les ingenieurs en syrie modernisation, technobureaucratie et identite

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Par comparaison avec la France (8,2% de femmes ingénieurs parmi les ingénieurs 141 ) la féminisation de la profession en Syrie paraît plus importante ; et pourtant la France est un des pays européens qui a connu, ces dernières années, la plus forte progression du pourcentage des femmes ingénieurs 142 . Cependant, les chiffres avancés concernant les femmes ingénieurs syriennes, comme le remarque Longuenesse, varient d'une spécialité à l'autre (plus nombreuses, par rapport à la moyenne, en architecture mais moins nombreuses en chimie/pétrole et en mécanique) et d'une ville à l'autre (à Lattaquié, où les communautés alaouite et chrétienne sont importantes, elles sont en 1984, par exemple, 33% parmi les ingénieurs diplômés; c'est-à-dire à peu prés 12% de plus que la moyenne nationale) 143 . Cette transformation structurelle est de nature à mettre en cause certains stéréotypes culturalistes occidentaux selon lesquels les femmes dans le monde dit musulman sont des agents passifs enfermés à la maison sous l'emprise de la culture traditionnelle. Leur entrée massive dans cette profession masculine montre a priori un refus, certes nuancé comme on va le voir plus loin, de rester seulement femmes au foyer ou de se subordonner financièrement au pouvoir masculin (père/ mari). La conjoncture économique et le volontarisme de l'Etat ont incité les femmes à choisir un métier tel que celui d'ingénieur qui leur confère un salaire respectable et un statut symbolique prestigieux. Autrement dit, le besoin économique de la famille syrienne a aidé les femmes à transgresser leur posture traditionnelle. Elles sont peut-être pour cette raison beaucoup plus présentes dans la profession que leurs homologues libanaises, bien que ces dernières apparaissent plus libérées 144 . Dans le cas des femmes de milieu paysan, c'est l'occasion d'échapper au travail de la terre ou à l'enfermement domestique 145 . Cet accroissement numérique des femmes ingénieurs peut conduire à deux illusions symétriques: la première consiste à considérer la féminisation de la profession de l'ingénieur comme synonyme d'une déprofessionalisation ou d'une bureaucratisation voire comme dégradation de cette profession. Il est vrai que la féminisation est survenue dans les années quatre-vingt au moment où la profession a subi une crise sans précédent mais sans qu'elle en soit la cause ; par contre, les circonstances économiques et l'orientation politique du système syrien peuvent être les facteurs principaux de la dégradation du métier. L'autre illusion serait de considérer l'entrée massive des femmes ingénieurs dans cette profession comme signe direct de leur intégration dans le système économique. Notre enquête montre qu'on est loin de cette conclusion. Car, bien que les femmes interrogées mettent l'accent, comme leur collègues masculins, sur les problèmes généraux et sur la division sociale du travail en général sans faire allusion (sauf pour une minorité d'entre elles) à sa division sexiste, elles se voient très peu dans des postes d'encadrement ou de responsabilité, et encore moins dans le domaine de l'exécution qui demeure un bastion masculin. Cette division est souvent légitimée par la "nonqualification" technique des femmes et par la nature du travail sur le chantier où l'ingénieur est parfois obligé d'intervenir manuellement. 141 - Comparaison approximative : en Syrie le chiffre est celui des diplômées tandis qu'en France celui-ci se réfère aux femmes ingénieurs et cadres techniques d'entreprise en activité. Cf. C. Marry, Femmes-ingénieurs : une (ir)résistible ascension?, in Information sur les Sciences Sociales, 1989, vol. 28, nø 2, p. 316. 142 -D. Janshen, H. Rudolph, et al. (1987), Ingenierinnen Frauen für die Zukunft., Berlin et New York : de Gruyter, cité par Marry, ibid., p. 293. 143 - E. Longuenesse, "Ingénieurs et développement au Proche-Orient.., op. cit., pp. 26-27. 144 - Ibid., p. 26. 145 - A propos des femmes ingénieurs de la région du Ghab, Cf. Françoise Métral, "Ingénieurs et agronomes dans un projet de développement rural en Syrie, in E. Longuenesse (sous direction), Bâtisseur .., op. cit., p.242.

Cette tendance à mettre les femmes ingénieurs dans un poste non qualifié est renforcée par leur propre attitude qui les laisse paraître peu ambitieuses professionnellement. Ces femmes se considèrent plutôt mères et épouses ayant principalement la responsabilité de l'éducation de leurs enfants et des tâches domestiques. Nous avons senti, lors de notre enquête, le complexe de culpabilité dans leur discours à cause de leur travail, surtout dans le cadre des entreprises publiques où les horaires sont longs (par rapport à ceux des administrations) : "C'est bien, je travaille, je gagne un peu d'argent, mais ce sont mes enfants qui en paient le prix" 146 . A notre question sur le rôle que devrait jouer le père dans tout cela, elle répondait "Dieu nous a créé, nous les femmes, pour concevoir les enfants et les éduquer... ce n'est pas une tâche d'homme". Cependant cela ne veut pas dire que les femmes ingénieurs travaillent seulement pour l'argent 147 ; il semble qu'elles soient attachées à leur métier. C'est la raison pour laquelle elles ne quittent que rarement leur travail, même si leur situation matérielle le permet. Attachement au métier et non pas toutefois aux valeurs du travail, comme en témoigne ce propos : "Si je n'avais pas étudié toutes ces années pour être ingénieur, j'aurais quitté mon travail pour me consacrer à l'éducation de mes enfants. Je pense que les femmes-ingénieurs et médecins ne peuvent pas quitter leur travail facilement". Cette susceptibilité excessive et cette méfiance envers la valeur du travail qui peuvent être observées chez des femmes ingénieurs se compliquent par le prix social élevé que ces femmes paient pour leur engagement dans le travail : tâches domestiques sans aide de l'époux, célibat, carrière aléatoire, etc. Et pour cette raison, les femmes choisissent un travail facile, comme dans le cadre des Ministères (surtout à l'Université où elles sont très visibles), dont la tâche est loin des chantiers et avec des horaires souples, alors que ce genre de travail les prive de l'expérience professionnelle ou de la responsabilité : "Je travaille, comme mon mari, dans le Bureau central de la statistique, pour la maintenance des ordinateurs. La direction ne m'a jamais confié un tâche sérieuse, contrairement à mon mari. Elle a peut-être raison parce que je ne pourrais pas rester au-delà des horaires de travail en cas d'urgence et je m'absente quelquefois sans prévenir au préalable mon directeur quand un de mes deux enfants tombe malade". Pour mieux comprendre la nature de l'aspiration des femmes au travail, prenons l'exemple d'un couple d'ingénieurs mariés. R. M. jeune femme architecte alépine, issue d'une famille riche d'ingénieurs, a bien réussi dans son cursus universitaire (étant la troisième dans sa promotion à la faculté d'architecture d'Alep) : elle a souvent voyagé en Europe pour se tenir au courant du développement de l'architecture au niveau international, elle maîtrise bien l'anglais et le français, elle a fait des lectures abondantes bien au-delà des manuels universitaires. Admise à un concours d'enseignant à l'Université, elle est envoyée en ex-R.D.A. pour faire un doctorat. La-bas, elle a rencontré son futur mari, A. A., ingénieur en électronique qui a suivi un cursus universitaire très médiocre, sans aucun effort supplémentaire. Tous les deux ont terminé leur spécialité et sont revenus à Alep avec un titre de docteur-ingénieur pour être embauchés à l'Université d'Alep. Cependant, chacun a choisi d'y travailler pour des raisons différentes. R. M., bien qu'ayant, a priori, la capacité scientifique d'être un bon architecte, a cherché un emploi qui ne procure pas d'expérience professionnelle mais qui assure un revenu moyen avec un minimum d'horaires très flexibles. Par contre A. A., son mari, a choisi l'Université pour "avoir un nom connu en tant que Docteur-ingénieur et professeur à l'Université avec peu d'horaires, dit-il, qui me permettent ensuite 146 - s'exprimait ainsi avec tristesse T.B. femme ingénieur ayant deux enfants. 147 - Nous devons nuancer notre propos parce que nous avons observé certains cas de femmes (les cas de R. H., S. L. et K. N.) qui ont ouvert leur bureau d'études (souvent dans une pièce de leur maison) simplement pour vendre leurs quotas à leurs collègues contre une somme d'argent (le syndicat réglemente un système de quotas qui limite le nombre de m² pour lesquels un ingénieur se voit accordé un permis de construire).

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culpabilité dans leur discours à cause de leur travail, surtout dans le cadre des <strong>en</strong>treprises publiques<br />

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A notre question sur le rôle que devrait jouer le père dans tout cela, elle répondait "Dieu<br />

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Pour mieux compr<strong>en</strong>dre la nature de l'aspiration des femmes au travail, pr<strong>en</strong>ons l'exemple<br />

d'un couple d'ingénieurs mariés. R. M. jeune femme architecte alépine, issue d'une famille riche<br />

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elle a fait des lectures abondantes bi<strong>en</strong> au-delà des manuels universitaires. Admise à un concours<br />

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Cep<strong>en</strong>dant, chacun a choisi d'y travailler pour des raisons différ<strong>en</strong>tes. R. M., bi<strong>en</strong> qu'ayant, a priori,<br />

la capacité sci<strong>en</strong>tifique d'être un bon architecte, a cherché un emploi qui ne procure pas<br />

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Docteur-ingénieur <strong>et</strong> professeur à l'Université avec peu d'horaires, dit-il, qui me perm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite<br />

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147 - Nous devons nuancer notre propos parce que nous avons observé certains cas de femmes (<strong>les</strong><br />

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