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Deux publicités publiées dans la presse<br />
des années 1970, Bonux et Dédoril,<br />
immédiatement parodiées par <strong>Hara</strong>-<strong>Kiri</strong>,<br />
qui deviennent des campagnes pour<br />
Poilux et Pudoril.<br />
Anatomie d’un monstre par Cavanna<br />
On me demande souvent :<br />
Pourquoi <strong>Hara</strong>-<strong>Kiri</strong> s’est-il, tout au<br />
long de son histoire, acharné avec tant<br />
de hargne et de constance sur la publicité<br />
<br />
Excellente question. À laquelle il y a<br />
plusieurs réponses. Cependant il en<br />
est une qui domine de loin toutes les<br />
autres, et je vais vous la dire.<br />
Ça nous faisait rire. Et, quand nous<br />
riions, nous voulions faire rire les autres.<br />
Nous étions comme ça. Ça tombait<br />
bien parce que, justement, nous nous<br />
étions donnés pour mission sacrée de<br />
faire rire nos contemporains. Or, on<br />
ne peut espérer faire rire autrui que de<br />
choses qui nous ont d’abord fait rire<br />
nous-mêmes, non Autrement, c’est<br />
de la présomption doublée de malhonnêteté.<br />
Ce serait dire : « Ça ne me fait<br />
pas rire, c’est trop con, mais le lecteur,<br />
du moment qu’on lui dit de rire et<br />
qu’il a payé pour ça, rira.» Nous avions<br />
une très haute idée du niveau mental<br />
de nos lecteurs et beaucoup de modestie<br />
sous notre affichée arrogance.<br />
La publicité prête à rire. Nous riions.<br />
D’une joie mauvaise, je précise. C’est<br />
la meilleure façon de rire. Qui n’a<br />
jamais ri d’une joie mauvaise ne sait<br />
pas ce qu’est vraiment rire. Ceci<br />
demande un développement, tout au<br />
moins un exemple. Voici.<br />
Quand fait son entrée le gâteau<br />
d’anniversaire, l’assemblée rit, d’un rire<br />
modéré, je dirai même assez conventionnel.<br />
Mais quand ledit gâteau s’écrase<br />
en un jaillissement splendide sur la<br />
gueule du héros du jour, là, oui, le rire<br />
explose dans toute son irrépressible<br />
sauvagerie. La joie est devenue joie<br />
mauvaise. Je vous ferai remarquer en<br />
passant que le rire de la joie mauvaise<br />
est franc, spontané et dénué de tout<br />
calcul. Il me semble qu’il y a là une<br />
leçon à tirer pour les tireurs de leçons.<br />
Le rire que suscite la publicité procède<br />
de la nature même de la chose.<br />
Qu’est la publicité Quelles sont sa<br />
vocation, sa raison d’exister <br />
La publicité est l’organe de la renommée.<br />
Elle a pour mission la proclamation<br />
à la face du monde des vertus et<br />
avantages de certains produits de l’industrie<br />
humaine, du sérieux des maisons<br />
productrices, de l’intelligence du<br />
client qui se rendra possesseur d’un de<br />
ces merveilleux objets. La publicité<br />
s’impose comme l’image idéale de la<br />
perfection, du sérieux, du respectable,<br />
de l’altruisme. Elle est la vertu même.<br />
Elle ne prend la parole que pour dire<br />
du bien des choses et des gens, jamais<br />
pour en dire du mal. Pour proclamer<br />
les mérites, jamais pour dénigrer.<br />
La publicité est bonne fille, je veux<br />
dire qu’elle a un cœur gros comme ça.<br />
Cet objet qu’elle souhaite tant nous<br />
voir acheter, ce produit, ce quidam, si<br />
elle s’intéresse à lui – et à vous ! – c’est<br />
parce qu’il est le meilleur du monde<br />
dans sa catégorie, qu’il changera votre<br />
vie, la transformera en paradis terrestre.<br />
Voyez le sourire extatique de<br />
toute la famille depuis que la ménagère<br />
s’est procuré le nouveau tampon<br />
à récurer les casseroles !<br />
La publicité agit pour notre bien.<br />
Jamais elle ne dit : « Achetez telle voiture,<br />
ça donnera du travail à quelques<br />
centaines d’ouvriers et fera gagner des<br />
montagnes de fric aux actionnaires de<br />
l’usine. » Elle dit, ou elle suggère :<br />
« Cette voiture, c’est le BONHEUR,<br />
pour vous, pour votre épouse, pour<br />
vos gosses ! Vous crânerez devant les<br />
collègues, vous draguerez l’étudiante<br />
naïve, vos gosses ne raseront plus les<br />
murs ! » Des choses de ce genre. La<br />
publicité ne pense qu’à vous, à vous<br />
seul, le monde s’étale autour de vous,<br />
s’offre à vous, plein de merveilles qui<br />
n’attendent que votre caprice, merveilles<br />
que vous ignoreriez si la publicité<br />
n’était pas là pour vous les faire<br />
découvrir. Elle les pare de tels attraits<br />
que vous tombez en adoration devant<br />
elles et matérialisez cette adoration<br />
par l’acte suprême, le sacrifice éclatant<br />
par lequel vous affirmez votre droit à<br />
l’existence dans cette généreuse société<br />
de consommation où nous nous épanouissons<br />
: l’achat.<br />
L’achat. Instant sacré. Moment où<br />
l’homme s’égale aux dieux. Rien au<br />
monde n’est plus chargé d’émotion,<br />
n’inspire davantage le respect. Ce n’est<br />
que dans l’acte magique de l’achat que<br />
l’argent vaut ce qu’il vaut. C’est au<br />
moment où il change de main qu’il<br />
exerce sa toute-puissance. La publicité<br />
le sait bien. Elle magnifie au plus haut<br />
point l’acte d’achat. Pourtant, elle ne<br />
parle que discrètement d’argent. Il y a<br />
là comme une pudeur, une humilité,<br />
assez surprenantes car la trépidante<br />
activité de la publicité est déployée<br />
pour activer la ronde de l’argent.<br />
Ici, nous touchons aux choses<br />
graves. Même quand elle se veut primesautière<br />
– un peu d’humour ne<br />
saurait nuire au commerce, employé à<br />
bon escient – la publicité demeure<br />
solennelle. Son culte est religieux. Elle<br />
a ses liturgies, son rituel. Elle trouve,<br />
pour lancer vers le ciel les mérites<br />
inouïs d’un saucisson, d’une bagnole,<br />
d’un petit-beurre ou d’un tampon<br />
périodique, des mots et des accents<br />
plus exaltés que ceux des cantiques les<br />
plus fervents. Jamais Jésus ne fut<br />
adoré avec des élans comparables à<br />
ceux qu’inspire à ses chantres la dernière<br />
Renault. Je m’étonne de ce qu’on<br />
n’ait pas encore utilisé les charmes de<br />
sa divine mère pour vanter une pilule<br />
amaigrissante… Ça viendra !<br />
Pour tout esprit en éveil la solennité<br />
appelle la profanation, la gravité<br />
appelle la parodie. Or, quoi de plus<br />
grave, de plus gonflé de son importance,<br />
que la publicité Donc, quoi de<br />
plus alléchant à profaner Qui n’a<br />
rêvé de faire des moustaches à la<br />
Joconde Non, je date : … de lui fourrer<br />
un paf couillu dans la bouche <br />
Dès ses premiers numéros, <strong>Hara</strong>-<br />
<strong>Kiri</strong> s’attaquait avec un enthousiasme<br />
de potache à l’inattaquable déesse<br />
<strong>Pub</strong>. Pour se faire plaisir, bien sûr.<br />
Mais aussi pour ébranler l’idole<br />
énorme. Pour dénoncer la nuisance de<br />
la puissante machine à décerveler.<br />
Car la publicité ne raisonne pas. La<br />
publicité n’a que faire de cohérence,<br />
de logique, de vérité. Elle se moque<br />
bien des efforts de l’humanité pensante<br />
en vue d’un monde harmonieux.<br />
Elle n’a qu’un but, qu’une raison<br />
d’être : faire vendre. Ou plutôt : faire<br />
acheter. Car c’est à l’acheteur potentiel<br />
qu’elle s’adresse. Elle ne démontre pas.<br />
Elle affirme. Elle assène.<br />
Ou alors, elle suggère. Elle envahit,<br />
elle imprègne. Insidieusement ou à<br />
grand fracas, par effraction ou en<br />
rampant sous la porte. Elle fabrique<br />
des réflexes, des automatismes. Elle<br />
mécanise. Elle en est d’ailleurs très<br />
fière. L’art maudit de la persuasion<br />
clandestine s’enseigne dans les grandes<br />
écoles, on l’habille d’un nom tout à<br />
la fois magnifiant et rassurant : la<br />
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