les ingenieurs en syrie modernisation, technobureaucratie et identite

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Les orientations des ingénieurs syriens, dans notre perspective, ne sont pas le seul produit d'une réaction à une crise économique ou à une situation politique, elles se réfèrent à un espace complexe où se combinent le social, le politique, le religieux et la nation. Telle est l'hypothèse directrice dont nous nous proposons d'examiner la fécondité et la pertinence. * * * * Nous allons ainsi nous interroger sur la manière dont, au sein d'une société arabomusulmane, des références à la civilisation européenne apparaissent chez les ingénieurs, non sans s'articuler tantôt avec une idéologie islamiste, tantôt avec une idéologie nationaliste. Cela revient à essayer de saisir le système de valeurs et de représentations du groupe, le sens de la pratique, la façon d'envisager l'homme et la société et de justifier celle-ci vis-à-vis des autres groupes sociaux. Parler de références à la civilisation européenne oblige à examiner les orientations des ingénieurs européens. Alors que l'Etat syrien prend en charge presque l'ensemble des rouages économiques et sous son contrôle toute l'organisation sociale, dans le contexte occidental, l'Etat occidental n'est en quelque sorte qu'un "conseil d'administration de la bourgeoisie", pour reprendre la célèbre formule d'Engels, et en tout cas l'industrialisation est menée assez massivement et par cette bourgeoisie. En Syrie, une usine du secteur public ne fonctionne pas de la même manière qu'en France, sa justification première n'est pas tant de dégager un profit que de susciter une dépense, laquelle, en s'inscrivant comme enjeu dans des stratégies politiques, est en réalité une source de pouvoir. 9 Les ingénieurs occidentaux gèrent de manière différente de leurs homologues syriens leurs rapports à l'Etat, au social, etc. Si nous pouvons saisir l'identité de l'ingénieur syrien à partir de ses relations avec l'environnement social et politique en général, (beaucoup plus qu'avec son univers de travail), l'identité de l'ingénieur européen, au contraire, se construit surtout à partir de l'expérience des rapports quotidiens de travail et d'autorité comme le montre Henri Lasserre 10 . A travers l'histoire, les ingénieurs occidentaux constituent un groupe dont les sociologues ont surtout cherché à analyser la position sociale stricto sensu de manière différente par rapport à d'autres groupes sociaux: Les ingénieurs constituent-ils une force autonome, faisant partie du patronat ou de la classe ouvrière ? Sont-ils loyaux envers leurs entreprises ou leur profession? Constituent-ils un groupe homogène ou hiérarchisé selon le système de la formation dont ils sont issus? Ce sont les quelques questions auxquelles certains sociologues ont tenter de répondre. Nous allons les aborder selon différents modes d'approche : l'opposition de classe, l'origine sociale des ingénieurs et enfin leur professionnalisme. L'opposition de classe A titre d'exemple et à travers Serge Mallet et Nicos Poulantzas, nous allons présenter certaines idées qui montrent l'enjeu central de ce groupe dans les conflits sociaux tels que les sociologues français ont pu les interpréter, avec l'idée non pas de suivre un ordre chronologique ou d'exposer une histoire des analyses sociales de l'ingénieur, mais de dégager un ensemble d'hypothèses et d'analyses relatives à l'expérience de la France, où le patronat et les centrales ouvrières, tout au long de l'ère industrielle, ont tenté par leurs efforts de conquérir et de s'approprier ce groupe. * * * * 9 - Michel Seurat, L'Etat de barbarie, Paris, éd. Esprit/ Seuil, 1989, p. 233. 10 - Le pouvoir de l'ingénieur, Paris, l'Harmattan, 1989.

Serge Mallet part de la nouvelle ère de l'organisation du travail caractérisée par une industrie moderne hautement mécanisée et automatisée dans les années soixante pour soulever le problème des frontières de la classe ouvrière. Pour lui, la "nouvelle classe ouvrière" intègre dans la classe ouvrière les ingénieurs et les cadres. La différence qui les sépare ne se situe qu'au niveau de la hiérarchie : "le changement des fonctions du travail a pour corollaire un certain rapprochement entre ouvriers et cadres : entre l'ingénieur du pétrole, parfois sorti du rang, qui assure le contrôle d'une unité de distillation, et les quelques ouvriers techniciens en blouse blanche qui sont sous ses ordres n'existe qu'un rapport de hiérarchie à l'intérieur du même groupe social. L'industrie moderne facilite (...) les gradations et la séparation entre l'ouvrier, le technicien, et le cadre tend à s'amenuiser" 11 . Dans ce sens, les ingénieurs ne sont plus des agents de domination dans le processus de production, mais sont eux-même aliénés et dominés. Mallet met ainsi en cause la classique distinction entre travail productif et improductif qui n'existe plus dans le processus de travail (l'automatisation). L'auteur montre également la transformation syndicale qui accompagne la formation de cette nouvelle classe, c'est-à-dire que le syndicalisme d'entreprise dépasse les simples revendications salariales pour s'étendre à la négociation gestionnaire. Ainsi Mallet, tout comme Belleville 12 considère-t-il les ingénieurs comme une nouvelle force prolétarienne contestataire qui joue un rôle moteur dans la nouvelle ère technologique. * * * * * Contrairement à Mallet, Nicos Poulantzas considère les ingénieurs comme une "petite bourgeoisie" qui ne fait pas partie du groupe des travailleurs productifs 13 . Son juridisme hérité de la tradition marxiste, l'amène à tracer la frontière de la classe ouvrière à partir de la distinction entre travail productif et non productif et de la division entre travail manuel et travail intellectuel. Les ingénieurs jouent dans cette perspective un rôle économique et technique qui consiste à "valoriser directement le capital" dans la production de la plus-value, mais aussi ils ont un rôle dominant dans les "rapports politiques et idéologiques". L'auteur emprunte à Marx l'idée selon laquelle la science est une "force productive indépendante du travail et enrôlé au service du capital" 14 . Il s'agit là d'un savoir étroitement mêlé à l'idéologie dominante, qu'il prenne la forme de la recherche fondamentale ou de l'application technologique. D'où le rôle des ingénieurs et techniciens pour incarner cette idéologie dominante et la matérialiser dans l'organisation du travail. Cette organisation sera "entièrement pliée aux exigences du capital", de telle sorte que les ingénieurs dans leur "pratique scientifique rationnelle "révolutionarisent" les moyens de production au profit de la bourgeoisie ce qui légitime constamment le travail intellectuel dans le rapport entre l'idéologie dominante et le savoir. 11 - Serge Mallet, Le nouvelle classe ouvrière, Paris, Le Seuil, 1969, p.58. 12 - Pierre Belleville souligne le nouveau type de hiérarchie entre les ingénieurs et ouvriers basé sur la qualification plus que l'autorité : "La vielle différence hiérarchique, liée à l'autorité, a (..) disparu. Les ingénieurs ne peuvent plus se considérer comme des auxiliaires de la direction, des "collaborateurs" ; ils sont des techniciens hautement qualifiés engagés souvent avec les ouvriers dans un travail de création (..).". Voir Belleville, Une nouvelle classe ouvrière, Paris, Juliard, (Les temps modernes), 1963, p. 169. 13 - Nicos Poulantzas, Les classe sociales dans le capitalisme aujourd'hui, Paris, Le Seuil, 1974, pp. 212-254. 14 - Karl Marx, Le Capital, Tome II, éd. sociales, p. 50.

Les ori<strong>en</strong>tations des ingénieurs syri<strong>en</strong>s, dans notre perspective, ne sont pas le<br />

seul produit d'une réaction à une crise économique ou à une situation politique, el<strong>les</strong> se<br />

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Nous allons ainsi nous interroger sur la manière dont, au sein d'une société arabomusulmane,<br />

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sans s'articuler tantôt avec une idéologie islamiste, tantôt avec une idéologie nationaliste. Cela<br />

revi<strong>en</strong>t à essayer de saisir le système de valeurs <strong>et</strong> de représ<strong>en</strong>tations du groupe, le s<strong>en</strong>s de la<br />

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groupes sociaux.<br />

Parler de référ<strong>en</strong>ces à la civilisation europé<strong>en</strong>ne oblige à examiner <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>tations<br />

des ingénieurs europé<strong>en</strong>s.<br />

Alors que l'Etat syri<strong>en</strong> pr<strong>en</strong>d <strong>en</strong> charge presque l'<strong>en</strong>semble des rouages économiques<br />

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qu'<strong>en</strong> France, sa justification première n'est pas tant de dégager un profit que de susciter une<br />

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l'ingénieur syri<strong>en</strong> à partir de ses relations avec l'<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t social <strong>et</strong> politique <strong>en</strong> général,<br />

(beaucoup plus qu'avec son univers de travail), l'id<strong>en</strong>tité de l'ingénieur europé<strong>en</strong>, au contraire,<br />

se construit surtout à partir de l'expéri<strong>en</strong>ce des rapports quotidi<strong>en</strong>s de travail <strong>et</strong> d'autorité comme<br />

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A travers l'histoire, <strong>les</strong> ingénieurs occid<strong>en</strong>taux constitu<strong>en</strong>t un groupe dont <strong>les</strong><br />

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par rapport à d'autres groupes sociaux: Les ingénieurs constitu<strong>en</strong>t-ils une force autonome, faisant<br />

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dont ils sont issus? Ce sont <strong>les</strong> quelques questions auxquel<strong>les</strong> certains sociologues ont t<strong>en</strong>ter de<br />

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l'origine sociale des ingénieurs <strong>et</strong> <strong>en</strong>fin leur professionnalisme.<br />

L'opposition de classe<br />

A titre d'exemple <strong>et</strong> à travers Serge Mall<strong>et</strong> <strong>et</strong> Nicos Poulantzas, nous allons prés<strong>en</strong>ter<br />

certaines idées qui montr<strong>en</strong>t l'<strong>en</strong>jeu c<strong>en</strong>tral de ce groupe dans <strong>les</strong> conflits sociaux tels que <strong>les</strong><br />

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ou d'exposer une histoire des analyses socia<strong>les</strong> de l'ingénieur, mais de dégager un <strong>en</strong>semble<br />

d'hypothèses <strong>et</strong> d'analyses relatives à l'expéri<strong>en</strong>ce de la France, où le patronat <strong>et</strong> <strong>les</strong> c<strong>en</strong>tra<strong>les</strong><br />

ouvrières, tout au long de l'ère industrielle, ont t<strong>en</strong>té par leurs efforts de conquérir <strong>et</strong> de<br />

s'approprier ce groupe.<br />

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9 - Michel Seurat, L'Etat de barbarie, Paris, éd. Esprit/ Seuil, 1989, p. 233.<br />

10 - Le pouvoir de l'ingénieur, Paris, l'Harmattan, 1989.

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