les ingenieurs en syrie modernisation, technobureaucratie et identite

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I-1. Une histoire des ingénieurs : "Diplômé de la faculté de génie civil d'Alep en 1964, j'ai ensuite fait un master en génie sanitaire en Grande- Bretagne en 1968. J'ai choisi cette spécialité à cause de sa rareté et de son importance dans un pays où on ne s'est jamais réellement intéressé aux égouts dans les villes. Mon choix n'était donc pas arbitraire. Dès mon retour, j'ai travaillé à la municipalité de Damas. Le travail a bien commencé, l'ambiance était sympa, j'ai été d'un chantier à l'autre, ainsi que d'une conception à l'autre. Ceci a duré quatre ans. A la suite du Mouvement de Rectificatif 42 , un nouveau directeur est arrivé et avec lui des problèmes. Il n'est pas normal que nos préoccupations soient constamment subordonnées à celles des gestionnaires. Il est frustrant de s'apercevoir qu'on n'en tient pas compte et que les décisions sont prises sans toi. Le travail est devenu pénible et sans honneur. Je n'ai pas supporté la situation . J'ai présenté ma démission. Au début, ce directeur l'a refusée mais finalement il l'a acceptée en exigeant que je travaille à temps partiel pour ne pas affecter l'activité de la municipalité. J'ai ouvert un bureau d'études, ce qui m'a conféré le statut d'un vrai ingénieur. Ceci était la condition nécessaire pour répondre à l'appel d'offre de construction. Enfin j'ai quitté le secteur public. L'entreprise qui ne me plaît pas, je claque sa porte tout de suite. Dieu merci, ma compétence fait que les entreprises publiques et privées me cherchent et non pas le contraire. Malgré la crise économique, je ne manque pas de travail. (...) Mon cousin d'Arabie Saoudite m'a proposé de le rejoindre pour travailler là-bas, mais j'ai refusé catégoriquement ; je n'aime pas être humilié par les Saoudiens. Je m'investis beaucoup dans mon travail et je préfère que ma patrie, la Syrie, profite de mes efforts et non pas les autres pays (...). Je n'ai jamais cherché une échappatoire extérieure à mon métier, je refuse de travailler comme entrepreneur spéculateur, je fais la conception ou supervise l'exécution ; quant à l'exécution, je ne l'aime pas, celle-ci t'oblige à te charger du problème des ouvriers et des matériaux, on sait bien combien ces derniers sont difficiles à trouver. Je suis fier d'être un ingénieur indépendant, utile à cette société sans être obligé d'être à la merci de la hiérarchie et de la bureaucratie de l'administration de l'Etat, c'est-à-dire sans être fonctionnaire. Avant 1980, j'ai souvent fréquenté le syndicat. On se donnait rendez-vous là-bas avec les copains pour discuter sur tous les sujets, mais hélas, depuis l'imposition de la nouvelle direction par l'Etat les choses ont changé. J'y vais maintenant seulement pour le travail. (..) J'espère que la situation va évoluer. J'ai la nostalgie de notre précédente situation professionnelle. (...) Je n'ai jamais adhéré à un parti politique, ni jamais fait de politique, mais ça n'empêche pas que je dénonce le système en place ; d'ailleurs j'ai failli le faire publiquement en 1981 dans la fameuse réunion entre le syndicat et Abdalla al-Ahmar, [vice président du Parti Ba'th], je remercie Dieu de m'avoir donné la sagesse de me taire, sinon j'aurais été emprisonné avec la dizaine d'ingénieurs ayant osé s'exprimer.". S. N., l'ingénieur civil dont nous venons de reproduire le récit, , appartient à une génération qui a assisté et participé à l'essor économique de la Syrie dans les années soixante-dix et gardé certains privilèges jusqu'à l'heure actuelle. Ces propos sont assez typiques de cette génération et représentatifs de la situation d'une partie des ingénieurs syriens, ceux de l'ancienne génération. Néanmoins, le cas de jeunes ingénieurs doit être présenté pour compléter cette réalité : ceci fera l'objet du chapitre suivant. 42 - C'est le coup d'Etat de Hafez el-Assad en 1971.

* * * * Les ingénieurs et l'Occident L'histoire des ingénieurs syriens fait d'abord partie de l'histoire universelle de ces professionnels ; car des liens complexes entre l'Occident et le monde arabe ont toujours existé. La conquête coloniale, les saint-simoniens et les Ottomans ont joué un rôle dans la transmission du modèle occidental. En Occident, le besoin tant civil que militaire a donné un sens au métier et à la formation des ingénieurs. Dès le XVII e siècle. des écoles d'ingénieurs sont fondées en France : l'Ecole polytechnique, l'Ecole des mines, etc., ainsi que d'autres institutions dans différents pays d'Europe. Le premier contact du monde des ingénieurs entre le modèle occidental et les pays arabes a eu lieu en Egypte en 1833 où les saint-simoniens sont venus de France. Pour percer l'Isthme de Suez et construire le barrage du Delta, en 1850, ils sont parvenus à contrôler directement toutes les filières techniques susceptibles d'éduquer ou d'employer des ingénieurs. 43 Ce contact 44 a son impact sur l'environnement régional, comme disait Napoléon Bonaparte : "C'est par l'Egypte que les peuples du Centre de l'Afrique doivent recevoir la lumière et le bonheur". Le projet des saint-simoniens de vouloir percer l'Isthme de Suez n'était pas seulement, comme le constate Amine Abdel-nour, un exploit technique capable d'immortaliser son initiateur ou un formidable moyen de développement du commerce international ; mais il relevait d'une nécessité religieuse : c'est l'Isthme qui trace un grand signe de paix, de concorde et d'amour entre les continents. Ce trait d'union entre les hommes devrait faire de la Méditerranée le lit nuptial de l'Orient et de l'Occident, pour reprendre l'expression de Michel Chevalier, qui marie les peuples de ses deux bords par une oeuvre industrielle commune 45 . Une véritable doctrine sociale qui vise à mettre en oeuvre la science et les techniques au service de problèmes sociaux. Toute la société s'organise par et pour l'industrie. Cette doctrine va jusqu'à légitimer la force militaire si elle est au service de l'industrie. Elle apporte une confiance illimitée dans les capacités des hommes à devenir maîtres et possesseurs de la nature. Muhammed Ali, le maître de l'Egypte, "sentit que l'appareil militaire lui était indispensable, écrivait le saint-simonien Prosper Enfantin, pour protéger et établir l'appareil industriel. Aujourd'hui, il fait marcher de front ces deux puissances. En Europe, le pouvoir industriel lutte avec le pouvoir politique ; en Egypte l'identité de ces deux pouvoirs met la société à l'abri des agitations révolutionnaires. Le chef, ayant dans ses mains le commerce, l'agriculture, les 43 - Gisaient Alleaume, "Les ingénieurs en Egypte au XIXe siècle, 1820-1920. Eléments pour un débat", in Elisabeth Longuenesse, Bâtisseurs .., op. cit., pp. 67-68. 44 - En fait, le premier contact a eu lieu pendant la première expédition de Napoléon en 1798, expédition qui était débarquée à Alexandrie et accompagnée d'une équipe d'ingénieurs, de techniciens, de naturalistes. 45 - Amin Fakhry Abdel-nour, (préface) in Philippe Régnier, Les saint-simoniens en Egypte (1833- 1851), Paris, éd. Banque de l'Union Européenne et Amin Fakhry, 1989.

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Les ingénieurs <strong>et</strong> l'Occid<strong>en</strong>t<br />

L'histoire des ingénieurs syri<strong>en</strong>s fait d'abord partie de l'histoire universelle de ces<br />

professionnels ; car des li<strong>en</strong>s complexes <strong>en</strong>tre l'Occid<strong>en</strong>t <strong>et</strong> le monde arabe ont toujours existé. La<br />

conquête coloniale, <strong>les</strong> saint-simoni<strong>en</strong>s <strong>et</strong> <strong>les</strong> Ottomans ont joué un rôle dans la transmission du<br />

modèle occid<strong>en</strong>tal.<br />

En Occid<strong>en</strong>t, le besoin tant civil que militaire a donné un s<strong>en</strong>s au métier <strong>et</strong> à la formation<br />

des ingénieurs. Dès le XVII e siècle. des éco<strong>les</strong> d'ingénieurs sont fondées <strong>en</strong> France : l'Ecole<br />

polytechnique, l'Ecole des mines, <strong>et</strong>c., ainsi que d'autres institutions dans différ<strong>en</strong>ts pays d'Europe.<br />

Le premier contact du monde des ingénieurs <strong>en</strong>tre le modèle occid<strong>en</strong>tal <strong>et</strong> <strong>les</strong> pays arabes<br />

a eu lieu <strong>en</strong> Egypte <strong>en</strong> 1833 où <strong>les</strong> saint-simoni<strong>en</strong>s sont v<strong>en</strong>us de France. Pour percer l'Isthme de<br />

Suez <strong>et</strong> construire le barrage du Delta, <strong>en</strong> 1850, ils sont parv<strong>en</strong>us à contrôler directem<strong>en</strong>t toutes <strong>les</strong><br />

filières techniques susceptib<strong>les</strong> d'éduquer ou d'employer des ingénieurs. 43<br />

Ce contact 44 a son impact sur l'<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t régional, comme disait Napoléon Bonaparte<br />

: "C'est par l'Egypte que <strong>les</strong> peup<strong>les</strong> du C<strong>en</strong>tre de l'Afrique doiv<strong>en</strong>t recevoir la lumière <strong>et</strong> le<br />

bonheur".<br />

Le proj<strong>et</strong> des saint-simoni<strong>en</strong>s de vouloir percer l'Isthme de Suez n'était pas seulem<strong>en</strong>t,<br />

comme le constate Amine Abdel-nour, un exploit technique capable d'immortaliser son initiateur<br />

ou un formidable moy<strong>en</strong> de développem<strong>en</strong>t du commerce international ; mais il relevait d'une<br />

nécessité religieuse : c'est l'Isthme qui trace un grand signe de paix, de concorde <strong>et</strong> d'amour <strong>en</strong>tre<br />

<strong>les</strong> contin<strong>en</strong>ts. Ce trait d'union <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> hommes devrait faire de la Méditerranée le lit nuptial de<br />

l'Ori<strong>en</strong>t <strong>et</strong> de l'Occid<strong>en</strong>t, pour repr<strong>en</strong>dre l'expression de Michel Chevalier, qui marie <strong>les</strong> peup<strong>les</strong> de<br />

ses deux bords par une oeuvre industrielle commune 45 . Une véritable doctrine sociale qui vise à<br />

m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> oeuvre la sci<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> <strong>les</strong> techniques au service de problèmes sociaux. Toute la société<br />

s'organise par <strong>et</strong> pour l'industrie. C<strong>et</strong>te doctrine va jusqu'à légitimer la force militaire si elle est au<br />

service de l'industrie. Elle apporte une confiance illimitée dans <strong>les</strong> capacités des hommes à dev<strong>en</strong>ir<br />

maîtres <strong>et</strong> possesseurs de la nature.<br />

Muhammed Ali, le maître de l'Egypte, "s<strong>en</strong>tit que l'appareil militaire lui était<br />

indisp<strong>en</strong>sable, écrivait le saint-simoni<strong>en</strong> Prosper Enfantin, pour protéger <strong>et</strong> établir l'appareil<br />

industriel. Aujourd'hui, il fait marcher de front ces deux puissances. En Europe, le pouvoir<br />

industriel lutte avec le pouvoir politique ; <strong>en</strong> Egypte l'id<strong>en</strong>tité de ces deux pouvoirs m<strong>et</strong> la société à<br />

l'abri des agitations révolutionnaires. Le chef, ayant dans ses mains le commerce, l'agriculture, <strong>les</strong><br />

43 - Gisai<strong>en</strong>t Alleaume, "Les ingénieurs <strong>en</strong> Egypte au XIXe siècle, 1820-1920. Elém<strong>en</strong>ts pour un<br />

débat", in Elisab<strong>et</strong>h Longu<strong>en</strong>esse, Bâtisseurs .., op. cit., pp. 67-68.<br />

44 - En fait, le premier contact a eu lieu p<strong>en</strong>dant la première expédition de Napoléon <strong>en</strong> 1798,<br />

expédition qui était débarquée à Alexandrie <strong>et</strong> accompagnée d'une équipe d'ingénieurs, de<br />

technici<strong>en</strong>s, de naturalistes.<br />

45 - Amin Fakhry Abdel-nour, (préface) in Philippe Régnier, Les saint-simoni<strong>en</strong>s <strong>en</strong> Egypte (1833-<br />

1851), Paris, éd. Banque de l'Union Europé<strong>en</strong>ne <strong>et</strong> Amin Fakhry, 1989.

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