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les lectures à clefs ou l'invention du sens littéral - Université ...

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Ce texte a initialement paru dans un numéro de Littératures classiques<br />

sur La lecture à <strong>clefs</strong>, coordonné par Marc Escola et Mathilde Bombard, 2005<br />

Christine Noille-Clauzade<br />

La Bruyère critique de ses critiques :<br />

<strong>les</strong> <strong>lectures</strong> à <strong>clefs</strong> <strong>ou</strong> l’invention <strong>du</strong> <strong>sens</strong> littéral.<br />

1. Comprendre La Bruyère.<br />

Des oiseaux lugubres hantent de leurs imprécations l’imaginaire de l’ascension et de la chute<br />

que La Bruyère déploie aut<strong>ou</strong>r de son livre :<br />

Et en vérité, je ne d<strong>ou</strong>te point que le public ne soit enfin ét<strong>ou</strong>rdi et fatigué d’entendre, depuis<br />

quelques années, de vieux corbeaux croasser aut<strong>ou</strong>r de ceux qui, d’un vol libre et d’une plume légère,<br />

se sont élevés à quelque gloire par leurs écrits. Ces oiseaux lugubres semblent, par leurs cris<br />

continuels, leur v<strong>ou</strong>loir imputer le décri universel où tombe nécessairement t<strong>ou</strong>t ce qu’ils exposent au<br />

grand j<strong>ou</strong>r de l’impression : comme si on était cause qu’ils manquent de force <strong>ou</strong> d’haleine […]. 1<br />

Mais qui sont-ils, ces faiseurs de caba<strong>les</strong>, ces empêcheurs de voler en liberté Ils sont comme<br />

Théobalde, ils sont des Théobaldes :<br />

[...] <strong>les</strong> Théobaldes [...] négligent dans un livre t<strong>ou</strong>t ce qui n'est que remarques solides <strong>ou</strong> sérieuses<br />

réflexions, quoique en si grand nombre qu'el<strong>les</strong> le composent presque t<strong>ou</strong>t entier, p<strong>ou</strong>r ne s'arrêter<br />

qu'aux peintures <strong>ou</strong> aux caractères [...]. 2<br />

Nommons leur crime : non seulement <strong>les</strong> Théobaldes ne lisent pas (<strong>ou</strong>, ce qui revient au même, ne<br />

lisent pas t<strong>ou</strong>t, ne lisent que <strong>les</strong> « peintures » 3 ), mais ils ne veulent pas lire :<br />

Il faut savoir lire, et ensuite se taire, <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>voir rapporter ce qu'on a lu, et ni plus ni moins que ce<br />

qu'on a lu; et si on le peut quelquefois, ce n'est pas assez, il faut encore le v<strong>ou</strong>loir faire [...]. 4<br />

1 La Bruyère, Préface au Disc<strong>ou</strong>rs de réception à l’Académie française (1694), dans Les Caractères, éd.<br />

Emmanuel Bury, Paris, Le Livre de Poche, 1995, p. 612.<br />

2 Ibid., p. 614-615.<br />

3 Sur l’art des peintures, voir Marc Fumaroli, L'Age de l'éloquence, Rhétorique et « res literaria » de la<br />

Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980, « Les peintures mora<strong>les</strong> <strong>du</strong> Père Le<br />

Moyne », p. 379 et sq.; L<strong>ou</strong>is Van Delft, « La poétique <strong>du</strong> caractère », dans Poétique, n° 82, avril 1990, p.<br />

239-247 ; <strong>ou</strong> encore Emmanuel Bury, « La Bruyère et la tradition des Caractères », dans Littératures<br />

classiques, supp. au n° 13, janv. 1991, p. 7-19. P<strong>ou</strong>r une approche rhétorique des peintures, voir notre chapitre<br />

intitulé « Platon, Socrate, Diogène : La Bruyère <strong>ou</strong> l’ingénieux copiste » dans L’Eloquence <strong>du</strong> sage.<br />

Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié <strong>du</strong> XVII e siècle, Paris, H. Champion, coll. « Lumière<br />

classique », 2004.<br />

4 La Bruyère, Préface des Caractères, éd. cit., p. 118-119 (n<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>lignons).


2 Christine Noille-Clauzade<br />

Et quoi qu’en dise La Bruyère, peut-être aussi <strong>les</strong> censeurs ne savent-ils pas lire : la méchanceté<br />

s’allie en eux à la bêtise dans une inversion de l’idéal socratique 5 , p<strong>ou</strong>r pro<strong>du</strong>ire au b<strong>ou</strong>t <strong>du</strong> compte<br />

– car c’est bien de cela qu’il s’agit – des <strong>clefs</strong> :<br />

[…] <strong>les</strong> Théobaldes […] négligent t<strong>ou</strong>t […] p<strong>ou</strong>r ne s’arrêter qu’aux peintures <strong>ou</strong> aux caractères ;<br />

et après <strong>les</strong> avoir expliqués à leur manière et en avoir cru tr<strong>ou</strong>ver <strong>les</strong> originaux, donnent au public de<br />

longues listes, <strong>ou</strong>, comme ils <strong>les</strong> appellent, des <strong>clefs</strong> : fausses <strong>clefs</strong>, et qui leur sont aussi inuti<strong>les</strong><br />

qu’el<strong>les</strong> sont injurieuses aux personnes dont <strong>les</strong> noms s’y voient déchiffrés, et à l’écrivain qui en est la<br />

cause, quoique innocente. 6<br />

La clef est à la fois le signe d’une perversité morale, le symptôme d’une défaillance intellectuelle,<br />

et la signature d’une médiocrité littéraire : car elle est le fait<br />

[…] de ces beaux esprits qui t<strong>ou</strong>rnent un sonnet sur une absence <strong>ou</strong> sur un ret<strong>ou</strong>r, qui font une<br />

épigramme sur une belle gorge, et un madrigal sur une j<strong>ou</strong>issance. Voilà ceux qui, par délicatesse de<br />

conscience, ne s<strong>ou</strong>ffrent qu’impatiemment qu’en ménageant <strong>les</strong> particuliers avec t<strong>ou</strong>tes <strong>les</strong> précautions<br />

que la prudence peut suggérer, j’essaye, dans mon livre des Mœurs, de décrier, s’il est possible, t<strong>ou</strong>s<br />

<strong>les</strong> vices <strong>du</strong> coeur et de l’esprit, de rendre l’homme raisonnable et plus proche de devenir chrétien. 7<br />

L’auteur est victime des <strong>clefs</strong> : et dans la satire qu’il pro<strong>du</strong>it des faiseurs de <strong>clefs</strong>, il ne fait au fond<br />

que travailler à son propre plaidoyer :<br />

[…] je crois p<strong>ou</strong>voir protester contre t<strong>ou</strong>t chagrin, t<strong>ou</strong>te plainte, t<strong>ou</strong>te maligne interprétation, t<strong>ou</strong>te<br />

fausse application et t<strong>ou</strong>te censure ; contre <strong>les</strong> froids plaisants et <strong>les</strong> lecteurs mal intentionnés […]. 8<br />

Devant tant de passion, la question se pose de savoir comment <strong>les</strong> <strong>clefs</strong> font-el<strong>les</strong> <strong>du</strong> tort :<br />

nuisent-el<strong>les</strong> à l’auteur (à sa réputation d’honnête homme, à sa tranquillité de c<strong>ou</strong>rtisan, à son s<strong>ou</strong>ci<br />

de dévotion) Ou nuisent-el<strong>les</strong> à son <strong>ou</strong>vrage, en en corrompant la signification À l’un et à<br />

l’autre bien sûr, même si, en t<strong>ou</strong>te mauvaise foi, La Bruyère n’en tient que p<strong>ou</strong>r son livre. La<br />

lecture à <strong>clefs</strong> en effet, selon La Bruyère, casse quelque chose dans le rapport d’intelligence, de<br />

confiance et d’implication qui est à même de garantir la lisibilité des Caractères. Ou, comme le dit<br />

La Bruyère dans une proposition ô combien énigmatique :<br />

Il paraît une n<strong>ou</strong>velle satire écrite contre <strong>les</strong> vices en général, […] où personne n’est nommé ni<br />

désigné, où nulle femme vertueuse ne peut ni ne doit se reconnaître ; un BOURDALOUE en chaire ne<br />

fait point de peintures <strong>du</strong> crime ni plus vives ni plus innocentes : il n’importe, c’est médisance, c’est<br />

calomnie. Voilà depuis quelque temps leur unique ton [i.e. « Ces oiseaux lugubres »], celui qu’ils<br />

emploient contre <strong>les</strong> <strong>ou</strong>vrages de moeurs qui réussissent : ils y prennent t<strong>ou</strong>t littéralement, ils <strong>les</strong> lisent<br />

comme une histoire, ils n’y entendent ni la poésie ni la figure ; ainsi ils <strong>les</strong> condamnent. 9<br />

5 Voir Jean Dagen, « Ce qui s'appelle penser, p<strong>ou</strong>r La Bruyère », dans Littératures, n° 23, automne 1990,<br />

p. 55-68.<br />

6 La Bruyère, Préface au Disc<strong>ou</strong>rs de réception, éd. cit., p. 615.<br />

7 Ibid., p. 614.<br />

8 Ibid., Préface des Caractères, p. 118.<br />

9 Ibid., Préface au Disc<strong>ou</strong>rs de réception, p. 612-613. A partir de « ils y prennent t<strong>ou</strong>t… », n<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>lignons.


Les <strong>lectures</strong> à <strong>clefs</strong> <strong>ou</strong> l’invention <strong>du</strong> <strong>sens</strong> littéral 3<br />

S<strong>ou</strong>ligner le caractère énigmatique des termes ici utilisés n’est guère difficile : comment établir une<br />

équivalence entre lire littéralement et lire comme une histoire Et de quel type d’histoire s’agit-il<br />

au demeurant L’histoire-chronique, l’histoire-fiction, <strong>ou</strong> autre chose encore De même, dans la<br />

partie oppositionnelle, quelle liaison mettre en avant p<strong>ou</strong>r rapprocher poésie et figure Et avant<br />

même de songer à y travailler, que peut signifier entendre la poésie et entendre la figure <br />

La structure générale de l’argumentation ne semble pas, cependant, poser problème : ce que<br />

dénonce ici la Bruyère, c’est bien la lecture à <strong>clefs</strong> ; et ce qu’il lui oppose, c’est sa version idéale de<br />

la lecture intelligente. S’arrêter à l’élucidation de cette remarque s’avère alors t<strong>ou</strong>t à fait rentable<br />

p<strong>ou</strong>r voir selon quels modè<strong>les</strong> de compréhension un auteur <strong>du</strong> XVII e siècle a pu rendre compte de<br />

la pratique des <strong>clefs</strong>.<br />

2. Ne pas entendre la poésie et la figure.<br />

P<strong>ou</strong>r essayer de comprendre la « langue » que La Bruyère a adopté de façon aussi s<strong>ou</strong>daine<br />

qu’elliptique, un premier axe de déchiffrement n<strong>ou</strong>s est inspiré par la Poétique d’Aristote : en effet,<br />

l’opposition entre la mimesis générale et la focalisation sur un particulier est un paradigme<br />

aristotélicien récurrent, de même que le report de l’une sur la poésie et de l’autre sur l’histoire :<br />

Car la différence entre le chroniqueur et le poète […] est que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce qui<br />

p<strong>ou</strong>rrait avoir lieu ; c’est p<strong>ou</strong>r cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la<br />

chronique : la poésie traite <strong>du</strong> général, la chronique <strong>du</strong> particulier. Le « général », c’est le type de<br />

chose qu’un certain type d’homme fait <strong>ou</strong> dit vraisemblablement <strong>ou</strong> nécessairement. 10<br />

D’une certaine façon, la « clef » conceptuelle de la Poétique n<strong>ou</strong>s permet de f<strong>ou</strong>rnir une paraphrase<br />

satisfaisante qui se formule à peu près ainsi :<br />

Il paraît une n<strong>ou</strong>velle satire écrite contre <strong>les</strong> vices en général, […] où personne n’est nommé ni<br />

désigné […] ; il n’importe, c’est médisance, c’est calomnie. Ils le lisent comme une chronique; ils n’y<br />

entendent pas la poésie.<br />

Cette lisibilité poéticienne a un coût : elle laisse de côté d’une part lire littéralement et entendre la<br />

figure, et d’autre part l’assimilation de la lecture littérale à l’histoire et de la lecture figurale à la<br />

poésie.<br />

Une autre réflexion est alors permise, qui parte précisément de cet autre paradigme<br />

oppositionnel entre lecture littérale et lecture figurale : on aura reconnu <strong>les</strong> vertus d’une enquête<br />

rhétorique, puisqu’au demeurant, c’est bien dans la rhétorique de l’éloquence que se tr<strong>ou</strong>ve<br />

théorisée l’opposition entre <strong>sens</strong> littéral et <strong>sens</strong> figuré, entre expression directe et dét<strong>ou</strong>r de<br />

l’expression – qu’il s’agisse d’un dét<strong>ou</strong>r sémantique (figure-trope), <strong>ou</strong> d’un dét<strong>ou</strong>r stylistique<br />

(figure proprement dite). Une n<strong>ou</strong>velle lisibilité apparaît, d’obédience rhétorique, qui insisterait sur<br />

le travail de tra<strong>du</strong>ction demandé au lecteur et qui se formulerait à peu près ainsi :<br />

Il paraît une n<strong>ou</strong>velle satire écrite contre <strong>les</strong> vices en général, […] où personne n’est nommé ni<br />

désigné […] ; il n’importe, c’est médisance, c’est calomnie. […] ils y prennent t<strong>ou</strong>t à la lettre ; ils ne<br />

comprennent pas que ce sont des figures.<br />

65.<br />

10 Voir Aristote, Poétique, éd. Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc, Paris, Le Seuil, « Poétique », chap. 9, p.


4 Christine Noille-Clauzade<br />

Là encore, la cohérence est obtenue au prix d’un glissement entre opération de fictionalisation et<br />

opération de stylisation, c’est-à-dire entre poétique mimétique et art de l’éloquence ; et d’autre part,<br />

on ne fait plus rien de la mention « ils <strong>les</strong> lisent comme une histoire » – et on en revient à<br />

l’interrogation initiale : quelle est cette histoire qui commanderait une lecture littérale, et dont<br />

s’éloignerait le livre des Caractères <br />

A t<strong>ou</strong>t bien considérer, <strong>les</strong> limites rencontrées des deux côtés invalident t<strong>ou</strong>t autant la version<br />

poétique de la proposition que sa version rhétorique : un sophisme serait de penser à <strong>les</strong><br />

additionner, car en l’occurrence, ce serait bien le mariage de la carpe et <strong>du</strong> poisson. Un indice<br />

lexical en témoigne, l’indifférence accordée dans ces deux <strong>lectures</strong> que n<strong>ou</strong>s avons tentées, aux<br />

verbes d’action décrivant l’activité de lecture : prendre t<strong>ou</strong>t littéralement, lire comme une histoire,<br />

entendre (la poésie <strong>ou</strong> la figure). S<strong>ou</strong>s cet angle, <strong>les</strong> propos de La Bruyère insistent surt<strong>ou</strong>t sur la<br />

dimension de travail, de construction lectoriale attachés à la réception des peinture mora<strong>les</strong> :<br />

l’enjeu herméneutique semble ainsi majeur, qui n<strong>ou</strong>s convie à penser que La Bruyère n<strong>ou</strong>s propose<br />

là une distinction entre deux constructions interprétatives divergentes, l’une dénoncée, l’autre<br />

revendiquée.<br />

3. L’exégèse biblique et la promotion de la lettre.<br />

Ainsi la lisibilité de cette proposition ne serait ni poétique, ni rhétorique, mais herméneutique 11 .<br />

Reste à reconnaître s<strong>ou</strong>s chacun des termes (lecture littérale, lire comme une histoire, entendre la<br />

figure, entendre la poésie) des concepts opératoires dans le champ de l’herméneutique classique.<br />

Que le XVII e siècle ne soit pas celui de la manie allégorique – à l’inverse de l’époque<br />

précédente –, le déclin <strong>du</strong> néo-platonisme ficinien n<strong>ou</strong>s le rappelle 12 . Mais si le travail<br />

herméneutique sur <strong>les</strong> mythes littéraires antiques en particulier est largement contesté, le XVII e<br />

siècle n’a pas ignoré <strong>les</strong> querel<strong>les</strong> d’interprétation, et généralement parlant, la pratique<br />

herméneutique reste au plus haut point vivace dans un domaine qu’évoquent justement <strong>les</strong> propos<br />

préliminaires de la proposition qui n<strong>ou</strong>s occupe, à savoir <strong>les</strong> débats théologiques :<br />

[…] un BOURDALOUE en chaire ne fait point de peintures <strong>du</strong> crime ni plus vives ni plus<br />

innocentes : il n’importe […]. 13<br />

L’immersion dans le champ autonome de la théologie dépasse amplement notre propos 14 . N<strong>ou</strong>s<br />

rappellerons simplement ici la récurrence <strong>du</strong> débat formaliste sur la distinction juridique entre le<br />

Droit (le <strong>sens</strong> général) et le Fait (le <strong>sens</strong> enten<strong>du</strong> par l’auteur) – entre l’esprit et la lettre – dans <strong>les</strong><br />

11 P<strong>ou</strong>r une étude générale sur la question de l’herméneutique dans Les Caractères, voir Marc Escola, La<br />

Bruyère I. Brèves questions d’herméneutique, Paris, H. Champion, coll. « Lumière classique », 2001,<br />

notamment chap. V, p. 247 sq.<br />

12 Voir Ch. Noille-Clauzade, L’Eloquence <strong>du</strong> Sage. Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié <strong>du</strong><br />

XVII e siècle, op. cit., chap. 3, « La Fontaine et <strong>les</strong> délices de Platon ».<br />

13 La Bruyère, Préface au Disc<strong>ou</strong>rs de réception, éd. cit., p. 612.<br />

14 P<strong>ou</strong>r une présentation synthétique des domaines d’enquête afférant au champ de la théologie, n<strong>ou</strong>s<br />

renvoyons au numéro spécial de XVII e Siècle sur La Bible au XVII e siècle (n° 194, 1997), en particulier à Jean<br />

Le Brun (« Exégèse, herméneutique et logique au XVII e siècle », p. 19-30), à François Laplanche (« Survie et<br />

épreuves <strong>du</strong> <strong>sens</strong> mystique des Ecritures au XVII e siècle », p. 31-41), et à Jean-Robert Armogathe<br />

(« Commenter l’Apocalypse », p. 93-103).


Les <strong>lectures</strong> à <strong>clefs</strong> <strong>ou</strong> l’invention <strong>du</strong> <strong>sens</strong> littéral 5<br />

condamnations pontifica<strong>les</strong> lancées à l’encontre des thèses de Baïus, puis surt<strong>ou</strong>t de Jansenius 15 ;<br />

n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s attarderons un peu plus en revanche sur le grand partage qui s’instaure au c<strong>ou</strong>rs <strong>du</strong> siècle<br />

entre exégèse biblique traditionnelle et ren<strong>ou</strong>veau exégétique, qu’il soit le fait des milieux<br />

réformés 16 , <strong>ou</strong> qu’il soit promu par de grandes indivi<strong>du</strong>alités catholiques, au premier rang<br />

desquel<strong>les</strong> Richard Simon 17 . Car c’est précisément à cette occasion que n<strong>ou</strong>s verrons ressurgir<br />

t<strong>ou</strong>tes <strong>les</strong> expressions convoquées par La Bruyère p<strong>ou</strong>r parler de son œuvre, avec <strong>les</strong> mêmes<br />

paradigmes d’opposition et d’assimilation.<br />

En effet, d’un côté, avec <strong>les</strong> Pasteurs de Paris et l’école exégétique de Saumur, puis avec<br />

l’oratorien Richard Simon et <strong>les</strong> grands érudits bénédictins (Mabillon, Dom Calmet), se met en<br />

place une lecture de l’Ancien Testament que l’on appelle littérale <strong>ou</strong> historique et qui s’effectue<br />

selon <strong>les</strong> règ<strong>les</strong> de la critique. De quoi s’agit-il En accord avec l’effervescence de l’érudition qui<br />

se répand sur le siècle, est promue une exploration attentive des moindres particularités des langues<br />

bibliques, de façon à retravailler l’établissement même <strong>du</strong> texte – et en ce <strong>sens</strong>, cette critique, aussi<br />

nommée grammaticale, relève de la philologie 18 .<br />

Mais il y a plus : on assiste à un déploiement considérable d’instruments de travail intellectuels<br />

(connaissances en matière de géographie, d’histoire, des institutions), p<strong>ou</strong>r mener à bien une lecture<br />

de la Bible, de l’Ancien Testament en particulier, comme témoignage des institutions et des<br />

événements d’Israël à une époque donnée. C’est ainsi qu’en application de règ<strong>les</strong> critiques<br />

(jugement philologique, critique des témoignages, présentation des preuves…) 19 , se construit une<br />

interprétation historique <strong>du</strong> <strong>sens</strong> littéral attaché aux textes bibliques.<br />

Comprenons-n<strong>ou</strong>s bien : dans cette optique, le <strong>sens</strong> littéral, en l’occurrence historique, n’est pas<br />

le <strong>sens</strong> immédiat, donné d’emblée ; il est le pro<strong>du</strong>it d’un travail d’érudition considérable, il est le<br />

résultat d’une construction herméneutique critique, jusqu’alors bâclée par la tradition. C’est<br />

d’ailleurs à ce titre que Dom Calmet vante <strong>les</strong> mérites (et <strong>les</strong> difficultés) de cette entreprise<br />

critique :<br />

N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s sommes bornés au <strong>sens</strong> littéral. C’est le fondement de t<strong>ou</strong>s <strong>les</strong> autres <strong>sens</strong> et de t<strong>ou</strong>tes<br />

<strong>les</strong> autres explications. Il n’est pas fort malaisé de donner des réflexions mora<strong>les</strong> et spirituel<strong>les</strong>, de<br />

chercher des <strong>sens</strong> allégoriques et figurés dans l’Ecriture, <strong>les</strong> écrits des Pères et de la plupart des<br />

interprètes en sont pleins ; et ces sortes d’explications sont s<strong>ou</strong>vent arbitraires. Mais la grande<br />

difficulté consiste à donner le vrai <strong>sens</strong> <strong>du</strong> texte, à développer la vraie signification de la lettre ; l’on<br />

peut dire que c’est ce qu’il y a de plus instructif et de plus solide dans cette sorte d’étude. Si l’on était<br />

15 Voir Catherine Maire, De La Cause de Dieu à la cause de la Nation. Le Jansénisme au XVIII e siècle,<br />

Paris, Gallimard, 1998, intro<strong>du</strong>ction, p. 19, 28, 31 et 40.<br />

16 Voir F. Laplanche, L’Ecriture, le sacré et l’histoire. Erudits et politiques protestants devant la Bible en<br />

France au XVII e siècle, Amsterdam, Holland University Press, 1986.<br />

17 Voir <strong>du</strong> même auteur, La Bible en France, entre mythe et critique (XVI e -XIX e siècle), Paris, Albin Michel,<br />

1994, p. 61 et sq.<br />

18 Richard Simon tr<strong>ou</strong>ve en ce domaine un grand prédécesseur dans la figure <strong>du</strong> protestant L<strong>ou</strong>is Cappel, et<br />

de sa Critica Sacra, sive de variis quae in sacris Veteris Testamenti libris occurrunt lectionibus Libri Sex<br />

(Paris, 1650) ; rappelons le titre des deux <strong>ou</strong>vrages inauguraux (côté catholique) de R. Simon, Histoire critique<br />

<strong>du</strong> vieux Testament, Paris, Vve Billaine, 1678, in-4°, pièces limin. et 680 p., et Histoire critique des<br />

principaux commentateurs <strong>du</strong> N<strong>ou</strong>veau Testament, Rotterdam, R. Leers, 1695, 1 vol. in-4°.<br />

19 Voir Jean Jehasse, La Renaissance de la critique : l’essor de l’humanisme érudit de 1560 à 1614, Presses<br />

de l’Université de Saint-Etienne, 1976.


6 Christine Noille-Clauzade<br />

plus versé dans le <strong>sens</strong> littéral des Ecritures, il serait plus aisé de donner de bonnes explications<br />

spirituel<strong>les</strong>. 20<br />

Autant de n<strong>ou</strong>veautés techniques ne vont pas sans une remise en cause globale <strong>du</strong> Livre de Dieu<br />

dans son statut même. Ce privilège <strong>du</strong> travail sur le <strong>sens</strong> littéral rompt avec la doctrine médiévale<br />

<strong>du</strong> quadruple <strong>sens</strong> (Historia, Allegoria, Anagogia, Tropologica), dans laquelle l’attention est<br />

déportée <strong>du</strong> littéral vers le spirituel, vers l’explicitation d’un <strong>sens</strong> mystique, qu’il soit allégorique<br />

(<strong>ou</strong> figuratif, au <strong>sens</strong> strict), anagogique (concernant <strong>les</strong> mystères de l’Eglise), <strong>ou</strong> « tropologique »<br />

(c’est-à-dire moral, par application aux mœurs <strong>du</strong> chrétien) 21 . Et cette rupture ne va pas sans<br />

s<strong>ou</strong>lever un certain nombre de résistances.<br />

4. La persistance d’une lecture dévote.<br />

Sans aller en effet jusqu’aux excès de la tradition de l’allégorisme rattachée à Origène, le<br />

premier théoricien systématique <strong>du</strong> <strong>sens</strong> spirituel, un c<strong>ou</strong>rant s’affirme dans la seconde moitié <strong>du</strong><br />

XVII e siècle, qui témoigne d’une véritable persistance de l’exégèse traditionnelle. C’est ainsi que<br />

François Laplanche distingue trois composantes dans la défense <strong>du</strong> <strong>sens</strong> « prophétique » face à la<br />

progression <strong>du</strong> <strong>sens</strong> littéral : une résistance apologétique (l’attachement des théologiens catholiques<br />

à l’exégèse telle qu’elle a été pratiquée par <strong>les</strong> Pères de l’Eglise) ; une résistance théologique (le<br />

d<strong>ou</strong>ble niveau de <strong>sens</strong> étant imposé par la logique de la théologie chrétienne, au nom de l’origine<br />

divine des Ecritures) ; et enfin une résistance dévote (<strong>les</strong> milieux de la dévotion accordant leur<br />

préférence à l’application <strong>du</strong> texte à l’existence présente <strong>du</strong> croyant, ce qui revient à défendre<br />

l’importance <strong>du</strong> <strong>sens</strong> moral <strong>ou</strong> tropologique) 22 .<br />

Il n’est alors pas anodin de rappeler que La Bruyère gravite dans des milieux marqués, en ce<br />

domaine, par leur attachement à l’exégèse traditionnelle, à la lecture figurale de la Bible, qu’il<br />

s’agisse <strong>du</strong> Petit Concile dominé par la figure de Bossuet, <strong>ou</strong> de l’Académie <strong>du</strong> Président de<br />

Lamoignon, grand centre humaniste dévot s’il en est. L’opposition à la critique historique y est<br />

virulente 23 , même si Bossuet le premier est contraint, face à l’apocalyptique protestante, de<br />

réaffirmer la pertinence <strong>du</strong> <strong>sens</strong> littéral à côté <strong>du</strong> <strong>sens</strong> prophétique 24 . Mais de façon générale, p<strong>ou</strong>r<br />

reprendre la formule de François Laplanche, « en France, t<strong>ou</strong>t s’est passé comme si la dévotion<br />

était incompatible avec la philologie 25 ».<br />

L’extension de ce paradigme herméneutique oppositionnel au domaine des lettres profanes ne<br />

rencontre pas alors de difficultés. Car <strong>les</strong> règ<strong>les</strong> de la « critique » – à la base de la lecture<br />

philologique et de l’interprétation littérale – se sont imposées aux textes profanes comme aux textes<br />

bibliques, et même, plus exactement, aux textes bibliques comme s’ils étaient profanes. C’est ainsi<br />

qu’un catholique dévot peut dénoncer l’exégèse littérale à la mode:<br />

20 Dom Calmet, Commentaire littéral de t<strong>ou</strong>s <strong>les</strong> livres de l’Ancien Testament et <strong>du</strong> N<strong>ou</strong>veau Testament, 1 ère<br />

éd. : 1707-1716, 22 vol., in-4° ; 2 e éd. : 1714-20, Préface.<br />

21 P<strong>ou</strong>r une définition rapide de ces notions, voir notre Glossaire (entrée : la lettre et l’esprit) dans Le Style,<br />

Paris, Flammarion, 2004, p. 233-234, <strong>ou</strong> encore notre intro<strong>du</strong>ction, p. 22-24.<br />

22 Voir F. Laplanche, art. cit., p. 31-41.<br />

23 Faut-il rappeler l’accueil réservé aux thèses de Richard Simon Exclu de l’Oratoire dès 1678, il voit <strong>les</strong><br />

1300 exemplaires de son Histoire critique <strong>du</strong> vieux Testament brûlés à l’instigation de Bossuet.<br />

24 Voir C. Maire, op. cit., p. 167 ; et J.-R. Armogathe, art. cit., p. 93-103.<br />

25 F. Laplanche, art. cit., p. 41.


Les <strong>lectures</strong> à <strong>clefs</strong> <strong>ou</strong> l’invention <strong>du</strong> <strong>sens</strong> littéral 7<br />

Par la connaissance des langues et des humanités, ils font <strong>du</strong> texte sacré l’objet de leur critique et<br />

de leur vanité, comme ils font des auteurs profanes : ils ne pénètrent point <strong>les</strong> <strong>sens</strong> spirituels p<strong>ou</strong>r la<br />

perfection et la correction des mœurs. Ils n<strong>ou</strong>s conservent ce trésor sans l’<strong>ou</strong>vrir […]. 26<br />

N<strong>ou</strong>s sommes ici très proches de la remarque de La Bruyère : même idéal tropologique<br />

d’application morale à soi, même dénonciation de l’esprit « critique » associé à l’engluement dans<br />

le <strong>sens</strong> littéral.<br />

Franchissons le pas et revenons-en alors à la Préface de La Bruyère et à la lecture exégétique<br />

qu’il programme p<strong>ou</strong>r son texte : une cohérence profonde apparaît désormais <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> versant<br />

rejeté. La Bruyère assimile la « critique » à une lecture « littérale » et « historique », c’est-à-dire à<br />

la construction artificielle d’un <strong>sens</strong> historique (en l’occurrence pamphlétaire : rattachement des<br />

peintures <strong>ou</strong> caractères à des indivi<strong>du</strong>alités historiquement situées), laquelle, refusant d’<strong>ou</strong>vrir le<br />

texte à un <strong>sens</strong> spirituel, en reste donc à un travail philologique et documenté sur sa lettre, bref, à sa<br />

signification littérale.<br />

Sur l’autre versant, est promue une lecture figurale qui transcende la lettre dans un <strong>sens</strong><br />

spirituel, en l’occurrence tropologique (au <strong>sens</strong> exégétique <strong>du</strong> terme), comme le confirme mainte<br />

assertion de La Bruyère : il s’agit p<strong>ou</strong>r lui d’inviter à une application à soi, à une interprétation<br />

tropologique des peintures qui œuvre à une réformation morale :<br />

[…] l’orateur et l’écrivain ne sauraient vaincre la joie qu’ils ont d’être applaudis ; mais ils<br />

devraient r<strong>ou</strong>gir d’eux-mêmes s’ils n’avaient cherché par leurs disc<strong>ou</strong>rs <strong>ou</strong> par leurs écrits que des<br />

éloges ; <strong>ou</strong>tre que l’approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement de mœurs et la<br />

réformation de ceux qui <strong>les</strong> lisent <strong>ou</strong> qui <strong>les</strong> éc<strong>ou</strong>tent […]. 27<br />

Que l’interprétation tropologique soit nommée seulement figurale dans la proposition que n<strong>ou</strong>s<br />

avons entrepris d’expliciter, ne doit pas surprendre : si le <strong>sens</strong> figural correspond stricto <strong>sens</strong>u au<br />

<strong>sens</strong> typologique, tel qu’il est repris par exemple par Pascal aux Pères 28 , la figuration, c’est aussi<br />

celle <strong>du</strong> <strong>sens</strong> spirituel en général par le <strong>sens</strong> littéral – dans une acception il est vrai plus rhétorique<br />

que théologique <strong>du</strong> terme. Par exemple, en détracteur de Grotius et Simon, Sacy peut écrire :<br />

Mais l’observation la plus importante que l’on doit faire sur ce qu’on appelle ordinairement le <strong>sens</strong><br />

littéral et le <strong>sens</strong> allégorique des Psaumes est que ces deux <strong>sens</strong> sont très s<strong>ou</strong>vent liés l’un à l’autre,<br />

selon l’intention <strong>du</strong> Saint-Esprit, en sorte que l’un n’est pas plus véritablement le <strong>sens</strong> littéral et<br />

historique de l’Ecriture, que l’autre est le <strong>sens</strong> spirituel figuré par ce premier, qui n’en est même que<br />

comme l’écorce, s<strong>ou</strong>s laquelle il est enfermé comme le vrai fruit, l’un n’étant que l’ombre <strong>ou</strong> l’image<br />

et l’autre la réalité et la vérité. 29<br />

26 M. de Gaumont, magistrat membre <strong>du</strong> Parlement de Paris, dont l’opinion est consignée dans une lettre de<br />

Cl. Fleury adressée au neveu de ce parlementaire et publiée en 1807 dans <strong>les</strong> N<strong>ou</strong>veaux opuscu<strong>les</strong> de M.<br />

l’Abbé Fleury (p. 227). Référence donnée par F. Laplanche, art. cit., p. 39.<br />

27 La Bruyère, Préface des Caractères, éd. cit., p. 117 (remarque qui remonte à la 4 e édition, 1689 ; <strong>ou</strong><br />

encore, ibid., remarques I, 34, p. 137, VI, 12, p. 263, XV, 11, p. 562).<br />

28 Voir Jean Mesnard, « La théorie des figuratifs dans <strong>les</strong> Pensées de Pascal », Revue d’histoire de la<br />

philosophie et d’histoire générale de la civilisation, juil.-sept. 1943, p. 219-253 (repris dans La Culture <strong>du</strong><br />

XVII e siècle, Paris, P.U.F., 1992, p. 426-453) ; et plus généralement sur la question de l’exégèse, voir Pierre<br />

Force, Le Problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989.<br />

29 L<strong>ou</strong>is-Isaac Le Maistre de Sacy, Les Psaumes de David, Paris, 1699, 3 vol., Préface. N<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>lignons.


8 Christine Noille-Clauzade<br />

La lisibilité de la proposition énoncée dans la Préface de La Bruyère en 1694 s’établit donc à un<br />

niveau herméneutique : reste un ultime problème – et non le moindre – à s<strong>ou</strong>lever : la transposition<br />

de ce code de lecture exégétique à un <strong>ou</strong>vrage strictement profane.<br />

5. Dévotion et littérature.<br />

Par un c<strong>ou</strong>p de force herméneutique, La Bruyère revendique p<strong>ou</strong>r son texte un travail lectorial<br />

généralement réservé à l’Ecriture sainte : à la façon dont, p<strong>ou</strong>r leurs détracteurs, <strong>les</strong> <strong>lectures</strong><br />

littéra<strong>les</strong> ont aligné le texte biblique sur <strong>les</strong> textes profanes, La Bruyère élève son œuvre à la dignité<br />

<strong>du</strong> texte consacré ; même nivellement, mais dans un m<strong>ou</strong>vement strictement inverse qui ne va pas<br />

de soi. Car il existe malgré t<strong>ou</strong>t un fossé infranchissable entre l’autorité <strong>du</strong> texte biblique et l’enjeu<br />

<strong>du</strong> texte humain : l’exégèse littéraire ne peut que mimer métaphoriquement l’exégèse biblique et<br />

dans ce saut métaphorique s’eng<strong>ou</strong>ffre t<strong>ou</strong>te la théologie de l’inspiration divine.<br />

Une expression – la dernière que n<strong>ou</strong>s n’ayons pas recadrée – vient précisément témoigner de<br />

cette différence fondamentale, ontologique, entre sacré et profane : il faut entendre la poésie des<br />

caractères. La difficulté de l’expression tient à l’application <strong>du</strong> verbe à un tel objet, et il n’est guère<br />

qu’un seul contexte où le geste interprétatif soit spécifié p<strong>ou</strong>r la poésie, c’est dans le contexte au<br />

demeurant galvaudé de l’allégorie des poètes, chère à Dante et à la Renaissance 30 . Selon une<br />

répartition thomiste fondé sur la présence <strong>ou</strong> l’absence de l’intention allégorique dans la conscience<br />

de l’auteur, se met en place une distinction entre interprétation poétique (entendre la poésie)<br />

conforme à l’intention consciente de l’auteur, et interprétation théologique, visant l’intention de<br />

Dieu qui opère à travers l’auteur et à son insu 31 .<br />

Entendre la poésie, c’est ainsi interpréter le travail d’encodage allégorique tel qu’il est<br />

consciemment opéré par le poète et tel qu’il définit la procé<strong>du</strong>re même de « poétisation ». Poésie<br />

est ici synonyme de programmation d’un travail symbolique, d’attelage allégorique par association<br />

d’éléments disparates qui fait <strong>sens</strong> (et partant d’un travail herméneutique de restitution).<br />

Que n<strong>ou</strong>s dit La Bruyère, fort de ces références herméneutiques complexes Tandis que <strong>les</strong><br />

critiques historiques construisent un <strong>sens</strong> littéral artificiel sur son œuvre – <strong>les</strong> <strong>lectures</strong> à <strong>clefs</strong> –, La<br />

Bruyère en appelle à entendre l’intention poétique (symbolique) qui a présidé à son travail<br />

littéraire, à interpréter le texte comme poésie, comme symbole littéraire d’un projet moral<br />

susceptible d’application à soi. Contre la perversion et le malenten<strong>du</strong> des critiques, l’entente entre<br />

le lecteur et l’auteur passe par un accord sur le statut allégorique et « tropologique » (moral) <strong>du</strong><br />

texte.<br />

Il s’avère à l’analyse que le projet des Caractères participe d’une idéologie exégétique qui a<br />

totalement déserté l’espace contemporain des études littéraires. La Bruyère programme en effet un<br />

travail de lecture 1. démarqué des pratiques théologiques, 2. n<strong>ou</strong>rri des habitus propres à la<br />

tradition d’interprétation poétique, et 3. effectué en t<strong>ou</strong>te confiance :<br />

[…] sans ces conditions qu’un auteur exact et scrupuleux est en droit d’exiger de certains esprits<br />

p<strong>ou</strong>r l’unique récompense de son travail, je d<strong>ou</strong>te qu’il doive continuer d’écrire […]. 32<br />

30 Voir Jean Pépin, Dante et la tradition de l’allégorie, Paris, Vrin, 1970, « L’impossibilité d’une allégorie<br />

non scripturale », p. 71-74.<br />

31 Voir ibid., « Le caractère littéral <strong>du</strong> <strong>sens</strong> figuré », p. 79-80.<br />

32 La Bruyère, Préface aux Caractères, éd. cit., p. 119.


Les <strong>lectures</strong> à <strong>clefs</strong> <strong>ou</strong> l’invention <strong>du</strong> <strong>sens</strong> littéral 9<br />

Il y aura encore quatre autres éditions après cette déclaration, preuve que l’auteur avait, contre t<strong>ou</strong>te<br />

vraisemblance, rencontré son lectorat.<br />

La « clef » est ainsi une déconstruction <strong>du</strong> texte, une pro<strong>du</strong>ction de significations hétérogènes<br />

selon des procé<strong>du</strong>res de critique grammatica<strong>les</strong> et historiques : elle invente le <strong>sens</strong> littéral. A<br />

reb<strong>ou</strong>rs des <strong>lectures</strong> littéra<strong>les</strong>, promises, ne l’<strong>ou</strong>blions pas, à un bel avenir (qu’el<strong>les</strong> portent sur <strong>les</strong><br />

lettres divines <strong>ou</strong> sur <strong>les</strong> lettres profanes), est attesté, dans le s<strong>ou</strong>hait de La Bruyère comme dans le<br />

lectorat des moralistes classiques, un c<strong>ou</strong>rant de lecture « dévote », qui s’adapte à un contexte laïc<br />

de pro<strong>du</strong>ction, et dont il n’est pas interdit de penser qu’il intro<strong>du</strong>it au sein <strong>du</strong> classicisme une<br />

première version, presque littérale, de notre propre dévotion <strong>du</strong> littéraire.<br />

Christine Noille-Clauzade<br />

Université Stendhal Grenoble 3<br />

Equipe de recherche RARE

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