les ingenieurs en syrie modernisation, technobureaucratie et identite

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prétendu est de "couper la route aux exploiteurs et profiteurs. (..) Ceux-ci utilisent le syndicat pour promouvoir leurs propres intérêts en tant qu'ingénieurs propriétaires de bureaux d'études et entrepreneurs au détriment de ceux des jeunes fonctionnaires de l'Etat." 87 . Cette proclamation camoufle, nous semble-t-il, une tentative ba'thiste de disqualifier la direction indépendante du syndicat ; car toutes les revendications avancées par ce mouvement ne relèvent pas de la compétence du syndicat dans un système autoritaire et socialiste mais de celle de ce système. C'est ainsi que les leaders de ce mouvement savent que le clivage entre ingénieurs fonctionnaires et ingénieurs propriétaires de bureaux d'études n'est pas causé par ces derniers mais par le pouvoir politique responsable de l'hypertrophie du secteur public et par conséquent de son déficit. Le syndicat n'a pas participé aux décisions prises par le Parti pour contraindre les ingénieurs à travailler cinq ans au service de l'Etat. De même, le syndicat n'a pas le droit d'appeler à une grève en cas d'échec de la négociation avec l'Etat. L'opportunisme de ce mouvement s'avère évidente, lorsque nous savons que l'un de ces leaders est Adnan Ibrahim qui a mené une carrière politique dans le Parti Ba'th, et non une carrière technique, pour devenir par la suite Directeur général de l'une de plus importantes sociétés de travaux publics, la Société des Travaux de Béton. Ce changement dans le système politique, progressivement plus coercitif, s'accompagne d'un changement dans l'origine sociale des ingénieurs : avec la loi dite d'absorption, l'accès à l'enseignement supérieur (universités et instituts) est gratuit et assuré à tout élève ayant obtenu son baccalauréat, ce qui a permis aux couches moyennes et défavorisées d'y envoyer leur fils. La note acquise au baccalauréat pousse dans ce sens, car la note exigée pour des candidats dans les villes moyennes et petites en Syrie est moins élevée que celle de grandes villes. Cette mutation sociologique a permis aux jeunes ingénieurs d'origine rurale d'aller s'installer, loin de leur soutien familial, dans les centres urbains, surtout dans la capitale. Où trouvent-ils un substitut à ce support? Ce sera effectivement dans les organisations politiques ou religieuses, ou les deux à la fois : Une petite partie des ingénieurs vont adhérer au Parti Ba'th. A titre d'exemple, en 1979, les cinq membres de la direction de section (wihda ) du Parti Ba'th de la faculté de génie civil à Damas sont issus des milieux ruraux (qutayfeh, Misiaf, Tal-Kalakh) ou sont Alouates de Lataquié. Cependant, la plus grande partie de ces néo-urbains s'orientent vers les partis politiques clandestins d'opposition ; le mouvement des Frères musulmans bénéficient de la part du lion, étant donné sa popularité et ses racines profondes autant à la ville qu'à la campagne. La participation des ingénieurs à l'opposition a pris deux formes : individuelle et protestation collective au travers du syndicat. action politique Tout d'abord, la présence des ingénieurs au sein des partis d'opposition était importante en tant que partisans, membres et leaders qui contribuent à la mobilisation du public et même à la lutte armée contre le pouvoir politique. Certains interlocuteurs ont signalé l'importance de cette percée et nous l'avons vérifié en étudiant les statistiques des prisonniers politiques, publiées par les associations syriennes des Droits de l'homme, considérées ainsi comme indicateur de cette présence. Bien que ces statistiques soient très partielles (en raison de la difficulté de rassembler les informations), elles nous montrent la proportion des ingénieurs prisonniers par rapport aux autres 87 - Projet de plate-forme pour le Mouvement des Jeunes ingénieurs, Damas, 1976, (manuscrit).

catégories professionnelles 88 . Le nombre des prisonniers politiques arrêtés pendant la crise politique (1979-1982) qui ont pu être recensés (selon leurs professions) est de 2489 personnes. Leur nombre total a été estimé à 14 000 personnes. On peut estimer le nombre total des ingénieurs prisonniers à 420 ingénieurs soit 2,8% d'effectif des ingénieurs et 5% de l'ensemble des prisonniers. Il faut y ajouter une bonne partie de prisonniers étudiants, majoritairement issus des facultés scientifiques. On arrive à une proportion de 13% 89 d'ingénieurs et d'élèves-ingénieurs sur l'ensemble des prisonniers politiques. Cette proportion est plus importante que celle des avocats (1,5 %), considérés auparavant comme les principaux acteurs politiques des années cinquante et soixante. 90 Cependant, les médecins constituent aussi de nouveaux acteurs politiques où l'on compte un nombre de prisonniers politiques aussi important que celui des ingénieurs. Outre les prisonniers, il faut ajouter parmi les ingénieurs des centaines de morts victimes de la répression de l'Etat. Aucune indication statistique ne permet de préciser le chiffre exact. Une autre forme d'action contestataire des ingénieurs s'est manifestée au sein du syndicat. Celui-ci demeure, pour les ingénieurs, à cette époque comme une corporation qui fonctionne parfaitement pour protéger ses membres. Ce sentiment a été surtout partagé par les ingénieurs propriétaires de bureaux d'études indépendants dans leur travail par rapport au secteur public et à l'administration de l'Etat. Et c'est pour cette raison vraisemblablement que les ingénieurs et la direction du syndicat ont osé se confronter à l'Etat. Ce dernier, alarmé par le poids numérique et stratégique prépondérant des ingénieurs hostiles au régime, a appelé à un dialogue qui n'a pour objectif que de repérer les membres contestataires. Le 2 avril 1980, le Vice-président du Parti Ba'th, Abdallah al-Ahmar, a rencontré des ingénieurs au siège du syndicat pour les écouter. Une dizaine d'ingénieurs, surtout de tendance politique islamiste et communiste, demandent la levée de la loi d'urgence décrétée depuis 1963 et le retour à la vie démocratique. Aucune allusion à l'islam ou à la chari'a. Quelques heures plus tard, tous les ingénieurs intervenants sont jetés en prison dont le Président du syndicat, Karamé Badura et le secrétaire général de la branche de Damas, Riad al-Bastati. Les événements s'accéléraient, les syndicats des ingénieurs, des médecins et des avocats faisaient des déclarations et des communiqués dénonçant la répression et exigeant le multipartisme. Le 4 avril 1980, le président al- Assad a dissous 91 ces trois syndicats. En mettant la main sur les organisations professionnelles, 88 - Tous les chiffres de prisonniers politiques sont issus des rapports publiés surtout à Genève par l'association du Droit des prisonniers politiques en Syrie et l'association syrienne des Droits de l'homme ; et la Revue al-minbar (en langue arabe), Genève, de 1980-1985. Nous avons passé beaucoup de temps à recueillir de différentes sources les données sur les prisonniers , à les classer et à les vérifier. Nous nous contentons ici d'exposer de données générales utiles à notre recherche. 89 - Le pourcentage d'étudiants prisonniers est de 20% sur l'ensemble. Nous avons supposé que parmi les prisonniers étudiants, il y a 40% d'élèves-ingénieurs ; cela signifie qu'il y a 8% (= 0.40 * 20%) d'élèves-ingénieurs. Le taux total de ces derniers et des ingénieurs est donc 13% (= 8% + 5%). 90 - En fait, même dans les années quatre-vingt, les avocats ont joué un rôle important, mais cette fois-ci par la seule force contestataire. A titre d'exemple : en 1976, quelques avocats ont signé une pétition contre l'intervention syrienne au Liban. En 1978 et 1979, dans un meeting des avocats, certains d'entre eux ont demandé la levée immédiate de l'état d'urgence. En 1980, dans quelques tribunaux, on a effectué deux jours de grève pour renforcer la demande d'un vie démocratique. Cf. Human Rights Watch, Syria Unmasked- The Suppression of Human Rights by Hasard Regime, Yale University Press, New Haven and London, 1991, p. 35. 91 - Décret législatif, nø 24 du 7 avril 1980.

catégories professionnel<strong>les</strong> 88 . Le nombre des prisonniers politiques arrêtés p<strong>en</strong>dant la crise<br />

politique (1979-1982) qui ont pu être rec<strong>en</strong>sés (selon leurs professions) est de 2489 personnes. Leur<br />

nombre total a été estimé à 14 000 personnes. On peut estimer le nombre total des ingénieurs<br />

prisonniers à 420 ingénieurs soit 2,8% d'effectif des ingénieurs <strong>et</strong> 5% de l'<strong>en</strong>semble des prisonniers.<br />

Il faut y ajouter une bonne partie de prisonniers étudiants, majoritairem<strong>en</strong>t issus des facultés<br />

sci<strong>en</strong>tifiques. On arrive à une proportion de 13% 89 d'ingénieurs <strong>et</strong> d'élèves-ingénieurs sur<br />

l'<strong>en</strong>semble des prisonniers politiques. C<strong>et</strong>te proportion est plus importante que celle des avocats<br />

(1,5 %), considérés auparavant comme <strong>les</strong> principaux acteurs politiques des années cinquante <strong>et</strong><br />

soixante. 90 Cep<strong>en</strong>dant, <strong>les</strong> médecins constitu<strong>en</strong>t aussi de nouveaux acteurs politiques où l'on<br />

compte un nombre de prisonniers politiques aussi important que celui des ingénieurs.<br />

Outre <strong>les</strong> prisonniers, il faut ajouter parmi <strong>les</strong> ingénieurs des c<strong>en</strong>taines de morts victimes<br />

de la répression de l'Etat. Aucune indication statistique ne perm<strong>et</strong> de préciser le chiffre exact.<br />

Une autre forme d'action contestataire des ingénieurs s'est manifestée au sein du syndicat.<br />

Celui-ci demeure, pour <strong>les</strong> ingénieurs, à c<strong>et</strong>te époque comme une corporation qui fonctionne<br />

parfaitem<strong>en</strong>t pour protéger ses membres. Ce s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t a été surtout partagé par <strong>les</strong> ingénieurs<br />

propriétaires de bureaux d'études indép<strong>en</strong>dants dans leur travail par rapport au secteur public <strong>et</strong> à<br />

l'administration de l'Etat. Et c'est pour c<strong>et</strong>te raison vraisemblablem<strong>en</strong>t que <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong> la<br />

direction du syndicat ont osé se confronter à l'Etat. Ce dernier, alarmé par le poids numérique <strong>et</strong><br />

stratégique prépondérant des ingénieurs hosti<strong>les</strong> au régime, a appelé à un dialogue qui n'a pour<br />

objectif que de repérer <strong>les</strong> membres contestataires.<br />

Le 2 avril 1980, le Vice-présid<strong>en</strong>t du Parti Ba'th, Abdallah al-Ahmar, a r<strong>en</strong>contré des<br />

ingénieurs au siège du syndicat pour <strong>les</strong> écouter. Une dizaine d'ingénieurs, surtout de t<strong>en</strong>dance<br />

politique islamiste <strong>et</strong> communiste, demand<strong>en</strong>t la levée de la loi d'urg<strong>en</strong>ce décrétée depuis 1963 <strong>et</strong> le<br />

r<strong>et</strong>our à la vie démocratique. Aucune allusion à l'islam ou à la chari'a. Quelques heures plus tard,<br />

tous <strong>les</strong> ingénieurs interv<strong>en</strong>ants sont j<strong>et</strong>és <strong>en</strong> prison dont le Présid<strong>en</strong>t du syndicat, Karamé Badura<br />

<strong>et</strong> le secrétaire général de la branche de Damas, Riad al-Bastati. Les événem<strong>en</strong>ts s'accélérai<strong>en</strong>t, <strong>les</strong><br />

syndicats des ingénieurs, des médecins <strong>et</strong> des avocats faisai<strong>en</strong>t des déclarations <strong>et</strong> des<br />

communiqués dénonçant la répression <strong>et</strong> exigeant le multipartisme. Le 4 avril 1980, le présid<strong>en</strong>t al-<br />

Assad a dissous 91 ces trois syndicats. En m<strong>et</strong>tant la main sur <strong>les</strong> organisations professionnel<strong>les</strong>,<br />

88 - Tous <strong>les</strong> chiffres de prisonniers politiques sont issus des rapports publiés surtout à G<strong>en</strong>ève par<br />

l'association du Droit des prisonniers politiques <strong>en</strong> Syrie <strong>et</strong> l'association syri<strong>en</strong>ne des Droits de<br />

l'homme ; <strong>et</strong> la Revue al-minbar (<strong>en</strong> langue arabe), G<strong>en</strong>ève, de 1980-1985.<br />

Nous avons passé beaucoup de temps à recueillir de différ<strong>en</strong>tes sources <strong>les</strong> données sur <strong>les</strong><br />

prisonniers , à <strong>les</strong> classer <strong>et</strong> à <strong>les</strong> vérifier. Nous nous cont<strong>en</strong>tons ici d'exposer de données généra<strong>les</strong><br />

uti<strong>les</strong> à notre recherche.<br />

89 - Le pourc<strong>en</strong>tage d'étudiants prisonniers est de 20% sur l'<strong>en</strong>semble. Nous avons supposé que<br />

parmi <strong>les</strong> prisonniers étudiants, il y a 40% d'élèves-ingénieurs ; cela signifie qu'il y a 8% (= 0.40 *<br />

20%) d'élèves-ingénieurs. Le taux total de ces derniers <strong>et</strong> des ingénieurs est donc 13% (= 8% +<br />

5%).<br />

90 - En fait, même dans <strong>les</strong> années quatre-vingt, <strong>les</strong> avocats ont joué un rôle important, mais c<strong>et</strong>te<br />

fois-ci par la seule force contestataire. A titre d'exemple : <strong>en</strong> 1976, quelques avocats ont signé une<br />

pétition contre l'interv<strong>en</strong>tion syri<strong>en</strong>ne au Liban. En 1978 <strong>et</strong> 1979, dans un me<strong>et</strong>ing des avocats,<br />

certains d'<strong>en</strong>tre eux ont demandé la levée immédiate de l'état d'urg<strong>en</strong>ce. En 1980, dans quelques<br />

tribunaux, on a effectué deux jours de grève pour r<strong>en</strong>forcer la demande d'un vie démocratique.<br />

Cf. Human Rights Watch, Syria Unmasked- The Suppression of Human Rights by Hasard<br />

Regime, Yale University Press, New Hav<strong>en</strong> and London, 1991, p. 35.<br />

91 - Décr<strong>et</strong> législatif, nø 24 du 7 avril 1980.

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