les ingenieurs en syrie modernisation, technobureaucratie et identite

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I-3. Unité et hétérogénéité L'ingénieur, comme tout autre individu, appartient à une multiplicité de groupes : socioprofessionnel, régional, religieux, générationnel, etc. ; il adhère plus ou moins au système symbolique caractéristique de ces groupes et c'est à partir d'eux qu'il élabore sa propre personnalité psycho-sociale. Au delà de cette règle théorique générale, l'identification de l'ingénieur à sa profession est centrale surtout en raison de la division sociale du travail. 180 C'est une réalité sociale et non pas une simple division méthodologique. Les transformations subient par la profession d'ingénieur (la salarisation des ingénieurs et la bureaucratisation de leur métier autant que la compétition entre ingénieurs comme experts) a favorisé chez eux une stratégie individuelle. Mais, paradoxalement, elle a été un facteur de regroupement afin de combattre la dévalorisation de leur statut. La stratégie individuelle se juxtapose donc à d'autres stratégies plus collectives. Parler des ingénieurs comme individus ou comme simples agrégats est aussi abusif que de parler d'un groupe socioprofessionnel cohérent coupé de son environnement socio-économique. Au cours des chapitres précédents, nous avons tenté de présenter les ingénieurs comme des agents en conflit avec les bureaucrates, le pouvoir politique entrepreneur et autoritaire, et les pouvoirs locaux. Conflit qui s'accentue dans un certain contexte et s'atténue dans un autre. Cependant, cette analyse ne doit pas oublier les différenciations objectives et même subjectives à l'intérieur du groupe des ingénieurs. Les rapports de force se structurent autour d'un certain nombre de lignes de clivage : clivage entre les ingénieurs du secteur public, imprégnés de traditions étatiques, et les ingénieurs du privé, bénéficiaires de la libéralisation économique ; clivage entre les différentes spécialités surtout entre les ingénieurs civils et les autres spécialités ; clivage entre la génération des années soixante et soixante-dix, qui supporte bien la crise, et la génération de la crise des années quatre-vingts ; clivage entre ingénieurs simples citoyens et ingénieurs membres du Parti Ba'th. Ces intérêts contradictoires, occultés derrière la façade du syndicat des ingénieurs, se font jour lors de chaque élection des instances dirigeantes de ce syndicat. Celui-ci, qui apparaît serein, paisible, unifié et unificateur, devient depuis le début des années quatre-vingt un lieu de cloisonnement social, mais aussi, paradoxalement, une référence commune au groupe des ingénieurs. Car, comme le constate Boltanski plus le groupe se différencie et plus la cohésion fonctionne dans la mesure où les différentes composantes du groupe ont intérêt à garder une référence commune. 181 Un autre facteur joue en faveur de la cohésion des ingénieurs : leur capital symbolique. Nous allons examiner successivement les deux facteurs. I-3-1. Le Syndicat des ingénieurs comme lieu de référence commune et de cloisonnement social Nous avons vu dans le paragraphe sur l'histoire des ingénieurs, comment le syndicat, jusqu'en 1980 a joué un rôle décisif pour la promotion de la profession. Devant l'incapacité du système économique, il a défendu ses membres contre l'angoisse de l'instabilité professionnelle, liée à la précarisation de leur situation socioprofessionnelle. Il leur a proposé un cadre sécurisant et doté de légitimité. Ce syndicat a fourni "l'armature" à laquelle les différents types d'ingénieurs sont venus s'agréger pour constituer un ensemble objectivement hétérogène mais suffisamment unifié symboliquement pour imposer la croyance dans son existence en tant que groupe social spécifique. 180 - Quoique, en imposant "le Code unifié du travail", l'Etat tende vers un écrasement de la hiérarchie. En réalité, celle-ci est très présente autant dans l'entreprise (travail technique) que dans l'administration (travail bureaucratique). Au-delà de la relation de travail, les ingénieurs constituent souvent une communauté à part qui ne se mêlent ni avec les techniciens supérieurs ni avec les ouvriers. 181 - Luc Boltanski, Les cadres. La formation d'un groupe social, Ed. de Minuit, Paris, 1882

Les ingénieurs interrogés expriment un sentiment de nostalgie à l'égard de cet âge d'or du syndicat qui a favorisé l'esprit de corps en leur sein. Depuis que l'Etat a dissous le syndicat pour le renouveler et lui imposer une direction ba'thiste, les ingénieurs sont devenus plus anonymes. Ils ne cachent pas leur ressentiment envers les instances dirigeantes du syndicat, considérées plutôt comme représentant de l'Etat que des ingénieurs. Cependant, le syndicat a tenté de compenser cette image et de sauver la face par le renforcement d'une série de services sociaux : assurance santé dont l'importance provient du fait que ni le secteur public ni le secteur privé ne fournissent cet avantage ; coopératives pour vendre les denrées alimentaires rationnées par l'Etat et difficiles à trouver en situation de pénurie sur le marché sauf à un prix exorbitant ; clubs- restaurants qui se situent souvent dans des endroits agréables dans toutes les grandes villes ; coopératives d'habitat ; caisses de retraite ; fonds de solidarité, etc. Tous ces service sont destinés exclusivement aux ingénieurs et à leurs familles. Atténuant les réactions d'une partie des ingénieurs, comme en témoignent certains propos, ces services sociaux ne peuvent satisfaire tout le monde. La promotion des intérêts de la profession et le renforcement des règles qui la régissent (comme conditions d'entrée et de sortie, déroulement des carrières, ajustement de la rétribution aux tâches, sujétions, devoir et responsabilité, etc.), n'ont pas profité à tous les ingénieurs. Les fonctionnaires, souvent des jeunes, voient que le syndicat ne s'intéresse qu'à leurs collègues du secteur privé à cause de leur poids dans les instances dirigeantes. Ils n'ont de contact avec leur syndicat qu'une fois par an pour régler le montant de leur adhésion en tant que membres. Un ingénieur ayant un bureau d'étude est, par contre, obligé de le fréquenter régulièrement pour entamer une démarche administrative liée à son travail ou à son expertise et pour toucher l'argent de la "caisse des bureaux d'études" 182 . Le syndicat étant, pour ce dernier, une instance privilégiée pour défendre les intérêts de son métier, ne fait que renforcer l'identité professionnelle. Nous avons observé lors de notre enquête auprès du syndicat des ingénieurs, (section de Damas et section d'Alep), la présence constante des ingénieurs propriétaires des bureaux d'études et d'exécutions ; ils discutent, boivent le thé, jouent au jeu de dés, fréquentent le club ou le restaurant des ingénieurs : "j'aime bien passer le soir au syndicat, c'est le seul lieu "classe" [sic] où on ne rencontre que des ingénieurs. (..) Ici on réfléchit avec les copains (il s'agit surtout des ingénieurs ayant des bureaux) à nos problèmes professionnels et ceux de la vie quotidienne. (..) Ici tu ne trouves pas des "mukhabarât" (police secrète) parce que nous tous sommes des ingénieurs" 183 ! Ce propos montre l'adhésion de cet ingénieur à son groupe professionnel (ou plutôt socioprofessionnel car il s'agit tout particulièrement de la haute strate des ingénieurs du secteur privé) que cet ingénieur caractérise par sa distance par rapport au pouvoir : "un ingénieur ne peut pas être mukhabarât". Finalement, le syndicat a échoué dans sa mission d'unifier le groupe des ingénieurs et de l'objectiver dans une institution de représentation durable et stable. L'intérêt commun reste minimal devant la diversité des espèces de capital auxquelles les ingénieurs doivent leur valeur. I-3-2. L'efficacité symbolique des ingénieurs En Syrie, l'image des professions véhiculée par le public confine parfois à l'imposture : certains métiers sont abusivement méprisés, d'autres incroyablement surévalués, voire mythifiés. Contrairement à l'agriculteur, par exemple, l'ingénieur bénéficie d'une aura que la banalisation n'entache guère. 182 - Une partie du profit des ingénieurs propriétaires des bureaux d'études alimente une caisse dite "caisse des bureaux d'études". Annuellement, ces ingénieurs repartissent de façon égale l'argent de la caisse , ce qui assure une somme souvent supérieure au salaire annuel d'un jeune ingénieur du secteur public. 183 - Entretien avec A. K. docteur architecte ayant un bureau d'étude à Damas.

I-3. Unité <strong>et</strong> hétérogénéité<br />

L'ingénieur, comme tout autre individu, apparti<strong>en</strong>t à une multiplicité de groupes : socioprofessionnel,<br />

régional, religieux, générationnel, <strong>et</strong>c. ; il adhère plus ou moins au système<br />

symbolique caractéristique de ces groupes <strong>et</strong> c'est à partir d'eux qu'il élabore sa propre personnalité<br />

psycho-sociale. Au delà de c<strong>et</strong>te règle théorique générale, l'id<strong>en</strong>tification de l'ingénieur à sa<br />

profession est c<strong>en</strong>trale surtout <strong>en</strong> raison de la division sociale du travail. 180 C'est une réalité sociale<br />

<strong>et</strong> non pas une simple division méthodologique.<br />

Les transformations subi<strong>en</strong>t par la profession d'ingénieur (la salarisation des ingénieurs<br />

<strong>et</strong> la bureaucratisation de leur métier autant que la compétition <strong>en</strong>tre ingénieurs comme experts) a<br />

favorisé chez eux une stratégie individuelle. Mais, paradoxalem<strong>en</strong>t, elle a été un facteur de<br />

regroupem<strong>en</strong>t afin de combattre la dévalorisation de leur statut. La stratégie individuelle se<br />

juxtapose donc à d'autres stratégies plus collectives.<br />

Parler des ingénieurs comme individus ou comme simp<strong>les</strong> agrégats est aussi abusif que<br />

de parler d'un groupe socioprofessionnel cohér<strong>en</strong>t coupé de son <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t socio-économique.<br />

Au cours des chapitres précéd<strong>en</strong>ts, nous avons t<strong>en</strong>té de prés<strong>en</strong>ter <strong>les</strong> ingénieurs comme des ag<strong>en</strong>ts<br />

<strong>en</strong> conflit avec <strong>les</strong> bureaucrates, le pouvoir politique <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur <strong>et</strong> autoritaire, <strong>et</strong> <strong>les</strong> pouvoirs<br />

locaux. Conflit qui s'acc<strong>en</strong>tue dans un certain contexte <strong>et</strong> s'atténue dans un autre.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, c<strong>et</strong>te analyse ne doit pas oublier <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>ciations objectives <strong>et</strong> même<br />

subjectives à l'intérieur du groupe des ingénieurs. Les rapports de force se structur<strong>en</strong>t autour d'un<br />

certain nombre de lignes de clivage : clivage <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ingénieurs du secteur public, imprégnés de<br />

traditions étatiques, <strong>et</strong> <strong>les</strong> ingénieurs du privé, bénéficiaires de la libéralisation économique ;<br />

clivage <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>tes spécialités surtout <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ingénieurs civils <strong>et</strong> <strong>les</strong> autres spécialités ;<br />

clivage <strong>en</strong>tre la génération des années soixante <strong>et</strong> soixante-dix, qui supporte bi<strong>en</strong> la crise, <strong>et</strong> la<br />

génération de la crise des années quatre-vingts ; clivage <strong>en</strong>tre ingénieurs simp<strong>les</strong> citoy<strong>en</strong>s <strong>et</strong><br />

ingénieurs membres du Parti Ba'th.<br />

Ces intérêts contradictoires, occultés derrière la façade du syndicat des ingénieurs, se<br />

font jour lors de chaque élection des instances dirigeantes de ce syndicat. Celui-ci, qui apparaît<br />

serein, paisible, unifié <strong>et</strong> unificateur, devi<strong>en</strong>t depuis le début des années quatre-vingt un lieu de<br />

cloisonnem<strong>en</strong>t social, mais aussi, paradoxalem<strong>en</strong>t, une référ<strong>en</strong>ce commune au groupe des<br />

ingénieurs. Car, comme le constate Boltanski plus le groupe se différ<strong>en</strong>cie <strong>et</strong> plus la cohésion<br />

fonctionne dans la mesure où <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>tes composantes du groupe ont intérêt à garder une<br />

référ<strong>en</strong>ce commune. 181<br />

Un autre facteur joue <strong>en</strong> faveur de la cohésion des ingénieurs : leur capital symbolique.<br />

Nous allons examiner successivem<strong>en</strong>t <strong>les</strong> deux facteurs.<br />

I-3-1. Le Syndicat des ingénieurs comme lieu de référ<strong>en</strong>ce commune <strong>et</strong> de cloisonnem<strong>en</strong>t<br />

social<br />

Nous avons vu dans le paragraphe sur l'histoire des ingénieurs, comm<strong>en</strong>t le syndicat,<br />

jusqu'<strong>en</strong> 1980 a joué un rôle décisif pour la promotion de la profession. Devant l'incapacité du<br />

système économique, il a déf<strong>en</strong>du ses membres contre l'angoisse de l'instabilité professionnelle,<br />

liée à la précarisation de leur situation socioprofessionnelle. Il leur a proposé un cadre sécurisant <strong>et</strong><br />

doté de légitimité. Ce syndicat a fourni "l'armature" à laquelle <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>ts types d'ingénieurs sont<br />

v<strong>en</strong>us s'agréger pour constituer un <strong>en</strong>semble objectivem<strong>en</strong>t hétérogène mais suffisamm<strong>en</strong>t unifié<br />

symboliquem<strong>en</strong>t pour imposer la croyance dans son exist<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> tant que groupe social spécifique.<br />

180 - Quoique, <strong>en</strong> imposant "le Code unifié du travail", l'Etat t<strong>en</strong>de vers un écrasem<strong>en</strong>t de la<br />

hiérarchie. En réalité, celle-ci est très prés<strong>en</strong>te autant dans l'<strong>en</strong>treprise (travail technique) que dans<br />

l'administration (travail bureaucratique). Au-delà de la relation de travail, <strong>les</strong> ingénieurs constitu<strong>en</strong>t<br />

souv<strong>en</strong>t une communauté à part qui ne se mêl<strong>en</strong>t ni avec <strong>les</strong> technici<strong>en</strong>s supérieurs ni avec <strong>les</strong><br />

ouvriers.<br />

181 - Luc Boltanski, Les cadres. La formation d'un groupe social, Ed. de Minuit, Paris, 1882

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