les ingenieurs en syrie modernisation, technobureaucratie et identite

les ingenieurs en syrie modernisation, technobureaucratie et identite les ingenieurs en syrie modernisation, technobureaucratie et identite

staff.aub.edu.lb
from staff.aub.edu.lb More from this publisher
20.11.2014 Views

Dans une filiale de cette société à Alep où il n'y a plus d'expert, le service de la conception des ponts ne fonctionne plus malgré l'aide apportée par deux professeurs d'université. L'une des barrières fondamentales qui empêche l'intégration des ingénieurs avec l'expert, est peut-être la langue : l'expert souvent originaire de l'Europe de l'Est ne parle que sa langue maternelle et un peu l'anglais, alors que une petite partie seulement des ingénieurs syriens parlent l'anglais. Outre la question de la langue, la direction de l'entreprise n'est pas consciente de la nécessité de la formation continue à laquelle l'expert étranger pourrait participer : un expert français au ministère des Finances Syrien, censé former des cadres Syriens à la programmation s'est vu confier cette tâche qu'auraient dû faire les informaticiens locaux. Ce cas n'est pas isolé : des directeurs d'entreprises nationales nous ont avoué : "ne pas avoir très confiance en la compétence des ingénieurs locaux". 4- Solution du problème : La situation des ingénieurs décrite ci-dessus fait que l'ingénieur en Syrie, et surtout ceux de secteur public, a tendance à privilégier l'analogie, ce qui conduit à des dissonances cognitives, comme nous allons le montrer. Dans le domaine de l'exécution, le problème ne se pose pas tellement 265 . Par contre, pour les ingénieurs d'études, la question prend toute son ampleur : comment ceux-ci conçoivent-ils leurs projets? A la SECT , une entreprise nationale, en étudiant les méthodes et les processus utilisés par les ingénieurs pour la conception des ponts, nous avons constaté que c'est l'expert étranger qui élabore les grandes lignes du projet (ce qui forme l'expérience) tandis que les ingénieurs locaux ne font que les détails, en se référant à leurs manuels universitaires: "J'utilise jusqu'à maintenant la référence universitaire du Docteur Z. Hbous, bien que je connaisse l'ancienneté de ce livre (la version russe date de 1960), mais c'est le seul en langue arabe à ma connaissance" 266 . En fait, si "l'enseignement prépare généralement aux juxtapositions des technologies donnant des solutions partielles à des problèmes complexes" 267 , les processus de travail sont des combinaisons de technologies. Et pourtant, pour résoudre les problèmes quotidiens, les ingénieurs établissent une analogie avec des exemples similaires contenus dans leurs manuels (sans accorder grande attention aux fondements théoriques). Or si un problème dépasse les exemples du manuel par son hétérogénéité ou par sa complexité, peu d'ingénieurs recourent à la base théorique de références modernes ; ainsi le reste des ingénieurs le confie aux experts ou le résout de façon approximative non rentable économiquement 268 . Pour un problème, l'ingénieur procède comme s'il devait trouver La Solution, il a du mal à appréhender la possibilité de l'existence de plusieurs solutions ; cela se traduit par le fait que, pour un problème, il identifie un modèle, définit une Solution, vérifie que cela fonctionne, mais sans aller au delà dans la mise en oeuvre de cette solution. Au cas où il y a des experts étrangers, l'ingénieur syrien, d'après eux, leur pose deux types de questions : soit des questions d'information, du fait du caractère général de la formation 265 - Dans certaines entreprises aux Etats-Unis spécialisées dans l'exécution, on recrute les ingénieurs dont le niveau ne dépasse pas la moyenne pour que ceux-ci ne gaspillent pas leur temps en s'interrogeant trop sur la conception et se contentent ainsi d'exécuter les plans. 266 - selon CH. K., jeune ingénieur civil dans cette société. 267 - Armelle Gauffenic, "Ingénieurs, de la tradition à la modernité", in Tech-Mémoires, Paris, 1988, nø8, p.8. 268 - Dans le domaine de l'ingénierie, une telle conception pourrait assurer son objectif sans cependant être forcement économique ou fonctionnelle.

eçue dans les Universités Syriennes, donc ce genre de question est légitime ; soit des questions concernant des problèmes simples que les ingénieurs locaux pourraient traiter, s'ils s'y concentraient et y réfléchissaient. Lorsqu'une panne dans un programme ou un logiciel sur l'ordinateur se produit, "les ingénieurs en question, se plaint l'expert, la cherchent de façon non pas systématique mais plutôt arbitraire". Chercher systématiquement signifie vérifier la validité des algorithmes mathématiques utilisés, puis le plan général du programme (organigramme) avant de chercher la faute dans le programme lui-même. Le cadre Syrien tâtonne plutôt en changeant un petit morceau du programme qu'il met, ensuite, en marche ; si cela ne marche pas, on essaye à nouveau en prenant un autre morceau, etc.. Cette démarche de tâtonnement est généralement longue et peu performante. 269 Dans le domaine de l'architecture, l'architecte doit nourrir son imagination en suivant le mouvement du design international. Toutefois, en réalité, "pour concevoir un hôpital, par exemple, se plaint un professeur architecte à la faculté d'architecture de Damas, l'étudiant se contente de regarder un seul type d'hôpital et l'imite". Dans ce cas, l'imitation n'est même pas une sorte d'analogie, car cette dernière exige tout de même certaines conditions et principes. Raisonner, au-delà de l'analogie, demande un apprentissage long depuis l'école jusqu'à l'université, mais celles-ci ne le favorisent pas : "J'aimerais bien sortir un peu de la conception classique que nous avons apprise à l'université, mais j'ai peur de tromper. Finalement, on n'a pas l'habitude de le faire. (..) Dans l'examen, on n'a pas le droit de changer de la méthode utilisée dans les cours, même si cela donne le même résultat." 270 . "J'ai été critiquée par mes collègues parce que je posais des questions aux professeurs pendant les cours à la faculté. J'avais l'ambition de comprendre au-delà des explications simples fournies dans les manuels. Alors que, pour eux, j'étais prétentieuse. J'étais blessée par leurs critiques et finalement je m'arrêtais." 271 Ce que l'on vient de dire sur le raisonnement par analogie ne met pas en cause d'autres types de raisonnement comme le raisonnement mathématique, le problème se relève seulement au niveau de l'induction. De plus, l'ingénieur d'aujourd'hui n'est pas le "bricoleur" de jadis, ce dernier, d'après Claude Levi-Strauss, ne dispose que d'un outillage et de matériaux en nombre limité. Il cherche et il trouve par sa pensée mythique, une solution pratique à ses problèmes ; alors que l'ingénieur actuel par sa pensée purement déductive et devant tant de matériaux, tant de lois qui déterminent leurs rapports entre eux, semble réduire sa créativité au profit de l'accumulation de ceux-là. "Le vrai succès de la science et de la technologie, note Galbraith, consiste à prendre des hommes ordinaires, à les informer minutieusement, puis au moyen d'un organisation appropriée, à faire en sorte que leurs connaissances se combinent avec celles d'autres hommes spécialisés, mais également ordinaires. (..) Cela dispense du besoin de génies. Le résultat est moins exaltant, mais beaucoup plus prévisible." 272 * * * * * Ce recours à l'analogie et au processus "torsion- adaptation" ainsi que les problèmes qui en découlent ne sont pas seulement dus aux aspects socio-économiques et politiques mais aussi culturels : 269 - Faut-il noter qu'il ne s'agit pas ici de critiquer le tâtonnement en général comme démarche, car pour tout scientifique pionnier, il doit choisir un objectif projeté hors de tout système explicatif antérieur. Ceci suppose une série de tâtonnements aboutissant à des résultats novateurs. Mais dans le cas des ingénieurs syriens, ils abusent l'utilisation de cette démarche. 270 - Entretien avec S. F., ingénieur civil, travaille dans le SECT. 271 - Entretien avec S. B., Jeune femme agronome. 272 - J.K. Galbraith, Le nouvel Etat industriel. Essai sur le système économique américain, Gallimard, 1968, p. 73.

eçue dans <strong>les</strong> Universités Syri<strong>en</strong>nes, donc ce g<strong>en</strong>re de question est légitime ; soit des questions<br />

concernant des problèmes simp<strong>les</strong> que <strong>les</strong> ingénieurs locaux pourrai<strong>en</strong>t traiter, s'ils s'y<br />

conc<strong>en</strong>trai<strong>en</strong>t <strong>et</strong> y réfléchissai<strong>en</strong>t.<br />

Lorsqu'une panne dans un programme ou un logiciel sur l'ordinateur se produit, "<strong>les</strong><br />

ingénieurs <strong>en</strong> question, se plaint l'expert, la cherch<strong>en</strong>t de façon non pas systématique mais plutôt<br />

arbitraire". Chercher systématiquem<strong>en</strong>t signifie vérifier la validité des algorithmes mathématiques<br />

utilisés, puis le plan général du programme (organigramme) avant de chercher la faute dans le<br />

programme lui-même. Le cadre Syri<strong>en</strong> tâtonne plutôt <strong>en</strong> changeant un p<strong>et</strong>it morceau du<br />

programme qu'il m<strong>et</strong>, <strong>en</strong>suite, <strong>en</strong> marche ; si cela ne marche pas, on essaye à nouveau <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ant un<br />

autre morceau, <strong>et</strong>c.. C<strong>et</strong>te démarche de tâtonnem<strong>en</strong>t est généralem<strong>en</strong>t longue <strong>et</strong> peu performante. 269<br />

Dans le domaine de l'architecture, l'architecte doit nourrir son imagination <strong>en</strong> suivant le<br />

mouvem<strong>en</strong>t du design international. Toutefois, <strong>en</strong> réalité, "pour concevoir un hôpital, par exemple,<br />

se plaint un professeur architecte à la faculté d'architecture de Damas, l'étudiant se cont<strong>en</strong>te de<br />

regarder un seul type d'hôpital <strong>et</strong> l'imite". Dans ce cas, l'imitation n'est même pas une sorte<br />

d'analogie, car c<strong>et</strong>te dernière exige tout de même certaines conditions <strong>et</strong> principes.<br />

Raisonner, au-delà de l'analogie, demande un appr<strong>en</strong>tissage long depuis l'école jusqu'à<br />

l'université, mais cel<strong>les</strong>-ci ne le favoris<strong>en</strong>t pas :<br />

"J'aimerais bi<strong>en</strong> sortir un peu de la conception classique que nous avons apprise à<br />

l'université, mais j'ai peur de tromper. Finalem<strong>en</strong>t, on n'a pas l'habitude de le faire. (..) Dans<br />

l'exam<strong>en</strong>, on n'a pas le droit de changer de la méthode utilisée dans <strong>les</strong> cours, même si cela donne le<br />

même résultat." 270 . "J'ai été critiquée par mes collègues parce que je posais des questions aux<br />

professeurs p<strong>en</strong>dant <strong>les</strong> cours à la faculté. J'avais l'ambition de compr<strong>en</strong>dre au-delà des explications<br />

simp<strong>les</strong> fournies dans <strong>les</strong> manuels. Alors que, pour eux, j'étais prét<strong>en</strong>tieuse. J'étais b<strong>les</strong>sée par leurs<br />

critiques <strong>et</strong> finalem<strong>en</strong>t je m'arrêtais." 271<br />

Ce que l'on vi<strong>en</strong>t de dire sur le raisonnem<strong>en</strong>t par analogie ne m<strong>et</strong> pas <strong>en</strong> cause d'autres<br />

types de raisonnem<strong>en</strong>t comme le raisonnem<strong>en</strong>t mathématique, le problème se relève seulem<strong>en</strong>t au<br />

niveau de l'induction. De plus, l'ingénieur d'aujourd'hui n'est pas le "bricoleur" de jadis, ce dernier,<br />

d'après Claude Levi-Strauss, ne dispose que d'un outillage <strong>et</strong> de matériaux <strong>en</strong> nombre limité. Il<br />

cherche <strong>et</strong> il trouve par sa p<strong>en</strong>sée mythique, une solution pratique à ses problèmes ; alors que<br />

l'ingénieur actuel par sa p<strong>en</strong>sée purem<strong>en</strong>t déductive <strong>et</strong> devant tant de matériaux, tant de lois qui<br />

détermin<strong>en</strong>t leurs rapports <strong>en</strong>tre eux, semble réduire sa créativité au profit de l'accumulation de<br />

ceux-là. "Le vrai succès de la sci<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> de la technologie, note Galbraith, consiste à pr<strong>en</strong>dre des<br />

hommes ordinaires, à <strong>les</strong> informer minutieusem<strong>en</strong>t, puis au moy<strong>en</strong> d'un organisation appropriée, à<br />

faire <strong>en</strong> sorte que leurs connaissances se combin<strong>en</strong>t avec cel<strong>les</strong> d'autres hommes spécialisés, mais<br />

égalem<strong>en</strong>t ordinaires. (..) Cela disp<strong>en</strong>se du besoin de génies. Le résultat est moins exaltant, mais<br />

beaucoup plus prévisible." 272<br />

* * * * *<br />

Ce recours à l'analogie <strong>et</strong> au processus "torsion- adaptation" ainsi que <strong>les</strong> problèmes qui<br />

<strong>en</strong> découl<strong>en</strong>t ne sont pas seulem<strong>en</strong>t dus aux aspects socio-économiques <strong>et</strong> politiques mais aussi<br />

culturels :<br />

269 - Faut-il noter qu'il ne s'agit pas ici de critiquer le tâtonnem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> général comme démarche, car<br />

pour tout sci<strong>en</strong>tifique pionnier, il doit choisir un objectif proj<strong>et</strong>é hors de tout système explicatif<br />

antérieur. Ceci suppose une série de tâtonnem<strong>en</strong>ts aboutissant à des résultats novateurs. Mais dans<br />

le cas des ingénieurs syri<strong>en</strong>s, ils abus<strong>en</strong>t l'utilisation de c<strong>et</strong>te démarche.<br />

270 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec S. F., ingénieur civil, travaille dans le SECT.<br />

271 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec S. B., Jeune femme agronome.<br />

272 - J.K. Galbraith, Le nouvel Etat industriel. Essai sur le système économique américain,<br />

Gallimard, 1968, p. 73.

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!