Béton armé : la construction d'une image - CDH - EPFL

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SHS – Histoire sociale et culturelle des technologies Béton armé : la construction d’une image A l’origine le béton n’est pas montré, ne servant qu’à certaines parties de construction non apparentes ou recouvertes. Des ouvrages comme la Banque Cantonale Vaudoise et l’Hôtel des Postes, deux bâtiments représentatifs, font emploi du béton armé dans leur construction, mais sous une forme dissimulée. En apparence, rien ne change dans l’expression classique des bâtiments. Il en est de même pour les ouvrages d’art en ville. En 1895, le pont de la Coulouvrenière à Genève, alors en construction, fait l’objet d’un article dans la revue La Patrie suisse 76 . Dans sa description de l’ouvrage, l’auteur de l’article souligne que le pont aura bel et bien l’apparence de la pierre. On peut imaginer que l’ouvrage en chantier puisse avoir laissé croire à la population, puisqu’il n’était manifestement pas construit en pierre, qu’il n’aurait pas l’apparence de la pierre. Le pont de Montbenon à Lausanne 77 , construit en 1905, prend déjà une position un peu différente : le béton n’est plus caché : il se combine harmonieusement à la pierre. Le béton est ici exprimé dans le respect d’un langage classique. Dans de tels ouvrages, le béton se réduit à une fonction structurelle, et, même s’il est montré, il ne compromet pas les traditions architecturales classiques. Il est alors surprenant de trouver, dans les mêmes années, certains ponts de Robert Maillart. Le pont de Tavanasa 78 , construit en 1905, fait apparaître le béton sous un tout autre jour. Dans cet ouvrage, art et technique forme un tout. Le béton y exprime ses qualités structurelles et plastiques, notamment parce qu’il est compris comme un matériau tridimensionnel et monolithique. Il faut alors préciser que ce pont n’est pas un pont urbain, mais qu’il se trouve dans la nature, et peut sans doute mieux, à ce titre, s’abstraire d’un langage décoratif et des conventions stylistiques de l’architecture des monuments. A ce sujet, il est aussi intéressant de noter qu’alors que se poursuivait la construction d’ouvrages d’art liés au développement du réseau ferroviaire suisse, les ponts en béton furent finalement mieux acceptés que les ouvrages en acier, car d’une certaine façon, le béton, d’origine minérale, paraissait mieux se confondre dans le paysage. Enfin, il apparaît que c’est l’architecture moderne, en s’appropriant le matériau, qui donnera au béton armé toute sa légitimité architecturale, notamment en l’appliquant à la problématique du logement collectif. Ses qualités coïncident en effet avec une conception sociale et égalitaire, rationnelle, de l’architecture moderne. Cette idéologie doit s’exprimer à travers une expression de pureté et de neutralité qui donne au béton armé une expression nouvelle. 76 KHUNE E., « Pont de la Coulouvrenière »,in La Patrie Suisse, 1895, pp. 256-257. 77 (voir Annexe 11) VAUTIER A., « Concours pour l’exécution du pont Chauderon-Montbenon », in BTSR, n°2, 1902, pp.12-14. 78 (voir Image 9) Pont de Tavanasa, MAILLART R., architecte-ingénieur, Tavanasa (GR), 1905. 25

SHS – Histoire sociale et culturelle des technologies Béton armé : la construction d’une image 9. CONCLUSION Au tournant du siècle, alors que la Suisse cultive ses valeurs traditionnelles et la beauté de ses paysages, l’élan de progrès technique cherche ses marques. C’est alors qu’un curieux mélange sans forme ni destination commence à élever l’attention de certains. Uniquement bon à constituer les massifs de fondation sous terre, voilà que ce nouveau matériau, nécessairement emprunt d’une certaine disgrâce, voit progressivement le jour, prenant pour première figure les seuls objets techniques (poutres, dalles) que l’on sait se représenter…Cette « sortie délicate de terre » -ses constituants en sont d’ailleurs issus- engendre très vite face au matériau une double attitude qui nourrit les débats en même temps qu’elle construit les futures représentations. On l’a vu, une première attitude est celle des empiristes qui, très vite, s’approprient le matériau pour lui donner consistance sur le terrain, le faire parler de ses qualités curieuses et novatrices de résistance et de compacité qu’il reste encore à dompter. C’est l’image d’une forte labellisation qui affiche la croyance en un système d’avenir. La fierté des constructeurs s’en fait aussitôt ressentir, ils cherchent à mobiliser les foules d’experts. En face d’eux, les théoriciens se veulent trouver les modèles mathématiques qui, à l’image de ceux de l’acier, permettraient de codifier et légitimer les intuitions bien remarquées des empiristes. Mais rapidement, tous se retrouvèrent devant le constat déroutant d’un matériau hétérogène difficilement cernable scientifiquement. Et pourtant, cela marchait, les dalles chargées à outrance résistaient… alors refus ou espoirs Des points forts ont en grande partie jouer en faveur de l’espoir. D’une part les matières premières minérales nécessaires à sa fabrication gorgeaient le sol de la Suisse davantage que celles de l’acier, assurant donc un appui de base. D’autre part, quelques brevets et noms s’étaient déjà démarqués auparavant en France et en Angleterre se construisant par l’expérience une notoriété attirante. Les constructions adoptèrent le béton armé, d’abord par interventions ponctuelles mais en restant toujours cachées du public. Au fond les incertitudes des théoriciens n'arrivèrent pas à déstabiliser la progression du matériau. Aussi, la recherche continuelle de solutions en réaction aux nouvelles préoccupations des théoriciens dévoile une ascension continue du béton armé ; la légitimité de la construction prenant le pas sur la science. Légitimité fragile pour peu qu’un accident survienne, c’est toute une pratique qui se voit remise en cause. Et pourtant, là encore la faute n’atteint pas le matériau lui-même et cette force de résistance s’explique au regard du réseau des acteurs. Un puissant groupe d’acteurs sous l’égide de François Hennebique joue pour beaucoup dans le développement du béton armé. On voit à travers la puissance hiérarchique qu’il met en place combien le matériau commence à avoir des répercussions sur l’organisation du monde de la construction. En effet, de nouvelles professions apparaissent, les corps de métiers s’étagent… Les organes privés poussant en ce sens, la Confédération s’oblige à établir des réglementations, fondant ainsi l’avenir du béton sur des bases plus sûres. La diffusion du béton armé fait appel à des stratégies commerciales, utilisant efficacement la photographie, avec tout le caractère spectaculaire et convaincant qu’elle permet. L’image s’enrichit d’une puissance démonstrative et fournit d’autres alternatives au manque théorique : un catalogue des possibles. Ainsi le béton armé triomphe-t-il, réussissant à passer outre les difficultés et les résistances auxquelles il se heurte. Ce triomphe est probablement tout autant redevable aux intuitions d’une poignée de personnalités indépendantes du monde de la construction, qu’aux ingénieurs et entrepreneurs qui déployèrent des forces assez efficaces pour l’inscrire parmi les procédés courant de constructions. Fort de ses performances techniques, le béton armé ne gagne cependant pas toutes les sympathies. Lorsqu’il s’affiche, c’est pour remplacer d’anciennes constructions et donc se heurter à un patrimoine culturel, social, un imaginaire collectif très conservateur. Dans ce contexte à double vitesse, certains acteurs isolés ou groupés expriment violemment la banalité, la laideur de ces constructions sans caractère. Mis à part ces mouvements, le béton n’est pas encore assez développé et émancipé à cette époque pour qu’il préoccupe vraiment le public. 26

SHS – Histoire sociale et culturelle des technologies<br />

<strong>Béton</strong> <strong>armé</strong> : <strong>la</strong> <strong>construction</strong> d’une <strong>image</strong><br />

9. CONCLUSION<br />

Au tournant du siècle, alors que <strong>la</strong> Suisse cultive ses valeurs traditionnelles et <strong>la</strong> beauté de ses<br />

paysages, l’é<strong>la</strong>n de progrès technique cherche ses marques. C’est alors qu’un curieux mé<strong>la</strong>nge sans<br />

forme ni destination commence à élever l’attention de certains. Uniquement bon à constituer les<br />

massifs de fondation sous terre, voilà que ce nouveau matériau, nécessairement emprunt d’une<br />

certaine disgrâce, voit progressivement le jour, prenant pour première figure les seuls objets<br />

techniques (poutres, dalles) que l’on sait se représenter…Cette « sortie délicate de terre » -ses<br />

constituants en sont d’ailleurs issus- engendre très vite face au matériau une double attitude qui nourrit<br />

les débats en même temps qu’elle construit les futures représentations.<br />

On l’a vu, une première attitude est celle des empiristes qui, très vite, s’approprient le matériau pour<br />

lui donner consistance sur le terrain, le faire parler de ses qualités curieuses et novatrices de résistance<br />

et de compacité qu’il reste encore à dompter. C’est l’<strong>image</strong> d’une forte <strong>la</strong>bellisation qui affiche <strong>la</strong><br />

croyance en un système d’avenir. La fierté des constructeurs s’en fait aussitôt ressentir, ils cherchent à<br />

mobiliser les foules d’experts.<br />

En face d’eux, les théoriciens se veulent trouver les modèles mathématiques qui, à l’<strong>image</strong> de ceux de<br />

l’acier, permettraient de codifier et légitimer les intuitions bien remarquées des empiristes. Mais<br />

rapidement, tous se retrouvèrent devant le constat déroutant d’un matériau hétérogène difficilement<br />

cernable scientifiquement. Et pourtant, ce<strong>la</strong> marchait, les dalles chargées à outrance résistaient… alors<br />

refus ou espoirs <br />

Des points forts ont en grande partie jouer en faveur de l’espoir. D’une part les matières premières<br />

minérales nécessaires à sa fabrication gorgeaient le sol de <strong>la</strong> Suisse davantage que celles de l’acier,<br />

assurant donc un appui de base. D’autre part, quelques brevets et noms s’étaient déjà démarqués<br />

auparavant en France et en Angleterre se construisant par l’expérience une notoriété attirante. Les<br />

<strong>construction</strong>s adoptèrent le béton <strong>armé</strong>, d’abord par interventions ponctuelles mais en restant toujours<br />

cachées du public.<br />

Au fond les incertitudes des théoriciens n'arrivèrent pas à déstabiliser <strong>la</strong> progression du matériau.<br />

Aussi, <strong>la</strong> recherche continuelle de solutions en réaction aux nouvelles préoccupations des théoriciens<br />

dévoile une ascension continue du béton <strong>armé</strong> ; <strong>la</strong> légitimité de <strong>la</strong> <strong>construction</strong> prenant le pas sur <strong>la</strong><br />

science. Légitimité fragile pour peu qu’un accident survienne, c’est toute une pratique qui se voit<br />

remise en cause. Et pourtant, là encore <strong>la</strong> faute n’atteint pas le matériau lui-même et cette force de<br />

résistance s’explique au regard du réseau des acteurs.<br />

Un puissant groupe d’acteurs sous l’égide de François Hennebique joue pour beaucoup dans le<br />

développement du béton <strong>armé</strong>. On voit à travers <strong>la</strong> puissance hiérarchique qu’il met en p<strong>la</strong>ce combien<br />

le matériau commence à avoir des répercussions sur l’organisation du monde de <strong>la</strong> <strong>construction</strong>. En<br />

effet, de nouvelles professions apparaissent, les corps de métiers s’étagent… Les organes privés<br />

poussant en ce sens, <strong>la</strong> Confédération s’oblige à établir des réglementations, fondant ainsi l’avenir du<br />

béton sur des bases plus sûres. La diffusion du béton <strong>armé</strong> fait appel à des stratégies commerciales,<br />

utilisant efficacement <strong>la</strong> photographie, avec tout le caractère spectacu<strong>la</strong>ire et convaincant qu’elle<br />

permet. L’<strong>image</strong> s’enrichit d’une puissance démonstrative et fournit d’autres alternatives au manque<br />

théorique : un catalogue des possibles.<br />

Ainsi le béton <strong>armé</strong> triomphe-t-il, réussissant à passer outre les difficultés et les résistances auxquelles<br />

il se heurte. Ce triomphe est probablement tout autant redevable aux intuitions d’une poignée de<br />

personnalités indépendantes du monde de <strong>la</strong> <strong>construction</strong>, qu’aux ingénieurs et entrepreneurs qui<br />

déployèrent des forces assez efficaces pour l’inscrire parmi les procédés courant de <strong>construction</strong>s.<br />

Fort de ses performances techniques, le béton <strong>armé</strong> ne gagne cependant pas toutes les sympathies.<br />

Lorsqu’il s’affiche, c’est pour remp<strong>la</strong>cer d’anciennes <strong>construction</strong>s et donc se heurter à un patrimoine<br />

culturel, social, un imaginaire collectif très conservateur. Dans ce contexte à double vitesse, certains<br />

acteurs isolés ou groupés expriment violemment <strong>la</strong> banalité, <strong>la</strong> <strong>la</strong>ideur de ces <strong>construction</strong>s sans<br />

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