les ingenieurs en syrie modernisation, technobureaucratie et identite

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"Malek Bennabi est un penseur extraordinaire, mais je trouve que du fait qu'il n'avait pas bien appris l'arabe, sa compréhension de l'islam était limitée. (...) J'ai beaucoup de critiques à son égard" 358 . Ces lecteurs, depuis les années cinquante, voient donc en lui la figure "charismatique" de l'homme de science capable par sa foi de mieux comprendre l'Homme et la société 359 . Ils mettent souvent en avant l'argument selon lequel la connaissance de Bennabi en comparaison de celle des penseurs islamistes traditionnels, est encyclopédique (sciences, théologie, pensée politique et sociale). Ils ont l'impression que Bennabi ne rompt a priori ni avec la pensée traditionnelle ni avec les oulémas, et que sa vision synthétique de la renaissance ou de la civilisation est due à une formation scientifique que les oulémas n'ont pas. D'où la capacité de Bennabi de jouer un rôle culturel important dans un champ ayant été exclusivement monopolisé par les oulémas. Ce potentiel d'intervention concurrence également les intellectuels lettrés (journalistes, écrivains, sociologues, philosophes, psychologues, artistes, ....), dont la formation n'a pas encore de légitimité. Car dans un pays comme la Syrie où la religiosité est forte, ces derniers sont en concurrence avec les oulémas qui prétendent avoir seuls le droit de parler sur l'homme, la société et Dieu. Au-delà de l'illégitimité de la formation des intellectuels, l'opposition intellectuels humanistes/oulémas est renforcée par la relative autonomie que les oulémas possèdent par rapport aux intellectuels, comme le constate Gilles Kepel : "à l'incapacité de défendre l'autonomie de l'intellectuel vis-à-vis de l'Etat, s'oppose la force de résistance des oulémas." 360 . La comparaison avec l'Amérique latine confirme ce constat, où les prêtres de la théologie de la libération jouent un rôle important 361 . Quant au public, il distingue entre les intellectuels et l'intelligentsia technique : cette dernière possédant ainsi la "vraie science" est à l'abri de la "mauvaise réputation" des premiers. Ainsi pouvons-nous dire que bien que le projet sociétal de Bennabi ait été élaboré dans les années cinquante et soixante, il conserve actuellement ses forces mobilisatrices pour le public, (nous y reviendrons dans la fin de ce chapitre). ** ** ** ** ** Passons maintenant à l'examen des composants du champ religieux syrien afin d'analyser, ensuite, le rôle de l'ingénieur Chahrour dans ce champ et en comparaison avec une autorité classique, celle du cheikh el-Bouti. 358 - Entretien avec T. B., enseignant à Alep. 359 - Il n'y a pas une lecture unique de M. Bennabi, mais nous pensons que ce qui a été noté constitue l'interprétation de la plupart de ces lecteurs. Nous nous appuyons, d'une part, sur nos entretiens avec des ingénieurs et d'autres personnes appartenant à certaines tendances islamistes influencées par sa pensée et, d'autre part, sur des études publiées à propos de la pensée de Bennabi (Quatre livres dont le plus important est celui de Saleh Zaki, Malek ibn Nabi mufakker islâhi, Malek Bennabi penseur réformiste, Damas, Ed. Dar al-Fikr, 1985). Dans une discussion avec Gilles Kepel sur ce chapitre, ce dernier a cité le nom de Rachid Benissa, militant islamiste de France, comme exemple d'un islamiste marqué par Bennabi mais qui demeure classique et non pas moderniste. Nous pensons que Benissa est influencé davantage par des auteurs classiques, Frères musulmans, que par Bennabi. 360 - Cf. Gilles Kepel "Introduction", in G. Kepel et Y. Richard, Intellectuels et militants dans l'Islam contemporain, Paris, Le Seuil, P. 18. 361 - Cf. Alain Touraine, La parole et le sang.., op. cit. pp. 104-122.

III-3-2-B. La recomposition du champ religieux L'autre figure emblématique des ingénieurs est celle de Chahrour, que nous évoquons plus loin (III-3-2-C). Car l'analyse de l'ampleur de son apport à la société syrienne ne peut être comprise sans l'avoir auparavant situé dans le champs religieux syrien, et surtout en comparaison avec une autorité classique très important, celle du cheikh al-Bouti. La Syrie a connu pendant et à la suite des troubles politiques (entre 1979 et 1982) un écrasement très brutal de l'opposition et surtout du mouvement des Frères musulmans, qui a conduit à l'arrestation de dizaine de milliers d'opposants politiques, à l'épilogue sanglant de la ville de Hama, à l'accroissement de groupes paramilitaires liés au pouvoir (Renseignements généraux "Moukhabarat", Garde républicaine, Unités Spéciales 362 ) et à l'étouffement presque total de la liberté d'expression. Dans ce contexte d'absence de la société civile, l'Etat essaie sans cesse d'emprunter sa légitimité au religieux (parmi d'autres) ; il se hâte de s'approprier le champ religieux et ses modes de production, de gestion et de diffusion des valeurs symboliques. Il a mené une politique religieuse bien orientée : interdiction de tout rassemblement ou activité religieuse à la mosquée ou ailleurs sans son autorisation, contrôle de la formation des enseignants d'éducation religieuse ou des oulémas (concours sélectif à l'entrée à la faculté de charia) et fonctionnarisation de la majorité des oulémas . Que reste-t-il dans ce contexte? Dès 1986, nous pouvons dessiner le paysage général du champ religieux de la façon suivante: 1- Un groupe religieux officiel lié étroitement au pouvoir, dirigé par le Grand Mufti de la Syrie cheikh Koftaro. On peut considérer ce groupe comme marginal par rapport à la société, faute d'une autorité intellectuelle de son maître, discrédité à cause de sa compromission avec le pouvoir. Le public le traite de "artifice fabriqué ou de marionnette créée par l'Etat". 2- Un groupe religieux dirigé par le cheikh dr Mohammed Saïd Ramadan el-Bouti dont l'influence était grande jusqu'en 1990. 3- Des petits groupes guidés par des oulémas classiques, tant à Damas qu'en province, clandestins ou non, qui ont une ampleur très limitée. 4- Des agrégats de groupes qui disposent d'un double registre de communication : savoir religieux traditionnel véhiculé par les oulémas et savoir critique élaboré par des intellectuels défendant une exégèse moderne qui prétend capable de résoudre les problèmes actuels, comme Malek Bennabi, Mohammed Chahrour, Hassan Hanafi, Mohammed Arkoun. Nous ne pouvons pas distinguer ces quatre groupes en utilisant les termes : extrémiste, radical, intégriste, modéré ; mais, les trois premiers groupes sont relativement homogènes, c'est-àdire qu'à partir du savoir religieux traditionnel, ils prétendent pouvoir résoudre les problèmes socioéconomiques et politiques en présence. A ces groupes s'oppose le quatrième. Nous devons retenir dans cette diversité des groupes l'aspect pluraliste des pensées islamiques plutôt que la prédominance d'un type sur les autres. Dans ce champ religieux complexe, nous avons retenu deux protagonistes : l'un en déclin, le cheikh el-Bouti, et l'autre en essor, l'ingénieur Chahrour, qui appartient au 362 - Ce sont des troupes d'élites à fort recrutement alaouite.

III-3-2-B. La recomposition du champ religieux<br />

L'autre figure emblématique des ingénieurs est celle de Chahrour, que nous évoquons plus<br />

loin (III-3-2-C). Car l'analyse de l'ampleur de son apport à la société syri<strong>en</strong>ne ne peut être comprise<br />

sans l'avoir auparavant situé dans le champs religieux syri<strong>en</strong>, <strong>et</strong> surtout <strong>en</strong> comparaison avec une<br />

autorité classique très important, celle du cheikh al-Bouti.<br />

La Syrie a connu p<strong>en</strong>dant <strong>et</strong> à la suite des troub<strong>les</strong> politiques (<strong>en</strong>tre 1979 <strong>et</strong> 1982) un<br />

écrasem<strong>en</strong>t très brutal de l'opposition <strong>et</strong> surtout du mouvem<strong>en</strong>t des Frères musulmans, qui a<br />

conduit à l'arrestation de dizaine de milliers d'opposants politiques, à l'épilogue sanglant de la ville<br />

de Hama, à l'accroissem<strong>en</strong>t de groupes paramilitaires liés au pouvoir (R<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts généraux<br />

"Moukhabarat", Garde républicaine, Unités Spécia<strong>les</strong> 362 ) <strong>et</strong> à l'étouffem<strong>en</strong>t presque total de la<br />

liberté d'expression.<br />

Dans ce contexte d'abs<strong>en</strong>ce de la société civile, l'Etat essaie sans cesse d'emprunter sa<br />

légitimité au religieux (parmi d'autres) ; il se hâte de s'approprier le champ religieux <strong>et</strong> ses modes<br />

de production, de gestion <strong>et</strong> de diffusion des valeurs symboliques. Il a m<strong>en</strong>é une politique<br />

religieuse bi<strong>en</strong> ori<strong>en</strong>tée : interdiction de tout rassemblem<strong>en</strong>t ou activité religieuse à la mosquée ou<br />

ailleurs sans son autorisation, contrôle de la formation des <strong>en</strong>seignants d'éducation religieuse ou des<br />

oulémas (concours sélectif à l'<strong>en</strong>trée à la faculté de charia) <strong>et</strong> fonctionnarisation de la majorité des<br />

oulémas . Que reste-t-il dans ce contexte?<br />

Dès 1986, nous pouvons dessiner le paysage général du champ religieux de la façon<br />

suivante:<br />

1- Un groupe religieux officiel lié étroitem<strong>en</strong>t au pouvoir, dirigé par le Grand Mufti de la<br />

Syrie cheikh Koftaro. On peut considérer ce groupe comme marginal par rapport à la société, faute<br />

d'une autorité intellectuelle de son maître, discrédité à cause de sa compromission avec le pouvoir.<br />

Le public le traite de "artifice fabriqué ou de marionn<strong>et</strong>te créée par l'Etat".<br />

2- Un groupe religieux dirigé par le cheikh dr Mohammed Saïd Ramadan el-Bouti<br />

dont l'influ<strong>en</strong>ce était grande jusqu'<strong>en</strong> 1990.<br />

3- Des p<strong>et</strong>its groupes guidés par des oulémas classiques, tant à Damas qu'<strong>en</strong> province,<br />

clandestins ou non, qui ont une ampleur très limitée.<br />

4- Des agrégats de groupes qui dispos<strong>en</strong>t d'un double registre de communication : savoir<br />

religieux traditionnel véhiculé par <strong>les</strong> oulémas <strong>et</strong> savoir critique élaboré par des intellectuels<br />

déf<strong>en</strong>dant une exégèse moderne qui prét<strong>en</strong>d capable de résoudre <strong>les</strong> problèmes actuels, comme<br />

Malek B<strong>en</strong>nabi, Mohammed Chahrour, Hassan Hanafi, Mohammed Arkoun.<br />

Nous ne pouvons pas distinguer ces quatre groupes <strong>en</strong> utilisant <strong>les</strong> termes : extrémiste,<br />

radical, intégriste, modéré ; mais, <strong>les</strong> trois premiers groupes sont relativem<strong>en</strong>t homogènes, c'est-àdire<br />

qu'à partir du savoir religieux traditionnel, ils prét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t pouvoir résoudre <strong>les</strong> problèmes socioéconomiques<br />

<strong>et</strong> politiques <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce. A ces groupes s'oppose le quatrième. Nous devons r<strong>et</strong><strong>en</strong>ir<br />

dans c<strong>et</strong>te diversité des groupes l'aspect pluraliste des p<strong>en</strong>sées islamiques plutôt que la<br />

prédominance d'un type sur <strong>les</strong> autres.<br />

Dans ce champ religieux complexe, nous avons r<strong>et</strong><strong>en</strong>u deux protagonistes : l'un <strong>en</strong><br />

déclin, le cheikh el-Bouti, <strong>et</strong> l'autre <strong>en</strong> essor, l'ingénieur Chahrour, qui apparti<strong>en</strong>t au<br />

362 - Ce sont des troupes d'élites à fort recrutem<strong>en</strong>t alaouite.

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