les ingenieurs en syrie modernisation, technobureaucratie et identite

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INTRODUCTION La Syrie a vu, depuis le début des années soixante-dix, la mise en oeuvre de grands projets d'aménagement hydraulique, d'une industrialisation, et d'une urbanisation. Cependant, en dépit de ces indéniables réalisations et au fur et à mesure que s'aggravent les difficultés économiques de la Syrie, on se rend compte de la fragilité d'un mode de développement planifié. A travers les choix techniques ou politiques dans ce domaine et à travers les obstacles auxquels il se heurte, on voit s'affronter différents modèles de développement, sans que l'on puisse pour autant parler d'un modèle économique constant à l'oeuvre. Les ingénieurs en Syrie sont le fruit du développement, mais ils deviennent ensuite le moteur indispensable ainsi que le vecteur potentiel des échecs de ces mêmes politiques du développement. Si les ingénieurs connaissent une extraordinaire croissance numérique, nous observons conjointement une diversification de plus en plus importante de leurs fonctions. Ainsi certains d'entre eux sont conseillers dans la haute administration ; ce sont des agents de la politique de développement (décideurs, gestionnaires et exécutants). Mais, ils ne sont pas pour autant de simples exécutants de la raison d'Etat ou de la raison instrumentale. Car par leur travail et par une certaine autonomie de décision qui leur est souvent reconnue au nom de leur savoir et de leur technicité, ces ingénieurs participent alors activement à la formulation/réalisation des politiques étatiques, proposent une vision des problèmes et des solutions possibles et expriment des valeurs et des représentations qui constituent les a-priori de ses actions. Quelques chercheurs en France ont apporté des contributions à la connaissance des ingénieurs en Syrie. Pour Elisabeth Longuenesse, ils forment un groupe stratégique qui est "au coeur des problèmes de développement, qui véhicule, qui transmet, qui applique les modèles de développement, qui applique les mesures visant à promouvoir la modernisation et le développement ; ...(bien qu'ils soient) les produits de ces politiques dans la mesure où la volonté de développement aboutit au développement des universités, de l'enseignement, et en particulier de l'enseignement supérieur et des formations techniques, et des formations des ingénieurs" 1 . Pour sa part, Jean-Claude David insiste surtout sur l'hétérogénéité de ce groupe, car si les ingénieurs "(..) sont les intermédiaires nécessaires entre la population et les instances de décision, chacun reste, cependant, le représentant ou l'acteur de sa famille, de son groupe social ou ethnique, beaucoup plus que solidaire de son groupe professionnel dans lequel se trouvent ses rivaux et ses ennemis les plus proches." 2 . Quelle que soit l'hétérogénéité de ce groupe, il joue assurément un rôle important dans la mise en oeuvre de la politique de développement, il ne se réduit pas à un rôle dans une technostructure, il intervient dans un cadre plus "politisé". En étudiant la question du développement, les sociologues arabes cherchent parfois, les marxistes surtout, les significations et les explications dans une "macroanalyse", au niveau de la "super-structure", et ils oublient les groupes sociaux porteurs d'une politique de développement hydro-agricole, d'industrialisation ou en matière urbaine. Or, le développement n'est pas réductible à l'ensemble de décisions prises par de grandes entreprises, les agences de planification et l'Etat. Il s'agit donc de remettre en question toute vision "anonyme" de l'Etat et de ses administrations, pour proposer une sociologie des acteurs qui considère "le fait que des acteurs ne se bornent pas à réagir à des situations, mais produisent également celles-ci. Ils se définissent à la fois par leurs orientations culturelles et par les conflits sociaux où ils sont engagés" 3 . Les ingénieurs représentent un groupe professionnellement et socialement important, 1 - Elisabeth Longuenesse, Propos tenus à l'ouverture de la Table-ronde " Ingénieurs, Société et développement au Maghreb et au Moyen-Orient ", Lyon 16-18 mars 1989. 2 - Jean-Claude David, "Les ingénieurs, l'urbanisme et les pouvoirs locaux à Alep",in E. Longuenesse (sous dir.), Bâtisseurs et bureaucrates. Ingénieurs et société au Maghreb et au Moyen-Orient, Lyon, Maison de l'Orient, 1990, p. 286. 3 -Alain Touraine, Le retour de l'acteur, Paris, Fayard, 1984, p. 68.

mais surtout ils se situent , dans les organisations comme dans la société en général, à un niveau privilégié pour la compréhension des phénomènes de changement et de développement. Dans cette perspective, ils peuvent être considérés à la fois comme objet et sujet de changement ; s'ils ont à s'y adapter, ils en sont tout autant les acteurs. * * * * * Nous avons choisi de nous intéresser aux seuls ingénieurs reconnus comme tels 4 et non pas aux cadres en général pour plusieurs raisons : D'abord, à cause de l'imprécision de la notion de "cadres" 5 qui peut regrouper des agglomérats hautement hétéroclites de catégories diverses. Ensuite, parce qu'en Syrie, le diplôme est le critère primordial pour la reconnaissance de la compétence 6 , et qu'il n'y a pas d'ingénieurs maison (autodidactes). En outre, le statut des techniciens supérieurs est très inférieur à celui des ingénieurs. La notion d'ingénieur en Syrie désigne à la fois un diplôme, une fonction et un statut. L'espace des orientations des ingénieurs syriens : Bien que la qualité d'ingénieur en Syrie renvoie à une définition générique internationalement admise du groupe professionnel (une sorte de communauté internationale "invisible" de référence) 7 , elle doit être reconsidérée à la lumière des données socioéconomiques et politiques propres à ce pays. Les orientations des ingénieurs syriens, définies ici comme visions du monde et modalités d'action, ne sont pas similaires à celles de leurs collègues occidentaux. Elles ne se situent pas seulement par rapport au social et à l'Etat, mais plus largement, par rapport à la religion et à la nation. En Syrie, où l'historicité de la société est faible etles rapports sociaux sont désarticulés, les orientations des ingénieurs comportent une certaine vision de l'avenir et une référence au passé tout en gardant la trace des problèmes de l'adaptation au présent 8 . Les ingénieurs syriens gèrent donc diverses dimensions sociales, politiques et culturelles (la religion, la nation) : notre recherche a pour objectif de définir les relations qui combinent ces orientations. Elle s'intéresse, plus précisément, à la capacité des ingénieurs, comme acteurs, à s'affirmer éventuellement comme modernisateurs, c'est-à-dire à associer une définition professionnelle à un principe général de développement du pays. 4 - Le mot "mohandis" (ingénieur) englobe toutes les spécialités y compris l'architecture et l'agronomie. 5 - Cette notion est presque exclusivement française, c'est-à-dire intraduisible en d'autres langues. Les Anglais et les Américains parlent de "managers" ou "executives", termes qui n'ont pas le même sens. Cf. Henri Lasserre, Le pouvoir des ingénieurs, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 12. 6 - Voir I-3-2. 7 - En général, les ingénieurs dans le monde tendent à se présenter comme vecteur de la science et de la technique. Ils s'expriment par un langage de chiffre, leur idéal "one word, one meaning for everyone and forever", selon l'expression d'Alvin W. Gouldner, leur vision est plutôt économiste, etc. Il est frappant, par exemple, de constater cette similitude dans l'utilisation de certains signes et symboles entre les ingénieurs syriens et leurs homologues turcs étudiés par Nilüfer Göle dans : Ingénieurs en Turquie : avant garde révolutionnaire ou élite modernisatrice, thèse de 3ème cycle, E.H.E.S.S., Paris, 1982. 8 - On trouve ici une certaine analogie avec les ingénieurs turcs. Dans ce sens, N. Göle a introduit la notion d'"absence de présence" dans leur action. Ibid., p. 200.

INTRODUCTION<br />

La Syrie a vu, depuis le début des années soixante-dix, la mise <strong>en</strong> oeuvre de grands<br />

proj<strong>et</strong>s d'aménagem<strong>en</strong>t hydraulique, d'une industrialisation, <strong>et</strong> d'une urbanisation. Cep<strong>en</strong>dant, <strong>en</strong><br />

dépit de ces indéniab<strong>les</strong> réalisations <strong>et</strong> au fur <strong>et</strong> à mesure que s'aggrav<strong>en</strong>t <strong>les</strong> difficultés<br />

économiques de la Syrie, on se r<strong>en</strong>d compte de la fragilité d'un mode de développem<strong>en</strong>t planifié.<br />

A travers <strong>les</strong> choix techniques ou politiques dans ce domaine <strong>et</strong> à travers <strong>les</strong> obstac<strong>les</strong> auxquels<br />

il se heurte, on voit s'affronter différ<strong>en</strong>ts modè<strong>les</strong> de développem<strong>en</strong>t, sans que l'on puisse pour<br />

autant parler d'un modèle économique constant à l'oeuvre.<br />

Les ingénieurs <strong>en</strong> Syrie sont le fruit du développem<strong>en</strong>t, mais ils devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite<br />

le moteur indisp<strong>en</strong>sable ainsi que le vecteur pot<strong>en</strong>tiel des échecs de ces mêmes politiques du<br />

développem<strong>en</strong>t. Si <strong>les</strong> ingénieurs connaiss<strong>en</strong>t une extraordinaire croissance numérique, nous<br />

observons conjointem<strong>en</strong>t une diversification de plus <strong>en</strong> plus importante de leurs fonctions. Ainsi<br />

certains d'<strong>en</strong>tre eux sont conseillers dans la haute administration ; ce sont des ag<strong>en</strong>ts de la<br />

politique de développem<strong>en</strong>t (décideurs, gestionnaires <strong>et</strong> exécutants). Mais, ils ne sont pas pour<br />

autant de simp<strong>les</strong> exécutants de la raison d'Etat ou de la raison instrum<strong>en</strong>tale. Car par leur travail<br />

<strong>et</strong> par une certaine autonomie de décision qui leur est souv<strong>en</strong>t reconnue au nom de leur savoir <strong>et</strong><br />

de leur technicité, ces ingénieurs particip<strong>en</strong>t alors activem<strong>en</strong>t à la formulation/réalisation des<br />

politiques étatiques, propos<strong>en</strong>t une vision des problèmes <strong>et</strong> des solutions possib<strong>les</strong> <strong>et</strong> exprim<strong>en</strong>t<br />

des valeurs <strong>et</strong> des représ<strong>en</strong>tations qui constitu<strong>en</strong>t <strong>les</strong> a-priori de ses actions.<br />

Quelques chercheurs <strong>en</strong> France ont apporté des contributions à la connaissance des<br />

ingénieurs <strong>en</strong> Syrie. Pour Elisab<strong>et</strong>h Longu<strong>en</strong>esse, ils form<strong>en</strong>t un groupe stratégique qui est "au<br />

coeur des problèmes de développem<strong>en</strong>t, qui véhicule, qui transm<strong>et</strong>, qui applique <strong>les</strong> modè<strong>les</strong> de<br />

développem<strong>en</strong>t, qui applique <strong>les</strong> mesures visant à promouvoir la <strong>modernisation</strong> <strong>et</strong> le<br />

développem<strong>en</strong>t ; ...(bi<strong>en</strong> qu'ils soi<strong>en</strong>t) <strong>les</strong> produits de ces politiques dans la mesure où la volonté<br />

de développem<strong>en</strong>t aboutit au développem<strong>en</strong>t des universités, de l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t, <strong>et</strong> <strong>en</strong> particulier<br />

de l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t supérieur <strong>et</strong> des formations techniques, <strong>et</strong> des formations des ingénieurs" 1 .<br />

Pour sa part, Jean-Claude David insiste surtout sur l'hétérogénéité de ce groupe, car<br />

si <strong>les</strong> ingénieurs "(..) sont <strong>les</strong> intermédiaires nécessaires <strong>en</strong>tre la population <strong>et</strong> <strong>les</strong> instances de<br />

décision, chacun reste, cep<strong>en</strong>dant, le représ<strong>en</strong>tant ou l'acteur de sa famille, de son groupe social<br />

ou <strong>et</strong>hnique, beaucoup plus que solidaire de son groupe professionnel dans lequel se trouv<strong>en</strong>t ses<br />

rivaux <strong>et</strong> ses <strong>en</strong>nemis <strong>les</strong> plus proches." 2 .<br />

Quelle que soit l'hétérogénéité de ce groupe, il joue assurém<strong>en</strong>t un rôle important<br />

dans la mise <strong>en</strong> oeuvre de la politique de développem<strong>en</strong>t, il ne se réduit pas à un rôle dans une<br />

technostructure, il intervi<strong>en</strong>t dans un cadre plus "politisé".<br />

En étudiant la question du développem<strong>en</strong>t, <strong>les</strong> sociologues arabes cherch<strong>en</strong>t parfois,<br />

<strong>les</strong> marxistes surtout, <strong>les</strong> significations <strong>et</strong> <strong>les</strong> explications dans une "macroanalyse", au niveau<br />

de la "super-structure", <strong>et</strong> ils oubli<strong>en</strong>t <strong>les</strong> groupes sociaux porteurs d'une politique de<br />

développem<strong>en</strong>t hydro-agricole, d'industrialisation ou <strong>en</strong> matière urbaine. Or, le développem<strong>en</strong>t<br />

n'est pas réductible à l'<strong>en</strong>semble de décisions prises par de grandes <strong>en</strong>treprises, <strong>les</strong> ag<strong>en</strong>ces de<br />

planification <strong>et</strong> l'Etat. Il s'agit donc de rem<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> question toute vision "anonyme" de l'Etat <strong>et</strong><br />

de ses administrations, pour proposer une sociologie des acteurs qui considère "le fait que des<br />

acteurs ne se born<strong>en</strong>t pas à réagir à des situations, mais produis<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t cel<strong>les</strong>-ci. Ils se<br />

définiss<strong>en</strong>t à la fois par leurs ori<strong>en</strong>tations culturel<strong>les</strong> <strong>et</strong> par <strong>les</strong> conflits sociaux où ils sont<br />

<strong>en</strong>gagés" 3 . Les ingénieurs représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t un groupe professionnellem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> socialem<strong>en</strong>t important,<br />

1 - Elisab<strong>et</strong>h Longu<strong>en</strong>esse, Propos t<strong>en</strong>us à l'ouverture de la Table-ronde " Ingénieurs, Société <strong>et</strong><br />

développem<strong>en</strong>t au Maghreb <strong>et</strong> au Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t ", Lyon 16-18 mars 1989.<br />

2 - Jean-Claude David, "Les ingénieurs, l'urbanisme <strong>et</strong> <strong>les</strong> pouvoirs locaux à Alep",in E.<br />

Longu<strong>en</strong>esse (sous dir.), Bâtisseurs <strong>et</strong> bureaucrates. Ingénieurs <strong>et</strong> société au Maghreb <strong>et</strong> au<br />

Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t, Lyon, Maison de l'Ori<strong>en</strong>t, 1990, p. 286.<br />

3 -Alain Touraine, Le r<strong>et</strong>our de l'acteur, Paris, Fayard, 1984, p. 68.

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