les ingenieurs en syrie modernisation, technobureaucratie et identite

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Cela n'est pas forcément dû à l'exaltation du rendement ou à la technique en tant que telle, mais aussi à l'exaltation de leur profession. Ils sont portés à exagérer considérablement leur propre rôle. En posant la question sur le type de formation souhaitable pour un ministre et ses conseillers, la plupart entre eux désignent la formation d'ingénieur. Dans les entretiens, se glissent des propos d'enthousiasme vis-à vis de la profession : si tel haut fonctionnaire a commis une faute, "C'est parce qu'il n'est pas ingénieur...", "Il ne peut pas comprendre la technique.... ni la logique des choses". Dans l'éditoral de la Revue des ingénieurs, le rédacteur-en-chef, Hidar Trabulsi, expliquait ce qu'est la logique des ingénieurs : "l'ingénieur a une opinion et une méthode distinctes de celles de leurs frères dans les autres professions. Car l'entraînement méthodique et pragmatique que l'ingénieur apprend dans ses années d'étude et d'expérience professionnelle, ne laisse pas de place pour l'imaginaire. La solution qu'il propose, vu son lien direct avec les données, est la plus proche de la réalité" 221 . A. Qouatli, ministre des Transports, membre du PCS (Parti communiste syrien), est fier d'être ingénieur et d'être bénéficiaire de l'éducation conférée par l'ingénierie ; car "cette éducation dote l'homme de la Raison et de la pensée méthodique, et elle lui inculque la logique dans laquelle les choses se succèdent..." 222 . Par contre, concernant la formation souhaitable des députés du Parlement (le Conseil du peuple), les ingénieurs interrogés répondent qu'il faut que toutes les catégories professionnelles soient représentées. Cette réponse ne sort pas de la logique qui attribue une place privilégiée à l'ingénieur, c'està-dire la place jouissant du pouvoir de décision, car le parlement "ne représente personne et n'a aucun pouvoir", selon certains ingénieurs. Les ingénieurs sont parfois tayloristes 223 sans avoir lu Taylor, ils voient tout sous l'angle technique des machines sans accorder de place aux facteurs humains, à la psychologie ouvrière, et à la sociologie du travail. D'où un conflit très manifeste entre les ouvriers et les ingénieurs, comme ce fut le cas dans le chantier de construction du "village el-Assad" à Dimas, banlieue damascène, où les ingénieurs ont défini des normes et des méthodes de travail très sévères. Cela a entraîné une hostilité entre, d'une part, les ingénieurs et, d'autre part, les ouvriers et les techniciens supérieurs ; ceux-ci ayant saboté, en janvier 1990, la construction, de manière à prendre leur revanche. La machine, pour les ingénieurs en Syrie, est un symbole de la modernité, même si elle ne sert à rien : dans certaines entreprises publiques, et surtout militaires, qui n'ont pas de problème financier, le choix de l'ingénieur est parfois coûteux et ne correspond ni aux moyens ni aux besoins : S.L., ingénieur civil, ba'thiste issu d'une famille riche de Lattaquié, travaillant à la S.C.M. (Société des constructions militaires) a demandé l'achat d'un instrument de laser ultra-moderne de mesure géodésique. Pourtant la construction des bâtiments, qui constitue la charge principale de cette société, n'exige pas un instrument si sophistiqué. Ce modernisme abstrait se manifeste de façon très claire chez l'architecte. Prenons l'exemple de l'urbanisme et de l'architecture, souvent très critiqués par les intellectuels. A Alep, al-Chahba, un quartier bourgeois de la ville, récemment construit, présente un ensemble de villas et de petits bâtiments élégants. Les architectes ont conçu l'habitat de façon ouverte : de grandes terrasses qui donnent directement sur la rue et des façades vitrées (à la fois porte et fenêtre). Bien que la plupart de ces maisons soient construites à la demande de leur propriétaire, l'architecte ne les a pas consultés sur leurs aspirations, considérant sa façon de construire comme évidente. Actuellement en se promenant dans certaines rues de al-Chahba, nous pouvons remarquer les modifications introduites par les habitants à leur façade pour la rendre plus opaque, c'est-à-dire cacher la terrasse par des vitres opaques. Cette solution, aussi coûteuse que peu esthétique, aurait pu être évitée si l'on avait choisi au départ un style tout au moins plus adapté au mode de vie, et aux mentalités des habitants (qui conserve l'espace étendue du privé). 221 - H. Trabulsi, "L'inertie intellectuelle" in Revue des ingénieurs arabes, op. cit., juillet 1969, nø 23. 222 - Ce qui est frappant dans son propos, c'est que chaque fois qu'il mentionne la Syrie, elle est automatiquement associée au qualificatif "moderne". 223 - Ici, il ne s'agit pas de mettre en cause l'idée de l'organisation scientifique du travail introduite par l'ingénieur américain Fréderic Winslow Taylor, one best way, mais les principes de cette organisation et son utilisation.

Dans cette perspective, M. Hreitani, géographe et urbaniste, a mis en cause cette manière de construire des projets comme l'aménagement de Bab al-Faraj 224 : "L'architecte appréhende la tradition de façon très superficielle ; il croit qu'il suffit d'introduire un petit mouvement dans la façade pour rendre la construction belle. (...) comme le cas des bâtiments de la direction des waqfs, de la Banque de Syrie et du Liban et de la Chambre de commerce, tous, ont été conçus comme des boites d'allumettes [des cubes] avec quelques décorations extérieures inspirées superficiellement du patrimoine islamique. (..) L'architecte n'a étudié ni le tissu historique de la ville d'Alep, ni l'ancienne ville. C'est la raison pour laquelle, concernant le projet de Bab al-Faraj, son choix au départ a été très moderniste.... Hélas, l'ingénieur syrien, bien que sachant qu'il y a d'anciennes murailles dans cette zone, a voulu construire des tours au-dessus. Mais grâce aux experts étrangers, comme Jean Claude David, plus soucieux de notre tradition que nous-même, les projets n'ont pas été concrétisés". Nous avons entendu dans toutes les villes syriennes beaucoup de propos sur le dysfonctionnement de la construction et pareils témoignages. Lorsque nous avons rapporté les critiques formulées par certains urbanistes à l'égard des ingénieurs, A. R. M., architecte issu d'une famille conservatrice, qui vit dans l'ancien quartier d'Alep, s'est mis en colère en ironisant : "Il y a quelques temps, on a vu l'apparition soudaine du terme "tradition" : on a même créé un Bureau universitaire de la tradition et un autre lié au Parti ; on en a beaucoup parlé à la télévision et dans les journaux ; on a organisé des colloques pour le mélanger à toutes les sauces. Je me demande si la C.I.A. et le Mossad ne sont pas derrière cette ré-émergence de la tradition". Cette réaction relève de la vision moderniste, mais elle reflète aussi le malaise que cet ingénieur ressent à cause de 224 - Voir I-2 (paragraphe : Le projet de Bab al-Faraj) .

Dans c<strong>et</strong>te perspective, M. Hreitani, géographe <strong>et</strong> urbaniste, a mis <strong>en</strong> cause c<strong>et</strong>te manière de<br />

construire des proj<strong>et</strong>s comme l'aménagem<strong>en</strong>t de Bab al-Faraj 224 :<br />

"L'architecte appréh<strong>en</strong>de la tradition de façon très superficielle ; il croit qu'il suffit<br />

d'introduire un p<strong>et</strong>it mouvem<strong>en</strong>t dans la façade pour r<strong>en</strong>dre la construction belle. (...) comme le cas des<br />

bâtim<strong>en</strong>ts de la direction des waqfs, de la Banque de Syrie <strong>et</strong> du Liban <strong>et</strong> de la Chambre de commerce,<br />

tous, ont été conçus comme des boites d'allum<strong>et</strong>tes [des cubes] avec quelques décorations extérieures<br />

inspirées superficiellem<strong>en</strong>t du patrimoine islamique. (..) L'architecte n'a étudié ni le tissu historique de la<br />

ville d'Alep, ni l'anci<strong>en</strong>ne ville. C'est la raison pour laquelle, concernant le proj<strong>et</strong> de Bab al-Faraj, son<br />

choix au départ a été très moderniste.... Hélas, l'ingénieur syri<strong>en</strong>, bi<strong>en</strong> que sachant qu'il y a d'anci<strong>en</strong>nes<br />

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comme Jean Claude David, plus soucieux de notre tradition que nous-même, <strong>les</strong> proj<strong>et</strong>s n'ont pas été<br />

concrétisés".<br />

Nous avons <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du dans toutes <strong>les</strong> vil<strong>les</strong> syri<strong>en</strong>nes beaucoup de propos sur le<br />

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Lorsque nous avons rapporté <strong>les</strong> critiques formulées par certains urbanistes à l'égard des<br />

ingénieurs, A. R. M., architecte issu d'une famille conservatrice, qui vit dans l'anci<strong>en</strong> quartier d'Alep, s'est<br />

mis <strong>en</strong> colère <strong>en</strong> ironisant : "Il y a quelques temps, on a vu l'apparition soudaine du terme "tradition" : on<br />

a même créé un Bureau universitaire de la tradition <strong>et</strong> un autre lié au Parti ; on <strong>en</strong> a beaucoup parlé à la<br />

télévision <strong>et</strong> dans <strong>les</strong> journaux ; on a organisé des colloques pour le mélanger à toutes <strong>les</strong> sauces. Je me<br />

demande si la C.I.A. <strong>et</strong> le Mossad ne sont pas derrière c<strong>et</strong>te ré-émerg<strong>en</strong>ce de la tradition". C<strong>et</strong>te réaction<br />

relève de la vision moderniste, mais elle reflète aussi le malaise que c<strong>et</strong> ingénieur ress<strong>en</strong>t à cause de<br />

224 - Voir I-2 (paragraphe : Le proj<strong>et</strong> de Bab al-Faraj)<br />

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