong> mouvements<br />
de prix suivent un cheminement exactement tnversé; ce qui, dans le<br />
monde réel, paraît impensable puisque cela supposerait que le temps<br />
n'existe pas (pas de changement).<br />
Les économistes farouchement anti-keynésiens comme Mises et<br />
Hayek, s'ils étaient par définition contre toute politique d'inflation,<br />
n'ont jamais proposé l'inverse. Pour eux, la déflation était tout aussi<br />
néfaste que l'inflation.<br />
La solutton ne constste donc pas il batsser autorltatrement (ou<br />
en trichant, par l 'tnj/attonJ <strong>les</strong> salatres, mats il leur rendre la ltberté<br />
afin de leur faire retrouver une jlextbtltté naturelle - c'est-à-dire la<br />
flexibilité qui serait la leur dans un monde où <strong>les</strong> seu<strong>les</strong> rigidités<br />
repérab<strong>les</strong> seraient cel<strong>les</strong> qui résultent d'accords contractuels (ou<br />
implicites mais privés) acquis dans le cadre d'institutions de droit<br />
minimisant <strong>les</strong> effets de la violence et du chantage collectif.<br />
LE CHÔMAGE ET LA GRÈVE<br />
En résumé, toutes nos institutions socia<strong>les</strong> partagent un point<br />
commun: el<strong>les</strong> introduisent toujours plus de rigidités dans <strong>les</strong> prix<br />
relatifs, et réduisent donc la mobilité des facteurs i ce qui est à<br />
l'origine des troub<strong>les</strong> de la demande ou de l'emploi qui font la crise.<br />
Prenons l'exemple des négociations collectives, généralement<br />
présentées comme un progrès décisif dans la réalisation d'un<br />
consensus national <strong>sur</strong> la hiérarchie des revenus. Comme le contrôle<br />
des prix, comme <strong>les</strong> politiques autoritaires des salaires, il s'agit<br />
d'institutions dont <strong>les</strong> effets de blocage sont évidents. C'est d'ailleurs<br />
l'effet recherché, puisque l'objectif des négociateurs est de<br />
déconnecter <strong>les</strong> rémunérations des influences du marché afin d'y<br />
substituer l'autorité d'un «accord national» - c'est-à-dire pour<br />
entériner et reproduire <strong>les</strong> inégalités de revenus précédemment<br />
acquises au profit des groupes de pression organisés.
156 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Les procédures de négociation collective bloquent le mécanisme<br />
de deux façons. D'abord en liant <strong>les</strong> revenus et <strong>les</strong> rémunérations<br />
entre eux, ce qui élimine le libre jeu du marché au niveau des secteurs,<br />
des sous-secteurs et des entreprises. Plus <strong>les</strong> décisions sont centralisées,<br />
et embrassent un grand nombre de métiers, d'activités,<br />
d'entreprises et de qualifications, plus il devient difficile de faire<br />
fonctionner <strong>les</strong> mécanismes de réallocation entre <strong>les</strong> « micromarchés<br />
».<br />
Bien sûr, certaines possibilités de « flexibilité» individuelle sont<br />
prévues. Mais on se heurte alors au deuxième problème: plus une<br />
négociation est centralisée, plus elle concerne un nombre important<br />
de groupes et de communautés, plus lentes seront nécessairement <strong>les</strong><br />
discussions et <strong>les</strong> prises de décision.<br />
CMmage classique, ch6mage institutionnel<br />
Jamais une négociation nationale ne pourra déterminer <strong>les</strong><br />
salaires (ou <strong>les</strong> prix) qui permettraient de rectifier la multitude de<br />
déséquilibres locaux qui, en conséquence du mouvement naturel de<br />
la vie économique et du progrès technique, affectent <strong>les</strong><br />
micromarchés. Les planificateurs interviennent avec des normes<br />
nationa<strong>les</strong>, régiona<strong>les</strong>, sectoriel<strong>les</strong>, etc. Mais, ces normes sont par<br />
nécessité aveug<strong>les</strong> aux besoins d'ajustement locaux, et ne peuvent<br />
empêc.her l'accumulation de microcrises dont l'addition fait la crise<br />
tout court. Au contraire, el<strong>les</strong> y <strong>sur</strong>ajoutent leurs propres contraintes<br />
arbitraires, et donc leurs propres effets pervers.<br />
Conséquence: nous vivons dans des économies mixtes dont la<br />
caractéristique est, sans annuler totalement le jeu des forces du<br />
marché, de <strong>les</strong> limiter à des niveaux d'agrégation intermédiaires plus<br />
ou moins élevés (selon <strong>les</strong> problèmes). C'est ab<strong>sur</strong>de. Plus cette<br />
tendance durera, plus elle s'affirmera, moins <strong>les</strong> mécanismes de<br />
coordination fonctionneront, plus grande sera la pression récessionniste,<br />
la dépression, le chômage, et donc la tentation inflationniste<br />
pour en retarder <strong>les</strong> conséquences. C'est une hérésie de<br />
croire qu'une «coordination» supérieure peut se substituer aux<br />
multip<strong>les</strong> procédures de coordination microloca<strong>les</strong> ou microsectoriel<strong>les</strong>.<br />
L'addition de microcoordinations donne une coordination
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 157<br />
globale. Mais l'inverse n'est pas vrai. C'est toute l'illusion de la<br />
macroéconomie traditionnelle dénoncée par Hayek dans son<br />
discours du Prix Nobel 1974.<br />
C'est ce chômage qui représente le véritable chômage<br />
«classique », décrit par <strong>les</strong> auteurs d'avant Keynes, pas celui que<br />
Keynes présente dans ses écrits, ni même celui aujourd'hui réinventé<br />
par Edmond Malinvaud; mais celui que Mises présente sous le<br />
qualificatif de «chômage institutionnel» [1311.<br />
Le ch6mage résulte non pas de ce que le « niveau général des<br />
salaires» est trop élevé et qu'il faudrait le réduire. Mais de ce que la<br />
jlexibiltté des salaires et des prix est, pour des raisons institutionnel<strong>les</strong><br />
et politiques, trop faible pour permettre aux réallocations de<br />
ressources de se dérouler dans des condtttons compatib<strong>les</strong> avec le<br />
maintien du plein emploi.<br />
Ce chômage se décompose en deux.<br />
Il y a d'abord le chômage que Mises qualifie de catallactique: la<br />
part de chômage qui est en tout état de cause inévitable parce que liée<br />
aux imperfections irréductib<strong>les</strong> de la nature des choses et de<br />
l'information humaine, et qui vient de ce que, par définition, dans le<br />
monde concret qui est le nôtre, du fait de l'existence du temps et du<br />
mouvement permanent des préférences et des innovations, ainsi que<br />
du caractère radicalement incertain de toutes nos décisions, on ne<br />
pourra jamais ambitionner d'as<strong>sur</strong>er à cent pour cent l'étanchéité de<br />
la loi des débouchés. Ce ch6mage est la contrepartie naturelle de la<br />
liberté d'agir, et représente la rançon inéluctable du progrès.<br />
Puis vient le chômage tnstitutionne~ celui qui tient aux cent et une<br />
manières dont nous nous débrouillons pour multiplier <strong>les</strong> entraves et<br />
<strong>les</strong> exceptions à la liberté de décision des entrepreneurs et qui, lui,<br />
pourrait être évité si nous ne nous étions pas laissés infester par de<br />
fausses théories.<br />
A son tour, ce chômage institutionnel se décompose en trois<br />
éléments :<br />
- d'une part, l'accroissement de chômage qui résulte de l'ada;ptation<br />
des comportements individuels aux nouvel<strong>les</strong> normes<br />
institutionnel<strong>les</strong> (par exemple l'allongement des durées de recherche<br />
d'un nouvel emploi du fait de l'amélioration des systèmes de
158 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
protection contre la perte d'emploi, ou parce que la rigidité des<br />
salaires décourage la mobilité intersectorielle) j<br />
- d'autre part, la part de chômage supplémentaire qui découle de<br />
tout ce qui, par la loi ou par l'action de certains groupes privés (ou la<br />
combinaison des deux) aggrave l'état des rigidités j<br />
- enfin, la part de chômage qui résulte de l'instabilité<br />
conjoncturelle que crée le contrôle monopolistique de la monnaie<br />
par des institutions d'État soumises à leur tour à l'influence des groupes<br />
de pression organisés.<br />
Le résultat est une analyse qui lie le chômage au développement<br />
des interventions de l'État et aux effets d'entraînement qu'il exerce <strong>sur</strong><br />
l'essor de l'activité des groupes de pression, en particulier des<br />
<strong>syndicats</strong>. On est amené à penser que le chômage est la caractéristique<br />
des sociétés évoluées mangées par la gangrène étatique.<br />
Le produit d'une perversIon de la démocratie<br />
La véritable origine des crises et dépressions qui frappent le<br />
marché du travail ne doit pas être recherchée dans <strong>les</strong> troub<strong>les</strong><br />
autonomes d'une «demande globale» défidente, mais dans la prolifération<br />
des entraves monétaires et des rigidités artifidel<strong>les</strong> qui, dans<br />
nos régimes d'économies mixtes, perturbent le libre jeu des contrats<br />
privés.<br />
Parmi ces entraves figurent évidemment toutes <strong>les</strong> rigidités<br />
d'origine réglementaire, administrative ou législative qui, sous l'alibi<br />
d'une politique sociale de « protection du travail », ont pour effet de<br />
déconnecter un nombre croissant de prix et de rémunérations du jeu<br />
d'un marché libre fonctionnant dans le cadre d'un État de droit<br />
garantissant à chacun le respect de ses droits de propriété et de la<br />
liberté des contrats. Figurent également <strong>les</strong> politiques délibérées<br />
d'inflation et d'atteinte au pouvoir d'achat de la monnaie (qui ne sont<br />
pas autre chose que des opérations camouflées de vol collectif et de<br />
dest1UCl1on du calcul économique individuel). Ou encore toutes ces<br />
subventions, officiel<strong>les</strong> ou occultes, directes ou indirectes, dont la<br />
rationalité n'est autre que de fausser <strong>les</strong> mécanismes de la concurrence<br />
au profit des groupes qui bénéficient des amitiés politiques <strong>les</strong><br />
plus solides.
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 159<br />
Nous savons aujourd'hui où se trouve la source de ce phénomène.<br />
Tout commence avec l'effacement de la notion classique d'« État de<br />
droit », et la trahison de la conception libérale de la démocratie au<br />
profit de l'idée moderne de souveraineté illimitée de la majorité.<br />
Ainsi que l'a expliqué Hayek, dès que le pouvoir législatif devient<br />
illimité, dès lors qu'il devient possible pour une majorité d'utiliser<br />
son droit de contrainte au profit des intérêts de tel ou tel groupe<br />
particulier, le pouvoir majoritaire se retrouve otage des groupes de<br />
pression en position de monnayer leur soutient parlementaire ou<br />
électoral. Dans de tel<strong>les</strong> circonstances, il est de plus en plus difficile<br />
pour la loi d'être l'expression d'une vision commune. Le résultat du<br />
travail législatif est le fruit d'un processus de marchandages politiques<br />
et électoraux. Il n'a plus rien à voir avec l'expression d'une conception<br />
réellement majoritaire des règ<strong>les</strong> de vie nécessaires au fonctionnement<br />
pacifique d'une société civilisée. Le corps social se transforme<br />
en un bateau ivre, dérivant au gré des coalitions de rencontre.<br />
On a un résultat - en termes de contraintes imposées aux individus -<br />
qui n'a plus rien à voir avec ce <strong>sur</strong> quoi il serait possible de dégager un<br />
consensus majoritaire.<br />
Puisque désormais on considère normal que l'état prenne aux uns<br />
ce qu'il juge bon de donner aux autres, il est inévitable que tous ceux<br />
qui partagent des intérêts communs trouvent légitime de s'organiser<br />
pour résister aux entreprises de spoliation que d'autres nourrissent à<br />
leur égard, ou encore pour utiliser à leur tour, à leur propre bénéfice,<br />
le pouvoir de contrainte, apanage de la fonction politique. On entre<br />
dans un engrenage cumulatif où la définition des droits n'est plus le<br />
produit de règ<strong>les</strong> généra<strong>les</strong> et abstraites acceptées pacifiquement par<br />
tous, mais l'aboutissement d'un processus où un nombre croissant de<br />
groupes et de sous-groupes organisés en forces de pression et de<br />
chantage s'affrontent pour kidnapper à leur avantage le monopole de<br />
la violence étatique, et obtenir ainsi, par la voie du «marché<br />
politique », ce qu'il faut bien appeler des privilèges» (qui ne sont euxmêmes<br />
que la contrepartie d'autres privilèges gagnés de haute lutte<br />
par d'autres groupes par rapport auxquels, tout à fait légitimement,<br />
on ne veut pas se trouver en reste).<br />
Dans cette perspective, nous sommes tous en cause. Il n'est pas<br />
possible de jeter plus la pierre à l'un qu'à l'autre. L'efficacité politique
160 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
des lobbies agrico<strong>les</strong>, ou la capacité de certaines entreprises privées<br />
et publiques à circonvenir à leur avantage l'autorité des administrations,<br />
ne sont pas moins coupab<strong>les</strong> que l'habileté des <strong>syndicats</strong> à<br />
nous faire croire qu'ils parlent au nom des intérêts de tous <strong>les</strong><br />
travailleurs.<br />
Il n'en reste pas moins que, dans cette jungle, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
ouvriers bénéficient d'un avantage institutionnel qui <strong>les</strong> met à part, et,<br />
en conséquence, aggrave leur responsabilité (sans pour autant réduire<br />
celle des autres) : il s'agit du droit de grève.<br />
La grève, ou le droit au chantage ...<br />
Imaginez que vous entriez en possession d'une belle fortune. Vous<br />
investissez dans l'industrie, une industrie lourde (comme l'acier).<br />
L'investissement est important, il a une longue durée de vie, et une<br />
fois que vous avez fait vos plans, vous êtes pour longtemps prisonnier<br />
de votre décision.<br />
On ne se débarrasse pas d'une aciérie - ou de tout autre<br />
investissement industriel à caractère spécialisé - comme on se<br />
débarrasse d'une obligation, ou même d'une action en bourse. Le<br />
propriétaire capitaliste, s'il est un homme riche, est aussi un homme<br />
dont la fortune est « immobilisée» dans des emplois dont il n'est pas<br />
toujours aisé de se dégager (même lorsqu'il existe un marché<br />
financier actiO. C'est un «prisonnier», un « otage» pourrait-on<br />
dire; otage de tous ceux qui, à un moment ou à un autre peuvent être<br />
tentés d'utiliser <strong>les</strong> moyens de chantage que leur offre leur position au<br />
sein des systèmes complexes de production mis en place et financés<br />
par cet homme.<br />
L'exemple qui traduit le mieux cette position d'otage est celui<br />
offert par la théorie des quasi-rentes [99].<br />
Un imprimeur reçoit une commande très spéciale qui l'oblige à<br />
acheter une machine ultrasophistiquée. Avant de l'acheter, il est<br />
convenu avec son client d'un prix pour rémunérer ses services. Ce<br />
prix couvre <strong>les</strong> frais d'achat et d'amortissement de la machine, ainsi<br />
que <strong>les</strong> frais de production et la rémunération normale des services de<br />
l'entrepreneur. On suppose qu'en l'absence de cette commande<br />
particulière, la seule possibilité que le propriétaire de la machine ait
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 161<br />
soit d'en louer l'usage pour un autre travail dont la valeur marchande<br />
est seulement la moitié du revenu que devrait lui rapporter l'affaire<br />
conclue avec son premier client. S'il n'est pas très sérieux, ou s'il ne<br />
se préoccupe guère de ce que risque de lui coûter demain sa mauvaise<br />
réputation, celui-ci peut être tenté d'utiliser la situation dans laquelle<br />
il se trouve pour lui imposer une révision unilatérale du prix convenu,<br />
et le fixer à un niveau très inférieur. A la limite, revenant <strong>sur</strong> sa parole,<br />
on peut imaginer qu'il impose à son fournisseur de faire le travail à la<br />
moitié du prix originellement convenu. Compte tenu des coûts de<br />
transaction nécessaires pour reconvertir la machine à un nouvel usage<br />
(plus <strong>les</strong> coûts que représente la recherche d'un nouveau client) et<br />
sachant qu'en raison de son caractère spécifique le prix de revente de<br />
la machine est très faible, l'entrepreneur à intérêt à accepter, même à<br />
moitié prix. Il perdra de l'argent, mais cette perte sera moins grande<br />
que cel<strong>les</strong> qu'il aurait à subir dans toutes <strong>les</strong> autres solutions possib<strong>les</strong>.<br />
La différence entre le prix contractuellement accepté, et le prix<br />
finalement imposé par le comportement indélicat de son client,<br />
représente la quasi-rente que ce dernier s'approprie au détriment de<br />
l'entrepreneur. C'est une véritable « expropriation» de valeur, un vol<br />
qui s'applique à une valeur produite par l'entrepreneur et sienne en<br />
toute justice.<br />
Ce genre de comportement crée un double préjudice. A<br />
l'encontre de l'imprimeur bien entendu, et de ses salariés. Mais aussi<br />
à l'encontre de la collectivité tout entière. Les investissements auront<br />
en effet tendance à bouder <strong>les</strong> activités où, en raison de leurs<br />
caractéristiques propres, de tels abus sont possib<strong>les</strong> j et cela même<br />
s'ils n'ont pas d'autre choix que de s'investir dans des secteurs a priori<br />
moins rentab<strong>les</strong>. L'économie y perdra en efficacité.<br />
C'est pour cela qu'existent <strong>les</strong> tribunaux et que leur rôle est de faire<br />
appliquer <strong>les</strong> contrats - et ainsi de réduire <strong>les</strong> probabilités de<br />
ruptures abusives. La réduction des risques encourus par <strong>les</strong> entreprises<br />
est alors un facteur de plus grande efficience économique : plus<br />
de capital investi, plus forte productivité, donc des salaires plus<br />
élevés. L'action de la justice est un « bien» économique comme un<br />
autre.<br />
La grève est une stratégie qui n'est pas fOndamentalement<br />
différente de celle du client de l'imprimeur. Il s'agit également d'un
162 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
chantage où l'entrepreneur est l'otage du syndicat qui réussit à<br />
obtenir de ses membres une cessation concertée du travail.<br />
La grève a, <strong>sur</strong> le circutt économique, <strong>les</strong> mêmes effets négatifs que<br />
<strong>les</strong> autres formes d'entraves<br />
Si l'entrepreneur cède, le préjudice est identique. Préjudice pour<br />
l'entreprise qui supportera des coûts plus élevés, perdra des<br />
commandes, financera plus difficilement son développement futur.<br />
Préjudice pour l'entrepreneur: qui dit coûts plus élevés, perte de<br />
marché, dit aussi chute du cours des actions et de la valeur de la firme.<br />
La différence entre le prix des actions avant et après la grève me<strong>sur</strong>e<br />
l'effet d'expropriation, le transfert de richesse, la quasi-rente dont <strong>les</strong><br />
propriétaires sont victimes. Préjudice collectif enfin: un secteur où<br />
<strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> sont puissants et <strong>les</strong> grèves fréquentes est un secteur dont<br />
<strong>les</strong> capitaux auront tendance à s'échapper, pour s'investir dans<br />
d'autres activités à moindre productivité.<br />
Même s'il est relativement immobile, on ne peut pas<br />
« exploiter» le capital de manière permanente. A son tour, il «se met<br />
en grève », en s'investissant ailleurs. Les capitaux ainsi déplacés généreront<br />
moins de profits, moins d'épargne, moins d'accumulation. La<br />
productivité des gens auxquels ils fournissent un emploi étant moins<br />
forte que celle des gens auxquels ils auraient donné du travail s'ils<br />
étaient restés dans leur secteur initial de placement, ils nourrissent en<br />
définitive des salaires, et donc des pouvoirs d'achat, plus faib<strong>les</strong>.<br />
La grève est une stratégie privée qui a <strong>sur</strong> l'activité, <strong>les</strong> revenus,<br />
l'emploi... des effets négatifs identiques à ceux qu'entraînent toutes<br />
<strong>les</strong> autres formes d'entraves à la production évoquées plus haut.<br />
Toutes <strong>les</strong> grèves ne sont pas spoliatrices. Lorsqu'un arrêt de<br />
travail intervient dans une entreprise dont <strong>les</strong> dirigeants s'efforcent de<br />
maintenir, contre leur propre intérêt, un niveau des salaires inférieur<br />
à celui de leurs concurrents, la grève agit comme une sorte<br />
d'auxiliaire des forces du marché : elle hâte une évolution qui, sans<br />
elle, aurait mis plus de temps à se réaliser. Mais l'expérience, et l'aveu<br />
même des <strong>syndicats</strong> (dont l'ambition est de hisser tous <strong>les</strong> salaires audessus<br />
de leur prix de marché) montrent qu'il s'agit là de situations<br />
très exceptionnel<strong>les</strong>.
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 163<br />
Le droIt de grève, un défI à l'État de droIt<br />
Ces deux situations ont beaucoup en commun. Dans <strong>les</strong> deux cas,<br />
des personnes privées, agissant pour leur propre compte ou de<br />
concert, s'approprient une valeur quI ne leur appartIent pas, et<br />
réduisent simultanément le pouvoir d'achat d'un grand nombre<br />
d'autres qu'el<strong>les</strong> ne connaissent pas et qui, el<strong>les</strong>, ne tirent aucun<br />
avantage de ce transfert.<br />
Mais il y a néanmoins une grande différence.<br />
Dans <strong>les</strong> affaires, lorsqu'un conflit de ce genre oppose deux<br />
entrepreneurs, on fait appel aux tribunaux. Leur rôle est de retrouver<br />
<strong>les</strong> engagements souscrits et de <strong>les</strong> faire appliquer. Lorsqu'il n'y a pas<br />
de contrat écrit, on se tourne vers la coutume et <strong>les</strong> usages commerciaux<br />
en vigueur. Celui qui a causé un tort à l'autre se voit imposer<br />
de le réparer en lui versant une indemnité compensatrice.<br />
Conséquence: même si on ne peut pas totalement l'éliminer, ce<br />
genre de comportement reste une exception. Le contexte institutionnel<br />
en freine la généralisation, et limite donc son coût C'est ainsi<br />
que le droit favorise l'efficience et la croissance économique.<br />
Là encore, l'idéal n'existe pas. Les fraudeurs, <strong>les</strong> escrocs, <strong>les</strong><br />
indélicats, <strong>les</strong> parasites font partie de l'univers humain et de sa<br />
diversité. On n'arrivera jamais à éliminer tous <strong>les</strong> comportements<br />
opportunistes. Mais <strong>les</strong> principes juridiques du respect des contrats et<br />
de la responsabilité personnelle des auteurs d'actes frauduleux ou<br />
indélicats, permettent précisément d'en limiter l'ampleur.<br />
Bien sûr, il faut tenir compte des coûts de fonctionnement de la<br />
justice. Lorsqu'il s'agit de conflits mineurs, où <strong>les</strong> enjeux financiers ne<br />
sont pas trop importants, ceux qui sont lésés hésitent souvent à<br />
déposer plainte et à poursuivre en raison des délais et des coûts que<br />
cela implique. Mais, même dans ces cas, l'expérience montre que,<br />
lorsqu'il y a liberté des contrats, <strong>les</strong> professionnels s'organisent spontanément<br />
pour élaborer des systèmes de clauses contractuel<strong>les</strong> dont la<br />
caractéristique est de réduire <strong>les</strong> avantages personnels que <strong>les</strong> tricheurs<br />
sont susceptib<strong>les</strong> de retirer de ces pratiques. Au total, lorsque<br />
l'État ne réduit pas arbitrairement <strong>les</strong> conditions d'exercice de la<br />
liberté de contracter, tout se passe comme si le libre fonctionnement
164 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
du marché conduisait à une sorte d'« optimum» de fraude ou de<br />
chantage.<br />
Lorsqu'il s'agit de <strong>syndicats</strong> et de grèves ouvrières, <strong>les</strong> choses sont<br />
fort différentes.<br />
L'une des caractéristiques du droit du travail n'est pas seulement<br />
de multiplier <strong>les</strong> protections individuel<strong>les</strong> contre <strong>les</strong> excès de pouvoir<br />
des employeurs, mais aussi de sortir l'exercice effectif du droit de<br />
grève du régime commun de la responsabilité.<br />
La France, <strong>sur</strong> un plan formel, est encore un pays où le laxisme du<br />
droit au regard de la réglementation des actes de grève reste<br />
relativement limité. C'est en Angleterre et dans <strong>les</strong> pays nordiques<br />
que l'évolution a été le plus loin, avec la mise en place d'un régime<br />
juridique qui accorde l'impunité aux <strong>syndicats</strong>, aux militants et à leurs<br />
dirigeants, même lorsque le déroulement d'une grève s'accompagne<br />
de voies de fait et d'actes délictueux de droit commun. Mais, au-delà<br />
de ces différences apparentes, l'évolution est un peu partout la<br />
même: au nom d'une conception abusive de la protection des faib<strong>les</strong><br />
contre <strong>les</strong> forts, l'habitude s'est prise d'accepter des militants des<br />
mouvements ouvriers et des grévistes tout un ensemble de pratiques,<br />
d'actes et de comportements qui sont en théorie contraires au droit,<br />
et qu'on ne tolérerait pas de la part d'autres personnes.<br />
La loi abaisse <strong>les</strong> « coats de la violence» seulement pour certains<br />
Par exemple, on accepterait difficilement de voir un client<br />
occuper le bureau d'un fournisseur, le mo<strong>les</strong>ter et le frapper pour<br />
obtenir de lui qu'il baisse son prix: voie de fait passible de la<br />
correctionnelle. Dès lors que ce sont des syndicalistes, appartenant à<br />
une grande centrale, qui séquestrent des cadres, on s'agite, on proteste,<br />
mais il n'est pas certain que l'on dépose toujours plainte; et<br />
lorsque plainte il y a, on n'est pas toujours as<strong>sur</strong>é que la procédure ira<br />
jusqu'à son terme. Les entreprises qui craignent des représail<strong>les</strong><br />
syndica<strong>les</strong> encore plus violentes et coûteuses, hésitent à porter <strong>les</strong><br />
agressions dont el<strong>les</strong> sont <strong>les</strong> victimes devant <strong>les</strong> juges. Les<br />
responsab<strong>les</strong> de l'ordre public, le gouvernement lui-même, hésitent<br />
parfois à faire appliquer <strong>les</strong> décisions de justice ...
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 165<br />
Lorsqu'un sous-traitant annonce à son client qu'il a décidé de<br />
cesser de travailler <strong>sur</strong> la commande qui lui a été passée, à moins<br />
qu'on ne la lui paie plus cher, le juge ne prend pas de gants: il s'agit<br />
d'un banal cas de rupture de contrat qui sera sanctionné comme tel et<br />
n'ouvrira pas d'autres droits que ceux qui figurent dans le contrat.<br />
Lorsque des fournisseurs s'entendent pour ne plus livrer un même<br />
client, il s'agit d'un acte de boycott concerté, puni au nom des lois<br />
antitrusts. Lorsque des travailleurs s'organisent pour cesser le travail,<br />
on considère qu'il y a simplement suspension temporaire du contrat<br />
de travail, et non rupture. Même s'il peut refuser le paiement des<br />
heures non travaillées (ce qui souvent n'est pas effectiO, l'employeur<br />
ne peut refuser de reprendre le gréviste, ni demander aux organisations<br />
responsab<strong>les</strong> réparation des dommages commerciaux qui<br />
résultent de leur opération de chantage. Tout se passe comme si<br />
l'employé était devenu en quelque sorte propriétaire de son job<br />
O'évolution contemporaine du droit du travail s'analysant, notamment<br />
à travers <strong>les</strong> lois Auroux, comme un effort systématique pour<br />
renforcer cette « propriété »).<br />
Résultat: ce qui est le droit commun lorsqu'il y a violence dans<br />
notre société, a cessé d'être le droit dès lors qu'il s'agit d'activités ou<br />
même de violences syndica<strong>les</strong> perpétrées ou non à l'occasion de<br />
conflits du travail. Il y a des réactions, des <strong>sur</strong>sauts, des efforts pour<br />
renverser le courant (cf. la nouvelle législation britannique introduite<br />
par le gouvernement de Madame Thatcher) [77]. La situation diffère<br />
en degré selon <strong>les</strong> pays, ou selon <strong>les</strong> circonstances politiques. Mais<br />
partout s'est affirmé le même principe: ce qui est noir pour tous est<br />
blanc pour le syndicat. On est revenu, dans le domaine du droit du<br />
travail, comme nous l'avons déjà souligné, à une sorte de société<br />
féodale où c'est le statut qui faU le droit 1<br />
Du point de vue de l'équité, on ne peut pas dire que la justice y<br />
trouve son compte. Du point de vue de l'efficacité économique, ou<br />
même de la justice devant l'emploi ou le risque du chômage, <strong>les</strong><br />
choses sont encore plus graves: de tels privilèges (car ce sont des<br />
prlvl~ges, au sens propre du terme) signifient qu'Il y a au moins une<br />
partie de la population pour qui le droit de faire chanter <strong>les</strong> autres,<br />
ou de se livrer ta de véritab<strong>les</strong> opérattons d'extorsion par la violence,<br />
est désormais gratuU, dAltvré de toute sanction et responsabtlltl.
166 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
De tous <strong>les</strong> groupes de pression, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> sont <strong>les</strong> seuls pour<br />
qui <strong>les</strong> coûts de la violence (ou du chantage) sont <strong>les</strong> plus bas, et ont<br />
été <strong>les</strong> plus abaissés. Ils auraient eu tort de s'en priver. Cette violence<br />
a <strong>les</strong> mêmes effets économiques que <strong>les</strong> restrictions forcées de<br />
production imposées par la contrainte publique. D'où la conclusion<br />
que, parmi tous <strong>les</strong> groupes de pression qui assiègent la société, <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong> portent une responsabilité particulièrement directe dans le<br />
développement de ces conséquences de la violence économique que<br />
sont le chômage et le sous-emploi (q.l'ils sont pourtant <strong>les</strong> premiers à<br />
dénoncer véhémentement).<br />
Il n'est pas difficile d'imaginer ce que peut être la réponse des<br />
défenseurs de l'institution syndicale. Essayons de la reconstituer.<br />
j'existe, nous dira le syndicat, au nom de la liberté d'association,<br />
reconnue par la Constitution en application de la Déclaration des droits<br />
de l'homme. Si tout homme a le droit de s'associer avec d'autres<br />
personnes de son choix, pourquoi pas <strong>les</strong> salariés Le leur interdire,<br />
comme c'était le cas au siècle dernier, revient à <strong>les</strong> traiter en êtres<br />
inférieurs, en sous-hommes. C'est par définition le contraire d'une<br />
attitude libérale. Tel est précisément l'objectif du syndicalisme que de<br />
leur rendre leur pleine dignité d'êtres humains. Si <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> existent,<br />
c'est parce qu'il existe une inégalité de rapport de forces entre le salarié,<br />
lorsqu'il est isolé, et son employeur. Mon rôle, en tant que syndicat, est<br />
de corriger, de compenser cette assymétrie par l'union des travailleurs.<br />
L'altbt « uttlttariste» du syndtcat<br />
Nous avons vu dans un autre chapitre ce qu'il faut penser de cet<br />
argument. Mais regardons comment continue sa logique.<br />
La force qui permet de compenser l'inégalité de négociation entre<br />
l'employeur et l'employé, ne vient pas seulement de la réunion des<br />
salariés en un syndicat, mais également et <strong>sur</strong>tout du droit qui lui est<br />
reconnu de décider et de mener une action de grève. C'est cette capacité<br />
de cesser collectivement le travail qui, en donnant aux travailleurs le<br />
moyen d'infliger des coûts non négligeab<strong>les</strong> à l'employeur, permet<br />
effectivement de corriger l'assymétrie dont ils sont traditionnellement <strong>les</strong><br />
victimes <strong>sur</strong> le marché.
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 167<br />
Autrement dit, dans cette optique, le syndicat n'est que l'organe<br />
qui permet aux travailleurs d'acc~der à la grève qui, elle, est le<br />
v&itable instrument qui permet de supprimer l'inf&iorlt~ du sala~.<br />
Maintenant, ajoute le syndicat, encore faut-il pour que l'inégalité soit<br />
vraiment compensée, que le patronat n'ait pas <strong>les</strong> moyens de saboter<br />
mon action. Comment En utilisant <strong>les</strong> services de « jaunes». Si <strong>les</strong><br />
entreprises ont le droit d'embaucher d'autres gens pour remplacer, ~<br />
leurs postes, <strong>les</strong> grévistes, la grève ne sert plus ~ rien. En jouant <strong>les</strong> jaunes<br />
contre <strong>les</strong> grévistes, on rétablit <strong>les</strong> conditions initia<strong>les</strong> pour lutter, contre<br />
<strong>les</strong>quel<strong>les</strong> le syndicat a précisément été créé. Il est donc légitime que<br />
nous réclamions la légalisation de l'activité des piquets de grève.<br />
Mais, si des briseurs de grève se présentent, que vont faire mes gars,<br />
si ceux d'en face n'écoutent pas leurs appels ~ la solidarité Nous<br />
exigeons donc le droit de recourir ~ la violence pour <strong>les</strong> empêcher de<br />
passer et de saboter ainsi notre action. Au nom de quel principe Le<br />
même que celui qu'utilisent <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> anglo-saxons pour justifier la<br />
pratique de la c/osed shop; au nom de l'argument que l'action du syndicat<br />
est un « bien collectif », avec tous <strong>les</strong> inconvénients que cela représente.<br />
Si nous réussissons ~ faire fléchir le patronat, tous <strong>les</strong> gars en<br />
profiteront, même ceux qui n'ont pas activement collaboré. Même <strong>les</strong><br />
« jaunes ». Ce faisant, même si je travaille pour eux, <strong>les</strong> salariés ne<br />
viendront pas m'aider, sauf si je trouve des moyens puissants pour <strong>les</strong> y<br />
inciter, voire <strong>les</strong> y contraindre. Le problème est d'ailleurs d'autant plus<br />
grave qu'en période de grève, la raréfaction de la main-d'œuvre fera<br />
monter <strong>les</strong> salaires offerts aux « jaunes ». En l'absence de tout mécanisme<br />
compensateur, le marché joue en faveur du patron, et contre l'action<br />
syndicale. C'est pourquoi nous sommes bien obligés d'utiliser la<br />
contrainte ~ l'égard de tous ceux qui ne rejoignent pas spontanément nos<br />
rangs.<br />
Cette contrainte se justifie par le gain collectif qui résultera de notre<br />
action collective; ou, dit ~ l'envers, par le « coût collectif» que l'individu<br />
impose ~ la collectivité par le fait qu'il se comporte en passager<br />
clandestin <strong>sur</strong> notre action militante.<br />
L'argument a une structure strictement utilitariste: si tous <strong>les</strong><br />
individus ne collaborent pas, un «gain collectif» ne sera pas produit,<br />
qui aurait pu l'être s'ils avaient collaboré. Comme la structure des<br />
incitations du marché est telle qu'elle ne <strong>les</strong> conduit pas ~ collaborer,<br />
il faut bien <strong>les</strong> «contraindre» pour que ce «bien collectif» soit<br />
produit.
168 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
A ceux qui feraient remarquer qu'une telle légitimation de la<br />
violence conduit à l'anarchie, que ce qu'on accorde aux associations<br />
d'ouvriers il n'y a pas de raison de le refuser aux associations<br />
d'agriculteurs, de taxis, de routiers, etc., lorsqu'il barrent <strong>les</strong> routes,<br />
brûlent ou attaquent la propriété d'autrui, le syndicat rétorquera fort<br />
simplement: « Vous voulez éviter la violence, fort bien. Il y a un<br />
moyen très simple. Faites une loi qui prescrira que lorsque la grève est<br />
votée par une majorité, elle est obligatoire pour tous <strong>les</strong> autres. »<br />
Comment cet alibi s'effondre<br />
Une telle réponse est évidemment contraire à la conception<br />
libérale du «droit au travail» (conçu comme « la liberté de<br />
travailler »). Mais, reconnaissons qu'elle ne manque pas de force<br />
logique : « De deux choses l'une, répliquera le syndicaliste; ou bien<br />
c'est à toute forme de contrainte que vous vous opposez, ou bien c'est<br />
seulement à la contrainte des <strong>syndicats</strong>. Si vous êtes dans le premier<br />
cas, vous ne pouvez pas refuser la contrainte syndicale et accepter<br />
celle de la police. Vous devez tout refuser en bloc: et le syndicat, et la<br />
police, et l'État, puisque ces institutions se fondent pareillement <strong>sur</strong><br />
un argument de « bien collectif ». On ne peut pas avoir deux poids<br />
deux me<strong>sur</strong>es. A l'inverse, si vous acceptez que des arguments de bien<br />
collectif justifient l'existence de l'État, d'une police, d'une justice,<br />
vous devez, pour rester cohérent, accepter l'existence des <strong>syndicats</strong>;<br />
et comme <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ne pourraient exister si la loi ne prévoit pas un<br />
certain nombre de dispositions pour contraindre <strong>les</strong> salariés à<br />
soutenir leur action, vous devez accepter la reconnaissance de ces<br />
privilèges et superprivilèges que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> réclament pour<br />
fonctionner et produire ce bien collectif qui ne sera jamais produit si<br />
nous n'avons pas <strong>les</strong> moyens d'être efficaces. »<br />
« Là encore, conclura le syndicat, c'est une question de cohérence.<br />
Ou vous acceptez l'argument « utilitariste» de la supériorité du<br />
bien collectif et vous devez reconnaître que nos demandes sont<br />
justifiées. Ou vous ne l'acceptez pas, mais c'est alors l'existence<br />
même de l'État que vous devez également remenre en cause. »<br />
L'argument est apparemment imparable. La violence syndicale<br />
serait-elle légitime, comme l'est celle de l'État
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 169<br />
Réponse: l'argument est imparable, mais pour autant seulement<br />
que l'on accepte la validité des deux thèses <strong>sur</strong> <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> il est<br />
logiquement construit: la thèse de l'assymétrie, et l'idée que le<br />
syndicat apporte un «bien collectif»; un bien collectif qui n'est pas<br />
seulement de nature microéconomique (au bénéfice d'un petit<br />
nombre d'hommes, membres d'une collectivité restreinte, et partageant<br />
un intérêt commun), mais également macroéconomique - à<br />
savoir: bon pour tout le monde, pour tous <strong>les</strong> salariés, quelle que<br />
soit leur industrie ou leur activité.<br />
Si l'on démontre, comme cela a été fait dans ce livre que ces deux<br />
postulats sont faux: 1) que la thèse de l'assymétrie découle d'un nonsens<br />
conceptuel, fruit d'une erreur de raisonnement; 2) que le<br />
postulat selon l'action des <strong>syndicats</strong> pourrait permettre à tous <strong>les</strong><br />
travailleurs de bénéficier d'un pouvoir d'achat plus élevé est<br />
également le produit d'une série d'erreurs de logique économique;<br />
alors tout s'effondre, tous <strong>les</strong> arguments utilisés pour justifier <strong>les</strong><br />
privilèges des <strong>syndicats</strong> disparaissent.<br />
Il n'existe aucun argument économique par lequel on puisse<br />
justifier que l'exercice du droit de grève bénéficie de privilèges<br />
juridiques hors du droit commun.<br />
Le problème, ce sont <strong>les</strong> privilèges<br />
Le droit d'association - donc le droit de former, d'animer ou de<br />
militer au sein d'un syndicat - est l'un des droits fondamentaux<br />
couverts par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. De<br />
même, le droit de faire grève - c'est-à-dire le droit de participer à<br />
une cessation concertée du travail - est une liberté fondamentale qui<br />
découle du fait qu'on ne peut reconnaître à aucun individu un droit de<br />
propriété <strong>sur</strong> la personne de quelqu'un d'autre.<br />
Ce qui fait problème, ce sont <strong>les</strong> privilèges hors du droit commun<br />
que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> réclament pour eux et pour leurs membres.
170 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Annexe au chapitre 4<br />
Le travailleur« propriétaire JI<br />
de son emploi<br />
Le syndicat tient sa puissance d'un droit inscrit dans le préambule de la<br />
Constitution de 1946: la grève.<br />
Il a le pouvoir légal d'user de la violence, ou de la menace de la violence,<br />
même s'il est minoritaire, pour contraindre l'employeur, par un arrêt concerté<br />
du travail, à renégocier le contrat de travail sans que celui soit rompu.<br />
La grève ne rompt pas le contrat, elle le suspend. L'employeur ne peut se<br />
séparer d'un gréviste pour le seul motif qu'il désire renégocier le contrat de<br />
travail. En revanche, la suspension du contrat interrompt le paiement.<br />
L'employeur n'est pas tenu de payer le salaire des gens en grève, bien que<br />
très souvent une des conditions de la reprise du travail est précisément le<br />
paiement des journées de grève.<br />
La grève perlée (faute d'un arrêt concerté du travail), et la grève politique<br />
(sans remise en cause des clauses du contrat) sont interdites.<br />
L'occupation des locaux en dehors des heures ouvrab<strong>les</strong> est prohibée<br />
pour atteinte au droit de propriété. Les piquets de grève sont interdits pour<br />
atteinte à la liberté du travail, comme l'est également le loci, out (sauf cas de<br />
force majeure).<br />
L'employeur peut prendre du personnel de remplacement (mais ne peut<br />
pas faire appel à du personnel d'agences de travail temporaire). Il peut soustraiter<br />
ou déplacer sa production dans une autre usine.<br />
Aucune protection n'est accordée aux grévistes si la grève est illicite.<br />
Dans le cas contraire, le gréviste ne peut subir aucun préjudice par suite de<br />
son action collective; en particulier aucune me<strong>sur</strong>e discriminatoire en<br />
matière de paiement ou d'avantage en nature lié à l'emploi ne peut être<br />
commise à son égard par le patron. La prime d'assiduité peut toutefois être<br />
supprimée.<br />
Dans beaucoup de pays, <strong>les</strong> piquets de grève sont autorisés,<br />
l'occupation des lieux aussi. Dans certains (au Québec par exemple) la loi<br />
interdit expressément à la firme de faire appel à du personnel temporaire, à<br />
une sous-traitance, ou encore de déménager sa production.<br />
La France, sous cet angle, n'est pas le pays le plus rigoureux. Cependant,<br />
le droit de grève demeure une atteinte profonde au droit de propriété à la fois<br />
des patrons comme des employés non syndiqués. Il est anormal que le
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 171<br />
contrat de travail ne soit pas rompu alors qu'une des parties en dénonce<br />
précisément certaines clauses (le salaire).<br />
En toute rigueur, l'employeur devrait être délié du contrat lorsqu'il y a<br />
refus des employés de continuer à travailler aux mêmes termes de l'échange,<br />
et pouvoir faire appel à d'autres personnes prêtes à travailler pour le prix<br />
précédemment offert. S'il ne trouve personne à ce prix, il l'augmentera, et de<br />
nouveaux contrats seront renégociés à un salaire plus élevé. Lorsqu'un<br />
employé reçoit une offre d'emploi ailleurs à un salaire plus rémunérateur,<br />
rien ne l'empêche de proposer à son patron de renégocier <strong>les</strong> termes de son<br />
contrat. Si ce dernier refuse, il a la liberté de démissionner. Cette assymétrie<br />
est choquante en droit. On démontre qu'elle se fonde <strong>sur</strong> des arguments<br />
économiques contestab<strong>les</strong>.<br />
Un droit-créance n'est pas un droit individuel<br />
Le fait que la loi autorise l'arrêt concerté du travail dans le but de<br />
renégocier <strong>les</strong> termes du contrat de travail, sans entraîner sa rupture, revient à<br />
reconnaître aux salariés un «droit de propriété» <strong>sur</strong> leur emploi. Mais ce<br />
droit de propriété ne peut être satisfait qu'au prix d'une double violation des<br />
droits de propriété de l'employeur et des non syndiqués prêts à s'embaucher<br />
éventuellement à un prix inférieur. Par définition, un droit qui ne peut être<br />
satisfait qu'au prix de la violation d'autres droits individuels, ne peut être<br />
considéré comme un droit, au sens de la Déclaration des droits de l'homme.<br />
Il ne peut pas exister de «droit à l'emploi ». Seul existe le droit individuel<br />
au travail, c'est-à-dire le droit à la liberté de travailler. Toute entrave privée ou<br />
institutionnelle qui a pour conséquence d'enlever à un individu la possibilité<br />
de travailler dans un emploi qu'il est volontairement prêt à accepter aux<br />
conditions qui lui sont offertes, est une atteinte à ses droits personnels.<br />
Personne n'a une créance <strong>sur</strong> la société qui l'autorise à exiger qu'on lui<br />
offre un emploi auquel il aurait droit. Un droit-créance n'est pas, et ne peut<br />
pas être un droit, même si le législateur désire qu'il en soit ainsi. Un droitcréance<br />
n'est qu'un objectif souhaitable fixé à la politique des pouvoirs<br />
publics. Ce n'est qu'une manière commode et politiquement payante<br />
d'affirmer que l'objectif de ceux qui gouvernent doit être autant que possible<br />
d'as<strong>sur</strong>er aux citoyens <strong>les</strong> meilleures conditions d'emploi et de travail<br />
possib<strong>les</strong>.<br />
Fixer cet objectif à l'action des pouvoirs publics ne signifie pas pour<br />
autant que <strong>les</strong> droits individuels des personnes doivent y être sacrifiés<br />
puisque, par construction, la caractéristique de ces droits est de définir <strong>les</strong><br />
limites mora<strong>les</strong> de l'action que l'État ne doit pas franchir.<br />
L'une des découvertes de la théorie économique est de démontrer que<br />
l'objectif souhaitable défini par la notion d'un droit-créance à l'emploi ne
172 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
peut être réalisé au mieux que dans une société qui respecte <strong>les</strong> contraintes<br />
de l'État de droit, et condamne, moralement, mais aussi par l'action de sa<br />
justice, toutes <strong>les</strong> violences individuel<strong>les</strong> ou collectives, privées ou<br />
institutionnel<strong>les</strong>, faites aux droits individuels.
5<br />
Les <strong>syndicats</strong> et la démocratie<br />
Les <strong>syndicats</strong> ont leurs lettres de nob<strong>les</strong>se en matière de<br />
démocratie. La liberté syndicale est venue compléter la liberté<br />
d'association en 1874. EIIe est une des libertés publiques fondamenta<strong>les</strong>,<br />
et c'est à juste titre qu'on peut la considérer comme un droit du<br />
citoyen.<br />
Des <strong>syndicats</strong> particulièrement courageux se sont dressés contre<br />
des gouvernements totalitaires et ont permis à leurs concitoyens de<br />
reconquérir leur liberté. Le syndicalisme reste bâillonné en Union<br />
soviétique comme il l'était dans la plupart des pays communistes.<br />
Traditionnellement, il était soumis à la hiérarchie du Parti, suivant un<br />
principe que Lénine avait clairement posé:<br />
Il faut user de tous <strong>les</strong> stratagêmes, user de ruse, adopter des procédés<br />
illégaux, se taire parfois, parfois voiler la vérité, à seule fin d'entrer dans<br />
<strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>, d'y rester et d'y accomplir malgré tout la tâche communiste.<br />
On ne peut donc manquer de saluer comme il convient <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong> comme Solidarité qui, en dépit des risques courus, ont<br />
plaidé pour la liberté syndicale et pour <strong>les</strong> libertés publiques. Ils ont<br />
réussi. Bravo et merci.<br />
Le rôle démocratique du syndicat n'a pas échappé au pape Jean<br />
Paul II dans son encyclique Laborum Exercens. S'appuyant <strong>sur</strong> son
174 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
expérience polonaise, Jean-Paul II n'hésite pas à considérer le<br />
syndicat comme le garant de la liberté et de la dignité des travailleurs<br />
contre <strong>les</strong> abus du pouvoir politique. Il est d'ailleurs à remarquer que,<br />
chaque fois que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ont contribué à la cause de la<br />
démocratie, c'était en arrachant au pouvoir politique des libertés<br />
supplémentaires. A l'inverse, quand <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> prétendent s'en<br />
prendre au pouvoir patronal dans une optique de lutte des classes, ils<br />
ont fait alliance avec le pouvoir politique et ont agi dans le sens d'une<br />
restriction des libertés plutôt que d'un élargissement<br />
On comprend ainsi l'erreur qui a été commise naguère avec le<br />
Programme commun de la Gauche, qui non seulement conduisait <strong>les</strong><br />
socialistes à pactiser avec <strong>les</strong> ennemis philosophiques de la liberté<br />
mais associait étroitement pouvoir politique et pouvoir syndical, au<br />
point d'assimiler purement et simplement démocratisation et<br />
syndicalisation.<br />
Sans doute le Programme commun offrait-il <strong>sur</strong> un plateau le<br />
pouvoir aux <strong>syndicats</strong> dans <strong>les</strong> entreprises et dans nombre de cellu<strong>les</strong><br />
socia<strong>les</strong>. Mais ce cadeau empoisonné signifiait que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
étaient désormais condamnés à appuyer le gouvernement en place<br />
dans son désir de défaire le système capitaliste. Rien de tout cela ne<br />
s'est produit Mais au niveau des principes <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> avaient trahi<br />
la démocratie en s'inféodant aux dirigeants politiques.<br />
Il nous faut rechercher pour quel<strong>les</strong> raisons le syndicalisme, qui<br />
peut être le fer de lance de la démocratie, peut aussi en devenir le<br />
fossoyeur.<br />
La pol1ttsatton syndicale<br />
Il y a d'abord la vieille idée de Lénine: se servir des <strong>syndicats</strong><br />
comme d'un levier idéologique au service des partis.<br />
Dans cet esprit, la grève ne doit plus être «économique », c'est-àdire<br />
recherche des améliorations de salaires ou de conditions de<br />
travail pour <strong>les</strong> salariés, mais «politique»: concourir à la<br />
déstabilisation de l'État capitaliste et à la prise de pouvoir par le<br />
prolétariat. Marx lui-même avait prôné une action d'u<strong>sur</strong>e des<br />
gouvernements par la grève :
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 175<br />
L'agitation, expliquait-il, est purement économique lorsque <strong>les</strong> ouvriers<br />
tentent par le moyen de la grève en une seule usine, ou même une<br />
branche d'industrie, d'obtenir des capitalistes privés une réduction du<br />
temps de travail; en revanche, elle est politique quand ils arrachent de<br />
force une loi fIXant ~ huit heures la journée de travail [1261.<br />
On aura noté au passage que la grève politique est générale, et<br />
qu'elle aboutit à modifier l'équilibre politique du pays de façon<br />
durable en provoquant un changement dans le Droit du travail.<br />
On trouvera une autre formulation de la politisation de l'action<br />
syndicale dans une thèse plus récente, appelée «thèse radicale» ou<br />
«théorie du cycle politico-économique marxiste », dont l'origine<br />
remonte à l'économiste de Cambridge, Kalecki [971. A la suite de<br />
Kalecki, un certain nombre d'économistes ont estimé que la manière<br />
dont le syndicat pouvait mener une lutte politique était l'exploitation<br />
du cycle économique [171, 21, 651. A supposer que le cycle économique<br />
soit une fatalité du système capitaliste (ce qui reste à<br />
prouver), il y aurait des phases du cycle, et notamment <strong>les</strong> phases de<br />
dépression et de relance, pendant <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> se<br />
trouveraient être <strong>les</strong> alliés objectifs de l'État contre <strong>les</strong> capitalistes.<br />
Cela peut paraître curieux puisque l'État est censé être l'instrument<br />
d'oppression entre <strong>les</strong> mains des capitalistes, mais l'apparente<br />
contradiction s'évanouit - pour ces auteurs - quand on considère<br />
qu'en période de crise <strong>les</strong> gouvernements (quel<strong>les</strong> que soient leurs<br />
couleurs politiques) prennent des me<strong>sur</strong>es de relance qui font aussi<br />
bien l'affaire des capitalistes que celle des <strong>syndicats</strong>. Les <strong>syndicats</strong><br />
obtiennent à cette occasion des augmentations de salaires nominaux<br />
(qui renforcent leurs positions) et <strong>sur</strong>tout des législations qui leur sont<br />
plus favorab<strong>les</strong>.<br />
Cette thèse est contestable - ne serait-ce que parce qu'on peut<br />
douter de la possibilité pour <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> de provoquer et d'exploiter<br />
un cycle économique dont l'origine est davantage liée au dirigisme<br />
étatique qu'à l'organisation systématique du chômage par <strong>les</strong><br />
capitalistes. Mais il est intéressant de noter que de très nombreux<br />
syndicalistes, formés à l'école des marxistes et des néomarxistes,<br />
retiennent de la leçon que le but à rechercher est d'obtenir des<br />
changements durab<strong>les</strong> dans le Droit du travail, et que l'on peut
176 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
compter <strong>sur</strong> l'État pour offrir ces changements - pour peu que l'État<br />
soit mis en difficulté par une conjoncture politique ou sociale à<br />
laquelle on peut toujours donner un coup de pouce.<br />
Mais est-il réellement nécessaire que le syndicat soit « politisé»<br />
pour se livrer à ce calcul<br />
Le syndicat peut très bien influencer le politique sans pour autant<br />
vouloir faire de la politique. C'est un problème d'intérêts bien<br />
compris des deux côtés: hommes politiques et <strong>syndicats</strong> peuvent<br />
faire cause commune à l'issue d'un marché prometteur. Quel est ce<br />
marché Le politique utilise la législation pour attribuer des privilèges<br />
légaux aux <strong>syndicats</strong> j en échange, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> soutiennent le<br />
politique. Le comportement des <strong>syndicats</strong> <strong>sur</strong> ce que l'on appelle « le<br />
marché politique» est alors simplement celui d'un groupe de<br />
pression.<br />
Faire pression pourquoi<br />
Les <strong>syndicats</strong>, en dehors de la prise complète du pouvoir dans la<br />
société, peuvent attendre beaucoup d'une présence <strong>sur</strong> le marché<br />
politique. Au minimum on peut évoquer: de l'argent, des privilèges,<br />
de l'influence. L'argent « politique» n'est pas la seule source financière<br />
des <strong>syndicats</strong>. Théoriquement, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> devraient fonctionner,<br />
pour l'essentiel, avec l'argent des cotisations syndica<strong>les</strong>. Mais <strong>les</strong><br />
cotisations rentrent mal, <strong>sur</strong>tout depuis quelques années, et <strong>les</strong> cotisations<br />
mettent <strong>les</strong> dirigeants syndicaux en situation de dépendance<br />
(plus ou moins réelle) par rapport à «la base ». L'argent politique est<br />
donc un relais doublement appréciable, et dans certains <strong>syndicats</strong><br />
français, il est au moins aussi important que l'argent des cotisations.<br />
Les sommes que perçoivent <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> sont principalement<br />
composées en France des crédits d'heures syndica<strong>les</strong> que reçoivent<br />
<strong>les</strong> délégués syndicaux. Annuellement, ces crédits représentent<br />
quelque chose comme 2 millions d'heures, soit, aux taux moyen de<br />
37,50 F, 75 millions de francs. Ce n'est pas grand-chose apparemment,<br />
mais pour un syndicat comme la CFDT, ce qui est perçu au titre<br />
des heures syndica<strong>les</strong> est supérieur au montant total des cotisations<br />
versées par <strong>les</strong> adhérents.
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 177<br />
Il faut ajouter aux crédits d'heures syndica<strong>les</strong> <strong>les</strong> mines d'or que<br />
représentent <strong>les</strong> budgets des comités d'établissements et<br />
d'entreprises. Certains exemp<strong>les</strong> sont spectaculaires, au point d'avoir<br />
parfois défrayé la chronique. Le comité d'entreprise d'Électricité de<br />
France perçoit 1 % des factures d'électricité émises en France. Celui<br />
de la Régie Renault emploie 2000 personnes, dispose d'une<br />
bibliothèque plus importante (en nombre de volumes) que la<br />
Bibliothèque nationale. Le comité d'entreprise de la SNCF gère un<br />
patrimoine immobilier de plusieurs milliards de francs, etc. Sans<br />
doute ces ressources appartiennent-el<strong>les</strong> aux comités. Mais on sait<br />
pertinemment que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ont fait main basse <strong>sur</strong> <strong>les</strong> comités.<br />
Sans doute ces ressources sont-el<strong>les</strong> en partie dues à l'initiative des<br />
entreprises (et singulièrement des entreprises publiques) i mais <strong>les</strong><br />
entreprises n'agissent le plus souvent que dans un cadre tracé par le<br />
législateur, quand ce n'est pas à la demande expresse du pouvoir<br />
politique. Si Renault est devenue la «vitrine sociale» de la France,<br />
cela a été dû bien davantage à l'intervention des gouvernements<br />
successifs, sous la pression de la CGT, qu'aux désirs des directions -<br />
qui se sont contentées de subir. Mais l'argent ne suffit pas à asseoir la<br />
puissance syndicale.<br />
Il a fallu trouver auprès du politique de nombreux privilèges qui<br />
viennent garantir l'efficacité du cartel.<br />
Le privilège qui fait le plus couler d'encre dans notre pays est celui<br />
de la représentativité. Cette représentativité permet aux <strong>syndicats</strong> qui<br />
en bénéficient, d'une part de participer aux négociations collectives,<br />
d'autre part de disposer d'un monopole de présentation des<br />
candidats aux élections socia<strong>les</strong> qui désignent <strong>les</strong> délégués du<br />
personnel et <strong>les</strong> élus aux comités d'entreprises i c'est-à-dire qui<br />
établissent en fait le pouvoir syndical légal à l'intérieur de<br />
l'entreprise. Les lois Auroux ont même ajouté un nouveau<br />
monopole: celui de l'expression des salariés. Or, comme on le sait,<br />
la représentativité n'est accordée qu'à un très petit nombre de<br />
<strong>syndicats</strong> français, et au niveau des confédérations syndica<strong>les</strong>, seu<strong>les</strong><br />
cinq d'entre el<strong>les</strong> y ont accédé, grâce à l'adoption de critères de<br />
représentativité qui n'ont rien de «démocratiques ». De sorte que <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong> très discrédités dans <strong>les</strong> rangs des salariés, et dont <strong>les</strong><br />
effectifs fondent comme neige au soleil, continuent à parler au nom
178 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
de l'ensemble du personnel, et par leur signature engagent tous <strong>les</strong><br />
salariés d'une entreprise, voire même d'une branche. Cette situation<br />
constitue un privilège légal considérable, qui conforte le cartel.<br />
Il faut bien reconnaître que ces privilèges français sont peu de<br />
choses en comparaison de ce que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ont réussi à obtenir<br />
dans <strong>les</strong> pays anglo-saxons (mais qui sont sérieusement remis en<br />
cause aujourd'hui).<br />
Ces privilèges syndicaux sont aussi de plus en plus mal perçus par<br />
nombre de personnes. Jusqu'à une période récente, <strong>les</strong> instances<br />
patrona<strong>les</strong> trouvaient un certain intérêt à avoir en face d'el<strong>les</strong> comme<br />
négociateurs des «partenaires sociaux» bénéficiant de la fameuse<br />
représentativité i depuis quelques années, <strong>les</strong> chefs d'entreprises se<br />
demandent si <strong>les</strong> vrais partenaires ne sont pas <strong>les</strong> salariés de leurs<br />
propres entreprises, considérés personnellement et en toute<br />
indépendance des intermédiaires syndicaux. De leur côté <strong>les</strong> salariés<br />
de la «base» supportent de moins en moins le joug syndical et le<br />
manifestent soit en s'abstenant dans <strong>les</strong> élections socia<strong>les</strong> soit en<br />
déclenchant des grèves «sauvages» que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> tentent de<br />
récupérer avec la complicité de l'État ou des entrepreneurs.<br />
Les <strong>syndicats</strong> savent donc pertinemment que leurs positions sont<br />
souvent suspendues à des privilèges, qu'ils essaient d'élargir, mais<br />
comme ils savent aussi que ces privilèges sont mal reçus de certains et<br />
pourraient être remis en cause, ils cherchent également à obtenir du<br />
politique <strong>les</strong> moyens d'accroître leur audience et de faire partager<br />
leurs thèses.<br />
A la recherche d'influence, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> demandent donc aux<br />
pouvoirs publics des «biens politiques» qui leur permettent de<br />
démontrer à la population qu'ils sont <strong>les</strong> défenseurs de l'intérêt<br />
général. Parmi ces biens politiques, il y a la politique macroéconomique<br />
elle-même, que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> cherchent à infléchir dans<br />
le sens de l'expansion et de la relance, qu'ils croient compatib<strong>les</strong><br />
avec le plein emploi (mais qui ne crée en fait qu'inflation et<br />
chômage). Mais il y a aussi d'autres «biens politiques» réclamés par<br />
<strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>: nationalisations, subventions à certaines entreprises,<br />
réduction de la durée du travail hebdomadaire, abaissement de l'âge<br />
de la retraite, accroissement des salaires minimaux, équipements<br />
collectifs et sociaux, aménagement du territoire, etc. Dans tous ces
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 179<br />
cas, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> peuvent se parer, aux yeux du grand public, des<br />
me<strong>sur</strong>es prises par le pouvoir politique. A l'avant-garde du progrès<br />
social, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> espèrent empocher <strong>les</strong> profits de la démagogie<br />
politique.<br />
Cependant, pour que l'influence des <strong>syndicats</strong> dans l'opinion<br />
publique soit durable, il faut qu'ils apportent la preuve que ledit<br />
«progrès social» ne peut exister sans eux. D'où leur pétition pour se<br />
voir reconnaître le label de «biens publics» pour leurs initiatives, et<br />
pour obtenir le monopole de représentativité qui va de pair. Mais<br />
comme Mancur OIson l'a indiqué, un syndicat qui obtiendrait<br />
beaucoup de biens politiques sans avoir pris la précaution d'obtenir<br />
un monopole serait victime des free rlders, c'est-à-dire de tous ceux<br />
qui «bénéficieraient» des initiatives politico-syndica<strong>les</strong> sans payer<br />
quoi que ce soit aux <strong>syndicats</strong> (142). Hubert Landier explique que <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong> français ont justement souffert de n'avoir pas assez<br />
« verrouillé» leur monopole et ont donc dû subir une perte<br />
d'influence (102). Mais on peut aussi soutenir l'idée que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
s'occupent moins en France d'avoir une influence <strong>sur</strong> le grand public<br />
que d'exercer une influence <strong>sur</strong> <strong>les</strong> hommes politiques directement.<br />
Tant que le pouvoir est à leurs côtés, ils sont tranquil<strong>les</strong>. Cela explique<br />
pourquoi <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> inspirent de moins en moins confiance aux<br />
Français, mais ont une position toujours aussi forte dans la vie<br />
politique et sociale: ils ont pour eux la législation et <strong>les</strong> droits<br />
acquis; ils désamorcent toute volonté de changement de la part des<br />
hommes politiques.<br />
En fin de compte, la théorie économique rend assez bien compte<br />
de ce que veulent <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> <strong>sur</strong> le marché politique avec le modèle<br />
proposé par l'économiste canadien Albert Breton (23) qui lie la<br />
«demande de politique» des <strong>syndicats</strong> à quelques considérations<br />
principa<strong>les</strong>: le revenu financier que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> retirent de la<br />
politique, <strong>les</strong> avantages spécifiques que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> obtiendront<br />
pour leurs adhérents, <strong>les</strong> avantages indirects que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
obitendront pour tous, et, en contre-partie, <strong>les</strong> «prix fiscaux» que<br />
représentent tous ces résultats pour l'ensemble des contribuab<strong>les</strong>.<br />
Cela ne veut pas dire que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> se préoccupent de l'incidence<br />
fiscale des me<strong>sur</strong>es qu'ils cherchent à obtenir du politique, mais que<br />
<strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> sont en me<strong>sur</strong>e d'apprécier <strong>les</strong> réactions de rejet qu'ils
180 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
susciteraient en allant trop loin dans leur demande de politique. Le<br />
comportement des <strong>syndicats</strong> en tant que demandeurs de politique est<br />
donc conforme à celui de n'importe quel groupe de pression. On<br />
retrouve ici toutes <strong>les</strong> conclusions de la théories des lobbies formulée<br />
par Gary Becker [191, avec notamment quelques points très importants<br />
: <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>, comme tout groupe de pression, doivent plaider<br />
qu'ils agissent au nom de l'intérêt général, et non de leurs intérêts<br />
particuliers. Ils doivent se présenter comme producteurs de «biens<br />
publics» et obtenir un monopole de représentation en conséquence.<br />
Les <strong>syndicats</strong>, comme tout groupe de pression, réalisent un<br />
véritable investissement lorsqu'ils recherchent des biens politiques,<br />
parce que ces biens politiques leur permettront à leur tour de disposer<br />
d'un flux régulier de finances et de pouvoir. L'investissement justifie<br />
donc que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> prennent du temps et des moyens pour arriver<br />
à leurs fins. Les <strong>syndicats</strong> ne «perdent pas leur temps» <strong>sur</strong> le marché<br />
politique, bien au contraire ils s'y constituent un capital qu'il<br />
pourront exploiter durablement.<br />
Ils sont donc plus occupés à arpenter <strong>les</strong> antichambres du<br />
Parlement et des ministères qu'à écouter <strong>les</strong> réactions des bureaux et<br />
des ateliers. De la même façon que certains industriels en difficulté<br />
attendent davantage des décisions d'un ministre complaisant que des<br />
gains de productivité qu'ils pourraient réaliser dans leurs entreprises,<br />
ou des contrats qu'ils pourraient négocier à l'étranger. Ou de la même<br />
façon que <strong>les</strong> paysans français attendent davantage de Bruxel<strong>les</strong> et du<br />
protectionnisme européen que de la modernisation de leurs techniques<br />
de production et de commercialisation.<br />
Faire pression comment<br />
On comprend <strong>les</strong> objectifs poursuivis par <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> <strong>sur</strong> le<br />
marché politique, mais comment interpréter l'attitude des hommes<br />
politiques Pourquoi font-ils alliance avec <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
C'est que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> peuvent rendre un certain nombre de<br />
services aux politiciens, notamment à l'occasion des élections. De<br />
sorte que si <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> demandent des interventions, <strong>les</strong> politiciens<br />
en offrent. Pour reprendre encore ici une expression d'Albert<br />
Breton, il y a une «offre de politique ». De quoi va-t-elle dépendre
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 181<br />
En quoi <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> sont-ils uti<strong>les</strong> au politique La réponse est à<br />
rechercher dans l'obsession électorale, le fait que <strong>les</strong> hommes<br />
politiques, avant tout autre objectif majeur, s'occupent de maximiser<br />
leurs chances d'être élus ou réélus.<br />
Ce comportement des hommes politiques est désormais bien<br />
analysé par la science économique. Ce sont <strong>les</strong> travaux pionniers de<br />
James Buchanan et Gordon Tullock qui ont fortement contribué à<br />
démystifier le jeu politique [30]. Ce jeu n'est pas tellement agité par<br />
l'intérêt général - qu'au demeurant il est impossible de déduire<br />
d'une procédure de vote, comme le montrent le paradoxe de<br />
Condorcet et le fameux théorème d'Arrow - que par l'intérêt que <strong>les</strong><br />
hommes politiques trouvent personnellement à être élus (pour<br />
satisfaire des ambitions idéologiques ou par goût du pouvoir ou par<br />
cupidité, c'est un autre problème).<br />
Dans leur désir d'élection, <strong>les</strong> hommes politiques rencontrent de<br />
manière générale des interlocuteurs privilégiés qui sont <strong>les</strong> groupes de<br />
pression, et parmi ces interlocuteurs et ces groupes <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> sont<br />
souvent <strong>les</strong> plus « intéressants».<br />
Les <strong>syndicats</strong> ont pour <strong>les</strong> politiques un premier avantage ; ils sont<br />
des agents électoraux de qualité, et diminuent <strong>les</strong> coûts de la<br />
campagne. Ce sont des «grands électeurs », qui peuvent influencer le<br />
vote des citoyens. Pourquoi cette influence Elle a au moins quatre<br />
ratsons.<br />
La premtère est appelée le «paradoxe de l'électeur»; cette<br />
expression signifie qu'un citoyen est fier d'avoir un droit de vote (en<br />
fonction du principe du suffrage universel un homme une voix), mais<br />
qu'il a en même temps conscience que ce droit de vote individuel est<br />
complètement inefficace [189]. Le citoyen qui vote est plus libre, grâce<br />
à l'individualisation du vote, mais l'individualisation du vote n'est<br />
d'aucun secours parce que l'électeur a bien compris que ce n'est pas<br />
une voix qui change l'issue de l'élection. Il est alors tenté d'agréger sa<br />
voix à d'autres, et de noyer son individualité dans un vote collectif;<br />
c'est le mot d'ordre syndical.<br />
Dewdème ratson du vote syndical: le syndicat appartient à la<br />
classe média, il produit des informations destinées à la collectivité j il<br />
dispense donc l'électeur d'aller se renseigner <strong>sur</strong> <strong>les</strong> programmes et
182 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
<strong>les</strong> candidats, dispense <strong>les</strong> candidats d'aller trouver individuellement<br />
l'électeur. Le syndicat est un intermédiaire réducteur de coûts<br />
d'information politique. Quelques slogans bien conçus, une campagne<br />
dans la presse, <strong>sur</strong> <strong>les</strong> lieux de travail, permettent de «guider»<br />
l'électeur; comme le fait remarquer Gordon Tullock, la persuasion<br />
syndicale se fait d'autant plus facilement que ses coûts sont faib<strong>les</strong>, car<br />
le syndicat dispose déjà des moyens d'information voire de<br />
conditionnement nécessaires.<br />
Une trotstème ratson de l'influence syndicale est à rechercher<br />
dans le phénomène abstentionniste. Rosenthal et Sen ont étudié <strong>les</strong><br />
liens entre conjoncture politique et participation électorale [1661. Ils<br />
en concluent que <strong>les</strong> abstentionnistes sont très sensib<strong>les</strong> aux mots<br />
d'ordre des coalitions, et en particulier des coalitions syndica<strong>les</strong>. En<br />
demandant à leurs adhérents de s'abstenir, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> obtiennent<br />
ainsi un pouvoir de marchandage (log-rolltng) vis-à-vis de la classe<br />
politique, <strong>sur</strong>tout s'il y a deux tours d'élection. De même - et c'est le<br />
dernier point fort des <strong>syndicats</strong> - il apparaît que <strong>les</strong> chômeurs<br />
participent au vote plus intensément que le reste de la population et<br />
sont en général plus sensib<strong>les</strong> aux mots d'ordre syndicaux.<br />
Ainsi, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ont intérêt à «monnayer» leur influence<br />
électorale auprès des hommes politiques. Ils le feront d'autant mieux<br />
qu'ils apparaîtront politiquement neutres, et susceptib<strong>les</strong> de faire la<br />
balance entre <strong>les</strong> deux camps en présence (dans le cas d'un schéma<br />
d'élections bipolaires). C'est une application au syndicat du fameux<br />
théorème de «l'électeur médian» de Buchanan et Tullock: <strong>les</strong><br />
hommes politiques organisent leur campagne non pas en fonction<br />
des électeurs convaincus (dont ils pensent être définitivement<br />
propriétaires des votes), mais des indécis qui peuvent faire pencher la<br />
balance [186]. Chaque fois que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> peuvent feindre l'indécision,<br />
ils seront plus efficaces. Cela expliquerait pourquoi <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong> français sont, tout compte fait, moins puissants: ils sont<br />
trop politisés, c'est-à-dire trop proches des partis politiques pour<br />
laisser planer un doute <strong>sur</strong> <strong>les</strong> consignes de vote (ou d'abstention)<br />
qu'ils donneront. Si <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> français ont quelque avantage à faire<br />
prévaloir auprès des hommes politiques, c'est <strong>sur</strong>tout celui de<br />
réducteurs des coûts d'information. Cet avantage n'est pas
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 183<br />
négligeable, quand on sait qu'il y a en général une corrélation étroite<br />
entre <strong>les</strong> frais de campagne et le résultat des élections [148].<br />
Au total, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ne manquent pas de moyens de faire<br />
prévaloir leur point de vue dans <strong>les</strong> compétitions électora<strong>les</strong>, et<br />
d'obtenir des promesses de la part des hommes politiques.<br />
Mais se pose un problème, bien connu en politique: <strong>les</strong> promesses<br />
seront-el<strong>les</strong> tenues Comme tous <strong>les</strong> autres groupes de pression,<br />
<strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> peuvent espérer que <strong>les</strong> hommes politiques seront<br />
fidè<strong>les</strong> à leurs promesses sous peine de ne pas être réélus la prochaine<br />
fois. Mais cela ramène la sanction - au demeurant incertaine - à<br />
l'échéance électorale suivante, c'est-à-dire souvent trois ou quatre<br />
ans plus tard (tout dépend de la façon dont se présente le calendrier<br />
électoral). A la différence des autres groupes de pression, <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong> disposent d'un moyen efficace pour obtenir sans délai la<br />
livraison des produits politiques qui leur sont promis. Ce moyen est<br />
celui de l'action dans le secteur public, et notamment de la grève dans<br />
le secteur public, arme absolue du pouvoir politique syndical.<br />
L'arme absolue du pouvotr poltttque syndtcal<br />
Le secteur recouvre non seulement l'administration traditionnelle<br />
productrice de services publics, mais aussi <strong>les</strong> entreprises publiques.<br />
Ce secteur public ne cesse d'augmenter, sous l'effet même du jeu du<br />
marché politique.<br />
Le secteur public a pour première caractéristique de faire de l'État<br />
un employeur, et bien souvent le premier employeur du pays. En<br />
France, l'État se trouve à la tête de 6 SOO 000 salariés, soit 28 % de la<br />
population active.<br />
La deuxième caractéristique est que ce secteur échappe, pour<br />
l'essentiel, aux rigueurs du marché et de la concurrence. C'est clair<br />
pour <strong>les</strong> services publics dotés d'un monopole - et ils sont<br />
nombreux. Mais c'est également vrai pour <strong>les</strong> entreprises publiques<br />
dites « du secteur concurrentiel ». Car la concurrence en question est<br />
tout à fait théorique: <strong>les</strong> entreprises publiques bénéfident du soutient<br />
de l'État sous diverses formes et ne courent pratiquement aucun risque<br />
de disparaitre, même si leurs performances sont mauvaises. La belle<br />
indépendance dont jouit le secteur public à l'égard de tout impératif
184 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
de rentabilité permet d'as<strong>sur</strong>er une stabilité de l'emploi presque<br />
totale, et de déconnecter niveau de rémunération et niveau de<br />
productivité. Ces conditions sont idéa<strong>les</strong> pour l'action syndicale.<br />
Ainsi, à travers l'État employeur, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> peuvent chercher à<br />
atteindre <strong>les</strong> hommes politiques, pour <strong>les</strong> mettre en demeure de tenir<br />
leurs promesses et de leur donner <strong>les</strong> avantages attendus.<br />
Ils reçoivent le renfort très appréciable de la bureaucratie. Au sein<br />
du secteur public, <strong>les</strong> bureaucrates occupent une place à part, et de<br />
plus en plus large, Car ce sont eux qui mettent en application <strong>les</strong> choix<br />
politiques effectués. De leur comportement dépendent <strong>les</strong> me<strong>sur</strong>es<br />
favorab<strong>les</strong> ou défavorab<strong>les</strong> aux <strong>syndicats</strong>. Or, <strong>les</strong> bureaucrates, euxmêmes<br />
syndiqués, ont intérêt à ce que la pression syndicale soit<br />
puissante. Les bureaucrates obéissent à une logique qui a été bien<br />
analysée par William Niskanen [1371. Le jeu du bureaucrate est<br />
d'élargir sans cesse son pouvoir - qui détermine à son tour son<br />
revenu. Et, dans l'administration, le pouvoir se me<strong>sur</strong>e à<br />
l'importance du budget géré. Les bureaucrates ont donc tendance à<br />
privilégier toutes <strong>les</strong> décisions politiques qui vont dans le sens d'un<br />
gonflement des budgets publics. Comme l'action syndicale se traduit<br />
nécessairement par un <strong>sur</strong>croît de charges budgétaires, elle entre<br />
dans <strong>les</strong> vues de la bureaucratie. Un échange de bons procédés<br />
s'organise entre bureaucratie et syndicalisme, d'autant plus facile que<br />
<strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ont investi dans la bureaucratie et ont créé un<br />
«syndicalisme de corps»: <strong>les</strong> bureaucrates soutiennent l'action<br />
syndicale, et <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> donnent à la bureaucratie pouvoir et<br />
budget. Dans cette affaire, ce sont <strong>les</strong> hommes politiques qui sont<br />
court-circuités. Ils croient gouverner j en réalité le pouvoir véritable<br />
leur échappe parce qu'il y a eu coalition entre la bureaucratie et <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong>. C'est la «syndicratie », pour employer une expression de<br />
Gérard Bramoullé.<br />
Il n'est pas jusqu'à la politique budgétaire qui échappe réellement<br />
aux dirigeants politiques: la pression de la syndicratie aboutit à<br />
imprimer aux dépenses publiques un rythme qui est choisi par <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong>, et non par le Parlement.<br />
Supposons toutefois qu'en dépit de cette complicité entre<br />
bureaucrates et <strong>syndicats</strong>, en dépit de la présence syndicale dans <strong>les</strong><br />
entreprises publiques, <strong>les</strong> hommes politiques ne fassent pas ce que
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 185<br />
souhaitent <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>. Il reste aux <strong>syndicats</strong> un dernier recours<br />
d'une efficacité totale : la grève.<br />
La grève dans le secteur public est plus puissante que la grève dans<br />
le secteur privé parce qu'elle touche l'ensemble du pays. Le syndicat<br />
se trouve en possession d'un instrument d'exercice de violence légale<br />
utilisé stratégiquement pour tenter de paralyser toutes <strong>les</strong> activités :<br />
transports, électricité, télécommunications. Différente par son efficacité,<br />
la grève dans le secteur public est aussi différente par sa nature.<br />
Pour <strong>les</strong> salariés de l'industrie privée, action directe signifie action <strong>sur</strong><br />
l'employeur en dehors des pouvoirs publics j pour <strong>les</strong> salariés de la<br />
fonction publique, action directe signifie action <strong>sur</strong> <strong>les</strong> pouvoirs<br />
publics qui sont <strong>les</strong> employeurs [1041. La grève cesse d'être microéconomique<br />
pour devenir macropolitique. Les <strong>syndicats</strong> disposent<br />
ainsi d'un pouvoir quasi militaire, qui grandit avec le secteur public<br />
lui-même.<br />
Voilà pourquoi <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ont été <strong>les</strong> plus chauds partisans des<br />
programmes de nationalisations, et <strong>les</strong> plus violents adversaires du<br />
«démantèlement des services publics», c'est-à-dire des privatisations.<br />
C'est donc sans doute une erreur, pour <strong>les</strong> gouvernements qui<br />
prétendent s'affranchir des pressions syndica<strong>les</strong>, que de ne pas<br />
privatiser <strong>les</strong> entreprises ayant un «caractère de service public»,<br />
alors même que ce sont ces entreprises qui sont la base du pouvoir<br />
absolu des <strong>syndicats</strong>. Par comparaison, <strong>les</strong> entreprises publiques du<br />
secteur concurrentiel encourent au minimum le contrôle par <strong>les</strong><br />
clients, alors qu'ici <strong>les</strong> usagers sont <strong>les</strong> otages de l'action syndicale.<br />
En même temps que <strong>les</strong> usagers, <strong>les</strong> dirigeants politiques sont euxmêmes<br />
piégés par <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>, Et, en même temps que <strong>les</strong> usagers et<br />
<strong>les</strong> dirigeants politiques, la démocratie elle-même se trouve<br />
menacée.<br />
La démocratie recule avec <strong>les</strong> conqu~tes syndtca<strong>les</strong><br />
Le droit de grève est, comme nous l'avons déjà rappelé, une<br />
sérieuse entorse à l'état de droit.<br />
Il n'en a pas toujours été ainsi. On peut rappeler que le droit de<br />
grève a été un droit reconnu à tout travailleur, individuellement, en
186 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
1864, c'est-à-dire vingt ans avant la reconnaissance des <strong>syndicats</strong><br />
(1884). Mais, dès que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> ont été reconnus, le droit de<br />
grève est devenu un droit collectif et une «liberté publique». Ce<br />
faisant, le législateur a accepté le principe d'une règle juridique<br />
conduisant une coalition à se faire justice à elle-même. Sans doute le<br />
caractère individuel du droit n'a-t-il pas complètement disparu: le<br />
travailleur a le choix entre travailler ou cesser de travailler. Mais<br />
l'exercice du droit de grève est toujours collectif. Le pouvoir de la<br />
coalition est incontestable. Et ce pouvoir ne peut être efficace que s'il<br />
est nuisible. Contrairement aux autres libertés, la liberté de grève<br />
exercée collectivement devient une liberté de nuire. Cette nocivité est<br />
consubstantielle à la grève i car la grève ne peut réussir que si le<br />
dommage causé à l'employeur ou à l'État est assez grave pour<br />
l'amener à céder. Elle est donc une possibilité légale de s'engager<br />
dans une épreuve de force [1731.<br />
L'État a concédé là une «délégation de violence» qui porte<br />
atteinte à son monopole de la contrainte. Quand un État n'a plus le<br />
monopole de la contrainte, il n'y a plus d'État.<br />
Assez curieusement, il y a une dialectique entre la croissance de<br />
l'État et la faib<strong>les</strong>se de l'État. Par la croissance du secteur public, l'État<br />
devient la proie plus facile de tous <strong>les</strong> corporatismes, et singulièrement<br />
du syndicalisme qui dispose de plus du pouvoir quasi militaire.<br />
Rappelons le diagnostic d'Hayek:<br />
De nombreux défauts graves de l'institution gouvernementale<br />
contemporaine, défauts largement reconnus et déplorés, mais que l'on<br />
croit être la conséquence inévitable de la démocratie, résultent en fait<br />
seulement du caractère illimité de la démocratie actuelle. L'on n'a pas<br />
encore vu clairement ce fait fondamental que dans cette forme de<br />
gouvernement, lorsqu'un pouvoir quelconque est reconnu par la<br />
constitution du gouvernement, celui-ci peut être contraint à l'appliquer<br />
même contre son meilleur jugement, si <strong>les</strong> bénéficiaires sont l'un de ces<br />
groupes «charnières» qui tiennent à leur merci la majorité<br />
gouvernementale. Il s'ensuit que l'appareil des intérêts organisés, qui n'a<br />
d'autre but que d'exercer une pression <strong>sur</strong> <strong>les</strong> gouvernements devient le<br />
mauvais génie le plus redoutable qui force le gouvernement à des actions<br />
nuisib<strong>les</strong> ... Le gouvernement démocratique, s'il est nominalement<br />
omnipotent, devient par là-même extrêmement faible; ses pouvoirs<br />
illimités en font l'enjeu que se disputent <strong>les</strong> divers intérêts et il doit
LES SYNDICATS ET LA D~OCRAllE 187<br />
donner satisfaction i suffisamment d'entre eux pour s'as<strong>sur</strong>er l'appui<br />
d'une majorité [81].<br />
A l'arbitraire des <strong>syndicats</strong> qui s'exerce ~ travers le droit de grève,<br />
tel qu'il est organisé aujourd'hui (et spécialement dans le secteur<br />
public) s'ajoute l'arbitraire des <strong>syndicats</strong> ~ travers la bureaucratie.<br />
Raymond Aron faisait ce diagnostic:<br />
C'est une vieille idée, mais une idée encore vraie, que l'extension<br />
progressive des activités étatiques entraîne la prolifération des décisions<br />
ou des règlements administratifs, <strong>sur</strong> <strong>les</strong>quels le contrôle démocratique<br />
par <strong>les</strong> représentants de la nation s'exerce malaisément. L'État moderne<br />
devient de plus en plus bureaucratique et de moins en moins<br />
démocratique, si l'on veut suggérer par cette formule le rôle croissant des<br />
fonctionnaires et le déclin des législateurs. Qu'il y ait li un danger pour<br />
<strong>les</strong> droits individuels, qu'il importe donc de garantir ceux-ci ou de <strong>les</strong><br />
protéger, il faudrait un optimisme aveugle pour le nier.<br />
Les bureaucrates sont devenus des « <strong>sur</strong>citoyens ~ qui échappent ~<br />
tout contrôle j mieux: qui placent <strong>les</strong> dirigeants politiques sous leur<br />
coupe. Car, vis-~-vis des hommes politiques, <strong>les</strong> bureaucrates disposent<br />
de l'information qui leur manque, et leur intervention est<br />
absolument nécessaire pour traduire dans <strong>les</strong> faits <strong>les</strong> projets politiques<br />
auxquels <strong>les</strong> politiciens se sont engagés devant leurs électeurs. Il<br />
est peu probable, comme on l'entend souvent dire, que la bureaucratie<br />
puisse être contenue par un renforcement du contrôle des élus<br />
<strong>sur</strong> <strong>les</strong> fonctionnaires, parce qu'en réalité <strong>les</strong> élus ne peuvent<br />
fonctionner sans <strong>les</strong> fonctionnaires.<br />
Ainsi, peu ~ peu, la nation s'est livrée aux pressions des <strong>syndicats</strong>.<br />
Pressions efficaces grâce au droit de grève, grâce ~ l'étendue du<br />
secteur public, et grâce ~ la bureaucratie. Mais pressions efficaces ~ un<br />
tel point qu'el<strong>les</strong> privent en définitive <strong>les</strong> dirigeants politiques de tout<br />
pouvoir, et qu'el<strong>les</strong> vident la démocratie de tout contenu.<br />
A cela certains opposeront sans doute que s'il en est ainsi, c'est<br />
une compensation utile dans nos démocraties contemporaines poiIr<br />
juguler le pouvoir de l'argent et l'arbitraire des possédants j ce serait<br />
une manière de redonner aux travailleurs des libertés « réel<strong>les</strong>».
188 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
Il est douteux qu'on puisse définir la démocratie comme une<br />
situation d'équilibre social où des groupes exerçant des pressions<br />
diverses aboutiraient à une situation tolérable pour tous. En effet, on<br />
ne voit pas par quel miracle la volonté hégémonique des uns serait<br />
exactement compensée par celle des autres. Comme son nom le<br />
suggère, l'hégémonie a une vocation totale, voire même totalitaire.<br />
Pour <strong>les</strong> libéraux, la démocratie ne se conçoit que dans un état de<br />
droit. Elle est un moyen de protéger <strong>les</strong> minorités contre <strong>les</strong> abus du<br />
pouvoir politique, contre l'arbitraire des majorités, et non pas<br />
d'imposer à certaines minorités <strong>les</strong> solutions arbitrairement choisies<br />
par d'autres minorités; ni de soumettre <strong>les</strong> minorités au pouvoir<br />
politique sous prétexte qu'il est « démocratique» - c'est-à-dire issu<br />
d'un vote majoritaire. Comme le rappelle Hayek, la démocratie,<br />
comme toutes <strong>les</strong> grandes idées socia<strong>les</strong>, a un contenu purement<br />
négatif; elle permet de se garder de l'erreur, elle n'est pas source de<br />
vérité.<br />
Par ailleurs, il n'est pas évident que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> aient pour souci<br />
permanent le rééquilibrage social et la défense des intérêts de leurs<br />
adhérents. Il n'est pas sûr que <strong>les</strong> « conquêtes syndica<strong>les</strong>» aient été<br />
toujours de vraies progrès sociaux. El<strong>les</strong> ont à l'inverse arrangé <strong>les</strong><br />
affaires des leaders syndicaux. En fin de compte, <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>, dans<br />
leur fonctionnement interne, ne sont peut-être pas aussi « démocratiques»<br />
qu'on le dit.<br />
Le syndicat, firme mana8~/e<br />
Les premiers doutes <strong>sur</strong> la démocratie syndicale sont apparus<br />
lorsque certains économistes se sont lancés dans l'analyse des<br />
organisations. Les organisations ne sont pas des « boîtes noires», qui<br />
existent par hasard dans la société et produisent des résultats<br />
miraruleux. EUes existent pour servir des intérêts bien partiruliers, et<br />
qui sont par priorité <strong>les</strong> intérêts des membres de l'organisation. Ainsi<br />
l'État n'est-il pas l'État, mais un ensemble d'hommes politiques, de<br />
fonctionnaires ayant leurs propres besoins et leurs propres<br />
contraintes. Ainsi, l'entreprise n'est-elle pas l'entreprise, mais des<br />
entrepreneurs, du personnel, des actionnaires, des dirigeants. Ainsi,
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 189<br />
le syndicat n'est pas le syndicat, mais des leaders syndicaux et des<br />
adhérents.<br />
L'étude des organisations consiste donc à découvrir <strong>les</strong> intérêts<br />
personnels en cause et la liaison qui peut s'établir entre ces intérêts.<br />
Les travaux de l'école des droits de propriété nous apprennent<br />
que le jeu des intérêts individuels au sein d'une organisation est réglé<br />
d'après la façon dont sont distribués <strong>les</strong> droits de propriété.<br />
L'exemple le plus simple est celui de l'entreprise. Pour savoir<br />
comment fonctionne une entreprise, il suffit de se demander qui est<br />
titulaire du droit de propriété. Si l'entreprise est individuelle, il y a<br />
intersection, voire même confusion, entre le patrimoine de l'entrepreneur<br />
et le capital de l'entreprise. Dans ces conditions, l'entrepreneur<br />
a tout intérêt à ce que le capital de l'entreprise soit valorisé. A<br />
l'autre extrême, si l'entreprise est publique, il n'y a pas de propriétaire<br />
bien identifié; c'est tout le monde et personne à la fois (res<br />
utltus res nulltusJ; il serait donc très <strong>sur</strong>prenant que quelqu'un se<br />
sente responsable au point de tirer tout le parti possible de<br />
l'entreprise, car qui bénéficierait personnellement de cette recherche<br />
de performance<br />
Un cas intéressant, et qui nous rapproche des <strong>syndicats</strong>, est celui<br />
où l'entreprise est la propriété de certains, mais est dirigée par<br />
d'autres. C'est ce que l'on appelle la « firme managériale».<br />
Dans une société par actions, il y a d'un côté <strong>les</strong> actionnaires,<br />
propriétaires du capital social, et de l'autre <strong>les</strong> dirigeants ou managers,<br />
qui exercent vraiment le pouvoir de gestion de l'entreprise (164).<br />
La théorie de la firme managériale indique quel<strong>les</strong> sont <strong>les</strong><br />
difficultés qu'elle va rencontrer: <strong>les</strong> managers ne vont-ils pas gérer<br />
l'entreprise dans un sens peu conforme aux intérêts des<br />
actionnaires Quel avantage <strong>les</strong> managers trouvent-ils à distribuer<br />
des dividendes, à valoriser <strong>les</strong> actifs Quel est le contrôle que <strong>les</strong><br />
actionnaires peuvent réellement exercer <strong>sur</strong> des managers qui ont<br />
pour eux la compétence, l'information Ordinairement, <strong>les</strong><br />
économistes se montrent assez pessimistes <strong>sur</strong> l'efficacité des<br />
contrô<strong>les</strong> juridiques prévus par le droit des sociétés: <strong>les</strong> actionnaires<br />
ne peuvent utilement participer aux assemblées généra<strong>les</strong> et<br />
sanctionner <strong>les</strong> dirigeants. Exercer ce type de contrôle serait trop<br />
coûteux, et sans doute inefficace. Fort heureusement, <strong>les</strong> actionnaires
190 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
ont un contrôle indirect à travers le marché financier. Comme le<br />
rappelle Henry Manne, <strong>les</strong> dirigeants sont menacés par la baisse des<br />
cours des actions des entreprises qu'ils gèrent [121]. Une offre<br />
publique d'achat est possible chaque fois que quelqu'un d'étranger à<br />
l'entreprise estime qu'elle est actuellement mal dirigée, son capital<br />
social mal valorisé, et se propose de faire mieux. L'OP A est une<br />
sanction à laquelle n'échappent pas des dirigeants qui ne feraient pas<br />
correctement leur métier. Mais l'OPA n'est possible que si <strong>les</strong><br />
dirigeants perdent la confiance des actionnaires. Ainsi <strong>les</strong><br />
actionnaires sont-ils, en dernière analyse, en me<strong>sur</strong>e d'exercer un<br />
contrôle efficace. C'est le « vote avec <strong>les</strong> pieds », encore appelé exit<br />
ou « procédure de mobilité» : ceux qui sont mécontents s'en vont.<br />
En quoi cette analyse de la firme managériale concerne-t-elle <strong>les</strong><br />
<strong>syndicats</strong><br />
Elle permet de mieux comprendre ce qui se passe dans <strong>les</strong><br />
relations entre <strong>les</strong> leaders syndicaux et <strong>les</strong> adhérents.<br />
Les leaders syndicaux sont comparab<strong>les</strong> aux managers, et <strong>les</strong><br />
adhérents aux actionnaires. Comme dans une firme managériale se<br />
pose le problème du contrôle. Comme <strong>les</strong> actionnaires, <strong>les</strong><br />
adhérents n'ont qu'un pouvoir théorique de contrôle juridique. Les<br />
adhérents ne participent pas vraiment à la vie de leurs <strong>syndicats</strong>, et<br />
quand bien mêmes ils assisteraient aux assemblées généra<strong>les</strong> et<br />
voteraient pour la désignation des leaders, ils n'ont pas <strong>les</strong> moyens de<br />
porter un jugement véritable <strong>sur</strong> l'action passée et future des<br />
candidats. Comme <strong>les</strong> actionnaires, il leur faudrait engager des coûts<br />
d'information considérab<strong>les</strong> pour se renseigner <strong>sur</strong> la vie du syndicat.<br />
Comme <strong>les</strong> managers, <strong>les</strong> leaders syndicaux ont l'avantage de<br />
l'information. Ils connaissent leurs dossiers, ceux de l'entreprise ou<br />
de la branche.<br />
Mais là s'arrête la ressemblance entre <strong>syndicats</strong> et firme<br />
managériale. Apparaissent deux différences fondamenta<strong>les</strong> : <strong>sur</strong> <strong>les</strong><br />
droits de propriété, <strong>sur</strong> <strong>les</strong> buts de l'organisation.<br />
On peut admettre que <strong>les</strong> adhérents du syndicat sont propriétaires<br />
pour une part du capital du syndical Ce capital n'est pas constitué que<br />
des actifs immobiliers ou mobiliers détenus par le syndicat. Il<br />
contient encore et <strong>sur</strong>tout le pouvoir politique que le syndicat a réussi<br />
à se faire reconnaitre Oes «biens politiques» obtenus par pression <strong>sur</strong>
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 191<br />
le marché politique). Mais quel droit véritable confère cette propriété<br />
du capital syndical<br />
A la différence de l'action de l'entreprise sociétaire, la part de<br />
propriété du capital syndical n'est pas négociable. L'adhérent a sans<br />
doute la possibilité de changer de syndicat. Mais il ne peut pas<br />
négocier son départ du syndicat actuel. D'ailleurs, dans bien des cas,<br />
l'adhérent n'a qu'un pouvoir de choix très limité: lorsque, par<br />
exemple, le syndicat a obtenu le monopole de la représentativité<br />
dans son entreprise ou dans sa branche. Voter avec ses pieds n'est<br />
donc pas toujours possible. Quand on sait, par ailleurs, que la<br />
puissance politique des <strong>syndicats</strong> ne se me<strong>sur</strong>e pas au nombre de leurs<br />
adhérents, mais au capital non transférable qu'ils ont constitué, le<br />
départ des adhérents ne gêne pas fondamentalement <strong>les</strong> leaders<br />
syndicaux. On peut d'ailleurs se demander s'il n'existe pas une sorte<br />
d'entente implicite entre <strong>syndicats</strong> pour segmenter le marché du<br />
travail et éviter ainsi la mobilité des adhérents. Cette idée est<br />
accréditée: d'un côté, par le fait que le nombre de secteurs où il y a<br />
une véritable concurrence syndicale est faible en comparaison de<br />
celui des secteurs où un syndicat domine largement <strong>les</strong> autres; d'un<br />
autre côté, par le fait que ce sont tous <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> qui perdent des<br />
adhérents en même temps. Le vote avec <strong>les</strong> pieds se traduit donc<br />
davantage par une désaffection des salariés :l l'égard du syndicalisme<br />
que par passage d'un syndicat :l l'autre.<br />
Ainsi <strong>les</strong> leaders syndicaux sont :l l'abri de la concurrence, alors<br />
que <strong>les</strong> managers de l'entreprise lui sont soumis. Le syndiqué ne peut<br />
revendre utilement ses droits de propriété.<br />
La deuxième grande différence entre dirigeants d'entreprises et de<br />
<strong>syndicats</strong> est que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> sont réputés être des institutions :l but<br />
non lucratif.<br />
Dans une entreprise, le profit as<strong>sur</strong>e la <strong>sur</strong>vie de l'organisation :l<br />
terme. Sans profit, <strong>les</strong> dirigeants ne peuvent espérer aller loin, sauf si<br />
l'entreprise bénéficie de subventions ou de protections. Le syndicat<br />
est une entreprise subventionnée, qui tire sa pérennité des avantages<br />
qu'il se fait reconnaître <strong>sur</strong> le marché politique.<br />
A la différence de l'entreprise qui doit rendre compte à ses<br />
propriétaires des chances de <strong>sur</strong>vie et de l'évolution du capital en<br />
longue période, le syndicat n'a vis-à-vis des syndiqués que des
192 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
obligations de courte période. L'absence de véritable droit de<br />
propriété, et l'inutilité du profit, orientent tout naturellement l'action<br />
des dirigeants syndicaux vers des résultats immédiats, aussi<br />
spectaculaires que possible.<br />
Ces résultats ruineront peut-être dans quelques années<br />
l'entreprise et le secteur considérés, et avec eux <strong>les</strong> travailleurs, mais<br />
qu'importe Les syndiqués de demain ne sont pas ceux<br />
d'aujourd'hui, et ceux d'aujourd'hui veulent «tout et tout de suite».<br />
Faute de pouvoir capitaliser un profit, et dans le but d'as<strong>sur</strong>er leur<br />
popularité <strong>sur</strong>-le-champ et d'être réélus, <strong>les</strong> leaders syndicaux ont<br />
une préférence pour <strong>les</strong> succès à court terme, qui sont souvent des<br />
victoires à la Pyrrhus! On comprend alors qu'une grève, même<br />
quand elle ne rapporte pas en longue période plus qu'elle ne coûte<br />
aujourd'hui sera poursuivie, parce que <strong>les</strong> coûts de la grève seront<br />
supportés en fait par des adhérents futurs. «Un tiens vaut mieux que<br />
deux tu l'auras» est une devise qui inspire l'action syndicale. Mais elle<br />
peut rapidement conduire à des attitudes du type «Après moi le<br />
déluge ».<br />
Ces comportements, qui seraient dans d'autres circonstances<br />
considérés comme suicidaires, sont dans la logique des intérêts des<br />
leaders syndicaux et des avantages immédiats des syndiqués.<br />
On voit mal, à l'inverse, des actionnaires sacrifier délibérément<br />
<strong>les</strong> chances de plus-value future du capital social en liquidant <strong>sur</strong>-Iechamp<br />
tous <strong>les</strong> actifs d'une entreprise, ou en accumulant le passif.<br />
Conclusion: <strong>les</strong> syndiqués ne peuvent avoir une vision lucide des<br />
conséquences de l'action des leaders syndicaux et ne peuvent en<br />
conséquence <strong>les</strong> contrôler efficacement.<br />
Les syndiqués sont-ils satisfaits <br />
Analyser <strong>les</strong> relations entre <strong>les</strong> syndiqués et leurs leaders en terme<br />
de contrôle, par assimilation à l'entreprise (et pour mieux marquer la<br />
différence avec l'entreprise) est peut-être toutefois insuffisant. Après<br />
tout, le pouvoir et le contrôle sont-ils <strong>les</strong> véritab<strong>les</strong> aspirations du<br />
personnel<br />
Les syndiqués pourraient très bien ne tirer aucun profit véritable<br />
de l'action des syndicalistes, mais n'en être pas moins satisfaits.
lES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 193<br />
Certains économistes, dont de nombreux Français comme Guy Caire<br />
ou Sabine Erbes-Seguin, opposent <strong>les</strong> comportements de maximisation<br />
et de satisfaction. Tous <strong>les</strong> individus, ni tOutes <strong>les</strong><br />
organisations, disent-ils, n'ont pas pour but de maximiser un résultat.<br />
Ils ne recherchent pas nécessairement l'efficacité. «Le militant<br />
ouvrier paraît au premier abord le contraire de l' homo œconomicus<br />
[371. » Il existerait en effet des satisfactions qui échappent au<br />
calcul économique. Guy Caire insiste, par exemple, <strong>sur</strong> le militantisme<br />
ou le désir d'améliorer la condition des travailleurs en général.<br />
Sabine Erbes-Seguin souligne la volonté de participation.<br />
Apparaît ainsi une autre conception de la démocratie, qui n'est<br />
plus ici ni un « mécanisme», ni un « antidote de l'autorité», mais<br />
comme une «volonté de participation ». La démocratie serait la<br />
possibilité pour <strong>les</strong> syndiqués de participer à la formulation, à la<br />
ratification et à la mise en œuvre de la politique syndicale [61]. En<br />
d'autres termes, <strong>les</strong> syndiqués se trouveraient satisfaits, quel que soit<br />
leur sort, du seul fait que ce sort aurait été largement conditionné par<br />
des décisions auxquel<strong>les</strong> ils auraient participé.<br />
La distinction entre maximisation et satisfaction est en fait<br />
artificielle et largement tautologique dans la me<strong>sur</strong>e où la<br />
maximisation s'applique habituellement à des satisfactions. Elle peut<br />
vouloir simplement signifier que <strong>les</strong> satisfactions sont tantôt<br />
quantifiab<strong>les</strong> (c'est le cas des satisfactions pécuniaires), tantôt non<br />
me<strong>sur</strong>ab<strong>les</strong>, et on réserverait le nom de «satisfactions» à cel<strong>les</strong>-ci.<br />
Il est vrai qu'il n'y a jamais eu de doute <strong>sur</strong> le fait que <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
pouvaient présenter des revendications non pécuniaires. Bien<br />
souvent, comme on l'a démontré, <strong>les</strong> leaders syndicaux ont intérêt à<br />
agir <strong>sur</strong> <strong>les</strong> conditions de travail plutôt que <strong>sur</strong> le niveau de salaire.<br />
Cela ne veut pas dire pour autant que <strong>les</strong> travailleurs soient<br />
inconscients de leurs intérêts ni incapab<strong>les</strong> de faire un calcul<br />
avantages-coûts.<br />
Admettons que <strong>les</strong> aspirations des travailleurs <strong>les</strong> poussent plutôt<br />
à du « mieux-être» qu'à du « plus-avoir» j et que leurs satisfactions<br />
proviennent non pas des résultats acquis par l'action syndicale, mais<br />
du seul fait qu'ils aient pu y participer.<br />
Si tel est le cas, a-t-on quelque raison de croire que ces aspirations<br />
vers la satisfaction seront comblées Seront-el<strong>les</strong> seulement prises en
194 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
compte On peut en douter, car on ne peut considérer le syndicat<br />
comme un groupe homogène. On sait pertinemment, depuis <strong>les</strong><br />
analyses de Mitchels, qu'il existe une oligarchie syndicale [130]. C'està-dire<br />
que si tous <strong>les</strong> syndiqués sont des militants (ce qui reste à<br />
démontrer), tous <strong>les</strong> militants ne sont pas égaux.<br />
Les leaders syndicaux ont en effet leurs intérêts spécifiques, qui est<br />
d'accroître leurs moyens et leur pouvoir - avec toutes <strong>les</strong> satisfactions<br />
pécuniaires ou non pécuniaires que cela leur apporte. Au niveau<br />
inférieur des militants, seuls ceux qui agissent dans le sens voulu par<br />
<strong>les</strong> leaders ont une chance d'être promus. Un jeu s'organise à<br />
l'intérieur de la bureaucratie syndicale, qui consiste, comme l'a<br />
démontré Tullock, à introduire des biais successifs par pertes<br />
d'information [187]. Comme il est certain que l'information confère le<br />
pouvoir, <strong>les</strong> supérieurs hiérarchiques n'ont aucun intérêt à<br />
transmettre la totalité de l'information qu'ils détiennent; ce qui fait<br />
que le leader n'est pas davantage informé des aspirations de la base<br />
que la base n'est informée des intentions du leader.<br />
Dans ces conditions, parler de «participation» est très<br />
audacieux. La démocratie syndicale risque d'être un simulacre; la<br />
réalité est celle d'une centralisation et d'une perte de l'information.<br />
Un tel résultat ne saurait <strong>sur</strong>prendre : il est en effet de plus en plus<br />
coûteux de se procurer l'information au fur et à me<strong>sur</strong>e que l'on veut<br />
« participer» activement à la vie du syndicat. Pour <strong>les</strong> gens du<br />
sommet, le syndicat est leur raison d'être, alors que pour le syndiqué<br />
de base il ne risque apparemment que le montant de sa cotisation. Si<br />
le syndiqué de base veut davantage participer, il devient un militant<br />
de rang supérieur, et il entre alors dans le jeu décrit plus haut. Sans<br />
doute quelques naïfs pourront-ils s'en tenir à quelques signes formels<br />
de démocratie et de participation: assemblées généra<strong>les</strong>, votes,<br />
expression. Mais ils devraient s'apercevoir assez vite que le pouvoir<br />
leur échappe, et que <strong>les</strong> leaders sont assez jaloux de leurs privilèges.<br />
De ce point de vue, il est assez remarquable que <strong>les</strong> lois Auroux aient<br />
consacré le droit à l'expression des salariés, mais en s'empressant de<br />
réserver l'usage de ce droit aux représentants syndicaux! Le patronat<br />
a répliqué très adroitement en donnant la parole au personnel, dans<br />
le cadre des cerc<strong>les</strong> de qualité, par exemple. Mais faire circuler<br />
l'information est plus utile à l'entrepreneur qu'au leader syndical. Car
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 195<br />
l'entrepreneur gagne en résultats et en profits quand il fait réellement<br />
participer son personnel, alors que le leader syndicaliste y perd en<br />
pouvoir!<br />
Il se peut donc, en concluston, que certains militants soient<br />
satisfaits par l'action syndicale. Mais il s'agira plus vraisemblablement<br />
des militants engagés à un niveau suffisant pour retirer des<br />
avantages spécifiques de l'action syndicale que des militants de base,<br />
dont l'opinion importe peu aux leaders syndicaux, pourvu qu'ils ne<br />
contestent pas le pouvoir syndical.<br />
Les syndtqués sont-Us compltces <br />
L'absence de contestation des leaders n'est-elle pas justement la<br />
marque de l'adhésion des syndiqués<br />
Même en supposant que <strong>les</strong> syndiqués ne participent pas<br />
effectivement à la vie syndicale, ne sont-ils pas liés à leurs leaders<br />
syndicaux par une complicité évidente Complicité de classe, disent<br />
certains. Complicité contractuelle, disent d'autres en invoquant <strong>les</strong><br />
« contrats implicites»: tout se passe comme si <strong>les</strong> syndiqués étaient<br />
d'accord, et avaient passé une entente avec leurs leaders, puisque <strong>les</strong><br />
leaders sont toujours en place, et qu'il n'existe pas de véritable<br />
concurrence entre leaders syndicaux.<br />
Cette thèse de la complicité a été démantelée par le professeur<br />
anglais John Burton . n applique aux <strong>syndicats</strong> la fameuse théorie de<br />
l'ex1t-volce [331 à laquelle il ajoute un troisième élément, la loyalty.<br />
Que peut faire un syndiqué qui est mécontent de ses leaders Il<br />
peut voter avec ses pieds, c'est-à-dire aller dans un autre syndicat ou<br />
quitter <strong>les</strong> secteurs syndiqués pour aller vers d'autres secteUrs. Facile à<br />
dire, plus difficile à faire. Il faut en effet exclure le cas où <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
s'arrangent entre eux pour se partager le marché du travail, et ne se<br />
concurrencent pas. n faut aussi exclure tous <strong>les</strong> cas où le salarié subit<br />
une perte de revenus en se déplaçant Dans la plupart des cas, comme<br />
l'a analysé Tiébout [1831, le syndiqué est prisonnier du syndicat. La loi<br />
peut renforcer cette dépendance, notamment par le jeu des closed<br />
shops ou de la représentativité. Les <strong>syndicats</strong> ont en tout cas bien<br />
prévu l'affaire en « quadrillant» le marché du travail, en fractionnant<br />
<strong>les</strong> travailleurs et en augmentant <strong>les</strong> coûts de la mobilité. Faute d'avoir
196 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
pu s'échapper à temps, <strong>les</strong> travailleurs se retrouvent victimes de<br />
rigidités syndica<strong>les</strong>, dans la peau de chômeurs naguère <strong>sur</strong>protégés<br />
par leurs <strong>syndicats</strong>.<br />
Il y a, il est vrai, une autre solution: c'est de faire entendre sa<br />
voix. La votee, la contestation, peut ébranler <strong>les</strong> leaders syndicaux.<br />
Mais qui en prendra l'initiative Se lancer tout seul dans la bataille<br />
syndicale est coûteux. Pourquoi le faire d'ailleurs; d'autres ne le<br />
feront-ils pas tôt ou tard Cet attentisme est révélateur d'une attitude<br />
de free rider: c'est le paradoxe de la participation. Personne ne se<br />
donnera la peine de participer à la prise de décision collective;<br />
chaque adhérent mécontent attend que <strong>les</strong> leaders actuels soient<br />
changés ... mais ne fait rien pour.<br />
Ces coûts d'attente étant d'autant plus élevés que le syndicat sera<br />
plus grand, on en tire une conclusion qui ne manque pas d'intérêt:<br />
<strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> plus grands ne confèrent pas plus de pouvoirs à leurs<br />
leaders parce qu'ils représentent davantage de syndiqués, mais<br />
simplement parce qu'un plus grand nombre de syndiqués rend<br />
encore plus difficile la contestation des leaders!<br />
En d'autres termes, <strong>les</strong> leaders des grands <strong>syndicats</strong> sont<br />
indéboulonnab<strong>les</strong>. Comme le dit G. Adam:<br />
... de toutes <strong>les</strong> grandes organisations politiques et socia<strong>les</strong> <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong><br />
possèdent le système de fonctionnement le plus stable et le plus<br />
formalisé: <strong>les</strong> règ<strong>les</strong> sont connues de tous et ne souffrent pas<br />
d'exception [1].<br />
On comprend mieux, dans ces conditions, pour quel<strong>les</strong> raisons le<br />
jeu des leaders syndicaux est de faire grandir la taille de leurs<br />
<strong>syndicats</strong>: plus d'adhérents, cela signifie des adhérents plus passifs;<br />
plus d'adhérents, c'est aussi plus de pouvoir <strong>sur</strong> le marché politique.<br />
Il reste alors aux adhérents mécontents de se résigner à leur sort et<br />
de faire contre mauvaise fortune bon cœur: c'est la« loyauté» à<br />
l'égard des leaders, attitude qui consiste à accepter le leader et en<br />
retirer le plus possible. Le comportement à l'égard des chefs<br />
syndicaux est alors le même que celui que l'on peut avoir à l'égard de<br />
l'État. On a intérêt à obéir; on a avantage à retirer des leaders<br />
quelques privilèges spécifiques. Georges Stigler a montré qu'il n'y a là
LES SYNDICATS ET LA D~OCRATIE 197<br />
rien de <strong>sur</strong>prenant [176) : c'est un sous-produit du dirigisme, c'est une<br />
conséquence du fonctionnement du marché politique. Par la<br />
réglementation, <strong>les</strong> politiciens accroissent la rentabilité du marché<br />
politique pour <strong>les</strong> entrepreneurs politiques eux-mêmes, et pour <strong>les</strong><br />
groupes qui financent ou consomment largement <strong>les</strong> biens politiques.<br />
Plus la réglementation est importante, plus le pouvoir des groupes est<br />
fort. Or <strong>les</strong> syndicalistes ont l'immense avantage d'opérer dans un<br />
domaine où la réglementation est omniprésente. Et il y a à cela une<br />
bonne raison: c'est que <strong>les</strong> syndicalistes ont eux-mêmes contribué à<br />
la multiplication de la réglementation.<br />
La boucle est donc bouclée: ce qui renforce le pouvoir des<br />
syndicalistes à l'intérieur des <strong>syndicats</strong>, c'est qu'ils sont un pouvoir<br />
fort à l'extérieur des <strong>syndicats</strong>, <strong>sur</strong> le marché politique.<br />
Ce n'est pas la démocratie qui légitime le pouvoir des leaders<br />
syndicaux. Ces leaders sont au contraire titulaires d'un pouvoir que<br />
rien ne peut contrôler, et <strong>sur</strong>tout pas <strong>les</strong> syndiqués. Les syndiqués ne<br />
sont ni complices, ni satisfaits, puisque leurs intérêts ne peuvent se<br />
rencontrer avec ceux qui inspirent l'action syndicale, et qui<br />
concernent <strong>les</strong> leaders bien plus que la base.<br />
Les syndtcats au cœur de la crls.e de la démocratte<br />
Ce qui se passe avec <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> n'est hélas qu'une des formes<br />
que revêt la crise de la démocratie. Celle-ci est décrite avec lucidité<br />
par Hayek:<br />
Le système ne produit rien de ce qui correspondrait réellement ~ une<br />
opinion majoritaire, mais fonctionne de façon ~ produire d'abord et<br />
avant tout ce que chacun des groupes dont le soutien électoral est<br />
indispensable pour former une majorité, doit concéder aux autres, en<br />
échange de leur soutien <strong>sur</strong> ce que lui, désire.<br />
Le syndicat tire aujourd'hui tout son pouvoir de sa présence <strong>sur</strong> le<br />
marché politique, comme groupe de pression particulièrement<br />
efficace, Il est sans doute le plus efficace de tous, parce qu'il dispose,<br />
avec le droit de grève et spécialement le droit de grève dans le secteur<br />
public, d'une arme presque absolue.
198 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS<br />
La façon dont cette altération de la démocratie a été justifiée est<br />
significative. Comme toujours, on a essayé de vanter <strong>les</strong> mérites des<br />
<strong>syndicats</strong> comme producteurs de « biens publics» : facteurs de paix<br />
sociale, structures de dialogue et de participation, forces rééquilibrantes<br />
<strong>sur</strong> un marché du travail asymétrique, agences réductrices de<br />
coûts de transaction <strong>sur</strong> un marché du travail éclaté. Les prétextes<br />
n'ont pas manqué.<br />
En fait, la réalité est plus prosaïque. Il s'agit d'un cartel qui entend<br />
opposer la loi politique à la loi éco:iOmique. Et ce cartel fonctionne<br />
au bénéfice de ses leaders, et souvent au détriment de ses membres.<br />
Toute volonté de réaction des syndiqués - et des non syndiqués - a<br />
été d'avance neutralisée par le verrouillage du droit du travail. Et tout<br />
effort d'évolution du droit du travail se heurte à l'arme donnée par le<br />
droit de travail: le droit de grève dans sa forme actuelle.<br />
Cette conclusion est-elle définitive, et doit-on désespérer de<br />
l'avenir des <strong>syndicats</strong> et de la démocratie<br />
Pas nécessairement, parce qu'il reste sans doute deux possibilités<br />
de restaurer et la démocratie et le syndicalisme libre.<br />
La première possibilité est le recours à la concurrence.<br />
Réintroduire la démocratie dans <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> peut se faire à condition<br />
que <strong>les</strong> leaders syndicaux actuels et <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> qu'ils dirigent cessent<br />
de bénéficier d'un quelconque monopole de représentation et d'un<br />
quelconque pouvoir de cartel.<br />
La libéralisation du marché du travail, la redécouverte du contrat<br />
individuel, la modification des procédures d'élections socia<strong>les</strong>, la<br />
réforme du droit de grève, pourraient rendre à chaque travailleur sa<br />
complète liberté à l'égard des <strong>syndicats</strong>.<br />
Il n'est pas vrai que cela signifierait nécessairement la mort des<br />
<strong>syndicats</strong>. Il leur resterait encore et toujours cette fonction irremplaçable<br />
d'association volontaire propre à épargner aux travailleurs<br />
<strong>les</strong> coûts de la recherche d'emplois et de conditions de travail qui leur<br />
conviennent, et propre à fournir un certain nombre de services qui<br />
sont collectifs, sans être publics.<br />
Des <strong>syndicats</strong> ainsi conçus ne tiendraient pas leurs adhérents en<br />
otages. Ils pourraient, pour certaines de leurs activités, être concurrencés<br />
par d'autres organisations, à but lucratif ou non lucratif:
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 199<br />
conseils en placement, prestataires de loisirs, compagnies d'as<strong>sur</strong>ance,<br />
établissements d'enseignement ou de formation, etc.<br />
Mais imaginer une telle mutation syndicale, c'est admettre par làmême<br />
une réforme en profondeur de la société étatisée, et prôner la<br />
déréglementation. Car la source de toutes <strong>les</strong> perversions de la<br />
démocratie est bien là. Si l'État et le marché politique ne s'étaient pas<br />
faits distributeurs de «droits », c'est-à-dire de rentes, <strong>les</strong> groupes de<br />
pression n'existeraient pas. Les <strong>syndicats</strong> n'ont été que la réaction<br />
intelligente à la philosophie de l'État providence. Mais ils aboutissent<br />
aussi à être <strong>les</strong> serviteurs de l'État totalitaire, à moins que la confusion<br />
soit totale entre État et <strong>syndicats</strong>, comme le veut la doctrine marxiste.<br />
Les travailleurs doivent bien comprendre qu'ils ne pourront<br />
jamais conquérir l'État et qu'ils seront toujours <strong>les</strong> sujets de l'État. Il<br />
faut donc sortir l'État du circuit des travailleurs, du domaine social,<br />
pour le cantonner dans <strong>les</strong> domaines où il est encore aujourd'hui<br />
irremplaçable: la fourniture des vrais biens publics que sont aujourd'hui<br />
la défense collective, la police et la justice.<br />
La seule façon de sauver la démocratie n'est pas d'inventer la<br />
démocratisation de la politique, mais de réduire le champ d'action<br />
de la politique. Alors, et alors seulement, <strong>les</strong> travailleurs et <strong>les</strong><br />
citoyens pourront librement participer à cette démocratie du<br />
quotidien que l'on appelle la concurrence et le marché, sans plus<br />
subir l'arbitraire et <strong>les</strong> illusions de l'État providence. Moins d'État,<br />
c'est plus de vraie démocratie l tous <strong>les</strong> niveaux.
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TABLE ANALYTIQUE<br />
Introduction, 1<br />
1. Pourquoi <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong> 5<br />
L'argument de J'assymétrie de pouvoir, 6<br />
L'un peut tout, l'autre ne peut rien, 7 - Le travail n'est pas une denrée<br />
homogène, 9 - Un vol de concept, Il - Ne pas confondre le général<br />
et le particulier, 13 - L'employeur ne peut pas imposer n'importe<br />
quoi,14.<br />
L'argument de J'indétermination des salaires, 15.<br />
L'élargissement des marchés réduit l'indétermination, 17 - Peut-on<br />
exploiter <strong>les</strong> patrons 19 - Un exemple: L'Argentine, 20.<br />
L'argument du progrès socia~ 21<br />
L'essor du marketing social, 22 - Ne pas prêter aux <strong>syndicats</strong> ce qui<br />
revient au capitalisme, 23.<br />
L'argument du pouvoir d'acha~ 24<br />
La chaîne causale est inversée, 24 - Le faux effet Ricardo, 26.<br />
La vraie fonction des <strong>syndicats</strong>: des groupes de pression à vocation<br />
redistributive, 27<br />
Les nouvel<strong>les</strong> données <strong>Institut</strong>ionnel<strong>les</strong>, 28 - Les vieiI<strong>les</strong> lois<br />
économiques ne jouent plus, 30 - La théorie du syndicat-cartel, 31 -<br />
Priorité au court terme, 33 - Objectif nO 1 : rationner l'acœs au métier,<br />
35 - La logique corporative, 36 - Le précédent des professions<br />
libéra<strong>les</strong>, 37 - Les miIle manières de boucler un monopole, 39 -<br />
Même le salaire minimal..., 39 - Fausses indignations et fausses<br />
vertus, 41.
212 TABLE ANALYTIQUE<br />
La fécondité de J'hypothèse économique, 42<br />
La vérité <strong>sur</strong> <strong>les</strong> contrats collectifs, 43 - L'alibi du consensus, 45 - Le<br />
dernier recours: le contribuable, 46 - Le syndicaliste vu comme un<br />
entrepreneur, 48 - Sa préoccupation: <strong>les</strong> «passagers clandestins»,<br />
49 - La logique de la concentration syndicale, 51 - La dynamique de<br />
l'adhésion obligatoire, 52 - France: le législateur supplée aux<br />
faib<strong>les</strong>ses du syndicalisme politique, 54 - Comment l'État as<strong>sur</strong>e leur<br />
financement obligatoire, 56.<br />
2. Les <strong>syndicats</strong> sont-ils uti<strong>les</strong> 59<br />
Les arguments de Freeman et Medo./f, 61.<br />
Les deux armes du travailleur: le départ et la protestation, 61.<br />
Les <strong>syndicats</strong> réduisent <strong>les</strong> «coûts de transaction» internes de la<br />
filme, 63.<br />
1. Les b:arIs de salaires, 64 - 2. Les avantages en nature, 66 - 3. Les dïmrences de<br />
mobili~ 66 - 4. Les ajustements conjoncturels, ô7 - 5. L'importance de l'ancienneté, 67<br />
- 6. Le taux de satisfaction des salari&, 67 - 7. Les effets <strong>sur</strong> la productivit!, 68 - 8.<br />
L'effet <strong>sur</strong> <strong>les</strong> profits, 68 - 9. La puissance politique, 69 - 10. Le d~lin des adh~ons<br />
syndica<strong>les</strong>, 69.<br />
Les déficiences de J'analyse de Freeman et Medo./f, 70.<br />
Il s'agit de faux cc biens collectifs», 71 - Un handicap qui n'existe<br />
pas, 73 - Les écarts de rémunération peuvent être expliqués par<br />
d'autres éléments du marché du travail, 74 - Le coût économique du<br />
monopole syndical est beaucoup plus élevé qu'ils le disent, 75 - La<br />
rente apportée par l'entente syndicale est gaspillée en<br />
investissements visant à la protéger, 78 - L'escroquerie de l'effetproductivité,<br />
81 - Des faits statistiques compatib<strong>les</strong> avec une autre<br />
interprétation du rôle des <strong>syndicats</strong>, 83 - Aucune preuve de la<br />
supériorité de leur modèle, au contraire, 86 - Il y a ententes et<br />
ententes, 88.<br />
Annexe au chapitre 2 : Pourquoi le déclin du syndicalisme 90<br />
3. Droit du travail ou droit au travail 93<br />
Le contrat de travail et le droit de propriété <strong>sur</strong> soi, 95<br />
Le problème des investissements cc incorporés» aux êtres humains,<br />
97 - Le problème des investissements spécifiques à l'entreprise, 98 -<br />
L'apport de la théorie économique, 99.
TABLE ANALYTIQUE 213<br />
Le droit du travail contre le contrat de travail, 100<br />
Retour à l'ordre juridique prérévolutionnaire, 102 - Les conventions<br />
collectives: des ententes obligatoires, 104.<br />
Le droit du travail contre le marché du travail, 106<br />
La justice du salaire et l'injustice du marché, 107 - Une tradition déjà<br />
longue et ancienne, 108 - Le plus important est la police de l'entente,<br />
110 - La capture de la loi par <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>, 112 - Une législation<br />
malthusienne, 113 - Les indemnités de licenciement et le théorème<br />
de Coase, 115 - Le principe de l'échange volontaire des droits, 116 -<br />
L'ajustement se retourne contre ceux que le législateur croit protéger,<br />
118 - Une législation qui n'est pas innocente, 119 - La liberté<br />
contractuelle serait une meilleure protection que l'indemnité de<br />
licenciement, 121.<br />
4. Les crises, le chômage et <strong>les</strong> <strong>syndicats</strong>, 123<br />
Le principe de la loi de Say, 125.<br />
Ce que la loi de Say dit et ne dit pas, 127 - Comment disparaissent la<br />
demande et l'emploi, 133 - La déréglementation restaure la demande,<br />
136 - Progrès technique et coordination, 137 - Une exigence<br />
essentielle, la flexibilité des prix et des salaires, 140 - Le problème, ce<br />
sont <strong>les</strong> entraves institutionnel<strong>les</strong> aux mouvements de prix relatifs,<br />
142.<br />
La loi de Say et la monnaie, 143<br />
Le danger vient des monnaies d'État, 145 - «Qui commencera le<br />
premier », 146 - Les conséquences du principe de non-neutralité,<br />
147 - Il faudrait un véritable miracle, 148 - Une part irréductible de<br />
chômage et de sous-emploi est inévitable, 150 - La généralisation de<br />
l'axiome de Say, 151 - L'erreur des Keynésiens, 152 - La solution<br />
n'est pas de baisser <strong>les</strong> salaires, mais de leur rendre la liberté, 153 - La<br />
déflation n'est pas le «symétrique» de l'inflation, 154.<br />
Le chômage et la grève, 155<br />
Chômage classique, chômage institutionnel, 156 - Le produit d'une<br />
perversion de la démocratie, 158 - La grève, ou le droit au chantage,<br />
160 - La grève a <strong>sur</strong> le circuit économique <strong>les</strong> mêmes effets négatifs<br />
que <strong>les</strong> autres formes d'entraves, 162 - Le droit de grève, un défi à<br />
l'État de droit, 163, La loi abaisse <strong>les</strong> «coûts de la violence»<br />
seulement pour certains, 164 - L'alibi «u til itariste » du syndicat, 166<br />
- Comment cet alibi s'effondre, 168 - Le problème, ce sont <strong>les</strong><br />
privilèges, 169.
214 TABLE ANALYTIQUE<br />
Annexe au chapitre 4: Le travailleur «propriétaire» de son emploi<br />
170.<br />
5. Les <strong>syndicats</strong> et la démocratie, 173<br />
La politisation syndicale, 174<br />
Faire pression pourquoi 176<br />
Faire pression comment 180<br />
L'arme absolue du pouvoir politique syndica~ 183<br />
La démocratie recule avec <strong>les</strong> conquêtes syndica<strong>les</strong>, 185<br />
Le syndicat, firme managériale 188<br />
Les syndiqués sont-ils satisfaits 192<br />
Les syndiqués sont-ils complices 195<br />
Les <strong>syndicats</strong> au cœur de la crise de la démocratie, 197<br />
Bibliographie, 201
Imprimé en France<br />
Imprimerie des Presses Universitaires de France<br />
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme<br />
Juin 1990 - N° 363gB