Béton armé : la construction d'une image - CDH - EPFL

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31.12.2014 Views

SHS – Histoire sociale et culturelle des technologies Béton armé : la construction d’une image Le premier article concernant l’accident de Bâle décrit l’évènement sans mentionner le béton armé. Le deuxième article donne un peu plus de détails en indiquant l’emploi de planchers en ciment armé système Hennebique, et en mentionnant l’identité de deux experts nommés pour déterminer les causes de l’effondrement de la maison : W. Ritter et J. Rosshändler. Enfin, quelques jours plus tard, un article fait état d’une vive polémique « touchant l’emploi du béton armé, système Hennebique ou autre ». Le débat s’est animé alors qu’il s’agissait de comprendre ce qui, des façades en pierre ou des planchers en béton armé, avait cédé, entraînant l’ensemble de la construction à sa perte. Comme nous l’avons vu, le premier expert, W. Ritter, est professeur à L’Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich, où il enseigne; il est un agent précieux de la diffusion du béton armé dans le milieu universitaire. Joseph Rosshändler est ingénieur dans le service d’une compagnie de construction en métal, à Bâle. Ces éléments permettent sans doute de mieux comprendre l’éclatement d’une telle polémique. Le débat d’expert dissimule en fait un conflit d’intérêt. A l’occasion de cet accident, l’ingénieur Bâlois écrira une lettre, publiée dans les Basler Nachrichten, attaquant violemment le béton armé, comme le relate l’article du 3 septembre 1901 de La Gazette de Lausanne. Les constructions en acier touchées par des accidents tout aussi désastreux donnent aux défenseurs du béton armé un moyen de répliquer. On peut donc douter que ces attaques discréditent plus particulièrement le béton armé que d’autres systèmes de construction. Elles ont probablement pour effet de rendre l’opinion publique sceptique et méfiante à l’égard des innovations techniques en général. La Gazette de Lausanne semble relativement impartiale dans le débat, se contentant de faire état des polémiques. Finalement, l’ensemble des articles joue plutôt en la faveur du béton armé: le dernier article paru à propos de l’accident de Bâle, datant du 11 octobre 1901, expose les résultats d’une enquête menée sur le système Hennebique, lancée suite à l’accident, à travers diverses villes suisses et allemandes. Les résultats démontrent le caractère exceptionnel de l’accident de Bâle. Le béton armé en tant que procédé technique est innocenté. Il en ressort que c’est l’exécution des travaux par des ouvriers parfois peu qualifiés qui pose problème. Les deux ouvrages construits en béton armé sont en effet en cours de construction au moment des accidents. Cet élément est important pour comprendre que la pérennité, la solidité du béton armé n’est pas remise en cause par ces accidents, mais plutôt sa mise en œuvre, parce qu’elle appelle un nouveau savoir faire complexe, et qu’elle contient une part d’incertitude, liée par exemple au fait que le béton sèche plus ou moins vite selon les paramètres climatiques. Seule l’expérience permet de maîtriser peu à peu ces paramètres. La revue bimensuelle la Patrie Suisse ne parle pas de l’accident de Bâle, mais elle consacre un article à l’accident de Berne. L’article semble avoir été écrit pour écarter les soupçons et empêcher la naissance d’un nouveau débat : « Les experts ne se sont pas encore prononcés sur les causes de la catastrophe mais une enquête sommaire innocente le béton armé » 70 . Très souvent, on peut remarquer que les articles traitant d’accidents quels qu’ils soient commencent par relativiser, précisant que les incidents restent rares. Le Bulletin Technique de la Suisse Romande ne fait pas mention de ces accidents au moment où ils se produisent. On peut comprendre que le BTSR évite de prendre part aux polémiques, préférant faire état des progressions, afin de maintenir une perception positive des innovations techniques. Toutefois ces accidents sont éventuellement expliqués à posteriori. L’accident de Bâle fait ainsi l’objet d’un article datant du 20 Janvier 1902, exposant les résultats de l’expertise 71 . En fin de compte le système de construction en béton armé n’est pas remis en cause en lui-même par l’expertise, mais plutôt les négligences liées à l’exécution et le manque de vérifications. La revue de la société Hennebique, Le Béton Armé, ne manquera pas de souligner ce point dans un article dont le titre est d’ailleurs révélateur de son insistance. 72 70 «Un accident à Berne », in La Patrie suisse, 1905, p.216. 71 (voir Annexe 13) « Constructions en béton armé », in BTSR, Vol. 28, 20 Janvier 1902, pp. 133-134 72 (voir Annexe 14) « L’accident de Bâle et les accidents de chantier », in Le Béton Armé, n°49, Juin 1902, pp.5-8 23

SHS – Histoire sociale et culturelle des technologies Béton armé : la construction d’une image Si les accidents touchant les constructions en béton armé remettent en cause sa sécurité et donnent aux dissidents une occasion pour attaquer le matériau, compromettant son image, ils sont susceptibles d’avoir dans un second temps des répercussions bénéfiques. En l’occurrence, l’accident de Bâle a incité les cantons à prendre communément des mesures visant à assurer la sécurité des constructions en béton armé, mettant en évidence la nécessité pressante que la Confédération en établisse une codification. Comme nous l’avons vu en amont, les accidents accélèrent en effet le processus de réglementation, indispensable à une légitimité acquise. 73 Une autre question est de savoir si les accidents sont l’apanage du béton armé. En réalité non, comme en témoignent les journaux de l’époque, relatant fréquemment des accidents relatifs aux voies de chemin de fer, à d’autres écroulements d’ouvrages, tels que des ponts en pierre, ainsi que, plus régulièrement, des incendies. Ceci permet de se resituer dans une époque où, de manière générale, la sécurité des constructions (et des chantiers) était bien moins assurée qu’aujourd’hui ; dans cette condition, il semble que le béton n’apparaît pas plus dangereux que d’autres matériaux de construction. En outre s’il présente quelques difficultés au moment du chantier, il est difficile de trouver des exemples d’effondrement d’ouvrages achevés, ce qui va plutôt dans son sens. Par ailleurs, le grand nombre d’incendies relatés dans la presse est utile pour comprendre la valeur de l’argument majeur du béton armé : il résiste aux incendies. 8. UN MATERIAU EN QUETE D’IDENTITE : LA PROBLEMATIQUE DE L’EXPRESSION On voit bien que le béton armé a été en premier lieu une affaire d’ingénieurs, soucieux de faire valoir le potentiel d’une innovation technique afin de lui donner une place au sein des pratiques constructives. Le béton et ses qualités sont alors envisagés sur un plan essentiellement technique. Pour Jacques Gubler, « il existe effectivement un décalage entre l’apparition de nouveaux matériaux et la réflexion théorique sur leur signification architecturale » 74 . Il identifie le fait que les nouveaux matériaux, tels le béton armé, mais aussi le Linoléum et l’Eternit, « entrent dans les moeurs du bâtiment bien avant que les architectes ne se posent la question de leur utilisation spécifique », ajoutant que « le problème de la signification expressive du béton armé ne se débattra que dans les années 1920. ». On peut penser que ce décalage ait eu des conséquences sur la représentation du matériau. Le fait que le matériau se soit développé pendant plusieurs années sans faire l’objet d’une réflexion sur son expression peut expliquer qu’il donne le sentiment d’être banal, sans intérêt, sans noblesse. Cyrille Simonnet parle d’un « manque d’iconicité » 75 pour désigner cet état de chose. Le béton a ceci de particulier qu’il est un matériau plastique, liquide. Pouvant tout former, il ne correspond pas à une expression toute trouvée, inhérente à ses propriétés, comme on pourrait le dire de l’acier qui se formalise en un assemblage de profilés donnant à toute construction de ce type un caractère élancé et élégant. De plus, les larges possibilités du béton armé ne le prédestinent à aucune destination en particulier. Il semble ainsi que ses plus grandes qualités le desservent dans sa quête d’identité. Si le béton prendra toute sa légitimité architecturale dans le mouvement moderne, dont il se fera l’icône, les constructions en béton armé datant de la période qui nous intéresse mettent déjà en exergue certaines questions relatives à son expression. Le béton peut-il être montré Ses qualités doivent-elle se plier à un langage classique de l’architecture, ou sont-elle l’occasion d’inventer une autre expression 73 SIA, « Compte-rendu du comité central sur les évènements et activités majeures de l’année 1902 », in BTSR, n°15, 1903, p. 234. 74 GUBLER Jacques, Nationalisme et internationalisme dans l’architecture moderne de la Suisse, Lausanne, L’Age d’Homme, 1975, p.57 75 SIMONNET Cyrille, in op. cit.. 24

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<strong>Béton</strong> <strong>armé</strong> : <strong>la</strong> <strong>construction</strong> d’une <strong>image</strong><br />

Le premier article concernant l’accident de Bâle décrit l’évènement sans mentionner le béton <strong>armé</strong>. Le<br />

deuxième article donne un peu plus de détails en indiquant l’emploi de p<strong>la</strong>nchers en ciment <strong>armé</strong><br />

système Hennebique, et en mentionnant l’identité de deux experts nommés pour déterminer les causes<br />

de l’effondrement de <strong>la</strong> maison : W. Ritter et J. Rosshändler. Enfin, quelques jours plus tard, un article<br />

fait état d’une vive polémique « touchant l’emploi du béton <strong>armé</strong>, système Hennebique ou autre ». Le<br />

débat s’est animé alors qu’il s’agissait de comprendre ce qui, des façades en pierre ou des p<strong>la</strong>nchers en<br />

béton <strong>armé</strong>, avait cédé, entraînant l’ensemble de <strong>la</strong> <strong>construction</strong> à sa perte.<br />

Comme nous l’avons vu, le premier expert, W. Ritter, est professeur à L’Ecole Polytechnique Fédérale<br />

de Zurich, où il enseigne; il est un agent précieux de <strong>la</strong> diffusion du béton <strong>armé</strong> dans le milieu<br />

universitaire. Joseph Rosshändler est ingénieur dans le service d’une compagnie de <strong>construction</strong> en<br />

métal, à Bâle. Ces éléments permettent sans doute de mieux comprendre l’éc<strong>la</strong>tement d’une telle<br />

polémique. Le débat d’expert dissimule en fait un conflit d’intérêt. A l’occasion de cet accident,<br />

l’ingénieur Bâlois écrira une lettre, publiée dans les Basler Nachrichten, attaquant violemment le<br />

béton <strong>armé</strong>, comme le re<strong>la</strong>te l’article du 3 septembre 1901 de La Gazette de Lausanne. Les<br />

<strong>construction</strong>s en acier touchées par des accidents tout aussi désastreux donnent aux défenseurs du<br />

béton <strong>armé</strong> un moyen de répliquer. On peut donc douter que ces attaques discréditent plus<br />

particulièrement le béton <strong>armé</strong> que d’autres systèmes de <strong>construction</strong>. Elles ont probablement pour<br />

effet de rendre l’opinion publique sceptique et méfiante à l’égard des innovations techniques en<br />

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La Gazette de Lausanne semble re<strong>la</strong>tivement impartiale dans le débat, se contentant de faire état des<br />

polémiques. Finalement, l’ensemble des articles joue plutôt en <strong>la</strong> faveur du béton <strong>armé</strong>: le dernier<br />

article paru à propos de l’accident de Bâle, datant du 11 octobre 1901, expose les résultats d’une<br />

enquête menée sur le système Hennebique, <strong>la</strong>ncée suite à l’accident, à travers diverses villes suisses et<br />

allemandes. Les résultats démontrent le caractère exceptionnel de l’accident de Bâle. Le béton <strong>armé</strong> en<br />

tant que procédé technique est innocenté. Il en ressort que c’est l’exécution des travaux par des<br />

ouvriers parfois peu qualifiés qui pose problème. Les deux ouvrages construits en béton <strong>armé</strong> sont en<br />

effet en cours de <strong>construction</strong> au moment des accidents. Cet élément est important pour comprendre<br />

que <strong>la</strong> pérennité, <strong>la</strong> solidité du béton <strong>armé</strong> n’est pas remise en cause par ces accidents, mais plutôt sa<br />

mise en œuvre, parce qu’elle appelle un nouveau savoir faire complexe, et qu’elle contient une part<br />

d’incertitude, liée par exemple au fait que le béton sèche plus ou moins vite selon les paramètres<br />

climatiques. Seule l’expérience permet de maîtriser peu à peu ces paramètres.<br />

La revue bimensuelle <strong>la</strong> Patrie Suisse ne parle pas de l’accident de Bâle, mais elle consacre un article<br />

à l’accident de Berne. L’article semble avoir été écrit pour écarter les soupçons et empêcher <strong>la</strong><br />

naissance d’un nouveau débat : « Les experts ne se sont pas encore prononcés sur les causes de <strong>la</strong><br />

catastrophe mais une enquête sommaire innocente le béton <strong>armé</strong> » 70 . Très souvent, on peut remarquer<br />

que les articles traitant d’accidents quels qu’ils soient commencent par re<strong>la</strong>tiviser, précisant que les<br />

incidents restent rares.<br />

Le Bulletin Technique de <strong>la</strong> Suisse Romande ne fait pas mention de ces accidents au moment où ils se<br />

produisent. On peut comprendre que le BTSR évite de prendre part aux polémiques, préférant faire<br />

état des progressions, afin de maintenir une perception positive des innovations techniques. Toutefois<br />

ces accidents sont éventuellement expliqués à posteriori. L’accident de Bâle fait ainsi l’objet d’un<br />

article datant du 20 Janvier 1902, exposant les résultats de l’expertise 71 . En fin de compte le système<br />

de <strong>construction</strong> en béton <strong>armé</strong> n’est pas remis en cause en lui-même par l’expertise, mais plutôt les<br />

négligences liées à l’exécution et le manque de vérifications. La revue de <strong>la</strong> société Hennebique, Le<br />

<strong>Béton</strong> Armé, ne manquera pas de souligner ce point dans un article dont le titre est d’ailleurs révé<strong>la</strong>teur<br />

de son insistance. 72<br />

70 «Un accident à Berne », in La Patrie suisse, 1905, p.216.<br />

71 (voir Annexe 13) « Constructions en béton <strong>armé</strong> », in BTSR, Vol. 28, 20 Janvier 1902, pp. 133-134<br />

72 (voir Annexe 14) « L’accident de Bâle et les accidents de chantier », in Le <strong>Béton</strong> Armé, n°49, Juin 1902, pp.5-8<br />

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