les ingenieurs en syrie modernisation, technobureaucratie et identite

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lui peut ainsi se résumer : épouser par miracle une française tout en ignorant complètement le français, ou l'échec professionnel. Le récit de H. H., jeune ingénieur du secteur public, et celui de S. N., ingénieur du secteur privé 103 , sont à la fois contradictoires et complémentaires, et permettent d'analyser de manière globale la situation et les positions des ingénieurs en Syrie et les conditions économiques et sociales auxquelles ceux-ci sont livrés. * * * * * I-2-1 Economique et politique en Syrie Avant d'aborder la situation des ingénieurs, nous allons tenter de retracer les grandes étapes de la politique économique en faisant ressortir les acteurs socio-politiques qui y participent afin de pouvoir situer les ingénieurs dans le contexte socio-économique syrien. Notre objectif n'est donc pas de dessiner les rapports sociaux qui correspondent au "mode de production", mais de montrer comment les ingénieurs sont confrontés à un pouvoir qui ne laisse pas l'économie en liberté. De l'économie du "tout-Etat" ou de l'osmose privé-public à l'émergence de nouvelles classes moyennes: Au début des années soixante-dix, deux changements s'opèrent dans l'économie syrienne. D'une part, une "ouverture" économique, appelée "infiraj" (détente) a été menée par le "Mouvement rectificatif" dirigé par al-Assed pour marquer économiquement le putsch et pour élargir le réseau de soutien au régime qui était réduit à une strate modeste de la population. Cette ouverture a mis fin au dirigisme de type socialiste pur et dur de l'équipe ba'thiste Atassi/Jdid, sans pour autant aller plus loin : l'économie est restée dirigée par le secteur gouvernemental laissant tout de même un peu de place au secteur privé surtout dans le domaine du commerce autant intérieur qu'extérieur. Et d'autre part, les flux de l'aide économique provenant des pays arabes s'accroient, et surtout des monarchies du Golfe, compte tenu que la Syrie est un pays en confrontation avec Israël. Le premier infitah Les indices de croissance sont nettement positifs : concernant le Produit Intérieur Brut, L'augmentation a été de 7.3% par an entre 1963 et 1976 (780 dollars en 1976). Le revenu par tête s'est accru de 4.4% par an (de 800 L.S. en 1963 à 1400 en 1976), tandis que l'investissement, instrument important de cette croissance, s'élève de 13.5% par an entre 1970 et 1978, et représente en 1976 plus de 25% du PIB 104 . Ces chiffres globaux ne sauraient signifier une évolution harmonieuse entre les secteurs économiques : la politique économique s'orienta plutôt vers l'industrie légère et consommatrice, l'industrie de substitution nette à l'importation et la construction des infrastructures (de grands projets hydrauliques comme le barrage sur l'Euphrate et des routes, etc.,) en négligeant l'agriculture (celle-ci constitue 18.2% de PIB en 1976 contre 30.1% du PIB en 1963). Selon le credo idéologique du moment, il s'agit d'une véritable politique industrielle prétendant vouloir "sortir de l'ère agraire". Cependant, la rentabilité économique d'une partie des projets était douteuse, reflétant ainsi le caractère rentier de l'économie. Parler de "modèle" en matière de politique économique syrienne serait certainement abusif : cette politique repose sur des choix accidentels sans une 103 - Cité dans le chapitre précédent. 104 - En Syrie, les aléas statistiques sont nombreux, les données relatives à un phénomène précis peuvent varier, d'après les mêmes sources. Nous ne pouvons donc attacher trop d'importance aux valeurs absolues d'une grandeur. Ce qui compte, c'est le sens de l'évolution. Cf. Michel Chatelus, "La croissance économique. Mutation des structures et dynamisme du déséquilibre", in André Raymond et al., La Syrie d'aujourd'hui, Paris, éd. Centre National de la Recherche Scientifique, 1980, p. 227.

véritable stratégie, constituant ainsi une "économie de l'opportunité" 105 idéologiques et le prestige jouent un rôle décisif. où les considérations Au point de vue social, une nouvelle bourgeoisie étatique ou bureaucratique, selon l'expression de Perthes 106 est apparue. Elle est composée pour l'essentiel par les militaires profitant de leurs séjours au Liban après 1976 et les apparatchiks, énorme machine bureaucratique. Ce complexe militaro-mercantile, pour parler comme Elisabeth Picard 107 , constitue sa fortune surtout dans l'affairisme et le business sauvage (comme le commerce du hachisch surtout entre le Liban et la Syrie). Le public syrien connaît bien Mohammed Haydar (ex-Vice premier ministre) surnommé "Monsieur cinq pour cent" qui prélève 5% de taxe sur tout le commerce et l'industrie libanaise au motif les "protéger". Au tour de cette bourgeoisie étatique opulente s'articule un autre type de bourgeoisie qui ne peut fonctionner sans des relations établies étroitement avec la première. C'est la nouvelle bourgeoisie commerciale dont le savoir faire managérial est ancien. Avec la facilité offerte par la bureaucratie et l'armée corrompue, elle mène de très bonnes affaires et construit rapidement sa fortune. Dans les années soixante-dix, on observe la multiplication des compagnies d'importations possédées par des personnalités politiques mais souvent couvertes par des noms de la bourgeoisie commerciale (comme la compagnie de Hadaya partenaire du frère du Président, Rif'at al-Assad). Tout s'organise autour des réseaux de subordination par le biais d'un acte d'échange : biens et services contre loyauté et obéissance. Dans un sens, ces relations politiques ont une portée fortement économique. "Vol de biens publics, pot-de vin, contrebande, et népotisme deviennent alors chose courante en Syrie (...) Les dirigeants du secteur public (...) s'en remettent à des agents privés pour se procurer des divises étrangères, allouer des contrats étrangers, ou faciliter l'écoulement de produits locaux. En sens inverse, les hommes d'affaires payent régulièrement des officiels pour obtenir des exemptions de régulation sur l'import-export, des licences diverses, et la priorité d'accès aux offres d'adjudication" 108 . Cependant, avec les symptômes de la crise économique à l'horizon, la presse a tiré la sonnette d'alarme en entreprenant des critiques certes timides mais qui disent tout haut ce que le peuple pense tout bas, surtout parce que cette nouvelle bourgeoisie a un goût pour la consommation ostentatoire (voiture de luxe, chauffeur, gardes du corps, mimétisme du modèle occidental, ..). Hafez al-Assad qui, en qualité de chef de l'Etat, tient à rester au-dessus de la mêlée (quitte à retirer tout le bénéfice de la manoeuvre), mène, à la fin de 1977, une campagne contre ce qu'on a appelé le "gain illicite et les profits illégaux". Néanmoins, le régime n'a pas été en mesure de faire des pressions suffisantes pour arrêter la corruption et l'enrichissement illicite de ces hommes (souvent militaires) sur lesquels il fonde son pouvoir. Pour tout mesure, il a fait emprisonner, à grands coups de publicité, une poignée de privilégiés pour quelques mois. Outre ces deux types de bourgeoisie, appelés par le public "altabaqa aljadida" (la nouvelle classe), un troisième type, que l'on peut qualifier d'industriel, orienta ses efforts vers l'industrie, profitant de certaines mesures économique étatiques. Elle est composée des rescapés de l'ancienne bourgeoisie qui ont pu passer le cap difficile de la nationalisation, mais aussi de la "nouvelle classe". 105 - Michel Seurat, "Etat et industrialisation dans l'Orient arabe. Les fondements socio-historiques", in L'Etat de barbarie, Paris, Seuil, 1977. 106 - Volker Perthes, "A look at Syria's Upper Class. The Bourgeoisie and the Ba'th", in Middle East Report, USA, May-june 1991, pp. 31-37. 107 - Elizabeth Picard, Espaces de référence et espace .., op. cit., pp.265-266. 108 - Yahia Sadowski, "Cadres, guns and money. the eighth Regional congress of the syrian Ba'th", in Merip Reports, July- August 1985, cité par Joseph Bahout, Les entrepreneurs syriens. Economie, affaires et politique, mémoire du DEA en sciences politiques, Institut d'Etudes Politique de Paris, octobre 1992, p.79.

lui peut ainsi se résumer : épouser par miracle une française tout <strong>en</strong> ignorant complètem<strong>en</strong>t le<br />

français, ou l'échec professionnel.<br />

Le récit de H. H., jeune ingénieur du secteur public, <strong>et</strong> celui de S. N., ingénieur du secteur<br />

privé 103 , sont à la fois contradictoires <strong>et</strong> complém<strong>en</strong>taires, <strong>et</strong> perm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t d'analyser de manière<br />

globale la situation <strong>et</strong> <strong>les</strong> positions des ingénieurs <strong>en</strong> Syrie <strong>et</strong> <strong>les</strong> conditions économiques <strong>et</strong><br />

socia<strong>les</strong> auxquel<strong>les</strong> ceux-ci sont livrés.<br />

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I-2-1 Economique <strong>et</strong> politique <strong>en</strong> Syrie<br />

Avant d'aborder la situation des ingénieurs, nous allons t<strong>en</strong>ter de r<strong>et</strong>racer <strong>les</strong> grandes<br />

étapes de la politique économique <strong>en</strong> faisant ressortir <strong>les</strong> acteurs socio-politiques qui y particip<strong>en</strong>t<br />

afin de pouvoir situer <strong>les</strong> ingénieurs dans le contexte socio-économique syri<strong>en</strong>. Notre objectif n'est<br />

donc pas de dessiner <strong>les</strong> rapports sociaux qui correspond<strong>en</strong>t au "mode de production", mais de<br />

montrer comm<strong>en</strong>t <strong>les</strong> ingénieurs sont confrontés à un pouvoir qui ne laisse pas l'économie <strong>en</strong><br />

liberté.<br />

De l'économie du "tout-Etat" ou de l'osmose privé-public à l'émerg<strong>en</strong>ce de nouvel<strong>les</strong><br />

classes moy<strong>en</strong>nes:<br />

Au début des années soixante-dix, deux changem<strong>en</strong>ts s'opèr<strong>en</strong>t dans l'économie syri<strong>en</strong>ne.<br />

D'une part, une "ouverture" économique, appelée "infiraj" (dét<strong>en</strong>te) a été m<strong>en</strong>ée par le<br />

"Mouvem<strong>en</strong>t rectificatif" dirigé par al-Assed pour marquer économiquem<strong>en</strong>t le putsch <strong>et</strong> pour<br />

élargir le réseau de souti<strong>en</strong> au régime qui était réduit à une strate modeste de la population. C<strong>et</strong>te<br />

ouverture a mis fin au dirigisme de type socialiste pur <strong>et</strong> dur de l'équipe ba'thiste Atassi/Jdid, sans<br />

pour autant aller plus loin : l'économie est restée dirigée par le secteur gouvernem<strong>en</strong>tal laissant tout<br />

de même un peu de place au secteur privé surtout dans le domaine du commerce autant intérieur<br />

qu'extérieur. Et d'autre part, <strong>les</strong> flux de l'aide économique prov<strong>en</strong>ant des pays arabes s'accroi<strong>en</strong>t, <strong>et</strong><br />

surtout des monarchies du Golfe, compte t<strong>en</strong>u que la Syrie est un pays <strong>en</strong> confrontation avec Israël.<br />

Le premier infitah<br />

Les indices de croissance sont n<strong>et</strong>tem<strong>en</strong>t positifs : concernant le Produit Intérieur Brut,<br />

L'augm<strong>en</strong>tation a été de 7.3% par an <strong>en</strong>tre 1963 <strong>et</strong> 1976 (780 dollars <strong>en</strong> 1976). Le rev<strong>en</strong>u par tête<br />

s'est accru de 4.4% par an (de 800 L.S. <strong>en</strong> 1963 à 1400 <strong>en</strong> 1976), tandis que l'investissem<strong>en</strong>t,<br />

instrum<strong>en</strong>t important de c<strong>et</strong>te croissance, s'élève de 13.5% par an <strong>en</strong>tre 1970 <strong>et</strong> 1978, <strong>et</strong> représ<strong>en</strong>te<br />

<strong>en</strong> 1976 plus de 25% du PIB 104 .<br />

Ces chiffres globaux ne saurai<strong>en</strong>t signifier une évolution harmonieuse <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> secteurs<br />

économiques : la politique économique s'ori<strong>en</strong>ta plutôt vers l'industrie légère <strong>et</strong> consommatrice,<br />

l'industrie de substitution n<strong>et</strong>te à l'importation <strong>et</strong> la construction des infrastructures (de grands<br />

proj<strong>et</strong>s hydrauliques comme le barrage sur l'Euphrate <strong>et</strong> des routes, <strong>et</strong>c.,) <strong>en</strong> négligeant l'agriculture<br />

(celle-ci constitue 18.2% de PIB <strong>en</strong> 1976 contre 30.1% du PIB <strong>en</strong> 1963). Selon le credo<br />

idéologique du mom<strong>en</strong>t, il s'agit d'une véritable politique industrielle prét<strong>en</strong>dant vouloir "sortir de<br />

l'ère agraire". Cep<strong>en</strong>dant, la r<strong>en</strong>tabilité économique d'une partie des proj<strong>et</strong>s était douteuse, reflétant<br />

ainsi le caractère r<strong>en</strong>tier de l'économie. Parler de "modèle" <strong>en</strong> matière de politique économique<br />

syri<strong>en</strong>ne serait certainem<strong>en</strong>t abusif : c<strong>et</strong>te politique repose sur des choix accid<strong>en</strong>tels sans une<br />

103 - Cité dans le chapitre précéd<strong>en</strong>t.<br />

104 - En Syrie, <strong>les</strong> aléas statistiques sont nombreux, <strong>les</strong> données relatives à un phénomène précis<br />

peuv<strong>en</strong>t varier, d'après <strong>les</strong> mêmes sources. Nous ne pouvons donc attacher trop d'importance aux<br />

valeurs absolues d'une grandeur. Ce qui compte, c'est le s<strong>en</strong>s de l'évolution.<br />

Cf. Michel Chatelus, "La croissance économique. Mutation des structures <strong>et</strong> dynamisme du<br />

déséquilibre", in André Raymond <strong>et</strong> al., La Syrie d'aujourd'hui, Paris, éd. C<strong>en</strong>tre National de la<br />

Recherche Sci<strong>en</strong>tifique, 1980, p. 227.

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