les ingenieurs en syrie modernisation, technobureaucratie et identite

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commerce extérieur, alors que le système capitaliste renvoie à l'image (nourrie par les mass media) de la concurrence sauvage et à la détention de l'économie et du politique par quelques grosses compagnies au détriment du social. L'"ouverture" dans le sens des ingénieurs est "un capitalisme contrôlé par l'Etat". Cependant, les sociétés mixtes n'étaient pas à l'abri des critiques de certains ingénieurs : "Je suis scandalisé que la majorité des actions soient détenues par les militaires enrichis au moyen de la corruption et du trafic de toute sorte de marchandises et en particulier avec le Liban. (...) A titre d'exemple, les actions de la société de Sahl al-Ghab sont réparties moitié moitié entre l'Etat et M. Tlas, ministre de la Défense." 213 Nous observons donc une différenciation très nette dans les attitudes exprimées chez les ingénieurs en fonction de leur modèle de professionnalité. Cependant notre enquête montre également le rôle que joue l'origine sociale de l'ingénieur dans la perception du choix d'économie. Par là, nous constatons un refus à l'égard du secteur public plus marqué chez les ingénieurs originaires de familles aisées qui voient dans le secteur public un blocage à leur ascension sociale. Leur famille leur assure les moyens nécessaires pour ouvrir un bureau d'études, pour être entrepreneur ou même pour fonder une entreprise. Nous concluons que la plupart des ingénieurs considèrent, en général, le secteur public comme non-efficace et même privé de sa raison d'être. Cette attitude correspond à la visée économiste et technocratique chez la plupart des ingénieurs. La visée techniciste * * * * Le passage à une logique technocratique est cependant accompagné par "l'incapacité de saisir l'ensemble des problèmes que pose une organisation", ce qu'A. Touraine nomme le technicisme. 214 A la question "Quels sont, à votre avis, les obstacles au développement en Syrie?", la majorité des ingénieurs (en particulier les jeunes) a répondu en privilégiant l'aspect économique : pour réduire la dépendance, ils affirment :"Il nous faut la planification", "donner la primauté au secteur agricole", "promouvoir l'industrie et notamment l'industrie lourde", "minimiser la consommation des matières importées de l'étranger", "réformer le système de l'éducation et de l'enseignement supérieur", etc. Ils posent alors le problème du développement à partir des facteurs matériels : un problème politique se transforme en un problème technique relevant de la compétence administrative. Ils conçoivent la modernité plutôt comme un ensemble de procédures techniques et productives. Dans ce registre, l'article de l'ingénieur al-Jabri, intitulé "l'ère des sciences" 215 , est très révélateur de cette conception, il classait les problèmes affectant cette ère. Tous relèvent des aspects économiques : la dégradation de l'environnement naturel, la déformation dans le sol agricole, la quantité de fumée noire, le bruit, la pollution de l'air, etc. Cependant, avaient-ils la même réflexion lorsqu'ils étaient étudiants, c'est à dire avant d'être confrontés à la vie professionnelle? Parmi nos interlocuteurs se trouvaient presque un tiers d'ingénieurs avec lesquels nous avons déjà eu des relations : amicales ou universitaires. A la deuxième moitié des années soixante-dix, au cours de discussions sur des problèmes tels que la dépendance, le sousdéveloppement ou le retard économique, les étudiants évoquaient la nécessité du retour à "l'islam authentique" et aux moeurs islamiques, ou lançaient le slogan "pas de développement sans l'unité arabe", etc. : un déficit d'objectifs socio-économique est ainsi compensé par des critères moraux ou idéologiques. Mais l'expérience tirée de leur travail et la confrontation avec la technologie, avec l'ordinateur et avec 213 - déclare un agronome en poste dans une société mixte. 214 - Alain Touraine, op. cit., p.77. 215 - Ahmad al-Jabri, "l'ère des sciences" in Revue de l'ingénieur arabe", op. cit, septembre 1970, nø32, p.80.

l'instance administrative contribuent à renforcer des convictions que nous qualifions, faute de mieux, de matérialistes (au sens marxiste) et surtout à penser en termes économiques. On assiste ainsi à une re-polarisation du monde social autour du monde spécialisé issu de la socialisation secondaire, au sens de Berger et Luckmann : "Alors qu'autrefois, je disais que les acteurs du développement sont les membres de Partis progressistes qui constituent une avant-garde , maintenant je crois que ce sont les groupes au sein du milieu du travail : enseignants, ingénieurs et médecins qui posent des questions et trouvent les réponses concrètement et immédiatement". Cet ingénieur ajoutait "contrairement à ma foi, il y a quelques années, dans le rôle du prolétariat pour diriger le projet du développement, c'est sur la bourgeoisie nationale forte que ce projet devrait s'appuyer, comme ce fut le cas de l'Egypte à l'époque de Mohammed Ali. (..)" 216 . Nous sommes dans la problématique de Peter Berger et Thomas Luckmann entre socialisation primaire et socialisation secondaire ; si la première est l'intériorisation des normes (ou de la réalité) par l'Ecole et la famille pour tout individu, quelle que soit sa place dans le système social, la socialisation secondaire concerne l'acquisition de connaissance spécifique des rôles enracinés dans la division du travail 217 . Dans cette perspective, l'ingénieur syrien a bien intériorisé les connaissances scientifiques et techniques grâce à sa profession et à son entreprise. Cependant, nous avons trouvé chez une partie des ingénieurs de type salarié un romantisme et un faible pouvoir d'analyse de la situation en Syrie dans sa globalité 218 . Leur mode d'expression est simple, celui de la vie quotidienne proche de l'expression de la classe moyenne des employés. Prisonniers de prémisses contradictoires, ils se révèlent incapables de repérer les lieux de dysfonctionnement. Leur conception de la crise est devenue une crise de la conception. Les "solutions" évoquées pour le sousdéveloppement sont plus ou moins inspirées des problèmes quotidiens subis par chacun (liens très directs et immédiats) : celui qui a trouvé son travail stoppé pendant des semaines, voire des mois à cause d'un manque de pièces détachées, évoque la nécessité de créer des usines pour les fabriquer. Un autre ingénieur , qui travaille dans le domaine de la planification nationale, évoque ainsi l'absence de planification au niveau régional ou national comme obstacle primordial face au développement, etc. Ce romantisme est une sorte de technicisme qui croit à la technique ou à la technologie comme seule et unique réponse au problème du développement. Cette logique techniciste sous-jacente à leur conception du développement tente de dégager ce qui est opérant dans tout acte efficace ; elle l'isole, elle le présente hors des rapports, des raisons, des situations, avec une sorte de caractère absolu. Ces illusionnistes, comme le note Henri Lefebvre, "oublient que toute technique vient du contenu, de l'objet, de la matière ; elle se rattache à une connaissance" 219 . Cette métaphysique est idéaliste, comme toute métaphysique. " Elle présente l'opération comme un pur pouvoir agissant du dehors sur une matière -humaine ou naturelle- indifférente, inerte, passive, recevant l'empreinte du technicien" 220 . 216 - Ainsi s'exprimait T. R., agronome communiste, prisonnier pendant quatre ans à la suite de l'accusation d'appartenance au Parti de l'action communiste, clandestin, et qui travaille depuis quatre ans dans le Centre des Recherches d'Agronomie. 217 - Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, (trad. française), Paris, Méridien Klincksieck, 1986, (préface de Michel Maffesoli), p. 189. 218 - Nous ne demandons pas que l'acteur social tel que l'ingénieur puisse appréhender complètement un système qui ne lui apparaît jamais que par profils, mais simplement une relative globalité dans la vision. Nous sommes conscients également que l'écart entre l'appréhension subjective et la vérité objective de la situation varie considérablement selon la position sociale ou précisément de classe et la trajectoire personnelle. 219 - Henri Lefebvre, "les conditions sociales de l'industrialisation", in Georges Gurvitch (sous la direction), industrialisation... op. cit., p.135. 220 -Ibid.

commerce extérieur, alors que le système capitaliste r<strong>en</strong>voie à l'image (nourrie par <strong>les</strong> mass media) de<br />

la concurr<strong>en</strong>ce sauvage <strong>et</strong> à la dét<strong>en</strong>tion de l'économie <strong>et</strong> du politique par quelques grosses compagnies<br />

au détrim<strong>en</strong>t du social. L'"ouverture" dans le s<strong>en</strong>s des ingénieurs est "un capitalisme contrôlé par l'Etat".<br />

Cep<strong>en</strong>dant, <strong>les</strong> sociétés mixtes n'étai<strong>en</strong>t pas à l'abri des critiques de certains ingénieurs :<br />

"Je suis scandalisé que la majorité des actions soi<strong>en</strong>t dét<strong>en</strong>ues par <strong>les</strong> militaires <strong>en</strong>richis au<br />

moy<strong>en</strong> de la corruption <strong>et</strong> du trafic de toute sorte de marchandises <strong>et</strong> <strong>en</strong> particulier avec le Liban. (...) A<br />

titre d'exemple, <strong>les</strong> actions de la société de Sahl al-Ghab sont réparties moitié moitié <strong>en</strong>tre l'Etat <strong>et</strong> M.<br />

Tlas, ministre de la Déf<strong>en</strong>se." 213<br />

Nous observons donc une différ<strong>en</strong>ciation très n<strong>et</strong>te dans <strong>les</strong> attitudes exprimées chez <strong>les</strong><br />

ingénieurs <strong>en</strong> fonction de leur modèle de professionnalité. Cep<strong>en</strong>dant notre <strong>en</strong>quête montre égalem<strong>en</strong>t le<br />

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Nous concluons que la plupart des ingénieurs considèr<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> général, le secteur public<br />

comme non-efficace <strong>et</strong> même privé de sa raison d'être. C<strong>et</strong>te attitude correspond à la visée<br />

économiste <strong>et</strong> technocratique chez la plupart des ingénieurs.<br />

La visée techniciste<br />

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Le passage à une logique technocratique est cep<strong>en</strong>dant accompagné par "l'incapacité de<br />

saisir l'<strong>en</strong>semble des problèmes que pose une organisation", ce qu'A. Touraine nomme le<br />

technicisme. 214<br />

A la question "Quels sont, à votre avis, <strong>les</strong> obstac<strong>les</strong> au développem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Syrie?", la majorité<br />

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Ils pos<strong>en</strong>t alors le problème du développem<strong>en</strong>t à partir des facteurs matériels : un problème<br />

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conception, il classait <strong>les</strong> problèmes affectant c<strong>et</strong>te ère. Tous relèv<strong>en</strong>t des aspects économiques : la<br />

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bruit, la pollution de l'air, <strong>et</strong>c.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, avai<strong>en</strong>t-ils la même réflexion lorsqu'ils étai<strong>en</strong>t étudiants, c'est à dire avant d'être<br />

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avec <strong>les</strong>quels nous avons déjà eu des relations : amica<strong>les</strong> ou universitaires. A la deuxième moitié des<br />

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ou le r<strong>et</strong>ard économique, <strong>les</strong> étudiants évoquai<strong>en</strong>t la nécessité du r<strong>et</strong>our à "l'islam<br />

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<strong>et</strong>c. : un déficit d'objectifs socio-économique est ainsi comp<strong>en</strong>sé par des critères moraux ou idéologiques.<br />

Mais l'expéri<strong>en</strong>ce tirée de leur travail <strong>et</strong> la confrontation avec la technologie, avec l'ordinateur <strong>et</strong> avec<br />

213 - déclare un agronome <strong>en</strong> poste dans une société mixte.<br />

214 - Alain Touraine, op. cit., p.77.<br />

215 - Ahmad al-Jabri, "l'ère des sci<strong>en</strong>ces" in Revue de l'ingénieur arabe", op. cit, septembre 1970, nø32,<br />

p.80.

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