les ingenieurs en syrie modernisation, technobureaucratie et identite

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I-2. Ingénieur, un statut mal défini Moi, ingénieur, je suis devenu secrétaire : J'ai commencé le travail en 1984, c'est-à-dire il y a déjà 7 ans. Durant cette période, j'ai acquis une expérience professionnelle extraordinaire, mais qui ne m'a servi à rien. Tu me vois maintenant en train de chercher n'importe quel travail. Tu sais, toi et moi sommes issus de la même promotion ; à ce moment là, on voyait la vie en rose, j'avais beaucoup d'ambition ; j'ai rêvé..., beaucoup rêvé d'avoir bientôt un appartement, une voiture et une femme. J'ai décidé de me débarrasser du service militaire, grand obstacle à ma liberté. (...) Comme mon père a beaucoup de relations, j'ai réussi à passer le service militaire comme ingénieur dans une entreprise militaire de construction, après six mois d'entraînement militaire difficile. Depuis le début, j'avais l'intention de bien travailler. ... En effet, tu sais bien que je n'étais pas un étudiant brillant à la fac, mes travaux pratiques étaient quelquefois copiés sur ceux de mes copains. Je me suis rendu compte du décalage très important entre mes connaissances et le domaine dans lequel j'ai travaillé, c'est-à-dire la conception des réseaux sanitaires. J'ai cherché des références en langues arabe et anglaise pour combler mes lacunes, (..) mes collègues s'enfuyaient dès 11 heures du matin, ils me traitaient de fou à cause de mon assiduité au travail. Nous touchions le même salaire, 1000 livres syriennes. On était quatre ingénieurs dans cette section, dont un seul avait une expérience importante (quatre ans) ; c'est lui qui s'est surtout chargé de l'exécution des projets. Mon chef était un géographe militaire alaouite qui n'hésitait pas à apporter un jugement sur des rapports faits par des ingénieurs!! Il était très content de mon travail. Un beau jour, on nous a informé que le directeur général de l'entreprise, le grand patron, allait visiter nos locaux,..., tout le monde était derrière son bureau, faisant comme s'il travaillait. Mon chef nous a présenté tout en flattant seulement mon collègue, celui qui ne lui avait jamais donné de rapports, son talent consistait dans le fait que son père était un colonel à l'armée. Deux jours plus tard, on lui a donné une voiture de fonction. J'étais déprimé, (..) Pour 1000 L.S., pourquoi je me crève? pourquoi rester jusqu'à 14 heures chaque jour? je suis allé voir mon patron "moi, je travaille et lui reçoit la voiture!!", il m'a répondu "on le prépare pour une mission qui exige une voiture", -"pourquoi cette mission est-elle pour lui?", -"c'est moi le patron, c'est moi qui décide, et en tout cas si ça ne te plaît pas, je te renverrai à la caserne militaire où tu ne travailleras plus comme ingénieur.". J'ai perdu l'amour du travail, j'ai continué pourtant à travailler sérieusement puisque c'était mon intérêt pour l'avenir, mais tout en sachant qu'il était vain d'attendre une prime pour ce que je faisais. J'ai terminé le service militaire avec un regard moins rose et en espérant être mieux dans le service obligatoire de l'Etat, dans une entreprise "civile". Grâce aux relations de mon père, j'ai eu la chance d'être nommé dans une entreprise de construction, la Société Jabal el-Qassion, et non pas dans un bureau d'un des ministères. Dans les premiers temps, j'ai travaillé dans le domaine de la conception, (...) j'ai d'emblée béni la chance d'avoir été embauché dans cette entreprise parce que les choses se passaient de façon impeccable : expérience professionnelle, prime mensuelle, ambiance extraordinaire ; j'étais heureux de voir mes conceptions se réaliser : une rue, un petit pont,.... Et grâce à mon expérience des études de marché, j'ai participé aux réunions importantes avec des P.D.G. et des ministres. J'avais sous mon ordre quatre dessinatrices (..) qui me faisaient le thé et me préparaient le petit-déjeuner le matin, j'avais de bonnes relations avec certaines d'entre elles, mais cela n'empêchait pas de me fâcher de temps en temps contre elles. Enfin, j'avais le droit pour moi j'étais ingénieur, j'étais leur patron. J'ai décidé de passer dans le domaine de l'exécution, compte tenu que je n'aurais jamais une voiture si je restais dans celui de la conception. J'ai déposé une demande, avec un petit piston bien entendu, et j'y suis arrivé. On m'a mis sur un projet routier pour faire un petit tunnel, je me rappelle avoir commis beaucoup de bêtises que le superviseur n'a pas découvert, enfin c'est comme ça qu'on apprend des choses. Un an plus tard, devenu chef de projet, j'ai commencé à me plaindre des transports de l'entreprise, je ne voulais pas monter avec les techniciens et les ouvriers, moi j'étais ingénieur.

Enfin, on m'a donné une voiture de fonction. J'étais très heureux avec. Mais, la journée est constituée de jours et nuits , et le noir succède au blanc, un nouvel ingénieur a été embauché sur mon chantier, il avait seulement un an d'expérience, il fuyait le travail sans que l'administration ne le lui reproche. Un beau jour, le patron m'a convoqué, j'étais sûr qu'il s'agissait d'une grosse prime, puisque je travaillais bien. Ce n'était pas du tout ça, -"On a besoin de toi pour un autre chantier". Je lui ai répondu "mais pourquoi moi?", -" c'est comme ça". Après ça, je me suis trouvé dans un chantier dont je n'étais pas le chef et dans lequel on n'avait besoin de personne. Quelques jours plus tard, on a récupéré ma voiture pour la donner au nouvel ingénieur qui venait d'être embauché sur mon précédent chantier. J'ai compris à la suite que ce sous-ingénieur était originaire de la même région, Zabadani, que le directeur de cette entreprise, et malgré sa maigre expérience on l'avait nommé chef du chantier. Ce n'est pas seulement l' entreprise militaire qui est foutue mais tout le secteur public. Le salaire était à peine suffisant (4200 L.S.) et pourtant j'étais célibataire résidant chez mes parents. J'en avais ras le bol dans cette entreprise : de longues heures chaque jour de 7 heures le matin jusqu'à 4 heures et demi, une expérience inutile dans ce pays, pas de voiture, un salaire dérisoire, qu'est ce que je foutais ici? En octobre 1989, j'ai terminé le service d'Etat obligatoire, je me suis trouvé face à plusieurs choix : en gros rester dans mon entreprise sans aucune perspective, ou quitter le secteur public et ouvrir un bureau d'études pour travailler à mon compte. Enfin, j'ai choisi une solution intermédiaire qui tienne compte de la crise économique qui touche les deux secteurs, public et privé : j'ai déposé une demande, pistonnée par une personne de l'entourage de mon père, pour travailler à la municipalité, un endroit où les horaires sont souples. Ce n'est pas par hasard, si j'ai choisi la municipalité. En effet, il suffit en général de passer le matin pour composter la carte de travail et c'est fini, on n'a plus besoin de nous! , je suis libre. Cette solution m'a permis d'assurer un salaire minimum (3500 L.S.) tout en cherchant un autre boulot. Dans un premier temps, avec deux amis dont l'un possède un bureau d'études, on nous avait confié deux contrats de réhabilitation de deux bâtiments. Nous avons travaillé deux mois, à temps partiel. Pour faire marcher le chantier, on était obligé de payer 12000 L.S. à certains fonctionnaires comme pot-devin, mais on est arrivé à la fin à gagner chacun entre nous 15000 L.S. net. Depuis, je n'ai pas trouvé d'autre boulot dans ma branche. J'ai décidé de chercher n'importe quel travail qui m'assure un capital pour pouvoir à la suite travailler comme un vrai ingénieur en ouvrant un bureau d'études. Ayant touché sa retraite, mon père l'a investie dans une école du soir spécialisée dans l'apprentissage des langues étrangères et l'informatique. Moi, l'ingénieur, je suis devenu secrétaire : je reçois les clients avec un grand sourire, je tape à la machine à écrire, etc.. Sept ans après mes rêves, je n'ai encore ni femme, ni maison, ni voiture ; j'en ai marre de cette vie ici. Depuis six mois, je n'arrête pas d'envoyer des demandes à gauche et à droite pour travailler dans le Golfe ou en Libye ou pour émigrer au Canada ou en Australie. Sari, je t'en prie, tu ne connais pas une fille française qui accepterait de m'épouser pour avoir la nationalité française, même un mariage blanc, même si elle demande de l'argent? Voilà le récit d'un ingénieur qui constitue un cas de figure extrême mais révélateur de la situation d'une partie de jeunes ingénieurs syriens. Son auteur est H. H., âgé de 30 ans, damascène dont le père est un haut fonctionnaire ba'thiste à l'Education nationale et la mère est directrice d'un lycée français à Damas. Ils résident dans un quartier aisé de la capitale. Issus de classes moyennes, ils ont réussi leur promotion par une alliance avec le pouvoir politique. Sous l'influence de sa famille, H.H. a refait le baccalauréat, pour avoir une note plus élevée nécessaire pour l'entrée à une faculté de génie. Ceci devait permettre dans l'avenir à H.H. d'accéder à une profession libérale et d'échapper à la vie de fonctionnaire. Commençant sa vie professionnelle avec optimisme, H. H. ne tarde pas à se heurter aux conditions de travail des ingénieurs. Il découvre que la compétence professionnelle n'est pas l'unique critère de la promotion, d'autres facteurs interviennent : solidarité confessionnelle et familiale, relations, etc. L'ambiguïté de son discours réside dans le fait que tout en étant fier de son métier et de son titre, il mène une carrière difficile, voire douloureuse. Il a le sentiment que l'alternative qui s'offre à

I-2. Ingénieur, un statut mal défini<br />

Moi, ingénieur, je suis dev<strong>en</strong>u secrétaire :<br />

J'ai comm<strong>en</strong>cé le travail <strong>en</strong> 1984, c'est-à-dire il y a déjà 7 ans. Durant c<strong>et</strong>te période, j'ai<br />

acquis une expéri<strong>en</strong>ce professionnelle extraordinaire, mais qui ne m'a servi à ri<strong>en</strong>. Tu me vois<br />

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Tu sais, toi <strong>et</strong> moi sommes issus de la même promotion ; à ce mom<strong>en</strong>t là, on voyait la vie<br />

<strong>en</strong> rose, j'avais beaucoup d'ambition ; j'ai rêvé..., beaucoup rêvé d'avoir bi<strong>en</strong>tôt un appartem<strong>en</strong>t,<br />

une voiture <strong>et</strong> une femme. J'ai décidé de me débarrasser du service militaire, grand obstacle à ma<br />

liberté. (...) Comme mon père a beaucoup de relations, j'ai réussi à passer le service militaire<br />

comme ingénieur dans une <strong>en</strong>treprise militaire de construction, après six mois d'<strong>en</strong>traînem<strong>en</strong>t<br />

militaire difficile. Depuis le début, j'avais l'int<strong>en</strong>tion de bi<strong>en</strong> travailler. ... En eff<strong>et</strong>, tu sais bi<strong>en</strong> que<br />

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ceux de mes copains. Je me suis r<strong>en</strong>du compte du décalage très important <strong>en</strong>tre mes connaissances<br />

<strong>et</strong> le domaine dans lequel j'ai travaillé, c'est-à-dire la conception des réseaux sanitaires. J'ai<br />

cherché des référ<strong>en</strong>ces <strong>en</strong> langues arabe <strong>et</strong> anglaise pour combler mes lacunes, (..) mes collègues<br />

s'<strong>en</strong>fuyai<strong>en</strong>t dès 11 heures du matin, ils me traitai<strong>en</strong>t de fou à cause de mon assiduité au travail.<br />

Nous touchions le même salaire, 1000 livres syri<strong>en</strong>nes. On était quatre ingénieurs dans c<strong>et</strong>te<br />

section, dont un seul avait une expéri<strong>en</strong>ce importante (quatre ans) ; c'est lui qui s'est surtout<br />

chargé de l'exécution des proj<strong>et</strong>s. Mon chef était un géographe militaire alaouite qui n'hésitait pas<br />

à apporter un jugem<strong>en</strong>t sur des rapports faits par des ingénieurs!! Il était très cont<strong>en</strong>t de mon<br />

travail. Un beau jour, on nous a informé que le directeur général de l'<strong>en</strong>treprise, le grand patron,<br />

allait visiter nos locaux,..., tout le monde était derrière son bureau, faisant comme s'il travaillait.<br />

Mon chef nous a prés<strong>en</strong>té tout <strong>en</strong> flattant seulem<strong>en</strong>t mon collègue, celui qui ne lui avait jamais<br />

donné de rapports, son tal<strong>en</strong>t consistait dans le fait que son père était un colonel à l'armée. Deux<br />

jours plus tard, on lui a donné une voiture de fonction. J'étais déprimé, (..) Pour 1000 L.S.,<br />

pourquoi je me crève? pourquoi rester jusqu'à 14 heures chaque jour? je suis allé voir mon patron<br />

"moi, je travaille <strong>et</strong> lui reçoit la voiture!!", il m'a répondu "on le prépare pour une mission qui<br />

exige une voiture",<br />

-"pourquoi c<strong>et</strong>te mission est-elle pour lui?",<br />

-"c'est moi le patron, c'est moi qui décide, <strong>et</strong> <strong>en</strong> tout cas si ça ne te plaît pas, je te<br />

r<strong>en</strong>verrai à la caserne militaire où tu ne travailleras plus comme ingénieur.".<br />

J'ai perdu l'amour du travail, j'ai continué pourtant à travailler sérieusem<strong>en</strong>t puisque<br />

c'était mon intérêt pour l'av<strong>en</strong>ir, mais tout <strong>en</strong> sachant qu'il était vain d'att<strong>en</strong>dre une prime pour ce<br />

que je faisais.<br />

J'ai terminé le service militaire avec un regard moins rose <strong>et</strong> <strong>en</strong> espérant être mieux dans<br />

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eu la chance d'être nommé dans une <strong>en</strong>treprise de construction, la Société Jabal el-Qassion, <strong>et</strong> non<br />

pas dans un bureau d'un des ministères. Dans <strong>les</strong> premiers temps, j'ai travaillé dans le domaine de<br />

la conception, (...) j'ai d'emblée béni la chance d'avoir été embauché dans c<strong>et</strong>te <strong>en</strong>treprise parce<br />

que <strong>les</strong> choses se passai<strong>en</strong>t de façon impeccable : expéri<strong>en</strong>ce professionnelle, prime m<strong>en</strong>suelle,<br />

ambiance extraordinaire ; j'étais heureux de voir mes conceptions se réaliser : une rue, un p<strong>et</strong>it<br />

pont,.... Et grâce à mon expéri<strong>en</strong>ce des études de marché, j'ai participé aux réunions importantes<br />

avec des P.D.G. <strong>et</strong> des ministres. J'avais sous mon ordre quatre dessinatrices (..) qui me faisai<strong>en</strong>t<br />

le thé <strong>et</strong> me préparai<strong>en</strong>t le p<strong>et</strong>it-déjeuner le matin, j'avais de bonnes relations avec certaines<br />

d'<strong>en</strong>tre el<strong>les</strong>, mais cela n'empêchait pas de me fâcher de temps <strong>en</strong> temps contre el<strong>les</strong>. Enfin, j'avais<br />

le droit pour moi j'étais ingénieur, j'étais leur patron. J'ai décidé de passer dans le domaine de<br />

l'exécution, compte t<strong>en</strong>u que je n'aurais jamais une voiture si je restais dans celui de la conception.<br />

J'ai déposé une demande, avec un p<strong>et</strong>it piston bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, <strong>et</strong> j'y suis arrivé. On m'a mis sur un<br />

proj<strong>et</strong> routier pour faire un p<strong>et</strong>it tunnel, je me rappelle avoir commis beaucoup de bêtises que le<br />

superviseur n'a pas découvert, <strong>en</strong>fin c'est comme ça qu'on appr<strong>en</strong>d des choses.<br />

Un an plus tard, dev<strong>en</strong>u chef de proj<strong>et</strong>, j'ai comm<strong>en</strong>cé à me plaindre des transports de<br />

l'<strong>en</strong>treprise, je ne voulais pas monter avec <strong>les</strong> technici<strong>en</strong>s <strong>et</strong> <strong>les</strong> ouvriers, moi j'étais ingénieur.

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