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les ingenieurs en syrie modernisation, technobureaucratie et identite

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Ecole des Hautes Etudes <strong>en</strong> Sci<strong>en</strong>ces Socia<strong>les</strong><br />

Paris<br />

LES INGENIEURS EN SYRIE<br />

MODERNISATION, TECHNOBUREAUCRATIE<br />

ET IDENTITE<br />

Thèse de doctorat<br />

<strong>en</strong> sociologie<br />

Prés<strong>en</strong>tée <strong>et</strong> sout<strong>en</strong>ue par<br />

Sari Hanafi<br />

Directeur de thèse<br />

Michel Wieviorka<br />

Directeur d'études<br />

Membres du jury<br />

Alain Touraine<br />

Michel Wieviorka<br />

Vinc<strong>en</strong>t de Gaulejac<br />

Elizab<strong>et</strong>h Picard<br />

Paris, juill<strong>et</strong> 1994


A Rima <strong>et</strong> Ola


Remerciem<strong>en</strong>ts<br />

Je remercie à l'issue de ce travail tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, m'ont permis de le<br />

m<strong>en</strong>er à bi<strong>en</strong>.<br />

D'abord, Monsieur Michel Wieviorka pour son aimable direction, pour <strong>les</strong> conseils <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

<strong>en</strong>couragem<strong>en</strong>ts qu'il m'a prodigués.<br />

Puis Elisab<strong>et</strong>h Longu<strong>en</strong>esse qui pas à pas m'a guidé <strong>et</strong> qui a suivi att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t l'avancem<strong>en</strong>t de ce<br />

travail.<br />

Enfin Monsieur Didier Lapeyronnie, Elisab<strong>et</strong>h Picard, André Grelon <strong>et</strong> Danilo Martuccelli qui<br />

m'ont beaucoup ori<strong>en</strong>té par leurs conseils.


Avertissem<strong>en</strong>t<br />

Nous avons adopté une transcription simplifiée à la fois proche de l'écriture arabe <strong>et</strong> lisible par un<br />

lecteur francophone, écartant une forme sci<strong>en</strong>tifique moins usuelle.<br />

L'apostrophe désigne à la fois le (ain) <strong>et</strong> l'attaque vocalique (hamza).


Résumé<br />

Entre <strong>les</strong> études macro-économiques du développem<strong>en</strong>t, <strong>et</strong> ses analyses anthropologiques fines, une<br />

sociologie de nouveaux acteurs, tels que <strong>les</strong> ingénieurs, apparaît de nature à éclairer <strong>les</strong> évolutions<br />

socia<strong>les</strong> <strong>et</strong> politiques réc<strong>en</strong>tes <strong>en</strong> Syrie.<br />

L'objectif de c<strong>et</strong>te recherche est d'examiner la capacité des ingénieurs, comme acteurs, à s'affirmer<br />

év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t comme modernisateurs, c'est-à-dire à associer une définition professionnelle à un<br />

principe général de développem<strong>en</strong>t du pays. Dans c<strong>et</strong>te perspective, <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>tations des ingénieurs<br />

syri<strong>en</strong>s ne sont pas le seul produit d'une réaction à une crise économique ou à une situation<br />

politique, el<strong>les</strong> se réfèr<strong>en</strong>t à un espace complexe où se combin<strong>en</strong>t le social, le politique, le religieux<br />

<strong>et</strong> la nation. Telle est l'hypothèse directrice dont nous avons testé la fécondité <strong>et</strong> la pertin<strong>en</strong>ce<br />

Au cours de c<strong>et</strong>te thèse, nous avons essayé de montrer <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s comme groupe<br />

davantage hétérogène que cohér<strong>en</strong>t, ou comme sous-groupes où chacun combine une ori<strong>en</strong>tation<br />

modernisatrice sous forme des visées technocratique <strong>et</strong> techniciste avec d'autres ori<strong>en</strong>tations que<br />

nous avons appelées : ori<strong>en</strong>tation professionnelle faible, ori<strong>en</strong>tation corporatiste <strong>et</strong> ori<strong>en</strong>tation<br />

"esthétiquem<strong>en</strong>t" islamiste.<br />

C<strong>et</strong>te étude interprète <strong>les</strong> résultats d'<strong>en</strong>quêtes m<strong>en</strong>ées auprès 202 ingénieurs syri<strong>en</strong>s (<strong>et</strong> 93<br />

ingénieurs égypti<strong>en</strong>s pour la comparaison) ayant au moins deux ans d'expéri<strong>en</strong>ce professionnelle.


TABLE DES MATIERES<br />

- INTRODUCTION......................................... 8<br />

* L'espace des ori<strong>en</strong>tations des ingénieurs syri<strong>en</strong>s<br />

* Une recherche<br />

PARTIE I : LES INGENIEURS EN SYRIE<br />

I-1. Une histoire des ingénieurs ....... 25<br />

I-2.Ingénieur, un statut mal défini.... 50<br />

I-2-1 Economie <strong>et</strong> politique <strong>en</strong> Syrie<br />

I-2-2. Une situation difficile<br />

I-2-3. Fonction <strong>et</strong> statut des ingénieurs<br />

I-2-3-1. Les ingénieurs <strong>et</strong> le pouvoir municipal<br />

I-2-3-2. Les ingénieurs des ministères<br />

<strong>et</strong> des <strong>en</strong>treprises publiques<br />

I-2-3-3. Les ingénieurs du secteur privé<br />

industriel<br />

I-3.Unité <strong>et</strong> hétérogénéité ............ 70<br />

PARTIE II : L'ORIENTATION MODERNISATRICE LIMITEE<br />

II-1. Des visées technocratique <strong>et</strong> techniciste .. 79<br />

II-2. Limites de la <strong>modernisation</strong> ............. 114<br />

II-2-1. Le poids des structures socia<strong>les</strong><br />

traditionnel<strong>les</strong><br />

II-2-2. Bureaucratisation du métier <strong>et</strong><br />

héritage culturel


PARTIE III : LES SIGNIFICATIONS ECLATEES D'UNE MODERNISATION BLOQUEE<br />

III-1. L'ori<strong>en</strong>tation professionnelle faible ... 148<br />

III-2. L'ori<strong>en</strong>tation corporatiste ............ 152<br />

III-3. L'ori<strong>en</strong>tation "esthétiquem<strong>en</strong>t" islamiste 155<br />

III-3-1. Les ingénieurs islamistes dés<strong>en</strong>gagés<br />

III-3-2. Les ingénieurs islamistes avantgardistes<br />

PARTIE IV : LA SPECIFICITE DES INGENIEURS SYRIENS DANS LE MONDE ARABE<br />

:<br />

UNE COMPARAISON AVEC L'EXPERIENCE EGYPTIENNE<br />

IV-1. Les ingénieurs <strong>et</strong> le syndicalisme ..... 199<br />

IV-2. Les ingénieurs dans l'appareil de l'Etat 218<br />

IV-3. <strong>les</strong> ingénieurs-hommes d'affaires .... 221<br />

IV-4. La faib<strong>les</strong>se de l'ori<strong>en</strong>tation modernisatrice 226<br />

IV-5. Les significations d'une <strong>modernisation</strong><br />

bloquée ...................... 228<br />

IV-5-1. L'ori<strong>en</strong>tation professionnelle faible<br />

IV-5-2. L'ori<strong>en</strong>tation corporatiste<br />

IV-5-3. L'ori<strong>en</strong>tation "esthétiquem<strong>en</strong>t" islamiste<br />

IV-5-3-A. Les ingénieurs Islamistes dépolitisés<br />

IV-5-3-B. Les ingénieurs Islamistes réformistes<br />

IV-5-3-C. Les ingénieurs islamistes radicaux<br />

- CONCLUSION ......................................... 241<br />

-ANNEXE METHODOLOGIQUE.......... ..... 250<br />

- La répartition des ingénieurs<br />

syri<strong>en</strong>s <strong>et</strong> égypti<strong>en</strong>s interrogés<br />

- Guide d'<strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong><br />

- BIBLIOGRAPHIE .................................... 257


INTRODUCTION<br />

La Syrie a vu, depuis le début des années soixante-dix, la mise <strong>en</strong> oeuvre de grands<br />

proj<strong>et</strong>s d'aménagem<strong>en</strong>t hydraulique, d'une industrialisation, <strong>et</strong> d'une urbanisation. Cep<strong>en</strong>dant, <strong>en</strong><br />

dépit de ces indéniab<strong>les</strong> réalisations <strong>et</strong> au fur <strong>et</strong> à mesure que s'aggrav<strong>en</strong>t <strong>les</strong> difficultés<br />

économiques de la Syrie, on se r<strong>en</strong>d compte de la fragilité d'un mode de développem<strong>en</strong>t planifié.<br />

A travers <strong>les</strong> choix techniques ou politiques dans ce domaine <strong>et</strong> à travers <strong>les</strong> obstac<strong>les</strong> auxquels<br />

il se heurte, on voit s'affronter différ<strong>en</strong>ts modè<strong>les</strong> de développem<strong>en</strong>t, sans que l'on puisse pour<br />

autant parler d'un modèle économique constant à l'oeuvre.<br />

Les ingénieurs <strong>en</strong> Syrie sont le fruit du développem<strong>en</strong>t, mais ils devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite<br />

le moteur indisp<strong>en</strong>sable ainsi que le vecteur pot<strong>en</strong>tiel des échecs de ces mêmes politiques du<br />

développem<strong>en</strong>t. Si <strong>les</strong> ingénieurs connaiss<strong>en</strong>t une extraordinaire croissance numérique, nous<br />

observons conjointem<strong>en</strong>t une diversification de plus <strong>en</strong> plus importante de leurs fonctions. Ainsi<br />

certains d'<strong>en</strong>tre eux sont conseillers dans la haute administration ; ce sont des ag<strong>en</strong>ts de la<br />

politique de développem<strong>en</strong>t (décideurs, gestionnaires <strong>et</strong> exécutants). Mais, ils ne sont pas pour<br />

autant de simp<strong>les</strong> exécutants de la raison d'Etat ou de la raison instrum<strong>en</strong>tale. Car par leur travail<br />

<strong>et</strong> par une certaine autonomie de décision qui leur est souv<strong>en</strong>t reconnue au nom de leur savoir <strong>et</strong><br />

de leur technicité, ces ingénieurs particip<strong>en</strong>t alors activem<strong>en</strong>t à la formulation/réalisation des<br />

politiques étatiques, propos<strong>en</strong>t une vision des problèmes <strong>et</strong> des solutions possib<strong>les</strong> <strong>et</strong> exprim<strong>en</strong>t<br />

des valeurs <strong>et</strong> des représ<strong>en</strong>tations qui constitu<strong>en</strong>t <strong>les</strong> a-priori de ses actions.<br />

Quelques chercheurs <strong>en</strong> France ont apporté des contributions à la connaissance des<br />

ingénieurs <strong>en</strong> Syrie. Pour Elisab<strong>et</strong>h Longu<strong>en</strong>esse, ils form<strong>en</strong>t un groupe stratégique qui est "au<br />

coeur des problèmes de développem<strong>en</strong>t, qui véhicule, qui transm<strong>et</strong>, qui applique <strong>les</strong> modè<strong>les</strong> de<br />

développem<strong>en</strong>t, qui applique <strong>les</strong> mesures visant à promouvoir la <strong>modernisation</strong> <strong>et</strong> le<br />

développem<strong>en</strong>t ; ...(bi<strong>en</strong> qu'ils soi<strong>en</strong>t) <strong>les</strong> produits de ces politiques dans la mesure où la volonté<br />

de développem<strong>en</strong>t aboutit au développem<strong>en</strong>t des universités, de l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t, <strong>et</strong> <strong>en</strong> particulier<br />

de l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t supérieur <strong>et</strong> des formations techniques, <strong>et</strong> des formations des ingénieurs" 1 .<br />

Pour sa part, Jean-Claude David insiste surtout sur l'hétérogénéité de ce groupe, car<br />

si <strong>les</strong> ingénieurs "(..) sont <strong>les</strong> intermédiaires nécessaires <strong>en</strong>tre la population <strong>et</strong> <strong>les</strong> instances de<br />

décision, chacun reste, cep<strong>en</strong>dant, le représ<strong>en</strong>tant ou l'acteur de sa famille, de son groupe social<br />

ou <strong>et</strong>hnique, beaucoup plus que solidaire de son groupe professionnel dans lequel se trouv<strong>en</strong>t ses<br />

rivaux <strong>et</strong> ses <strong>en</strong>nemis <strong>les</strong> plus proches." 2 .<br />

Quelle que soit l'hétérogénéité de ce groupe, il joue assurém<strong>en</strong>t un rôle important<br />

dans la mise <strong>en</strong> oeuvre de la politique de développem<strong>en</strong>t, il ne se réduit pas à un rôle dans une<br />

technostructure, il intervi<strong>en</strong>t dans un cadre plus "politisé".<br />

En étudiant la question du développem<strong>en</strong>t, <strong>les</strong> sociologues arabes cherch<strong>en</strong>t parfois,<br />

<strong>les</strong> marxistes surtout, <strong>les</strong> significations <strong>et</strong> <strong>les</strong> explications dans une "macroanalyse", au niveau<br />

de la "super-structure", <strong>et</strong> ils oubli<strong>en</strong>t <strong>les</strong> groupes sociaux porteurs d'une politique de<br />

développem<strong>en</strong>t hydro-agricole, d'industrialisation ou <strong>en</strong> matière urbaine. Or, le développem<strong>en</strong>t<br />

n'est pas réductible à l'<strong>en</strong>semble de décisions prises par de grandes <strong>en</strong>treprises, <strong>les</strong> ag<strong>en</strong>ces de<br />

planification <strong>et</strong> l'Etat. Il s'agit donc de rem<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> question toute vision "anonyme" de l'Etat <strong>et</strong><br />

de ses administrations, pour proposer une sociologie des acteurs qui considère "le fait que des<br />

acteurs ne se born<strong>en</strong>t pas à réagir à des situations, mais produis<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t cel<strong>les</strong>-ci. Ils se<br />

définiss<strong>en</strong>t à la fois par leurs ori<strong>en</strong>tations culturel<strong>les</strong> <strong>et</strong> par <strong>les</strong> conflits sociaux où ils sont<br />

<strong>en</strong>gagés" 3 . Les ingénieurs représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t un groupe professionnellem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> socialem<strong>en</strong>t important,<br />

1 - Elisab<strong>et</strong>h Longu<strong>en</strong>esse, Propos t<strong>en</strong>us à l'ouverture de la Table-ronde " Ingénieurs, Société <strong>et</strong><br />

développem<strong>en</strong>t au Maghreb <strong>et</strong> au Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t ", Lyon 16-18 mars 1989.<br />

2 - Jean-Claude David, "Les ingénieurs, l'urbanisme <strong>et</strong> <strong>les</strong> pouvoirs locaux à Alep",in E.<br />

Longu<strong>en</strong>esse (sous dir.), Bâtisseurs <strong>et</strong> bureaucrates. Ingénieurs <strong>et</strong> société au Maghreb <strong>et</strong> au<br />

Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t, Lyon, Maison de l'Ori<strong>en</strong>t, 1990, p. 286.<br />

3 -Alain Touraine, Le r<strong>et</strong>our de l'acteur, Paris, Fayard, 1984, p. 68.


mais surtout ils se situ<strong>en</strong>t , dans <strong>les</strong> organisations comme dans la société <strong>en</strong> général, à un niveau<br />

privilégié pour la compréh<strong>en</strong>sion des phénomènes de changem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> de développem<strong>en</strong>t. Dans<br />

c<strong>et</strong>te perspective, ils peuv<strong>en</strong>t être considérés à la fois comme obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> suj<strong>et</strong> de changem<strong>en</strong>t ; s'ils<br />

ont à s'y adapter, ils <strong>en</strong> sont tout autant <strong>les</strong> acteurs.<br />

* * * * *<br />

Nous avons choisi de nous intéresser aux seuls ingénieurs reconnus comme tels 4 <strong>et</strong><br />

non pas aux cadres <strong>en</strong> général pour plusieurs raisons :<br />

D'abord, à cause de l'imprécision de la notion de "cadres" 5 qui peut regrouper des<br />

agglomérats hautem<strong>en</strong>t hétéroclites de catégories diverses. Ensuite, parce qu'<strong>en</strong> Syrie, le<br />

diplôme est le critère primordial pour la reconnaissance de la compét<strong>en</strong>ce 6 , <strong>et</strong> qu'il n'y a pas<br />

d'ingénieurs maison (autodidactes). En outre, le statut des technici<strong>en</strong>s supérieurs est très<br />

inférieur à celui des ingénieurs. La notion d'ingénieur <strong>en</strong> Syrie désigne à la fois un diplôme, une<br />

fonction <strong>et</strong> un statut.<br />

L'espace des ori<strong>en</strong>tations des ingénieurs syri<strong>en</strong>s :<br />

Bi<strong>en</strong> que la qualité d'ingénieur <strong>en</strong> Syrie r<strong>en</strong>voie à une définition générique<br />

internationalem<strong>en</strong>t admise du groupe professionnel (une sorte de communauté internationale<br />

"invisible" de référ<strong>en</strong>ce) 7 , elle doit être reconsidérée à la lumière des données socioéconomiques<br />

<strong>et</strong> politiques propres à ce pays. Les ori<strong>en</strong>tations des ingénieurs syri<strong>en</strong>s, définies ici<br />

comme visions du monde <strong>et</strong> modalités d'action, ne sont pas similaires à cel<strong>les</strong> de leurs collègues<br />

occid<strong>en</strong>taux. El<strong>les</strong> ne se situ<strong>en</strong>t pas seulem<strong>en</strong>t par rapport au social <strong>et</strong> à l'Etat, mais plus<br />

largem<strong>en</strong>t, par rapport à la religion <strong>et</strong> à la nation. En Syrie, où l'historicité de la société est faible<br />

<strong>et</strong> où <strong>les</strong> rapports sociaux sont désarticulés, <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>tations des ingénieurs comport<strong>en</strong>t une<br />

certaine vision de l'av<strong>en</strong>ir <strong>et</strong> une référ<strong>en</strong>ce au passé tout <strong>en</strong> gardant la trace des problèmes de<br />

l'adaptation au prés<strong>en</strong>t 8 .<br />

Les ingénieurs syri<strong>en</strong>s gèr<strong>en</strong>t donc diverses dim<strong>en</strong>sions socia<strong>les</strong>, politiques <strong>et</strong><br />

culturel<strong>les</strong> (la religion, la nation) : notre recherche a pour objectif de définir <strong>les</strong> relations qui<br />

combin<strong>en</strong>t ces ori<strong>en</strong>tations. Elle s'intéresse, plus précisém<strong>en</strong>t, à la capacité des ingénieurs,<br />

comme acteurs, à s'affirmer év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t comme modernisateurs, c'est-à-dire à associer<br />

une définition professionnelle à un principe général de développem<strong>en</strong>t du pays.<br />

4 - Le mot "mohandis" (ingénieur) <strong>en</strong>globe toutes <strong>les</strong> spécialités y compris l'architecture <strong>et</strong><br />

l'agronomie.<br />

5 - C<strong>et</strong>te notion est presque exclusivem<strong>en</strong>t française, c'est-à-dire intraduisible <strong>en</strong> d'autres langues.<br />

Les Anglais <strong>et</strong> <strong>les</strong> Américains parl<strong>en</strong>t de "managers" ou "executives", termes qui n'ont pas le<br />

même s<strong>en</strong>s.<br />

Cf. H<strong>en</strong>ri Lasserre, Le pouvoir des ingénieurs, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 12.<br />

6 - Voir I-3-2.<br />

7 - En général, <strong>les</strong> ingénieurs dans le monde t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t à se prés<strong>en</strong>ter comme vecteur de la sci<strong>en</strong>ce <strong>et</strong><br />

de la technique. Ils s'exprim<strong>en</strong>t par un langage de chiffre, leur idéal "one word, one meaning for<br />

everyone and forever", selon l'expression d'Alvin W. Gouldner, leur vision est plutôt économiste,<br />

<strong>et</strong>c. Il est frappant, par exemple, de constater c<strong>et</strong>te similitude dans l'utilisation de certains signes <strong>et</strong><br />

symbo<strong>les</strong> <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s <strong>et</strong> leurs homologues turcs étudiés par Nilüfer Göle dans :<br />

Ingénieurs <strong>en</strong> Turquie : avant garde révolutionnaire ou élite modernisatrice, thèse de 3ème<br />

cycle, E.H.E.S.S., Paris, 1982.<br />

8 - On trouve ici une certaine analogie avec <strong>les</strong> ingénieurs turcs. Dans ce s<strong>en</strong>s, N. Göle a introduit la<br />

notion d'"abs<strong>en</strong>ce de prés<strong>en</strong>ce" dans leur action. Ibid., p. 200.


Les ori<strong>en</strong>tations des ingénieurs syri<strong>en</strong>s, dans notre perspective, ne sont pas le<br />

seul produit d'une réaction à une crise économique ou à une situation politique, el<strong>les</strong> se<br />

réfèr<strong>en</strong>t à un espace complexe où se combin<strong>en</strong>t le social, le politique, le religieux <strong>et</strong> la<br />

nation. Telle est l'hypothèse directrice dont nous nous proposons d'examiner la fécondité <strong>et</strong> la<br />

pertin<strong>en</strong>ce.<br />

* * * *<br />

Nous allons ainsi nous interroger sur la manière dont, au sein d'une société arabomusulmane,<br />

des référ<strong>en</strong>ces à la civilisation europé<strong>en</strong>ne apparaiss<strong>en</strong>t chez <strong>les</strong> ingénieurs, non<br />

sans s'articuler tantôt avec une idéologie islamiste, tantôt avec une idéologie nationaliste. Cela<br />

revi<strong>en</strong>t à essayer de saisir le système de valeurs <strong>et</strong> de représ<strong>en</strong>tations du groupe, le s<strong>en</strong>s de la<br />

pratique, la façon d'<strong>en</strong>visager l'homme <strong>et</strong> la société <strong>et</strong> de justifier celle-ci vis-à-vis des autres<br />

groupes sociaux.<br />

Parler de référ<strong>en</strong>ces à la civilisation europé<strong>en</strong>ne oblige à examiner <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>tations<br />

des ingénieurs europé<strong>en</strong>s.<br />

Alors que l'Etat syri<strong>en</strong> pr<strong>en</strong>d <strong>en</strong> charge presque l'<strong>en</strong>semble des rouages économiques<br />

<strong>et</strong> sous son contrôle toute l'organisation sociale, dans le contexte occid<strong>en</strong>tal, l'Etat occid<strong>en</strong>tal<br />

n'est <strong>en</strong> quelque sorte qu'un "conseil d'administration de la bourgeoisie", pour repr<strong>en</strong>dre la<br />

célèbre formule d'Engels, <strong>et</strong> <strong>en</strong> tout cas l'industrialisation est m<strong>en</strong>ée assez massivem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> par<br />

c<strong>et</strong>te bourgeoisie. En Syrie, une usine du secteur public ne fonctionne pas de la même manière<br />

qu'<strong>en</strong> France, sa justification première n'est pas tant de dégager un profit que de susciter une<br />

dép<strong>en</strong>se, laquelle, <strong>en</strong> s'inscrivant comme <strong>en</strong>jeu dans des stratégies politiques, est <strong>en</strong> réalité une<br />

source de pouvoir. 9 Les ingénieurs occid<strong>en</strong>taux gèr<strong>en</strong>t de manière différ<strong>en</strong>te de leurs<br />

homologues syri<strong>en</strong>s leurs rapports à l'Etat, au social, <strong>et</strong>c. Si nous pouvons saisir l'id<strong>en</strong>tité de<br />

l'ingénieur syri<strong>en</strong> à partir de ses relations avec l'<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t social <strong>et</strong> politique <strong>en</strong> général,<br />

(beaucoup plus qu'avec son univers de travail), l'id<strong>en</strong>tité de l'ingénieur europé<strong>en</strong>, au contraire,<br />

se construit surtout à partir de l'expéri<strong>en</strong>ce des rapports quotidi<strong>en</strong>s de travail <strong>et</strong> d'autorité comme<br />

le montre H<strong>en</strong>ri Lasserre 10 .<br />

A travers l'histoire, <strong>les</strong> ingénieurs occid<strong>en</strong>taux constitu<strong>en</strong>t un groupe dont <strong>les</strong><br />

sociologues ont surtout cherché à analyser la position sociale stricto s<strong>en</strong>su de manière différ<strong>en</strong>te<br />

par rapport à d'autres groupes sociaux: Les ingénieurs constitu<strong>en</strong>t-ils une force autonome, faisant<br />

partie du patronat ou de la classe ouvrière ? Sont-ils loyaux <strong>en</strong>vers leurs <strong>en</strong>treprises ou leur<br />

profession? Constitu<strong>en</strong>t-ils un groupe homogène ou hiérarchisé selon le système de la formation<br />

dont ils sont issus? Ce sont <strong>les</strong> quelques questions auxquel<strong>les</strong> certains sociologues ont t<strong>en</strong>ter de<br />

répondre. Nous allons <strong>les</strong> aborder selon différ<strong>en</strong>ts modes d'approche : l'opposition de classe,<br />

l'origine sociale des ingénieurs <strong>et</strong> <strong>en</strong>fin leur professionnalisme.<br />

L'opposition de classe<br />

A titre d'exemple <strong>et</strong> à travers Serge Mall<strong>et</strong> <strong>et</strong> Nicos Poulantzas, nous allons prés<strong>en</strong>ter<br />

certaines idées qui montr<strong>en</strong>t l'<strong>en</strong>jeu c<strong>en</strong>tral de ce groupe dans <strong>les</strong> conflits sociaux tels que <strong>les</strong><br />

sociologues français ont pu <strong>les</strong> interpréter, avec l'idée non pas de suivre un ordre chronologique<br />

ou d'exposer une histoire des analyses socia<strong>les</strong> de l'ingénieur, mais de dégager un <strong>en</strong>semble<br />

d'hypothèses <strong>et</strong> d'analyses relatives à l'expéri<strong>en</strong>ce de la France, où le patronat <strong>et</strong> <strong>les</strong> c<strong>en</strong>tra<strong>les</strong><br />

ouvrières, tout au long de l'ère industrielle, ont t<strong>en</strong>té par leurs efforts de conquérir <strong>et</strong> de<br />

s'approprier ce groupe.<br />

* * * *<br />

9 - Michel Seurat, L'Etat de barbarie, Paris, éd. Esprit/ Seuil, 1989, p. 233.<br />

10 - Le pouvoir de l'ingénieur, Paris, l'Harmattan, 1989.


Serge Mall<strong>et</strong> part de la nouvelle ère de l'organisation du travail caractérisée par une<br />

industrie moderne hautem<strong>en</strong>t mécanisée <strong>et</strong> automatisée dans <strong>les</strong> années soixante pour soulever le<br />

problème des frontières de la classe ouvrière.<br />

Pour lui, la "nouvelle classe ouvrière" intègre dans la classe ouvrière <strong>les</strong> ingénieurs<br />

<strong>et</strong> <strong>les</strong> cadres. La différ<strong>en</strong>ce qui <strong>les</strong> sépare ne se situe qu'au niveau de la hiérarchie : "le<br />

changem<strong>en</strong>t des fonctions du travail a pour corollaire un certain rapprochem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre ouvriers <strong>et</strong><br />

cadres : <strong>en</strong>tre l'ingénieur du pétrole, parfois sorti du rang, qui assure le contrôle d'une unité de<br />

distillation, <strong>et</strong> <strong>les</strong> quelques ouvriers technici<strong>en</strong>s <strong>en</strong> blouse blanche qui sont sous ses ordres<br />

n'existe qu'un rapport de hiérarchie à l'intérieur du même groupe social. L'industrie moderne<br />

facilite (...) <strong>les</strong> gradations <strong>et</strong> la séparation <strong>en</strong>tre l'ouvrier, le technici<strong>en</strong>, <strong>et</strong> le cadre t<strong>en</strong>d à<br />

s'am<strong>en</strong>uiser" 11 . Dans ce s<strong>en</strong>s, <strong>les</strong> ingénieurs ne sont plus des ag<strong>en</strong>ts de domination dans le<br />

processus de production, mais sont eux-même aliénés <strong>et</strong> dominés.<br />

Mall<strong>et</strong> m<strong>et</strong> ainsi <strong>en</strong> cause la classique distinction <strong>en</strong>tre travail productif <strong>et</strong><br />

improductif qui n'existe plus dans le processus de travail (l'automatisation).<br />

L'auteur montre égalem<strong>en</strong>t la transformation syndicale qui accompagne la formation<br />

de c<strong>et</strong>te nouvelle classe, c'est-à-dire que le syndicalisme d'<strong>en</strong>treprise dépasse <strong>les</strong> simp<strong>les</strong><br />

rev<strong>en</strong>dications salaria<strong>les</strong> pour s'ét<strong>en</strong>dre à la négociation gestionnaire.<br />

Ainsi Mall<strong>et</strong>, tout comme Belleville 12 considère-t-il <strong>les</strong> ingénieurs comme une<br />

nouvelle force prolétari<strong>en</strong>ne contestataire qui joue un rôle moteur dans la nouvelle ère<br />

technologique.<br />

* * * * *<br />

Contrairem<strong>en</strong>t à Mall<strong>et</strong>, Nicos Poulantzas considère <strong>les</strong> ingénieurs comme une<br />

"p<strong>et</strong>ite bourgeoisie" qui ne fait pas partie du groupe des travailleurs productifs 13 . Son juridisme<br />

hérité de la tradition marxiste, l'amène à tracer la frontière de la classe ouvrière à partir de la<br />

distinction <strong>en</strong>tre travail productif <strong>et</strong> non productif <strong>et</strong> de la division <strong>en</strong>tre travail manuel <strong>et</strong> travail<br />

intellectuel.<br />

Les ingénieurs jou<strong>en</strong>t dans c<strong>et</strong>te perspective un rôle économique <strong>et</strong> technique qui<br />

consiste à "valoriser directem<strong>en</strong>t le capital" dans la production de la plus-value, mais aussi ils<br />

ont un rôle dominant dans <strong>les</strong> "rapports politiques <strong>et</strong> idéologiques". L'auteur emprunte à Marx<br />

l'idée selon laquelle la sci<strong>en</strong>ce est une "force productive indép<strong>en</strong>dante du travail <strong>et</strong> <strong>en</strong>rôlé au<br />

service du capital" 14 . Il s'agit là d'un savoir étroitem<strong>en</strong>t mêlé à l'idéologie dominante, qu'il<br />

pr<strong>en</strong>ne la forme de la recherche fondam<strong>en</strong>tale ou de l'application technologique. D'où le rôle des<br />

ingénieurs <strong>et</strong> technici<strong>en</strong>s pour incarner c<strong>et</strong>te idéologie dominante <strong>et</strong> la matérialiser dans<br />

l'organisation du travail. C<strong>et</strong>te organisation sera "<strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t pliée aux exig<strong>en</strong>ces du capital", de<br />

telle sorte que <strong>les</strong> ingénieurs dans leur "pratique sci<strong>en</strong>tifique rationnelle "révolutionaris<strong>en</strong>t" <strong>les</strong><br />

moy<strong>en</strong>s de production au profit de la bourgeoisie ce qui légitime constamm<strong>en</strong>t le travail<br />

intellectuel dans le rapport <strong>en</strong>tre l'idéologie dominante <strong>et</strong> le savoir.<br />

11 - Serge Mall<strong>et</strong>, Le nouvelle classe ouvrière, Paris, Le Seuil, 1969, p.58.<br />

12 - Pierre Belleville souligne le nouveau type de hiérarchie <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong> ouvriers basé sur<br />

la qualification plus que l'autorité : "La vielle différ<strong>en</strong>ce hiérarchique, liée à l'autorité, a (..) disparu.<br />

Les ingénieurs ne peuv<strong>en</strong>t plus se considérer comme des auxiliaires de la direction, des<br />

"collaborateurs" ; ils sont des technici<strong>en</strong>s hautem<strong>en</strong>t qualifiés <strong>en</strong>gagés souv<strong>en</strong>t avec <strong>les</strong> ouvriers<br />

dans un travail de création (..).". Voir<br />

Belleville, Une nouvelle classe ouvrière, Paris, Juliard, (Les temps modernes), 1963, p. 169.<br />

13 - Nicos Poulantzas, Les classe socia<strong>les</strong> dans le capitalisme aujourd'hui, Paris, Le Seuil, 1974,<br />

pp. 212-254.<br />

14 - Karl Marx, Le Capital, Tome II, éd. socia<strong>les</strong>, p. 50.


Cep<strong>en</strong>dant, Poulantzas introduit une nuance <strong>en</strong> estimant que <strong>les</strong> ingénieurs pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />

parfois la position de la bourgeoisie <strong>en</strong> participant d'une reproduction élargie du capitalisme<br />

monopoliste, mais "parfois [produis<strong>en</strong>t] égalem<strong>en</strong>t des positions de classe ouvrière. Dans ces<br />

derniers cas, ces ag<strong>en</strong>ts ne devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas pour autant des ouvriers : des diverg<strong>en</strong>ces continu<strong>en</strong>t<br />

à manquer, dans ces positions de classe même, par rapport à la classe ouvrière" 15 .<br />

C<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite bourgeoisie est à la fois dominante <strong>et</strong> dominée : face à la classe<br />

ouvrière, elle occupe le travail intellectuel de la classe dominante <strong>et</strong> elle a tout le monopole <strong>et</strong> le<br />

secr<strong>et</strong> du savoir dont la classe ouvrière est exclue. Cep<strong>en</strong>dant, par rapport au capital <strong>et</strong> ses<br />

ag<strong>en</strong>ts, elle représ<strong>en</strong>te <strong>les</strong> instances subalternes du rôle de direction <strong>et</strong> de surveillance du procès<br />

de travail. Dans ce s<strong>en</strong>s, elle est dominée-subordonnée.<br />

** ** ** ** **<br />

Les analyses sont datées, mais ont le mérite d'essayer de situer <strong>les</strong> ingénieurs <strong>en</strong><br />

référ<strong>en</strong>ce au conflit qui structure alors <strong>les</strong> sociétés industriel<strong>les</strong>. Si Mall<strong>et</strong> <strong>et</strong> Poulantzas parl<strong>en</strong>t<br />

des ingénieurs comme constituant un groupe socioprofessionnel homogène, Luc Boltanski <strong>et</strong><br />

Pierre Bourdieu m<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t <strong>en</strong> avant <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>ciations objectives <strong>et</strong> subjectives à l'intérieur de ce<br />

groupe particulier de la population des cadres, <strong>et</strong> r<strong>en</strong>ouvel<strong>en</strong>t ainsi le débat sur le statut social<br />

des ingénieurs <strong>en</strong> France.<br />

* * * *<br />

L'origine sociale des ingénieurs<br />

Luc Boltanski souligne <strong>les</strong> diverses lignes de clivage qui travers<strong>en</strong>t le groupe des<br />

cadres : <strong>les</strong> diplômes, l'origine sociale, le type d'activité professionnelle, le g<strong>en</strong>re de vie ou <strong>les</strong><br />

opinions politiques. A titre d'exemple, la position du cadre par rapport au syndicalisme varie<br />

fortem<strong>en</strong>t. La probabilité pour un cadre d'adhérer à un syndicat est d'autant plus élevée que son<br />

<strong>en</strong>treprise apparti<strong>en</strong>t au secteur public <strong>et</strong> nationalisé, qu'elle est de grande taille, que la position<br />

hiérarchique du cadre est moins élevée, que son activité est plus "technique", qu'il est plus<br />

diplômé (sauf dans le cas des grandes éco<strong>les</strong>") <strong>et</strong> <strong>en</strong>fin que ses espoirs de faire carrière sont<br />

faib<strong>les</strong>. 16<br />

Pierre Bourdieu, de son côté, qui s'intéresse à la trajectoire scolaire de certains<br />

ingénieurs ayant été formés par de grandes éco<strong>les</strong>, distingue seulem<strong>en</strong>t un clivage décisif <strong>en</strong>tre<br />

deux types d'ingénieurs : ceux de "p<strong>et</strong>ites" Eco<strong>les</strong> <strong>et</strong> ceux de "grandes" Eco<strong>les</strong>. Selon lui, le<br />

système scolaire demeure la principale instance de la reproduction des hiérarchies socia<strong>les</strong> : "le<br />

champ des établissem<strong>en</strong>ts d'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t supérieur se différ<strong>en</strong>cie, ....., selon un indice cumulé<br />

de prestige social <strong>et</strong> de rar<strong>et</strong>é scolaire depuis <strong>les</strong> grandes éco<strong>les</strong> <strong>les</strong> plus connues, (..)<br />

Polytechnique, ENA, qui ouvr<strong>en</strong>t aux positions socia<strong>les</strong> <strong>les</strong> plus élevées, jusqu'aux p<strong>et</strong>ites<br />

institutions, souv<strong>en</strong>t provincia<strong>les</strong>, qui donn<strong>en</strong>t accès à des positions de cadres moy<strong>en</strong>s." 17 .<br />

Selon lui, le diplôme influe sur la stratégie de carrière. Il distingue deux types de<br />

cadres : <strong>les</strong> premiers sont des cadres dits supérieurs, "<strong>en</strong>cadrant", issus d'école d'élite de "grande<br />

porte" ayant un capital culturel important qui garantit à ses étudiants une embauche rapide dans<br />

des postes <strong>les</strong> plus hauts, dans des fonctions de "cadres de conception". Par contre, <strong>les</strong> seconds<br />

sont des cadres "moy<strong>en</strong>s" (moy<strong>en</strong> a double s<strong>en</strong>s : d'intermédiaire <strong>et</strong> d'instrum<strong>en</strong>t) 18 , issus de<br />

facultés ou de "p<strong>et</strong>ites" éco<strong>les</strong>, souv<strong>en</strong>t provincia<strong>les</strong> ; ils sont des ingénieurs "d'éruptions"<br />

étroitem<strong>en</strong>t spécialisés <strong>et</strong> ayant peu de responsabilité.<br />

15 - N. Poulantzas, op. cit., p. 254.<br />

16 - Luc Boltanski, Les cadres. La formation d'un groupe social, Paris, éd de minuit, 1982.<br />

17 - P. Bourdieu, La nob<strong>les</strong>se d'Etat. Grandes éco<strong>les</strong> <strong>et</strong> esprit de corps, Paris, Ed. de Minuit, 1989,<br />

p. 188.<br />

18 - Ibid. p. 59.


C<strong>et</strong>te schématisation établie par Bourdieu est contestée, ou fortem<strong>en</strong>t nuancée, par<br />

des travaux m<strong>en</strong>és par Jean-Marie Duprez, André Grelon <strong>et</strong> Catherine Marry 19 , qui nous<br />

montr<strong>en</strong>t, à partir de plusieurs <strong>en</strong>quêtes 20 , <strong>les</strong> limites de c<strong>et</strong>te sociologie de la reproduction. Les<br />

<strong>en</strong>quêtes constat<strong>en</strong>t, contrairem<strong>en</strong>t à la thèse de Bourdieu, la mobilité <strong>et</strong> la fluidité dans <strong>les</strong><br />

activités que m<strong>en</strong><strong>en</strong>t <strong>les</strong> ingénieurs de "p<strong>et</strong>ites" éco<strong>les</strong> qui sont "loin d'être confinés dans des<br />

tâches de production ou des emplois des cadres d'exécution". A peu près 25 % parmi ces<br />

ingénieurs ont exercé des fonctions de production ou d'ingénierie 21 .<br />

* * * *<br />

Parler des ingénieurs comme groupe professionnel pose la question de leur degré de<br />

professionnalisation. En fait, si la tradition sociologique française a mis l'acc<strong>en</strong>t sur la position<br />

des ingénieurs dans <strong>les</strong> rapports sociaux de production, la sociologie américaine s'est intéressée<br />

à eux comme corps professionnel <strong>en</strong> eux-mêmes. 22<br />

Le professionnalisme<br />

Thorstein Vebl<strong>en</strong> considère <strong>les</strong> ingénieurs comme une force à part <strong>en</strong>tière, motrice,<br />

ayant une importance majeure dans le système industriel moderne 23 . Pour lui, le système est<br />

caractérisé par une alliance <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong> <strong>les</strong> hommes d'affaires. Or, au fur à mesure que<br />

<strong>les</strong> <strong>en</strong>treprises se mécanis<strong>en</strong>t, ces derniers "sabot<strong>en</strong>t" la production par leur ignorance de la<br />

technique. Ils sont des spécialistes des profits <strong>et</strong> des prix travaillant <strong>les</strong> uns contre <strong>les</strong> autres, <strong>et</strong><br />

pourtant ils ont le dernier mot.<br />

En critiquant le système industriel <strong>et</strong> ses capitaines financiers, Vebl<strong>en</strong> voit dans<br />

l'ingénieur "l'homme de sci<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> technologie", ainsi que de l'efficacité qui est capable de<br />

sauver ce système, "Etat-major indisp<strong>en</strong>sable du système", "formé dans un esprit de réalisations<br />

tangib<strong>les</strong> possédant un instinct du travail".<br />

Les ingénieurs sont <strong>les</strong> seuls qui pourrai<strong>en</strong>t assurer la prospérité matérielle de la<br />

communauté par le contrôle du système industriel <strong>et</strong> de ses administrations. Vebl<strong>en</strong> conclut que<br />

"la dictature industrielle des capitaines financiers ne se mainti<strong>en</strong>t que par la tolérance des<br />

ingénieurs <strong>et</strong> (..) elle est passible à tout mom<strong>en</strong>t d'être interrompue, à leur gré <strong>et</strong> comme il leur<br />

convi<strong>en</strong>dra" 24 . Dans c<strong>et</strong>te perspective, nous considérons son appel aux ingénieurs comme une<br />

importante expression de l'idéologie technocratique. Ceci suppose une professionnalité quasi<br />

parfaite des ingénieurs dans <strong>les</strong> sociétés industriel<strong>les</strong>. Supposition qui est loin d'être acquise.<br />

Nous allons examiner c<strong>et</strong>te question à travers <strong>les</strong> travaux m<strong>en</strong>és sur la profession surtout ceux de<br />

l'Ecole fonctionnaliste.<br />

* * * * *<br />

19 - "Les ingénieurs des années 1990 : mutations professionnel<strong>les</strong> <strong>et</strong> id<strong>en</strong>tité sociale", in Sociétés<br />

contemporaines, Paris, L'Harmattan, n° 6, juin 1991, pp 41-65.<br />

20 - Il y a d'une part des <strong>en</strong>quêtes socio-économiques effectuées depuis 1958 par la FASFID<br />

(Fédération des Associations <strong>et</strong> Sociétés Françaises d'Ingénieurs Diplômés), <strong>et</strong> d'autre part, une<br />

<strong>en</strong>quête ext<strong>en</strong>sive m<strong>en</strong>ée sur <strong>les</strong> éco<strong>les</strong> d'ingénieurs du Nord-Pas de Calais <strong>et</strong> réalisée par<br />

l'IRESCO.<br />

21 - Ibid., p. 47.<br />

22 - Pour une analyse générale de la matrice disciplinaire de la sociologie des professions ainsi que<br />

celle des interprétations libérale, nationale-fonctionnelle <strong>et</strong> marxiste, voir :<br />

Pierre Tripier, Du travail à l'emploi. Paradigmes, idéologies <strong>et</strong> interactions, Université de<br />

Bruxel<strong>les</strong>, 1991, pp. 139-154.<br />

23 - Thorstein Vebl<strong>en</strong>, Les ingénieurs <strong>et</strong> le capitalisme, Paris, Publication Gamma, 1971, pp.16-50.<br />

24 - Ibid, P. 50.


Dans son article sur la profession, Talcott Parsons considère la profession comme<br />

"une fusion de l'efficacité économique <strong>et</strong> de la légitimité culturelle" <strong>et</strong> comme l'aspect le plus<br />

moderne caractérisant le vingtième siècle. Selon lui, elle a trois critères : une formation formelle<br />

institutionnalisée pour sa validation, une compét<strong>en</strong>ce (une sorte de capacité technique) (skills) <strong>et</strong><br />

<strong>en</strong>fin une institution pour contrôler la compét<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> la responsabilité. 25 Abraham Flexner, de<br />

son côté, élargit ces critères à six distinguant ainsi la profession d'autres types de travail<br />

(occupation) : selon lui, l'activité professionnelle est intellectuelle, transmissible par<br />

l'appr<strong>en</strong>tissage (learned), de nature plutôt pratique que théorique ou académique, dont la<br />

technique peut être apprise (professional eduction), fortem<strong>en</strong>t organisée de l'intérieur, <strong>et</strong> <strong>en</strong>fin<br />

motivée par l'altruisme (<strong>les</strong> professionnels se voi<strong>en</strong>t eux-mêmes comme travaillant pour le bi<strong>en</strong><br />

de la société). 26<br />

Par delà la différ<strong>en</strong>ciation, Jean-Michel Chapoulie estime qu'il y a un type-idéal des<br />

professions qui sous t<strong>en</strong>d une "théorie fonctionnaliste des professions" 27 . Selon lui, le monopole<br />

dans l'accomplissem<strong>en</strong>t des tâches professionnel<strong>les</strong> est le plus souv<strong>en</strong>t décrit comme reposant ,<br />

d'une part, sur une compét<strong>en</strong>ce techniquem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> sci<strong>en</strong>tifiquem<strong>en</strong>t fondée <strong>et</strong>, d'autre part, sur<br />

l'acceptation <strong>et</strong> la mise <strong>en</strong> pratique d'un code éthique réglant l'exercice de l'activité<br />

professionnelle. En outre, Chapoulie y ajoute des propriétés dérivées r<strong>et</strong><strong>en</strong>ues comme<br />

définissant complètem<strong>en</strong>t le type-idéal des professions :<br />

"- Le droit d'exercer suppose une formation professionnelle longue, délivrée dans<br />

des établissem<strong>en</strong>ts spécialisés.<br />

- Le contrôle des activités professionnel<strong>les</strong> est effectué par l'<strong>en</strong>semble des collègues,<br />

seuls compét<strong>en</strong>ts pour effectuer un contrôle technique <strong>et</strong> éthique. (...)<br />

- Le contrôle est généralem<strong>en</strong>t reconnu légalem<strong>en</strong>t, <strong>et</strong> organisé sous des formes qui<br />

font l'obj<strong>et</strong> d'un accord <strong>en</strong>tre la profession <strong>et</strong> <strong>les</strong> autorités léga<strong>les</strong>.<br />

- Les professions constitu<strong>en</strong>t des communautés réel<strong>les</strong> dans la mesure où, exerçant<br />

leur activité à plein temps, n'abandonnant leur métier qu'exceptionnellem<strong>en</strong>t au cours de leur<br />

exist<strong>en</strong>ce active, leurs membres partag<strong>en</strong>t des "id<strong>en</strong>tités" <strong>et</strong> des intérêts spécifiques.<br />

- Les rev<strong>en</strong>us, le prestige, le pouvoir des membres sont élevés ; <strong>en</strong> un mot ils<br />

apparti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t aux fractions supérieures des classes moy<strong>en</strong>nes." 28<br />

Selon c<strong>et</strong>te théorie fonctionnaliste, la profession, comme mode moderne de<br />

l'organisation, constitue une médiation <strong>en</strong>tre besoins individuels <strong>et</strong> nécessités fonctionnel<strong>les</strong> <strong>en</strong><br />

contribuant ainsi à la régulation <strong>et</strong> au contrôle qui perm<strong>et</strong> le bon fonctionnem<strong>en</strong>t de la société.<br />

Par là <strong>les</strong> professions sont neutres vis-à-vis de différ<strong>en</strong>tes classes socia<strong>les</strong> auxquel<strong>les</strong> el<strong>les</strong><br />

offr<strong>en</strong>t <strong>les</strong> mêmes services. 29 Ce schéma théorique, qui sous-t<strong>en</strong>d chez Parsons <strong>et</strong> d'autres<br />

fonctionnalistes une interprétation apologétique du rôle des professions, "explique pourquoi <strong>les</strong><br />

25 - Talcott Parsons, "profession", in International Encyclopaedia of the Social Sci<strong>en</strong>ces, 1968,<br />

Vol. 12, p. 536.<br />

Les mêmes critères de la profession sont définis par A. M. Carr-Saunders dans l'édition de 1933 de<br />

c<strong>et</strong>te Encyclopaedia, p. 476-480.<br />

26 - Abraham Flexner, "Is Social Work a Profession?", in Proceeding of the National Confer<strong>en</strong>ce of<br />

Charities and Correction, Chicago, Hildmann Printing Co., 1915, pp. 577-581.<br />

27 - Cf. Jean-Michel Chapoulie, "Sur l'analyse sociologique des groupes professionnels", in Revue<br />

française de sociologie, Paris, XIV, 1973, p. 88.<br />

28 - Ibid., p. 93.<br />

29 - Ibid., p. 92.


echerches empiriques qui se réclam<strong>en</strong>t de l'analyse parsonni<strong>en</strong>ne étudi<strong>en</strong>t <strong>les</strong> corps<br />

professionnels <strong>en</strong> eux-mêmes, <strong>et</strong> non à partir de leur position dans la structure sociale". 30<br />

Ce modèle fonctionnaliste a été mis <strong>en</strong> question par l'approche de l'interactionnisme<br />

symbolique, surtout par E. C. Hughes <strong>et</strong> Howard S. Becker 31 . D'une part, ils rapproch<strong>en</strong>t la<br />

structure des "professions" <strong>et</strong> des "occupations" <strong>et</strong> d'autre part, ils contest<strong>en</strong>t l'exist<strong>en</strong>ce de<br />

communautés professionnel<strong>les</strong> intégrées <strong>et</strong> régulées. 32<br />

A partir du modèle fonctionnaliste, le phénomène de "professionnalisme", conçu<br />

comme une t<strong>en</strong>tative collective de traduire un <strong>en</strong>semble de ressources rares (des compét<strong>en</strong>ces <strong>et</strong><br />

des connaissances spécifiques) <strong>en</strong> profits sociaux <strong>et</strong> économiques, a été observé surtout chez le<br />

médecin <strong>et</strong> le juriste par Parsons <strong>et</strong> élargi à d'autres professions par Flexner notamm<strong>en</strong>t. Ce<br />

dernier considère comme vraies professions cel<strong>les</strong> de la médecine, du droit, de l'ingénierie, de la<br />

littérature, de la peinture <strong>et</strong> de la musique. 33<br />

Concernant le professionnalisme des ingénieurs, Goldstein <strong>et</strong> d'autres aux Etats Unis<br />

ont pu montrer comm<strong>en</strong>t une partie des ingénieurs <strong>en</strong> v<strong>en</strong>ait, dans certaines industries, à se<br />

référer davantage à l'autorité ou au jugem<strong>en</strong>t de leurs pairs, c'est-à-dire aux membres de leur<br />

communauté professionnelle ou sci<strong>en</strong>tifique, plutôt qu'à celle des dirigeants de leur <strong>en</strong>treprise. 34<br />

En France ce phénomène a été égalem<strong>en</strong>t mis <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce : Marc Maurice a montré une certaine<br />

professionnalisation 35 chez une partie des ingénieurs de l'industrie. Michelle Durand, de son<br />

côté, a élargi la conclusion de Maurice, à partir d'une <strong>en</strong>quête beaucoup plus systématique <strong>en</strong><br />

1970, pour confirmer la montée du professionnalisme dans la plupart des secteurs techniquem<strong>en</strong>t<br />

avancés de l'industrie. 36<br />

* * * * *<br />

Ces modes d'approches, évoqués ci-dessus, sont propres aux sociétés industriel<strong>les</strong>,<br />

ils peuv<strong>en</strong>t, cep<strong>en</strong>dant, apporter un éclairage utile à l'analyse des ingénieurs <strong>en</strong> Syrie.<br />

Concernant l'approche de l'opposition de classe, <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s du secteur public, se<br />

positionn<strong>en</strong>t par rapport à l'Etat. S'ils sont, comme n'importe quel fonctionnaire, dominés par la<br />

classe bureaucratique, leur asc<strong>en</strong>sion se produit rapidem<strong>en</strong>t pour qu'ils fass<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite partie de<br />

c<strong>et</strong>te classe. A propos de l'origine sociale des ingénieurs, on est bi<strong>en</strong> loin de la reproduction de la<br />

position de classe évoquée par Bourdieu concernant <strong>les</strong> cadres français ; nous constatons une<br />

extraordinaire diversité des origines socia<strong>les</strong> des ingénieurs (étant donné que la sélection<br />

d'<strong>en</strong>trée aux facultés de génie dép<strong>en</strong>d seulem<strong>en</strong>t des notes que l'on obti<strong>en</strong>t au baccalauréat). Or,<br />

En dépit de c<strong>et</strong>te diversité, nous ne voulons pas exclure la trajectoire sociale de l'ingénieur qui<br />

pourrait exercer une influ<strong>en</strong>ce notable, d'une part, sur le concept qu'il a forgé de son métier <strong>et</strong><br />

30 - Ibid.<br />

31 - Voir la critique du modèle d'A. Flexner dans :<br />

Howard S. Becker, Sociological Work. M<strong>et</strong>hod and Substance, All<strong>en</strong> Lane, Peguin Press, 1976,<br />

pp. 87-102 (Chapitre "The Nature of a Profession").<br />

32 - Claude Dubar, La socialisation. Construction des id<strong>en</strong>tités socia<strong>les</strong> <strong>et</strong> professionnel<strong>les</strong>, Paris,<br />

Armand Colin, 1991, p. 147.<br />

33 - Howard S. Becker, op. cit., p.88.<br />

34 - H<strong>en</strong>ri Lasserre, op. cit., p.80.<br />

35 - le professionnalisme, pour Maurice, se réfère aux normes extérieures à l'organisation <strong>et</strong> repose<br />

sur la compét<strong>en</strong>ce technique <strong>et</strong> sur des valeurs d'expert (valeurs de connaissance, de progrès<br />

économique <strong>et</strong> technique), tandis que la loyauté à l'<strong>en</strong>treprise ou à l'organisation <strong>en</strong>traîne une<br />

id<strong>en</strong>tification à ses dirigeants <strong>et</strong> à sa hiérarchie.<br />

Cf. Marc Maurice, Col<strong>et</strong>te Monteil, Roland Guillon, Jacqueline Gaulon, Les cadres <strong>et</strong> l'<strong>en</strong>treprise,<br />

Uni. de Paris - Institut des sci<strong>en</strong>ces socia<strong>les</strong> du travail, 1967.<br />

36 - H. Lasserre, op. cit., p.81.


par conséqu<strong>en</strong>t sur la construction de son id<strong>en</strong>tité professionnelle <strong>et</strong>, d'autre part, sur son<br />

attitude idéologique <strong>et</strong> politique.<br />

Comparons le professionnalisme des ingénieurs occid<strong>en</strong>taux avec celui de leurs<br />

homologues syri<strong>en</strong>s, nous allons voir l'exist<strong>en</strong>ce d'une certaine professionnalisation surtout chez<br />

<strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s de type expert dont la loyauté <strong>en</strong>vers la communauté professionnelle est<br />

plus importante qu'<strong>en</strong>vers l'<strong>en</strong>treprise ; <strong>et</strong> même quelquefois plus réussie, <strong>en</strong> particulier dans <strong>les</strong><br />

années soixante <strong>et</strong> soixante-dix, que chez leurs collègues occid<strong>en</strong>taux. Cep<strong>en</strong>dant, obt<strong>en</strong>ir un<br />

statut de profession est une chose, le conserver <strong>en</strong> est autre. Depuis le début des années quatrevingt,<br />

un certain nombre de transformations ont <strong>en</strong>cl<strong>en</strong>ché un processus de<br />

déprofessionnalisation 37 des ingénieurs (<strong>en</strong> raison de leur prolifération <strong>et</strong> de la mainmise de<br />

l'Etat sur leur syndicat) ; d'où une ori<strong>en</strong>tation professionnelle faible que nous allons examiner<br />

dans la partie III (III-1).<br />

Plus généralem<strong>en</strong>t, <strong>les</strong> problèmes concernant <strong>les</strong> ingénieurs occid<strong>en</strong>taux ne sont que<br />

très partiellem<strong>en</strong>t ceux de leurs collègues syri<strong>en</strong>s. On est d'emblée frapper par le fait que ces<br />

derniers se définiss<strong>en</strong>t, au-delà des rapports au développem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> à la <strong>modernisation</strong>, <strong>en</strong> termes<br />

de rapports à la religion <strong>et</strong> à la nation. Ceci ne veut pas dire que <strong>les</strong> ingénieurs occid<strong>en</strong>taux n'ont<br />

ri<strong>en</strong> à avoir avec la religion. Nous allons voir l'importance des Saint-simoni<strong>en</strong>s comme ag<strong>en</strong>ts<br />

des sci<strong>en</strong>ces <strong>et</strong> techniques, 38 ainsi que le rôle social des associations catholiques des cadres. 39<br />

* * * *<br />

Une recherche<br />

Etudier <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s <strong>et</strong> leurs ori<strong>en</strong>tations, nous amène à reconsidérer notre<br />

propre trajectoire. Que signifie pour un ingénieur de formation, choisissant de dev<strong>en</strong>ir<br />

sociologue, de t<strong>en</strong>ir un discours sur <strong>les</strong> ingénieurs? comm<strong>en</strong>t tirer parti d'une expéri<strong>en</strong>ce<br />

professionnelle de trois ans dans une <strong>en</strong>treprise publique (bureau d'étude <strong>et</strong> chantier) sans se<br />

trouver <strong>en</strong>gagé dans le camp des ingénieurs <strong>et</strong> absorbé dans leur logique au point d'être<br />

incapable de se pr<strong>en</strong>dre soi-même pour obj<strong>et</strong>?<br />

Il nous conduit au moins à revoir la définition de l'objectivité dans la recherche. Loin<br />

de nier notre trajectoire dans l'univers des ingénieurs, on voudrait au contraire montrer qu'elle<br />

peut être un atout pour mieux compr<strong>en</strong>dre <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>tations des acteurs que l'on cherche à<br />

analyser.<br />

Ainsi être un ingénieur de formation, connu du milieu de l'interlocuteur rassure ce<br />

dernier. Or, si notre formation constitue un atout, elle peut risquer, si nous n'y pr<strong>en</strong>ons pas garde,<br />

de nous aveugler <strong>en</strong> nous <strong>en</strong>fermant dans l'univers des évid<strong>en</strong>ces <strong>et</strong> du s<strong>en</strong>s commun du groupe<br />

auquel nous appartînmes un temps. En outre, elle nous a aidé à analyser <strong>les</strong> modes de<br />

raisonnem<strong>en</strong>t chez <strong>les</strong> ingénieurs, ce qui constitue une démarche épistémologique impliquant<br />

une connaissance ponctuelle de l'"intérieur" du métier des ingénieurs. Nous avons ainsi passé<br />

plusieurs jours dans <strong>les</strong> bureaux des ingénieurs interrogés à qui nous avons posé des questions<br />

précises.<br />

Nous avons mobilisé nos relations <strong>et</strong> cel<strong>les</strong> de nos amis pour pouvoir <strong>en</strong>quêter<br />

auprès des ingénieurs qui, par ce biais, nous ont fait confiance. "L'échantillon" a été complété<br />

par des ingénieurs qui ont simplem<strong>en</strong>t accepté d'être interviewés.<br />

37 - En ce qui concerne le phénomène de déprofessionalisation aux Etats Unis, voir le paragraphe<br />

"professionnalisation <strong>et</strong> déprofessionnalisation" dans :<br />

Pierre Desmarez, La sociologie industrielle aux Etats-Unis, Paris, Armand Colin, 1986, pp. 168-<br />

171.<br />

38 - Voir I-1.<br />

39 - Voir III-3-2.


Ces <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s ont été réalisés auprès d'ingénieurs syri<strong>en</strong>s ayant au moins deux ans<br />

d'expéri<strong>en</strong>ce professionnelle <strong>et</strong> qui se répartiss<strong>en</strong>t dans tous <strong>les</strong> domaines de l'économie :<br />

<strong>en</strong>treprises privées , sociétés nationa<strong>les</strong> des travaux publics, ministères, <strong>et</strong>c, ils s'occup<strong>en</strong>t de<br />

toutes sortes de tâches : études, réalisation de travaux, maint<strong>en</strong>ance, service administratif,<br />

direction, production, <strong>et</strong>c. En fait, <strong>les</strong> 202 ingénieurs syri<strong>en</strong>s interrogés constitu<strong>en</strong>t un nombre<br />

assez large <strong>et</strong> diversifié si l'on considère des critères d'âge, de spécialité, de fonction, d'origine<br />

sociale <strong>et</strong> géographique, de sexe <strong>et</strong> de lieu de travail, de sorte que nous prét<strong>en</strong>dons assurer une<br />

certaine représ<strong>en</strong>tativité sans pour autant pouvoir la démontrer. 40<br />

Ces <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s n'ont pas été faci<strong>les</strong> à recueillir ; d'abord nous avons évité, dans la<br />

mesure du possible, la r<strong>en</strong>contre sur le lieu de l'<strong>en</strong>treprise où <strong>les</strong> ingénieurs se méfi<strong>en</strong>t de leurs<br />

collègues <strong>et</strong> , <strong>en</strong> conséqu<strong>en</strong>ce, contrôl<strong>en</strong>t leurs propos. Pour cela, nous avons mobilisé <strong>les</strong><br />

relations que nous pouvions avoir dans le milieu des ingénieurs, ce qui nous a permis d'organiser<br />

<strong>les</strong> <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s à la maison ou dans un café. Comme deuxième précaution, <strong>et</strong> pour que nos<br />

interlocuteurs parl<strong>en</strong>t aisém<strong>en</strong>t, nous avons évité d'<strong>en</strong>registrer <strong>les</strong> <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s devant <strong>les</strong><br />

ingénieurs que nous ne connaissions pas auparavant. Certains <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s ont été approfondis par<br />

des heures de discussion où le dire <strong>et</strong> le vécu-raconté ont largem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>richi notre analyse. Une<br />

partie des ingénieurs ont été sollicités <strong>en</strong> raison de leur parcours professionnel exceptionnel ou<br />

<strong>en</strong> raison du poste qu'ils occup<strong>en</strong>t actuellem<strong>en</strong>t.<br />

Les <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s sont de type semi-directif, c'est-à-dire que le chercheur laisse<br />

l'interlocuteur s'exprimer à partir des thèmes qu'il lui propose. Ces thèmes sont principalem<strong>en</strong>t<br />

regroupés <strong>en</strong> deux parties : la première traite du rôle professionnel <strong>et</strong> de la conception que<br />

l'interlocuteur se fait de son rôle ; la deuxième de ses ori<strong>en</strong>tations idéologiques <strong>et</strong> politiques. On<br />

trouvera <strong>en</strong> annexe le guide d'<strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>.<br />

** ** ** ** **<br />

Considérer l'ingénieur comme unité d'analyse ne nous a pas empêché, afin d'étayer<br />

l'analyse, de nous appuyer sur des études de cas portant sur certaines <strong>en</strong>treprises publiques de<br />

travaux publics (comme la Société des Etudes, des Consultations Techniques SECT ou<br />

Milihouse [al-iskan al-asqari] <strong>et</strong>) ou privées (Société de Z) pour mieux examiner, d'une part, le<br />

rôle des ingénieurs dans leur direction, <strong>et</strong> d'autre part, <strong>les</strong> relations de travail <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ingénieurs<br />

<strong>et</strong> <strong>les</strong> bureaucrates, <strong>les</strong> experts étrangers <strong>et</strong> <strong>les</strong> ouvriers.<br />

Par ailleurs, notre analyse comporte une dim<strong>en</strong>sion historique comme moy<strong>en</strong> de<br />

parv<strong>en</strong>ir à la distanciation nécessaire pour expliquer le prés<strong>en</strong>t. C'est pourquoi, nous avons<br />

dépouillé le journal m<strong>en</strong>suel du syndicat des ingénieurs <strong>en</strong> Syrie "L'ingénieur arabe" depuis le<br />

premier numéro <strong>en</strong> 1961 jusqu'<strong>en</strong> novembre 1992. Nous avons aussi interrogé <strong>les</strong> ingénieurs<br />

qui jou<strong>en</strong>t ou ont joué un rôle dirigeant au sein du syndicat depuis sa création. C<strong>et</strong>te démarche<br />

historique vise à examiner la formation du groupe des ingénieurs <strong>en</strong> Syrie pour voir la manière<br />

dont leur capital symbolique se constitue ainsi que <strong>les</strong> conditions socia<strong>les</strong> qui font l'efficacité de<br />

ce capital. Elle apporte égalem<strong>en</strong>t un éclairage sur l'évolution historique du statut social de<br />

l'ingénieur à partir des années soixante-dix <strong>et</strong> <strong>les</strong> changem<strong>en</strong>ts dans <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>tations de l'action<br />

des ingénieurs. Cep<strong>en</strong>dant, c<strong>et</strong>te démarche ne vise pas à expliquer un fait social par sa place<br />

dans une évolution historique, car cela s'oppose à "l'idée que <strong>les</strong> sociétés sont de moins <strong>en</strong> moins<br />

"dans" l'histoire, qu'el<strong>les</strong> produis<strong>en</strong>t el<strong>les</strong>-mêmes leur exist<strong>en</strong>ce historique par leur capacité<br />

économique, politique <strong>et</strong> culturelle d'agir sur el<strong>les</strong>-mêmes <strong>et</strong> de produire leur av<strong>en</strong>ir <strong>et</strong> même<br />

leur mémoire" 41 .<br />

Notre démarche ne pousse pas trop loin l'autonomisation du groupe d'ingénieurs<br />

sous peine de déboucher sur un élitisme implicite à la Par<strong>et</strong>o, elle s'efforce plutôt de pratiquer un<br />

va-<strong>et</strong>-vi<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong> <strong>les</strong> autres groupes sociaux.<br />

40 - Voir la répartition des ingénieurs syri<strong>en</strong>s <strong>et</strong> égypti<strong>en</strong>s interrogés dans l'annexe.<br />

41 - Alain Touraine, Le r<strong>et</strong>our de l'acteur, Paris, Fayard, 1984, p.332.


La première partie de c<strong>et</strong>te thèse prés<strong>en</strong>te <strong>les</strong> ingénieurs <strong>en</strong> Syrie : leur histoire,<br />

leurs représ<strong>en</strong>tations socia<strong>les</strong>, leurs fonctions professionnel<strong>les</strong>. Elle s'interroge ainsi sur<br />

l'exist<strong>en</strong>ce d'un groupe socioprofessionnel réel d'ingénieurs, sur sa prise de décision <strong>en</strong> matière<br />

de la politique de développem<strong>en</strong>t, sur son pouvoir <strong>et</strong> sur sa capacité d'y accéder.<br />

Les <strong>en</strong>quêtes que nous avons m<strong>en</strong>ées <strong>en</strong> Syrie nous perm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t de réfléchir sur<br />

l'ori<strong>en</strong>tation modernisatrice <strong>et</strong> ses avatars chez <strong>les</strong> ingénieurs. Mais la faib<strong>les</strong>se de c<strong>et</strong>te<br />

ori<strong>en</strong>tation fait qu'elle cède la place à d'autres ori<strong>en</strong>tations que nous avons appelées :<br />

professionnelle faible, corporatiste <strong>et</strong> "esthétiquem<strong>en</strong>t" islamiste. Ceci fera l'obj<strong>et</strong> des parties II<br />

<strong>et</strong> III.<br />

Si l'étude des ingénieurs syri<strong>en</strong>s montre qu'ils se distingu<strong>en</strong>t à bi<strong>en</strong> des égards de<br />

leur homologues occid<strong>en</strong>taux, elle laisse ouverte l'hypothèse d'une unité de leur expéri<strong>en</strong>ce au<br />

sein de l'<strong>en</strong>semble plus vaste que constitue le monde arabo-musulman. C'est pourquoi notre<br />

recherche s'efforce, dans la partie IV, de m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> parallèle la situation des ingénieurs syri<strong>en</strong>s <strong>et</strong><br />

celle de leurs collègues égypti<strong>en</strong>s, ce qui devrait perm<strong>et</strong>tre de compr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> quel s<strong>en</strong>s le cas<br />

syri<strong>en</strong> est spécifique <strong>et</strong> dans quelle mesure il s'inscrit dans un mouvem<strong>en</strong>t général de<br />

transformation de ce groupe socioprofessionnel dans le monde arabe.


PARTIE I<br />

LES INGENIEURS EN SYRIE


I-1. Une histoire des ingénieurs :<br />

"Diplômé de la faculté de génie civil d'Alep <strong>en</strong> 1964, j'ai <strong>en</strong>suite fait un master <strong>en</strong> génie<br />

sanitaire <strong>en</strong> Grande- Br<strong>et</strong>agne <strong>en</strong> 1968. J'ai choisi c<strong>et</strong>te spécialité à cause de sa rar<strong>et</strong>é <strong>et</strong> de son<br />

importance dans un pays où on ne s'est jamais réellem<strong>en</strong>t intéressé aux égouts dans <strong>les</strong> vil<strong>les</strong>. Mon<br />

choix n'était donc pas arbitraire. Dès mon r<strong>et</strong>our, j'ai travaillé à la municipalité de Damas. Le<br />

travail a bi<strong>en</strong> comm<strong>en</strong>cé, l'ambiance était sympa, j'ai été d'un chantier à l'autre, ainsi que d'une<br />

conception à l'autre. Ceci a duré quatre ans. A la suite du Mouvem<strong>en</strong>t de Rectificatif 42 , un nouveau<br />

directeur est arrivé <strong>et</strong> avec lui des problèmes. Il n'est pas normal que nos préoccupations soi<strong>en</strong>t<br />

constamm<strong>en</strong>t subordonnées à cel<strong>les</strong> des gestionnaires. Il est frustrant de s'apercevoir qu'on n'<strong>en</strong><br />

ti<strong>en</strong>t pas compte <strong>et</strong> que <strong>les</strong> décisions sont prises sans toi. Le travail est dev<strong>en</strong>u pénible <strong>et</strong> sans<br />

honneur. Je n'ai pas supporté la situation . J'ai prés<strong>en</strong>té ma démission. Au début, ce directeur l'a<br />

refusée mais finalem<strong>en</strong>t il l'a acceptée <strong>en</strong> exigeant que je travaille à temps partiel pour ne pas<br />

affecter l'activité de la municipalité.<br />

J'ai ouvert un bureau d'études, ce qui m'a conféré le statut d'un vrai ingénieur. Ceci était<br />

la condition nécessaire pour répondre à l'appel d'offre de construction. Enfin j'ai quitté le secteur<br />

public.<br />

L'<strong>en</strong>treprise qui ne me plaît pas, je claque sa porte tout de suite. Dieu merci, ma<br />

compét<strong>en</strong>ce fait que <strong>les</strong> <strong>en</strong>treprises publiques <strong>et</strong> privées me cherch<strong>en</strong>t <strong>et</strong> non pas le contraire.<br />

Malgré la crise économique, je ne manque pas de travail. (...) Mon cousin d'Arabie Saoudite m'a<br />

proposé de le rejoindre pour travailler là-bas, mais j'ai refusé catégoriquem<strong>en</strong>t ; je n'aime pas être<br />

humilié par <strong>les</strong> Saoudi<strong>en</strong>s. Je m'investis beaucoup dans mon travail <strong>et</strong> je préfère que ma patrie, la<br />

Syrie, profite de mes efforts <strong>et</strong> non pas <strong>les</strong> autres pays (...). Je n'ai jamais cherché une<br />

échappatoire extérieure à mon métier, je refuse de travailler comme <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur spéculateur, je<br />

fais la conception ou supervise l'exécution ; quant à l'exécution, je ne l'aime pas, celle-ci t'oblige<br />

à te charger du problème des ouvriers <strong>et</strong> des matériaux, on sait bi<strong>en</strong> combi<strong>en</strong> ces derniers sont<br />

diffici<strong>les</strong> à trouver.<br />

Je suis fier d'être un ingénieur indép<strong>en</strong>dant, utile à c<strong>et</strong>te société sans être obligé d'être à la<br />

merci de la hiérarchie <strong>et</strong> de la bureaucratie de l'administration de l'Etat, c'est-à-dire sans être<br />

fonctionnaire. Avant 1980, j'ai souv<strong>en</strong>t fréqu<strong>en</strong>té le syndicat. On se donnait r<strong>en</strong>dez-vous là-bas<br />

avec <strong>les</strong> copains pour discuter sur tous <strong>les</strong> suj<strong>et</strong>s, mais hélas, depuis l'imposition de la nouvelle<br />

direction par l'Etat <strong>les</strong> choses ont changé. J'y vais maint<strong>en</strong>ant seulem<strong>en</strong>t pour le travail. (..)<br />

J'espère que la situation va évoluer. J'ai la nostalgie de notre précéd<strong>en</strong>te situation professionnelle.<br />

(...) Je n'ai jamais adhéré à un parti politique, ni jamais fait de politique, mais ça n'empêche pas<br />

que je dénonce le système <strong>en</strong> place ; d'ailleurs j'ai failli le faire publiquem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> 1981 dans la<br />

fameuse réunion <strong>en</strong>tre le syndicat <strong>et</strong> Abdalla al-Ahmar, [vice présid<strong>en</strong>t du Parti Ba'th], je remercie<br />

Dieu de m'avoir donné la sagesse de me taire, sinon j'aurais été emprisonné avec la dizaine<br />

d'ingénieurs ayant osé s'exprimer.".<br />

S. N., l'ingénieur civil dont nous v<strong>en</strong>ons de reproduire le récit, , apparti<strong>en</strong>t à une<br />

génération qui a assisté <strong>et</strong> participé à l'essor économique de la Syrie dans <strong>les</strong> années soixante-dix <strong>et</strong><br />

gardé certains privilèges jusqu'à l'heure actuelle. Ces propos sont assez typiques de c<strong>et</strong>te génération<br />

<strong>et</strong> représ<strong>en</strong>tatifs de la situation d'une partie des ingénieurs syri<strong>en</strong>s, ceux de l'anci<strong>en</strong>ne génération.<br />

Néanmoins, le cas de jeunes ingénieurs doit être prés<strong>en</strong>té pour compléter c<strong>et</strong>te réalité : ceci fera<br />

l'obj<strong>et</strong> du chapitre suivant.<br />

42 - C'est le coup d'Etat de Hafez el-Assad <strong>en</strong> 1971.


* * * *<br />

Les ingénieurs <strong>et</strong> l'Occid<strong>en</strong>t<br />

L'histoire des ingénieurs syri<strong>en</strong>s fait d'abord partie de l'histoire universelle de ces<br />

professionnels ; car des li<strong>en</strong>s complexes <strong>en</strong>tre l'Occid<strong>en</strong>t <strong>et</strong> le monde arabe ont toujours existé. La<br />

conquête coloniale, <strong>les</strong> saint-simoni<strong>en</strong>s <strong>et</strong> <strong>les</strong> Ottomans ont joué un rôle dans la transmission du<br />

modèle occid<strong>en</strong>tal.<br />

En Occid<strong>en</strong>t, le besoin tant civil que militaire a donné un s<strong>en</strong>s au métier <strong>et</strong> à la formation<br />

des ingénieurs. Dès le XVII e siècle. des éco<strong>les</strong> d'ingénieurs sont fondées <strong>en</strong> France : l'Ecole<br />

polytechnique, l'Ecole des mines, <strong>et</strong>c., ainsi que d'autres institutions dans différ<strong>en</strong>ts pays d'Europe.<br />

Le premier contact du monde des ingénieurs <strong>en</strong>tre le modèle occid<strong>en</strong>tal <strong>et</strong> <strong>les</strong> pays arabes<br />

a eu lieu <strong>en</strong> Egypte <strong>en</strong> 1833 où <strong>les</strong> saint-simoni<strong>en</strong>s sont v<strong>en</strong>us de France. Pour percer l'Isthme de<br />

Suez <strong>et</strong> construire le barrage du Delta, <strong>en</strong> 1850, ils sont parv<strong>en</strong>us à contrôler directem<strong>en</strong>t toutes <strong>les</strong><br />

filières techniques susceptib<strong>les</strong> d'éduquer ou d'employer des ingénieurs. 43<br />

Ce contact 44 a son impact sur l'<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t régional, comme disait Napoléon Bonaparte<br />

: "C'est par l'Egypte que <strong>les</strong> peup<strong>les</strong> du C<strong>en</strong>tre de l'Afrique doiv<strong>en</strong>t recevoir la lumière <strong>et</strong> le<br />

bonheur".<br />

Le proj<strong>et</strong> des saint-simoni<strong>en</strong>s de vouloir percer l'Isthme de Suez n'était pas seulem<strong>en</strong>t,<br />

comme le constate Amine Abdel-nour, un exploit technique capable d'immortaliser son initiateur<br />

ou un formidable moy<strong>en</strong> de développem<strong>en</strong>t du commerce international ; mais il relevait d'une<br />

nécessité religieuse : c'est l'Isthme qui trace un grand signe de paix, de concorde <strong>et</strong> d'amour <strong>en</strong>tre<br />

<strong>les</strong> contin<strong>en</strong>ts. Ce trait d'union <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> hommes devrait faire de la Méditerranée le lit nuptial de<br />

l'Ori<strong>en</strong>t <strong>et</strong> de l'Occid<strong>en</strong>t, pour repr<strong>en</strong>dre l'expression de Michel Chevalier, qui marie <strong>les</strong> peup<strong>les</strong> de<br />

ses deux bords par une oeuvre industrielle commune 45 . Une véritable doctrine sociale qui vise à<br />

m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> oeuvre la sci<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> <strong>les</strong> techniques au service de problèmes sociaux. Toute la société<br />

s'organise par <strong>et</strong> pour l'industrie. C<strong>et</strong>te doctrine va jusqu'à légitimer la force militaire si elle est au<br />

service de l'industrie. Elle apporte une confiance illimitée dans <strong>les</strong> capacités des hommes à dev<strong>en</strong>ir<br />

maîtres <strong>et</strong> possesseurs de la nature.<br />

Muhammed Ali, le maître de l'Egypte, "s<strong>en</strong>tit que l'appareil militaire lui était<br />

indisp<strong>en</strong>sable, écrivait le saint-simoni<strong>en</strong> Prosper Enfantin, pour protéger <strong>et</strong> établir l'appareil<br />

industriel. Aujourd'hui, il fait marcher de front ces deux puissances. En Europe, le pouvoir<br />

industriel lutte avec le pouvoir politique ; <strong>en</strong> Egypte l'id<strong>en</strong>tité de ces deux pouvoirs m<strong>et</strong> la société à<br />

l'abri des agitations révolutionnaires. Le chef, ayant dans ses mains le commerce, l'agriculture, <strong>les</strong><br />

43 - Gisai<strong>en</strong>t Alleaume, "Les ingénieurs <strong>en</strong> Egypte au XIXe siècle, 1820-1920. Elém<strong>en</strong>ts pour un<br />

débat", in Elisab<strong>et</strong>h Longu<strong>en</strong>esse, Bâtisseurs .., op. cit., pp. 67-68.<br />

44 - En fait, le premier contact a eu lieu p<strong>en</strong>dant la première expédition de Napoléon <strong>en</strong> 1798,<br />

expédition qui était débarquée à Alexandrie <strong>et</strong> accompagnée d'une équipe d'ingénieurs, de<br />

technici<strong>en</strong>s, de naturalistes.<br />

45 - Amin Fakhry Abdel-nour, (préface) in Philippe Régnier, Les saint-simoni<strong>en</strong>s <strong>en</strong> Egypte (1833-<br />

1851), Paris, éd. Banque de l'Union Europé<strong>en</strong>ne <strong>et</strong> Amin Fakhry, 1989.


fabriques, <strong>les</strong> sci<strong>en</strong>ces <strong>et</strong> <strong>les</strong> arts, aussi bi<strong>en</strong> que la force militaire, peut à la fois développer tous <strong>les</strong><br />

élém<strong>en</strong>ts productifs <strong>et</strong> réprimer toutes <strong>les</strong> passions rétrogrades" 46 .<br />

Leur idéal, ou utopie pour repr<strong>en</strong>dre leur expression, a trouvé un écho chez Muhammed<br />

Ali. Ce "pacha industriel" utilisa le savoir- faire des ingénieurs saint-simoni<strong>en</strong>s pour rénover <strong>et</strong><br />

ét<strong>en</strong>dre le système des canaux d'irrigation. Par l'expansionnisme de Muhammed Lai vers la Syrie,<br />

la Pa<strong>les</strong>tine <strong>et</strong> l'Arabie, l'esprit des saint-simoni<strong>en</strong>s a rayonné sur tout l'Ori<strong>en</strong>t.<br />

Si la doctrine sociale de Saint-Simon 47 converge avec celle de ses discip<strong>les</strong>, il y a bi<strong>en</strong> des<br />

regards différ<strong>en</strong>ts <strong>en</strong>vers l'Ori<strong>en</strong>t. Saint-Simon fut plutôt ori<strong>en</strong>té vers le Nord, pour lui <strong>les</strong><br />

pyramides témoignai<strong>en</strong>t d'un état d'<strong>en</strong>fance de l'humanité, où l'on trouvait plaisir à construire de<br />

gros tas de pierres, 48 tandis que ses discip<strong>les</strong> (surtout Prosper Enfantin <strong>et</strong> Char<strong>les</strong> Lambert) se sont<br />

dirigés vers l'Ori<strong>en</strong>t : "<strong>les</strong> peup<strong>les</strong> chréti<strong>en</strong>s, dit le saint-simoni<strong>en</strong> Michel Chevalier, ne sont pas <strong>les</strong><br />

seuls aujourd'hui qui ai<strong>en</strong>t soif de progrès" 49 . C<strong>et</strong>te nouvelle "religion" influ<strong>en</strong>cée par la<br />

philosophie musulmane <strong>et</strong> par la pratique islamique tint compte de l'attachem<strong>en</strong>t religieux du<br />

peuple égypti<strong>en</strong> :<br />

"C'est l'industrie qui sauvera l'Egypte, nota Thomas-Ismayl Urbain, mais si l'industrie ne<br />

s'appuyait pas sur la religion, si elle ne v<strong>en</strong>ait pas réaliser sur la terre le paradis de Mohammed, elle<br />

n'aurait aucune puissance. En d'autres termes, il faut qu'à côté de l'ingénieur, il y ait un iman (foi),<br />

<strong>et</strong> que l'on parte de la mosquée pour aller au chantier." 50<br />

En ce qui concerne la Syrie, des ingénieurs saint-simoni<strong>en</strong>s ont participé à la construction<br />

des infrastructures à l'époque du règne d'Ibrahim pacha, le fils de Mohammed Lai, sur la Syrie. 51<br />

Mais, ces ingénieurs n'ont pas pris part à la formation des cadres syri<strong>en</strong>s étant donné que leur<br />

prés<strong>en</strong>ce ne dura qu'une période très limitée.<br />

* * * *<br />

Outre <strong>les</strong> saint-simoni<strong>en</strong>s, la Sublime Porte avait des relations constantes avec <strong>les</strong> Etats<br />

occid<strong>en</strong>taux pour former <strong>les</strong> cadres techniques, moderniser l'Empire <strong>et</strong> faire face au problème<br />

d'aménagem<strong>en</strong>t des territoires <strong>et</strong> au problème militaire. Faut-il rappeler que <strong>les</strong> ingénieurs ottomans<br />

étai<strong>en</strong>t des militaires, car l'expansionnisme ottoman avait besoin de ce métier. Ainsi l'école<br />

46 - Jean-Marie Carré, Voyageurs <strong>et</strong> écrivains français <strong>en</strong> Egypte, Le Caire, IFAO, 1956, 2 vol., p.<br />

265, cité par Gisai<strong>en</strong>t Alleaume, "Linant de Bellefonds (1799-1883) <strong>et</strong> le saint-simonisme <strong>en</strong><br />

Egypte", in Magali Morsy (sous direction), Les saint-simoni<strong>en</strong>s <strong>et</strong> l'Ori<strong>en</strong>t- Vers la modernité, La<br />

Calade, Aix-<strong>en</strong>-Prov<strong>en</strong>ce, 1989, p. 120.<br />

47 - Pour plus de détails sur la doctrine sociale de Saint-Simon, cf. Daniel Vidal, "Saint-Simon,<br />

oeuvre ouverte", in sociologie du travail, vol. 9, 1967, pp. 455-461.<br />

48 - Philippe Régnier, Les saint .., op. cit., p. 7.<br />

49 - Michel Chevalier, Système de la Méditerranée, Paris, 1832. Cité par Philippe Régnier, Les saint<br />

.., op. cit., p. 7.<br />

50 - Thomas-Ismayl Urbain, Voyage d'Ori<strong>en</strong>t, Paris, 1835. Cité par Philippe Régnier, Les saint ..,<br />

op. cit., p. 45.<br />

51 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Mahmoud Harb, histori<strong>en</strong> syri<strong>en</strong>.


ottomane d'ingénieurs a permis la transmission du modèle europé<strong>en</strong> de formation des ingénieurs<br />

aux deux pays de l'Empire ottoman : l'Egypte <strong>et</strong> la Tunisie 52 , au début du XIX e siècle.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, si <strong>les</strong> travaux historiques, comme le note Alain Grelon, montr<strong>en</strong>t que dans "<strong>les</strong><br />

pays d'Europe <strong>les</strong> plus industrialisés, le développem<strong>en</strong>t des éco<strong>les</strong> d'ingénieurs n'intervi<strong>en</strong>t au<br />

mieux que comme un accompagnem<strong>en</strong>t de la croissance industrielle, on se r<strong>en</strong>d compte a posteriori<br />

combi<strong>en</strong> le proj<strong>et</strong> des "modernisateurs" égypti<strong>en</strong>s, pour généreux qu'il fût, était d'avance voué à<br />

l'échec, compte t<strong>en</strong>u de l'état économique, de la situation sociale <strong>et</strong> du contexte culturel du pays" 53 .<br />

A la période coloniale, on constate, notamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Tunisie <strong>et</strong> <strong>en</strong> Algérie, que <strong>les</strong> occupants<br />

ont <strong>en</strong>travé <strong>et</strong> bridé le développem<strong>en</strong>t des cadres locaux <strong>et</strong> de leur formation.<br />

Concernant la Tunisie, le "protectorat" s'est trouvé confronté à un Etat <strong>et</strong> à une<br />

administration "moderne". Sa stratégie a consisté à empêcher, directem<strong>en</strong>t ou indirectem<strong>en</strong>t, la<br />

formation des <strong>en</strong>treprises modernes tunisi<strong>en</strong>nes <strong>et</strong> des cadres indigènes. Ceci pour céder le marché<br />

de l'emploi aux ingénieurs français <strong>et</strong> laisser la Tunisie pour toujours sous le joug de l'Occid<strong>en</strong>t, au<br />

moins du point de vue industriel 54 . Même dans le secteur agricole, bi<strong>en</strong> que le protectorat ait permis<br />

l'ouverture <strong>en</strong> 1898 de l'Ecole supérieure d'agriculture, dite Ecole Coloniale d'Agriculture, <strong>les</strong><br />

élèves tunisi<strong>en</strong>s (48 élèves <strong>en</strong>tre 1898 <strong>et</strong> 1956) n'avai<strong>en</strong>t pas le droit d'être recrutés par<br />

l'Administration <strong>et</strong> leurs tâches étai<strong>en</strong>t, dans <strong>les</strong> meilleurs cas, subalternes.<br />

En Syrie, p<strong>en</strong>dant le mandat français, <strong>les</strong> <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts supérieurs, dans le cadre de<br />

l'Université Syri<strong>en</strong>ne, étai<strong>en</strong>t limités au droit, à la théologie <strong>et</strong> à la médecine. Les autorités<br />

française n'ont pas été intéressées à créer des <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts techniques ni <strong>en</strong> Syrie ni chez son<br />

voisin le plus proche, le Liban. 55<br />

* * * *<br />

Naissance de l'ingénieur syri<strong>en</strong><br />

52 - André Grelon, "Les ingénieurs du Maghreb <strong>et</strong> du Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t : vue d'Europe", in Elisab<strong>et</strong>h<br />

Longu<strong>en</strong>esse, "Bâtisseurs ..., op. cit. p.32.<br />

53 - Ibid. p. 34.<br />

54 - Un ingénieur tunisi<strong>en</strong> qui avait terminé ses études à l'Ecole des Mines de Saint Eti<strong>en</strong>ne <strong>en</strong> 1947<br />

<strong>et</strong> à qui on avait refusé l'embauche dans une grande société tunisi<strong>en</strong>ne, a trouvé, après<br />

l'indép<strong>en</strong>dance, dans <strong>les</strong> archives de c<strong>et</strong>te société une l<strong>et</strong>tre adressée par le Directeur des mines au<br />

Directeur Général de c<strong>et</strong>te société. Les termes <strong>en</strong> étai<strong>en</strong>t <strong>les</strong> suivants :<br />

" Pour le mom<strong>en</strong>t, nos cadres supérieurs de la mine sont au compl<strong>et</strong>. Il se pourrait cep<strong>en</strong>dant que<br />

l'Administration s'intéressât à ce jeune homme. S'il est un sincère ami de la France <strong>et</strong> possède cran<br />

<strong>et</strong> volonté nécessaire, un ingénieur indigène peut r<strong>en</strong>dre de grands services dans la conduite du<br />

personnel sur lequel il peut avoir une énorme influ<strong>en</strong>ce. Au contraire avec des t<strong>en</strong>dances<br />

destouri<strong>en</strong>nes, il peut faire un mal terrible justem<strong>en</strong>t par l'influ<strong>en</strong>ce qu'il ne manquera pas d'exercer.<br />

Nous voyons que, même animé des meilleurs int<strong>en</strong>tions, un ingénieur indigène sera obligé de<br />

donner des égards à ses coreligionnaires <strong>et</strong>, bon gré mal gré, devi<strong>en</strong>dra leur leader, pour le meilleur<br />

ou le pire suivant son état d'esprit".<br />

Cf. Lilia B<strong>en</strong>salem, "La profession d'ingénieur <strong>en</strong> Tunisie. Approche historique", in Elisab<strong>et</strong>h<br />

Longu<strong>en</strong>esse, Bâtisseurs, op. cit., p.88.<br />

55 - A c<strong>et</strong>te époque, il existait deux institutions techniques : l'Ecole Supérieure d'ingénieurs de<br />

Beyrouth, qui appart<strong>en</strong>ait à l'Université Saint-Joseph, fondée par <strong>les</strong> Père Jésuites d'origine<br />

française <strong>et</strong> la faculté de génie de l'Université Américaine de Beyrouth. Toutes <strong>les</strong> deux ont été<br />

créées <strong>en</strong> 1913.


L'histoire des ingénieurs syri<strong>en</strong>s 56 s'inscrit dans ce mouvem<strong>en</strong>t régional (ori<strong>en</strong>tal) <strong>et</strong> se<br />

confond <strong>en</strong> grande partie avec l'histoire de la Syrie.<br />

En Syrie au début de XIXe siècle le rôle des ingénieurs n'a pas été important,<br />

contrairem<strong>en</strong>t à celui de leurs collègues turcs ou égypti<strong>en</strong>s. En fait, <strong>les</strong> investissem<strong>en</strong>ts du grand<br />

capitalisme europé<strong>en</strong> y sont relativem<strong>en</strong>t faib<strong>les</strong>, si l'on excepte <strong>les</strong> équipem<strong>en</strong>ts d'infrastructure<br />

comme <strong>les</strong> chemins de fer 57 . En 1920, la Syrie tombe sous la férule française. De nouvel<strong>les</strong><br />

installations apparaiss<strong>en</strong>t : électricité, tramway, adduction d'eau moderne, <strong>et</strong>c.,. On fait<br />

principalem<strong>en</strong>t appel aux ingénieurs <strong>et</strong> aux technici<strong>en</strong>s étrangers, surtout occid<strong>en</strong>taux (français <strong>et</strong><br />

allemands) ; l'ingénieur syri<strong>en</strong> a participé comme assistant à ce mouvem<strong>en</strong>t de <strong>modernisation</strong>.<br />

Les années 30 <strong>et</strong> 40, c'est-à-dire p<strong>en</strong>dant l'occupation française, ont vu la difficile<br />

émerg<strong>en</strong>ce du métier d'ingénieur. Ceux-ci étai<strong>en</strong>t principalem<strong>en</strong>t employés par des municipalités.<br />

Toutefois, la légitimité d'exercer des activités techniques n'a pas été donnée seulem<strong>en</strong>t aux<br />

ingénieurs, mais aussi aux autodidactes ayant acquis un savoir-faire par la pratique. C'était souv<strong>en</strong>t<br />

des Arméni<strong>en</strong>s. Shakib el-Omari, ex-présid<strong>en</strong>t du syndicat des ingénieurs, exprime ainsi la<br />

marginalisation de l'ingénieur à c<strong>et</strong>te époque 58 : "J'ai préféré comm<strong>en</strong>cer par la carrière<br />

d'<strong>en</strong>seignant plutôt que par celle d'ingénieur parce que l'on gagnait plus <strong>et</strong> que <strong>les</strong> vacances étai<strong>en</strong>t<br />

plus longues, ..., le métier d'ingénieur n'était pas connu du public. Seuls <strong>les</strong> juifs iraqi<strong>en</strong>s avai<strong>en</strong>t<br />

compris son importance. Ils y ont poussé leurs <strong>en</strong>fants <strong>en</strong> <strong>les</strong> <strong>en</strong>voyant étudier <strong>en</strong> Occid<strong>en</strong>t. Pour<br />

c<strong>et</strong>te raison, <strong>les</strong> ingénieurs iraqi<strong>en</strong>s étai<strong>en</strong>t majoritairem<strong>en</strong>t juifs. (..) L'ingénieur était salarié par la<br />

municipalité comme n'importe quel fonctionnaire.".<br />

En se référant à l'annuaire du syndicat des ingénieurs <strong>et</strong> <strong>en</strong> interrogeant certaines<br />

personnes qui apparti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t aux premières générations, on constate qu'el<strong>les</strong> sont constituées par des<br />

fils de famil<strong>les</strong> riches de grandes vil<strong>les</strong> voire des aristocrates que l'on peut id<strong>en</strong>tifier par leurs noms<br />

(Atassi, al-Azem, Wardé, Munajed, al-Sati, <strong>et</strong>c.). En eff<strong>et</strong>, qui pouvait <strong>en</strong>voyer son fils <strong>en</strong> Europe<br />

<strong>et</strong> même à Beyrouth ou au Caire? Il n'y avait pas plus de 50 ingénieurs dans <strong>les</strong> années 30. C<strong>et</strong>te<br />

donnée va influ<strong>en</strong>cer l'histoire de la profession des ingénieurs. Car le cas syri<strong>en</strong> est l'inverse de<br />

celui de l'Egypte ou de la Turquie, où <strong>les</strong> premières générations des ingénieurs ont été recrutées<br />

parmi <strong>les</strong> provinciaux <strong>et</strong> même <strong>les</strong> ruraux issus souv<strong>en</strong>t des classes <strong>les</strong> plus pauvres de la société.<br />

Les orphelins <strong>et</strong> <strong>les</strong> marginaux, notamm<strong>en</strong>t <strong>les</strong> <strong>en</strong>fants fugitifs, y sont relativem<strong>en</strong>t nombreux. Car<br />

la profession des ingénieurs dans ces pays est fortem<strong>en</strong>t liée au besoin militaire <strong>et</strong>, dans le meilleur<br />

des cas, au service civil de l'Etat 59 : deux domaines peu prestigieux pour l'aristocratie foncière.<br />

Nous passons aux années 40 : la première moitié de c<strong>et</strong>te période a été sans changem<strong>en</strong>ts à<br />

cause de la deuxième guerre mondiale. A la suite de celle-ci, l'urbanisme a démarré difficilem<strong>en</strong>t<br />

avec la planification de grandes vil<strong>les</strong> de la Syrie conçues par deux architectes français Danger <strong>et</strong><br />

Ecochard. Le rôle des ingénieurs s'est précisé <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ant peu à peu le relais des <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs : <strong>en</strong><br />

Syrie, comme dans <strong>les</strong> autres pays de la région, <strong>et</strong> jusqu'à une date réc<strong>en</strong>te la construction des<br />

bâtim<strong>en</strong>ts de un à cinq étages était effectuée par <strong>les</strong> <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs, que l'on appelle mi'mari ; ceux-<br />

56 - En fait, l'histoire des ingénieurs n'a pas fait l'obj<strong>et</strong> d'étude, elle demeure une terra incognita, d'où<br />

la difficulté de la tracer . Ce que nous prés<strong>en</strong>tons est plutôt quelques élém<strong>en</strong>ts de leur histoire.<br />

57 - Jean Claude David, "Ingénieurs, urbanisme <strong>et</strong> pouvoirs locaux à Alep", in Elisab<strong>et</strong>h<br />

Longu<strong>en</strong>esse (sous direction), bâtisseurs .., op. cit., p. 281.<br />

58 - Diplômé <strong>en</strong> génie civil <strong>en</strong> 1938 à Beyrouth, il avait travaillé d'abord <strong>en</strong> Iraq comme <strong>en</strong>seignant<br />

de mathématiques puis à l'Ecole normale.<br />

59 - Alleaume, " Les ingénieurs <strong>en</strong> Egypte ..., op. cit., p. 71.


ci étai<strong>en</strong>t autodidactes. Ceci signifie que l'ingénieur ne participe ni à la conception, ni à l'exécution<br />

<strong>et</strong> ni à la supervision.<br />

La ville d'Alep a pris son essor avant la capitale Damas <strong>en</strong> raison de la floraison des<br />

activités économiques : industries texti<strong>les</strong>, p<strong>et</strong>ite métallurgie, montage, marché pour <strong>les</strong> produits<br />

agrico<strong>les</strong> de la région du Nord de la Syrie ; mais aussi parce que, dit el-Omari, Alep était plus<br />

ouverte à l'Occid<strong>en</strong>t par ses relations commercia<strong>les</strong> que Damas. 60 Pour cela, la première faculté de<br />

génie fut créée à Alep.<br />

Les années 50, ont représ<strong>en</strong>té l'âge d'or pour <strong>les</strong> ingénieurs : leur situation sociale était<br />

plus élevée que celle de n'importe quel autre groupe socioprofessionnel, y compris <strong>les</strong> médecins.<br />

Le capital social de l'ingénieur comm<strong>en</strong>ce à se manifester à partir des années 60. Cela<br />

pourrait être dû à l'importance des proj<strong>et</strong>s réalisés : ponts, routes, autoroutes, tours, barrages, <strong>et</strong>c.<br />

Les années 70 ont marqué un tournant décisif pour <strong>les</strong> faits suivants : 61<br />

- la promulgation de la loi dite d'absorption perm<strong>et</strong>tant à tous <strong>les</strong> bacheliers l'accès à<br />

l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t supérieur, avec une disproportion <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> universités <strong>et</strong> <strong>les</strong> instituts. Les eff<strong>et</strong>s<br />

pervers de c<strong>et</strong>te loi produis<strong>en</strong>t un nombre pléthorique d'ingénieurs diplômés (voir tableau nø1<br />

Chapitre suivant) qui ne correspondait pas du tout à la capacité du marché du travail.<br />

- L'obligation pour <strong>les</strong> ingénieurs diplômés des universités loca<strong>les</strong> de servir p<strong>en</strong>dant cinq<br />

ans dans le secteur public, a <strong>en</strong>traîné la salarisation des ingénieurs <strong>et</strong> la bureaucratisation de leur<br />

métier.<br />

- La crise économique qui secoue la Syrie depuis <strong>en</strong>viron 1979 se répercute autant sur le<br />

secteur privé que sur le secteur public. Dans ce contexte, La multiplication des ingénieurs <strong>et</strong> la<br />

diversification de leur qualification ont rejailli sur le niveau des rémunérations.<br />

Tous ces facteurs se sont révélés très défavorab<strong>les</strong> au développem<strong>en</strong>t de la profession. Le<br />

statut des ingénieurs s'est trouvé considérablem<strong>en</strong>t dévalorisé dans l'<strong>en</strong>semble de l'opinion publique<br />

<strong>et</strong> parmi <strong>les</strong> ingénieurs eux-mêmes.<br />

* * * *<br />

Après c<strong>et</strong>te prés<strong>en</strong>tation générale des élém<strong>en</strong>ts dans l'histoire des ingénieurs syri<strong>en</strong>s, nous<br />

allons nous interroger pour savoir s'il existe des mom<strong>en</strong>ts de rupture <strong>en</strong>tre le passé <strong>et</strong> le prés<strong>en</strong>t.<br />

Nous nous intéressons à deux questions : la constitution d'un esprit de corps <strong>et</strong> l'<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t des<br />

ingénieurs dans le politique. Ceci va perm<strong>et</strong>tre de montrer le poids de autoritarisme de l'Etat sur la<br />

trajectoire de ce groupe.<br />

Les ingénieurs <strong>et</strong> l'esprit de corps<br />

Le syndicat des ingénieurs a joué un rôle décisif dans la formation d'un esprit de<br />

corps très fort chez ses membres p<strong>en</strong>dant <strong>les</strong> années 50 <strong>et</strong> 60 <strong>et</strong> jusqu'au milieu des années<br />

60 - C'est à l'aéroport d'Alep que le premier avion civil, hollandais, atterrit <strong>en</strong> Syrie.<br />

61 - Voir le chapitre suivant.


70. Ensuite, c<strong>et</strong> esprit s'est dégradé. C'est du moins l'hypothèse que nous allons vérifier. Mais<br />

préalablem<strong>en</strong>t, nous précisons ce qu'il faut <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre par le terme "syndicat des ingénieurs".<br />

Dans la tradition occid<strong>en</strong>tale, <strong>les</strong> organisations professionnel<strong>les</strong> peuv<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>dre des<br />

formes extrêmem<strong>en</strong>t variées : ordre, fédération, union, chambre syndicale, syndicat, syndicat<br />

général, association, société. Tous ces vocab<strong>les</strong> abrit<strong>en</strong>t des structures diverses (<strong>en</strong>treprises,<br />

professions, <strong>et</strong>c,). Nous pouvons, toutefois, définir plus précisém<strong>en</strong>t trois formes de ces<br />

organisations professionnel<strong>les</strong> :<br />

l'ordre professionnel est un type d'organisation qui règlem<strong>en</strong>te <strong>les</strong> conditions d'accès à la<br />

profession <strong>et</strong> le code de déontologie <strong>et</strong> qui veille à son application par tout membre sous peine de<br />

sanction, comme l'ordre des architectes ou celui des médecins <strong>en</strong> France ; tandis que l'association<br />

sci<strong>en</strong>tifique est un autre type d'organisation qui s'occupe de la promotion sci<strong>en</strong>tifique de la<br />

profession <strong>en</strong> m<strong>en</strong>ant des activités de diffusion sci<strong>en</strong>tifique comme la Société des ingénieurs civils<br />

<strong>en</strong> France ; <strong>en</strong> revanche, le syndicat est une organisation qui déf<strong>en</strong>d <strong>les</strong> intérêts professionnels<br />

communs de ses membres vis-à-vis des autres catégories professionnelle, de l'Etat, <strong>et</strong> qui dénonce<br />

l'exercice illégal de la profession, comme <strong>les</strong> syndicats des médecins ou la Confédération Générale<br />

des Cadres. Si l'affiliation à l'ordre est obligatoire pour exercer la profession, elle ne l'est pas pour<br />

<strong>les</strong> deux autres types d'organisation.<br />

En Syrie, comme souv<strong>en</strong>t dans d'autres pays arabes, le mot "niqaba" a un s<strong>en</strong>s large <strong>et</strong><br />

polyval<strong>en</strong>t comme l'expression "organisations professionnel<strong>les</strong>" <strong>en</strong> Occid<strong>en</strong>t ; il désigne soit un<br />

ordre, soit un syndicat, soit une association ou <strong>les</strong> trois à la fois. 62 Si ces "niqaba-s" dans <strong>les</strong> pays<br />

arabes, comme le note E. Longu<strong>en</strong>esse, fonctionn<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t comme ordre, ils saisiss<strong>en</strong>t certaines<br />

occasions pour réagir comme syndicat ou association sci<strong>en</strong>tifique <strong>et</strong> même comme force politique,<br />

ainsi que nous allons le voir dans le paragraphe suivant.<br />

L'ambiguïté du mot "niqaba" vi<strong>en</strong>t de la fragilité des institutions des sociétés civi<strong>les</strong><br />

arabes. Ces institutions ne se voi<strong>en</strong>t pas reconnaître juridiquem<strong>en</strong>t le moy<strong>en</strong> de déf<strong>en</strong>dre <strong>les</strong> intérêts<br />

de leurs membres : le droit de grève ne leur est pas reconnu ; de même, el<strong>les</strong> ne sont pas pluralistes.<br />

Le groupe professionnel tout <strong>en</strong> bâtissant une organisation professionnelle de type "ordre" ou<br />

"ordre/association" fonctionne égalem<strong>en</strong>t, selon le contexte, comme syndicat. 63<br />

Fondés le 18 janvier 1950, <strong>les</strong> syndicats des ingénieurs <strong>en</strong> Syrie 64 (niqaba) ont été jusqu'à<br />

la fin des années soixante-dix un véritable syndicat/association au contraire de ce qu'il est<br />

aujourd'hui 65 , dans le s<strong>en</strong>s où il remplissait diverses fonctions.<br />

D'abord, une fonction de protection de l'intérêt commun des ingénieurs comme <strong>en</strong><br />

témoign<strong>en</strong>t <strong>les</strong> faits suivants:<br />

62 - Ce que l'on appelle <strong>en</strong> arabe "niqaba" est traduit dans c<strong>et</strong>te thèse par le mot "syndicat". Le<br />

lecteur devra, toutefois, avoir à l'esprit la polyval<strong>en</strong>ce de c<strong>et</strong>te traduction.<br />

63 - Voir l'exemple du syndicat des ingénieurs libanais, Elisab<strong>et</strong>h Longu<strong>en</strong>esse, "Ingénieurs <strong>et</strong><br />

développem<strong>en</strong>t au Proche-Ori<strong>en</strong>t : Liban, Syrie, Jordanie", in Sociétés contemporaines, nø 6,<br />

6/1991, Paris, IRESCO, L'Harmattan, p. 31.<br />

64 - Depuis leur création, <strong>les</strong> syndicats ont été structurés au niveau régional : syndicats des<br />

ingénieurs de Damas, d'Alep <strong>et</strong> de Lattaquié. Ceux-ci sont regroupés dans le cadre de la<br />

"Fédération des syndicats des ingénieurs".<br />

65 - voir le paragraphe suivant (<strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong> le politique).


- La réunion du bureau exécutif des syndicats des ingénieurs qui s'est déroulée le 18<br />

janvier 1963 à Lataquié, formula des rev<strong>en</strong>dications pour demander à l'Etat de ne pas recourir aux<br />

experts étrangers dans des études de proj<strong>et</strong>s si cel<strong>les</strong>-ci n'exigeai<strong>en</strong>t pas une haute expertise ; <strong>et</strong><br />

dans ce dernier cas d'exiger un part<strong>en</strong>ariat local avec ces compagnies étrangères dans <strong>les</strong> domaines<br />

des études <strong>et</strong> de l'exécution. Concernant la rev<strong>en</strong>dication salariale, elle protesta contre l'écrasem<strong>en</strong>t<br />

de la hiérarchie des salaires. 66<br />

- Le premier congrès de la Fédération des syndicats (le 24 octobre 1964) demanda à l'Etat<br />

d'introduire des ingénieurs dans l'instance de la planification, même dans celle du plan quinqu<strong>en</strong>nal<br />

du développem<strong>en</strong>t. Il exigea égalem<strong>en</strong>t une participation systématique des experts sélectionnés par<br />

le syndicat à tous <strong>les</strong> hauts conseils de la planification. 67 Pour s'<strong>en</strong> t<strong>en</strong>ir à l'histoire <strong>et</strong> sans anticiper<br />

sur la question de la visée technocratique traitée dans (II-1), nous nous cont<strong>en</strong>tons de signaler la<br />

crainte des syndicats d'une év<strong>en</strong>tuelle participation des ingénieurs militants choisis <strong>en</strong> fonction de<br />

leur li<strong>en</strong> au pouvoir politique <strong>et</strong> non pas selon des critères de compét<strong>en</strong>ce professionnelle. Le<br />

congrès a demandé égalem<strong>en</strong>t une plus grande responsabilité des ingénieurs dans la gestion des<br />

<strong>en</strong>treprises.<br />

- Ayant consci<strong>en</strong>ce, depuis 1969, de la m<strong>en</strong>ace de bureaucratisation du métier<br />

d'ingénieur, la Revue des ingénieurs sous la plume de son rédacteur <strong>en</strong> chef réclama à l'Etat de ne<br />

pas confier aux ingénieurs des tâches qui ne relevai<strong>en</strong>t pas de leurs spécialités. 68<br />

- Ce qui a r<strong>en</strong>forcé la fonction du syndicat des ingénieurs comme un syndicat plus qu'un<br />

ordre, ce fut l'affiliation facultative pour exercer la profession. Cep<strong>en</strong>dant, la majorité des<br />

ingénieurs ont adhéré. Il fallut att<strong>en</strong>dre septembre 1966 pour que le syndicat demandât à l'Etat<br />

d'interdire l'exercice du métier de l'ingénieur à tous ceux qui n'adhérai<strong>en</strong>t pas aux syndicats des<br />

ingénieurs, dans le secteur public comme dans le secteur privé. 69<br />

Le syndicat a fonctionné égalem<strong>en</strong>t comme association sci<strong>en</strong>tifique où l'on assistait à<br />

plusieurs types d'activité :<br />

- relations avec <strong>les</strong> attachés sci<strong>en</strong>tifiques des pays occid<strong>en</strong>taux, comme <strong>les</strong> Etats Unis, la<br />

France <strong>et</strong> le Royaume-Uni, pour élargir <strong>les</strong> connaissances des ingénieurs sur la nouvelle<br />

technologie à travers des expositions de matériaux <strong>et</strong> de livres (<strong>en</strong> juin 1964, un salon du livre sur<br />

l'ingénierie a été parrainé par le consulat des Etats Unis à Damas) ;<br />

- voyages sci<strong>en</strong>tifiques <strong>et</strong> d'études des grandes réalisations à l'intérieur <strong>et</strong> à l'extérieur de<br />

la Syrie (barrage de Rastan à Homs, barrage du Nil <strong>en</strong> Egypte, usines chimiques <strong>en</strong> RDA, <strong>et</strong>c.) ;<br />

- participation au financem<strong>en</strong>t de voyages d'étudiants <strong>en</strong> génie (5000 Livres syri<strong>en</strong>nes pour<br />

le voyage <strong>en</strong> Yougoslavie <strong>en</strong> février 1965, ....) comme si le syndicat était soucieux de conserver le<br />

bon niveau pour de nouvel<strong>les</strong> promotions des éléves-ingénieurs ;<br />

- animation du débat au sein du syndicat sur le choix des proj<strong>et</strong>s <strong>en</strong> cours de conception<br />

(station thermoélectrique à Alep) ;<br />

66 - Revue des ingénieurs, mai 1963, p. 42.<br />

67 - ibid., septembre 1964, p. 13.<br />

68 - Hidar Trabulsi, ibid., nø 27 novembre 1969, p. 3.<br />

69 - Voir le discours de Mohammed Wês, Présid<strong>en</strong>t de la Fédération des syndicats des ingénieurs,<br />

ibid. septembre 1966, p. 4.


- confér<strong>en</strong>ces sci<strong>en</strong>tifiques sur de nouvel<strong>les</strong> méthodes concernant la conception, la<br />

réalisation ou <strong>les</strong> procédés techniques. C'était une sorte de formation continue organisée sous forme<br />

de stages (stage informatique, stage de langues étrangères, <strong>et</strong>c.) ;<br />

- publicités dans leur Revue d'outils <strong>et</strong> de machines concernant le travail des ingénieurs <strong>et</strong><br />

appels aux concours nationaux <strong>et</strong> internationaux comme celui de l'opéra de Bagdad <strong>en</strong> 1964 ;<br />

- artic<strong>les</strong> sci<strong>en</strong>tifiques <strong>et</strong> professionnels, assez souv<strong>en</strong>t de bon niveau, avec des résumés <strong>en</strong><br />

anglais <strong>et</strong> français (jusqu'au nø 15, janvier 1965), comme si l'on voulait donner à la Revue une<br />

portée internationale.<br />

Egalem<strong>en</strong>t, le syndicat a joué le rôle d'une amicale, ce qui a ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>couragé<br />

l'émerg<strong>en</strong>ce de l'esprit de corps chez <strong>les</strong> ingénieurs :<br />

Depuis le premier numéro qui date du 31 décembre 1961 70 , on observe à la page sociale<br />

des informations socia<strong>les</strong> voire personnel<strong>les</strong> concernant <strong>les</strong> membres : mariage, changem<strong>en</strong>t du lieu<br />

de travail, promotion dans le poste, naissance, pèlerinage à La Mecque, décès d'ingénieur ou d'un<br />

membre de sa famille. Outre ces informations, sont aussi m<strong>en</strong>tionnées <strong>les</strong> activités socia<strong>les</strong> :<br />

voyages à l'intérieur du pays ou à l'extérieur, soirées-diners dans <strong>les</strong> meilleurs clubs ou restaurants<br />

(club al-charq, hôtel Sémiramis), soirée du Nouvel an, <strong>et</strong>c. Nous pouvons compter , par exemple,<br />

dans l'année 1962 neuf voyages, quinze soirées. Pour c<strong>et</strong>te raison "tout le monde connaît tout le<br />

monde", selon l'expression de l'ingénieur A. Malhis.<br />

C<strong>et</strong>te mini-société a favorisé l'émerg<strong>en</strong>ce d'une consci<strong>en</strong>ce professionnelle forte : la<br />

participation aux élections du conseil de la direction des syndicats s'est élevée <strong>en</strong> 1969 à 80% des<br />

membres ayant le droit de vote. 71<br />

Etre ingénieur dans <strong>les</strong> années 60 <strong>et</strong> même bi<strong>en</strong> avant signifie appart<strong>en</strong>ir à un groupe<br />

social aisé ; la famille peut alors se perm<strong>et</strong>tre de subv<strong>en</strong>ir aux besoins des jeunes p<strong>en</strong>dant <strong>les</strong><br />

longues années du cursus universitaire 72 , voire de <strong>les</strong> <strong>en</strong>voyer étudier à l'étranger ; d'où une forte<br />

homogénéisation de l'origine sociale des ingénieurs qui a r<strong>en</strong>forcé l'esprit de corps.<br />

Outre le syndicat, <strong>les</strong> ingénieurs qui possédai<strong>en</strong>t le pouvoir ont individuellem<strong>en</strong>t voulu<br />

r<strong>en</strong>forcer leur corps <strong>en</strong> favorisant l'embauche des ingénieurs dans <strong>les</strong> instances dirigeantes aux<br />

dép<strong>en</strong>s d'autres catégories de diplômés, comme témoigne le propos d'un dirigeant ingénieur à la<br />

municipalité:<br />

"Je fais confiance aux ingénieurs plus qu'à d'autres diplômés, même pour un poste<br />

purem<strong>en</strong>t administratif (...). Je ne sais pas si c'est une question de confiance ou parce que nous,<br />

ingénieurs, nous nous connaissons <strong>les</strong> uns <strong>les</strong> autres. j'éprouve une certaine solidarité <strong>en</strong>vers mes<br />

collègues.". 73<br />

70 - Malheureusem<strong>en</strong>t, faute de docum<strong>en</strong>ts publiés par le syndicat avant c<strong>et</strong>te date, nous n'<strong>en</strong> avons<br />

pas une vision claire.<br />

71 - En 1969, parmi <strong>les</strong> 1509 ingénieurs inscrits aux syndicats, 500 ont deux ans d'expéri<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> ont<br />

réglé leurs droits annuels ( deux conditions pour pouvoir voter) dont 400 ont voté.<br />

Cf. Revue des ingénieurs, nø 27 novembre 1969.<br />

72 - Nous pouvons y ajouter que <strong>les</strong> études d'architecture sont très couteuses à cause des matériaux<br />

(papier, crayon, <strong>et</strong>c) dont l'étudiant devrait se doter.<br />

73 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec W. M., ingénieur <strong>et</strong> chef de division à la municipalité de Damas.


Si à travers la Revue "L'ingénieur arabe" <strong>et</strong> <strong>les</strong> témoignages d'ingénieurs âgés, nous<br />

constatons que <strong>les</strong> ingénieurs ont manifesté un esprit de corps, ce dernier a disparu à partir du<br />

début des années 70, <strong>en</strong> raison de la nature du travail des ingénieurs (automatisation <strong>et</strong><br />

salarisation), de la prolifération de leur nombre <strong>et</strong> <strong>en</strong>fin de la mainmise de l'Etat sur leur syndicat,<br />

comme nous allons le voir plus loin.<br />

* * * *<br />

L'ingénieur <strong>et</strong> le politique<br />

Ce suj<strong>et</strong> se révèle très difficile à traiter, compte t<strong>en</strong>u de la (semi) clandestinité de l'action<br />

politique m<strong>en</strong>ée par <strong>les</strong> ingénieurs à travers leur histoire. Nous pouvons toutefois distinguer quatre<br />

périodes qui correspond<strong>en</strong>t à différ<strong>en</strong>ts types de rapports <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong> le pouvoir<br />

politique.<br />

I) 1930-1963, <strong>les</strong> ingénieurs <strong>en</strong> tant que groupe dépolitisé :<br />

Depuis <strong>les</strong> années tr<strong>en</strong>te, date à la quelle l'ingénieur syri<strong>en</strong> est apparu, <strong>et</strong> jusqu'<strong>en</strong> 1963,<br />

c'est la période la plus démocratique de l'histoire de la Syrie (hormis l'époque de l'occupation<br />

française) : multipartisme, élections, <strong>et</strong>c.,. Dans ce contexte, <strong>les</strong> ingénieurs n'ont pas participé à la<br />

vie politique <strong>en</strong> tant que groupe ou par le biais de leur syndicat. Majoritairem<strong>en</strong>t issus de grandes<br />

famil<strong>les</strong> riches, leur premier souci est d'assurer le progrès à travers le développem<strong>en</strong>t économique.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, <strong>les</strong> ingénieurs ont individuellem<strong>en</strong>t contribué à la mobilisation politique au sein de<br />

toutes <strong>les</strong> t<strong>en</strong>dances <strong>et</strong> partis politiques : communiste, frères musulmans, ba'thiste, nasséri<strong>en</strong> <strong>et</strong><br />

autres ; c<strong>et</strong>te contribution ne se situ<strong>en</strong>t pas forcém<strong>en</strong>t au somm<strong>et</strong> des partis. En eff<strong>et</strong>, leur capital<br />

symbolique n'était pas au point de concurr<strong>en</strong>cer celui des human intellectuals, au s<strong>en</strong>s de<br />

Gouldner. A c<strong>et</strong>te époque, on trouve <strong>en</strong>core à ces somm<strong>et</strong>s <strong>les</strong> grands propriétaires agrico<strong>les</strong> (almalakin),<br />

<strong>les</strong> officiers de l'armée ainsi que <strong>les</strong> prêcheurs <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>en</strong>seignants des mosquées. Les<br />

ingénieurs <strong>en</strong> tant qu'intellig<strong>en</strong>tsia n'avai<strong>en</strong>t pas la consci<strong>en</strong>ce politique qui <strong>les</strong> pousse à jouer un<br />

rôle. Si la couleur politique de la direction du syndicat des ingénieurs à Damas n'était pas claire, ce<br />

n'était pas le cas à Alep <strong>en</strong> 1958 où une bonne partie des membres élus ont été communistes ; <strong>en</strong><br />

1960, la direction a basculé vers la t<strong>en</strong>dance nasséri<strong>en</strong>ne 74 <strong>en</strong> raison de la politique coercitive<br />

m<strong>en</strong>ée par l'administration de la République Arabe Unie, c'est-à-dire p<strong>en</strong>dant l'unité avec l'Egypte.<br />

De plus, le syndicat à Alep a m<strong>en</strong>é de p<strong>et</strong>ites actions (politico-) humanitaires comme l'<strong>en</strong>voi <strong>en</strong><br />

1968 à la résistance pa<strong>les</strong>tini<strong>en</strong>ne d'une grande somme d'arg<strong>en</strong>t :<br />

"J'ai été très étonné, remarque Malhis, que l'on puisse collecter une telle somme des<br />

poches des ingénieurs. (..) Ils sont très s<strong>en</strong>sib<strong>les</strong> à la question pa<strong>les</strong>tini<strong>en</strong>ne. (..) Le syndicat a obligé<br />

ses membres à s'abonner à la Revue "Voix de Pa<strong>les</strong>tine", signe de solidarité avec c<strong>et</strong>te Revue".<br />

Ce cas exceptionnel de politisation du syndicat d'Alep peut être expliqué par le fait que làbas<br />

le syndicat, loin du c<strong>en</strong>tre (la capitale), ne craignait pas la mainmise de l'Etat sur lui, d'où sa<br />

mobilisation politique à travers le syndicat. 75 Ceci montre la volonté des ingénieurs à c<strong>et</strong>te époque<br />

74 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec M. M..<br />

75 - Pourtant, au temps de la République Arabe Unie (l'Unité avec l'Egypte), l'Etat a contrôlé tous<br />

<strong>les</strong> syndicats des ingénieurs y compris celui d'Alep.


de m<strong>en</strong>er des actions politiques. Alors que c<strong>et</strong>te volonté est bloquée au sein du syndicat des<br />

ingénieurs à Damas par peur de l'Etat. 76<br />

Nous avons pu constater, à travers le dépouillem<strong>en</strong>t des numéros de la Revue du syndicat<br />

(Majallat al- Muhandis al-arabi), l'apolitisme des syndicats des ingénieurs ; on ne manifeste ni<br />

sympathie ni hostilité <strong>en</strong>vers le pouvoir politique, au point que la Revue se cont<strong>en</strong>te de m<strong>en</strong>tionner<br />

<strong>les</strong> titres des hommes politiques sans leurs noms propres, comme si l'on voulait éviter de faire de la<br />

publicité. Deux exceptions peuv<strong>en</strong>t être signalées, évidemm<strong>en</strong>t liées à l'aggravation de la<br />

répression politique <strong>et</strong> aux mesures de la nationalisation de grandes sociétés au temps de l'unité<br />

avec l'Egypte (1958-1961) : d'une part, un communiqué signé par le syndicat pour saluer la scission<br />

avec l'Egypte 77 . Or, même c<strong>et</strong>te exception n'a pas reflété la volonté de la direction mais seulem<strong>en</strong>t<br />

de celle du Présid<strong>en</strong>t du syndicat, Sabri al-Malki 78 . D'autre part, le syndicat a protesté <strong>en</strong> 1961<br />

contre l'emprisonnem<strong>en</strong>t politique des ingénieurs <strong>et</strong> demandé au gouvernem<strong>en</strong>t de <strong>les</strong> libérer le<br />

plus tôt possible 79 . L'ori<strong>en</strong>tation générale du syndicat est ainsi d'éviter toute implication politique ;<br />

cela ne constituait pas une vertu <strong>en</strong> soi, mais c'était <strong>en</strong> raison "de l'instabilité dans la vie politique<br />

syri<strong>en</strong>ne" 80 .<br />

II) 1963-1980, ingénieurs <strong>en</strong> voie de politisation<br />

Le début de c<strong>et</strong>te période coïncide avec la "révolution" du 8 mars 1963, c'est-à-dire le<br />

putsch <strong>et</strong> la monopolisation du pouvoir politique par le Parti Ba'th. Dans ce contexte, avec<br />

l'accroissem<strong>en</strong>t du nombre des ingénieurs <strong>et</strong>, par conséqu<strong>en</strong>t, de leur importance dans le processus<br />

de développem<strong>en</strong>t, <strong>les</strong> leaders des syndicats des ingénieurs ont continué à séparer l'action politique<br />

de l'action syndicale:<br />

"Nous étions très soucieux de préserver l'autonomie du syndicat vis-à-vis de l'Etat parce<br />

que nous étions consci<strong>en</strong>ts de sa volonté de nous dominer. Pour cela, nous avons voulu depuis 1963<br />

élire quelques ba'thistes à la direction du syndicat pour calmer l'Etat. D'ailleurs, ces membres ont pu<br />

r<strong>en</strong>dre service au syndicat dans <strong>les</strong> relations <strong>et</strong> <strong>les</strong> négociations avec l'Etat. En tous cas, ces<br />

ba'thistes ne constitu<strong>en</strong>t qu'une minorité, de sorte qu'ils ne pouvai<strong>en</strong>t pas pr<strong>en</strong>dre de décisions sans<br />

nous." 81 .<br />

Dans c<strong>et</strong>te période, la Revue du syndicat (al-mohandis al arabi) a exprimé une double<br />

ori<strong>en</strong>tation, <strong>en</strong> ce qui concerne son rapport à la politique :<br />

En premier lieu, <strong>les</strong> discours prononcés par des ingénieurs ministres <strong>et</strong> autres responsab<strong>les</strong><br />

transmis par la Revue faisai<strong>en</strong>t, de plus <strong>en</strong> plus, l'éloge de l'Etat <strong>et</strong> de ses actions <strong>en</strong> faveur de la<br />

76 - Il faut noter que c'est seulem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> 1973 qu'une loi a été promulguée pour unifier <strong>les</strong> trois<br />

syndicats de façon à mieux contrôler la Capitale aussi bi<strong>en</strong> que <strong>les</strong> provinces.<br />

77 - Revue du syndicat, nø 3 octobre 1961, p. 4.<br />

En fait, <strong>les</strong> ingénieurs à c<strong>et</strong>te époque, dotés d'une véritable profession libérale, ont vu dans la<br />

t<strong>en</strong>dance socialiste de Nasser une m<strong>en</strong>ace directe pour leur corporation.<br />

78 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec al-Omari.<br />

79 - Ibid., p. 5.<br />

80 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Hicham al-Sâti, ingénieur indép<strong>en</strong>dant pro islamiste très connu <strong>et</strong> respecté <strong>et</strong> ex-<br />

Secrétaire général du syndicat dans <strong>les</strong> années 60 <strong>et</strong> 70.<br />

81 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Hicham al-Sâti.


<strong>modernisation</strong> <strong>et</strong> du développem<strong>en</strong>t. Ceci n'a pas empêché la Revue de critiquer <strong>les</strong> administrations<br />

de l'Etat jugées très bureaucratiques. On osait quelquefois toucher directem<strong>en</strong>t à la politique :<br />

"(<strong>en</strong> ce qui concerne la fuite des cerveaux), il y a des raisons politiques : le climat politique<br />

est pourri, <strong>et</strong> <strong>les</strong> administrateurs se mêl<strong>en</strong>t de toutes <strong>les</strong> affaires même s'ils ne sav<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong>" 82 , alors<br />

que "l'instabilité politique dans le pays" 83 constitue l'une des causes de non r<strong>et</strong>our des boursiers<br />

syri<strong>en</strong>s.<br />

Dès l'arrivée au pouvoir du Parti Ba'th <strong>en</strong> 1963, ce dernier a constitué un système<br />

corporatiste composé des organisations officiel<strong>les</strong> liées directem<strong>en</strong>t au gouvernem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> au Parti,<br />

dites organisations populaires (al-munazamat al-cha'biyya). L'att<strong>en</strong>tion a d'abord été portée sur <strong>les</strong><br />

ouvriers <strong>et</strong> <strong>les</strong> paysans, considérés par l'idéologie ba'thiste comme acteurs principaux dans la<br />

"révolution socialiste". Ensuite, la mainmise s'est ét<strong>en</strong>due sur l'Union Générale des Femmes, celle<br />

des Etudiants, des Jeunes, des Enseignants, des Ecrivains <strong>et</strong> des Journalistes. Il a fallu att<strong>en</strong>dre<br />

jusqu'<strong>en</strong> 1973 pour que le Parti Ba'th ait réorganisé la profession des ingénieurs <strong>et</strong> celle des<br />

médecins.<br />

La loi promulguée était dans son cadre général apolitique ; nous trouvons toutefois un<br />

passage timide selon lequel <strong>les</strong> ingénieurs devrai<strong>en</strong>t "sout<strong>en</strong>ir le secteur public <strong>et</strong> s'employer à faire<br />

réussir le mouvem<strong>en</strong>t progressiste dans la région par le moy<strong>en</strong> d'une participation effective aux<br />

proj<strong>et</strong>s du développem<strong>en</strong>t" 84<br />

Bi<strong>en</strong> que le contrôle se r<strong>en</strong>force, <strong>les</strong> élections syndica<strong>les</strong> qui ont lieu dans <strong>les</strong> années<br />

1978-1979 se sont traduites par un échec cuisant pour le parti au pouvoir. A Damas, sur un total de<br />

15 élus pour <strong>les</strong> directions des syndicats, <strong>les</strong> ba'thistes n'ont obt<strong>en</strong>u que 3 représ<strong>en</strong>tants chez <strong>les</strong><br />

ingénieurs, 1 chez <strong>les</strong> pharmaci<strong>en</strong>s, aucun chez <strong>les</strong> médecins. A Homs, seul un ba'thiste médecin a<br />

été élu, aucun dans <strong>les</strong> autres professions. A Alep <strong>et</strong> à Hama, <strong>les</strong> jeux étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core plus simp<strong>les</strong><br />

puisqu'il n'y avait même pas de candidat de ce parti. 85<br />

Ainsi, des ingénieurs aux ouvriers, une nouvelle carte de l'opposition s'est dessinée. "C'est<br />

à ce large mouvem<strong>en</strong>t populaire, mobilisant toutes <strong>les</strong> forces de la société, que l'opposition plus<br />

proprem<strong>en</strong>t politique cherche à s'associer sur le terrain des luttes ponctuel<strong>les</strong>. Le fait que ces forces<br />

soi<strong>en</strong>t de "droite" ou de "gauche" passe désormais au second plan, la priorité déclarée étant de<br />

dresser un front uni contre l'Etat. (...) Les contacts avec <strong>les</strong> Frères musulmans eux-mêmes ne sont<br />

pas par principe exclus, <strong>et</strong> il est du reste vraisemblable que, sur ce point <strong>en</strong>core, la pratique ait<br />

largem<strong>en</strong>t dépassé la théorie" 86<br />

L'Etat incapable de politiser ou de "ba'thiser" le syndicat par la force extérieure, a t<strong>en</strong>té de<br />

créer une structure parallèle au syndicat, dont le noyau a été un mouvem<strong>en</strong>t dit Mouvem<strong>en</strong>t des<br />

Jeunes ingénieurs, créé <strong>en</strong> 1976, regroupant surtout de jeunes ingénieurs ba'thistes. L'objectif<br />

82 - Hider Trabulsi, ex-Secrétaire général du syndicat des ingénieurs, "La fuite des cerveaux arabes<br />

vers l'Occid<strong>en</strong>t" in Revue du syndicat, nø 27 novembre 1969, p. 12. De même son éditorial nø 39<br />

mars 1970.<br />

83 - B. Daghistani, "Où sont <strong>les</strong> boursiers syri<strong>en</strong>s?" in Revue du syndicat, nø 29 février 1971, p. 21.<br />

84 - Loi nø 17 du 2 juill<strong>et</strong> 1973 pour l'organisation de la profession d'ingénieur, titre I, chapitre I,<br />

article 3, syndicat des ingénieurs.<br />

85 - Michel Seurat, op. cit., p.76.<br />

86 - ibid., p. 77.


prét<strong>en</strong>du est de "couper la route aux exploiteurs <strong>et</strong> profiteurs. (..) Ceux-ci utilis<strong>en</strong>t le syndicat pour<br />

promouvoir leurs propres intérêts <strong>en</strong> tant qu'ingénieurs propriétaires de bureaux d'études <strong>et</strong><br />

<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs au détrim<strong>en</strong>t de ceux des jeunes fonctionnaires de l'Etat." 87 . C<strong>et</strong>te proclamation<br />

camoufle, nous semble-t-il, une t<strong>en</strong>tative ba'thiste de disqualifier la direction indép<strong>en</strong>dante du<br />

syndicat ; car toutes <strong>les</strong> rev<strong>en</strong>dications avancées par ce mouvem<strong>en</strong>t ne relèv<strong>en</strong>t pas de la<br />

compét<strong>en</strong>ce du syndicat dans un système autoritaire <strong>et</strong> socialiste mais de celle de ce système. C'est<br />

ainsi que <strong>les</strong> leaders de ce mouvem<strong>en</strong>t sav<strong>en</strong>t que le clivage <strong>en</strong>tre ingénieurs fonctionnaires <strong>et</strong><br />

ingénieurs propriétaires de bureaux d'études n'est pas causé par ces derniers mais par le pouvoir<br />

politique responsable de l'hypertrophie du secteur public <strong>et</strong> par conséqu<strong>en</strong>t de son déficit. Le<br />

syndicat n'a pas participé aux décisions prises par le Parti pour contraindre <strong>les</strong> ingénieurs à<br />

travailler cinq ans au service de l'Etat. De même, le syndicat n'a pas le droit d'appeler à une grève<br />

<strong>en</strong> cas d'échec de la négociation avec l'Etat. L'opportunisme de ce mouvem<strong>en</strong>t s'avère évid<strong>en</strong>te,<br />

lorsque nous savons que l'un de ces leaders est Adnan Ibrahim qui a m<strong>en</strong>é une carrière politique<br />

dans le Parti Ba'th, <strong>et</strong> non une carrière technique, pour dev<strong>en</strong>ir par la suite Directeur général de<br />

l'une de plus importantes sociétés de travaux publics, la Société des Travaux de Béton.<br />

Ce changem<strong>en</strong>t dans le système politique, progressivem<strong>en</strong>t plus coercitif, s'accompagne<br />

d'un changem<strong>en</strong>t dans l'origine sociale des ingénieurs : avec la loi dite d'absorption, l'accès à<br />

l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t supérieur (universités <strong>et</strong> instituts) est gratuit <strong>et</strong> assuré à tout élève ayant obt<strong>en</strong>u son<br />

baccalauréat, ce qui a permis aux couches moy<strong>en</strong>nes <strong>et</strong> défavorisées d'y <strong>en</strong>voyer leur fils. La note<br />

acquise au baccalauréat pousse dans ce s<strong>en</strong>s, car la note exigée pour des candidats dans <strong>les</strong> vil<strong>les</strong><br />

moy<strong>en</strong>nes <strong>et</strong> p<strong>et</strong>ites <strong>en</strong> Syrie est moins élevée que celle de grandes vil<strong>les</strong>.<br />

C<strong>et</strong>te mutation sociologique a permis aux jeunes ingénieurs d'origine rurale d'aller<br />

s'installer, loin de leur souti<strong>en</strong> familial, dans <strong>les</strong> c<strong>en</strong>tres urbains, surtout dans la capitale. Où<br />

trouv<strong>en</strong>t-ils un substitut à ce support? Ce sera effectivem<strong>en</strong>t dans <strong>les</strong> organisations politiques ou<br />

religieuses, ou <strong>les</strong> deux à la fois :<br />

Une p<strong>et</strong>ite partie des ingénieurs vont adhérer au Parti Ba'th. A titre d'exemple, <strong>en</strong> 1979, <strong>les</strong><br />

cinq membres de la direction de section (wihda ) du Parti Ba'th de la faculté de génie civil à Damas<br />

sont issus des milieux ruraux (qutayfeh, Misiaf, Tal-Kalakh) ou sont Alouates de Lataquié.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, la plus grande partie de ces néo-urbains s'ori<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t vers <strong>les</strong> partis politiques<br />

clandestins d'opposition ; le mouvem<strong>en</strong>t des Frères musulmans bénéfici<strong>en</strong>t de la part du lion, étant<br />

donné sa popularité <strong>et</strong> ses racines profondes autant à la ville qu'à la campagne.<br />

La participation des ingénieurs à l'opposition a pris deux formes :<br />

individuelle <strong>et</strong> protestation collective au travers du syndicat.<br />

action politique<br />

Tout d'abord, la prés<strong>en</strong>ce des ingénieurs au sein des partis d'opposition était importante <strong>en</strong><br />

tant que partisans, membres <strong>et</strong> leaders qui contribu<strong>en</strong>t à la mobilisation du public <strong>et</strong> même à la lutte<br />

armée contre le pouvoir politique. Certains interlocuteurs ont signalé l'importance de c<strong>et</strong>te percée <strong>et</strong><br />

nous l'avons vérifié <strong>en</strong> étudiant <strong>les</strong> statistiques des prisonniers politiques, publiées par <strong>les</strong><br />

associations syri<strong>en</strong>nes des Droits de l'homme, considérées ainsi comme indicateur de c<strong>et</strong>te<br />

prés<strong>en</strong>ce.<br />

Bi<strong>en</strong> que ces statistiques soi<strong>en</strong>t très partiel<strong>les</strong> (<strong>en</strong> raison de la difficulté de rassembler <strong>les</strong><br />

informations), el<strong>les</strong> nous montr<strong>en</strong>t la proportion des ingénieurs prisonniers par rapport aux autres<br />

87 - Proj<strong>et</strong> de plate-forme pour le Mouvem<strong>en</strong>t des Jeunes ingénieurs, Damas, 1976, (manuscrit).


catégories professionnel<strong>les</strong> 88 . Le nombre des prisonniers politiques arrêtés p<strong>en</strong>dant la crise<br />

politique (1979-1982) qui ont pu être rec<strong>en</strong>sés (selon leurs professions) est de 2489 personnes. Leur<br />

nombre total a été estimé à 14 000 personnes. On peut estimer le nombre total des ingénieurs<br />

prisonniers à 420 ingénieurs soit 2,8% d'effectif des ingénieurs <strong>et</strong> 5% de l'<strong>en</strong>semble des prisonniers.<br />

Il faut y ajouter une bonne partie de prisonniers étudiants, majoritairem<strong>en</strong>t issus des facultés<br />

sci<strong>en</strong>tifiques. On arrive à une proportion de 13% 89 d'ingénieurs <strong>et</strong> d'élèves-ingénieurs sur<br />

l'<strong>en</strong>semble des prisonniers politiques. C<strong>et</strong>te proportion est plus importante que celle des avocats<br />

(1,5 %), considérés auparavant comme <strong>les</strong> principaux acteurs politiques des années cinquante <strong>et</strong><br />

soixante. 90 Cep<strong>en</strong>dant, <strong>les</strong> médecins constitu<strong>en</strong>t aussi de nouveaux acteurs politiques où l'on<br />

compte un nombre de prisonniers politiques aussi important que celui des ingénieurs.<br />

Outre <strong>les</strong> prisonniers, il faut ajouter parmi <strong>les</strong> ingénieurs des c<strong>en</strong>taines de morts victimes<br />

de la répression de l'Etat. Aucune indication statistique ne perm<strong>et</strong> de préciser le chiffre exact.<br />

Une autre forme d'action contestataire des ingénieurs s'est manifestée au sein du syndicat.<br />

Celui-ci demeure, pour <strong>les</strong> ingénieurs, à c<strong>et</strong>te époque comme une corporation qui fonctionne<br />

parfaitem<strong>en</strong>t pour protéger ses membres. Ce s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t a été surtout partagé par <strong>les</strong> ingénieurs<br />

propriétaires de bureaux d'études indép<strong>en</strong>dants dans leur travail par rapport au secteur public <strong>et</strong> à<br />

l'administration de l'Etat. Et c'est pour c<strong>et</strong>te raison vraisemblablem<strong>en</strong>t que <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong> la<br />

direction du syndicat ont osé se confronter à l'Etat. Ce dernier, alarmé par le poids numérique <strong>et</strong><br />

stratégique prépondérant des ingénieurs hosti<strong>les</strong> au régime, a appelé à un dialogue qui n'a pour<br />

objectif que de repérer <strong>les</strong> membres contestataires.<br />

Le 2 avril 1980, le Vice-présid<strong>en</strong>t du Parti Ba'th, Abdallah al-Ahmar, a r<strong>en</strong>contré des<br />

ingénieurs au siège du syndicat pour <strong>les</strong> écouter. Une dizaine d'ingénieurs, surtout de t<strong>en</strong>dance<br />

politique islamiste <strong>et</strong> communiste, demand<strong>en</strong>t la levée de la loi d'urg<strong>en</strong>ce décrétée depuis 1963 <strong>et</strong> le<br />

r<strong>et</strong>our à la vie démocratique. Aucune allusion à l'islam ou à la chari'a. Quelques heures plus tard,<br />

tous <strong>les</strong> ingénieurs interv<strong>en</strong>ants sont j<strong>et</strong>és <strong>en</strong> prison dont le Présid<strong>en</strong>t du syndicat, Karamé Badura<br />

<strong>et</strong> le secrétaire général de la branche de Damas, Riad al-Bastati. Les événem<strong>en</strong>ts s'accélérai<strong>en</strong>t, <strong>les</strong><br />

syndicats des ingénieurs, des médecins <strong>et</strong> des avocats faisai<strong>en</strong>t des déclarations <strong>et</strong> des<br />

communiqués dénonçant la répression <strong>et</strong> exigeant le multipartisme. Le 4 avril 1980, le présid<strong>en</strong>t al-<br />

Assad a dissous 91 ces trois syndicats. En m<strong>et</strong>tant la main sur <strong>les</strong> organisations professionnel<strong>les</strong>,<br />

88 - Tous <strong>les</strong> chiffres de prisonniers politiques sont issus des rapports publiés surtout à G<strong>en</strong>ève par<br />

l'association du Droit des prisonniers politiques <strong>en</strong> Syrie <strong>et</strong> l'association syri<strong>en</strong>ne des Droits de<br />

l'homme ; <strong>et</strong> la Revue al-minbar (<strong>en</strong> langue arabe), G<strong>en</strong>ève, de 1980-1985.<br />

Nous avons passé beaucoup de temps à recueillir de différ<strong>en</strong>tes sources <strong>les</strong> données sur <strong>les</strong><br />

prisonniers , à <strong>les</strong> classer <strong>et</strong> à <strong>les</strong> vérifier. Nous nous cont<strong>en</strong>tons ici d'exposer de données généra<strong>les</strong><br />

uti<strong>les</strong> à notre recherche.<br />

89 - Le pourc<strong>en</strong>tage d'étudiants prisonniers est de 20% sur l'<strong>en</strong>semble. Nous avons supposé que<br />

parmi <strong>les</strong> prisonniers étudiants, il y a 40% d'élèves-ingénieurs ; cela signifie qu'il y a 8% (= 0.40 *<br />

20%) d'élèves-ingénieurs. Le taux total de ces derniers <strong>et</strong> des ingénieurs est donc 13% (= 8% +<br />

5%).<br />

90 - En fait, même dans <strong>les</strong> années quatre-vingt, <strong>les</strong> avocats ont joué un rôle important, mais c<strong>et</strong>te<br />

fois-ci par la seule force contestataire. A titre d'exemple : <strong>en</strong> 1976, quelques avocats ont signé une<br />

pétition contre l'interv<strong>en</strong>tion syri<strong>en</strong>ne au Liban. En 1978 <strong>et</strong> 1979, dans un me<strong>et</strong>ing des avocats,<br />

certains d'<strong>en</strong>tre eux ont demandé la levée immédiate de l'état d'urg<strong>en</strong>ce. En 1980, dans quelques<br />

tribunaux, on a effectué deux jours de grève pour r<strong>en</strong>forcer la demande d'un vie démocratique.<br />

Cf. Human Rights Watch, Syria Unmasked- The Suppression of Human Rights by Hasard<br />

Regime, Yale University Press, New Hav<strong>en</strong> and London, 1991, p. 35.<br />

91 - Décr<strong>et</strong> législatif, nø 24 du 7 avril 1980.


(politique du corporatisme d'Etat), l'Etat domine toutes la vie associative, à savoir le dernier<br />

bastion de la société civile syri<strong>en</strong>ne.<br />

Un rôle politique actif des ingénieurs a donc surgi p<strong>en</strong>dant c<strong>et</strong>te crise politique <strong>en</strong> tant<br />

qu'individus militants des partis de l'opposition ou <strong>en</strong> tant que groupe professionnel r<strong>en</strong>forcé par<br />

un syndicat qui cherche sa place dans la société civile. Ce rôle a été conforté par la participation<br />

massive de tous <strong>les</strong> groupes de l'intellig<strong>en</strong>tsia <strong>et</strong> surtout des étudiants.<br />

Les troub<strong>les</strong> politiques de 1979-1982<br />

Avant de t<strong>en</strong>ter une analyse du s<strong>en</strong>s de c<strong>et</strong>te participation politique des ingénieurs, nous<br />

devrons dire un mot de la nature du conflit politique 92 qui a secoué la société syri<strong>en</strong>ne. Car on ne<br />

saurait appréh<strong>en</strong>der c<strong>et</strong>te composante radicale du paysage oppositionnel <strong>en</strong> dehors du terroir dans<br />

lequel elle s'est produite.<br />

Dans un système où l'Etat pr<strong>en</strong>d <strong>en</strong> charge l'<strong>en</strong>semble des rouages économiques <strong>et</strong> contrôle<br />

toute l'organisation sociale, <strong>les</strong> luttes rev<strong>en</strong>dicatives ne peuv<strong>en</strong>t réellem<strong>en</strong>t éclore à l'intérieur pour<br />

"réajuster" périodiquem<strong>en</strong>t la structure sociale, el<strong>les</strong> se situ<strong>en</strong>t d'emblée "à l'extérieur" <strong>et</strong> vis<strong>en</strong>t à sa<br />

destruction. L'émeute reste la seule réponse possible de la société à l'Etat. 93<br />

La crise politique a été décl<strong>en</strong>chée le 16 juin 1979 par un att<strong>en</strong>tat à l'Ecole d'artillerie<br />

perpétré par un officier sympathisant des Frères musulmans qui visait <strong>les</strong> élèves-officiers. Ceux-ci<br />

(83 cad<strong>et</strong>s), tous systématiquem<strong>en</strong>t choisis parmi <strong>les</strong> Alouates de la promotion (260 sur 320 élèves<br />

officiers), sont tués. La nouvelle a r<strong>et</strong><strong>en</strong>ti comme un coup de tonnerre dans la société <strong>et</strong> pousse le<br />

mouvem<strong>en</strong>t des Frères musulmans sur le devant de la scène. Pour compr<strong>en</strong>dre c<strong>et</strong> acte, il faut<br />

remonter à 1963, date à laquelle le putsch a interdit à tous <strong>les</strong> partis, sauf au Parti Ba'th, d'agir sur<br />

la scène politique. Par le nouveau coup d'Etat de Hâle al-Assad <strong>en</strong> octobre 1970, ce dernier a voulu<br />

r<strong>en</strong>forcer son pouvoir par l'<strong>en</strong>trée massive des hommes de sa communauté alouate auxquels la<br />

plupart des poste-clés, surtout dans l'armée, sont confiés. L'att<strong>en</strong>tat de l'Ecole d'artillerie a mis <strong>en</strong><br />

lumière la stratégie du pouvoir politique <strong>en</strong> vue de préparer <strong>les</strong> futurs officiers exclusivem<strong>en</strong>t<br />

alouates.<br />

La réaction du pouvoir politique ne s'est pas faite att<strong>en</strong>dre : des milliers d'arrestations <strong>et</strong> de<br />

confrontations armées avec <strong>les</strong> partisans <strong>et</strong> <strong>les</strong> militants des Frères musulmans ont eu lieu. Ceux-ci<br />

ont incité <strong>les</strong> autres partis de l'opposition, nationalistes <strong>et</strong> communistes, (comme <strong>les</strong> Nasséri<strong>en</strong>s<br />

d'al-Atasi, Parti communiste-bureau politique de Riyad Turk 94 , le Parti de l'action communiste, le<br />

Mouvem<strong>en</strong>t du 22 février 95 , <strong>et</strong>c.,) à <strong>en</strong>trer <strong>en</strong> conflit. En fait, il faut préciser que par son ampleur, le<br />

soulèvem<strong>en</strong>t échappe largem<strong>en</strong>t à la seule initiative des Frères musulmans dans la plupart des vil<strong>les</strong><br />

92 - Pour plus de détails voir :<br />

- Elizab<strong>et</strong>h Picard, Espaces de référ<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> espace d'interv<strong>en</strong>tion du Mouvem<strong>en</strong>t Rectificatif,<br />

thèse de sci<strong>en</strong>ce politique, IEP, Paris, 1984.<br />

- Mahmoud Sadeq, Hiwar hawl suria (Débat sur la Syrie), Londres, éd. Dar 'uqaz, 1993.<br />

- Olivier Carré <strong>et</strong> G. Michaud, Les Frères musulmans (1928-1982), Paris, Gallimard, coll.<br />

archives, 1983, pp. 131-201.<br />

- Nikolaos Van Dam, "Sectarian and Regional Factionalism in the Syrian Political Elite", in The<br />

Middle East Journal, Spring 78, Vol. 32, n° 2.<br />

93 - M. Seurat, op. cit., p.286.<br />

94 - Formation née d'une scission du parti communiste de Khaled Bagdash <strong>en</strong> 1971.<br />

95 - C'est l'aile "dure" du parti qui était au pouvoir <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> deux coups d'Etat (23 février 1966- 16<br />

novembre 1970). Ses chefs historiques sont soit <strong>en</strong> exil (M. Ibrahim Makhos), soit <strong>en</strong> prison à<br />

Damas (Yousef Zu'yy<strong>en</strong>) soit mort de maladie <strong>en</strong> prison (Noureddin Atassi <strong>et</strong> Salah Jedid).


syri<strong>en</strong>nes. Au-delà des partis politiques, ce sont des forces vives ressurgissant derrière des<br />

personnalités loca<strong>les</strong> qui donn<strong>en</strong>t une certaine visée populaire à ce mouvem<strong>en</strong>t. Le conflit se<br />

compliquait au point de tromper certains observateurs. Certains ont parlé de guerre civile <strong>en</strong>tre la<br />

communauté sunnite majoritaire <strong>et</strong> la communauté alouate ; ou plus exactem<strong>en</strong>t ils ont considéré<br />

tous <strong>les</strong> conflits politiques depuis <strong>les</strong> années quarante comme une succession de revanches des<br />

communautés <strong>en</strong>tre el<strong>les</strong>. 96<br />

En fait, l'étude des communiqués des Frères musulmans montre que <strong>les</strong> objectifs<br />

proclamés sont la démocratie <strong>et</strong> le multipartisme contre la dictature, la libéralisation du marché<br />

contre le pouvoir socialiste <strong>et</strong> la liberté du culte contre l'idéologie anti-religieuse du Parti Ba'th.<br />

Certains communiqués expliqu<strong>en</strong>t que ces objectifs pourrai<strong>en</strong>t être réalisés dans le cadre d'un Etat<br />

islamique. Autrem<strong>en</strong>t dit, le discours mis <strong>en</strong> avant est plutôt séculier <strong>et</strong> l'islam ne joue qu'un rôle<br />

plutôt symbolique. Sur ce point <strong>les</strong> Frères musulmans syri<strong>en</strong>s se démarqu<strong>en</strong>t de façon évid<strong>en</strong>te des<br />

autres Frères <strong>et</strong> surtout de ceux d'Egypte. Hans Günter Lobmeyer, politologue allemand, <strong>en</strong><br />

analysant l'idéologie islamiste des Frères musulmans <strong>en</strong> Syrie, écrit :<br />

"La sécularisation du discours islamiste signifie une dépolitisation de l'islam. On peut<br />

considérer c<strong>et</strong> islam comme catalyseur <strong>et</strong> non comme la cause du conflit". Il ajoute "Bi<strong>en</strong> que la<br />

résistance contre le régime ba'thiste syri<strong>en</strong> ait un vocabulaire islamique, le conflit a un peu -sinon<br />

ri<strong>en</strong>- à faire avec l'islam. En Syrie, l'islam n'est pas prés<strong>en</strong>té comme une panacée pour aborder <strong>les</strong><br />

problèmes de fond du politique, de l'économie <strong>et</strong> du social, comme c'est le cas du slogan des Frères<br />

musulmans égypti<strong>en</strong>s "l'islam est la solution!" (..) Les islamistes syri<strong>en</strong>s <strong>et</strong> surtout certains groupes<br />

sociaux, utilis<strong>en</strong>t la religion, particulièrem<strong>en</strong>t depuis <strong>les</strong> années soixante-dix, comme un instrum<strong>en</strong>t<br />

pour réaliser <strong>les</strong> objectifs politiques, sociaux <strong>et</strong> économiques. Ce changem<strong>en</strong>t a été exprimé <strong>en</strong><br />

faisant appel à deux types de discours. Le premier est un discours religieux "classique" destiné aux<br />

cli<strong>en</strong>tè<strong>les</strong> religieuses. Il constituait le seul instrum<strong>en</strong>t de mobilisation jusqu'au début des années<br />

70. Parce que ce discours ne pouvait mobiliser la masse, il était de plus <strong>en</strong> plus marginalisé pour<br />

dev<strong>en</strong>ir une sorte de "propagande" sans pouvoir. Il était contraint de se transformer <strong>en</strong> un mode<br />

séculier qui est dev<strong>en</strong>u progressivem<strong>en</strong>t important <strong>et</strong> finalem<strong>en</strong>t dominant." 97<br />

Ainsi, si <strong>les</strong> "nouveaux acteurs politiques" que sont <strong>les</strong> ingénieurs ont choisi le camp de<br />

l'opposition islamique, ce n'est pas seulem<strong>en</strong>t à cause de l'attraction de l'islam pour <strong>les</strong><br />

sci<strong>en</strong>tifiques 98 , mais par conviction d'un système islamique meilleur qui s'appar<strong>en</strong>te au<br />

développem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> à la démocratie. Ils se trouvai<strong>en</strong>t am<strong>en</strong>és à une confrontation avec un régime<br />

économiquem<strong>en</strong>t dirigiste <strong>et</strong> politiquem<strong>en</strong>t répressif <strong>et</strong> autoritaire, qui bloque leur asc<strong>en</strong>sion sociale<br />

<strong>et</strong> économique.<br />

96 - Dans c<strong>et</strong>te ligne s'inscrit, à titre d'exemple, l'analyse de la crise politique de 1979-1982 que fait<br />

le journaliste Daniel Le Gac. Nonobstant son imm<strong>en</strong>se mérite qui est de nous prés<strong>en</strong>ter le jeu<br />

politique syri<strong>en</strong> sous un jour nouveau, il m<strong>et</strong> l'acc<strong>en</strong>t sur la t<strong>en</strong>tative des Frères musulmans<br />

(sunnites) de récupérer le pouvoir des Alouates qui avai<strong>en</strong>t , à leur tour, pris leur revanche <strong>en</strong> 1971<br />

de la domination sunnite.<br />

Cf. Daniel Le Gac, La Syrie du général al-Assad, Paris, éd. Complexe, 1992.<br />

Pour une critique de c<strong>et</strong>te logique d'analyse, cf. Elizab<strong>et</strong>h Picard, "Critique de l'usage du concept<br />

d'<strong>et</strong>hnicité dans l'analyse des processus politiques dans le monde arabe", in Etudes politiques du<br />

monde arabe, Dossier du CEDEJ, Le Caire, 1991.<br />

97 - Hans Günter Lobmeyer, "Islamic ideology and secular discourse. The islamistes of Syria", in<br />

Ori<strong>en</strong>t, Hamburg, Zeitschrift des deutsch<strong>en</strong> Ori<strong>en</strong>t instituts, nø 32, Jahrgang 1991, p.21.<br />

98 - Nous y revi<strong>en</strong>drons dans le paragraphe sur "l'ori<strong>en</strong>tation "esthétiquem<strong>en</strong>t" islamiste".


Après la dissolution du syndicat des ingénieurs, une nouvelle loi est promulguée qui se<br />

substitue à celle de 1973. La politisation c<strong>et</strong>te fois-ci est très évid<strong>en</strong>te: l'article numéro 3 indique<br />

que "le syndicat des ingénieurs est une organisation professionnelle sociale qui adhère aux objectifs<br />

de la nation arabe : unité, liberté <strong>et</strong> socialisme, <strong>et</strong> s'<strong>en</strong>gage à agir pour <strong>les</strong> réaliser selon <strong>les</strong><br />

directives du Parti Ba'th arabe socialiste." 99 . On passe de deux ba'thistes sur onze membres du<br />

conseil du syndicat <strong>en</strong> 1979 à dix sur onze <strong>en</strong> 1982. Ce résultat de "l'élection" est très facile à<br />

obt<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> raison de la nouvelle loi <strong>et</strong> de la méthode policière utilisée durant l'opération<br />

électorale. 100 Quant à la nouvelle loi, elle crée une nouvelle instance intermédiaire <strong>en</strong>tre<br />

l'assemblée générale des adhér<strong>en</strong>ts <strong>et</strong> le Conseil général. C'est par "l'unité" regroupant <strong>les</strong><br />

ingénieurs d'une <strong>en</strong>treprise ou d'une administration, que l'Etat peut contrôler la t<strong>en</strong>dance politique<br />

des délégués, parmi <strong>les</strong>quels on va élire la direction générale. Bi<strong>en</strong> que ces mesures prét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t<br />

mieux assurer la représ<strong>en</strong>tativité, c<strong>et</strong>te interv<strong>en</strong>tion étatique a démobilisé <strong>les</strong> ingénieurs : alors que<br />

la participation aux élections de la direction du syndicat <strong>en</strong> 1969 s'élevait à 80% des membres ayant<br />

le droit de voter, elle n'est plus que de 15% <strong>en</strong> 1990 (selon un fonctionnaire du syndicat).<br />

III) De 1980 à nos jours, le syndicat épouse le politique<br />

Au début des années quatre-vingts, on arrive à un bilan terrible : syndicat contrôlé,<br />

plusieurs c<strong>en</strong>taines d'ingénieurs prisonniers politiques <strong>et</strong> de morts, des milliers d'<strong>en</strong>tre eux réfugiés<br />

dans <strong>les</strong> monarchies du Golfe, Etat dans l'apogée de son "hégémonie cuirassée de coercition", pour<br />

repr<strong>en</strong>dre la formule de A. Gramsci. Ce bilan, à la fin de 1981, a étouffé l'action politique. Il s'agit<br />

de m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> oeuvre un corporatisme d'Etat qui rappelle le corporatisme salazari<strong>en</strong> au Portugal ou<br />

celui du fascisme mussolini<strong>en</strong> qui a créé de toutes pièces des organisations corporatistes<br />

d'affiliation obligatoire <strong>et</strong> étroitem<strong>en</strong>t soumises aux directives <strong>et</strong> au contrôle de l'Etat. Le syndicat<br />

des ingénieurs comme ceux des médecins <strong>et</strong> des avocats a rejoint le reste des "organisations<br />

populaires" pour reproduire le discours uniforme du pouvoir dans toutes <strong>les</strong> catégories socia<strong>les</strong> <strong>et</strong><br />

pour dev<strong>en</strong>ir <strong>les</strong> rouages d'un système politique m<strong>en</strong>ant une action conforme à la politique générale<br />

définie par le Parti Ba'th.<br />

Le syndicat des ingénieurs, qui a perdu toute autonomie, a finalem<strong>en</strong>t épousé le politique :<br />

sa politisation ne signifie pas sa participation effective à l'instance politique ; c'est un façon de vivre<br />

pour la politique, car, comme dit Max Weber, il y a deux façons de faire la politique : ou bi<strong>en</strong> on vit<br />

"pour" la politique ou bi<strong>en</strong> "de" la politique. La direction du syndicat ne perd pas une occasion<br />

pour <strong>en</strong>voyer un message de soumission <strong>et</strong> de loyauté <strong>en</strong>vers le régime.<br />

Pr<strong>en</strong>ons un exemple de ce discours : à la fin des travaux du sixième congrès général des<br />

ingénieurs, <strong>en</strong> 1989, la direction <strong>en</strong>voie au Présid<strong>en</strong>t al-Assad ce message :<br />

"Ce sixième congrès général du syndicat des ingénieurs syri<strong>en</strong>s a l'honneur de vous<br />

prés<strong>en</strong>ter tous nos s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts d'amour <strong>et</strong> d'estime. Nous déclarons que nous sommes fiers de votre<br />

commandem<strong>en</strong>t historique, de votre sagesse <strong>et</strong> de votre courage pour diriger notre nation arabe<br />

vers le chemin de la victoire <strong>et</strong> de la liberté. Ce chemin n'a pas cessé de mobiliser toute l'énergie<br />

<strong>et</strong> le pot<strong>en</strong>tiel de la nation arabe pour faire face à l'<strong>en</strong>nemi colonialiste <strong>et</strong> sioniste. Celui-ci vise<br />

99 - Loi nø 26 du 12 août 1981. Cf. Elisab<strong>et</strong>h Longu<strong>en</strong>esse, "Ingénieurs <strong>et</strong> développem<strong>en</strong>t au<br />

Proche-Ori<strong>en</strong>t .., op. cit. p. 33.<br />

100 - A titre d'exemple, lors de l'élection de l'Union Générale des ingénieurs pa<strong>les</strong>tini<strong>en</strong>s - section<br />

Damas, <strong>en</strong> avril 1983, <strong>les</strong> candidats du Mouvem<strong>en</strong>t Fateh se sont r<strong>et</strong>irés de l'élection (à l'époque où<br />

la direction de l'OLP était chassée de la Syrie) à cause des m<strong>en</strong>aces reçues la veille par <strong>les</strong><br />

r<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts généraux (mukhabarat).


même l'exist<strong>en</strong>ce de notre nation. C<strong>et</strong>te voie reste bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>gagée pour la question pa<strong>les</strong>tini<strong>en</strong>ne <strong>et</strong><br />

insiste sur le fait que c<strong>et</strong>te question est c<strong>en</strong>trale pour la nation arabe.<br />

Ô Camarade - Leader :<br />

Notre peuple par le génie de votre commandem<strong>en</strong>t a réalisé des mirac<strong>les</strong> dans différ<strong>en</strong>ts<br />

domaines <strong>et</strong> la masse des ingénieurs a pu concrétiser la complém<strong>en</strong>tarité créative avec la masse de<br />

notre peuple <strong>et</strong> avec <strong>les</strong> leaders de notre Parti (le Parti Ba'th). Ces ingénieurs sont vos soldats, ô<br />

Magnifique Leader, dans la bataille de la construction de la Syrie moderne. L'impérialisme<br />

international, le Sionisme, le réactionnisme <strong>et</strong> leurs cli<strong>en</strong>tè<strong>les</strong> ne peuv<strong>en</strong>t pas éteindre le feu de<br />

notre révolution. Tous <strong>les</strong> souti<strong>en</strong>s illimités que la Syrie a offerts à ses frères libanais, grâce à votre<br />

magnifique commandem<strong>en</strong>t, sont la raison principale pour que le Liban passe de l'étape de<br />

l'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>te nationale à une autre étape, celle du Liban uni dans son territoire <strong>et</strong> dans son peuple.<br />

Quant à la bande "sionisée" du stupide Général Aoun, elle ne peut pas arrêter ce<br />

mouvem<strong>en</strong>t convergeant vers de l'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>te nationale, bi<strong>en</strong> que le régime de Sadam Hussein <strong>et</strong> l'<strong>en</strong>tité<br />

sioniste le souti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t avec toutes leurs forces.<br />

Ainsi ce climat de combat que la Syrie arabe a créé, a été mis <strong>en</strong> place grâce à<br />

l'introduction de l'idée du "martyre" dans la philosophie de ce siècle <strong>en</strong> tant que valeur des<br />

valeurs <strong>et</strong> honneur des honneurs. C<strong>et</strong>te idée a constitué la base solide pour la victoire de la volonté<br />

de libération dans la résistance nationale libanaise, l'intifada de notre peuple au Golan <strong>et</strong> dans<br />

l'intifada populaire <strong>et</strong> héroïque <strong>en</strong> Pa<strong>les</strong>tine occupée. Il est impossible qu'un peuple qui suit la<br />

ligne du martyre <strong>et</strong> guidé par un chevalier arabe (il s'agit de Hâle al-Assad) soulevant le slogan<br />

"le martyre ou la victoire" n'atteigne pas la victoire.<br />

Ô camarade- commandant :<br />

Au nom du sixième congrès général <strong>et</strong> de près de tr<strong>en</strong>te mille ingénieurs <strong>en</strong> Syrie 101 , nous<br />

r<strong>en</strong>ouvelons notre <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t à continuer d'assumer toutes <strong>les</strong> possibilités pour m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> oeuvre<br />

<strong>les</strong> plans de développem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> travaillant ainsi selon <strong>les</strong> directives du premier ingénieur arabe le<br />

commandant, le militant Hâle al-Assad ; nous sommes derrière son sage commandem<strong>en</strong>t jusqu'à la<br />

réalisation de la devise de notre nation : Unité, Liberté <strong>et</strong> Socialisme." 102<br />

Ce message montre bi<strong>en</strong> jusqu'à quel point la direction du syndicat peut jouer le jeu de son<br />

régime. Il ne fait aucune allusion au développem<strong>en</strong>t ni à l'économie <strong>en</strong> pleine crise. Ce qui importe<br />

pour elle, c'est de surcharismatiser al-Assad <strong>et</strong> de glorifier l'héroïsme de son commandem<strong>en</strong>t hors<br />

de la Syrie pour la libération (guerre d'Octobre 1973!) <strong>et</strong> pour la paix (bi<strong>en</strong>tôt!) ou bi<strong>en</strong> de<br />

dénoncer l'<strong>en</strong>nemi international (l'impérialisme, le sionisme) <strong>et</strong> ses alliés locaux (<strong>les</strong><br />

réactionnaires). Le recours à ce discours pourrait être dicté par la c<strong>en</strong>sure ou l'auto-c<strong>en</strong>sure. Mais il<br />

pourrait bi<strong>en</strong> être aussi dicté par l'espérance des membres de la direction de dev<strong>en</strong>ir ministres. En<br />

tous cas, il faut noter que ce discours n'<strong>en</strong>gage que la direction du syndicat ; quant aux ingénieurs,<br />

<strong>en</strong> général, ils n'accord<strong>en</strong>t pas le moindre crédit à ce propos, comme nous nous employons à le<br />

montrer <strong>en</strong> parties II <strong>et</strong> III de c<strong>et</strong>te thèse.<br />

101 - Il s'agit ici du nombre des ingénieurs, à l'exception des agronomes, étant donné que ces derniers<br />

ont leur propre syndicat.<br />

102 - Revue du syndicat des ingénieurs, nø 96, 1989, p. 4.


I-2. Ingénieur, un statut mal défini<br />

Moi, ingénieur, je suis dev<strong>en</strong>u secrétaire :<br />

J'ai comm<strong>en</strong>cé le travail <strong>en</strong> 1984, c'est-à-dire il y a déjà 7 ans. Durant c<strong>et</strong>te période, j'ai<br />

acquis une expéri<strong>en</strong>ce professionnelle extraordinaire, mais qui ne m'a servi à ri<strong>en</strong>. Tu me vois<br />

maint<strong>en</strong>ant <strong>en</strong> train de chercher n'importe quel travail.<br />

Tu sais, toi <strong>et</strong> moi sommes issus de la même promotion ; à ce mom<strong>en</strong>t là, on voyait la vie<br />

<strong>en</strong> rose, j'avais beaucoup d'ambition ; j'ai rêvé..., beaucoup rêvé d'avoir bi<strong>en</strong>tôt un appartem<strong>en</strong>t,<br />

une voiture <strong>et</strong> une femme. J'ai décidé de me débarrasser du service militaire, grand obstacle à ma<br />

liberté. (...) Comme mon père a beaucoup de relations, j'ai réussi à passer le service militaire<br />

comme ingénieur dans une <strong>en</strong>treprise militaire de construction, après six mois d'<strong>en</strong>traînem<strong>en</strong>t<br />

militaire difficile. Depuis le début, j'avais l'int<strong>en</strong>tion de bi<strong>en</strong> travailler. ... En eff<strong>et</strong>, tu sais bi<strong>en</strong> que<br />

je n'étais pas un étudiant brillant à la fac, mes travaux pratiques étai<strong>en</strong>t quelquefois copiés sur<br />

ceux de mes copains. Je me suis r<strong>en</strong>du compte du décalage très important <strong>en</strong>tre mes connaissances<br />

<strong>et</strong> le domaine dans lequel j'ai travaillé, c'est-à-dire la conception des réseaux sanitaires. J'ai<br />

cherché des référ<strong>en</strong>ces <strong>en</strong> langues arabe <strong>et</strong> anglaise pour combler mes lacunes, (..) mes collègues<br />

s'<strong>en</strong>fuyai<strong>en</strong>t dès 11 heures du matin, ils me traitai<strong>en</strong>t de fou à cause de mon assiduité au travail.<br />

Nous touchions le même salaire, 1000 livres syri<strong>en</strong>nes. On était quatre ingénieurs dans c<strong>et</strong>te<br />

section, dont un seul avait une expéri<strong>en</strong>ce importante (quatre ans) ; c'est lui qui s'est surtout<br />

chargé de l'exécution des proj<strong>et</strong>s. Mon chef était un géographe militaire alaouite qui n'hésitait pas<br />

à apporter un jugem<strong>en</strong>t sur des rapports faits par des ingénieurs!! Il était très cont<strong>en</strong>t de mon<br />

travail. Un beau jour, on nous a informé que le directeur général de l'<strong>en</strong>treprise, le grand patron,<br />

allait visiter nos locaux,..., tout le monde était derrière son bureau, faisant comme s'il travaillait.<br />

Mon chef nous a prés<strong>en</strong>té tout <strong>en</strong> flattant seulem<strong>en</strong>t mon collègue, celui qui ne lui avait jamais<br />

donné de rapports, son tal<strong>en</strong>t consistait dans le fait que son père était un colonel à l'armée. Deux<br />

jours plus tard, on lui a donné une voiture de fonction. J'étais déprimé, (..) Pour 1000 L.S.,<br />

pourquoi je me crève? pourquoi rester jusqu'à 14 heures chaque jour? je suis allé voir mon patron<br />

"moi, je travaille <strong>et</strong> lui reçoit la voiture!!", il m'a répondu "on le prépare pour une mission qui<br />

exige une voiture",<br />

-"pourquoi c<strong>et</strong>te mission est-elle pour lui?",<br />

-"c'est moi le patron, c'est moi qui décide, <strong>et</strong> <strong>en</strong> tout cas si ça ne te plaît pas, je te<br />

r<strong>en</strong>verrai à la caserne militaire où tu ne travailleras plus comme ingénieur.".<br />

J'ai perdu l'amour du travail, j'ai continué pourtant à travailler sérieusem<strong>en</strong>t puisque<br />

c'était mon intérêt pour l'av<strong>en</strong>ir, mais tout <strong>en</strong> sachant qu'il était vain d'att<strong>en</strong>dre une prime pour ce<br />

que je faisais.<br />

J'ai terminé le service militaire avec un regard moins rose <strong>et</strong> <strong>en</strong> espérant être mieux dans<br />

le service obligatoire de l'Etat, dans une <strong>en</strong>treprise "civile". Grâce aux relations de mon père, j'ai<br />

eu la chance d'être nommé dans une <strong>en</strong>treprise de construction, la Société Jabal el-Qassion, <strong>et</strong> non<br />

pas dans un bureau d'un des ministères. Dans <strong>les</strong> premiers temps, j'ai travaillé dans le domaine de<br />

la conception, (...) j'ai d'emblée béni la chance d'avoir été embauché dans c<strong>et</strong>te <strong>en</strong>treprise parce<br />

que <strong>les</strong> choses se passai<strong>en</strong>t de façon impeccable : expéri<strong>en</strong>ce professionnelle, prime m<strong>en</strong>suelle,<br />

ambiance extraordinaire ; j'étais heureux de voir mes conceptions se réaliser : une rue, un p<strong>et</strong>it<br />

pont,.... Et grâce à mon expéri<strong>en</strong>ce des études de marché, j'ai participé aux réunions importantes<br />

avec des P.D.G. <strong>et</strong> des ministres. J'avais sous mon ordre quatre dessinatrices (..) qui me faisai<strong>en</strong>t<br />

le thé <strong>et</strong> me préparai<strong>en</strong>t le p<strong>et</strong>it-déjeuner le matin, j'avais de bonnes relations avec certaines<br />

d'<strong>en</strong>tre el<strong>les</strong>, mais cela n'empêchait pas de me fâcher de temps <strong>en</strong> temps contre el<strong>les</strong>. Enfin, j'avais<br />

le droit pour moi j'étais ingénieur, j'étais leur patron. J'ai décidé de passer dans le domaine de<br />

l'exécution, compte t<strong>en</strong>u que je n'aurais jamais une voiture si je restais dans celui de la conception.<br />

J'ai déposé une demande, avec un p<strong>et</strong>it piston bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, <strong>et</strong> j'y suis arrivé. On m'a mis sur un<br />

proj<strong>et</strong> routier pour faire un p<strong>et</strong>it tunnel, je me rappelle avoir commis beaucoup de bêtises que le<br />

superviseur n'a pas découvert, <strong>en</strong>fin c'est comme ça qu'on appr<strong>en</strong>d des choses.<br />

Un an plus tard, dev<strong>en</strong>u chef de proj<strong>et</strong>, j'ai comm<strong>en</strong>cé à me plaindre des transports de<br />

l'<strong>en</strong>treprise, je ne voulais pas monter avec <strong>les</strong> technici<strong>en</strong>s <strong>et</strong> <strong>les</strong> ouvriers, moi j'étais ingénieur.


Enfin, on m'a donné une voiture de fonction. J'étais très heureux avec. Mais, la journée est<br />

constituée de jours <strong>et</strong> nuits , <strong>et</strong> le noir succède au blanc, un nouvel ingénieur a été embauché sur<br />

mon chantier, il avait seulem<strong>en</strong>t un an d'expéri<strong>en</strong>ce, il fuyait le travail sans que l'administration ne<br />

le lui reproche. Un beau jour, le patron m'a convoqué, j'étais sûr qu'il s'agissait d'une grosse<br />

prime, puisque je travaillais bi<strong>en</strong>. Ce n'était pas du tout ça, -"On a besoin de toi pour un autre<br />

chantier". Je lui ai répondu "mais pourquoi moi?", -" c'est comme ça". Après ça, je me suis trouvé<br />

dans un chantier dont je n'étais pas le chef <strong>et</strong> dans lequel on n'avait besoin de personne. Quelques<br />

jours plus tard, on a récupéré ma voiture pour la donner au nouvel ingénieur qui v<strong>en</strong>ait d'être<br />

embauché sur mon précéd<strong>en</strong>t chantier. J'ai compris à la suite que ce sous-ingénieur était<br />

originaire de la même région, Zabadani, que le directeur de c<strong>et</strong>te <strong>en</strong>treprise, <strong>et</strong> malgré sa maigre<br />

expéri<strong>en</strong>ce on l'avait nommé chef du chantier.<br />

Ce n'est pas seulem<strong>en</strong>t l' <strong>en</strong>treprise militaire qui est foutue mais tout le secteur public.<br />

Le salaire était à peine suffisant (4200 L.S.) <strong>et</strong> pourtant j'étais célibataire résidant chez<br />

mes par<strong>en</strong>ts. J'<strong>en</strong> avais ras le bol dans c<strong>et</strong>te <strong>en</strong>treprise : de longues heures chaque jour de 7 heures<br />

le matin jusqu'à 4 heures <strong>et</strong> demi, une expéri<strong>en</strong>ce inutile dans ce pays, pas de voiture, un salaire<br />

dérisoire, qu'est ce que je foutais ici?<br />

En octobre 1989, j'ai terminé le service d'Etat obligatoire, je me suis trouvé face à<br />

plusieurs choix : <strong>en</strong> gros rester dans mon <strong>en</strong>treprise sans aucune perspective, ou quitter le secteur<br />

public <strong>et</strong> ouvrir un bureau d'études pour travailler à mon compte. Enfin, j'ai choisi une solution<br />

intermédiaire qui ti<strong>en</strong>ne compte de la crise économique qui touche <strong>les</strong> deux secteurs, public <strong>et</strong><br />

privé : j'ai déposé une demande, pistonnée par une personne de l'<strong>en</strong>tourage de mon père, pour<br />

travailler à la municipalité, un <strong>en</strong>droit où <strong>les</strong> horaires sont soup<strong>les</strong>. Ce n'est pas par hasard, si j'ai<br />

choisi la municipalité. En eff<strong>et</strong>, il suffit <strong>en</strong> général de passer le matin pour composter la carte de<br />

travail <strong>et</strong> c'est fini, on n'a plus besoin de nous! , je suis libre. C<strong>et</strong>te solution m'a permis d'assurer<br />

un salaire minimum (3500 L.S.) tout <strong>en</strong> cherchant un autre boulot. Dans un premier temps, avec<br />

deux amis dont l'un possède un bureau d'études, on nous avait confié deux contrats de<br />

réhabilitation de deux bâtim<strong>en</strong>ts. Nous avons travaillé deux mois, à temps partiel. Pour faire<br />

marcher le chantier, on était obligé de payer 12000 L.S. à certains fonctionnaires comme pot-devin,<br />

mais on est arrivé à la fin à gagner chacun <strong>en</strong>tre nous 15000 L.S. n<strong>et</strong>. Depuis, je n'ai pas<br />

trouvé d'autre boulot dans ma branche. J'ai décidé de chercher n'importe quel travail qui m'assure<br />

un capital pour pouvoir à la suite travailler comme un vrai ingénieur <strong>en</strong> ouvrant un bureau<br />

d'études. Ayant touché sa r<strong>et</strong>raite, mon père l'a investie dans une école du soir spécialisée dans<br />

l'appr<strong>en</strong>tissage des langues étrangères <strong>et</strong> l'informatique. Moi, l'ingénieur, je suis dev<strong>en</strong>u secrétaire<br />

: je reçois <strong>les</strong> cli<strong>en</strong>ts avec un grand sourire, je tape à la machine à écrire, <strong>et</strong>c.. Sept ans après mes<br />

rêves, je n'ai <strong>en</strong>core ni femme, ni maison, ni voiture ; j'<strong>en</strong> ai marre de c<strong>et</strong>te vie ici. Depuis six mois,<br />

je n'arrête pas d'<strong>en</strong>voyer des demandes à gauche <strong>et</strong> à droite pour travailler dans le Golfe ou <strong>en</strong><br />

Libye ou pour émigrer au Canada ou <strong>en</strong> Australie. Sari, je t'<strong>en</strong> prie, tu ne connais pas une fille<br />

française qui accepterait de m'épouser pour avoir la nationalité française, même un mariage<br />

blanc, même si elle demande de l'arg<strong>en</strong>t?<br />

Voilà le récit d'un ingénieur qui constitue un cas de figure extrême mais révélateur de la<br />

situation d'une partie de jeunes ingénieurs syri<strong>en</strong>s. Son auteur est H. H., âgé de 30 ans, damascène<br />

dont le père est un haut fonctionnaire ba'thiste à l'Education nationale <strong>et</strong> la mère est directrice d'un<br />

lycée français à Damas. Ils résid<strong>en</strong>t dans un quartier aisé de la capitale. Issus de classes moy<strong>en</strong>nes,<br />

ils ont réussi leur promotion par une alliance avec le pouvoir politique. Sous l'influ<strong>en</strong>ce de sa<br />

famille, H.H. a refait le baccalauréat, pour avoir une note plus élevée nécessaire pour l'<strong>en</strong>trée à une<br />

faculté de génie. Ceci devait perm<strong>et</strong>tre dans l'av<strong>en</strong>ir à H.H. d'accéder à une profession libérale <strong>et</strong><br />

d'échapper à la vie de fonctionnaire.<br />

Comm<strong>en</strong>çant sa vie professionnelle avec optimisme, H. H. ne tarde pas à se heurter aux<br />

conditions de travail des ingénieurs. Il découvre que la compét<strong>en</strong>ce professionnelle n'est pas<br />

l'unique critère de la promotion, d'autres facteurs intervi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t : solidarité confessionnelle <strong>et</strong><br />

familiale, relations, <strong>et</strong>c.<br />

L'ambiguïté de son discours réside dans le fait que tout <strong>en</strong> étant fier de son métier <strong>et</strong> de son<br />

titre, il mène une carrière difficile, voire douloureuse. Il a le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t que l'alternative qui s'offre à


lui peut ainsi se résumer : épouser par miracle une française tout <strong>en</strong> ignorant complètem<strong>en</strong>t le<br />

français, ou l'échec professionnel.<br />

Le récit de H. H., jeune ingénieur du secteur public, <strong>et</strong> celui de S. N., ingénieur du secteur<br />

privé 103 , sont à la fois contradictoires <strong>et</strong> complém<strong>en</strong>taires, <strong>et</strong> perm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t d'analyser de manière<br />

globale la situation <strong>et</strong> <strong>les</strong> positions des ingénieurs <strong>en</strong> Syrie <strong>et</strong> <strong>les</strong> conditions économiques <strong>et</strong><br />

socia<strong>les</strong> auxquel<strong>les</strong> ceux-ci sont livrés.<br />

* * * * *<br />

I-2-1 Economique <strong>et</strong> politique <strong>en</strong> Syrie<br />

Avant d'aborder la situation des ingénieurs, nous allons t<strong>en</strong>ter de r<strong>et</strong>racer <strong>les</strong> grandes<br />

étapes de la politique économique <strong>en</strong> faisant ressortir <strong>les</strong> acteurs socio-politiques qui y particip<strong>en</strong>t<br />

afin de pouvoir situer <strong>les</strong> ingénieurs dans le contexte socio-économique syri<strong>en</strong>. Notre objectif n'est<br />

donc pas de dessiner <strong>les</strong> rapports sociaux qui correspond<strong>en</strong>t au "mode de production", mais de<br />

montrer comm<strong>en</strong>t <strong>les</strong> ingénieurs sont confrontés à un pouvoir qui ne laisse pas l'économie <strong>en</strong><br />

liberté.<br />

De l'économie du "tout-Etat" ou de l'osmose privé-public à l'émerg<strong>en</strong>ce de nouvel<strong>les</strong><br />

classes moy<strong>en</strong>nes:<br />

Au début des années soixante-dix, deux changem<strong>en</strong>ts s'opèr<strong>en</strong>t dans l'économie syri<strong>en</strong>ne.<br />

D'une part, une "ouverture" économique, appelée "infiraj" (dét<strong>en</strong>te) a été m<strong>en</strong>ée par le<br />

"Mouvem<strong>en</strong>t rectificatif" dirigé par al-Assed pour marquer économiquem<strong>en</strong>t le putsch <strong>et</strong> pour<br />

élargir le réseau de souti<strong>en</strong> au régime qui était réduit à une strate modeste de la population. C<strong>et</strong>te<br />

ouverture a mis fin au dirigisme de type socialiste pur <strong>et</strong> dur de l'équipe ba'thiste Atassi/Jdid, sans<br />

pour autant aller plus loin : l'économie est restée dirigée par le secteur gouvernem<strong>en</strong>tal laissant tout<br />

de même un peu de place au secteur privé surtout dans le domaine du commerce autant intérieur<br />

qu'extérieur. Et d'autre part, <strong>les</strong> flux de l'aide économique prov<strong>en</strong>ant des pays arabes s'accroi<strong>en</strong>t, <strong>et</strong><br />

surtout des monarchies du Golfe, compte t<strong>en</strong>u que la Syrie est un pays <strong>en</strong> confrontation avec Israël.<br />

Le premier infitah<br />

Les indices de croissance sont n<strong>et</strong>tem<strong>en</strong>t positifs : concernant le Produit Intérieur Brut,<br />

L'augm<strong>en</strong>tation a été de 7.3% par an <strong>en</strong>tre 1963 <strong>et</strong> 1976 (780 dollars <strong>en</strong> 1976). Le rev<strong>en</strong>u par tête<br />

s'est accru de 4.4% par an (de 800 L.S. <strong>en</strong> 1963 à 1400 <strong>en</strong> 1976), tandis que l'investissem<strong>en</strong>t,<br />

instrum<strong>en</strong>t important de c<strong>et</strong>te croissance, s'élève de 13.5% par an <strong>en</strong>tre 1970 <strong>et</strong> 1978, <strong>et</strong> représ<strong>en</strong>te<br />

<strong>en</strong> 1976 plus de 25% du PIB 104 .<br />

Ces chiffres globaux ne saurai<strong>en</strong>t signifier une évolution harmonieuse <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> secteurs<br />

économiques : la politique économique s'ori<strong>en</strong>ta plutôt vers l'industrie légère <strong>et</strong> consommatrice,<br />

l'industrie de substitution n<strong>et</strong>te à l'importation <strong>et</strong> la construction des infrastructures (de grands<br />

proj<strong>et</strong>s hydrauliques comme le barrage sur l'Euphrate <strong>et</strong> des routes, <strong>et</strong>c.,) <strong>en</strong> négligeant l'agriculture<br />

(celle-ci constitue 18.2% de PIB <strong>en</strong> 1976 contre 30.1% du PIB <strong>en</strong> 1963). Selon le credo<br />

idéologique du mom<strong>en</strong>t, il s'agit d'une véritable politique industrielle prét<strong>en</strong>dant vouloir "sortir de<br />

l'ère agraire". Cep<strong>en</strong>dant, la r<strong>en</strong>tabilité économique d'une partie des proj<strong>et</strong>s était douteuse, reflétant<br />

ainsi le caractère r<strong>en</strong>tier de l'économie. Parler de "modèle" <strong>en</strong> matière de politique économique<br />

syri<strong>en</strong>ne serait certainem<strong>en</strong>t abusif : c<strong>et</strong>te politique repose sur des choix accid<strong>en</strong>tels sans une<br />

103 - Cité dans le chapitre précéd<strong>en</strong>t.<br />

104 - En Syrie, <strong>les</strong> aléas statistiques sont nombreux, <strong>les</strong> données relatives à un phénomène précis<br />

peuv<strong>en</strong>t varier, d'après <strong>les</strong> mêmes sources. Nous ne pouvons donc attacher trop d'importance aux<br />

valeurs absolues d'une grandeur. Ce qui compte, c'est le s<strong>en</strong>s de l'évolution.<br />

Cf. Michel Chatelus, "La croissance économique. Mutation des structures <strong>et</strong> dynamisme du<br />

déséquilibre", in André Raymond <strong>et</strong> al., La Syrie d'aujourd'hui, Paris, éd. C<strong>en</strong>tre National de la<br />

Recherche Sci<strong>en</strong>tifique, 1980, p. 227.


véritable stratégie, constituant ainsi une "économie de l'opportunité" 105<br />

idéologiques <strong>et</strong> le prestige jou<strong>en</strong>t un rôle décisif.<br />

où <strong>les</strong> considérations<br />

Au point de vue social, une nouvelle bourgeoisie étatique ou bureaucratique, selon<br />

l'expression de Perthes 106 est apparue. Elle est composée pour l'ess<strong>en</strong>tiel par <strong>les</strong> militaires profitant<br />

de leurs séjours au Liban après 1976 <strong>et</strong> <strong>les</strong> apparatchiks, énorme machine bureaucratique. Ce<br />

complexe militaro-mercantile, pour parler comme Elisab<strong>et</strong>h Picard 107 , constitue sa fortune surtout<br />

dans l'affairisme <strong>et</strong> le business sauvage (comme le commerce du hachisch surtout <strong>en</strong>tre le Liban <strong>et</strong><br />

la Syrie). Le public syri<strong>en</strong> connaît bi<strong>en</strong> Mohammed Haydar (ex-Vice premier ministre) surnommé<br />

"Monsieur cinq pour c<strong>en</strong>t" qui prélève 5% de taxe sur tout le commerce <strong>et</strong> l'industrie libanaise au<br />

motif <strong>les</strong> "protéger".<br />

Au tour de c<strong>et</strong>te bourgeoisie étatique opul<strong>en</strong>te s'articule un autre type de bourgeoisie qui<br />

ne peut fonctionner sans des relations établies étroitem<strong>en</strong>t avec la première. C'est la nouvelle<br />

bourgeoisie commerciale dont le savoir faire managérial est anci<strong>en</strong>. Avec la facilité offerte par la<br />

bureaucratie <strong>et</strong> l'armée corrompue, elle mène de très bonnes affaires <strong>et</strong> construit rapidem<strong>en</strong>t sa<br />

fortune. Dans <strong>les</strong> années soixante-dix, on observe la multiplication des compagnies d'importations<br />

possédées par des personnalités politiques mais souv<strong>en</strong>t couvertes par des noms de la bourgeoisie<br />

commerciale (comme la compagnie de Hadaya part<strong>en</strong>aire du frère du Présid<strong>en</strong>t, Rif'at al-Assad).<br />

Tout s'organise autour des réseaux de subordination par le biais d'un acte d'échange : bi<strong>en</strong>s <strong>et</strong><br />

services contre loyauté <strong>et</strong> obéissance. Dans un s<strong>en</strong>s, ces relations politiques ont une portée<br />

fortem<strong>en</strong>t économique. "Vol de bi<strong>en</strong>s publics, pot-de vin, contrebande, <strong>et</strong> népotisme devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />

alors chose courante <strong>en</strong> Syrie (...) Les dirigeants du secteur public (...) s'<strong>en</strong> rem<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t à des ag<strong>en</strong>ts<br />

privés pour se procurer des divises étrangères, allouer des contrats étrangers, ou faciliter<br />

l'écoulem<strong>en</strong>t de produits locaux. En s<strong>en</strong>s inverse, <strong>les</strong> hommes d'affaires pay<strong>en</strong>t régulièrem<strong>en</strong>t des<br />

officiels pour obt<strong>en</strong>ir des exemptions de régulation sur l'import-export, des lic<strong>en</strong>ces diverses, <strong>et</strong> la<br />

priorité d'accès aux offres d'adjudication" 108 .<br />

Cep<strong>en</strong>dant, avec <strong>les</strong> symptômes de la crise économique à l'horizon, la presse a tiré la<br />

sonn<strong>et</strong>te d'alarme <strong>en</strong> <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>ant des critiques certes timides mais qui dis<strong>en</strong>t tout haut ce que le<br />

peuple p<strong>en</strong>se tout bas, surtout parce que c<strong>et</strong>te nouvelle bourgeoisie a un goût pour la consommation<br />

ost<strong>en</strong>tatoire (voiture de luxe, chauffeur, gardes du corps, mimétisme du modèle occid<strong>en</strong>tal, ..).<br />

Hafez al-Assad qui, <strong>en</strong> qualité de chef de l'Etat, ti<strong>en</strong>t à rester au-dessus de la mêlée (quitte à r<strong>et</strong>irer<br />

tout le bénéfice de la manoeuvre), mène, à la fin de 1977, une campagne contre ce qu'on a appelé le<br />

"gain illicite <strong>et</strong> <strong>les</strong> profits illégaux". Néanmoins, le régime n'a pas été <strong>en</strong> mesure de faire des<br />

pressions suffisantes pour arrêter la corruption <strong>et</strong> l'<strong>en</strong>richissem<strong>en</strong>t illicite de ces hommes (souv<strong>en</strong>t<br />

militaires) sur <strong>les</strong>quels il fonde son pouvoir. Pour tout mesure, il a fait emprisonner, à grands coups<br />

de publicité, une poignée de privilégiés pour quelques mois.<br />

Outre ces deux types de bourgeoisie, appelés par le public "altabaqa aljadida" (la<br />

nouvelle classe), un troisième type, que l'on peut qualifier d'industriel, ori<strong>en</strong>ta ses efforts vers<br />

l'industrie, profitant de certaines mesures économique étatiques. Elle est composée des rescapés de<br />

l'anci<strong>en</strong>ne bourgeoisie qui ont pu passer le cap difficile de la nationalisation, mais aussi de la<br />

"nouvelle classe".<br />

105 - Michel Seurat, "Etat <strong>et</strong> industrialisation dans l'Ori<strong>en</strong>t arabe. Les fondem<strong>en</strong>ts socio-historiques",<br />

in L'Etat de barbarie, Paris, Seuil, 1977.<br />

106 - Volker Perthes, "A look at Syria's Upper Class. The Bourgeoisie and the Ba'th", in Middle East<br />

Report, USA, May-june 1991, pp. 31-37.<br />

107 - Elizab<strong>et</strong>h Picard, Espaces de référ<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> espace .., op. cit., pp.265-266.<br />

108 - Yahia Sadowski, "Cadres, guns and money. the eighth Regional congress of the syrian Ba'th",<br />

in Merip Reports, July- August 1985, cité par Joseph Bahout, Les <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs syri<strong>en</strong>s.<br />

Economie, affaires <strong>et</strong> politique, mémoire du DEA <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ces politiques, Institut d'Etudes<br />

Politique de Paris, octobre 1992, p.79.


Des facteurs économiques, <strong>en</strong>tre autres, qui ont <strong>en</strong>traîné une crise économique sans<br />

précéd<strong>en</strong>t depuis le début des années quatre-vingt : politique dirigiste très contraignante,<br />

dép<strong>en</strong>dance technologique de plus <strong>en</strong> plus grande <strong>en</strong>vers l'Occid<strong>en</strong>t, problème des devises<br />

étrangères, échec de la politique d'importation la "clé <strong>en</strong> main", diminution de l'aide arabe 109 ,<br />

stratégie économique aléatoire <strong>et</strong> ambigüe <strong>en</strong> hiatus compl<strong>et</strong> avec la <strong>modernisation</strong> timide des<br />

structures étatiques <strong>et</strong> socia<strong>les</strong>. Les symptômes de c<strong>et</strong>te crise sont apparus très n<strong>et</strong>tem<strong>en</strong>t : r<strong>et</strong>ards<br />

dans <strong>les</strong> réalisations, hypertrophie du secteur public, déficit budgétaire considérable avec une<br />

inflation d'<strong>en</strong>viron 30% 110 , <strong>en</strong>d<strong>et</strong>tem<strong>en</strong>t extérieur 111 <strong>et</strong> dép<strong>en</strong>dance accrue, coupure quotidi<strong>en</strong>ne de<br />

courant électrique p<strong>en</strong>dant des heures dans toutes <strong>les</strong> vil<strong>les</strong> de la Syrie. Faute de devise, <strong>les</strong> usines<br />

qui ne peuv<strong>en</strong>t pas s'alim<strong>en</strong>ter <strong>en</strong> matières premières ni <strong>en</strong> pièces détachées, stopp<strong>en</strong>t leur<br />

production. 112<br />

Le deuxième infitah<br />

Ainsi c<strong>et</strong>te situation difficile, tout comme l'eff<strong>et</strong> géopolitique de l'effondrem<strong>en</strong>t de l'URSS<br />

<strong>et</strong> l'Europe de l'Est, a astreint, sinon incliné, <strong>les</strong> dirigeants syri<strong>en</strong>s à m<strong>en</strong>er une politique d'ouverture<br />

plus sérieuse 113 c<strong>et</strong>te fois-ci, ce que l'on peut appeler le deuxième infitah, <strong>en</strong>treprise à partir de la<br />

seconde moitié des années 80 <strong>et</strong> culminant au début des années 90. Plusieurs mesures ont été<br />

promulguées pour réduire la prédominance de l'Etat sur l'économie (surtout le commerce extérieur<br />

<strong>et</strong> l'industrie) <strong>et</strong> laisser plus de liberté sinon <strong>en</strong>courager le secteur privé à investir. 114 Ces mesures<br />

pos<strong>en</strong>t <strong>les</strong> jalons d'un modèle économique nouveau <strong>et</strong> indiqu<strong>en</strong>t une t<strong>en</strong>dance vers un infitah plus<br />

important. La pièce motrice de c<strong>et</strong> infitah est la loi nø 10 1991 dont <strong>les</strong> mesures sont significatives.<br />

Sous condition de l'approbation préalable du Conseil de l'Investissem<strong>en</strong>t, l'Etat a autorisé <strong>les</strong><br />

investisseurs à importer leurs équipem<strong>en</strong>ts <strong>et</strong> leurs matériaux exemptés des taxes de douane, à<br />

ouvrir des comptes <strong>en</strong> devises étrangères dans <strong>les</strong> banques syri<strong>en</strong>nes sans se soum<strong>et</strong>tre au prix fixé<br />

par l'Etat, à rapatrier le capital importé après cinq ans du lancem<strong>en</strong>t du proj<strong>et</strong> concerné <strong>et</strong> à<br />

transférer le profit réalisé immédiatem<strong>en</strong>t.<br />

Depuis la promulgation de c<strong>et</strong>te loi, plus de 370 de demandes de créations d'<strong>en</strong>treprise ont<br />

été déposées, représ<strong>en</strong>tant d'<strong>en</strong>viron 93,38 milliards de livres syri<strong>en</strong>nes (qui correspond<strong>en</strong>t à 2,1<br />

milliards de $ américains) 115 . Aujourd'hui, le secteur privé assure, hors énergie, 53% des<br />

importations <strong>et</strong> 80% des exportations syri<strong>en</strong>nes (surtout des produits des industries texti<strong>les</strong> <strong>et</strong><br />

109 - De 1.3-1.8 milliards $ par an <strong>en</strong>tre 1979 <strong>et</strong> 1982 à 600-700 millions $ par an dans <strong>les</strong> années<br />

suivantes.<br />

Cf. Volker Perthes, "The Syrian Economy in the 1980s", in Middle East Journal, volume 46, nø 1,<br />

winter 1992, p. 57.<br />

110 - Ibid. p. 39.<br />

111 - En 1990, la d<strong>et</strong>te extérieure de la Syrie s'élève à 16.4 milliards dont 12 milliard pour la Russie.<br />

Cf. Th. Moosnitec, "Le Présid<strong>en</strong>t, le cheikh <strong>et</strong> le piano", in Jeune afrique, Paris, nø 1689, 20-26<br />

mai 1993, p. 39.<br />

112 - "Production at the Hama iron and steel plant stopped compl<strong>et</strong>ely for about two years, and<br />

partial or compl<strong>et</strong>e stoppages occurred in the production of fertilizer, synth<strong>et</strong>ic fibres, cem<strong>en</strong>t,<br />

pipes, paper, refrigerators, shoes, aluminium shapes, batteries, and mineral water.".<br />

Cf. V. Perthes, "The Syian ..., op. cit., p.41.<br />

113 - c<strong>et</strong> infitah reste très restreint par rapport à la politique de l'infitah égypti<strong>en</strong>.<br />

114 - Cf. La loi numéro 10 dite "loi de l'investissem<strong>en</strong>t des capitaux", 4 mai 1991, (brochure <strong>en</strong><br />

arabe), Damas.<br />

115 - Il faut relativiser ces donnés, car c'est chez ces nouveaux <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs que l'éphémère est le<br />

plus prés<strong>en</strong>t, <strong>et</strong> que des fortunes se font <strong>et</strong> se défont du jour au l<strong>en</strong>demain.<br />

Cf. Country Report : Syria, nø 3, 1992, p.15 f, cité par Eberhard Ki<strong>en</strong>le, "The r<strong>et</strong>urn of politics?<br />

Sc<strong>en</strong>arios for Syria's second infitah", acte du colloque "Curr<strong>en</strong>t Economic and Political Change<br />

in Syria : Liberalization B<strong>et</strong>we<strong>en</strong> Cold War and Cold Peace" ; SOAS, London, 27-28 mai 1993.<br />

(non publié).


alim<strong>en</strong>taires) 116 . Dernière mesure <strong>en</strong> date : la privatisation partielle des transports urbains. Quant au<br />

domaine de l'agriculture, négligé depuis fort longtemps, il s'épanouit grâce aux secteurs mixte <strong>et</strong><br />

privé, bi<strong>en</strong> qu'il demeure soumis aux aléas climatiques. Cep<strong>en</strong>dant, pour florissant qu'il soit, le<br />

secteur privé n'<strong>en</strong> est pas moins soumis, <strong>en</strong> dernière instance, à la décision publique <strong>et</strong> à sa<br />

suprématie.<br />

Pour l'instant, force est de constater que l'infitah inauguré depuis quelques années s'est<br />

poursuivi <strong>et</strong> s'est confirmé, malgré <strong>les</strong> à-coups <strong>et</strong> <strong>les</strong> volte-faces temporaires, mais il demeure<br />

limité par la faib<strong>les</strong>se de la libéralisation politique. 117 Les <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs sont de plus <strong>en</strong> plus <strong>en</strong><br />

mesure de négocier un pacte avec la bourgeoisie bureaucratique (l'Etat). Bi<strong>en</strong> qu'ils soi<strong>en</strong>t issus de<br />

l'Etat <strong>et</strong> constamm<strong>en</strong>t à sa merci, ils coopèr<strong>en</strong>t avec lui tactiquem<strong>en</strong>t pour consolider le pacte avant<br />

d'<strong>en</strong> dev<strong>en</strong>ir <strong>les</strong> égaux. Optimalem<strong>en</strong>t, ils voudront demain aller plus loin, sortir de la niche du<br />

secteur mixte <strong>et</strong> se lancer dans l'économie productive, avec, <strong>en</strong> arrière p<strong>en</strong>sée, le désir de dev<strong>en</strong>ir<br />

une vraie force économique 118 .<br />

Cep<strong>en</strong>dant, <strong>les</strong> règ<strong>les</strong> du jeu établies vont perm<strong>et</strong>tre, volontairem<strong>en</strong>t ou non , un<br />

changem<strong>en</strong>t social <strong>et</strong> politique important : c<strong>et</strong> infitah est <strong>en</strong> train de créer un nouveau groupe de<br />

bourgeoisie qui se démarque des autres par sa nouvelle éthique. Elle se caractérise, non par son<br />

osmose avec la bureaucratie ou par l'affairisme, mais par son autonomie sociale <strong>et</strong> politique depuis<br />

<strong>les</strong> mesures énoncées. Les 370 nouvel<strong>les</strong> <strong>en</strong>treprises autorisées n'ont pas choisi, au moins pour la<br />

plupart, <strong>les</strong> moy<strong>en</strong>s pervertis <strong>et</strong> hâtifs pour s'<strong>en</strong>richir, <strong>et</strong> pour autant ils demeur<strong>en</strong>t dans la classe<br />

moy<strong>en</strong>ne ou dans la strate supérieure de c<strong>et</strong>te classe. C<strong>et</strong>te nouvelle catégorie, sobre voire austère<br />

dans son mode de vie, peut être appelée "la nouvelle classe moy<strong>en</strong>ne". 119 Si elle est le produit de<br />

l'infitah, ironiquem<strong>en</strong>t, elle est tout autant m<strong>en</strong>acée par son développem<strong>en</strong>t.<br />

Avec <strong>les</strong> autres types de bourgeoisie, c<strong>et</strong>te catégorie d'<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs constitue un vecteur<br />

pot<strong>en</strong>tiel d'un changem<strong>en</strong>t social <strong>et</strong> politique <strong>en</strong> Syrie. Car l'économie syri<strong>en</strong>ne ne peut pas<br />

dorénavant rester r<strong>en</strong>tière pour diverses raisons : d'une part, <strong>les</strong> monarchies du Golfe, à la suite de<br />

"Tempête du désert", viv<strong>en</strong>t une tempête financière sans précéd<strong>en</strong>t, <strong>et</strong> ne peuv<strong>en</strong>t pas être aussi<br />

généreuses qu'avant avec leurs frères syri<strong>en</strong>s malgré la "bonne conduite" de ces derniers. D'autre<br />

part, l'év<strong>en</strong>tuel traité de paix avec Israël va <strong>en</strong>traîner une démilitarisation de la Syrie <strong>en</strong> réduisant<br />

son armée 120 , le premier support du régime, <strong>et</strong> <strong>en</strong> privant l'autorité de son credo idéologique (qui<br />

consiste à imputer tous <strong>les</strong> problèmes intérieurs <strong>et</strong> extérieurs à Israël) 121 . Et finalem<strong>en</strong>t, le poids<br />

géopolitique dont jouit la Syrie ne serait plus déterminant, <strong>les</strong> dirigeants syri<strong>en</strong>s ne saurai<strong>en</strong>t pas<br />

116 - Jeune Afrique, nø 1690, 27 mai - 2 juin 1993, p. 69.<br />

117 - Contrairem<strong>en</strong>t à l'analyse de Volker Perthes, (cf. son article "Syria's Parliam<strong>en</strong>tary Elections -<br />

Remodeling Asad's Political Base" in Middle East Report, January-February 1992), nous p<strong>en</strong>sons<br />

qu'il y a un li<strong>en</strong> étroit <strong>en</strong>tre la libéralisation économique <strong>et</strong> politique <strong>et</strong> que la démocratie a un rôle<br />

décisif pour accréditer la libéralisation économique.<br />

118 - Bahout, op. cit., p.91.<br />

119 - Les "classes moy<strong>en</strong>nes" ne sont ni une classe, ni une strate sociale, mais plutôt une catégorie<br />

définie par son rôle c<strong>en</strong>tral dans le processus de développem<strong>en</strong>t.<br />

Cf. Alain Touraine, La parole <strong>et</strong> le sang. Politique <strong>et</strong> société <strong>en</strong> Amérique latine, Paris, Odile<br />

Jacob, 1988, p.81.<br />

Quant au qualificatif "nouvelle", c'est pour le distinguer de la précéd<strong>en</strong>te classe moy<strong>en</strong>ne. On ne<br />

doit pas confondre l'appellation de c<strong>et</strong>te catégorie avec le concept américain "neo-middle class".<br />

120 - Au-delà de la destruction des armes, James Baker dans sa première visite à la Syrie a demandé<br />

la réduction de l'effectif de l'armée de 800 mille personnes à 130 mille (qui correspond à 1% de la<br />

population syri<strong>en</strong>ne), <strong>et</strong> pareillem<strong>en</strong>t pour <strong>les</strong> moukhabarats. Cf. al-Wasat, nø 67, 10 mai 1993,<br />

p.8.<br />

121 - Ne soyons pas trop optimiste : depuis la confér<strong>en</strong>ce de Madrid, le Présid<strong>en</strong>t Assad, "le héros de<br />

la guerre", est dev<strong>en</strong>u, dans <strong>les</strong> médias syri<strong>en</strong>s, un "héros de la paix". On croyait <strong>les</strong> idéologies <strong>en</strong><br />

déroute, mais non : chassées par la porte, el<strong>les</strong> sont aussitôt rev<strong>en</strong>ues par la f<strong>en</strong>être.


jouer comme avant la carte du Liban 122 ni celle de la guerre froide. Le mom<strong>en</strong>t sera d'autant plus<br />

propice que la paix vi<strong>en</strong>dra m<strong>et</strong>tre fin à la situation "ni guerre ni paix" 123 pour une nouvelle<br />

impulsion du libéralisme économique.<br />

Ce sont des facteurs, dont le pouvoir syri<strong>en</strong> a consci<strong>en</strong>ce de la gravité, qui favoris<strong>en</strong>t la<br />

décomposition du champ politique syri<strong>en</strong> dans laquelle <strong>les</strong> <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs, de toutes <strong>les</strong> catégories,<br />

avec l'élite technici<strong>en</strong>ne pourront jouer un rôle décisif ou, tout au moins, influ<strong>en</strong>cer <strong>les</strong> dynamiques<br />

de changem<strong>en</strong>t. Soyons réaliste : le changem<strong>en</strong>t politique <strong>en</strong> cours consiste à remodeler la base du<br />

régime <strong>et</strong> non pas à le démocratiser.<br />

Quoiqu'il y ait un certain redressem<strong>en</strong>t dans la situation de l'économie syri<strong>en</strong>ne, c<strong>et</strong>te<br />

dernière donne le vertige 124 : (depuis juin 1993) coupure du courant électrique dev<strong>en</strong>ue plus longue<br />

(p<strong>en</strong>dant sept heures quotidi<strong>en</strong>nem<strong>en</strong>t) 125 ce qui bloque <strong>les</strong> manufactures <strong>et</strong> <strong>les</strong> commerçants,<br />

flambée des prix au point que l'on parle de "nouveaux pauvres" <strong>en</strong> opposition aux "nouveaux<br />

riches" des années quatre-vingts. Et si <strong>les</strong> produits importés afflu<strong>en</strong>t sur le marché, ils ne sont pas à<br />

la portée de toutes <strong>les</strong> bourses. La bureaucratie étatique, corrompue <strong>et</strong> pléthorique, demeure jusqu'à<br />

ce jour très puissante, tout fonctionne par la relation cli<strong>en</strong>téliste <strong>et</strong> par le système "D". Quant à la<br />

bourgeoisie, elle dép<strong>en</strong>d de l'interaction constante, conflictuelle ou "coopérative", imposée ou<br />

négociée, <strong>en</strong>tre secteur public <strong>et</strong> secteur privé ; elle ne se caractérise pas par son contrôle de<br />

l'appareil de production mais par son osmose avec la bureaucratie.<br />

La reprise économique qui s'est amorcée pose beaucoup d'interrogations sur sa capacité à<br />

sortir le pays de son désarroi tant qu'elle n'est pas articulée avec la moindre libéralisation<br />

politique 126 . En fait, lors de la dernière élection du parlem<strong>en</strong>t <strong>les</strong> 22-23 mai 1990 <strong>et</strong> pour la<br />

première fois, le régime a voulu élargir sa base à des strates plus hautes composées des<br />

commerçants, ingénieurs, avocats, <strong>et</strong>c., <strong>en</strong> plus des masses rura<strong>les</strong>. Il a <strong>en</strong>couragé des<br />

"indép<strong>en</strong>dants" 127 à s'y prés<strong>en</strong>ter. Par conséqu<strong>en</strong>t, on a vu une <strong>en</strong>trée massive de ces catégories,<br />

pour la première fois au Parlem<strong>en</strong>t. Ces élus font souv<strong>en</strong>t partie de la direction de la chambre du<br />

commerce qui a gardé auparavant une relative neutralité vis-à-vis du pouvoir. On assiste ainsi à<br />

une passage du régime autoritaire à un autre, corporatiste-autoritaire. Sommes-nous au passage à la<br />

démocratie? Bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du non, ce changem<strong>en</strong>t n'est qu'un pas pour la survie du régime, même s'il<br />

répond à des demandes politiques prépondérantes émanant de groupes sociaux de plus <strong>en</strong> plus<br />

diversifiés <strong>et</strong> à une complexification croissante de la stratification sociale née des contradictions de<br />

122 - L'espace libanais occupe d'ailleurs une place importante dans l'édifice économique syri<strong>en</strong>, tant<br />

formel qu'informel.<br />

123 - C<strong>et</strong>te situation coûte chère à la Syrie, 65% des dép<strong>en</strong>ses du budg<strong>et</strong> de l'Etat sont consacrés à la<br />

déf<strong>en</strong>se, secteur incompressible dans la mesure où la "parité stratégique" avec Israël jusqu'à 1990<br />

est le maître mot de la doctrine.<br />

Cf. Le Monde, 16 février 1991, p. 8.<br />

124 - Le PNB <strong>en</strong> Syrie est de 1000 $ par habitant <strong>en</strong> 1990 contre 3700 $ <strong>en</strong> Iraq.<br />

125 - La coupure peut durer jusqu'à 12 heures par jour dans certaines régions <strong>et</strong> surtout dans <strong>les</strong><br />

quartiers qui ne sont pas habités par des responsab<strong>les</strong> politiques!<br />

126 - Les prisons qui se sont vidées partiellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> décembre 1991 (libération de 2000 dét<strong>en</strong>us), se<br />

rempliss<strong>en</strong>t à nouveau d'opposants. Par ailleurs, la comédie électorale persiste : le Présid<strong>en</strong>t Assad<br />

s'est fait réélire pour son quatrième sept<strong>en</strong>nat le 2 novembre 1991 par un score de 99.8%! Le peuple<br />

syri<strong>en</strong> se prépare à nouveau psychologiquem<strong>en</strong>t pour un autre quart de siècle de pouvoir pour la<br />

famille d'el-Assad, mais c<strong>et</strong>te fois-ci avec un des propres fils du Présid<strong>en</strong>t, comme Maher<br />

(ingénieur <strong>et</strong> officier à l'armée). Auparavant, le jeune ingénieur Bassel el-Assad, le frère aîné de<br />

Maher, mort le 7 janvier 1994, était le dauphin officieusem<strong>en</strong>t désigné par le régime.<br />

127 - Le guillem<strong>et</strong> est mis parce que ceux-ci ont été choisis par le régime <strong>en</strong> raison de leur<br />

représ<strong>en</strong>tativité de diverses catégories socia<strong>les</strong> mais n'ont pas une posture critique par rapport au<br />

pouvoir politique.


la politique économique 128 . Le Présid<strong>en</strong>t Assad a n<strong>et</strong>tem<strong>en</strong>t déclaré dans son discours d'investiture<br />

pour un nouveau mandat, le 12 mars 1992, qu'il est contre la "démocratie importée", à savoir la<br />

pluralisme politique. Et dès l'effondrem<strong>en</strong>t de l'Union soviétique, il a fait savoir dans une interview<br />

que la Syrie a fait sa pérestroika bi<strong>en</strong> avant tous <strong>les</strong> pays socialistes, sous <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du le Mouvem<strong>en</strong>t<br />

"rectificatif" de 1971, pour couper la route aux rumeurs sur un év<strong>en</strong>tuel changem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Syrie.<br />

Ainsi, faute d'Etat de droit 129 , la capacité à se doter d'institutions nécessaires au<br />

fonctionnem<strong>en</strong>t d'une économie libérale reste faible. La Syrie vit <strong>en</strong>core avec une superposition de<br />

lois qui dat<strong>en</strong>t de l'emprise ottomane, du mandat français, de l'Union avec l'Egypte <strong>et</strong> <strong>en</strong>fin du Parti<br />

Ba'th. L'économie paraît sur le fil du rasoir <strong>et</strong> prête à éclater sous <strong>les</strong> t<strong>en</strong>sions intérieures confinées<br />

aux brusques réversibilités <strong>et</strong> volte-faces de la décision politique autant que des t<strong>en</strong>sions<br />

extérieures ; <strong>et</strong> pour c<strong>et</strong>te raison, <strong>les</strong> hommes d'affaires occid<strong>en</strong>taux <strong>et</strong> arabes ne se sont pas <strong>en</strong>core<br />

précipités <strong>en</strong> Syrie.<br />

** ** ** ** **<br />

I-2-2. Une situation difficile<br />

Dans ce contexte de développem<strong>en</strong>t plutôt étatique <strong>et</strong> déséquilibré, <strong>les</strong> ingénieurs ont un<br />

rôle important à jouer dans la mise <strong>en</strong> oeuvre des politiques de développem<strong>en</strong>t hydro-agricole,<br />

d'industrialisation <strong>et</strong> d'aménagem<strong>en</strong>t urbain.<br />

Dans <strong>les</strong> années soixante <strong>et</strong> jusqu'à 1974, <strong>les</strong> ingénieurs travaillai<strong>en</strong>t majoritairem<strong>en</strong>t dans<br />

le secteur privé 130 : bureaux d'étude, <strong>en</strong>treprises, <strong>et</strong>c., il s'agissait ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t d'une profession<br />

libérale qui garantissait à ses membres un niveau de rev<strong>en</strong>u confortable.<br />

En 1974, une loi a été promulguée qui contraint <strong>les</strong> jeunes ingénieurs diplômés des<br />

facultés syri<strong>en</strong>nes à travailler cinq ans au service de l'Etat (avec la possibilité pour <strong>les</strong> garçons<br />

d'inclure leur service militaire). C<strong>et</strong>te loi est interv<strong>en</strong>ue à la suite des flux financiers quasi-r<strong>en</strong>tiers<br />

dont a bénéficié la Syrie du fait des aides que <strong>les</strong> pays arabes pétroliers lui ont accordées ; à ce<br />

mom<strong>en</strong>t là, l'Etat a décidé de créer des <strong>en</strong>treprises de travaux publics pour pr<strong>en</strong>dre le relais des<br />

compagnies étrangères <strong>et</strong> de recruter pour cela des ingénieurs. Cep<strong>en</strong>dant, ces rev<strong>en</strong>us n'ont pas été<br />

utilisés pour industrialiser le pays ce qui aurait assuré un travail stable aux ingénieurs. L'effort à été<br />

surtout réalisé <strong>en</strong> faveur du marché du bâtim<strong>en</strong>t <strong>et</strong> de la construction de l'infrastructure (routes,<br />

ponts, barrages, mais aussi palais!, <strong>et</strong>c.). Pourtant, une rapide croissance du nombre des ingénieurs<br />

(voir le tableau n° 1) a accompagné ce faux essor beaucoup plus rapide que la réalité du pot<strong>en</strong>tiel<br />

économique du pays. C<strong>et</strong>te disproportion est due d'une part, à la mauvaise planification par l'Etat<br />

qui a, <strong>en</strong> même temps, promu de façon incohér<strong>en</strong>te l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t supérieur à l'université <strong>et</strong>,<br />

d'autre part, au prestige dont bénéficie traditionnellem<strong>en</strong>t la profession d'ingénieur. Ce phénomène<br />

de la prolifération devi<strong>en</strong>t pathologique <strong>et</strong> acc<strong>en</strong>tue l'écart <strong>en</strong>tre l'offre <strong>et</strong> la demande dans la sphère<br />

du travail intellectuel 131 .<br />

128 - Bahout, op. cit., p.73.<br />

129 - A titre d'exemple : <strong>les</strong> dispositions des décr<strong>et</strong>s de l'infitah (loi nø 10) sont contradictoires avec<br />

le décr<strong>et</strong> 24 (31 août 1986) qui perm<strong>et</strong> de punir sévèrem<strong>en</strong>t- jusqu'à des années de prison ferm<strong>et</strong>oute<br />

personne sortant de Syrie <strong>en</strong> possession de devises étrangères. Ce décr<strong>et</strong> qui n'a pas <strong>en</strong>core été<br />

abrogé est valide même s'il est pour l'instant "oublié", ce qui constitue un véritable épée de<br />

Damoclès susp<strong>en</strong>due au dessus des hommes d'affaires. Ce g<strong>en</strong>re de lois n'atteint que <strong>les</strong> "non<br />

protégés". Cf. J. Bahout, op. cit., p.25.<br />

130 - Selon Al-Omari, anci<strong>en</strong> Présid<strong>en</strong>t du syndicat des ingénieurs, interview <strong>en</strong> août 1991.<br />

131 - un phénomène similaire a été observé dans l'Italie des années vingt. Cf. Carlo G. Lacaita "Les<br />

ingénieurs <strong>et</strong> l'organisation des études d'ingénieurs <strong>en</strong> Italie de l'unification politique à la Seconde<br />

Guerre mondiale", in A. Grelon, <strong>les</strong> ingénieurs de la crise, Paris, EHESS, 1986, p. 311-316.


Tableau Nø 1<br />

Evolution du nombre des ingénieurs 132<br />

<strong>en</strong>tre 1955 <strong>et</strong> 1987.<br />

anné<strong>en</strong>b des<br />

ingénieurs<br />

1955 365<br />

503%<br />

1965 1837<br />

143%<br />

1970 2624<br />

290%<br />

1975 7615<br />

154%<br />

1980 11746<br />

188%<br />

1985 22095<br />

175%<br />

1987 38782<br />

Taux de<br />

croissance<br />

Ces ingénieurs sont répartis <strong>en</strong> spécialité (génie civil, architecture, <strong>et</strong>c.). Le tableau nø 2<br />

montre le nombre des ingénieurs dans chaque spécialité :<br />

132 - Rappelons que le mot (ingénieur) <strong>en</strong>globe ici toutes <strong>les</strong> spécialités y compris l'architecture <strong>et</strong><br />

l'agronomie. Voir, Elisab<strong>et</strong>h Longu<strong>en</strong>esse (dir), Bâtisseurs <strong>et</strong> bureaucrates. Ingénieurs <strong>et</strong> société<br />

au Maghreb <strong>et</strong> au Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t, Lyon, Maison de l'Ori<strong>en</strong>t, 1991, pp407-412.


Tableau nø 2<br />

Répartition des ingénieurs inscrits au syndicat selon la spécialité 133<br />

41301<br />

Année 19561965 19701975 19801985 1988<br />

Génie civil 234 8301604 27325156 1014713688<br />

Architecture 81 172377 7351587 29873835<br />

Mécanique 46 150235 8831697 34204855<br />

Electricité 24 159259 8441914 38225432<br />

Electro.<br />

Agronome 4891020 19795685 10150 11545<br />

Chimie 99 284622 889<br />

Textile 25 67 90 95<br />

Géologie 3 6 4 133206 544569<br />

Autre 15 31 124 6<br />

--------------------- ---- ----<br />

21 175<br />

---- ----<br />

254<br />

----Total 412 73813623 761516746<br />

_____________________________________________________<br />

Nous pouvons facilem<strong>en</strong>t constater, jusqu'<strong>en</strong> 1980 la prédominance du nombre des<br />

ingénieurs civils par rapport aux autres spécialités (5156 ingénieurs civils contre 2459 ingénieurs<br />

du reste des spécialités) : l'essor dans l'industrie du BTP (bâtim<strong>en</strong>t <strong>et</strong> travaux publics) <strong>et</strong> la faib<strong>les</strong>se<br />

de la demande d'ingénieurs dans l'industrie peuv<strong>en</strong>t expliquer c<strong>et</strong>te prédominance. Cep<strong>en</strong>dant, la<br />

proportion <strong>en</strong>tre le secteur de BTP <strong>et</strong> l'industrie ne tarde pas à se r<strong>en</strong>verser après 1980, surtout avec<br />

l'<strong>en</strong>trée des sci<strong>en</strong>ces de l'ordinateur, propagées parmi la population comme mythe. Ceci a <strong>en</strong>traîné<br />

une diminution de la part des ingénieurs civils. Malheureusem<strong>en</strong>t, nous disposons de peu<br />

d'indications statistiques pour connaître la proportion des ingénieurs qui travaill<strong>en</strong>t dans l'industrie,<br />

mais elle est certainem<strong>en</strong>t faible : selon E. Longu<strong>en</strong>esse, d'après un sondage réalisé dans l'annuaire<br />

des ingénieurs de 1979, 10% à 12% des ingénieurs aurai<strong>en</strong>t été alors employés dans l'industrie 134 .<br />

Si <strong>en</strong> France, on compte 700.000 ingénieurs (dont 340.000 diplômé) 135 <strong>en</strong> 1990, c'est-àdire<br />

14 ingénieurs/1000 personnes actives (10 ingénieurs pour la Belgique) 136 , on peut considérer le<br />

9,4 ingénieurs diplômés par 1000 personnes actives (<strong>en</strong> 1987) comme un taux trop élevé pour un<br />

pays de faible industrie tel que la Syrie. C<strong>et</strong>te surqualification des ressources humaines n'a pas pu<br />

stimuler un marché d'emploi mais, au contraire, on peut se demander si elle n'a pas constitué un<br />

obstacle au développem<strong>en</strong>t.<br />

Depuis le début des années quatre-vingts, la crise économique qui secoue la Syrie <strong>en</strong>traîne<br />

un chômage masqué au sein des <strong>en</strong>treprises publiques, une faible demande dans le secteur privé,<br />

une bureaucratisation du métier d'ingénieur <strong>et</strong> des reconversions radica<strong>les</strong>. Il s'agit là de facteurs<br />

qui ont dégradé le statut d'une bonne partie des ingénieurs. L'évolution de la profession d'ingénieur<br />

133 - Ibid.<br />

134 - Elisab<strong>et</strong>h Longu<strong>en</strong>esse, "Ingénieurs <strong>et</strong> développem<strong>en</strong>t au Proche-Ori<strong>en</strong>t : Liban, Syrie,<br />

Jordanie", in Sociétés contemporaines, nø 6, 6/1991, Paris, IRESCO, L'Harmattan, p.15.<br />

135 - Cf. A. Grelon, Catherine Marry <strong>et</strong> Jean-Marie Duprez, Les ingénieurs diplômés <strong>en</strong> France :<br />

Mutations professionnel<strong>les</strong> <strong>et</strong> id<strong>en</strong>tité sociale, in Sociétés contemporaines, op. cit., p.61.<br />

Il faut opérer un déplacem<strong>en</strong>t dans la définition de l'ingénieur <strong>en</strong>tre la Syrie <strong>et</strong> la France. Pour la<br />

première, l'ingénieur correspond à une fonction <strong>et</strong> même sans diplôme (comme l'autodidacte) ; par<br />

contre, <strong>en</strong> Syrie l'ingénieur correspond exclusivem<strong>en</strong>t à un diplôme <strong>et</strong> même si sa fonction ne<br />

relève pas de l'ingénierie (nous allons rev<strong>en</strong>ir à ce point dans I-3-2).<br />

136 - Jean C. Baud<strong>et</strong>, Ingénieurs belges, de la machine à vapeur à l'an 2000, l'histoire des technique<br />

<strong>et</strong> prospective industrielle, in Revue de l'Ingénieur Industriel, (nø spécial), Bruxel<strong>les</strong>, éd. APPS,<br />

1986.


fait qu'elle s'éloigne de plus <strong>en</strong> plus de la par<strong>en</strong>té qu'elle pouvait avoir avec <strong>les</strong> professions<br />

libéra<strong>les</strong>.<br />

Tout cela conduit Elisab<strong>et</strong>h Longu<strong>en</strong>esse à relever avec raison à propos des ingénieurs<br />

qu'"ils sont dev<strong>en</strong>us un agrégat hétérogène de salariés dép<strong>en</strong>dants de l'Etat, dispersés, atomisés,<br />

connaissant une assez large diversité de conditions, <strong>et</strong> de ce fait même incapab<strong>les</strong> de s'affirmer de<br />

manière autonome. Seule une minorité continue à prolonger la situation anci<strong>en</strong>ne, <strong>et</strong> se trouve<br />

complètem<strong>en</strong>t marginalisée" 137 . Cep<strong>en</strong>dant, c<strong>et</strong>te conclusion générale pourrait être nuancée <strong>en</strong><br />

fonction du secteur dans lequel l'ingénieur travaille, l'origine sociale ou d'autres facteurs ; car,<br />

finalem<strong>en</strong>t <strong>les</strong> ingénieurs sont-ils des "déclassés" ou, pour repr<strong>en</strong>dre le terme de Gouldner,<br />

"asc<strong>en</strong>dants bloqués" 138 ? Nous t<strong>en</strong>dons à <strong>les</strong> considérer comme des "asc<strong>en</strong>dants bloqués" vue <strong>les</strong><br />

privilèges <strong>et</strong> le prestige que leur confère leur capital culturel.<br />

En se greffant sur de graves défis politiques, la crise économique a failli, emporter le<br />

régime politique. Lors des troub<strong>les</strong> politiques qui ont agité la Syrie de 1979-1982 durant <strong>les</strong>quels<br />

<strong>les</strong> "Frères musulmans" (parti clandestin opposé au régime Ba'thiste) ont essayé à plusieurs reprises<br />

de pr<strong>en</strong>dre le pouvoir, <strong>les</strong> ingénieurs ont participé de façon remarquable à ce mouvem<strong>en</strong>t aux côtés<br />

d'autres groupes professionnels (avocats, médecins). A travers leur syndicat, ils ont protesté<br />

vivem<strong>en</strong>t contre l'autorité du régime au pouvoir. Dès lors, l'Etat a dissous leur "syndicat" pour<br />

imposer une autre direction sous son emprise. Par la suite, la fuite des cerveaux (<strong>les</strong> meilleurs<br />

ingénieurs) vers <strong>les</strong> pays arabes a atteint alors son paroxysme, ce qui a m<strong>en</strong>acé la profession.<br />

Dans c<strong>et</strong>te conjoncture sombre <strong>et</strong> défavorable au développem<strong>en</strong>t d'une id<strong>en</strong>tité socioprofessionnelle<br />

autonome chez <strong>les</strong> ingénieurs, une partie d'<strong>en</strong>tre eux manifest<strong>en</strong>t un mode<br />

d'adaptation marqué par l'apathie, répondant ainsi à la situation qui leur est imposée, <strong>et</strong> leur<br />

conduite sociale est généralem<strong>en</strong>t dev<strong>en</strong>ue a-politique. Cep<strong>en</strong>dant, le chômage intellectuel (<strong>en</strong><br />

particulier <strong>les</strong> ingénieurs) <strong>en</strong> Italie dans <strong>les</strong> années vingt n'a-t-il pas <strong>en</strong>traîné un extrémisme<br />

politique dans <strong>les</strong> classes moy<strong>en</strong>nes qui r<strong>en</strong>dit plus aiguë la t<strong>en</strong>sion sociale <strong>et</strong> favorisa l'accès du<br />

fascisme au pouvoir? Vraisemblablem<strong>en</strong>t oui 139 . Dans ce registre, une autre partie des ingénieurs<br />

s'efforc<strong>en</strong>t de dépasser la médiocrité de leur condition, de créer un espace social <strong>et</strong> de construire<br />

une "profession" ; ceux-ci mèn<strong>en</strong>t diverses actions (qui seront examinées ultérieurem<strong>en</strong>t) <strong>en</strong><br />

réaction à leur aliénation née du blocage de leur mobilité sociale <strong>et</strong> professionnelle <strong>et</strong> du décalage<br />

<strong>en</strong>tre <strong>les</strong> aspirations créées par la <strong>modernisation</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> possibilité restreintes de leur satisfaction par<br />

une économie "périphérique".<br />

** ** ** ** **<br />

Ce que nous v<strong>en</strong>ons d'aborder concerne <strong>les</strong> ingénieurs qu'il s'agisse d'hommes ou de<br />

femmes, mais nous p<strong>en</strong>sons qu'il faut nous arrêter plus spécifiquem<strong>en</strong>t sur l'importante percée de<br />

la femme dans la profession de l'ingénieur.<br />

La féminisation de la profession d'ingénieurs<br />

D'abord, l'indication statistique est très positive. On passe <strong>en</strong> eff<strong>et</strong> de 16% de fil<strong>les</strong> parmi<br />

<strong>les</strong> diplômés des facultés d'ingénieurs <strong>et</strong> d'architectes <strong>en</strong> 1979 à 20.4% <strong>en</strong> 1984 <strong>et</strong> 22,52 <strong>en</strong> 1988 140 .<br />

137 - Cf. E. Longu<strong>en</strong>esse, A propos de la place des ingénieurs dans la structure sociale <strong>en</strong> Syrie,<br />

Remarques préliminaires - Maison de l'Ori<strong>en</strong>t Méditerrané<strong>en</strong>, Lyon, 1987, P. 13, (non publié).<br />

138 - Cf. Alvin W. Gouldner, The Future of Intellectuals and the Rise of the New Class, London,<br />

The Macmillan Press, 1979.<br />

Il étudie l'aliénation de la "New class" (intellectuels <strong>et</strong> intellig<strong>en</strong>tsia techniques) <strong>en</strong> montrant le<br />

blocage de la mobilité sociale à la base de c<strong>et</strong>te aliénation. Il donne l'exemple des leaders jacobins<br />

qui sont dev<strong>en</strong>us radicaux dans leur action politique après avoir été bloqués par l'aristocratie ; ils<br />

étai<strong>en</strong>t des "blocked asc<strong>en</strong>dants" (p. 60)<br />

139 - Cf. Carlo G. Lacaita "Les ingénieurs <strong>et</strong> l'organisation des études d'ingénieurs <strong>en</strong> Italie ..., op.<br />

cit., p.314.<br />

140 - E. Longu<strong>en</strong>esse, "Ingénieurs <strong>et</strong> développem<strong>en</strong>t au Proche-Ori<strong>en</strong>t... op. cit., p. 26.


Par comparaison avec la France (8,2% de femmes ingénieurs parmi <strong>les</strong> ingénieurs 141 ) la<br />

féminisation de la profession <strong>en</strong> Syrie paraît plus importante ; <strong>et</strong> pourtant la France est un des pays<br />

europé<strong>en</strong>s qui a connu, ces dernières années, la plus forte progression du pourc<strong>en</strong>tage des femmes<br />

ingénieurs 142 .<br />

Cep<strong>en</strong>dant, <strong>les</strong> chiffres avancés concernant <strong>les</strong> femmes ingénieurs syri<strong>en</strong>nes, comme le<br />

remarque Longu<strong>en</strong>esse, vari<strong>en</strong>t d'une spécialité à l'autre (plus nombreuses, par rapport à la<br />

moy<strong>en</strong>ne, <strong>en</strong> architecture mais moins nombreuses <strong>en</strong> chimie/pétrole <strong>et</strong> <strong>en</strong> mécanique) <strong>et</strong> d'une ville<br />

à l'autre (à Lattaquié, où <strong>les</strong> communautés alaouite <strong>et</strong> chréti<strong>en</strong>ne sont importantes, el<strong>les</strong> sont <strong>en</strong><br />

1984, par exemple, 33% parmi <strong>les</strong> ingénieurs diplômés; c'est-à-dire à peu prés 12% de plus que la<br />

moy<strong>en</strong>ne nationale) 143 .<br />

C<strong>et</strong>te transformation structurelle est de nature à m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> cause certains stéréotypes<br />

culturalistes occid<strong>en</strong>taux selon <strong>les</strong>quels <strong>les</strong> femmes dans le monde dit musulman sont des ag<strong>en</strong>ts<br />

passifs <strong>en</strong>fermés à la maison sous l'emprise de la culture traditionnelle. Leur <strong>en</strong>trée massive dans<br />

c<strong>et</strong>te profession masculine montre a priori un refus, certes nuancé comme on va le voir plus loin, de<br />

rester seulem<strong>en</strong>t femmes au foyer ou de se subordonner financièrem<strong>en</strong>t au pouvoir masculin (père/<br />

mari). La conjoncture économique <strong>et</strong> le volontarisme de l'Etat ont incité <strong>les</strong> femmes à choisir un<br />

métier tel que celui d'ingénieur qui leur confère un salaire respectable <strong>et</strong> un statut symbolique<br />

prestigieux. Autrem<strong>en</strong>t dit, le besoin économique de la famille syri<strong>en</strong>ne a aidé <strong>les</strong> femmes à<br />

transgresser leur posture traditionnelle. El<strong>les</strong> sont peut-être pour c<strong>et</strong>te raison beaucoup plus<br />

prés<strong>en</strong>tes dans la profession que leurs homologues libanaises, bi<strong>en</strong> que ces dernières apparaiss<strong>en</strong>t<br />

plus libérées 144 . Dans le cas des femmes de milieu paysan, c'est l'occasion d'échapper au travail de<br />

la terre ou à l'<strong>en</strong>fermem<strong>en</strong>t domestique 145 .<br />

C<strong>et</strong> accroissem<strong>en</strong>t numérique des femmes ingénieurs peut conduire à deux illusions<br />

symétriques: la première consiste à considérer la féminisation de la profession de l'ingénieur<br />

comme synonyme d'une déprofessionalisation ou d'une bureaucratisation voire comme dégradation<br />

de c<strong>et</strong>te profession. Il est vrai que la féminisation est surv<strong>en</strong>ue dans <strong>les</strong> années quatre-vingt au<br />

mom<strong>en</strong>t où la profession a subi une crise sans précéd<strong>en</strong>t mais sans qu'elle <strong>en</strong> soit la cause ; par<br />

contre, <strong>les</strong> circonstances économiques <strong>et</strong> l'ori<strong>en</strong>tation politique du système syri<strong>en</strong> peuv<strong>en</strong>t être <strong>les</strong><br />

facteurs principaux de la dégradation du métier.<br />

L'autre illusion serait de considérer l'<strong>en</strong>trée massive des femmes ingénieurs dans c<strong>et</strong>te<br />

profession comme signe direct de leur intégration dans le système économique. Notre <strong>en</strong>quête<br />

montre qu'on est loin de c<strong>et</strong>te conclusion. Car, bi<strong>en</strong> que <strong>les</strong> femmes interrogées m<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t l'acc<strong>en</strong>t,<br />

comme leur collègues masculins, sur <strong>les</strong> problèmes généraux <strong>et</strong> sur la division sociale du travail <strong>en</strong><br />

général sans faire allusion (sauf pour une minorité d'<strong>en</strong>tre el<strong>les</strong>) à sa division sexiste, el<strong>les</strong> se voi<strong>en</strong>t<br />

très peu dans des postes d'<strong>en</strong>cadrem<strong>en</strong>t ou de responsabilité, <strong>et</strong> <strong>en</strong>core moins dans le domaine de<br />

l'exécution qui demeure un bastion masculin. C<strong>et</strong>te division est souv<strong>en</strong>t légitimée par la "nonqualification"<br />

technique des femmes <strong>et</strong> par la nature du travail sur le chantier où l'ingénieur est<br />

parfois obligé d'interv<strong>en</strong>ir manuellem<strong>en</strong>t.<br />

141 - Comparaison approximative : <strong>en</strong> Syrie le chiffre est celui des diplômées tandis qu'<strong>en</strong> France<br />

celui-ci se réfère aux femmes ingénieurs <strong>et</strong> cadres techniques d'<strong>en</strong>treprise <strong>en</strong> activité. Cf. C. Marry,<br />

Femmes-ingénieurs : une (ir)résistible asc<strong>en</strong>sion?, in Information sur <strong>les</strong> Sci<strong>en</strong>ces Socia<strong>les</strong>, 1989,<br />

vol. 28, nø 2, p. 316.<br />

142 -D. Jansh<strong>en</strong>, H. Rudolph, <strong>et</strong> al. (1987), Ing<strong>en</strong>ierinn<strong>en</strong> Frau<strong>en</strong> für die Zukunft., Berlin <strong>et</strong> New<br />

York : de Gruyter, cité par Marry, ibid., p. 293.<br />

143 - E. Longu<strong>en</strong>esse, "Ingénieurs <strong>et</strong> développem<strong>en</strong>t au Proche-Ori<strong>en</strong>t.., op. cit., pp. 26-27.<br />

144 - Ibid., p. 26.<br />

145 - A propos des femmes ingénieurs de la région du Ghab, Cf. Françoise Métral, "Ingénieurs <strong>et</strong><br />

agronomes dans un proj<strong>et</strong> de développem<strong>en</strong>t rural <strong>en</strong> Syrie, in E. Longu<strong>en</strong>esse (sous direction),<br />

Bâtisseur .., op. cit., p.242.


C<strong>et</strong>te t<strong>en</strong>dance à m<strong>et</strong>tre <strong>les</strong> femmes ingénieurs dans un poste non qualifié est r<strong>en</strong>forcée par<br />

leur propre attitude qui <strong>les</strong> laisse paraître peu ambitieuses professionnellem<strong>en</strong>t. Ces femmes se<br />

considèr<strong>en</strong>t plutôt mères <strong>et</strong> épouses ayant principalem<strong>en</strong>t la responsabilité de l'éducation de leurs<br />

<strong>en</strong>fants <strong>et</strong> des tâches domestiques. Nous avons s<strong>en</strong>ti, lors de notre <strong>en</strong>quête, le complexe de<br />

culpabilité dans leur discours à cause de leur travail, surtout dans le cadre des <strong>en</strong>treprises publiques<br />

où <strong>les</strong> horaires sont longs (par rapport à ceux des administrations) :<br />

"C'est bi<strong>en</strong>, je travaille, je gagne un peu d'arg<strong>en</strong>t, mais ce sont mes <strong>en</strong>fants qui <strong>en</strong> pai<strong>en</strong>t le<br />

prix" 146 .<br />

A notre question sur le rôle que devrait jouer le père dans tout cela, elle répondait "Dieu<br />

nous a créé, nous <strong>les</strong> femmes, pour concevoir <strong>les</strong> <strong>en</strong>fants <strong>et</strong> <strong>les</strong> éduquer... ce n'est pas une tâche<br />

d'homme". Cep<strong>en</strong>dant cela ne veut pas dire que <strong>les</strong> femmes ingénieurs travaill<strong>en</strong>t seulem<strong>en</strong>t pour<br />

l'arg<strong>en</strong>t 147 ; il semble qu'el<strong>les</strong> soi<strong>en</strong>t attachées à leur métier. C'est la raison pour laquelle el<strong>les</strong> ne<br />

quitt<strong>en</strong>t que rarem<strong>en</strong>t leur travail, même si leur situation matérielle le perm<strong>et</strong>. Attachem<strong>en</strong>t au<br />

métier <strong>et</strong> non pas toutefois aux valeurs du travail, comme <strong>en</strong> témoigne ce propos :<br />

"Si je n'avais pas étudié toutes ces années pour être ingénieur, j'aurais quitté mon travail<br />

pour me consacrer à l'éducation de mes <strong>en</strong>fants. Je p<strong>en</strong>se que <strong>les</strong> femmes-ingénieurs <strong>et</strong> médecins ne<br />

peuv<strong>en</strong>t pas quitter leur travail facilem<strong>en</strong>t".<br />

C<strong>et</strong>te susceptibilité excessive <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te méfiance <strong>en</strong>vers la valeur du travail qui peuv<strong>en</strong>t être<br />

observées chez des femmes ingénieurs se compliqu<strong>en</strong>t par le prix social élevé que ces femmes<br />

pai<strong>en</strong>t pour leur <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t dans le travail : tâches domestiques sans aide de l'époux, célibat,<br />

carrière aléatoire, <strong>et</strong>c. Et pour c<strong>et</strong>te raison, <strong>les</strong> femmes choisiss<strong>en</strong>t un travail facile, comme dans le<br />

cadre des Ministères (surtout à l'Université où el<strong>les</strong> sont très visib<strong>les</strong>), dont la tâche est loin des<br />

chantiers <strong>et</strong> avec des horaires soup<strong>les</strong>, alors que ce g<strong>en</strong>re de travail <strong>les</strong> prive de l'expéri<strong>en</strong>ce<br />

professionnelle ou de la responsabilité :<br />

"Je travaille, comme mon mari, dans le Bureau c<strong>en</strong>tral de la statistique, pour la<br />

maint<strong>en</strong>ance des ordinateurs. La direction ne m'a jamais confié un tâche sérieuse, contrairem<strong>en</strong>t à<br />

mon mari. Elle a peut-être raison parce que je ne pourrais pas rester au-delà des horaires de travail<br />

<strong>en</strong> cas d'urg<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> je m'abs<strong>en</strong>te quelquefois sans prév<strong>en</strong>ir au préalable mon directeur quand un de<br />

mes deux <strong>en</strong>fants tombe malade".<br />

Pour mieux compr<strong>en</strong>dre la nature de l'aspiration des femmes au travail, pr<strong>en</strong>ons l'exemple<br />

d'un couple d'ingénieurs mariés. R. M. jeune femme architecte alépine, issue d'une famille riche<br />

d'ingénieurs, a bi<strong>en</strong> réussi dans son cursus universitaire (étant la troisième dans sa promotion à la<br />

faculté d'architecture d'Alep) : elle a souv<strong>en</strong>t voyagé <strong>en</strong> Europe pour se t<strong>en</strong>ir au courant du<br />

développem<strong>en</strong>t de l'architecture au niveau international, elle maîtrise bi<strong>en</strong> l'anglais <strong>et</strong> le français,<br />

elle a fait des lectures abondantes bi<strong>en</strong> au-delà des manuels universitaires. Admise à un concours<br />

d'<strong>en</strong>seignant à l'Université, elle est <strong>en</strong>voyée <strong>en</strong> ex-R.D.A. pour faire un doctorat. La-bas, elle a<br />

r<strong>en</strong>contré son futur mari, A. A., ingénieur <strong>en</strong> électronique qui a suivi un cursus universitaire très<br />

médiocre, sans aucun effort supplém<strong>en</strong>taire. Tous <strong>les</strong> deux ont terminé leur spécialité <strong>et</strong> sont<br />

rev<strong>en</strong>us à Alep avec un titre de docteur-ingénieur pour être embauchés à l'Université d'Alep.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, chacun a choisi d'y travailler pour des raisons différ<strong>en</strong>tes. R. M., bi<strong>en</strong> qu'ayant, a priori,<br />

la capacité sci<strong>en</strong>tifique d'être un bon architecte, a cherché un emploi qui ne procure pas<br />

d'expéri<strong>en</strong>ce professionnelle mais qui assure un rev<strong>en</strong>u moy<strong>en</strong> avec un minimum d'horaires très<br />

flexib<strong>les</strong>. Par contre A. A., son mari, a choisi l'Université pour "avoir un nom connu <strong>en</strong> tant que<br />

Docteur-ingénieur <strong>et</strong> professeur à l'Université avec peu d'horaires, dit-il, qui me perm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite<br />

146 - s'exprimait ainsi avec tristesse T.B. femme ingénieur ayant deux <strong>en</strong>fants.<br />

147 - Nous devons nuancer notre propos parce que nous avons observé certains cas de femmes (<strong>les</strong><br />

cas de R. H., S. L. <strong>et</strong> K. N.) qui ont ouvert leur bureau d'études (souv<strong>en</strong>t dans une pièce de leur<br />

maison) simplem<strong>en</strong>t pour v<strong>en</strong>dre leurs quotas à leurs collègues contre une somme d'arg<strong>en</strong>t (le<br />

syndicat réglem<strong>en</strong>te un système de quotas qui limite le nombre de m² pour <strong>les</strong>quels un ingénieur se<br />

voit accordé un permis de construire).


de travailler ailleurs à mon compte". Il travaille actuellem<strong>en</strong>t, outre l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t, dans deux<br />

usines industriel<strong>les</strong> privées.<br />

A propos du célibat, nous ne disposons d'aucune statistique sur le taux de nuptialité, mais<br />

nos interlocuteurs ont observé ce phénomène. H. J., une femme ingénieur originaire de Qatana, une<br />

p<strong>et</strong>ite commune rurale aux <strong>en</strong>virons de Damas, comptait dans son <strong>en</strong>tourage neuf femmes<br />

ingénieurs <strong>en</strong> âge de se marier (<strong>en</strong>tre 20 <strong>et</strong> 30 ans) dont trois seulem<strong>en</strong>t étai<strong>en</strong>t mariées<br />

effectivem<strong>en</strong>t. D'ailleurs, ce phénomène est <strong>en</strong>core plus vrai concernant <strong>les</strong> femmes médecins. Ont<br />

el<strong>les</strong> été défavorisées face au mariage <strong>en</strong> faisant de longues études tel<strong>les</strong> que l'ingénierie ou la<br />

médecine? Notre <strong>en</strong>quête n'a pas été <strong>en</strong> mesure de confirmer c<strong>et</strong>te hypothèse ni d'<strong>en</strong> établir une<br />

autre.<br />

Globalem<strong>en</strong>t, l'évolution de la place de la femme ingénieur dans la profession est certes<br />

acquise, mais on ne doit pas se faire beaucoup d'illusions, car <strong>les</strong> conditions socio-économiques ne<br />

lui sont toujours pas favorab<strong>les</strong> quant à sa place dans l'économie <strong>et</strong> la société. Autrem<strong>en</strong>t dit, si le<br />

travail demeure la forme la plus propice <strong>et</strong> la plus légitime, socialem<strong>en</strong>t, pour la valorisation de ces<br />

femmes, ces dernières se born<strong>en</strong>t du fait d'un certain mépris de la société pour leurs capacités.<br />

* * * * *<br />

I-2-3. Fonction <strong>et</strong> statut des ingénieurs<br />

Après c<strong>et</strong>te introduction à la situation des ingénieurs, nous allons aborder avec plus de<br />

précisions leur fonction, leur statut dans l'<strong>en</strong>treprise <strong>et</strong> l'administration, <strong>et</strong> leur place dans le<br />

système des relations professionnel<strong>les</strong>. Ce développem<strong>en</strong>t va être prés<strong>en</strong>té à travers trois lieux<br />

d'activité : <strong>les</strong> municipalités ; <strong>les</strong> ministères <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>en</strong>treprises de travaux publics ; le secteur privé<br />

industriel.<br />

C<strong>et</strong>te analyse devrait apporter une réponse aux questions suivantes : Qui sont <strong>les</strong> acteurs<br />

des politiques du développem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Syrie? Et quels sont <strong>les</strong> mécanismes de prise de décision <strong>et</strong> la<br />

capacité des ingénieurs à y accéder? Ont-ils pu jouer leur rôle <strong>en</strong> tant que médiateurs <strong>en</strong>tre la<br />

société <strong>et</strong> l'Etat? Opt<strong>en</strong>t-ils délibérém<strong>en</strong>t pour l'action individuelle dans la course au pouvoir?<br />

Comm<strong>en</strong>t conçoiv<strong>en</strong>t-ils leur métier <strong>et</strong> leur carrière?<br />

I-2-3-1. Les ingénieurs <strong>et</strong> le pouvoir municipal<br />

En principe, l'urbanisme est un domaine privilégié des ingénieurs sur lequel ils peuv<strong>en</strong>t<br />

agir, comme groupe social, comme technici<strong>en</strong>s à la municipalité, comme individus personnellem<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong>gagés dans la spéculation <strong>et</strong> la construction, comme capitalistes <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs ou commerçants.<br />

Leur pouvoir peut être celui de leur groupe professionnel, celui de leur groupe social d'origine, ou<br />

<strong>en</strong>fin un pouvoir personnel fondé sur des réseaux transversaux.<br />

La municipalité, lieu c<strong>en</strong>tral où s'exerce l'urbanisme, est constituée de trois instances :<br />

1) Le conseil municipal est l'instance législative dont la moitié des membres sont élus par<br />

la population parmi des candidats agréés principalem<strong>en</strong>t par le parti Ba'th <strong>et</strong> l'autre moitié est<br />

nommés par l'Etat. Ses principa<strong>les</strong> fonctions sont d'étudier <strong>les</strong> besoins de la ville <strong>et</strong> d'approuver <strong>les</strong><br />

proj<strong>et</strong>s. A Damas, où le poids du pouvoir politique est pesant, il y a très peu d'ingénieurs, on<br />

compte <strong>en</strong> 1990 11 ingénieurs sur 100 membres ( contre 8 <strong>en</strong> 1986), alors que le conseil, à Alep,<br />

compr<strong>en</strong>d 50 membres dont 25 nommés ou membres de droit <strong>et</strong> 25 élus par la population, dont 40<br />

% sont des ingénieurs. La plupart des ingénieurs sont des conseillers de droit ou nommés, surtout<br />

des fonctionnaires <strong>et</strong> employés de l'Etat <strong>et</strong> des représ<strong>en</strong>tants des grandes compagnies nationa<strong>les</strong> de<br />

construction <strong>et</strong> de travaux publics. A Yabroud, une p<strong>et</strong>ite ville dans <strong>les</strong> <strong>en</strong>virons de Damas, on<br />

compte 25 % d'ingénieurs soit cinq sur vingt membres 148<br />

148 - J. C. David, "Ingénieurs, urbanisme, <strong>et</strong> pouvoirs locaux à Alep" in E. Longu<strong>en</strong>esse, Bâtisseurs<br />

<strong>et</strong> Bureaucrates...., op. cit. p. 283.


2) Le bureau exécutif est constitué des différ<strong>en</strong>tes personnalités issues de groupes<br />

politiques ou socioprofessionnels dont des ingénieurs font partie, sous la présid<strong>en</strong>ce du Préf<strong>et</strong>. Il<br />

étudie <strong>les</strong> besoins de la ville exprimés par le conseil municipal. Ses compét<strong>en</strong>ces dépass<strong>en</strong>t<br />

largem<strong>en</strong>t l'urbanisme. A Damas, sur dix membres cinq sont des ingénieurs (<strong>en</strong> majorité civils)<br />

contre trois sur dix à Alep.<br />

3) le comité technique, est composé de quelques membres (dont le Maire) du conseil<br />

municipal, plus des ingénieurs fonctionnaires de la municipalité. Ces derniers sont <strong>les</strong> seuls à<br />

avoir la connaissance détaillée du Plan d'aménagem<strong>en</strong>t de la ville. Ce comité se charge de préparer<br />

des plans d'aménagem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> des proj<strong>et</strong>s de construction, afin que le conseil municipal <strong>les</strong> approuve<br />

ultérieurem<strong>en</strong>t, ainsi que le ministère des Affaires loca<strong>les</strong>.<br />

Toutes ces indications montr<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> l'importante prés<strong>en</strong>ce des ingénieurs dans <strong>les</strong><br />

municipalités, au sein des trois instances, <strong>et</strong> l'évolution progressive de leur nombre. Cep<strong>en</strong>dant, cela<br />

ne devrait pas nous am<strong>en</strong>er à une conclusion superficielle qui consisterait à dire que <strong>les</strong> ingénieurs<br />

jou<strong>en</strong>t un rôle prépondérant <strong>et</strong> prédominant dans la politique urbaine ; car c<strong>et</strong>te progression<br />

numérique n'empêche pas des t<strong>en</strong>dances inverses : faib<strong>les</strong>se du poids des ingénieurs <strong>en</strong> tant que<br />

groupe socioprofessionnel, changem<strong>en</strong>ts structurels <strong>et</strong> conjoncturels au sein de l'institution de<br />

l'urbanisme, <strong>et</strong>c.<br />

A Damas, la plupart de ces ingénieurs font partie de nouvel<strong>les</strong> classes moy<strong>en</strong>nes surtout<br />

promues par le pouvoir, c'est-à-dire que leur travail <strong>en</strong> tant que fonctionnaires dans l'une de ces<br />

trois instances assure pour eux un niveau de vie au-dessus de la moy<strong>en</strong>ne, <strong>et</strong> parfois par l'appui de<br />

la corruption ou la relation avec le pouvoir politique. Le cas de la ville d'Alep est un peu différ<strong>en</strong>t :<br />

Jean-Claude David constate que, dans c<strong>et</strong>te ville, une p<strong>et</strong>ite partie des ingénieurs est issue de<br />

vieil<strong>les</strong> famil<strong>les</strong> de l'aristocratie ottomane, des dynasties de commerçants, <strong>et</strong> même des famil<strong>les</strong><br />

<strong>en</strong>richies dans <strong>les</strong> années cinquante (dans l'agriculture, l'industrie <strong>et</strong> le commerce). La grande<br />

majorité, par contre, fait partie de nouvel<strong>les</strong> classes moy<strong>en</strong>nes <strong>et</strong> est originaire des quartiers<br />

populaires de la ville (musulmans <strong>et</strong> chréti<strong>en</strong>s) ou des p<strong>et</strong>ites vil<strong>les</strong> de la région, sans néanmoins<br />

faire partie des catégories socia<strong>les</strong> <strong>les</strong> plus pauvres 149 .<br />

Ces différ<strong>en</strong>tes instances, le comité technique, le bureau exécutif, <strong>et</strong> le conseil municipal,<br />

aurai<strong>en</strong>t dû assurer un fonctionnem<strong>en</strong>t normal de la municipalité : le comité technique dans lequel<br />

<strong>les</strong> ingénieurs ont un rôle prédominant, étudie le besoin de la ville <strong>en</strong> matière d'urbanisme <strong>et</strong> assure<br />

une étude de la possibilité technique <strong>et</strong> sci<strong>en</strong>tifique des solutions proposées. Le bureau exécutif<br />

argum<strong>en</strong>te <strong>et</strong> approuve le proj<strong>et</strong> pour le faire passer devant <strong>les</strong> représ<strong>en</strong>tants du peuple, c'est-à-dire<br />

le conseil municipal.<br />

Qui dispose du réel pouvoir de décision? Et quelle <strong>en</strong> est la part des ingénieurs?<br />

Nous allons analyser <strong>les</strong> mécanismes de prise de décisions à travers deux proj<strong>et</strong>s<br />

révélateurs réalisés dans deux municipalités différ<strong>en</strong>tes, cel<strong>les</strong> de Damas <strong>et</strong> d'Alep (proj<strong>et</strong> de<br />

construction d'un c<strong>en</strong>tre d'assainissem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> de recyclage des eaux usées de Damas <strong>et</strong> proj<strong>et</strong><br />

d'aménagem<strong>en</strong>t de Bab al-Faraj à Alep).<br />

Le proj<strong>et</strong> de construction de c<strong>en</strong>tre d'assainissem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> de recyclage des eaux usées<br />

de Damas<br />

La réflexion sur le proj<strong>et</strong> a comm<strong>en</strong>cé vers 1985 après un colloque international sur la<br />

pollution à Damas qui a réuni des experts étrangers, des ingénieurs syri<strong>en</strong>s <strong>et</strong> des administrateurs.<br />

Une commission technique de trois ingénieurs (issus des classes moy<strong>en</strong>nes <strong>et</strong> dont deux sont<br />

ba'thistes) a cherché un site adapté techniquem<strong>en</strong>t (niveau bas pour l'arrivage des conduits des<br />

eaux usées) <strong>et</strong> écologiquem<strong>en</strong>t (loin des zones agrico<strong>les</strong> qui risquerai<strong>en</strong>t d'être touchées par <strong>les</strong><br />

déch<strong>et</strong>s toxiques). Le site initialem<strong>en</strong>t choisi est situé à Ain-Tarma, une banlieue damascène<br />

relativem<strong>en</strong>t désertique. Cep<strong>en</strong>dant Ain-Tarma est une p<strong>et</strong>ite ville qui a été investie par des ag<strong>en</strong>ts<br />

immobiliers liés à des personnalités politiques émin<strong>en</strong>tes. Ces derniers ont exercé une pression sur<br />

le maire qui a dû ordonner à la commission technique de choisir un autre site. Ces ingénieurs ont<br />

obéi <strong>en</strong> choisissant un autre site : la Ghouta, oasis autour de Damas. Ce choix aurait <strong>en</strong>traîné la<br />

149 - Ibid. p. 283.


destruction de milliers d'arbres <strong>et</strong> une nuisance importante pour l'agriculture. Le proj<strong>et</strong> a été<br />

approuvé par le comité exécutif <strong>et</strong> est passé devant le conseil municipal de Damas. Là, il y a<br />

quelques "écologistes" 150 dont Nadia Khost, un écrivain r<strong>en</strong>ommé appart<strong>en</strong>ant au parti communiste<br />

syri<strong>en</strong>, qui ont critiqué <strong>et</strong> protesté contre le choix du site. Une discussion très vive s'est produite<br />

<strong>en</strong>tre, d'une part, <strong>les</strong> "écologistes", <strong>et</strong> d'autre part, <strong>les</strong> partisans du proj<strong>et</strong>, y compris <strong>les</strong> ingénieurs.<br />

Enfin, le conseil municipal a approuvé majoritairem<strong>en</strong>t le choix de la Ghouta. Nadia Khost, avec<br />

d'autres, a mobilisé <strong>les</strong> journaux contre ce proj<strong>et</strong>, tout <strong>en</strong> affirmant que "ces journaux ne font<br />

qu'apaiser <strong>et</strong> absorber le mécont<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t intellectuel <strong>et</strong> populaire.". Qui pouvait donc arrêter la<br />

mise <strong>en</strong> application de ce proj<strong>et</strong>? "Moi, continue Khost, je sais qui a le vrai pouvoir de décision,<br />

c'est Hafez el-Assad". Un groupe d'"écologistes" a donc demandé une audi<strong>en</strong>ce au présid<strong>en</strong>t de la<br />

République <strong>et</strong> est parv<strong>en</strong>u à convaincre celui-ci de choisir un autre site pour le c<strong>en</strong>tre, <strong>et</strong> ainsi de<br />

rev<strong>en</strong>ir à Ain-Tarma. Le Présid<strong>en</strong>t a demandé une <strong>en</strong>quête pour déterminer <strong>les</strong> responsabilités dans<br />

la décision désapprouvée. L'<strong>en</strong>quête a mis <strong>en</strong> cause <strong>et</strong> inculpé <strong>les</strong> trois ingénieurs de la commission<br />

technique sans même nommer le maire ou <strong>les</strong> personnalités politiques <strong>et</strong> militaires responsab<strong>les</strong> du<br />

changem<strong>en</strong>t du site d'Ain-Tarma.<br />

Le proj<strong>et</strong> de Bab al-Faraj à Alep:<br />

Bab al-Faraj est une zone au c<strong>en</strong>tre de la ville d'Alep de neuf hectares dans l'anci<strong>en</strong><br />

quartier juif 151 <strong>en</strong>cerclé par des murs très anci<strong>en</strong>s. Le proj<strong>et</strong> consiste à aménager c<strong>et</strong>te zone.<br />

L'origine de ce proj<strong>et</strong> date de 1953 quand Gutton, expert étranger, a effectué un plan, très<br />

moderniste mais qui est resté l<strong>et</strong>tre morte jusqu'<strong>en</strong> 1976.<br />

Ce proj<strong>et</strong> a connu trois étapes.<br />

La première étape a débuté <strong>en</strong> 1976. A l'époque, on a chargé l'école d'architecture d'Alep<br />

d'élaborer un proj<strong>et</strong> sous la direction de deux professeurs proches du pouvoir : un communiste <strong>et</strong><br />

un autre ba'thiste. Le proj<strong>et</strong> prévoyait des dizaines de tours de quinze étages <strong>et</strong> de longues voies<br />

rapides percées à travers <strong>les</strong> quartiers anci<strong>en</strong>s 152 . Le proj<strong>et</strong> a suscité une polémique importante car il<br />

a été jugé très moderniste <strong>et</strong> ne correspondait pas à l'architecture <strong>en</strong>vironnante traditionnelle.<br />

En 1977-78, des rumeurs circulai<strong>en</strong>t à Alep selon <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> il y aurait un soulèvem<strong>en</strong>t<br />

suscité par des mouvem<strong>en</strong>ts religieux. L'Etat a nommé un maire, anci<strong>en</strong> responsable dans le<br />

service de r<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t, originaire de Deir ez-Zor, qui était aussi un préf<strong>et</strong>. Il a accéléré le<br />

processus de réalisation malgré la protestation des Alépins, y compris des ingénieurs 153 , <strong>et</strong> surtout<br />

de l'aristocratie locale. Ce proj<strong>et</strong> était très important politiquem<strong>en</strong>t pour l'Etat : d'une part, il<br />

perm<strong>et</strong>tait de relier <strong>les</strong> vil<strong>les</strong> de la Méditerranée à cel<strong>les</strong> de la vallée de l'Euphrate ( slogan, selon<br />

A. Malhis (architecte), souv<strong>en</strong>t répété par le pouvoir) <strong>et</strong> d'autre part, le nouveau c<strong>en</strong>tre devait<br />

donner une image de modernité opposée à la tradition 154 .<br />

La crise politique s'est décl<strong>en</strong>ché durant l'été 1979, <strong>les</strong> travaux à Bab al-Faraj ont<br />

comm<strong>en</strong>cé à être exécutés d'une façon expéditive par la Société Milhouse : <strong>les</strong> élém<strong>en</strong>ts de valeur<br />

architecturale, historique <strong>et</strong> archéologique ont été détruits systématiquem<strong>en</strong>t. Une fois <strong>en</strong>core le<br />

proj<strong>et</strong> se heurtait à l'opposition des élém<strong>en</strong>ts locaux dont des ingénieurs <strong>et</strong> la micro-intellig<strong>en</strong>sia<br />

alépine.<br />

150 - des intellectuels qui s'intéress<strong>en</strong>t à l'<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t.<br />

151 - A l'origine, ce quartier comptait 50.000 juifs, mais maint<strong>en</strong>ant ils ne sont que 500 dont <strong>les</strong> plus<br />

défavorisés avoisin<strong>en</strong>t un sous prolétariat d'immigrants kurdes <strong>et</strong> turkmènes.<br />

152 - Jean-Claude David, "Ingénieurs op. cit., p.285<br />

153 - nous analysons plus loin <strong>et</strong> dans un autre chapitre la position des ingénieurs par rapport à<br />

l'urbanisme, y compris le proj<strong>et</strong> de Bab al-Faraj.<br />

154 - Ibid.


On passe alors à la deuxième étape où le conflit d'urbanisme, constate Jean-claude David,<br />

a dépassé son caractère policier <strong>et</strong> politique pour dev<strong>en</strong>ir technique, opposant le préf<strong>et</strong> au maire<br />

nouvellem<strong>en</strong>t nommé (auparavant <strong>les</strong> fonctions de préf<strong>et</strong> <strong>et</strong> de maire était remplies par la même<br />

personne). Le maire était un architecte alepin, membre du parti Ba'th, issu de la classe moy<strong>en</strong>ne<br />

commerçante traditionnelle. Il était sout<strong>en</strong>u par le ministre de l'habitat, architecte, <strong>et</strong> le Premier<br />

ministre, el-Kasm, lui-même architecte. Le maire cherchait à promouvoir sa propre idée, il fondait<br />

ou justifiait son action sur <strong>les</strong> conseils d' ingénieurs <strong>et</strong> d'urbanistes étrangers, comme J. C. David <strong>et</strong><br />

l'expert suisse Stefano Bianca : c'était un urbanisme basé sur une analyse sci<strong>en</strong>tifique du<br />

fonctionnem<strong>en</strong>t du c<strong>en</strong>tre <strong>et</strong> de ses besoins nouveaux, <strong>et</strong> non motivé par une r<strong>en</strong>tabilité économique<br />

à court terme 155 .<br />

Le syndicat des ingénieurs a sout<strong>en</strong>u la stratégie de ce maire, (qui était aussi le présid<strong>en</strong>t<br />

du syndicat des ingénieurs) contre le pouvoir c<strong>en</strong>tral à travers une exposition, des confér<strong>en</strong>cesdébats<br />

<strong>et</strong> des artic<strong>les</strong> : <strong>en</strong> janvier 1978, la Revue du syndicat des ingénieurs a publié la traduction<br />

d'un article sur Alep par Sherban Cantacuzina, directeur de l'Architectural Review où l'auteur<br />

exprimait son inquiétude sur l'av<strong>en</strong>ir des quartiers anci<strong>en</strong>s m<strong>en</strong>acés par <strong>les</strong> proj<strong>et</strong>s d'urbanisme. En<br />

mai 1978, la même revue <strong>en</strong> publiait un autre sur <strong>les</strong> conséqu<strong>en</strong>ces négatives des proj<strong>et</strong>s<br />

évoqués 156 . Enfin le syndicat a organisé <strong>en</strong> septembre 1983 un colloque international sur le proj<strong>et</strong><br />

de Bab al-Faraj. Le maire a ainsi utilisé le syndicat comme un champ d'expéri<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> surtout un lieu<br />

de communication <strong>et</strong> d'information 157 .<br />

Outre le syndicat, l'Ecole d'architecture s'est mobilisée pour protéger Bab al-Faraj. D'après<br />

M. Hiritani, géographe urbaniste <strong>et</strong> ex-directeur du Musée des Arts <strong>et</strong> Traditions populaires de la<br />

ville d'Alep, "<strong>les</strong> étudiants dans le cadre de leur proj<strong>et</strong> de fin d'année, se sont intéressés aux<br />

élém<strong>en</strong>ts historiques <strong>et</strong> traditionnels de ce lieu, depuis 1980. Ils m'ont sollicité pour des<br />

informations historiques...... Ils étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>couragé par leurs professeurs".<br />

La troisième étape de proj<strong>et</strong> de Bab al-Faraj a comm<strong>en</strong>cé vers 1982. Les <strong>en</strong>jeux ne fur<strong>en</strong>t<br />

plus d'ordre politique <strong>en</strong>tre le pouvoir c<strong>en</strong>tral <strong>et</strong> <strong>les</strong> pouvoirs locaux, ni techniques comme <strong>en</strong> 1980-<br />

81, mais économiques <strong>et</strong> commerciaux pour la maîtrise de l'espace à construire, <strong>en</strong>tre des groupes<br />

<strong>et</strong> des individus qui, tous, utilis<strong>en</strong>t <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>ts leviers des pouvoirs c<strong>en</strong>traux politiques,<br />

administratifs, <strong>et</strong> militaires. Les conflits sont souv<strong>en</strong>t personnels <strong>et</strong> ne sont plus l'expression d'une<br />

rev<strong>en</strong>dication du pouvoir par un groupe urbain important 158 .<br />

** ** ** ** **<br />

Les deux exemp<strong>les</strong> cités ci-dessus sur l'urbanisme montr<strong>en</strong>t la complexité des mécanismes<br />

de prise de décision <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>en</strong>jeux (politiques, économiques <strong>et</strong> sociaux) impliqués par ceux-ci. Quels<br />

sont <strong>les</strong> acteurs de l'urbanisme qui dispos<strong>en</strong>t du réel pouvoir de décision? Il y a trois sortes de<br />

dét<strong>en</strong>teurs de ce pouvoir.<br />

- L'Etat comme acteur : Au somm<strong>et</strong> de la "nob<strong>les</strong>se d'Etat" se dégage une strate<br />

supérieure qui utilise cumulativem<strong>en</strong>t sa position dans l'organigramme officiel, sa position<br />

charnière dans le circuit économique <strong>et</strong> sa proximité personnelle avec l'<strong>en</strong>tourage du Présid<strong>en</strong>t.<br />

L'exemple de l'usine d'assainissem<strong>en</strong>t montre jusqu'à quel point le pouvoir c<strong>en</strong>tral avec ses<br />

personnalités politiques <strong>et</strong> militaires pèse à Damas sur la décision. Un pouvoir néo-patrimonial,<br />

c'est-à-dire une gestion privée du patrimoine publique, qui a le dernier mot à dire à travers des<br />

chaînes de relations d'intérêts qui intervi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pour favoriser un proj<strong>et</strong> plutôt qu'un autre sans se<br />

soucier des besoins réels de la ville (l'<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> la pollution). Un haut responsable<br />

155 - Ibid.<br />

156 - Jean-Claude David, "proj<strong>et</strong>s d'urbanisme <strong>et</strong> changem<strong>en</strong>ts dans <strong>les</strong> quartiers anci<strong>en</strong>s d'Alep", in<br />

Françoise <strong>et</strong> Jean Métral <strong>et</strong> G. Mutin, Politiques urbaines dans le monde arabe, Lyon, Maison de<br />

l'Ori<strong>en</strong>t, Table ronde CNRS, 1985, p. 360.<br />

157 - J.C. David, "Ingénieurs..., op. cit., p. 288.<br />

158 - Ibid., p. 287.


administratif à la municipalité nous explique qu'à travers tous <strong>les</strong> maires qui se succèd<strong>en</strong>t depuis<br />

1970, jamais le conseil municipal n'a voté contre l'approbation préalable du maire 159 .<br />

L'interv<strong>en</strong>tion de l'Etat dans <strong>les</strong> affaires de la municipalité n'est pas seulem<strong>en</strong>t propre à la<br />

ville de Damas, siège administratif de l'Etat, mais aussi ailleurs où il y a des affaires importantes :<br />

à Alep, nous avons vu qu'<strong>en</strong> 1980, lors du soulèvem<strong>en</strong>t populaire contre le pouvoir, l'urbanisme est<br />

dev<strong>en</strong>u une affaire d'Etat pour bi<strong>en</strong> relier la ville d'Alep avec le tissu national <strong>et</strong> pour empêcher la<br />

ré-émerg<strong>en</strong>ce de la particularité régionale de la ville.<br />

En fait, c<strong>et</strong>te analyse manque de précision tant que l'Etat est acteur anonyme : dans un<br />

proj<strong>et</strong> donné, l'acteur agissant est la résultante des luttes des pouvoirs <strong>en</strong>tre militaires, milices paramilitaires,<br />

confessions <strong>et</strong> Parti.<br />

-Les pouvoirs locaux comme acteurs : au-delà de l'<strong>en</strong>jeu politique il y a tous <strong>les</strong> <strong>en</strong>jeux<br />

économiques, sociaux <strong>et</strong> culturels qui influ<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t <strong>les</strong> proj<strong>et</strong>s fonciers à l'intérieur de la municipalité<br />

: relations familia<strong>les</strong>, confessionnel<strong>les</strong> <strong>et</strong> de classes : nous avons vu que <strong>les</strong> <strong>en</strong>jeux de la troisième<br />

étape du proj<strong>et</strong> de Bab al-Faraj sont dev<strong>en</strong>us économiques <strong>et</strong> commerciaux. A Damas des groupes<br />

immobiliers incit<strong>en</strong>t la municipalité à m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> application le Plan de la ville de Damas, fait <strong>en</strong><br />

1950 par l'architecte français Michel Ecochard (qui a planifié la ville de Damas de façon très<br />

moderniste au détrim<strong>en</strong>t de la vieille ville <strong>et</strong> de son patrimoine historique). C'est vraisemblablem<strong>en</strong>t<br />

un conflit pour maîtriser l'espace à construire.<br />

-Les ingénieurs comme acteurs : Malgré ce contexte sombre de l'urbanisme où maint<br />

acteurs intervi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t, <strong>les</strong> ingénieurs demeur<strong>en</strong>t des ag<strong>en</strong>ts intermédiaires indisp<strong>en</strong>sab<strong>les</strong> <strong>en</strong>tre la<br />

population <strong>et</strong> le pouvoir local. Cep<strong>en</strong>dant quel est le s<strong>en</strong>s de leur action sur l'urbanisme? Les<br />

ingénieurs représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t-ils seulem<strong>en</strong>t la compét<strong>en</strong>ce technique <strong>et</strong> le savoir sci<strong>en</strong>tifique ou bi<strong>en</strong><br />

autre chose? Les exemp<strong>les</strong> cités montr<strong>en</strong>t <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>ts s<strong>en</strong>s de leur action : tantôt ils font partie de<br />

la "société civile" syri<strong>en</strong>ne face aux ag<strong>en</strong>ts de l'Etat, comme dans le cas de la deuxième étape du<br />

proj<strong>et</strong> de Bab al-Faraj où <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong> leur syndicat ont sout<strong>en</strong>u le maire contre le proj<strong>et</strong> de<br />

l'Etat. Par contre, dans le cas du proj<strong>et</strong> du C<strong>en</strong>tre d'assainissem<strong>en</strong>t à Damas, ils ne représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t plus<br />

leur profession <strong>et</strong> ne respect<strong>en</strong>t plus sa déontologie, mais plutôt s'impliqu<strong>en</strong>t dans des intérêts<br />

économiques <strong>et</strong> sociaux (personnels, familiaux, <strong>et</strong>hniques, <strong>et</strong>c.). Ils sont des outils <strong>et</strong> des leviers<br />

nécessaires pour <strong>les</strong> pouvoirs militaires <strong>et</strong> politiques.<br />

Si nous avons prés<strong>en</strong>té l'Etat, <strong>les</strong> pouvoirs locaux <strong>et</strong> <strong>les</strong> ingénieurs de façon distincte, <strong>en</strong><br />

fait, dans l'état actuel des pratiques, <strong>les</strong> trois peuv<strong>en</strong>t se relier plus organiquem<strong>en</strong>t. C'est la raison<br />

pour laquelle nous devons repr<strong>en</strong>dre l'interrogation de David 160 : est-ce la famille, le groupe social,<br />

<strong>et</strong>hnique <strong>et</strong> confessionnel, comme <strong>les</strong> groupes professionnels <strong>et</strong> même <strong>les</strong> solidarités politiques à<br />

l'intérieur du parti ou d'autres organismes, qui conti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t ou confèr<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core un pouvoir réel ou<br />

bi<strong>en</strong> est ce que ce sont <strong>les</strong> seu<strong>les</strong> forces efficaces qui sont acquises par des relations personnel<strong>les</strong><br />

qui se matérialis<strong>en</strong>t par des réseaux transversaux, apparemm<strong>en</strong>t hétérogènes de chaînes d'intérêt<br />

dominées par des personnalités du pouvoir politique? Nous répondrons à c<strong>et</strong>te question lorsque<br />

nous aborderons la question de l'intégration des ingénieurs dans <strong>les</strong> structures socia<strong>les</strong><br />

traditionnel<strong>les</strong> (I-2-1)<br />

L'analyse que nous v<strong>en</strong>ons de faire concernant <strong>les</strong> deux municipalités de Damas <strong>et</strong> d'Alep<br />

peut être généralisée à différ<strong>en</strong>ts degrés à toutes <strong>les</strong> municipalités de grandes <strong>et</strong> de p<strong>et</strong>ites vil<strong>les</strong> de<br />

Syrie. Maint exemp<strong>les</strong> peuv<strong>en</strong>t confirmer c<strong>et</strong>te assimilation.<br />

I-2-3-2. Les ingénieurs des ministères <strong>et</strong> des <strong>en</strong>treprises publiques:<br />

Si, dans des années 1920 aux Etats Unis, <strong>les</strong> protagonistes du conflit social pour accaparer<br />

le pouvoir économique, comme le notait Thorstein Vebl<strong>en</strong>, ont été, d'une part, <strong>les</strong> banquiers <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

ag<strong>en</strong>ts financiers <strong>et</strong>, d'autre part, le pouvoir technique -ingénieurs <strong>et</strong> technici<strong>en</strong>s-, par contre <strong>en</strong><br />

Syrie, le conflit se manifeste <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong> <strong>les</strong> cadres du Parti.<br />

159 - Le maire est élu par le conseil municipal sur proposition du ministre des Affaires loca<strong>les</strong> <strong>et</strong> du<br />

parti Ba'th, ce qui équivaut, <strong>en</strong> fait, à une nomination.<br />

160 - Ibid., p. 289.


Travailler dans un ministère pour un ingénieur signifie :<br />

- ou bi<strong>en</strong> avoir un modeste travail de type administratif, c'est-à-dire, gestionnaire ou grattepapier<br />

;<br />

- ou bi<strong>en</strong> superviser la construction d'infrastructures exécutées par des compagnies<br />

spécialisées dans <strong>les</strong> travaux publics ; il peut s'agir de la maint<strong>en</strong>ance de bâtim<strong>en</strong>ts <strong>et</strong><br />

d'équipem<strong>en</strong>ts. La supervision <strong>et</strong> la maint<strong>en</strong>ance font partie intégrante de la profession d'ingénieur,<br />

mais ne confèr<strong>en</strong>t guère d'expéri<strong>en</strong>ce ;<br />

- ou bi<strong>en</strong> n'avoir ri<strong>en</strong> à faire p<strong>en</strong>dant des mois, voire des années. Cela s'explique par le fait<br />

que d'un côté, l'ingénieur est astreint à son service d'Etat de cinq ans <strong>et</strong> contraint de rester<br />

év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t, par crainte du chômage ; d'un autre côté, l'Etat ne peut pas r<strong>en</strong>voyer le<br />

fonctionnaire (socialisme oblige!);<br />

- ou bi<strong>en</strong> avoir un poste dans la direction.<br />

Au-delà de c<strong>et</strong>te diversité de situations, nous constatons un r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>t rapide du rôle<br />

des ingénieurs dans le pouvoir de décision depuis le début de la crise économique. Dans ce<br />

contexte l'Etat a été contraint, dans certains domaines, de demander aux ingénieurs d'utiliser<br />

leur formation <strong>et</strong> leur compét<strong>en</strong>ce pour trouver une issue aux problèmes économiques. Il<br />

adm<strong>et</strong> finalem<strong>en</strong>t l'expertise technocratique de jure ce qui était dans certain cas de facto. Les<br />

ingénieurs qui travaill<strong>en</strong>t dans le cadre des ministères ou des organismes publics racont<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t<br />

comm<strong>en</strong>t leurs supérieurs leur demand<strong>en</strong>t, de plus <strong>en</strong> plus, des études économiques <strong>et</strong> techniques<br />

sur <strong>les</strong> proj<strong>et</strong>s ministériels avant de donner leur accord. Auparavant la gestion se faisait par la<br />

juxtaposition d'une multitude de décisions individuel<strong>les</strong> prises par <strong>les</strong> militants du parti Ba'th, sans<br />

<strong>en</strong> référer aux ingénieurs compét<strong>en</strong>ts pour justifier leurs décisions économiquem<strong>en</strong>t <strong>et</strong><br />

techniquem<strong>en</strong>t. En fait, l'importance du Parti <strong>et</strong> de l'armée dans le circuit de socialisation des élites<br />

syri<strong>en</strong>nes s'estompe : la nouvelle génération des cadres politiques du pays est de plus <strong>en</strong> plus issue<br />

de cursus technocratiques civils ; de moins <strong>en</strong> moins d'"exclus" emprunt<strong>en</strong>t la soldatesque ou<br />

l'organigramme du Parti comme vecteur de mobilité asc<strong>en</strong>dante 161 .<br />

C'est vrai que l'Etat cède de façon progressive une part de son pouvoir à ces cadres, mais<br />

c<strong>et</strong> Etat despotique <strong>et</strong> <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur, géré par la bourgeoisie bureaucratique, cherche à empêcher que<br />

"le développem<strong>en</strong>t de la production mène à la formation d'une classe qui pourrait à terme m<strong>en</strong>acer<br />

le monopole de l'Etat dans la politique de développem<strong>en</strong>t." 162 . Les ingénieurs ont été , d'une part,<br />

créés <strong>et</strong> <strong>en</strong>couragés dans leur asc<strong>en</strong>sion par le pouvoir politique, d'autre part, brimés, m<strong>en</strong>acés,<br />

épurés <strong>et</strong> sévèrem<strong>en</strong>t punis par le même pouvoir :<br />

"Je recevais régulièrem<strong>en</strong>t des coups de téléphone pour me demander de passer un contrat<br />

avec celui-ci plutôt qu'avec celui-là. (...) La certitude de l'attribution était telle que <strong>les</strong> directeurs de<br />

service du ministère <strong>et</strong> mes supérieurs n'hésitai<strong>en</strong>t pas à me communiquer leurs souhaits par l<strong>et</strong>tre<br />

sans <strong>les</strong> accompagner de la moindre argum<strong>en</strong>tation. Il m'arrive de signer avec des part<strong>en</strong>aires <strong>les</strong><br />

plus désavantageux. (...) Enfin, ce g<strong>en</strong>re de pression ne cesse pas, mais je fais quelquefois la<br />

sourde oreille" 163 .<br />

Le poids croissant des ingénieurs dans le cadre des ministères n'est pas seulem<strong>en</strong>t s<strong>en</strong>sible<br />

dans le domaine technique, mais aussi dans celui de l'administration qui constitue peut-être un des<br />

161 - Faut-il nuancer ce propos, lorsque l'on sait que le dauphin Bassel al-Assad, fils du Présid<strong>en</strong>t, a<br />

emprunté le chemin civil <strong>en</strong> étudiant le génie civil mais s'est r<strong>en</strong>du compte que ce circuit ne<br />

l'am<strong>en</strong>ait pas au somm<strong>et</strong> du pouvoir, <strong>et</strong> alors changé pour dev<strong>en</strong>ir capitaine-parachutiste.<br />

162 - Jean Hannoyer, "Grands proj<strong>et</strong>s hydrauliques <strong>en</strong> Syrie" in Maghreb Machrek, Paris, La<br />

docum<strong>en</strong>tation Française, nø 109, 1985, p.43.<br />

163 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec M. M. ingénieur directeur du secteur de fabrications métalliques dans<br />

l'<strong>en</strong>treprise "Milihouse", <strong>en</strong>treprise militaire de travaux publics.


eff<strong>et</strong>s pervers de c<strong>et</strong>te croissance. On a comm<strong>en</strong>cé à confier aux ingénieurs un travail purem<strong>en</strong>t<br />

administratif ou gestionnaire qui ne relève pas des sci<strong>en</strong>ces de l'ingénieur.<br />

"L'ingénieur a un esprit méthodique, dit un haut fonctionnaire, lorsqu'on lui confie une<br />

mission il la fait comme il faut, <strong>et</strong> s'il y a év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t des obstac<strong>les</strong>, il s'<strong>en</strong> sort tout seul ; on n'a<br />

pas besoin de le suivre de près" 164 .<br />

En eff<strong>et</strong>, c<strong>et</strong>te situation m<strong>et</strong> l'ingénieur devant un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de contradiction : d'un côté, il<br />

est soucieux d'employer sa formation pour accumuler une compét<strong>en</strong>ce technique liée à son métier,<br />

mais le travail qu'on lui demande ne correspond pas à c<strong>et</strong>te aspiration ; d'un autre côté, accepter ce<br />

travail lui perm<strong>et</strong> une asc<strong>en</strong>sion rapide vers la direction qui pourrait lui conférer des avantages<br />

matériels <strong>et</strong> symboliques :<br />

"Quand j'ai comm<strong>en</strong>cé mon travail, j'ai décidé de m'investir dans le domaine technique.<br />

Une fois que je suis dev<strong>en</strong>u compét<strong>en</strong>t, connu <strong>et</strong> respecté dans l'<strong>en</strong>tourage de mon travail, la<br />

direction m'a fait promouvoir à un poste administratif. Cela m'a donné une responsabilité plus<br />

grande <strong>et</strong> un salaire plus élevé, mais ça m'a éloigné du domaine que j'aime"<br />

Devant un av<strong>en</strong>ir incertain, l'ingénieur issu des classes défavorisées ou dépourvu de<br />

souti<strong>en</strong> financier a t<strong>en</strong>dance à accepter ce travail. C'est le cas d'une jeune femme ingénieur civil<br />

Sawsan H., fille d'un p<strong>et</strong>it fonctionnaire d'Etat. Elle travaille dans le ministère de l'Electricité à la<br />

section de statistiques depuis sept ans : "Bi<strong>en</strong> que j'aie utilisé, dit-elle, jusqu'à maint<strong>en</strong>ant à peine<br />

1% de mes connaissances <strong>en</strong> génie civil, j'ai l'int<strong>en</strong>tion d'y rester".<br />

Par contre, <strong>les</strong> ingénieurs issus des famil<strong>les</strong> riches refus<strong>en</strong>t c<strong>et</strong>te situation du chômage<br />

masqué <strong>et</strong> t<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t de promouvoir leur statut. Deux logiques s'oppos<strong>en</strong>t : celle du bureaucrate qui<br />

considère l'ingénieur comme un fonctionnaire comme <strong>les</strong> autres dont la promotion se fait avec le<br />

temps, <strong>et</strong> celle de l'ingénieur qui estime être un expert technique supérieur, de par sa formation<br />

sci<strong>en</strong>tifique, aux autres diplômés de l'université, <strong>et</strong> par là qui considère que sa promotion devrait<br />

s'effectuer rapidem<strong>en</strong>t suivant sa compét<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> non pas selon sa position dans la hiérarchie. Le cas<br />

de l'ingénieur civil Nader H. O. illustre c<strong>et</strong> antagonisme <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> deux logiques : fils d'une famille<br />

riche dont le père est <strong>en</strong>seignant émigré aux Emirats Arabes Unis, Nader est employé au ministère<br />

du Tourisme depuis huit ans. Au début, il travaillait dans le domaine de la supervision des travaux<br />

de construction des chaînes hôtelières. Il était cont<strong>en</strong>t d'accumuler une expéri<strong>en</strong>ce exceptionnelle.<br />

En 1988, Le ministère l'a <strong>en</strong>voyé <strong>en</strong> Allemagne Fédérale pour faire un stage concernant <strong>les</strong><br />

équipem<strong>en</strong>ts hôteliers durant neuf mois. Ayant bi<strong>en</strong> réussi son stage, il espérait être promu à un<br />

poste de responsabilité. Après six mois d'att<strong>en</strong>te, son directeur l'a convoqué, <strong>et</strong> il p<strong>en</strong>sait que le<br />

mom<strong>en</strong>t était arrivé, mais il a été stupéfait d'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre son directeur lui dire : "J'ai remarqué que<br />

votre bureau est toujours bi<strong>en</strong> ordonné. Je veux vous nommer mon secrétaire". Il lui a répondu "J'ai<br />

att<strong>en</strong>du d'être nommé chef de division. (...) Je préfère démissionner plutôt que travailler comme<br />

secrétaire". Son directeur lui a donné le choix, soit de rester à son poste, soit d'accepter sa<br />

proposition, parce que, dit-il, "tu ne peux pas être chef d'une division <strong>et</strong> il y a des fonctionnaires<br />

ayant plus d'anci<strong>en</strong>n<strong>et</strong>é que toi". Depuis, Nader est marginalisé dans son travail, il fait seulem<strong>en</strong>t la<br />

traduction de textes allemands pour son service.<br />

C<strong>et</strong> <strong>en</strong>semble de situations montre le "gaspillage" des ingénieurs , qu'il s'agisse de travail<br />

dans le cadre des ministères ou des <strong>en</strong>treprises publiques. Pour ces dernières, bi<strong>en</strong> que leur situation<br />

soit meilleure que celle du ministère, il existe des déséquilibres flagrants dans le pyramide des<br />

fonctions <strong>en</strong>tre technici<strong>en</strong>s <strong>et</strong> ingénieurs (voir tableau nø 3).<br />

164 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec S. T., Vice-ministre des Finances.


Tableau Nø3.<br />

Le nombre d'ingénieurs <strong>et</strong> de technici<strong>en</strong> 165<br />

société SECTMilihouseEnsemble des sociétés<br />

de travaux publics<br />

(I)<br />

Nb d'ingénieurs 8221998 6636<br />

----------------- ----------- ----------------------<br />

I/(I+T) (%) 61,7%46,4% 53,5%<br />

Nb de technici<strong>en</strong>s 5102310 6020<br />

(T)<br />

----------------- ----------- ----------------------<br />

T/(I+T) (%)<br />

Total (T+I)<br />

38,3%53,6% 47,5%<br />

13324308 12656<br />

------------------ ----------- ---------------------<br />

% 100%100% 100%<br />

Le tableau ci-dessus donne trois groupes de chiffres concernant respectivem<strong>en</strong>t deux<br />

sociétés nationa<strong>les</strong> de Travaux Publics (la S.E.C.T. plutôt chargée de travaux de conception, <strong>et</strong><br />

Milihouse qui s'occupe généralem<strong>en</strong>t de la réalisation de proj<strong>et</strong>s publics) <strong>et</strong> l'<strong>en</strong>semble des sociétés<br />

nationa<strong>les</strong> des travaux publics.<br />

A la SECT 166 , 38,3 % sont des technici<strong>en</strong>s, <strong>en</strong> majorité des dessinateurs ; <strong>et</strong> presque le<br />

double (61,7 %) sont des ingénieurs. Ce grand nombre d'ingénieurs par rapport aux technici<strong>en</strong>s est<br />

dû au chômage masqué ; un ingénieur reconnaît qu'"une partie d'<strong>en</strong>tre eux dessin<strong>en</strong>t eux-mêmes<br />

leurs proj<strong>et</strong>s <strong>en</strong> raison du manque de dessinateurs".<br />

A la société Milihouse 167 , <strong>les</strong> effectifs d'ingénieurs <strong>et</strong> de technici<strong>en</strong>s sont presque<br />

semblab<strong>les</strong>. Au niveau de la réalisation des travaux publics, on remarque que l'ingénieur s'occupe<br />

tant de son propre travail que du travail qui <strong>en</strong> principe est celui du technici<strong>en</strong>. A l'inverse, dans<br />

l'<strong>en</strong>treprise privée, <strong>en</strong> Syrie comme ailleurs, un ingénieur dirige généralem<strong>en</strong>t trois à cinq<br />

technici<strong>en</strong>s.<br />

La troisième colonne révèle la généralité de ce phénomène.<br />

Nous pouvons tirer une conclusion générale concernant le rôle des ingénieurs dans le<br />

secteur public : ce rôle est certes prépondérant mais demeure affecté par la bureaucratisation de leur<br />

métier <strong>et</strong> la "salarisation" de leur statut. Les relations que <strong>les</strong> ingénieurs établiss<strong>en</strong>t avec le pouvoir<br />

politique ont considérablem<strong>en</strong>t évolué, dans le s<strong>en</strong>s d'une autonomie de leur travail mais à des<br />

degrés différ<strong>en</strong>ts selon la nature de leur activité. Tantôt, ce pouvoir respecte la compét<strong>en</strong>ce des<br />

ingénieurs, leur laisse une grande marge de liberté <strong>et</strong> même <strong>les</strong> nomme à des postes stratégiques<br />

(Premier ministre, Ministre, PDG, <strong>et</strong>c.,). Tantôt, <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong> leur prise d'initiative se heurt<strong>en</strong>t<br />

aux blocages de la structure politique <strong>en</strong> Syrie <strong>en</strong> général <strong>et</strong> de la structure de l'<strong>en</strong>treprise <strong>et</strong> des<br />

organismes publics plus particulièrem<strong>en</strong>t.<br />

165 - source = ministère de la Planification. Ces statistiques sont datées de 1987.<br />

166 - S.E.C.T. (Société des Etudes <strong>et</strong> des Consultations Techniques) est l'une des plus grandes<br />

sociétés des travaux publics <strong>en</strong> Syrie.<br />

167 - La "Société pour l'Habitat Militaire" [Shirikat al-Iskan al-Askari], aussi connue sous le nom de<br />

Milihouse, bénéficiait <strong>en</strong>core <strong>en</strong> 1987 d'un statut particulier ; société militaire, dirigée <strong>en</strong> outre par<br />

un officier proche du présid<strong>en</strong>t de la République, elle échappait <strong>en</strong> grande partie aux lourdeurs des<br />

contraintes administratives imposées aux sociétés publiques civi<strong>les</strong>.


I-2-3-3. Les ingénieurs du secteur privé industriel :<br />

La majeure partie de l'industrie privée, embryonnaire <strong>en</strong> Syrie, est conçue par des<br />

investisseurs ayant le savoir-faire (souv<strong>en</strong>t repris par héritage) ; c'est surtout vrai dans le secteur<br />

privé du textile. Ce type dominant d'<strong>en</strong>treprise est de p<strong>et</strong>ite taille, le nombre des salariés ne<br />

dépassant pas de dix personnes.<br />

Lors de la crise économique, suite aux mesures de restrictions des importations, on a<br />

assisté, paradoxalem<strong>en</strong>t, à une relance de la production <strong>en</strong> Syrie : d'anci<strong>en</strong>s gros commerçants,<br />

vont se recycler dans le secteur industriel afin de fournir <strong>les</strong> produits nécessaires au pays.<br />

Le rôle des ingénieurs dans ce secteur reste très restreint 168 : cela est dû, d'une part, à la<br />

nature des procédés techniques souv<strong>en</strong>t rudim<strong>en</strong>taires ou similaires au modèle d'origine ; d'autre<br />

part, le rôle des technici<strong>en</strong>s dont la compét<strong>en</strong>ce concurr<strong>en</strong>ce celle de l'ingénieur, comme le<br />

remarque J. Cornand dans son étude sur le secteur du textile à Alep 169 ; <strong>et</strong> <strong>en</strong>fin, à l'attitude négative<br />

de certains patrons à l'égard des ingénieurs, considérés comme des universitaires, trop théorici<strong>en</strong>s à<br />

qui manque l'expéri<strong>en</strong>ce technique.<br />

Pour illustrer c<strong>et</strong>te situation, pr<strong>en</strong>ons l'exemple de Société Z. 170 : le père a été le<br />

représ<strong>en</strong>tant commercial <strong>en</strong> Syrie de certains produits comme des appareils électro-ménagers de<br />

marque Hoover, des brosses à d<strong>en</strong>ts Jordin, <strong>et</strong>c.. Pour disposer de devises, il a eu recours au marché<br />

noir. En 1982, l'Etat a attaqué ce marché, <strong>et</strong> procédé à de nombreuses arrestations parmi ses ag<strong>en</strong>ts<br />

; Z. s'<strong>en</strong>fuit vers l'Arabie Saoudite. Son fils Kh. diplômé <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ce économique de Grande<br />

Br<strong>et</strong>agne, a pris le relais. En 1983, l'Etat a imposé beaucoup de contraintes administratives à<br />

l'importation par le secteur privé. Kh. Z. a décidé de se lancer dans l'industrie. Il est parti <strong>en</strong> Grande<br />

Br<strong>et</strong>agne pour ach<strong>et</strong>er des machines qui fabriqu<strong>en</strong>t des brosses à d<strong>en</strong>ts. Il a bi<strong>en</strong> réussi. Il a<br />

embauché pour la maint<strong>en</strong>ance deux ingénieurs, l'un spécialiste <strong>en</strong> mécanique <strong>et</strong> l'autre <strong>en</strong><br />

électronique, à temps partiel. Au fur <strong>et</strong> à mesure que le besoin de pièces détachées a augm<strong>en</strong>té, il<br />

s'est adressé aux ingénieurs <strong>et</strong> aux technici<strong>en</strong>s locaux pour demander des copies de ces pièces. Il a<br />

ainsi découvert leur capacité à se débrouiller. Il a <strong>en</strong>suite décidé d'ouvrir une autre usine de<br />

fabrication de shampooing. C<strong>et</strong>te fois-ci, il a demandé à un ingénieur <strong>en</strong> mécanique de concevoir <strong>et</strong><br />

m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> application c<strong>et</strong>te usine.<br />

La participation des ingénieurs aux activités industriel<strong>les</strong> pr<strong>en</strong>d des formes diverses : ils<br />

intervi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t comme chefs d'<strong>en</strong>treprise ou investisseurs, experts, ou simplem<strong>en</strong>t salariés.<br />

certains ingénieurs, après <strong>les</strong> cinq ans de service de l'Etat, repr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t l'<strong>en</strong>treprise familiale ou<br />

cré<strong>en</strong>t de nouvel<strong>les</strong> usines, ces cas demeur<strong>en</strong>t très limités. Faute de souti<strong>en</strong> financier, <strong>et</strong> même s'ils<br />

ont le capital nécessaire, ils préfèr<strong>en</strong>t investir dans la construction ou dans la spéculation foncière<br />

(r<strong>en</strong>table à court terme) plutôt que dans la production. Ce type d'ingénieurs-<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs de<br />

construction a fleuri après 1974, quand l'Etat a alloué des contrats de grands travaux, allant des<br />

autoroutes aux unités de logem<strong>en</strong>ts populaires, qui seront capturés par un groupe restreint<br />

d'intermédiaires jouant sur leurs relations avec <strong>les</strong> "barons" du régime.<br />

La modestie des salaires des ingénieurs du secteur public <strong>en</strong> oblige certains à chercher<br />

dans le secteur privé un travail où ils seront mieux payés. Ils utilis<strong>en</strong>t ainsi leur compét<strong>en</strong>ce acquise<br />

Si<br />

168 - Cf. Volker Perthes, "The Bourgeoisie ..", op. cit., p.33.<br />

169 - J. Cornand, "Le rôle des ingénieurs dans le secteur privé <strong>en</strong> Syrie, le cas du textile", in E.<br />

Longu<strong>en</strong>esse, Bâtisseurs...op. cit., p. 188.<br />

170 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec KH. Z., économiste <strong>et</strong> PDG de Société Z.


"gratuitem<strong>en</strong>t" dans le secteur public. C'est un véritable phénomène de "pantouflage". 171 Mais avec<br />

la récession dans le secteur du bâtim<strong>en</strong>t <strong>et</strong> dans l'industrie, certains se résign<strong>en</strong>t à faire n'importe<br />

quel travail, même manuel ; ils sont plombiers 172 , ouvr<strong>en</strong>t un boutique de jeux vidéo, de<br />

programmes informatiques, de logiciels de gestion, <strong>et</strong>c. 173 . Ces reconversions peuv<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>dre une<br />

forme d'activité sans aucun rapport avec le technique : chauffeur de taxi, épicier, <strong>et</strong>c..<br />

Aujourd'hui : <strong>en</strong> 1994, à la suite de la deuxième guerre du Golfe (compte t<strong>en</strong>u de l'arg<strong>en</strong>t<br />

r<strong>en</strong>tré dans <strong>les</strong> caisses de l'Etat <strong>en</strong> récomp<strong>en</strong>se pour sa "bonne conduite" p<strong>en</strong>dant le conflit!), un<br />

nouveau processus d'ouverture économique a été <strong>en</strong>gagé visant à laisser plus de liberté au secteur<br />

privé, sinon à l'<strong>en</strong>courager à investir. Mais, c<strong>et</strong>te ouverture demeure timide. Dans ce contexte, on<br />

assiste à l'émerg<strong>en</strong>ce d'une "classe" de nouveaux <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs 174 composée d'ingénieurs mais<br />

égalem<strong>en</strong>t de rescapés de l'anci<strong>en</strong>ne bourgeoisie (liés aux caciques de l'establishm<strong>en</strong>t politicomilitaire)<br />

<strong>et</strong> <strong>en</strong>fin de la nom<strong>en</strong>klatura, apparatchiks ou généraux militaires qui se serv<strong>en</strong>t de leurs<br />

relations avec le pouvoir pour contourner ainsi tous <strong>les</strong> obstac<strong>les</strong> administratifs que le simple<br />

citoy<strong>en</strong> ne peut surmonter <strong>et</strong> créer des <strong>en</strong>treprises privées, faire de l'affairisme <strong>et</strong> du "business<br />

sauvage".<br />

Ces nouveaux <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs constitu<strong>en</strong>t ainsi le noyau dur de nouveaux acteurs<br />

économiques <strong>et</strong> même socio-politiques. Au delà de la diversité des situations <strong>et</strong> des origines<br />

socia<strong>les</strong>, ils manifest<strong>en</strong>t la même volonté de <strong>modernisation</strong> d'une économie déjà <strong>en</strong> sérieuse<br />

difficulté <strong>et</strong> le même esprit de revanche à l'égard du système socialiste syri<strong>en</strong> :<br />

"J'ai choisi le domaine de la programmation des ordinateurs parce que c'est un domaine où<br />

l'on <strong>en</strong> sait le moins <strong>en</strong> Syrie. (..) Ça me révolte de voir <strong>les</strong> <strong>en</strong>treprises <strong>et</strong> <strong>les</strong> administrations de<br />

l'Etat ach<strong>et</strong>er des logiciels extrêmem<strong>en</strong>t chers qui sont beaucoup trop compliqués par rapport à<br />

leurs besoins. On appr<strong>en</strong>d qu'il y a un logiciel sophistiqué, on l'achète. (..) Moi, je propose à mes<br />

cli<strong>en</strong>ts des logiciels sur mesure <strong>et</strong> arabisés. Ce domaine est r<strong>en</strong>table à long terme parce que la<br />

demande jusqu'à maint<strong>en</strong>ant est très limitée. Si je voulais un profit rapide, je me lancerais dans <strong>les</strong><br />

jeux sur ordinateur pour <strong>les</strong> nouveaux riches, mais je refuse." 175 "Ce pays ne peut pas s'<strong>en</strong> sortir<br />

sans v<strong>en</strong>dre le secteur public <strong>et</strong> sans laisser <strong>les</strong> g<strong>en</strong>s exporter <strong>et</strong> importer ce dont ils ont besoin." 176 .<br />

En ce qui concerne notre obj<strong>et</strong> d'étude, <strong>les</strong> ingénieurs du secteur privé, leur <strong>en</strong>trée dans<br />

l'économie de marché est s<strong>en</strong>siblem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>te de celle des autres catégories d'<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs. Ils<br />

se distingu<strong>en</strong>t de la posture traditionnelle de l'"academic import substitute" afin de se diriger plutôt<br />

vers une production destinée à l'exportation surtout vers <strong>les</strong> pays de l'Europe c<strong>en</strong>trale, <strong>les</strong> pays du<br />

Golfe, l'Iran <strong>et</strong> l'Iraq. Ils ont compris la division internationale <strong>et</strong> la "division syri<strong>en</strong>ne" du travail <strong>et</strong><br />

sav<strong>en</strong>t très bi<strong>en</strong> ce qui est possible <strong>et</strong> ce qui ne l'est pas. C<strong>et</strong>te ori<strong>en</strong>tation est doublem<strong>en</strong>t opératoire<br />

: elle assure un profit avantageux <strong>et</strong> <strong>les</strong> devises nécessaires pour l'achat des matières premières de<br />

l'étranger.<br />

171 - Le phénomène de "pantouflage" s'est surtout produit <strong>en</strong> France dans <strong>les</strong> deux déc<strong>en</strong>nies avant la<br />

première Guerre mondiale. Des polytechnici<strong>en</strong>s, ingénieurs d'Etat, ont démissionné du secteur<br />

public pour aller travailler dans le secteur privé où <strong>les</strong> conditions matériel<strong>les</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> possibilités de<br />

promotion étai<strong>en</strong>t plus importantes.<br />

Cf. Terry Shinn, "From "corps" to "profession" : the emerg<strong>en</strong>ce and definition of industrial<br />

<strong>en</strong>gineering in modern France" in Robert Fox (sous la direction), The organisation of sci<strong>en</strong>ces and<br />

technology in France 1808-1914, Cambridge University Press <strong>et</strong> MSH, Paris, 1980, p. 206.<br />

172 - comme c'est le cas de Ch. R. qui travaille depuis cinq ans.<br />

173 - Comme c'est le cas de S. H. ingénieur civil.<br />

174 - Parler des <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs ne peut pas signifier une classe. Ici ils représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t plutôt une sorte<br />

d'agrégat d'hommes d'affaires.<br />

175 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec S.F., ingénieur civil de tr<strong>en</strong>te cinq ans propriétaire du bureau de programmation<br />

à Damas.<br />

176 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec D.J., agronome qui est lancé dans le commerce <strong>en</strong> gros de fleurs.


Ce lancem<strong>en</strong>t dans l'industrie est surtout observé chez des ingénieurs diplômés <strong>en</strong><br />

Occid<strong>en</strong>t qui connaiss<strong>en</strong>t son système commercial <strong>et</strong> sa production industrielle. Certains<br />

ingénieurs ayant faisant leurs études dans <strong>les</strong> pays ex-socialistes ont comm<strong>en</strong>cé à faire du<br />

commerce, <strong>et</strong> quelquefois du "business noir", durant leurs études universitaires profitant ainsi de la<br />

faible concurr<strong>en</strong>ce sur le marché. Pr<strong>en</strong>ons l'exemple de O. H. ingénieur <strong>en</strong> informatique diplômé de<br />

Roumanie. Dès son r<strong>et</strong>our <strong>en</strong> Syrie, <strong>en</strong> 1989, il a ouvert une manufacture de sous-vêtem<strong>en</strong>ts <strong>et</strong> puis<br />

un atelier de fabrication de prêt-à-porter dont tout le produit est destiné à l'exportation vers la<br />

Roumanie <strong>et</strong> la Bulgarie. Ces exportations sont échangées contre des voitures <strong>et</strong> des planches de<br />

bois. Ses affaires prospèr<strong>en</strong>t très bi<strong>en</strong>. S'il ne regr<strong>et</strong>te pas le fait de ne pas avoir utilisé sa formation<br />

technique, ce n'est pas parce qu'il est motivé par le profit, mais par désir d'une promotion sociale <strong>et</strong><br />

par souci de se débarrasser du système économique <strong>en</strong> place : il est fier d'être la première Société<br />

privée qui importe des voitures m<strong>et</strong>tant ainsi fin au monopole de l'Etat dans ce domaine. Il voit<br />

dans l'activité marchande une véritable éthique.<br />

Pr<strong>en</strong>ons un autre portrait-type d'un ingénieur-homme d'affaires qui se démarque de ses<br />

homologues de "la nouvelle classe". Un homme qui est différ<strong>en</strong>t de l'exemple précéd<strong>en</strong>t par son<br />

poids stratégique dans le secteur économique mixte <strong>et</strong> privée : C'est Osman el-Aïdi 177 , docteur<br />

ingénieur diplômé de Gr<strong>en</strong>oble <strong>en</strong> génie hydraulique. De r<strong>et</strong>our <strong>en</strong> Syrie <strong>en</strong> 1958, il comm<strong>en</strong>ce par<br />

s'installer à son compte dans un bureau d'études <strong>et</strong> de consultation <strong>en</strong> ingénierie, <strong>et</strong> sous-traite des<br />

chantiers pour l'Etat. Ayant débuté ses affaires comme "<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur", il est maint<strong>en</strong>ant un géant de<br />

l'hôtellerie <strong>et</strong> du tourisme, propriétaire d'un chaîne des hôtels (12 hôtels) le plus luxueux du pays,<br />

dont le Cham Palace de Damas. Osman el-Aïdi se démarque de l'aspect péjoratif de la nouvelle<br />

classe. Il perce même du mépris chez lui, pour "ces g<strong>en</strong>s qui ne sont que des commissionnaires", <strong>et</strong><br />

qui, pour lui, serv<strong>en</strong>t de couverture à des officiels du régime qui ne peuv<strong>en</strong>t pas opérer directem<strong>en</strong>t<br />

dans le champ des affaires. Chez lui, le discours politique est plus délié, <strong>et</strong> la défér<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>vers <strong>les</strong><br />

symbo<strong>les</strong> du régime pratiquem<strong>en</strong>t abs<strong>en</strong>te. 178<br />

Si ces valeurs sont partagées par une bonne partie des ingénieurs-hommes d'affaires<br />

interrogés après la deuxième guerre du Golfe, pouvons-nous pour autant <strong>les</strong> considérer comme une<br />

future élite qui survivra à c<strong>et</strong>te situation de transition économique <strong>et</strong> qui, au-delà de son rôle<br />

économique comme moteur du développem<strong>en</strong>t, participerait au changem<strong>en</strong>t social proprem<strong>en</strong>t dit?<br />

En fait, la complexité de la situation empêche toute analyse trop hâtive : car, d'une part, leur origine<br />

sociale est très diversifiée (nouveaux riches, anci<strong>en</strong>ne bourgeoisie, spéculateurs fonciers, <strong>et</strong>c.,) ;<br />

d'autre part, <strong>les</strong> contraintes étatiques <strong>et</strong> socia<strong>les</strong> d'émerg<strong>en</strong>ce d'<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs demeur<strong>en</strong>t très<br />

coercitives ; <strong>en</strong>fin, ces nouveaux acteurs sociaux n'ont pas <strong>en</strong>core pu instaurer une culture<br />

d'<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur privé, <strong>en</strong> créant par exemple une association ou un syndicat. En fait, historiquem<strong>en</strong>t,<br />

la littérature sociologique arabe produite sur ce type de catégorie, appelée tantôt hommes d'affaires<br />

<strong>et</strong> tantôt bourgeoisie nationale, montre une certaine méfiance à son égard. Elle doute de leur<br />

capacité à se doter d'une éthique qui s'appar<strong>en</strong>te au développem<strong>en</strong>t comme c'est le cas du<br />

capitalisme europé<strong>en</strong> muni d'une logique collective qualifiée par Weber de protestante. Certains<br />

sociologues ont qualifié c<strong>et</strong>te bourgeoisie de parasite 179 dans le s<strong>en</strong>s où c<strong>et</strong>te "classe", d'une part,<br />

ne s'intéresse qu'au profit <strong>en</strong> faisant tourner ses capitaux dans un cercle financier rapide sans t<strong>en</strong>ir<br />

compte de véritab<strong>les</strong> besoins économiques <strong>et</strong> sociaux, <strong>et</strong> d'autre part, se caractérise égalem<strong>en</strong>t par<br />

une activité floue <strong>et</strong> diversifiée, <strong>et</strong> par son mode de vie flamboyant .<br />

En fait, la libéralisation économique n'a pas seulem<strong>en</strong>t pour eff<strong>et</strong> de favoriser l'émerg<strong>en</strong>ce<br />

de l'ingénieur-homme d'affaires mais aussi de l'ingénieur de production. L'évolution de l'<strong>en</strong>treprise<br />

industrielle de structure familiale de p<strong>et</strong>ite taille vers un nouveau type d'<strong>en</strong>treprise plus compliquée<br />

techniquem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>traîne une prépondérance de la demande des ingénieurs pour ce secteur. On<br />

comm<strong>en</strong>ce à embaucher dans ce secteur des ingénieurs à plein temps. A titre d'exemple, l'usine<br />

"AL-Charq" qui fabrique du verre (capital <strong>en</strong> 1992 10 million L.S. = 250000 Dollars) a embauché<br />

177 - Cf. J. Bahout, op. cit., p.65-69.<br />

178 - Ibid. p. 66.<br />

179 - On peut citer dans ce ligne une étude de la bourgeoisie égypti<strong>en</strong>ne après l'infitah, Cf. par<br />

exemple, Samia Saïd Imam, man yamlik masr, drasé tahlilyyé lil-osul al-ijtima'yyh 1974- 1980 (A<br />

qui apparti<strong>en</strong>t l'Egypte. Etude analytique de l'origine sociale 1974- 1980), Le Caire, éd. Dar al-<br />

Mustaqbal al-arabie, 1986, pp. 121-135.


sept ingénieurs à plein temps <strong>et</strong> trois à temps partiel pour la maint<strong>en</strong>ance des machines <strong>et</strong> le<br />

développem<strong>en</strong>t de certains procédés de travail. Ce g<strong>en</strong>re d'<strong>en</strong>treprise privée est souv<strong>en</strong>t effici<strong>en</strong>te,<br />

dynamique <strong>et</strong> capable de r<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t. Ceci se fait ress<strong>en</strong>tir non seulem<strong>en</strong>t au niveau de la qualité des<br />

produits mais aussi au niveau des salaires payés aux ingénieurs <strong>et</strong> même aux travailleurs.<br />

Pour nous résumer, notre <strong>en</strong>quête a suggéré l'accroissem<strong>en</strong>t du rôle des ingénieurs dans<br />

l'industrie privée, mais nous devons pr<strong>en</strong>dre la mesure de l'ampleur de c<strong>et</strong> accroissem<strong>en</strong>t précaire.<br />

En eff<strong>et</strong>, c<strong>et</strong>te précarité relève, une fois de plus, de l'emprise de l'Etat sur l'économie ; d'où<br />

l'hésitation des investisseurs à placer des capitaux sur le territoire syri<strong>en</strong> où se succèd<strong>en</strong>t de manière<br />

effrénée <strong>et</strong> incohér<strong>en</strong>te <strong>les</strong> décr<strong>et</strong>s réglem<strong>en</strong>tant la vie économique. Cela a, par conséqu<strong>en</strong>t, un<br />

eff<strong>et</strong> défavorable sur le marché du travail <strong>et</strong> freine une év<strong>en</strong>tuelle percée de l'ingénieur.


I-3. Unité <strong>et</strong> hétérogénéité<br />

L'ingénieur, comme tout autre individu, apparti<strong>en</strong>t à une multiplicité de groupes : socioprofessionnel,<br />

régional, religieux, générationnel, <strong>et</strong>c. ; il adhère plus ou moins au système<br />

symbolique caractéristique de ces groupes <strong>et</strong> c'est à partir d'eux qu'il élabore sa propre personnalité<br />

psycho-sociale. Au delà de c<strong>et</strong>te règle théorique générale, l'id<strong>en</strong>tification de l'ingénieur à sa<br />

profession est c<strong>en</strong>trale surtout <strong>en</strong> raison de la division sociale du travail. 180 C'est une réalité sociale<br />

<strong>et</strong> non pas une simple division méthodologique.<br />

Les transformations subi<strong>en</strong>t par la profession d'ingénieur (la salarisation des ingénieurs<br />

<strong>et</strong> la bureaucratisation de leur métier autant que la compétition <strong>en</strong>tre ingénieurs comme experts) a<br />

favorisé chez eux une stratégie individuelle. Mais, paradoxalem<strong>en</strong>t, elle a été un facteur de<br />

regroupem<strong>en</strong>t afin de combattre la dévalorisation de leur statut. La stratégie individuelle se<br />

juxtapose donc à d'autres stratégies plus collectives.<br />

Parler des ingénieurs comme individus ou comme simp<strong>les</strong> agrégats est aussi abusif que<br />

de parler d'un groupe socioprofessionnel cohér<strong>en</strong>t coupé de son <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t socio-économique.<br />

Au cours des chapitres précéd<strong>en</strong>ts, nous avons t<strong>en</strong>té de prés<strong>en</strong>ter <strong>les</strong> ingénieurs comme des ag<strong>en</strong>ts<br />

<strong>en</strong> conflit avec <strong>les</strong> bureaucrates, le pouvoir politique <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur <strong>et</strong> autoritaire, <strong>et</strong> <strong>les</strong> pouvoirs<br />

locaux. Conflit qui s'acc<strong>en</strong>tue dans un certain contexte <strong>et</strong> s'atténue dans un autre.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, c<strong>et</strong>te analyse ne doit pas oublier <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>ciations objectives <strong>et</strong> même<br />

subjectives à l'intérieur du groupe des ingénieurs. Les rapports de force se structur<strong>en</strong>t autour d'un<br />

certain nombre de lignes de clivage : clivage <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ingénieurs du secteur public, imprégnés de<br />

traditions étatiques, <strong>et</strong> <strong>les</strong> ingénieurs du privé, bénéficiaires de la libéralisation économique ;<br />

clivage <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>tes spécialités surtout <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ingénieurs civils <strong>et</strong> <strong>les</strong> autres spécialités ;<br />

clivage <strong>en</strong>tre la génération des années soixante <strong>et</strong> soixante-dix, qui supporte bi<strong>en</strong> la crise, <strong>et</strong> la<br />

génération de la crise des années quatre-vingts ; clivage <strong>en</strong>tre ingénieurs simp<strong>les</strong> citoy<strong>en</strong>s <strong>et</strong><br />

ingénieurs membres du Parti Ba'th.<br />

Ces intérêts contradictoires, occultés derrière la façade du syndicat des ingénieurs, se<br />

font jour lors de chaque élection des instances dirigeantes de ce syndicat. Celui-ci, qui apparaît<br />

serein, paisible, unifié <strong>et</strong> unificateur, devi<strong>en</strong>t depuis le début des années quatre-vingt un lieu de<br />

cloisonnem<strong>en</strong>t social, mais aussi, paradoxalem<strong>en</strong>t, une référ<strong>en</strong>ce commune au groupe des<br />

ingénieurs. Car, comme le constate Boltanski plus le groupe se différ<strong>en</strong>cie <strong>et</strong> plus la cohésion<br />

fonctionne dans la mesure où <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>tes composantes du groupe ont intérêt à garder une<br />

référ<strong>en</strong>ce commune. 181<br />

Un autre facteur joue <strong>en</strong> faveur de la cohésion des ingénieurs : leur capital symbolique.<br />

Nous allons examiner successivem<strong>en</strong>t <strong>les</strong> deux facteurs.<br />

I-3-1. Le Syndicat des ingénieurs comme lieu de référ<strong>en</strong>ce commune <strong>et</strong> de cloisonnem<strong>en</strong>t<br />

social<br />

Nous avons vu dans le paragraphe sur l'histoire des ingénieurs, comm<strong>en</strong>t le syndicat,<br />

jusqu'<strong>en</strong> 1980 a joué un rôle décisif pour la promotion de la profession. Devant l'incapacité du<br />

système économique, il a déf<strong>en</strong>du ses membres contre l'angoisse de l'instabilité professionnelle,<br />

liée à la précarisation de leur situation socioprofessionnelle. Il leur a proposé un cadre sécurisant <strong>et</strong><br />

doté de légitimité. Ce syndicat a fourni "l'armature" à laquelle <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>ts types d'ingénieurs sont<br />

v<strong>en</strong>us s'agréger pour constituer un <strong>en</strong>semble objectivem<strong>en</strong>t hétérogène mais suffisamm<strong>en</strong>t unifié<br />

symboliquem<strong>en</strong>t pour imposer la croyance dans son exist<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> tant que groupe social spécifique.<br />

180 - Quoique, <strong>en</strong> imposant "le Code unifié du travail", l'Etat t<strong>en</strong>de vers un écrasem<strong>en</strong>t de la<br />

hiérarchie. En réalité, celle-ci est très prés<strong>en</strong>te autant dans l'<strong>en</strong>treprise (travail technique) que dans<br />

l'administration (travail bureaucratique). Au-delà de la relation de travail, <strong>les</strong> ingénieurs constitu<strong>en</strong>t<br />

souv<strong>en</strong>t une communauté à part qui ne se mêl<strong>en</strong>t ni avec <strong>les</strong> technici<strong>en</strong>s supérieurs ni avec <strong>les</strong><br />

ouvriers.<br />

181 - Luc Boltanski, Les cadres. La formation d'un groupe social, Ed. de Minuit, Paris, 1882


Les ingénieurs interrogés exprim<strong>en</strong>t un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de nostalgie à l'égard de c<strong>et</strong> âge d'or du syndicat<br />

qui a favorisé l'esprit de corps <strong>en</strong> leur sein.<br />

Depuis que l'Etat a dissous le syndicat pour le r<strong>en</strong>ouveler <strong>et</strong> lui imposer une direction<br />

ba'thiste, <strong>les</strong> ingénieurs sont dev<strong>en</strong>us plus anonymes. Ils ne cach<strong>en</strong>t pas leur ress<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t <strong>en</strong>vers <strong>les</strong><br />

instances dirigeantes du syndicat, considérées plutôt comme représ<strong>en</strong>tant de l'Etat que des<br />

ingénieurs. Cep<strong>en</strong>dant, le syndicat a t<strong>en</strong>té de comp<strong>en</strong>ser c<strong>et</strong>te image <strong>et</strong> de sauver la face par le<br />

r<strong>en</strong>forcem<strong>en</strong>t d'une série de services sociaux : assurance santé dont l'importance provi<strong>en</strong>t du fait<br />

que ni le secteur public ni le secteur privé ne fourniss<strong>en</strong>t c<strong>et</strong> avantage ; coopératives pour v<strong>en</strong>dre<br />

<strong>les</strong> d<strong>en</strong>rées alim<strong>en</strong>taires rationnées par l'Etat <strong>et</strong> diffici<strong>les</strong> à trouver <strong>en</strong> situation de pénurie sur le<br />

marché sauf à un prix exorbitant ; clubs- restaurants qui se situ<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t dans des <strong>en</strong>droits<br />

agréab<strong>les</strong> dans toutes <strong>les</strong> grandes vil<strong>les</strong> ; coopératives d'habitat ; caisses de r<strong>et</strong>raite ; fonds de<br />

solidarité, <strong>et</strong>c. Tous ces service sont destinés exclusivem<strong>en</strong>t aux ingénieurs <strong>et</strong> à leurs famil<strong>les</strong>.<br />

Atténuant <strong>les</strong> réactions d'une partie des ingénieurs, comme <strong>en</strong> témoign<strong>en</strong>t certains<br />

propos, ces services sociaux ne peuv<strong>en</strong>t satisfaire tout le monde. La promotion des intérêts de la<br />

profession <strong>et</strong> le r<strong>en</strong>forcem<strong>en</strong>t des règ<strong>les</strong> qui la régiss<strong>en</strong>t (comme conditions d'<strong>en</strong>trée <strong>et</strong> de sortie,<br />

déroulem<strong>en</strong>t des carrières, ajustem<strong>en</strong>t de la rétribution aux tâches, sujétions, devoir <strong>et</strong><br />

responsabilité, <strong>et</strong>c.), n'ont pas profité à tous <strong>les</strong> ingénieurs. Les fonctionnaires, souv<strong>en</strong>t des jeunes,<br />

voi<strong>en</strong>t que le syndicat ne s'intéresse qu'à leurs collègues du secteur privé à cause de leur poids dans<br />

<strong>les</strong> instances dirigeantes. Ils n'ont de contact avec leur syndicat qu'une fois par an pour régler le<br />

montant de leur adhésion <strong>en</strong> tant que membres. Un ingénieur ayant un bureau d'étude est, par<br />

contre, obligé de le fréqu<strong>en</strong>ter régulièrem<strong>en</strong>t pour <strong>en</strong>tamer une démarche administrative liée à son<br />

travail ou à son expertise <strong>et</strong> pour toucher l'arg<strong>en</strong>t de la "caisse des bureaux d'études" 182 . Le syndicat<br />

étant, pour ce dernier, une instance privilégiée pour déf<strong>en</strong>dre <strong>les</strong> intérêts de son métier, ne fait que<br />

r<strong>en</strong>forcer l'id<strong>en</strong>tité professionnelle. Nous avons observé lors de notre <strong>en</strong>quête auprès du syndicat<br />

des ingénieurs, (section de Damas <strong>et</strong> section d'Alep), la prés<strong>en</strong>ce constante des ingénieurs<br />

propriétaires des bureaux d'études <strong>et</strong> d'exécutions ; ils discut<strong>en</strong>t, boiv<strong>en</strong>t le thé, jou<strong>en</strong>t au jeu de dés,<br />

fréqu<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t le club ou le restaurant des ingénieurs :<br />

"j'aime bi<strong>en</strong> passer le soir au syndicat, c'est le seul lieu "classe" [sic] où on ne r<strong>en</strong>contre<br />

que des ingénieurs. (..) Ici on réfléchit avec <strong>les</strong> copains (il s'agit surtout des ingénieurs ayant des<br />

bureaux) à nos problèmes professionnels <strong>et</strong> ceux de la vie quotidi<strong>en</strong>ne. (..) Ici tu ne trouves pas des<br />

"mukhabarât" (police secrète) parce que nous tous sommes des ingénieurs" 183 !<br />

Ce propos montre l'adhésion de c<strong>et</strong> ingénieur à son groupe professionnel (ou plutôt<br />

socioprofessionnel car il s'agit tout particulièrem<strong>en</strong>t de la haute strate des ingénieurs du secteur<br />

privé) que c<strong>et</strong> ingénieur caractérise par sa distance par rapport au pouvoir : "un ingénieur ne peut<br />

pas être mukhabarât".<br />

Finalem<strong>en</strong>t, le syndicat a échoué dans sa mission d'unifier le groupe des ingénieurs <strong>et</strong><br />

de l'objectiver dans une institution de représ<strong>en</strong>tation durable <strong>et</strong> stable. L'intérêt commun reste<br />

minimal devant la diversité des espèces de capital auxquel<strong>les</strong> <strong>les</strong> ingénieurs doiv<strong>en</strong>t leur valeur.<br />

I-3-2. L'efficacité symbolique des ingénieurs<br />

En Syrie, l'image des professions véhiculée par le public confine parfois à l'imposture :<br />

certains métiers sont abusivem<strong>en</strong>t méprisés, d'autres incroyablem<strong>en</strong>t surévalués, voire mythifiés.<br />

Contrairem<strong>en</strong>t à l'agriculteur, par exemple, l'ingénieur bénéficie d'une aura que la banalisation<br />

n'<strong>en</strong>tache guère.<br />

182 - Une partie du profit des ingénieurs propriétaires des bureaux d'études alim<strong>en</strong>te une caisse dite<br />

"caisse des bureaux d'études". Annuellem<strong>en</strong>t, ces ingénieurs repartiss<strong>en</strong>t de façon égale l'arg<strong>en</strong>t de<br />

la caisse , ce qui assure une somme souv<strong>en</strong>t supérieure au salaire annuel d'un jeune ingénieur du<br />

secteur public.<br />

183 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec A. K. docteur architecte ayant un bureau d'étude à Damas.


Si <strong>en</strong> Occid<strong>en</strong>t la notion d'ingénieur désigne à la fois un diplôme, une fonction <strong>et</strong> un<br />

statut professionnel, <strong>en</strong> Syrie ce qui prédomine avant tout, c'est le "capital symbolique", pour<br />

repr<strong>en</strong>dre l'expression de P. Bourdieu. Un capital qui est autant rattaché dans l'imaginaire populaire<br />

à une "vocation apostolique" qu'à une capacité technique. Le caractère d'apostolicité est <strong>en</strong> rapport<br />

avec deux logiques : économique <strong>et</strong> sociale. Au cas où l'efficacité technique est intrinsèquem<strong>en</strong>t<br />

dévalorisée, l'argum<strong>en</strong>t social prévaudra sur l'argum<strong>en</strong>t économique.<br />

L'ingénieur exerce un pouvoir symbolique puissant sur le public <strong>et</strong> bénéficie d'un statut<br />

symbolique avantageux. Il utilise souv<strong>en</strong>t le mot "mohandis" (qui signifie <strong>en</strong> français ingénieur <strong>et</strong><br />

architecte) comme un titre <strong>en</strong> le plaçant devant son nom lorsqu'il se prés<strong>en</strong>te à ses interlocuteurs, à<br />

l'intérieur de son établissem<strong>en</strong>t comme à l'extérieur.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, il n'existe pas de relation de causalité directe <strong>en</strong>tre l'utilisation par <strong>les</strong><br />

ingénieurs de leur titre <strong>et</strong> du capital symbolique. Le titre est plutôt un symptôme de ce capital. Dans<br />

<strong>les</strong> pays europé<strong>en</strong>s, on trouve des pays dont <strong>les</strong> ingénieurs ne prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t pas du tout leur titre<br />

(ingénieur ou docteur ingénieur), comme <strong>en</strong> France, tandis que <strong>les</strong> ingénieurs allemands <strong>et</strong> belges y<br />

ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t. Phénomène qui ne peut pas être expliqué sans se référer à l'histoire de ce groupe.<br />

Les 'ingénieurs allemands ont m<strong>en</strong>é un combat acharné pour la reconnaissance de leur<br />

titre académique ; car la tradition humaniste allemande a longtemps méprisé l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t<br />

technique <strong>et</strong> professionnel. 184 Héritage de l'histoire, <strong>les</strong> ingénieurs belges, depuis 1938, se sont<br />

divisés <strong>en</strong>tre ingénieurs civils qui peuv<strong>en</strong>t faire l'usage du titre "ingénieur civil" (Ing) avec ou sans<br />

qualification <strong>et</strong> ingénieurs-technici<strong>en</strong>s qui doiv<strong>en</strong>t obligatoirem<strong>en</strong>t ajouter le terme "technici<strong>en</strong>" au<br />

mot ingénieur (<strong>en</strong> utilisant l'abréviation Ir) <strong>et</strong> indiquant, par des initia<strong>les</strong> reconnues, le nom de<br />

l'école dont ils sont issus. Enjeux de prestige hérités du passé mais aussi conception<br />

épistémologique implicite accordant le primat aux sci<strong>en</strong>ces pures sur <strong>les</strong> sci<strong>en</strong>ces appliquées <strong>et</strong> sur<br />

la technique. Bi<strong>en</strong> que la loi de 1977 ait aboli c<strong>et</strong>te différ<strong>en</strong>ciation, la dualité actuelle ingénieurs<br />

civils/ingénieurs industriels (c'est-à-dire technici<strong>en</strong>s) est toujours persistante. 185<br />

Ce titre ("mohandis") représ<strong>en</strong>te un signe honorifique qui sert dans la hiérarchie sociale<br />

<strong>et</strong> le classem<strong>en</strong>t dans <strong>les</strong> degrés de la modernité, surtout <strong>en</strong> temps de crise où <strong>les</strong> ingénieurs<br />

recour<strong>en</strong>t à des mesures restrictives <strong>et</strong> élitistes comme l'affirmation de la distinction <strong>et</strong><br />

l'amplification des différ<strong>en</strong>ces. Ce capital symbolique se reflète dans le comportem<strong>en</strong>t 186 , dans la<br />

rhétorique, dans la façon de s'habiller différ<strong>en</strong>te de celle des ouvriers <strong>et</strong> des technici<strong>en</strong>s 187 , bref<br />

dans le style de vie <strong>et</strong> dans l'image que le public se fait de lui. En Syrie, on <strong>en</strong>seigne aux ouvriers le<br />

respect du savoir des ingénieurs. L'<strong>en</strong>treprise joue un rôle dans l'établissem<strong>en</strong>t des relations de<br />

l'autorité "naturelle" de la "raison sci<strong>en</strong>tifique" de l'ingénieur. C<strong>et</strong>te culture légitime constitue un<br />

principe d'ordre qui n'a pas besoin de démontrer son utilité pratique pour être justifié.<br />

La plupart des ingénieurs du secteur public interrogés déclar<strong>en</strong>t qu'il est très normal<br />

qu'ils se distingu<strong>en</strong>t juridiquem<strong>en</strong>t des technici<strong>en</strong>s <strong>et</strong> des ouvriers; <strong>et</strong> par là leur hostilité au "Code<br />

184 - Cf. Heiner Stück, "L'émancipation des éco<strong>les</strong> supérieurs techniques <strong>et</strong> la professionnalisation<br />

des ingénieurs <strong>en</strong> Allemagne au XIX siècle" in André Grelon (sous la dir.), Les ingénieurs de la<br />

crise. Titre <strong>et</strong> profession <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> deux guerres, Paris, EHESS, 1986.<br />

185 - Jean C. Baud<strong>et</strong>, "Situation des ingénieurs <strong>en</strong> Belgique", (note de synthèse composée par André<br />

Grelon), in Sociétés contemporaines, op. cit., pp. 119-126.<br />

186 - L'ingénieur dans <strong>les</strong> <strong>en</strong>treprises publiques refuse souv<strong>en</strong>t d'être transporté avec <strong>les</strong> ouvriers <strong>et</strong><br />

<strong>les</strong> technici<strong>en</strong>s. Si l'<strong>en</strong>treprise ne possède pas de véhicu<strong>les</strong> de fonction pour <strong>les</strong> ingénieurs, un<br />

ingénieur, même s'il est le plus jeune, se place toujours à côté du conducteur (contrairem<strong>en</strong>t aux<br />

coutumes).<br />

Un ouvrier ou un technici<strong>en</strong> supérieur doit frapper à la porte du bureau de son supérieur<br />

(l'ingénieur) avant d'<strong>en</strong>trer, .... Ce sont des signes de "distinction".<br />

187 - Certains ingénieurs port<strong>en</strong>t ainsi une cravate même au chantier, manière de distancier leur<br />

travail (voulu purem<strong>en</strong>t intellectuel) par rapport à celui des ouvriers (manuel).


unifié du travail" 188<br />

symbolique.<br />

qui finalem<strong>en</strong>t n'a pas changé leur situation matérielle mais leur statut<br />

La représ<strong>en</strong>tation que <strong>les</strong> ingénieurs se font de leur position dans l'espace social est le<br />

produit d'un système de schèmes de perception <strong>et</strong> d'appréciation, selon <strong>les</strong> termes de P. Bourdieu.<br />

Ce système est lui-même le produit incorporé d'une condition définie par une position déterminée<br />

dans <strong>les</strong> distributions des propriétés matériel<strong>les</strong> <strong>et</strong> du capital symbolique. Il pr<strong>en</strong>d <strong>en</strong> compte non<br />

seulem<strong>en</strong>t <strong>les</strong> représ<strong>en</strong>tations que <strong>les</strong> autres se font de c<strong>et</strong>te position <strong>et</strong> dont l'agrégation définit le<br />

capital symbolique (communém<strong>en</strong>t désigné comme prestige, autorité, <strong>et</strong>c.) mais aussi la position<br />

dans <strong>les</strong> distributions r<strong>et</strong>raduites symboliquem<strong>en</strong>t dans le style de vie 189 .<br />

Ce que l'on vi<strong>en</strong>t de dire sur le capital symbolique des ingénieurs n'est pas de nature<br />

innée, mais ce sont <strong>les</strong> conditions socia<strong>les</strong> qui font l'efficacité des configurations symboliques <strong>et</strong> lui<br />

donn<strong>en</strong>t le s<strong>en</strong>s dont il faut analyser <strong>les</strong> subtilités. On peut ainsi constater <strong>les</strong> eff<strong>et</strong>s de la surproduction<br />

des ingénieurs syri<strong>en</strong>s sur la dégradation de leur capital symbolique déjà conquis: avoir<br />

le titre n'a plus la même connotation ni la même fonction qu'auparavant, <strong>et</strong> surtout pour ceux du<br />

secteur public. La figure de l'ingénieur est donc vouée à s'estomper au fur <strong>et</strong> mesure que la crise<br />

économique s'acc<strong>en</strong>tue. Car l'acquisition du capital symbolique est vécue sur le double registre du<br />

don <strong>et</strong> du mérite. Travailler dans un emploi subalterne <strong>et</strong> à un poste de gratte-papier n'apporte pas<br />

<strong>les</strong> gratifications att<strong>en</strong>dues. C<strong>et</strong>te dévaluation du titre d'ingénieur est <strong>en</strong> quelque sorte officialisée<br />

par le "Code unifié du travail". Il n'est pas sans signification que, depuis 1969, la Revue de<br />

l'ingénieur arabe ne prés<strong>en</strong>te plus <strong>les</strong> ingénieurs spécialistes comme "ingénieur docteur" mais<br />

comme "docteur ingénieur". Car, c'est l'inflation dans le titre d'ingénieur qui le r<strong>en</strong>d inférieur à la<br />

spécialité sci<strong>en</strong>tifique (exprimée par "docteur").<br />

Parler d'inflation du titre r<strong>en</strong>voie à la difficulté de la vie professionnelle quotidi<strong>en</strong>ne où<br />

l'ingénieur exprime son désarroi dans ses relations de travail, ce que l'on appelle "carrière", tandis<br />

que, l'image du "métier", qui reflète la profession dont l'ingénieur demeure fier malgré <strong>les</strong> à-coups,<br />

reste intacte. C<strong>et</strong>te distinction a été prouvée dans notre <strong>en</strong>quête :<br />

Rappelons de H. H., dont le portrait a été exposé dans le chapitre précéd<strong>en</strong>t, tout <strong>en</strong><br />

exprimant sa lassitude d'une carrière malm<strong>en</strong>ée, sans expéri<strong>en</strong>ce proprem<strong>en</strong>t technique, ti<strong>en</strong>t à se<br />

prés<strong>en</strong>ter comme ingénieur même lorsqu'il travaille comme "secrétaire". Il cherche un capital<br />

financier pour r<strong>et</strong>rouver son métier auquel il est fortem<strong>en</strong>t attaché. Ici, l'eff<strong>et</strong> de corps s'exprime<br />

par l'id<strong>en</strong>tification aux valeurs dominantes dans le système de représ<strong>en</strong>tation.<br />

Ces deux différ<strong>en</strong>ts registres de la vie professionnelle se trouv<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t chez <strong>les</strong><br />

ingénieurs français, qui tout <strong>en</strong> exprimant des s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts d'insatisfaction quant au déroulem<strong>en</strong>t de<br />

leur carrière, jug<strong>en</strong>t leur métier passionnant. 190<br />

En outre, <strong>les</strong> li<strong>en</strong>s <strong>en</strong>tre capital culturel, économique <strong>et</strong> social sont étroits ; il y a une<br />

même certaine convertibilité <strong>en</strong>tre eux : le capital culturel acquis par le diplôme donne<br />

exclusivem<strong>en</strong>t l'accès à la profession excluant ainsi <strong>les</strong> autodidactes. De façon inverse, , <strong>en</strong> Syrie<br />

autant qu'<strong>en</strong> Occid<strong>en</strong>t, on assiste à une reconversion du capital économique <strong>en</strong> capital culturel<br />

188 - Ce Code s'applique à tous <strong>les</strong> salariés de l'Etat, depuis 1985, qui dép<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t auparavant <strong>les</strong><br />

uns du "Code du travail", <strong>les</strong> autres du "Code des fonctionnaires" <strong>et</strong> du "Code des employés". Le<br />

secteur privé continue seul à être soumis au "Code du travail". Dans ce nouveau code, on traite<br />

toutes ces catégories sur une seule base salariale.<br />

189 - Pierre Bourdieu, Capital symbolique <strong>et</strong> classes socia<strong>les</strong>, in L'ARC, nø72, 2e trimestre, 1978, p.<br />

16.<br />

190 Jean-Marie Duprez, André Grelon <strong>et</strong> Catherine Marry, "Les ingénieurs des années 1990 :<br />

mutations professionnel<strong>les</strong> <strong>et</strong> id<strong>en</strong>tité sociale", in Sociétés contemporaines, Paris, L'Harmattan, nø<br />

6, juin 1991, p57.


faisant du champ scolaire un <strong>en</strong>jeu de plus <strong>en</strong> plus ess<strong>en</strong>tiel de la reproduction du pouvoir, qui<br />

perm<strong>et</strong> aux classes dominantes de consolider leur légitimation symbolique. 191<br />

En France, depuis la fin du 19 eme siècle une hiérarchisation se produit <strong>en</strong> fonction du<br />

type d'école dont l'ingénieur est issu : <strong>en</strong> haut de la pyramide, le corps d'Etat prestigieux constitué<br />

par <strong>les</strong> ingénieurs polytechnici<strong>en</strong>s, puis <strong>les</strong> ingénieurs industriels composés d'ingénieurs des éco<strong>les</strong><br />

d'arts <strong>et</strong> métiers, d'ingénieurs c<strong>en</strong>trali<strong>en</strong>s <strong>et</strong> de ceux des éco<strong>les</strong> supérieures de physique <strong>et</strong> de<br />

chimie. L'Etude de l'origine sociale des ingénieurs à la fin du 19 ème siècle a montré comm<strong>en</strong>t la<br />

haute strate de la bourgeoisie a été plus prés<strong>en</strong>te dans l'Ecole Polytechnique que dans <strong>les</strong> autres<br />

éco<strong>les</strong>. 192 C<strong>et</strong>te reconversion du capital économique <strong>en</strong> capital culturel continue à fonctionner à<br />

cause du clivage <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ingénieurs des "grandes éco<strong>les</strong>" <strong>et</strong> ceux des "p<strong>et</strong>ites éco<strong>les</strong>". 193 Or, <strong>en</strong><br />

Syrie, l'aristocratie se distingue des autres catégories socia<strong>les</strong> par l'<strong>en</strong>voi de ses fils à l'étranger pour<br />

étudier le génie. La hiérarchisation se fait ainsi <strong>en</strong>tre ingénieurs diplômés des universités loca<strong>les</strong> <strong>et</strong><br />

ceux qui sont diplômés à l'étranger.<br />

Pour résumer, le poids des ingénieurs, plus décisif que celui d'autres groupes sci<strong>en</strong>tifiques ou socioprofessionnels,<br />

leur perm<strong>et</strong> de participer activem<strong>en</strong>t à l'effort d'ori<strong>en</strong>tation de la société : ce sont<br />

eux <strong>les</strong> vecteurs de toute technique nouvelle dans la société. Au mom<strong>en</strong>t où la modernité<br />

intellectuelle est confrontée à des freins, la <strong>modernisation</strong> matérielle est assurée plus aisém<strong>en</strong>t par<br />

<strong>les</strong> ingénieurs. Cep<strong>en</strong>dant, leur efficacité symbolique ne se traduit pas par un pouvoir capable de<br />

faire de leur groupe une "classe dirigeante" ni un "moteur du développem<strong>en</strong>t", mais c<strong>et</strong>te efficacité<br />

facilite l'influ<strong>en</strong>ce des ingénieurs sur le public, comme nous allons voir dans le paragraphe III-3-2.<br />

191 - Claude Dubar, op. cit., p. 75.<br />

192 - Terry Shinn, op. cit., p.185-196.<br />

193 - Voir l'analyse de Pierre Bourdieu dans l'introduction de c<strong>et</strong>te thèse.


PARTIE II<br />

L'ORIENTATION MODERNISATRICE<br />

LIMITEE


Au cour de la première partie de c<strong>et</strong>te thèse, nous avons t<strong>en</strong>té de situer <strong>les</strong> ingénieurs dans le<br />

contexte socio-économique <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>tant leurs différ<strong>en</strong>ciations générationnelle, sociale <strong>et</strong> économique<br />

<strong>en</strong> fonction de leurs lieux d'activité : municipalité, <strong>en</strong>treprise publique, administration de l'Etat <strong>et</strong> secteur<br />

privé. Ces différ<strong>en</strong>tes positions professionnel<strong>les</strong> impliqu<strong>en</strong>t d'inéga<strong>les</strong> participations à la définition de<br />

politiques de développem<strong>en</strong>t selon que l'initiateur est l'Etat ou <strong>les</strong> nouveaux <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs du secteur<br />

privé. En examinant la question de la participation des ingénieurs aux mécanismes de prise de décision<br />

<strong>et</strong> de leur capacité à y accéder, nous avons surtout mis l'acc<strong>en</strong>t sur <strong>les</strong> contraintes "extérieures", politiques<br />

<strong>et</strong> économiques. Nous allons maint<strong>en</strong>ant nous intéresser plus aux conceptions que <strong>les</strong> ingénieurs ont de<br />

la <strong>modernisation</strong>, du développem<strong>en</strong>t, de la nation, de la religion pour pouvoir saisir leurs rô<strong>les</strong> effectifs<br />

ou pot<strong>en</strong>tiels <strong>et</strong> le s<strong>en</strong>s de leurs actions.<br />

Dans c<strong>et</strong>te partie <strong>et</strong> la partie suivante (II <strong>et</strong> III) nous allons étudier <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>tations des<br />

ingénieurs, définies comme visions du monde <strong>et</strong> modalités d'action, dans leurs formes <strong>et</strong> leurs<br />

combinaisons :<br />

La première ori<strong>en</strong>tation est modernisatrice. Car nous trouvons chez <strong>les</strong> ingénieurs des<br />

référ<strong>en</strong>ces indirectes ou directes à la <strong>modernisation</strong> <strong>et</strong> c'est à notre recherche d'<strong>en</strong> définir le s<strong>en</strong>s. C<strong>et</strong>te<br />

ori<strong>en</strong>tation r<strong>en</strong>voi à la manière dont s'articul<strong>en</strong>t l'expéri<strong>en</strong>ce de participation des ingénieurs à la société<br />

syri<strong>en</strong>ne <strong>et</strong> <strong>les</strong> exig<strong>en</strong>ces de ces acteurs à l'égard de c<strong>et</strong>te société.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, dans <strong>les</strong> sociétés à faible historicité, <strong>les</strong> ingénieurs comme d'autres acteurs ont<br />

subi des contraintes historiques, structurel<strong>les</strong> <strong>et</strong> conjoncturel<strong>les</strong> qui limit<strong>en</strong>t leur capacité d'action <strong>et</strong><br />

<strong>en</strong>traîn<strong>en</strong>t un autre type d'ori<strong>en</strong>tations. Les acteurs que sont <strong>les</strong> ingénieurs s'estim<strong>en</strong>t m<strong>en</strong>acés aussi bi<strong>en</strong><br />

par des forces extérieures qu'ils définiss<strong>en</strong>t comme étant "le capitalisme, le colonialisme <strong>et</strong> l'Occid<strong>en</strong>t",<br />

<strong>en</strong> fait la modernité, que par des forces intérieures. Craignant un prés<strong>en</strong>t miné par la crise économique <strong>et</strong><br />

un av<strong>en</strong>ir quasi incertain, leur réaction pr<strong>en</strong>d différ<strong>en</strong>tes formes : soit l'apathie, soit la crispation sur des<br />

intérêts corporatistes <strong>et</strong> sur des privilèges, créant ainsi une id<strong>en</strong>tité socioprofessionnel, soit <strong>en</strong>fin la<br />

référ<strong>en</strong>ce à un passé glorieux de l'islam. Nous allons voir que l'ori<strong>en</strong>tation modernisatrice constitue un<br />

fonds commun pour tous <strong>les</strong> ingénieurs, mais c<strong>et</strong>te ori<strong>en</strong>tation faible, <strong>et</strong> qui fonctionne mal, se<br />

décompose <strong>en</strong> trois niveaux qui lui donn<strong>en</strong>t ainsi des significations éclatées. Ces différ<strong>en</strong>ts niveaux sont<br />

analysés <strong>en</strong> termes d'ori<strong>en</strong>tations: ori<strong>en</strong>tation professionnelle faible, ori<strong>en</strong>tation corporatiste <strong>et</strong><br />

ori<strong>en</strong>tation "esthétiquem<strong>en</strong>t" islamiste.(nous appelons l'<strong>en</strong>semble de ces trois ori<strong>en</strong>tations par l'initial<br />

de chacune [PCI]). Les combinaisons <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> deux types des ori<strong>en</strong>tations, modernisatrices <strong>et</strong> PCI,<br />

fera l'obj<strong>et</strong> de la partie III de ce travail.<br />

Nous avons exclu <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>tations politiques proprem<strong>en</strong>t dites <strong>en</strong> raison de leur faib<strong>les</strong>se.<br />

El<strong>les</strong> s'épuis<strong>en</strong>t vite chez <strong>les</strong> ingénieurs c<strong>en</strong>trés sur une expéri<strong>en</strong>ce quotidi<strong>en</strong>ne vécue ; car, tr<strong>en</strong>te ans de<br />

domination ba'thiste ont profondém<strong>en</strong>t ancré dans la consci<strong>en</strong>ce des ingénieurs le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d'exclusion<br />

de la vie politique <strong>et</strong> du pouvoir. Mais tout de même, le politique, comme expression <strong>et</strong> action, se cache<br />

dans l'économique, le social ou dans une id<strong>en</strong>tité religieuse contestataire.<br />

* * * *<br />

Faute de mobilisation <strong>en</strong> tant que groupe socioprofessionnel cohér<strong>en</strong>t <strong>et</strong> faute de capacité à<br />

m<strong>en</strong>er une action de niveau élevé (au s<strong>en</strong>s sue lui donne Alain Touraine), <strong>les</strong> ingénieurs font référ<strong>en</strong>ce à<br />

l'idée de <strong>modernisation</strong>. Ce concept, "<strong>modernisation</strong>", défini comme la capacité qu'a un système social à<br />

produire de la modernité, 194 nous laisse la liberté d'analyser le processus de changem<strong>en</strong>t effectué par <strong>les</strong><br />

ingénieurs soit <strong>en</strong> tant que un groupe, soit composés de sous-groupes, soit <strong>en</strong> tant qu'individus.<br />

Il ne s'agit pas, pour aborder <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>tations modernisatrices, de décrire le processus de<br />

<strong>modernisation</strong> <strong>en</strong>tamé par <strong>les</strong> ingénieurs eux-mêmes, mais d'analyser <strong>les</strong> avatars de c<strong>et</strong>te ori<strong>en</strong>tation sous<br />

la forme de leurs visées technocratique <strong>et</strong> techniciste. Ensuite, nous allons montrer <strong>les</strong> limites <strong>et</strong> la<br />

194 - Alain Touraine, "Qu'est-ce que le développem<strong>en</strong>t?", in L'Année sociologique, Paris, 1992, nø 42,<br />

p. 48.


faib<strong>les</strong>se de tel<strong>les</strong> visées, <strong>et</strong> la difficulté de mise <strong>en</strong> oeuvre de la <strong>modernisation</strong>, qu'il s'agisse des<br />

obstac<strong>les</strong> au niveau de la structure sociale traditionnelle, du problème des modes de raisonnem<strong>en</strong>t ou du<br />

problème lié à la bureaucratisation du métier des ingénieurs.<br />

II-1. Des visées technocratique <strong>et</strong> techniciste<br />

Dans un système politique autoritaire <strong>et</strong> socialiste d'un pays <strong>en</strong> voie de développem<strong>en</strong>t,<br />

comme la Syrie, <strong>les</strong> concepts de technocratie <strong>et</strong> de technocrates ont pris des connotations qui ne sont pas<br />

forcém<strong>en</strong>t cel<strong>les</strong> des pays industrialisés.<br />

Dans le contexte des pays occid<strong>en</strong>taux, le mot technocratie -technocracy- est "d'origine<br />

américaine : il fut forgé au l<strong>en</strong>demain de la première guerre mondiale par l'ingénieur <strong>et</strong> inv<strong>en</strong>teur<br />

californi<strong>en</strong> W. Smyth (cf. Industrial Managem<strong>en</strong>t, numéros de février à mai 1919). Le terme connut une<br />

certaine vogue vers 1933-1934, lorsqu'un anci<strong>en</strong> directeur d'études des IWW (Industrial Workers of the<br />

World, organisation ouvrière indép<strong>en</strong>dante de t<strong>en</strong>dance anarcho-syndicaliste à sa fondation <strong>en</strong> 1905), H.<br />

Scott prés<strong>en</strong>ta la technocratie à la fois comme un "mouvem<strong>en</strong>t" <strong>et</strong> une panacée contre la crise<br />

économique. C'est ainsi que le terme restera lié au nom de Scott <strong>et</strong> par lui à celui de Vebl<strong>en</strong>" 195 . Ce<br />

dernier voyait dans <strong>les</strong> ingénieurs (production <strong>en</strong>gineers) le groupe dominant des organisations<br />

industriel<strong>les</strong> <strong>et</strong> par conséqu<strong>en</strong>t la classe dirigeante des sociétés occid<strong>en</strong>ta<strong>les</strong>. Ici, l'ingénieur, par son<br />

savoir technique <strong>et</strong> sci<strong>en</strong>tifique, pr<strong>en</strong>d la place des "capitains of industry" ayant dominé par leur capital<br />

matériel, <strong>en</strong> opposant l'"industrie" aux "affaires" (business). C<strong>et</strong>te opposition vebl<strong>en</strong>i<strong>en</strong>ne capital/savoir<br />

est minimisée par <strong>les</strong> travaux de John K<strong>en</strong>n<strong>et</strong>h Galbraith <strong>et</strong> Daniel Bell. Le premier voit dans ce qu'il<br />

appelle la techno-structure l'association d'un savoir technique, d'une expéri<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> d'autres tal<strong>en</strong>ts, alors<br />

que Bell constate la force de l'intellig<strong>en</strong>tsia technique, d'une part, dans son accroissem<strong>en</strong>t numérique<br />

(deux ou trois fois plus que la classe ouvrière), <strong>et</strong> d'autre part, par le savoir théorique nécessaire à la<br />

direction de la société moderne 196 .<br />

Burnham a prédit lui aussi l'avènem<strong>en</strong>t de la technocratie dans son livre "Managerial<br />

Revolution" 197 , mais <strong>en</strong> remplaçant le terme de "production <strong>en</strong>gineers" de Vebl<strong>en</strong> par <strong>les</strong> "executive". "Il<br />

n'est pas sans intérêt de signaler que lorsque le mot fut <strong>en</strong>tré, grâce à Scott, dans l'usage courant, son<br />

inv<strong>en</strong>teur Smyth le désavoua" 198<br />

En France, <strong>les</strong> technocrates 199 ont joué leur rôle à la suite de la Deuxième guerre mondiale<br />

dans la mise <strong>en</strong> oeuvre du "Plan". Ceci a suscité des réactions négatives de la part des sociologues,<br />

surtout parmi le courant marxiste : Georges Gurvitch organisa un colloque <strong>en</strong> 1949 pour p<strong>en</strong>ser le<br />

problème de la technocratie, c'est-à-dire la m<strong>en</strong>ace de la prise du pouvoir aussi bi<strong>en</strong> économique que<br />

politique par la classe techno-bureaucratique, <strong>et</strong> pour lui barrer ainsi la route dans sa marche asc<strong>en</strong>dante<br />

vers ce pouvoir 200 . Alain Touraine, quant à lui, se place sur un autre terrain <strong>en</strong> considérant le phénomène<br />

technocratique comme générateur de conflits sociaux : ces technocrates sont ceux qui "dist<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t la<br />

195 - Daniel Bell, Vers la société post-industrielle, Paris, Robert Laffont, 1976, P. 348. (L'ouvrage a<br />

paru aux Etat-Unis à New York <strong>en</strong> 1973 sous le titre The coming of post-industrial soci<strong>et</strong>y)<br />

196 - Cf. John K<strong>en</strong>n<strong>et</strong>h Galbraith, Le nouvel Etat industriel- Essai sur le système économique<br />

américain, Gallimard, 1968, pp. 71-82. Et égalem<strong>en</strong>t Alvin W. Gouldner, The Future of intellectuals<br />

... op. cit., p. 95.<br />

197 - 1941. La traduction française (1946) a pour titre : "L'Ere des organisateurs".<br />

198 - Ibid.<br />

199 - G. Friedmann définit <strong>les</strong> technocrates, d'après l'étymologie : "ce sont <strong>les</strong> hommes qui gouvern<strong>en</strong>t<br />

par la technique, ou <strong>en</strong>core ceux qui croi<strong>en</strong>t au gouvernem<strong>en</strong>t par la technique".<br />

Cf. G. Friedmann, "Les technocrates <strong>et</strong> la civilisation technici<strong>en</strong>ne", in G. Gurvitch (sous dir.),<br />

Industrialisation <strong>et</strong> technocratie, Paris, Librairie Armand Colin, 1949, p. 43.<br />

200 - Georges Gurvitch, op. cit.


elation <strong>en</strong>tre ...(l'équipem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> le service) au profit de l'équipem<strong>en</strong>t, se dévorant lui-même, se<br />

transformant <strong>en</strong> accumulation non rationnelle de puissance, créant ainsi des conflits sociaux" 201 .<br />

La visée technocratique<br />

Si nous désignons <strong>les</strong> ingénieurs <strong>en</strong> Syrie comme technocrates, c'est dans un s<strong>en</strong>s très étroit<br />

<strong>et</strong> spécifique: ce sont des experts techniques ou administratifs qui particip<strong>en</strong>t aux prises de décision.<br />

Nous avons vu dans le chapitre précéd<strong>en</strong>t 202 <strong>les</strong> <strong>en</strong>jeux de pouvoir <strong>en</strong>tre le politique <strong>et</strong> le technique <strong>et</strong><br />

comm<strong>en</strong>t le système politique a utilisé <strong>les</strong> ingénieurs comme façade publique pour masquer la nature<br />

militaire <strong>et</strong> confessionnelle du régime. Il est très significatif de noter que le Présid<strong>en</strong>t Assad a nommé<br />

Abdel-Ra'uf al-Kassem, docteur <strong>en</strong> architecture <strong>et</strong> professeur à l'université de Damas, comme Premier<br />

ministre au mom<strong>en</strong>t de l'apogée de la crise politique <strong>en</strong> 1980, pour succéder à M. Halabi, un <strong>en</strong>seignant ;<br />

celui-ci avait lui même succédé à, A. R. Khlifawi, un militaire.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, <strong>les</strong> ingénieurs <strong>en</strong> poste t<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t toujours d'utiliser leur pouvoir pour limiter celui<br />

des apparatchiks, mais cela ne se fait pas sans contraintes ni compromis.<br />

C<strong>et</strong>te technocratie à la syri<strong>en</strong>ne fait apparaître deux contradictions. D'un côté, <strong>les</strong><br />

technocrates ne sont pas toujours recrutés a partir de critères d'excell<strong>en</strong>ce professionnelle mais par un<br />

réseau de relations de cli<strong>en</strong>tèle <strong>et</strong> par des connexions politiques. Dans ce s<strong>en</strong>s, la technocratie ne r<strong>en</strong>force<br />

pas le professionnalisme, mais limite plutôt son rôle ; <strong>et</strong> la force d'un technocrate n'est pas due à son<br />

expertise ou à sa compét<strong>en</strong>ce mais à la place occupée par celui-ci dans le réseau politique, comme le<br />

montre ce temoignage : "J'ai participé à une commission dont le Présid<strong>en</strong>t est un de mes élèves" 203 .<br />

L'autre contradiction réside dans le li<strong>en</strong> étroit <strong>en</strong>tre le poste occupé <strong>et</strong> la prise de décision. On influ<strong>en</strong>ce<br />

d'autant plus la décision que l'on occupe un poste officiel élevé. Des exemp<strong>les</strong> abondants démontr<strong>en</strong>t<br />

que des experts auxquels on a recours pour un problème délicat ne sont pas invités à participer aux<br />

instances de décisions, seuls leurs supérieurs qui connaiss<strong>en</strong>t superficiellem<strong>en</strong>t le suj<strong>et</strong> y particip<strong>en</strong>t.<br />

Ces contradictions dans la visée technocratique des ingénieurs, observées égalem<strong>en</strong>t par<br />

Clem<strong>en</strong>t H<strong>en</strong>ry Moore à propos des ingénieurs égypti<strong>en</strong>s 204 , produis<strong>en</strong>t une classe dirigeante avortée<br />

du fait, d'une part, de la nature même du système socio-politique de l'Etat socialiste <strong>et</strong> autoritaire <strong>et</strong>,<br />

d'autre part, du système socio-culturel <strong>en</strong> place, fortem<strong>en</strong>t traditionnel dans ses structures.<br />

L'action des technocrates <strong>en</strong> Syrie pr<strong>en</strong>d ainsi des significations très différ<strong>en</strong>tes de celle de<br />

ceux des pays industriels. Ces différ<strong>en</strong>ces peuv<strong>en</strong>t être résumées dans le tableau suivant :<br />

201 - Alain Touraine, La société post-industrielle, Paris, D<strong>en</strong>oël, 1969, p. 70.<br />

202 - I-2 (Ingénieurs, un statut mal défini).<br />

203 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec N. D. R., professeur ingénieur spécialiste des barrages.<br />

204 - Clem<strong>en</strong>t H<strong>en</strong>ry Moore, Images of Developm<strong>en</strong>t- Egyptian Engineers in Search of Industry, The<br />

Massachus<strong>et</strong>ts Institute of Technology, U. S. A., 1980, pp. 21-36.


L'action des technocrates dans <strong>les</strong> sociétés industrialisées <strong>et</strong> dans la société syri<strong>en</strong>ne<br />

sociétés société syri<strong>en</strong>ne industrialisées<br />

s<strong>en</strong>s de masque la domination nouvelle légitimité l'action capitaliste ou<br />

mode pour le pouvoir de fonctionnem<strong>en</strong>t politique<br />

capitaliste<br />

autoritaire<br />

contre qui? Les financiers, <strong>les</strong> apparatchiks ou <strong>les</strong> politici<strong>en</strong>s<br />

autres catégories<br />

ou le mouvem<strong>en</strong>t socioprofessionnells<br />

ouvrier<br />

Rapport au Le pouvoir est Le poste est poste indép<strong>en</strong>dant de<br />

ses<br />

pouvoir<br />

nécessaire pour<br />

officiel<strong>les</strong><br />

formes formel<strong>les</strong> <strong>et</strong> exercer le<br />

Rapport à la <strong>en</strong> tant qu'expert, il<br />

est reconnu par elle<br />

pas forcém<strong>en</strong>t<br />

reconnu par elle<br />

profession<br />

Les technocrates <strong>en</strong> Syrie rev<strong>en</strong>diqu<strong>en</strong>t la capacité de résoudre l'<strong>en</strong>semble des problèmes<br />

sociétaux <strong>et</strong> prét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t pouvoir introduire des données pour gérer l'économie de façon rationnelle, ce que<br />

ne peuv<strong>en</strong>t pas faire <strong>les</strong> politiques. Ils p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t que seuls <strong>les</strong> groupes de technocrates sont responsab<strong>les</strong> de<br />

l'évolution des techniques <strong>et</strong> peuv<strong>en</strong>t <strong>les</strong> utiliser pour l'intérêt général. S'ils n'exerc<strong>en</strong>t pas le pouvoir <strong>en</strong><br />

fait, ils <strong>en</strong> ont l'ambition <strong>et</strong> l'int<strong>en</strong>tion. Mais, comme ils ne constitu<strong>en</strong>t pas un groupe technocratique<br />

cohér<strong>en</strong>t, nous sommes am<strong>en</strong>és à <strong>les</strong> définir comme des individus appart<strong>en</strong>ant à un groupe sectoriel non<br />

unifié <strong>et</strong> non "unifiable" politiquem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> économiquem<strong>en</strong>t, c'est-à-dire n'ayant ni <strong>les</strong> mêmes intérêts, ni<br />

<strong>les</strong> mêmes besoins, mais qui t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t à l'être idéologiquem<strong>en</strong>t. Cep<strong>en</strong>dant, ils


constitu<strong>en</strong>t plus qu'une technostructure au s<strong>en</strong>s de J. K. Galbraith 205 .<br />

* * * *<br />

Parler des technocrates <strong>en</strong> Syrie pose directem<strong>en</strong>t la question des relations <strong>en</strong>tre ces<br />

ingénieurs <strong>et</strong> le système socio-économique étatique ou plus précisém<strong>en</strong>t du secteur public, car leur choix<br />

du type d'économie reflète la conception de leur rôle.<br />

Ingénieurs <strong>et</strong> modèle économique<br />

Bi<strong>en</strong> que le statut des ingénieurs du secteur public soit très défavorisé par rapport à leurs<br />

collègues du secteur privé, ce fait ne se traduit pas automatiquem<strong>en</strong>t par un refus de l'Etat. Pour eux, la<br />

domination peut être exercer aussi bi<strong>en</strong> par l'Etat (représ<strong>en</strong>té dans le secteur public) que par des groupes<br />

capitalistes (<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs, spéculateurs, direction financière, <strong>et</strong>c.,). L'exemple de la profession médicale<br />

de la Russie des années 90 montre le problème des médecins qui sont passés de l'emprise de l'Etat à celle<br />

des directeurs d'hôpitaux (privés ou publics) qui souv<strong>en</strong>t ne sont pas des médecins 206 .<br />

Nous allons distinguer trois types d'ingénieurs <strong>en</strong> fonction de leurs conditions de travail :<br />

- ingénieurs dans <strong>les</strong> sociétés publiques privilégiées;<br />

- ingénieurs dans le secteur public défavorisé ;<br />

- ingénieurs dans le secteur privé.<br />

Dans le secteur public, il existe certaines sociétés, peu nombreuses, appart<strong>en</strong>ant surtout au<br />

ministère de la Déf<strong>en</strong>se (dont <strong>les</strong> ressources financières sont abondantes par rapport aux autres<br />

ministères), qui conserv<strong>en</strong>t, jusqu'à prés<strong>en</strong>t <strong>et</strong> <strong>en</strong> dépit de la crise économique, des privilèges<br />

technologiques <strong>et</strong> financiers. Les ingénieurs de ce secteur, sachant qu'ils sont minoritaires par rapport<br />

aux autres catégories d'ingénieurs, ont montré une attitude qui reflétait <strong>les</strong> avantages dont ils jouissai<strong>en</strong>t<br />

dans leur travail, c'est-à-dire une attitude favorable à ce secteur. Trois exemp<strong>les</strong> pourrai<strong>en</strong>t l'illustrer :<br />

"Bi<strong>en</strong> que le secteur public ne recherche pas la r<strong>en</strong>tabilité ou qu'il ne soit pas souv<strong>en</strong>t<br />

r<strong>en</strong>table, il reste le meilleur type d'économie pour notre société. (...) C'est le type qui assure<br />

l'indép<strong>en</strong>dance économique nationale <strong>et</strong> l'auto-suffisance. (...) Ce secteur est le seul qui pourrait investir<br />

dans l'industrie lourde pour fabriquer des machines nécessaires à la production. Alors que le secteur<br />

privé ne peut pas le faire <strong>et</strong> recherche l'industrie de consommation r<strong>en</strong>table à court terme comme celle de<br />

l'agro-alim<strong>en</strong>taire. ..." 207 . Un autre ingénieur souligne qu'"En obligeant <strong>les</strong> ingénieurs à travailler cinq ans<br />

dans le secteur public, l'Etat leur r<strong>en</strong>d service ; il nous appr<strong>en</strong>d le métier pour que nous soyons <strong>en</strong>suite<br />

capab<strong>les</strong> de nous confronter au marché privé du travail".<br />

"Au C.E.R.S., il y a des technologies de pointe <strong>et</strong> des machines qu'aucune <strong>en</strong>treprise privée<br />

ne peut posséder. Ici toute la puissance de l'Etat m<strong>et</strong> <strong>en</strong> place un plan <strong>et</strong> une stratégie économique pour<br />

205 - John K<strong>en</strong>n<strong>et</strong>h Galbraith, Le nouvel Etat industriel- Essai sur le système économique américain,<br />

Gallimard, 1968, pp. 71-82.<br />

Selon lui, la technostructure est l'<strong>en</strong>semble des technici<strong>en</strong>s <strong>et</strong> ingénieurs qui déti<strong>en</strong>t le pouvoir de<br />

décision <strong>en</strong> remplaçant ainsi <strong>les</strong> propriétaires des capitaux dans le système d'organisation de<br />

l'<strong>en</strong>treprise industrielle moderne.<br />

206 - Cf. Michael Field, "The Medical Profession in Russia", actes du colloque "G<strong>en</strong>èse <strong>et</strong> dynamique<br />

des groupes professionnels", Paris, 19-20 Novembre 1992, organisé par Groupe international de<br />

recherche sur la sociologie des groupes professionnels. (Non publié).<br />

207 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec M. F. ingénieur <strong>en</strong> mécanique travaillant comme directeur technique d'une section<br />

au sein de Milihouse, société militaire multi-fonctionelle, qui gagne six mille Livres syri<strong>en</strong>nes, c'est-àdire<br />

deux fois plus que ses collègues ayant <strong>les</strong> mêmes années d'expéri<strong>en</strong>ce.


développer le pays. (...) J'ai acquis dans ce C<strong>en</strong>tre une expéri<strong>en</strong>ce professionnelle inégalable ailleurs.<br />

...." 208 .<br />

En revanche, au sein de la partie défavorisée du secteur public (c'est la partie la plus<br />

importante) <strong>les</strong> ingénieurs ont t<strong>en</strong>dance à dénoncer la logique du secteur public jugé "déficitaire, nonefficace<br />

<strong>et</strong> gaspilleur des ressources matériel<strong>les</strong> <strong>et</strong> humaines". C<strong>et</strong>te attitude, toutefois, ne se traduit pas,<br />

ipso facto, par une préfér<strong>en</strong>ce inconditionnelle du secteur privé. Tout <strong>en</strong> privilégiant la logique<br />

économique des <strong>en</strong>treprises privées, ces ingénieurs se montr<strong>en</strong>t sceptiques quant à la capacité de ce<br />

secteur, d'une part, à assurer à la fois la qualité <strong>et</strong> la r<strong>en</strong>tabilité, <strong>et</strong> d'autre part, à satisfaire tous <strong>les</strong> besoins<br />

du pays.<br />

"Bi<strong>en</strong> que l'on critique le secteur public, le secteur privé n'est pas mieux. Regardons comm<strong>en</strong>t<br />

ces ingénieurs, <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs spéculateurs dans le secteur du bâtim<strong>en</strong>t ne cherch<strong>en</strong>t que des profits <strong>en</strong><br />

offrant des travaux de très mauvaise qualité. (...) Tout le monde connait F. K., c<strong>et</strong> ingénieur qui ne gagne<br />

<strong>les</strong> appels d'offre que par <strong>les</strong> relations. Mais, malgré cela, je crois qu'il faut donner une chance au secteur<br />

privé. (...) La r<strong>en</strong>tabilité est très importante pour motiver l'économie <strong>et</strong> la développer" 209 .<br />

"Je respecte l'<strong>en</strong>treprise privée à cause de son efficacité. (...) L'ingénieur dans l'<strong>en</strong>treprise<br />

privée travaille neuf heures par jour, il pr<strong>en</strong>d son p<strong>et</strong>it-déjeuner debout, alors que je passe avec mes<br />

collègues des heures <strong>et</strong> des heures sans ri<strong>en</strong> faire. Je reste quelquefois deux heures puis je file à la<br />

maison. Ainsi c<strong>et</strong> ingénieur a plus d'occasion que moi pour accumuler des expéri<strong>en</strong>ces professionnel<strong>les</strong>.<br />

(...)" 210 .<br />

Les ingénieurs du secteur privé ont une vision plus acc<strong>en</strong>tuée que celle de leurs collègues<br />

du public. Ils critiqu<strong>en</strong>t violemm<strong>en</strong>t le secteur public <strong>en</strong> voyant <strong>en</strong> lui un obstacle au développem<strong>en</strong>t.<br />

"Ce secteur récupère toutes <strong>les</strong> faveurs de l'Etat au détrim<strong>en</strong>t de l'<strong>en</strong>treprise privée. (..) Je suis<br />

contre le secteur public pour tout ce qui touche aux travaux publics, parce qu'il ne porte aucun principe<br />

d'efficacité économique. (...) On ne peut pas importer de matériaux sans passer par le rouage du secteur<br />

public pourri par la corruption. ..." 211 .<br />

Certains vont jusqu'à dire qu'il faut rev<strong>en</strong>dre le secteur public pour le transformer <strong>en</strong> sociétés<br />

anonymes gérées par des personnes compét<strong>en</strong>tes. Ces ingénieurs ont compris que l'expansion des<br />

<strong>en</strong>treprises publiques <strong>et</strong> l'interv<strong>en</strong>tion de l'Etat dans la société <strong>et</strong> l'économie ne sont pas dues à une<br />

nécessitée technique ou à un manque de capitaux pour l'investissem<strong>en</strong>t, mais à une considération plutôt<br />

politique lié à la volonté de l'Etat de monopoliser <strong>les</strong> sources du pouvoir <strong>et</strong> <strong>les</strong> forces productives dans la<br />

société. 212 En fait, la Syrie a m<strong>en</strong>é une expéri<strong>en</strong>ce économique nouvelle depuis la fin des années 1980<br />

<strong>en</strong> instaurant un type de société appelée "société mixte". Ce type est actif dans <strong>les</strong> domaines du tourisme<br />

<strong>et</strong> de l'agriculture <strong>et</strong> est surveillé par l'Etat qui possède souv<strong>en</strong>t 51 % d'actions. Ce modèle a attiré<br />

l'att<strong>en</strong>tion des ingénieurs qui y voyai<strong>en</strong>t la combinaison idéale de l'esprit de r<strong>en</strong>tabilité <strong>et</strong> du contrôle de<br />

l'Etat. L'idée de la nécessité du contrôle même chez ceux qui sont opposés au secteur public marque<br />

bi<strong>en</strong> la p<strong>en</strong>sée économique des ingénieurs. En eff<strong>et</strong>, ils n'évoqu<strong>en</strong>t pas souv<strong>en</strong>t le capitalisme, ils parl<strong>en</strong>t<br />

plutôt d'"ouverture" qui signifie la suppression des lois qui contraign<strong>en</strong>t le secteur privé <strong>et</strong> surtout le<br />

208 - R. T., femme architecte au C.E.R.S., C<strong>en</strong>tre des Etudes <strong>et</strong> des Recherches Sci<strong>en</strong>tifiques, gagne huit<br />

mille Livres syri<strong>en</strong>nes par mois, c'est-à-dire à peu prés trois fois plus que ses collègues ayant <strong>les</strong><br />

mêmes années d'expéri<strong>en</strong>ce.<br />

209 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec F. D. ingénieur civil qui travaille au ministère des Travaux publics.<br />

210 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec un ingénieur du ministère de l'Irrigation qui supervise une compagnie privée.<br />

211 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec F. N. ingénieur sanitaire qui dirige avec succès un bureau d'études <strong>et</strong> d'exécutions.<br />

212 - Khaldun el-Nakib, al-dawla al-tasalutiyya fi al-machriq al-'arabi : drasa bina'yya muqarina<br />

(L'Etat autoritaire <strong>en</strong> Ori<strong>en</strong>t arabe : Etudes structurelle <strong>et</strong> comparative), Beyrouth, markaz dirasat<br />

al-wihda al-arabiyya (C<strong>en</strong>tre des Etudes de l'Unité Arabe), 1991, p. 196.


commerce extérieur, alors que le système capitaliste r<strong>en</strong>voie à l'image (nourrie par <strong>les</strong> mass media) de<br />

la concurr<strong>en</strong>ce sauvage <strong>et</strong> à la dét<strong>en</strong>tion de l'économie <strong>et</strong> du politique par quelques grosses compagnies<br />

au détrim<strong>en</strong>t du social. L'"ouverture" dans le s<strong>en</strong>s des ingénieurs est "un capitalisme contrôlé par l'Etat".<br />

Cep<strong>en</strong>dant, <strong>les</strong> sociétés mixtes n'étai<strong>en</strong>t pas à l'abri des critiques de certains ingénieurs :<br />

"Je suis scandalisé que la majorité des actions soi<strong>en</strong>t dét<strong>en</strong>ues par <strong>les</strong> militaires <strong>en</strong>richis au<br />

moy<strong>en</strong> de la corruption <strong>et</strong> du trafic de toute sorte de marchandises <strong>et</strong> <strong>en</strong> particulier avec le Liban. (...) A<br />

titre d'exemple, <strong>les</strong> actions de la société de Sahl al-Ghab sont réparties moitié moitié <strong>en</strong>tre l'Etat <strong>et</strong> M.<br />

Tlas, ministre de la Déf<strong>en</strong>se." 213<br />

Nous observons donc une différ<strong>en</strong>ciation très n<strong>et</strong>te dans <strong>les</strong> attitudes exprimées chez <strong>les</strong><br />

ingénieurs <strong>en</strong> fonction de leur modèle de professionnalité. Cep<strong>en</strong>dant notre <strong>en</strong>quête montre égalem<strong>en</strong>t le<br />

rôle que joue l'origine sociale de l'ingénieur dans la perception du choix d'économie. Par là, nous<br />

constatons un refus à l'égard du secteur public plus marqué chez <strong>les</strong> ingénieurs originaires de famil<strong>les</strong><br />

aisées qui voi<strong>en</strong>t dans le secteur public un blocage à leur asc<strong>en</strong>sion sociale. Leur famille leur assure <strong>les</strong><br />

moy<strong>en</strong>s nécessaires pour ouvrir un bureau d'études, pour être <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur ou même pour fonder une<br />

<strong>en</strong>treprise.<br />

Nous concluons que la plupart des ingénieurs considèr<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> général, le secteur public<br />

comme non-efficace <strong>et</strong> même privé de sa raison d'être. C<strong>et</strong>te attitude correspond à la visée<br />

économiste <strong>et</strong> technocratique chez la plupart des ingénieurs.<br />

La visée techniciste<br />

* * * *<br />

Le passage à une logique technocratique est cep<strong>en</strong>dant accompagné par "l'incapacité de<br />

saisir l'<strong>en</strong>semble des problèmes que pose une organisation", ce qu'A. Touraine nomme le<br />

technicisme. 214<br />

A la question "Quels sont, à votre avis, <strong>les</strong> obstac<strong>les</strong> au développem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Syrie?", la majorité<br />

des ingénieurs (<strong>en</strong> particulier <strong>les</strong> jeunes) a répondu <strong>en</strong> privilégiant l'aspect économique : pour réduire la<br />

dép<strong>en</strong>dance, ils affirm<strong>en</strong>t :"Il nous faut la planification", "donner la primauté au secteur agricole",<br />

"promouvoir l'industrie <strong>et</strong> notamm<strong>en</strong>t l'industrie lourde", "minimiser la consommation des matières<br />

importées de l'étranger", "réformer le système de l'éducation <strong>et</strong> de l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t supérieur", <strong>et</strong>c.<br />

Ils pos<strong>en</strong>t alors le problème du développem<strong>en</strong>t à partir des facteurs matériels : un problème<br />

politique se transforme <strong>en</strong> un problème technique relevant de la compét<strong>en</strong>ce administrative. Ils<br />

conçoiv<strong>en</strong>t la modernité plutôt comme un <strong>en</strong>semble de procédures techniques <strong>et</strong> productives. Dans ce<br />

registre, l'article de l'ingénieur al-Jabri, intitulé "l'ère des sci<strong>en</strong>ces" 215 , est très révélateur de c<strong>et</strong>te<br />

conception, il classait <strong>les</strong> problèmes affectant c<strong>et</strong>te ère. Tous relèv<strong>en</strong>t des aspects économiques : la<br />

dégradation de l'<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t naturel, la déformation dans le sol agricole, la quantité de fumée noire, le<br />

bruit, la pollution de l'air, <strong>et</strong>c.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, avai<strong>en</strong>t-ils la même réflexion lorsqu'ils étai<strong>en</strong>t étudiants, c'est à dire avant d'être<br />

confrontés à la vie professionnelle? Parmi nos interlocuteurs se trouvai<strong>en</strong>t presque un tiers d'ingénieurs<br />

avec <strong>les</strong>quels nous avons déjà eu des relations : amica<strong>les</strong> ou universitaires. A la deuxième moitié des<br />

années soixante-dix, au cours de discussions sur des problèmes tels que la dép<strong>en</strong>dance, le sousdéveloppem<strong>en</strong>t<br />

ou le r<strong>et</strong>ard économique, <strong>les</strong> étudiants évoquai<strong>en</strong>t la nécessité du r<strong>et</strong>our à "l'islam<br />

auth<strong>en</strong>tique" <strong>et</strong> aux moeurs islamiques, ou lançai<strong>en</strong>t le slogan "pas de développem<strong>en</strong>t sans l'unité arabe",<br />

<strong>et</strong>c. : un déficit d'objectifs socio-économique est ainsi comp<strong>en</strong>sé par des critères moraux ou idéologiques.<br />

Mais l'expéri<strong>en</strong>ce tirée de leur travail <strong>et</strong> la confrontation avec la technologie, avec l'ordinateur <strong>et</strong> avec<br />

213 - déclare un agronome <strong>en</strong> poste dans une société mixte.<br />

214 - Alain Touraine, op. cit., p.77.<br />

215 - Ahmad al-Jabri, "l'ère des sci<strong>en</strong>ces" in Revue de l'ingénieur arabe", op. cit, septembre 1970, nø32,<br />

p.80.


l'instance administrative contribu<strong>en</strong>t à r<strong>en</strong>forcer des convictions que nous qualifions, faute de mieux, de<br />

matérialistes (au s<strong>en</strong>s marxiste) <strong>et</strong> surtout à p<strong>en</strong>ser <strong>en</strong> termes économiques.<br />

On assiste ainsi à une re-polarisation du monde social autour du monde spécialisé issu de la<br />

socialisation secondaire, au s<strong>en</strong>s de Berger <strong>et</strong> Luckmann :<br />

"Alors qu'autrefois, je disais que <strong>les</strong> acteurs du développem<strong>en</strong>t sont <strong>les</strong> membres de Partis<br />

progressistes qui constitu<strong>en</strong>t une avant-garde , maint<strong>en</strong>ant je crois que ce sont <strong>les</strong> groupes au sein du<br />

milieu du travail : <strong>en</strong>seignants, ingénieurs <strong>et</strong> médecins qui pos<strong>en</strong>t des questions <strong>et</strong> trouv<strong>en</strong>t <strong>les</strong> réponses<br />

concrètem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> immédiatem<strong>en</strong>t". C<strong>et</strong> ingénieur ajoutait "contrairem<strong>en</strong>t à ma foi, il y a quelques années,<br />

dans le rôle du prolétariat pour diriger le proj<strong>et</strong> du développem<strong>en</strong>t, c'est sur la bourgeoisie nationale forte<br />

que ce proj<strong>et</strong> devrait s'appuyer, comme ce fut le cas de l'Egypte à l'époque de Mohammed Ali. (..)" 216 .<br />

Nous sommes dans la problématique de P<strong>et</strong>er Berger <strong>et</strong> Thomas Luckmann <strong>en</strong>tre socialisation primaire <strong>et</strong><br />

socialisation secondaire ; si la première est l'intériorisation des normes (ou de la réalité) par l'Ecole <strong>et</strong> la<br />

famille pour tout individu, quelle que soit sa place dans le système social, la socialisation secondaire<br />

concerne l'acquisition de connaissance spécifique des rô<strong>les</strong> <strong>en</strong>racinés dans la division du travail 217 . Dans<br />

c<strong>et</strong>te perspective, l'ingénieur syri<strong>en</strong> a bi<strong>en</strong> intériorisé <strong>les</strong> connaissances sci<strong>en</strong>tifiques <strong>et</strong> techniques grâce à<br />

sa profession <strong>et</strong> à son <strong>en</strong>treprise.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, nous avons trouvé chez une partie des ingénieurs de type salarié un romantisme <strong>et</strong><br />

un faible pouvoir d'analyse de la situation <strong>en</strong> Syrie dans sa globalité 218 . Leur mode d'expression est<br />

simple, celui de la vie quotidi<strong>en</strong>ne proche de l'expression de la classe moy<strong>en</strong>ne des employés. Prisonniers<br />

de prémisses contradictoires, ils se révèl<strong>en</strong>t incapab<strong>les</strong> de repérer <strong>les</strong> lieux de dysfonctionnem<strong>en</strong>t. Leur<br />

conception de la crise est dev<strong>en</strong>ue une crise de la conception. Les "solutions" évoquées pour le sousdéveloppem<strong>en</strong>t<br />

sont plus ou moins inspirées des problèmes quotidi<strong>en</strong>s subis par chacun (li<strong>en</strong>s très directs<br />

<strong>et</strong> immédiats) : celui qui a trouvé son travail stoppé p<strong>en</strong>dant des semaines, voire des mois à cause d'un<br />

manque de pièces détachées, évoque la nécessité de créer des usines pour <strong>les</strong> fabriquer. Un autre<br />

ingénieur , qui travaille dans le domaine de la planification nationale, évoque ainsi l'abs<strong>en</strong>ce de<br />

planification au niveau régional ou national comme obstacle primordial face au développem<strong>en</strong>t, <strong>et</strong>c. Ce<br />

romantisme est une sorte de technicisme qui croit à la technique ou à la technologie comme seule <strong>et</strong><br />

unique réponse au problème du développem<strong>en</strong>t.<br />

C<strong>et</strong>te logique techniciste sous-jac<strong>en</strong>te à leur conception du développem<strong>en</strong>t t<strong>en</strong>te de dégager<br />

ce qui est opérant dans tout acte efficace ; elle l'isole, elle le prés<strong>en</strong>te hors des rapports, des raisons, des<br />

situations, avec une sorte de caractère absolu. Ces illusionnistes, comme le note H<strong>en</strong>ri Lefebvre,<br />

"oubli<strong>en</strong>t que toute technique vi<strong>en</strong>t du cont<strong>en</strong>u, de l'obj<strong>et</strong>, de la matière ; elle se rattache à une<br />

connaissance" 219 . C<strong>et</strong>te métaphysique est idéaliste, comme toute métaphysique. " Elle prés<strong>en</strong>te<br />

l'opération comme un pur pouvoir agissant du dehors sur une matière -humaine ou naturelle- indiffér<strong>en</strong>te,<br />

inerte, passive, recevant l'empreinte du technici<strong>en</strong>" 220 .<br />

216 - Ainsi s'exprimait T. R., agronome communiste, prisonnier p<strong>en</strong>dant quatre ans à la suite de<br />

l'accusation d'appart<strong>en</strong>ance au Parti de l'action communiste, clandestin, <strong>et</strong> qui travaille depuis quatre<br />

ans dans le C<strong>en</strong>tre des Recherches d'Agronomie.<br />

217 - P<strong>et</strong>er Berger <strong>et</strong> Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, (trad. française), Paris,<br />

Méridi<strong>en</strong> Klincksieck, 1986, (préface de Michel Maffesoli), p. 189.<br />

218 - Nous ne demandons pas que l'acteur social tel que l'ingénieur puisse appréh<strong>en</strong>der complètem<strong>en</strong>t un<br />

système qui ne lui apparaît jamais que par profils, mais simplem<strong>en</strong>t une relative globalité dans la<br />

vision. Nous sommes consci<strong>en</strong>ts égalem<strong>en</strong>t que l'écart <strong>en</strong>tre l'appréh<strong>en</strong>sion subjective <strong>et</strong> la vérité<br />

objective de la situation varie considérablem<strong>en</strong>t selon la position sociale ou précisém<strong>en</strong>t de classe <strong>et</strong> la<br />

trajectoire personnelle.<br />

219 - H<strong>en</strong>ri Lefebvre, "<strong>les</strong> conditions socia<strong>les</strong> de l'industrialisation", in Georges Gurvitch (sous la<br />

direction), industrialisation... op. cit., p.135.<br />

220 -Ibid.


Cela n'est pas forcém<strong>en</strong>t dû à l'exaltation du r<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t ou à la technique <strong>en</strong> tant que telle,<br />

mais aussi à l'exaltation de leur profession. Ils sont portés à exagérer considérablem<strong>en</strong>t leur propre rôle.<br />

En posant la question sur le type de formation souhaitable pour un ministre <strong>et</strong> ses conseillers, la plupart<br />

<strong>en</strong>tre eux désign<strong>en</strong>t la formation d'ingénieur. Dans <strong>les</strong> <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s, se gliss<strong>en</strong>t des propos d'<strong>en</strong>thousiasme<br />

vis-à vis de la profession : si tel haut fonctionnaire a commis une faute, "C'est parce qu'il n'est pas<br />

ingénieur...", "Il ne peut pas compr<strong>en</strong>dre la technique.... ni la logique des choses". Dans l'éditoral de la<br />

Revue des ingénieurs, le rédacteur-<strong>en</strong>-chef, Hidar Trabulsi, expliquait ce qu'est la logique des ingénieurs :<br />

"l'ingénieur a une opinion <strong>et</strong> une méthode distinctes de cel<strong>les</strong> de leurs frères dans <strong>les</strong> autres professions.<br />

Car l'<strong>en</strong>traînem<strong>en</strong>t méthodique <strong>et</strong> pragmatique que l'ingénieur appr<strong>en</strong>d dans ses années d'étude <strong>et</strong><br />

d'expéri<strong>en</strong>ce professionnelle, ne laisse pas de place pour l'imaginaire. La solution qu'il propose, vu son<br />

li<strong>en</strong> direct avec <strong>les</strong> données, est la plus proche de la réalité" 221 .<br />

A. Qouatli, ministre des Transports, membre du PCS (Parti communiste syri<strong>en</strong>), est fier d'être<br />

ingénieur <strong>et</strong> d'être bénéficiaire de l'éducation conférée par l'ingénierie ; car "c<strong>et</strong>te éducation dote l'homme<br />

de la Raison <strong>et</strong> de la p<strong>en</strong>sée méthodique, <strong>et</strong> elle lui inculque la logique dans laquelle <strong>les</strong> choses se<br />

succèd<strong>en</strong>t..." 222 . Par contre, concernant la formation souhaitable des députés du Parlem<strong>en</strong>t (le Conseil du<br />

peuple), <strong>les</strong> ingénieurs interrogés répond<strong>en</strong>t qu'il faut que toutes <strong>les</strong> catégories professionnel<strong>les</strong> soi<strong>en</strong>t<br />

représ<strong>en</strong>tées. C<strong>et</strong>te réponse ne sort pas de la logique qui attribue une place privilégiée à l'ingénieur, c'està-dire<br />

la place jouissant du pouvoir de décision, car le parlem<strong>en</strong>t "ne représ<strong>en</strong>te personne <strong>et</strong> n'a aucun<br />

pouvoir", selon certains ingénieurs.<br />

Les ingénieurs sont parfois tayloristes 223 sans avoir lu Taylor, ils voi<strong>en</strong>t tout sous l'angle<br />

technique des machines sans accorder de place aux facteurs humains, à la psychologie ouvrière, <strong>et</strong> à la<br />

sociologie du travail. D'où un conflit très manifeste <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ouvriers <strong>et</strong> <strong>les</strong> ingénieurs, comme ce fut le<br />

cas dans le chantier de construction du "village el-Assad" à Dimas, banlieue damascène, où <strong>les</strong><br />

ingénieurs ont défini des normes <strong>et</strong> des méthodes de travail très sévères. Cela a <strong>en</strong>traîné une hostilité<br />

<strong>en</strong>tre, d'une part, <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong>, d'autre part, <strong>les</strong> ouvriers <strong>et</strong> <strong>les</strong> technici<strong>en</strong>s supérieurs ; ceux-ci ayant<br />

saboté, <strong>en</strong> janvier 1990, la construction, de manière à pr<strong>en</strong>dre leur revanche.<br />

La machine, pour <strong>les</strong> ingénieurs <strong>en</strong> Syrie, est un symbole de la modernité, même si elle ne<br />

sert à ri<strong>en</strong> : dans certaines <strong>en</strong>treprises publiques, <strong>et</strong> surtout militaires, qui n'ont pas de problème financier,<br />

le choix de l'ingénieur est parfois coûteux <strong>et</strong> ne correspond ni aux moy<strong>en</strong>s ni aux besoins : S.L., ingénieur<br />

civil, ba'thiste issu d'une famille riche de Lattaquié, travaillant à la S.C.M. (Société des constructions<br />

militaires) a demandé l'achat d'un instrum<strong>en</strong>t de laser ultra-moderne de mesure géodésique. Pourtant la<br />

construction des bâtim<strong>en</strong>ts, qui constitue la charge principale de c<strong>et</strong>te société, n'exige pas un instrum<strong>en</strong>t<br />

si sophistiqué.<br />

Ce modernisme abstrait se manifeste de façon très claire chez l'architecte. Pr<strong>en</strong>ons l'exemple<br />

de l'urbanisme <strong>et</strong> de l'architecture, souv<strong>en</strong>t très critiqués par <strong>les</strong> intellectuels. A Alep, al-Chahba, un<br />

quartier bourgeois de la ville, récemm<strong>en</strong>t construit, prés<strong>en</strong>te un <strong>en</strong>semble de villas <strong>et</strong> de p<strong>et</strong>its bâtim<strong>en</strong>ts<br />

élégants. Les architectes ont conçu l'habitat de façon ouverte : de grandes terrasses qui donn<strong>en</strong>t<br />

directem<strong>en</strong>t sur la rue <strong>et</strong> des façades vitrées (à la fois porte <strong>et</strong> f<strong>en</strong>être). Bi<strong>en</strong> que la plupart de ces maisons<br />

soi<strong>en</strong>t construites à la demande de leur propriétaire, l'architecte ne <strong>les</strong> a pas consultés sur leurs<br />

aspirations, considérant sa façon de construire comme évid<strong>en</strong>te. Actuellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> se prom<strong>en</strong>ant dans<br />

certaines rues de al-Chahba, nous pouvons remarquer <strong>les</strong> modifications introduites par <strong>les</strong> habitants à leur<br />

façade pour la r<strong>en</strong>dre plus opaque, c'est-à-dire cacher la terrasse par des vitres opaques. C<strong>et</strong>te solution,<br />

aussi coûteuse que peu esthétique, aurait pu être évitée si l'on avait choisi au départ un style tout au moins<br />

plus adapté au mode de vie, <strong>et</strong> aux m<strong>en</strong>talités des habitants (qui conserve l'espace ét<strong>en</strong>due du privé).<br />

221 - H. Trabulsi, "L'inertie intellectuelle" in Revue des ingénieurs arabes, op. cit., juill<strong>et</strong> 1969, nø 23.<br />

222 - Ce qui est frappant dans son propos, c'est que chaque fois qu'il m<strong>en</strong>tionne la Syrie, elle est<br />

automatiquem<strong>en</strong>t associée au qualificatif "moderne".<br />

223 - Ici, il ne s'agit pas de m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> cause l'idée de l'organisation sci<strong>en</strong>tifique du travail introduite par<br />

l'ingénieur américain Fréderic Winslow Taylor, one best way, mais <strong>les</strong> principes de c<strong>et</strong>te organisation<br />

<strong>et</strong> son utilisation.


Dans c<strong>et</strong>te perspective, M. Hreitani, géographe <strong>et</strong> urbaniste, a mis <strong>en</strong> cause c<strong>et</strong>te manière de<br />

construire des proj<strong>et</strong>s comme l'aménagem<strong>en</strong>t de Bab al-Faraj 224 :<br />

"L'architecte appréh<strong>en</strong>de la tradition de façon très superficielle ; il croit qu'il suffit<br />

d'introduire un p<strong>et</strong>it mouvem<strong>en</strong>t dans la façade pour r<strong>en</strong>dre la construction belle. (...) comme le cas des<br />

bâtim<strong>en</strong>ts de la direction des waqfs, de la Banque de Syrie <strong>et</strong> du Liban <strong>et</strong> de la Chambre de commerce,<br />

tous, ont été conçus comme des boites d'allum<strong>et</strong>tes [des cubes] avec quelques décorations extérieures<br />

inspirées superficiellem<strong>en</strong>t du patrimoine islamique. (..) L'architecte n'a étudié ni le tissu historique de la<br />

ville d'Alep, ni l'anci<strong>en</strong>ne ville. C'est la raison pour laquelle, concernant le proj<strong>et</strong> de Bab al-Faraj, son<br />

choix au départ a été très moderniste.... Hélas, l'ingénieur syri<strong>en</strong>, bi<strong>en</strong> que sachant qu'il y a d'anci<strong>en</strong>nes<br />

murail<strong>les</strong> dans c<strong>et</strong>te zone, a voulu construire des tours au-dessus. Mais grâce aux experts étrangers,<br />

comme Jean Claude David, plus soucieux de notre tradition que nous-même, <strong>les</strong> proj<strong>et</strong>s n'ont pas été<br />

concrétisés".<br />

Nous avons <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du dans toutes <strong>les</strong> vil<strong>les</strong> syri<strong>en</strong>nes beaucoup de propos sur le<br />

dysfonctionnem<strong>en</strong>t de la construction <strong>et</strong> pareils témoignages.<br />

Lorsque nous avons rapporté <strong>les</strong> critiques formulées par certains urbanistes à l'égard des<br />

ingénieurs, A. R. M., architecte issu d'une famille conservatrice, qui vit dans l'anci<strong>en</strong> quartier d'Alep, s'est<br />

mis <strong>en</strong> colère <strong>en</strong> ironisant : "Il y a quelques temps, on a vu l'apparition soudaine du terme "tradition" : on<br />

a même créé un Bureau universitaire de la tradition <strong>et</strong> un autre lié au Parti ; on <strong>en</strong> a beaucoup parlé à la<br />

télévision <strong>et</strong> dans <strong>les</strong> journaux ; on a organisé des colloques pour le mélanger à toutes <strong>les</strong> sauces. Je me<br />

demande si la C.I.A. <strong>et</strong> le Mossad ne sont pas derrière c<strong>et</strong>te ré-émerg<strong>en</strong>ce de la tradition". C<strong>et</strong>te réaction<br />

relève de la vision moderniste, mais elle reflète aussi le malaise que c<strong>et</strong> ingénieur ress<strong>en</strong>t à cause de<br />

224 - Voir I-2 (paragraphe : Le proj<strong>et</strong> de Bab al-Faraj)<br />

.


l'interv<strong>en</strong>tion de l'Etat <strong>et</strong> de ses institutions pour imposer de choix politique <strong>et</strong> idéologique <strong>en</strong> urbanisme.<br />

** ** ** ** **<br />

Enfin pour résumer : au delà de la diversité d'expression des visions du monde, des<br />

représ<strong>en</strong>tations de la société <strong>et</strong> des perceptions de la religion, nous pouvons, tout de même, constater<br />

l'exist<strong>en</strong>ce d'un fond commun pour la plupart des ingénieurs. Ils considèr<strong>en</strong>t implicitem<strong>en</strong>t la<br />

technologie comme une donnée "objective" <strong>et</strong> qui n'a pas à faire l'obj<strong>et</strong> de choix, "ils partag<strong>en</strong>t très<br />

largem<strong>en</strong>t la conception d'une relation simple <strong>et</strong> immédiate <strong>en</strong>tre technique, progrès <strong>et</strong> modernité ; du<br />

même coup, ils s'accorderont généralem<strong>en</strong>t sur la suprématie de la technique comme remède aux<br />

problèmes de la société, <strong>et</strong> seront t<strong>en</strong>tés de rev<strong>en</strong>diquer celle de la compét<strong>en</strong>ce technique dans la<br />

direction du changem<strong>en</strong>t social." 225 . Ils nous laiss<strong>en</strong>t <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre que "<strong>les</strong> problèmes sociaux <strong>et</strong> politiques se<br />

réduisai<strong>en</strong>t à la gestion <strong>et</strong> à la <strong>modernisation</strong>" 226 . Les ingénieurs imagin<strong>en</strong>t que tout irait mieux si la<br />

direction des affaires publiques leur était confiée. Cela constitue pour eux le "progrès technique". En<br />

eff<strong>et</strong>, nous devrons nous interroger sur l'intérêt d'une technologie avancée si <strong>les</strong> institutions socia<strong>les</strong>,<br />

politiques <strong>et</strong> juridiques ne sont pas à la hauteur.<br />

C<strong>et</strong>te référ<strong>en</strong>ce commune pour <strong>les</strong> ingénieurs se nuance ou s'int<strong>en</strong>sifie <strong>en</strong> fonction du modèle<br />

d'id<strong>en</strong>tité professionnelle <strong>et</strong> du secteur d'activité : pour l'ingénieur de type salarié <strong>et</strong> gestionnaire, l'idée de<br />

"l'objectivité" de la technologie est plus évid<strong>en</strong>te que pour l'ingénieur de type productif. Le premier<br />

raisonne <strong>en</strong> termes d'<strong>en</strong>treprise plus que de collectivité ; c'est-à-dire qu'il s'intéresse à la réussite<br />

financière de la firme plus qu'à une rationalité économique d'ordre global. De ce point de vue, c'est<br />

l'impact du travail dans le milieu organisationnel de type bureaucratique <strong>et</strong> hiérarchique qui agit sur leur<br />

attitude. Par contre, l'ingénieur de type expert grâce, p<strong>en</strong>se-t-il, à ses connaissances, sci<strong>en</strong>tifique <strong>et</strong><br />

techniques, affirme une volonté de souverain<strong>et</strong>é sur <strong>les</strong> finalités de ses activités, cel<strong>les</strong> du progrès<br />

technique <strong>et</strong> de la rationalité économique.<br />

** ** ** ** **<br />

Autocritique de c<strong>et</strong>te visée :<br />

Tous ce que nous v<strong>en</strong>ons de noter sur <strong>les</strong> visées technocratique <strong>et</strong> techniciste des ingénieurs<br />

<strong>en</strong> Syrie n'empêche pas l'exist<strong>en</strong>ce de critiques, quelquefois très virul<strong>en</strong>tes, de certains ingénieurs de<br />

type "héritier" à l'égard de leurs collègues <strong>et</strong> de leurs comportem<strong>en</strong>ts :<br />

"Le vrai visage de l'ingénieur est celui qui se manifeste lorsqu'il travaille dans la spéculation.<br />

Il n'est qu'un simple marchand qui ne cherche qu'à gagner de l'arg<strong>en</strong>t (...)" 227 .<br />

Nazih al-Kawakibi, professeur de design à la Faculté d'Architecture à Damas, critique le<br />

modernisme greffé sur la société syri<strong>en</strong>ne dont l'ingénieur est un des acteurs ; il va jusqu'à la mise <strong>en</strong><br />

cause du système de fonctionnem<strong>en</strong>t de la municipalité, emprunté au système français. Il se demande si<br />

le système du Muhtaseb qui fonctionna à l'époque omeyade 228 n'était pas meilleur. Il critique égalem<strong>en</strong>t<br />

la manière dont <strong>les</strong> syri<strong>en</strong>s construis<strong>en</strong>t aujourd'hui l'habitat, sans pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> compte l"équilibre <strong>en</strong>tre <strong>les</strong><br />

techniques modernes <strong>et</strong> <strong>les</strong> normes de la tradition. L'exposé de ces critiques pourrait être rallongé.<br />

225 -Cf. Elisab<strong>et</strong>h Longu<strong>en</strong>esse, Bâtisseurs...., op cit., pp.23-24.<br />

226 - Cf. Alain Touraine, Mouvem<strong>en</strong>t de mai ou le communisme utopie, Paris, Le Seuil, 1968, p. 11.<br />

227 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Faîz Fok-'Adah, ingénieur civil communiste <strong>et</strong> présid<strong>en</strong>t de l'association de la<br />

cosmologie, travaillant dans le domaine de la vulgarisation sci<strong>en</strong>tifique, surtout de la physique.<br />

228 - Le système de Muhtaseb fut basé sur une interv<strong>en</strong>tion directe des fonctionnaires chargés de affaires<br />

de la ville, <strong>et</strong> <strong>en</strong> particulier le marché -souk- pour vérifier l'application des règ<strong>les</strong>. Ce système<br />

fonctionna presque sans processus bureaucratique. Cf. N. Khamach, al-idara fi al-'asr al-umaoui (La<br />

gestion à l'époque omeyade), Damas, éd. Dar AL-Fikr, 1980, PP. 334-337.


II-2. Les limites de la <strong>modernisation</strong><br />

Dans le chapitre précéd<strong>en</strong>t, nous avons analysé <strong>les</strong> avatars de l'ori<strong>en</strong>tation<br />

modernisatrice sous la forme des visées technocratique <strong>et</strong> techniciste. C<strong>et</strong>te ori<strong>en</strong>tation trouve de<br />

plus ses limites dans <strong>les</strong> structures socia<strong>les</strong> d'une part, <strong>et</strong> dans <strong>les</strong> modes de raisonnem<strong>en</strong>t d'autre<br />

part.<br />

La première limite pose la question de la capacité des ingénieurs à résister devant <strong>les</strong><br />

structures socia<strong>les</strong> traditionnel<strong>les</strong> <strong>en</strong> tant que groupe c<strong>en</strong>sé avoir une sorte d'id<strong>en</strong>tité<br />

professionnelle, tandis que la deuxième limite est de nature tout à fait différ<strong>en</strong>te. Avoir une<br />

ori<strong>en</strong>tation technocratique <strong>et</strong> techniciste postule pouvoir offrir une expertise "crédible" <strong>et</strong> fondée<br />

sur le savoir pour <strong>les</strong> instances dirigeantes. Alors, il est important de s'interroger sur <strong>les</strong> modes de<br />

raisonnem<strong>en</strong>t qui, nous allons le voir, ont une impact sur la crédibilité des ingénieurs syri<strong>en</strong>s face à<br />

eux-mêmes <strong>et</strong> devant leurs supérieurs. A son tour, c<strong>et</strong>te question pose <strong>les</strong> problèmes de la nature de<br />

la formation des ingénieurs, <strong>et</strong> des conditions du travail des ingénieurs <strong>et</strong> <strong>en</strong>fin de l'héritage araboislamique.<br />

Nous allons examiner ces deux limites successivem<strong>en</strong>t :<br />

II-2-1. Le poids des structures socia<strong>les</strong> traditionnel<strong>les</strong><br />

Afin d'examiner l'influ<strong>en</strong>ce des structures socia<strong>les</strong> traditionnel<strong>les</strong> sur <strong>les</strong> ingénieurs,<br />

nous nous proposons d'étudier <strong>les</strong> bases de recrutem<strong>en</strong>t du personnel (ingénieurs, technici<strong>en</strong>s<br />

supérieurs, ouvriers qualifiés, <strong>et</strong>c....) par des ingénieurs occupant des positions d'<strong>en</strong>cadrem<strong>en</strong>t ou de<br />

responsabilité dans certaines compagnies nationa<strong>les</strong> de travaux publics. Le choix n'était pas<br />

arbitraire, nous sommes parti de rumeurs circulant dans <strong>les</strong> milieux des ingénieurs qui considèr<strong>en</strong>t<br />

certaines <strong>en</strong>treprises comme confessionnel<strong>les</strong>, c'est-à-dire caractérisées par une conc<strong>en</strong>tration<br />

communautaire religieusem<strong>en</strong>t id<strong>en</strong>tifiée. Nous avons statistiquem<strong>en</strong>t vérifié la crédibilité de ces<br />

rumeurs dont certaines étai<strong>en</strong>t tout à fait fondées.<br />

La SECT (Société des Etudes <strong>et</strong> des Consultations Techniques) fournit à c<strong>et</strong> égard<br />

l'exemple le plus révélateur : fondée par un ingénieur chréti<strong>en</strong> 229 , Fouad Bachour, <strong>en</strong> 1980, elle<br />

compte parmi <strong>les</strong> ingénieurs 65% de Chréti<strong>en</strong>s, parmi <strong>les</strong> dessinateurs 60%, <strong>et</strong> parmi le personnel<br />

occupant des positions clés 80% 230 . Cep<strong>en</strong>dant, certains ingénieurs ont exprimé, dans une réunion<br />

avec le directeur général Bachour, leur mécont<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t face au confessionnalisme au sein de leur<br />

société. Dès lors, F. Bachour a rééquilibré quelque peu l'aspect confessionnel, pour que la situation<br />

ne soit pas trop scandaleuse, soit à peu près moitié de Musulmans <strong>et</strong> moitié de Chréti<strong>en</strong>s ; <strong>les</strong><br />

postes clés rest<strong>en</strong>t, toutefois, <strong>en</strong> majorité aux mains des Chréti<strong>en</strong>s. 231<br />

En 1988, à la mort de F. Bachour, Hassane Chama', ingénieur musulman, se charge<br />

provisoirem<strong>en</strong>t de la direction. Cep<strong>en</strong>dant quand celui-ci a effectué un changem<strong>en</strong>t structurel au<br />

sein de c<strong>et</strong>te société, dont le but proclamé était de réduire le gaspillage <strong>et</strong> d'augm<strong>en</strong>ter le profit,<br />

229 - Pour pouvoir comparer, voici la répartition communautaire de la Syrie (il s'agit d'estimation <strong>et</strong><br />

aucun rec<strong>en</strong>sem<strong>en</strong>t ne fournit de données sur ce point) :<br />

Sunnites 76% de la population<br />

Alaouites 12%<br />

Chréti<strong>en</strong>s 10% (12 sectes, <strong>les</strong> plus importantes sont cel<strong>les</strong> de Grecs orthodoxes <strong>et</strong> <strong>les</strong> Arméni<strong>en</strong>s)<br />

Druze 3%<br />

Ismaélites 40 000<br />

Juifs 3 800 personnes.<br />

Deux minorités <strong>et</strong>hniques sont :<br />

Pa<strong>les</strong>tini<strong>en</strong>s 2,5%<br />

Kurdes 8%.<br />

Source : Unmasked Syria, op. cit.<br />

230 - Afin d'établir ces statistiques, nous avons choisi certaines branches de c<strong>et</strong>te société, étant donné<br />

que ses locaux sont très dispersés <strong>en</strong>tre quartiers <strong>et</strong> vil<strong>les</strong>, <strong>et</strong> qu'aucune statistique officielle n'était<br />

disponible.<br />

231 - Il nous semble que le taux de scolarité de Chréti<strong>en</strong>s est semblable à la moy<strong>en</strong>ne nationale.


certains Chréti<strong>en</strong>s ont interprété ce changem<strong>en</strong>t comme une réduction de leur influ<strong>en</strong>ce. Il y a eu<br />

des polémiques, ce qui a poussé le Premier ministre à nommer à nouveau un Chréti<strong>en</strong>, R. Mhana,<br />

comme directeur général 232 . L'Etat, alors, informé de c<strong>et</strong>te situation, est soucieux de laisser aller le<br />

jeu communautaire <strong>en</strong> conservant une certaine répartition confessionnelle <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> <strong>en</strong>treprises au<br />

sein du secteur public : <strong>en</strong>treprise "chréti<strong>en</strong>ne", "chiite", "alaouite", <strong>et</strong>c.. Autrem<strong>en</strong>t dit, le pouvoir<br />

politique utilise toutes <strong>les</strong> ressources de la cohésion communautaire mais ne vise pas, comme le<br />

note Elisab<strong>et</strong>h Picard, <strong>en</strong> ce qui concerne <strong>les</strong> affaires de l'Etat (à part des questions directem<strong>en</strong>t<br />

liées à l'armée ou à la sûr<strong>et</strong>é du régime), le triomphe d'une communauté sur <strong>les</strong> autres. 233<br />

Sans multiplier davantage <strong>les</strong> exemp<strong>les</strong> de façon détaillée, nous pouvons m<strong>en</strong>tionner<br />

des situations similaires dans d'autres sociétés nationa<strong>les</strong> : La Société Nationale des Eaux Potab<strong>les</strong><br />

à Damas (Muassasat Ain al- fije'h) est sous la domination d'une majorité chiite, le ministère des<br />

Transports <strong>et</strong> la "Société des Constructions Généra<strong>les</strong>" sont dirigés <strong>et</strong> dominés par des<br />

communistes 234 .<br />

Ce n'est pas seulem<strong>en</strong>t la logique confessionnelle qui prédomine, mais aussi la<br />

solidarité régionale ou parfois <strong>les</strong> deux : dans l'<strong>en</strong>treprise Milihouse, on trouve certains secteurs<br />

sous la domination des ingénieurs alaouites de la ville de Lattaquié ou des ingénieurs alaouites de la<br />

ville de Tartous ; le proj<strong>et</strong> du "Palais du peuple", construit pour la résid<strong>en</strong>ce présid<strong>en</strong>tielle, a été<br />

dirigé par une majorité de Chréti<strong>en</strong>s de la ville de Hama. En bref, <strong>les</strong> ingénieurs imbriqu<strong>en</strong>t des<br />

systèmes d'appart<strong>en</strong>ances multip<strong>les</strong> <strong>et</strong>hnique, religieuse, régionale <strong>et</strong> économique.<br />

Ces exemp<strong>les</strong> sont ceux d'<strong>en</strong>treprises dont <strong>les</strong> directeurs sont des ingénieurs ayant le<br />

pouvoir de recruter le personnel à leur gré. Le paradoxe est que leur esprit technocratique <strong>et</strong> leur<br />

compét<strong>en</strong>ce ne <strong>les</strong> ont pas empêchés de donner la priorité à la solidarité confessionnelle <strong>et</strong><br />

géographique <strong>et</strong> non pas à la compét<strong>en</strong>ce technique. Est-ce parce qu'ils sont bi<strong>en</strong> intégrés dans la<br />

structure sociale traditionnelle? Autrem<strong>en</strong>t dit, dans un langage weberi<strong>en</strong>, la figure de l'ingénieur,<br />

expert professionnel doté "du monopole légitime d'une compét<strong>en</strong>ce attestée, fondée sur la<br />

spécialisation du savoir <strong>et</strong> la délégation d'autorité légale" 235 n'est-elle pas, <strong>en</strong> Syrie, le produit d'une<br />

socialisation "communautaire" plutôt que d'une socialisation "sociétaire" 236 .<br />

Nous pouvons répondre oui, mais avec des nuances. Au-delà des limites de c<strong>et</strong>te<br />

<strong>en</strong>quête, il faut distinguer deux formes d'action de la part des acteurs sociaux : le conflit intercommunautaire<br />

qui consiste à rassembler, pour chaque camp antagoniste, la force confessionnelle<br />

232 - Un groupe de responsab<strong>les</strong> religieux chréti<strong>en</strong>s avait évoqué c<strong>et</strong>te affaire lors d'une r<strong>en</strong>contre<br />

avec le Présid<strong>en</strong>t el-Assad.<br />

233 - Elizab<strong>et</strong>h Picard, "Critique de l'usage du concept d'<strong>et</strong>hnicité dans l'analyse des processus<br />

politiques dans le monde arabe", in Etudes politiques du monde arabe, Dossier du CEDEJ, Le<br />

Caire, 1991.<br />

234 - Ce n'est pas par mégarde que nous considérons un certain communisme syri<strong>en</strong> de ces dernières<br />

années comme communautaire. En fait, ce n'est pas le socio-économique qui le définit, étant donné<br />

qu'il est une formation liée plutôt aux classes moy<strong>en</strong>nes (au s<strong>en</strong>s vague de terme) qu'au milieu<br />

ouvrier. Il est utile de noter que l'image d'un communiste syri<strong>en</strong> auprès du public est celle de<br />

quelqu'un qui passe le temps <strong>en</strong> discutant <strong>et</strong> buvant de la bière au café chic <strong>et</strong> "moderne" al-Kindil,<br />

situé dans le quartier moderne de Salihiyya.<br />

L'aspect communautaire de ce communisme se traduit de différ<strong>en</strong>tes façons : à Damas, le<br />

communisme officiel (P.C.S.) est basé dans le milieu de la minorité kurde (d'ailleurs le leader<br />

historique, Kh. Bakdach, est un kurde). A Salamiyya, ville où cohabit<strong>en</strong>t deux communautés,<br />

musulmane sunnite <strong>et</strong> musulmane ismaïlite, nous constatons que le P.C.- bureau politique, Parti<br />

clandestin de R. Turk, est constitué presque exclusivem<strong>en</strong>t de Musulmans sunnites, tandis que le<br />

Parti communiste du travail, aussi clandestin, recrute ses membres dans le milieu ismaïlite de c<strong>et</strong>te<br />

ville.<br />

235 - Max Weber, Essay in Sociology, trad. anglaise, Oxford University Press, 1946, p. 678.<br />

236 - Claude Dubar, La socialisation. Construction des id<strong>en</strong>tités socia<strong>les</strong> <strong>et</strong> professionnel<strong>les</strong>, Paris,<br />

Armand Colin, 1991, p. 95.


afin d'accaparer le pouvoir contre d'autres confessions ; <strong>et</strong> "al-'assabiyya" (esprit de corps), le<br />

fameux concept d'Ibn-Khaldoun, qui est une forme de solidarité <strong>et</strong> d'alliance à l'intérieur d'une<br />

tribu, confession ou région qui n'implique a priori aucune hostilité <strong>en</strong>vers <strong>les</strong> autres. Il nous semble<br />

que le cloisonnem<strong>en</strong>t des <strong>en</strong>treprises <strong>en</strong> aires de domination est dû à l'assabiyya <strong>et</strong> non pas à un<br />

conflit intercommunautaire. Le cas des Chréti<strong>en</strong>s, par exemple, montre que malgré leur assabiyya<br />

profond, ils ont été traditionnellem<strong>en</strong>t <strong>les</strong> plus ard<strong>en</strong>ts zélateurs de l'idée d'Etat-nation <strong>en</strong> Syrie. En<br />

outre, ce facteur proprem<strong>en</strong>t confessionnel s'inscrit, d'une part, dans une logique économique de<br />

développem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> d'exode rural <strong>et</strong>, d'autre part, dans une logique politique où une certaine<br />

communauté s'id<strong>en</strong>tifie au pouvoir politique (comme c'est le cas de la communauté alaouite).<br />

Dans c<strong>et</strong>te perspective, la démarche critique d'Elisab<strong>et</strong>h Picard m<strong>et</strong> <strong>en</strong> cause de façon<br />

pertin<strong>en</strong>te l'usage du concept d'<strong>et</strong>hnicité dans l'analyse des processus politiques <strong>en</strong> Syrie. Elle m<strong>et</strong><br />

<strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce la complexité de ces processus pour un pouvoir qui "n'a cessé de nier, de franchir <strong>et</strong> de<br />

déplacer <strong>les</strong> frontières communautaires, afin d'élargir sa cli<strong>en</strong>tèle dans une triple dim<strong>en</strong>sion,<br />

matrimoniale, économique <strong>et</strong> religieuse, qui la conduit jusqu'à interv<strong>en</strong>ir systématiquem<strong>en</strong>t au-delà<br />

des frontières de l'Etat territorial." 237 . L'observateur de la Syrie devrait se garder de deux excès :<br />

l'un considère le jeu politique syri<strong>en</strong> comme exclusivem<strong>en</strong>t confessionnel <strong>et</strong> sans t<strong>en</strong>ir compte de<br />

son soubassem<strong>en</strong>t socio-économique. L'autre excès consiste à se cont<strong>en</strong>ter de l'analyse au niveau<br />

de la "société" <strong>en</strong> occultant l'hétérogénéité de l'organisation sociale 238 . Si Alain Touraine se garde<br />

de c<strong>et</strong>te conception même dans <strong>les</strong> pays occid<strong>en</strong>taux, elle sera extrêmem<strong>en</strong>t dangereuse pour la<br />

Syrie, parce qu'elle "laisse croire à une correspondance directe, à un recouvrem<strong>en</strong>t exact <strong>en</strong>tre un<br />

champ d'historicité <strong>et</strong> un <strong>en</strong>semble institutionnel <strong>et</strong> une collectivité territoriale" 239 . Michel Seurat<br />

n'a pas tort de considérer la Syrie comme n'étant qu' "une expression géographique" 240 , définition<br />

certes allégorique, mais assez proche de la réalité. Comme sociologue, il faut toujours s'interroger<br />

sur <strong>les</strong> formes de la sociabilité, <strong>et</strong> ne pas supposer résolu le problème de l'intégration, comme le fait<br />

le pouvoir politique syri<strong>en</strong> pour masquer sa propre pratique confessionnelle.<br />

En fait, il est très difficile d'imaginer que <strong>les</strong> ingénieurs puiss<strong>en</strong>t échapper à des<br />

logiques confessionnel<strong>les</strong> <strong>et</strong> relationnel<strong>les</strong> dominantes acc<strong>en</strong>tuées <strong>et</strong> exacerbées par un Etat qui<br />

cherche toujours sa légitimité dans la structure traditionnelle, c'est-à-dire favoriser le regroupem<strong>en</strong>t<br />

par confession, tribu ou localité, <strong>et</strong>c., 241 .<br />

Cep<strong>en</strong>dant, c<strong>et</strong>te logique n'exprime <strong>en</strong> ri<strong>en</strong> la disparition des différ<strong>en</strong>ciations de<br />

"classe" à l'intérieur de c<strong>et</strong>te solidarité ni des réseaux des relations personnel<strong>les</strong>. On a vu lors de<br />

notre analyse des acteurs sociaux au sein des municipalités que des relations personnel<strong>les</strong> se<br />

matérialis<strong>en</strong>t par des réseaux transversaux, apparemm<strong>en</strong>t hétérogènes de chaînes d'intérêts<br />

dominées par des personnalités du pouvoir politique. En fait, la crise économique a bi<strong>en</strong> affecté <strong>les</strong><br />

rapports sociaux <strong>et</strong> <strong>en</strong> particulier le rapport à l'arg<strong>en</strong>t. Nous sommes loin de l'image rose de la<br />

famille traditionnelle qui constitue une base logistique de survie économique <strong>et</strong> dont <strong>les</strong> membres<br />

travaill<strong>en</strong>t dans une même ville ou une même <strong>en</strong>treprise familiale, se réuniss<strong>en</strong>t le soir <strong>et</strong> se<br />

solidaris<strong>en</strong>t pour toute év<strong>en</strong>tualité. Le système politique basé sur la répression diffuse un climat de<br />

237 - Elizab<strong>et</strong>h Picard, "Critique de l'usage .., op. cit., p.80.<br />

238 - Les courants communistes <strong>et</strong> <strong>en</strong> général le gauche <strong>en</strong> Syrie ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t ce type d'analyse : une<br />

négation totale de confessionnalisme de la réalité sociale comme un moy<strong>en</strong>, pour eux, de la<br />

construction de l' "unité nationale".<br />

239 - Cf. Alain Touraine, Production de la société, Paris, éd. du Seuil, 1973, p. 278. Voir égalem<strong>en</strong>t<br />

pp. 277-292.<br />

240 - Il repr<strong>en</strong>d la célèbre formule de M<strong>et</strong>ternich énoncée à propos de l'Italie.<br />

Cf. Michel Seurat, "Les populations, l'Etat <strong>et</strong> la société", in La Syrie aujourd'hui, édité par A.<br />

Raymond, CNRS, Paris, 1980, p. 116.<br />

241 - A chaque "élection" ou "réélection" du Présid<strong>en</strong>t al-Assad, nous avons vu à la télévision, le<br />

défilé des "délégations populaires" (chefs de tribus, confessions, Moukhtars [chefs de quartier],<br />

dignitaires religieux) se prés<strong>en</strong>tant au Présid<strong>en</strong>t pour le féliciter <strong>et</strong> confirmer la soumission de leurs<br />

suj<strong>et</strong>s à ce système.


méfiance <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> individus à l'intérieur d'une même communauté : "J'ai peur, dit un ingénieur, de<br />

mes propres frères". Crise économique, corruption <strong>et</strong> répression politique, urbanisation massive<br />

dilu<strong>en</strong>t l'assabiyya (l'espris de corps) <strong>et</strong> font une érosion importante des valeurs convivia<strong>les</strong> des<br />

structures socia<strong>les</strong> traditionnel<strong>les</strong>. Auparavant, surtout dans <strong>les</strong> années cinquante, <strong>les</strong> types de<br />

différ<strong>en</strong>ciation des <strong>en</strong>treprises <strong>et</strong> des ministères étai<strong>en</strong>t d'ordre politique 242 , comme le constate<br />

l'anci<strong>en</strong>ne génération des ingénieurs 243 : <strong>en</strong>treprise ba'thiste, nasséri<strong>en</strong>ne, des Frères musulmans <strong>et</strong><br />

communiste 244 . Ceci peut être expliqué par la précarité <strong>et</strong> la fragilité du processus démocratique qui<br />

ont fait éprouver aux militants le besoin de se regrouper.<br />

II-2-2. Bureaucratisation du métier <strong>et</strong> héritage arabo-musulman<br />

Depuis le début des années quatre-vingt, on ne parle plus de "qualification" mais de<br />

"compét<strong>en</strong>ce" de l'individu pour la performance économique afin d'introduire la dim<strong>en</strong>sion<br />

culturelle. Dans le cas de l'<strong>en</strong>treprise moderne, elle exige chez <strong>les</strong> ingénieurs un certain nombre de<br />

qualités : esprit d'ouverture, s<strong>en</strong>s des responsabilités, s<strong>en</strong>s de l'innovation <strong>et</strong> de la créativité, s<strong>en</strong>s du<br />

concr<strong>et</strong>, aptitude à la mobilité <strong>et</strong> à l'adaptation aux évolutions perman<strong>en</strong>tes.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, <strong>en</strong> Syrie, ces qualités se heurt<strong>en</strong>t à des contraintes subjectives (ou<br />

culturel<strong>les</strong>) relatives à la manière dont l'ingénieur résout <strong>les</strong> problèmes dans son travail <strong>et</strong> d'autres,<br />

objectives, liées à la réalité socio-économique <strong>et</strong> politique de l'organisation de travail <strong>et</strong> surtout à la<br />

bureaucratisation de son métier. Ces deux types de contraintes sont étroitem<strong>en</strong>t liées, de sorte que<br />

l'on ne peut pas traiter l'une sans l'autre. Nous nous bornons ici à traiter de certains points<br />

concernant <strong>les</strong> modes de raisonnem<strong>en</strong>t chez <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s. Notre objectif n'est pas de porter<br />

un jugem<strong>en</strong>t de valeurs sur ces modes, ce qui est hors propos, mais de signaler un facteur qui<br />

influ<strong>en</strong>ce la mise <strong>en</strong> oeuvre du s<strong>en</strong>s de l'innovation <strong>et</strong> la créativité chez <strong>les</strong> ingénieurs. Nous allons<br />

t<strong>en</strong>ter de montrer que la transformation du système de valeur, <strong>et</strong> plus précisém<strong>en</strong>t du système des<br />

modes de raisonnem<strong>en</strong>t, n'est pas le résultat d'une simple combinaison <strong>en</strong>tre logique des modè<strong>les</strong><br />

importés de sci<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> technologie de l'Occid<strong>en</strong>t (importés par l'ingénierie) <strong>et</strong> des modè<strong>les</strong><br />

originaux (légués de la p<strong>en</strong>sée arabo-islamique), mais à la fois conséqu<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> condition des<br />

transformations économiques. Parler de deux logiques, occid<strong>en</strong>tale <strong>et</strong> autochtone, ne r<strong>en</strong>voie pas à<br />

l'opposition logique rationnelle/logique irrationnelle. La vie moderne <strong>en</strong> Occid<strong>en</strong>t ou ailleurs est<br />

loin de l'image univoque dressée par Weber d'une comptabilité pure rationnelle de droit <strong>et</strong><br />

technologie dotant l'acteur de la rationalisation des comportem<strong>en</strong>ts <strong>et</strong> d'une éthique économique<br />

rationnelle 245 . Car "<strong>les</strong> acteurs des sociétés <strong>les</strong> plus modernes ne se réduis<strong>en</strong>t pas à la poursuite<br />

rationnelle de leurs intérêts ; ils viv<strong>en</strong>t au contraire <strong>en</strong>tre un passé <strong>et</strong> un av<strong>en</strong>ir, des <strong>en</strong>racinem<strong>en</strong>ts<br />

<strong>et</strong> des espoirs ou des peurs." 246 .<br />

Notre démarche consiste donc à repérer la situation socio-économique de travail des<br />

ingénieurs sans oublier la difficulté culturelle qui s'opère par la médiation <strong>en</strong>tre l'exig<strong>en</strong>ce<br />

technique moderne <strong>et</strong> la pratique d'individus différemm<strong>en</strong>t situés par rapport à c<strong>et</strong>te exig<strong>en</strong>ce.<br />

Encore faut-il préciser qu'il ne s'agit pas de s'interroger sur l'adéquation ou<br />

l'inadéquation <strong>en</strong>tre sci<strong>en</strong>ces <strong>et</strong> techniques d'une part <strong>et</strong> religion d'autre part, bi<strong>en</strong> que l'inadéquation<br />

242 - En général, une des formes du cloisonnem<strong>en</strong>t social dans la société syri<strong>en</strong>ne, avant 1963, a été<br />

d'ordre politique.<br />

Cf. M. Seurat, "Les populations, l'Etat <strong>et</strong> la société", in La Syrie aujourd'hui, op. cit., p. 124.<br />

243 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec l'ingénieur civil B. S., âgé de 54 ans.<br />

244 - Le communisme à c<strong>et</strong>te époque était beaucoup moins communautaire<br />

245 - Bi<strong>en</strong> sûr, c<strong>et</strong>te image a été tempérée par la t<strong>en</strong>sion, décrite par Max Weber, <strong>en</strong>tre "la rationalité<br />

par finalité" <strong>et</strong> la "rationalité selon <strong>les</strong> valeurs".<br />

246 - A. Touraine, La parole <strong>et</strong> le sang. Politique <strong>et</strong> société <strong>en</strong> Amérique latine, Paris, Odile Jacob,<br />

1988, p. 106.


<strong>en</strong>tre <strong>les</strong> deux ait été il y a peu de temps un postulat pour de nombreux chercheurs. Nous p<strong>en</strong>sons<br />

que l'homme, tel que l'ingénieur, peut appart<strong>en</strong>ir à deux univers différ<strong>en</strong>ts : être partisan des<br />

sci<strong>en</strong>ces <strong>et</strong> techniques <strong>et</strong> ferv<strong>en</strong>t de la transc<strong>en</strong>dance, grâce à la sélection qu'il saurait opérer dans<br />

<strong>les</strong> deux sphères sans qu'il soit le moins du monde schizophrène 247 .<br />

Avant d'aborder le problème des modes de raisonnem<strong>en</strong>t chez <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s 248 ,<br />

nous devons essayer de m<strong>et</strong>tre au point un schéma qui nous perm<strong>et</strong> de regrouper l'<strong>en</strong>semble des<br />

démarches possib<strong>les</strong> adoptées par l'ingénieur, <strong>en</strong> vue de résoudre <strong>les</strong> problèmes quotidi<strong>en</strong>s. Ce<br />

schéma a été élaboré à partir de notre réflexion, d'une part, sur la formation des ingénieurs syri<strong>en</strong>s<br />

<strong>et</strong> leurs expéri<strong>en</strong>ces professionnel<strong>les</strong>, <strong>et</strong> <strong>en</strong> <strong>les</strong> comparant à cel<strong>les</strong> de leurs collègues des pays<br />

europé<strong>en</strong>s, la France notamm<strong>en</strong>t. 249<br />

247 - Jean-Noël Ferrié, "Du saint-simonisme à l'islam", in Magali Morsy (sous la direction de), Les<br />

saint-simoni<strong>en</strong>s <strong>et</strong> l'Ori<strong>en</strong>t- Vers la modernité, La Calade, Aix-<strong>en</strong>-Prov<strong>en</strong>ce, 1989, p. 156.<br />

248 - Nous avons suivi, <strong>en</strong> gros, deux méthodes pour observer leurs modes de raisonnem<strong>en</strong>t :<br />

1ére : interroger 25 experts étrangers, qui travaill<strong>en</strong>t dans des sociétés de travaux publics, sur leurs<br />

relations avec <strong>les</strong> ingénieurs locaux.<br />

2éme : examiner comm<strong>en</strong>t <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s résolv<strong>en</strong>t <strong>les</strong> problèmes techniques <strong>en</strong> suivant leur<br />

travail dans certains domaines, <strong>et</strong> surtout dans celui de la conception des proj<strong>et</strong>s.<br />

249 - Cf. Haut Comité Education-Economie, "Rapport sur l'ingénieur de l'an 2000", in Problèmes<br />

économiques, Paris, La docum<strong>en</strong>tation Française, 1989, nø 2095.<br />

- Armelle Gauff<strong>en</strong>ic <strong>et</strong> Guy Bérault (sous dir.), Formations d'aujourd'hui pour ingénieurs <strong>et</strong><br />

sci<strong>en</strong>tifiques de demain, Paris, Ingénieurs <strong>et</strong> sci<strong>en</strong>tifiques de France, 1987.<br />

Lawr<strong>en</strong>ce P. Grayson, La conception des programmes de formation des ingénieurs, Paris,<br />

UNESCO, 1980. (surtout la première partie).<br />

Alan Goodyear, "Prés<strong>en</strong>tation", in Impact, UNESCO, Volume 27, nø 4, octobre 1977 (numéro<br />

spécial sue l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t des sci<strong>en</strong>ces de l'ingénieur).


Le schéma ci-dessus nous montre le modèle général quel que soit le pays dans lequel<br />

l'ingénieur exerce.<br />

Ce modèle est très idéal pour l'ingénieur syri<strong>en</strong>. Nous allons voir comm<strong>en</strong>t , à la fois,<br />

<strong>les</strong> conditions de formation <strong>et</strong> de travail <strong>et</strong> l'héritage culturel ont un impact sur ce schéma <strong>et</strong> ainsi<br />

sur <strong>les</strong> modes de raisonnem<strong>en</strong>t chez <strong>les</strong> ingénieurs. Nous allons traiter ce problème à travers <strong>les</strong><br />

points suivants :<br />

1-Connaissances <strong>et</strong> acquis.<br />

2-Qualités professionnel<strong>les</strong>.<br />

3- Modalités de décomposition des problèmes.<br />

4- Le problème de l'expert étranger.<br />

5-Solution du problème.<br />

* * * * *<br />

1-Connaissances <strong>et</strong> acquis :<br />

L'étude que nous avons <strong>en</strong>treprise sur la formation des ingénieurs 250 <strong>en</strong> Syrie montre <strong>les</strong><br />

caractéristiques suivantes :<br />

- Depuis 1970, la majorité des ingénieurs syri<strong>en</strong>s sont diplômés des universités<br />

syri<strong>en</strong>nes 251 <strong>et</strong> peu d'universités étrangères : <strong>en</strong> 1984, 6874 élèves-ingénieurs à l'étranger sur 26239<br />

<strong>en</strong> Syrie 252 à savoir 26,2% de l'<strong>en</strong>semble des élèves-ingénieurs mais ceux qui revi<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Syrie pour<br />

exercer leur métier ne constitu<strong>en</strong>t que 11,3% de nouveaux inscrits au syndicat d'ingénieur de<br />

Damas 253 .<br />

- En ce qui concerne <strong>les</strong> conditions d'accès aux facultés de génie, <strong>les</strong> étudiants sont<br />

admis sans concours, <strong>en</strong> fonction de leurs notes au baccalauréat, sauf pour la faculté d'architecture<br />

où un teste est obligatoire. Il est exigé un moy<strong>en</strong>ne générale élevée, mais celle-ci peut résulter de la<br />

supériorité du candidat dans <strong>les</strong> matières littéraires plutôt qu'<strong>en</strong> mathématiques, physique ou<br />

chimie, de sorte que ce critère ne contrôle <strong>en</strong> aucun cas <strong>les</strong> aptitudes pot<strong>en</strong>tiel<strong>les</strong> des étudiants à<br />

pratiquer un jour la profession d'ingénieur. Nous constatons égalem<strong>en</strong>t que <strong>les</strong> élèves-ingénieurs<br />

250 - Pour plus de détails, cf. Sari Hanafi, "La formation des ingénieurs <strong>en</strong> Syrie <strong>et</strong> son adaptation<br />

aux besoins de la société" in E. Longu<strong>en</strong>esse (dir.), Bâtisseurs <strong>et</strong> Bureaucrates - Ingénieurs <strong>et</strong><br />

Société au Maghreb <strong>et</strong> au Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t, Lyon, Maison de l'Ori<strong>en</strong>t, 1991.<br />

251 - Au l<strong>en</strong>demain de l'indép<strong>en</strong>dance, <strong>en</strong> 1946, l'Etat a créé la faculté de génie à Alep, <strong>en</strong>suite <strong>en</strong><br />

1961 à Damas , <strong>et</strong>c. On compte maint<strong>en</strong>ant quatre Universités (Damas, Alep, al-Ba'th [Homs] <strong>et</strong><br />

Tichrin [Lattaquié]) <strong>et</strong> un Institut Supérieur de Technologie dans <strong>les</strong>quels sont <strong>en</strong>seignées presque<br />

toutes <strong>les</strong> spécialités de génie.<br />

252 - Source= ministère de l'Enseignem<strong>en</strong>t supérieurs de la Syrie.<br />

253 - E. Longu<strong>en</strong>esse, ingénieurs <strong>et</strong> développem<strong>en</strong>t au Proche-Ori<strong>en</strong>t : Liban, Syrie, Jordanie, op. cit.<br />

p.16. (note).


fond<strong>en</strong>t leur choix sur <strong>les</strong> modè<strong>les</strong> de valorisation sociale <strong>et</strong> non sur la vocation. 254 Seulem<strong>en</strong>t 22%<br />

des étudiants (selon l'<strong>en</strong>quête) 255 <strong>en</strong> faculté de génie civil choisiss<strong>en</strong>t c<strong>et</strong>te faculté par vocation.<br />

- Au niveau des méthodes appliquées à l'université de Damas pour l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t<br />

d'ingénierie, c<strong>et</strong> <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t est tel que <strong>les</strong> professeurs transm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t aux étudiants tous <strong>les</strong> détails,<br />

au lieu de se cont<strong>en</strong>ter de signaler <strong>les</strong> référ<strong>en</strong>ces <strong>et</strong> de traiter <strong>les</strong> idées généra<strong>les</strong> 256 ; car il existe un<br />

manque de référ<strong>en</strong>ces disponib<strong>les</strong> ; de plus, <strong>les</strong> étudiants sont habitués depuis l'école à recevoir<br />

facilem<strong>en</strong>t des informations par l'<strong>en</strong>seignant ainsi que par <strong>les</strong> manuels scolaires. Ce qui est <strong>en</strong><br />

cause, ce n'est pas le volume d'informations que possèd<strong>en</strong>t <strong>les</strong> ingénieurs, ni leur savoir, ni leur<br />

savoir-faire, mais plutôt la manière de faire savoir, celle de communiquer <strong>et</strong> comm<strong>en</strong>t appr<strong>en</strong>dre à<br />

appr<strong>en</strong>dre.<br />

Les étudiants s'appui<strong>en</strong>t presque exclusivem<strong>en</strong>t sur <strong>les</strong> manuels universitaires. Dès<br />

1985, une loi exige que <strong>les</strong> exam<strong>en</strong>s port<strong>en</strong>t au moins pour 85% sur des suj<strong>et</strong>s accessib<strong>les</strong> dans <strong>les</strong><br />

livres universitaires. Auparavant, certains professeurs posai<strong>en</strong>t aux exam<strong>en</strong>s des questions non<br />

traitées dans ces manuels, mais dont <strong>les</strong> résultats pouvai<strong>en</strong>t être déduits des <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts<br />

données. 257 - Au niveau des programmes de l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t général des ingénieurs dans <strong>les</strong><br />

universités <strong>en</strong> Syrie, ils laiss<strong>en</strong>t apparaître une forte ressemblance avec <strong>les</strong> universités occid<strong>en</strong>ta<strong>les</strong><br />

(comparaison faite <strong>en</strong>tre la faculté de génie civil de l'université de Damas <strong>et</strong> celle de l'ENSAIS de<br />

Strasbourg). C<strong>et</strong>te ressemblance concerne tout particulièrem<strong>en</strong>t la formation de base, dite<br />

fondam<strong>en</strong>tale. Par contre, le problème réel se révèle dans le domaine de la formation de production,<br />

c'est-à-dire tout ce qui est technologie. Ici, la non- contemporanéité de c<strong>et</strong>te formation <strong>et</strong><br />

l'accélération technologique produis<strong>en</strong>t des dissonances cognitives <strong>et</strong> r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t diffici<strong>les</strong> toute<br />

constitution d'une véritable "culture technique" : <strong>en</strong> eff<strong>et</strong>, le système occid<strong>en</strong>tal, au s<strong>en</strong>s large,<br />

libéral <strong>et</strong> ex-socialiste 258 , (surtout allemand) "s'intéresse à l'exercice de la profession plus qu'aux<br />

sci<strong>en</strong>ces" 259 . Ce domaine est très évolutif <strong>et</strong> exige un suivi constant des matériaux <strong>et</strong> des machines<br />

sur place <strong>et</strong> sur le marché international. Les ouvrages traduits de langues étrangères <strong>en</strong> arabe ne<br />

sont pas <strong>en</strong> mesure d'assurer le minimum nécessaire à un bon suivi. Dans l'<strong>en</strong>treprise, l'ingénieur<br />

n'est pas à même de lire toutes <strong>les</strong> informations fournies dans <strong>les</strong> catalogues concernant <strong>les</strong><br />

nouveaux appareils importés. Seuls l'expéri<strong>en</strong>ce, le tâtonnem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> un déchiffrage partiel de notes <strong>et</strong><br />

de figures lui perm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t de connaître le fonctionnem<strong>en</strong>t des machines.<br />

Il n'est prévu dans la formation initiale aucun stage. A ce stade, un tel stage serait<br />

important pour éclairer <strong>et</strong> concrétiser <strong>les</strong> études antérieurs <strong>et</strong> motiver pour <strong>les</strong> études ultérieures. En<br />

outre, ces stages donnerai<strong>en</strong>t à l'étudiant une meilleure connaissance du monde du travail <strong>en</strong> tant<br />

que système socio-économique. Sur ce point, il existe un différ<strong>en</strong>ce très importante <strong>en</strong>tre la Syrie <strong>et</strong><br />

la France : à l'Université de Technologie de Compiègne, <strong>les</strong> étudiants font un mois de stage ouvrier<br />

après le premier semestre <strong>et</strong> deux stages de cinq mois chacun au cours des études, développant<br />

ainsi de bons contacts <strong>en</strong>tre l'<strong>en</strong>treprise <strong>et</strong> l'université.<br />

- C<strong>et</strong>te formation initiale n'est pas suivie d'une formation continue ; on trouve rarem<strong>en</strong>t<br />

des confér<strong>en</strong>ces, des colloques <strong>et</strong> des stages auxquels <strong>les</strong> ingénieurs peuv<strong>en</strong>t assister pour leur<br />

254 - Sur ce point, la France n'est pas très différ<strong>en</strong>te de la Syrie, parce que la vocation révèle la<br />

motivation <strong>et</strong> non pas forcém<strong>en</strong>t la compét<strong>en</strong>ce.<br />

255 - Une série d'<strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s auprès d'élèves-ingénieurs a été réalisées dans le cadre de notre D.E.A.<br />

256 - C<strong>et</strong>te méthode est appliquée par 85% des <strong>en</strong>seignants ; alors que la méthode que consiste à<br />

expliquer uniquem<strong>en</strong>t <strong>les</strong> grandes lignes du cours, <strong>en</strong> sollicitant la capacité de réflexion des<br />

étudiants, ne concerne que 15% des <strong>en</strong>seignants (toujours selon notre <strong>en</strong>quête).<br />

257 - C<strong>et</strong>te loi a été promulguée suite aux protestations de l'Union Nationale des Etudiants <strong>en</strong> Syrie.<br />

258 - Certes, il y a des différ<strong>en</strong>ces <strong>en</strong>tre le deux versants, mais il y a autant de points communs.<br />

259 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec A. Ahdab, ingénieur diplômé à Damas <strong>et</strong> docteur de l'ex-RDA.


assurer un recyclage ou un approfondissem<strong>en</strong>t de leur savoir théorique universitaire. La<br />

docum<strong>en</strong>tation est rare : la bibliothèque universitaire n'est pas dotée de nouveaux ouvrages (la<br />

majorité dat<strong>en</strong>t des années 60) ; alors que, la bibliothèque nationale (appelée bibliothèque el-<br />

Assad), créée <strong>en</strong> 1980, sélectionne très peu de livres d'ingénierie. On y ajoute aussi que l'ingénieur,<br />

lui même, n'actualise généralem<strong>en</strong>t pas ses connaissances, par lui-même : docum<strong>en</strong>tation, presse,<br />

contacts avec l'extérieur...<br />

C<strong>et</strong>te situation a <strong>en</strong>couragé certains ingénieurs syri<strong>en</strong>s à publier des artic<strong>les</strong> ou des<br />

livres. Nous allons étudier de près ce discours sci<strong>en</strong>tifique, qui a pour objectif de combler la lacune<br />

liée à la nature de la formation initiale <strong>et</strong> à son cont<strong>en</strong>u.<br />

Le discours sci<strong>en</strong>tifique des ingénieurs<br />

Un ingénieur- chercheur ne peut pas fonder sa réputation sur un dire spécifique, comme<br />

l'écrivain, qui protégerait <strong>en</strong> quelque sorte son droit d'auteur. Mais l'ingénieur publie très peu de<br />

livres : cela ne signifie pas pour autant qu'il veuille rester anonyme. Il veut bénéficier du prestige<br />

attaché à sa découverte, consolider son statut à l'intérieur de son groupe professionnel, <strong>en</strong> un mot<br />

être reconnu pas ses pairs. Le seul moy<strong>en</strong> pour lui d'y parv<strong>en</strong>ir sera de pr<strong>en</strong>dre date, c'est-à-dire<br />

d'énoncer qu'il est le premier à être parv<strong>en</strong>u à tel résultat ou à avoir eu telle idée. D'où l'importance<br />

qu'il publie vite, très vite même. Seule la revue, par la rapidité de décision de publication perm<strong>et</strong> de<br />

garantir à l'ingénieur la reconnaissance.<br />

Le dépouillem<strong>en</strong>t des artic<strong>les</strong> sci<strong>en</strong>tifiques publiés dans la Revue du syndicat (Revue de<br />

l'ingénieur arabe) a montré la diversité des réalisations du discours sci<strong>en</strong>tifique ; il n'est pas<br />

possible de le considérer comme discours homogène, il faudra <strong>en</strong>visager plusieurs types de<br />

classification selon <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>ts critères 260 :<br />

Par rapport au public, <strong>les</strong> artic<strong>les</strong> sont souv<strong>en</strong>t heuristiques, destinés aux ingénieurs<br />

spécialisés. Très peu de discours didactique pour <strong>les</strong> étudiants de génie <strong>et</strong> <strong>en</strong>core moins de textes<br />

vulgarisés pour le grand public.<br />

Par rapport aux actes mis <strong>en</strong> jeu, <strong>les</strong> artic<strong>les</strong> sont souv<strong>en</strong>t des comptes r<strong>en</strong>dus<br />

d'expéri<strong>en</strong>ce qui montr<strong>en</strong>t par exemple l'application d'un procédé technique dans le contexte de la<br />

Syrie (comme le transport du béton 261 , <strong>les</strong> communications sans fil <strong>et</strong> leurs applications <strong>en</strong><br />

Syrie 262 ). Ce type d'artic<strong>les</strong> est à la fois descriptif <strong>et</strong> explicatif. Alors que nous trouvons des artic<strong>les</strong><br />

exclusivem<strong>en</strong>t descriptifs traitant surtout de la géologie ou de la hydrologie des régions de la Syrie.<br />

Un autre type existe aussi, c'est l'article de synthèse d'une recherche, souv<strong>en</strong>t traduit. Ce<br />

type pr<strong>en</strong>d la forme d'un texte argum<strong>en</strong>tif. Il est frappant de constater que peu d'artic<strong>les</strong> se<br />

déclar<strong>en</strong>t traduits ou sont munis de notes infra-pages.<br />

Les auteurs de ces artic<strong>les</strong> sont souv<strong>en</strong>t des ingénieurs spécialisés dans des pays<br />

étrangers. Leur connaissance des langues étrangères leur perm<strong>et</strong> d'actualiser leur formation.<br />

Certains noms qui se répèt<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t (comme Ahmad al-Hassan, Nafe' Chahine, <strong>et</strong>c.,) nous<br />

montr<strong>en</strong>t qu'ils sont motivés par une volonté persistante de combler une lacune de la formation<br />

initiale chez <strong>les</strong> ingénieurs, mais aussi , bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, par le prestige qu'ils acquièr<strong>en</strong>t grâce aux<br />

publications.<br />

Jusqu'<strong>en</strong> 1971, la Revue conserve une qualité sci<strong>en</strong>tifique prestigieuse : artic<strong>les</strong> sérieux<br />

bi<strong>en</strong> faits dotés de référ<strong>en</strong>ces bibliographique, résumés <strong>en</strong> anglais <strong>et</strong>/ou <strong>en</strong> français. Avec le temps,<br />

une partie de ces artic<strong>les</strong> ont progressivem<strong>en</strong>t cédé la place à d'autres moins importants décrivant<br />

des expéri<strong>en</strong>ces professionnel<strong>les</strong> <strong>et</strong> sans référ<strong>en</strong>ces. Nous pouvons dire que c<strong>et</strong>te dégradation du<br />

260 - Cf. Georges Vigner, Lire : du texte au s<strong>en</strong>s, Paris, éd. CLE International, , 1979, pp. 107-108.<br />

261 - Revue de l'ingénieur arabe, op. cit., nø 30 mai 1970;<br />

262 - ibid., nø 31, août 1970.


niveau de la Revue est inéluctable dans le mouvem<strong>en</strong>t général de la détérioration<br />

ingénieurs.<br />

du statut des<br />

Outre <strong>les</strong> artic<strong>les</strong> publiés dans la Revue des ingénieurs, plusieurs ingénieurs ont écrit<br />

des livres, d'une part, sur leur expéri<strong>en</strong>ce professionnelle dans <strong>les</strong> chantiers ou dans le domaine de<br />

la conception, <strong>et</strong> d'autre part, sur des textes traduits (souv<strong>en</strong>t sans m<strong>en</strong>tionner leur origine). Si l'on<br />

interroge <strong>les</strong> maisons d'édition sur <strong>les</strong> tirages <strong>et</strong> <strong>les</strong> v<strong>en</strong>tes effectuées, ces dernières s'exprim<strong>en</strong>t<br />

avec satisfaction : on note, par exemple, plus de 30 ouvrages, dans la période 1988-1991,<br />

concernant le génie civil, <strong>et</strong> plus de 50 sur l'ordinateur (software <strong>et</strong> hardware). El<strong>les</strong> comm<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t<br />

même à exporter ces ouvrages vers <strong>les</strong> pays du Golfe <strong>et</strong> l'Algérie ainsi que la Libye qui constitu<strong>en</strong>t<br />

des marchés très appropriés 263 .<br />

Il faut noter, <strong>en</strong> revanche, que <strong>les</strong> rev<strong>en</strong>us qu'<strong>en</strong> tir<strong>en</strong>t <strong>les</strong> auteurs sont très faib<strong>les</strong>, il<br />

s'agit plutôt pour eux de rechercher le prestige. Un ingénieur qui écrit un ouvrage sur <strong>les</strong> ponts <strong>en</strong><br />

arc (c'est-à-dire un pont dont le tablier est <strong>en</strong> forme d'arche) n'obti<strong>en</strong>dra pour toute rétribution de la<br />

maison d'édition que c<strong>en</strong>t exemplaires.<br />

En un mot, le discours sci<strong>en</strong>tifique des ingénieurs, à travers leurs publications, montre<br />

une extraordinaire volonté de dépasser le cadre classique des manuels universitaires vers une<br />

connaissance plus actualisée <strong>et</strong> plus expérim<strong>en</strong>tale. Il complète ainsi <strong>en</strong> partie de la car<strong>en</strong>ce<br />

d'informations chez <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong> exprime le désir de sauver une profession <strong>en</strong> voie de<br />

dégradation sci<strong>en</strong>tifiquem<strong>en</strong>t, à cause de la baisse du niveau des nouvel<strong>les</strong> générations des<br />

ingénieurs issus des universités loca<strong>les</strong> "très corrompus".<br />

2-Qualités professionnel<strong>les</strong><br />

La compét<strong>en</strong>ce d'un ingénieur se fonde d'abord sur la connaissance acquise dans le<br />

cursus universitaire. Mais, si c<strong>et</strong>te dernière est nécessaire, elle n'est pas suffisante, étant donné que<br />

la compét<strong>en</strong>ce dép<strong>en</strong>d beaucoup de l'accumulation de l'expéri<strong>en</strong>ce professionnelle. En Syrie, le<br />

désordre bureaucratique empêche l'instauration d'un milieu favorable à c<strong>et</strong>te accumulation : à titre<br />

d'exemple, le manque d'archivage pour pouvoir profiter d'une expéri<strong>en</strong>ce précéd<strong>en</strong>te, (pour ne pas<br />

réinv<strong>en</strong>ter le bicycl<strong>et</strong>te!!, selon le dicton arabe).<br />

L'accumulation exige quelquefois la mobilité professionnelle, c'est-à-dire le<br />

changem<strong>en</strong>t de lieu de travail vers une autre ville. On observe chez <strong>les</strong> ingénieurs une résistance à<br />

la mobilité. "Je préfère rester à Damas sans ri<strong>en</strong> faire, dit un ingénieur embauché par le ministère<br />

du pétrole, plutôt que d'aller sur un champ pétrolier où des primes <strong>et</strong> une grande expéri<strong>en</strong>ce<br />

professionnelle m'att<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t". Ceci peut s'expliquer par la nature des li<strong>en</strong>s familiaux très étroits,<br />

mais aussi par la condition difficile de la vie dans <strong>les</strong> régions rura<strong>les</strong>, comme le note Françoise<br />

Métral à propos des ingénieurs dans la région du Ghab 264 .<br />

L'aspect économique est important pour satisfaire l'ingénieur dans son travail <strong>et</strong><br />

l'<strong>en</strong>courager ainsi à acquérir de l'expéri<strong>en</strong>ce professionnelle <strong>et</strong> à développer chez lui le s<strong>en</strong>s de<br />

l'innovation <strong>et</strong> de la créativité. En eff<strong>et</strong>, ces dispositions économiques ne peuv<strong>en</strong>t être comprises<br />

que par référ<strong>en</strong>ce à la situation économique <strong>et</strong> sociale qui structure toute l'expéri<strong>en</strong>ce par la<br />

médiation de l'appréh<strong>en</strong>sion subjective de l'av<strong>en</strong>ir objectif <strong>et</strong> collectif. Rappelons que son salaire<br />

suffit à peine pour m<strong>en</strong>er un train de vie correct. Et pour cela, il est obligé de changer l'activité de<br />

travail dans laquelle il a accumulé de l'expéri<strong>en</strong>ce pour une autre qui apporterait un peu plus<br />

d'arg<strong>en</strong>t.<br />

263 - Il faut noter que la Syrie est le leader des pays arabes <strong>en</strong> matière d'arabisation de<br />

l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t. Depuis longtemps, tous <strong>les</strong> <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts, y compris supérieurs, sont <strong>en</strong> langue<br />

arabe (à l'exception toutefois de certaines matières à la faculté de médecine à Alep avant 1981). La<br />

mise <strong>en</strong> oeuvre de l'arabisation accélérée <strong>en</strong> Algérie a profité au marché de l'édition des ouvrages<br />

sci<strong>en</strong>tifiques syri<strong>en</strong>s (souv<strong>en</strong>t très mal faits).<br />

264 - Les experts de la FAO, déplor<strong>en</strong>t l'instabilité du personnel technique syri<strong>en</strong> contractuel. Cf.<br />

Françoise Métral, "Ingénieurs <strong>et</strong> agronomes dans un proj<strong>et</strong> de développem<strong>en</strong>t rural", in Elisab<strong>et</strong>h<br />

Longu<strong>en</strong>esse, Bâtisseurs ..., op. cit., p.238.


En fait, ce tableau esquissé décrit ci-dessus est trop sombre <strong>et</strong> ne représ<strong>en</strong>te pas la<br />

totalité de la réalité du travail des ingénieurs. En eff<strong>et</strong>, une partie des ingénieurs syri<strong>en</strong>s t<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t de<br />

trouver, au-delà des considérations subjectives <strong>et</strong> objectives, des motivations pour exercer son<br />

métier au mieux de ses capacités : soit <strong>en</strong> travaillant à son compte <strong>en</strong> tant qu'<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur ou<br />

ingénieur de bureau d'études ; soit travaillant partiellem<strong>en</strong>t pour le secteur public (où la gabegie <strong>et</strong><br />

l'abs<strong>en</strong>téisme sont lois) <strong>et</strong> pour le privé, le premier devi<strong>en</strong>t une école d'appr<strong>en</strong>tissage, aux moindres<br />

frais, d'une compét<strong>en</strong>ce que l'on rev<strong>en</strong>d <strong>en</strong>suite au privé plus cher. Soit <strong>en</strong> émigrant vers <strong>les</strong><br />

monarchies du Golfe. D'autres ingénieurs, quant à eux, ont pu conserver certains privilèges hérités<br />

des années de "vaches grasses" (soixante <strong>et</strong> soixante-dix) : prime m<strong>en</strong>suelle importante, voiture,<br />

contrat de salaire très élevé, statut de consultant, <strong>et</strong>c..<br />

3- Modalités de décomposition des problèmes :<br />

Les expérim<strong>en</strong>tations (ou la recherche) jou<strong>en</strong>t un rôle important pour l'innovation <strong>et</strong><br />

l'appr<strong>en</strong>tissage dans le domaine du travail des ingénieurs dont <strong>les</strong> caractéristiques chang<strong>en</strong>t selon<br />

le contexte.<br />

Pour faire des essais, il faut des moy<strong>en</strong>s. La direction de l'<strong>en</strong>treprise, pressée souv<strong>en</strong>t<br />

par le souci immédiat d'achever un proj<strong>et</strong>, ne fait pas de recherches. La seule <strong>en</strong>treprise qui <strong>les</strong> a<br />

<strong>en</strong>couragé a été Mililhouse, société militaire dirigé par un ex-sous-officier (dev<strong>en</strong>u colonel),<br />

Bahloul : "vous pouvez, déclare Bahloul aux ingénieurs, dép<strong>en</strong>ser jusqu'à un million de Livres<br />

syri<strong>en</strong>nes pour la recherche".<br />

Au delà de la question financière, il y a le manque de confiance <strong>en</strong> la capacité des<br />

ingénieurs locaux à pouvoir développer ou même inv<strong>en</strong>ter quelque chose : un ingénieur fait un<br />

essai pour voir la possibilité d'arroser le béton récemm<strong>en</strong>t coulé par des eaux traitées par une station<br />

d'assainissem<strong>en</strong>t ; le résultat a été positif <strong>et</strong> pourtant le supérieur de c<strong>et</strong> ingénieur a refusé d'utiliser<br />

ce procédé.<br />

4- Le problème de l'expert étranger :<br />

La Syrie, jusqu'à ce jour, a recours à des experts étrangers qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t soit <strong>en</strong> vertu de<br />

contrat avec un pays développé, soit dans le cadre d'implantation de sociétés. Actuellem<strong>en</strong>t, la<br />

majorité des experts étrangers vi<strong>en</strong>t de l'ex-URSS ou des pays d'Europe de l'Est.<br />

En ce qui concerne <strong>les</strong> travaux publics, ils sont conc<strong>en</strong>trés pour l'ess<strong>en</strong>tiel dans la<br />

S.E.C.T., <strong>les</strong> stations d'électricité, le ministère du Pétrole, le ministère de l'Irrigation. La prés<strong>en</strong>ce<br />

des experts étrangers est réglée <strong>en</strong> vertu d'un décr<strong>et</strong> législatif : un ministère ayant besoin d'un<br />

expert étranger fait une demande au "conseil de la planification" qui se charge de c<strong>et</strong>te mission. Ce<br />

conseil exige que <strong>les</strong> ministères nomm<strong>en</strong>t un Syri<strong>en</strong> qui sera formé par c<strong>et</strong> expert pour pouvoir le<br />

remplacer après l'expiration du contrat.<br />

En fait, ce décr<strong>et</strong> n'est pas appliqué. A titre d'exemple : à la S.E.C.T., où il y a 36<br />

experts (surtout des pays europé<strong>en</strong>s ex-socialistes), l'expert étudie le pont tandis que l'ingénieur<br />

syri<strong>en</strong> devi<strong>en</strong>t dessinateur ou au mieux étudie des parties assez simp<strong>les</strong> de ce pont. Lorsqu'un<br />

ingénieur proteste contre c<strong>et</strong>te marginalisation des cadres locaux, la direction justifie ceci par<br />

l'urg<strong>en</strong>ce du travail.<br />

Un autre exemple a été observé à la Société de Travaux de Construction, où l'on trouve<br />

un équipe d'experts russes, constituée d'un chef d'études, d'un groupe d'ingénieurs (l'un d'eux vi<strong>en</strong>t<br />

de terminer ses études) <strong>et</strong> de dessinateurs. La quasi abs<strong>en</strong>ce des relations <strong>en</strong>tre c<strong>et</strong>te équipe <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

ingénieurs syri<strong>en</strong>s interdit pratiquem<strong>en</strong>t à l'un de ces derniers de s'y intégrer.<br />

Dès 1989, l'Etat a réduit de plus <strong>en</strong> plus le nombre d'experts étrangers dans le domaine<br />

de la construction : un ingénieur exprime le regr<strong>et</strong> de ne pas profiter suffisamm<strong>en</strong>t de l'expéri<strong>en</strong>ce<br />

des experts pour pouvoir concevoir un pont assez complexe. Dans c<strong>et</strong>te société (SECT), là où il y a<br />

treize ingénieurs ayant presque le même nombre d'années d'expéri<strong>en</strong>ce, trois seulem<strong>en</strong>t peuv<strong>en</strong>t<br />

concevoir un pont classique, quatre ingénieurs le font mais avec difficulté <strong>et</strong> le reste (presque la<br />

moitié) ne peuv<strong>en</strong>t pas le faire.


Dans une filiale de c<strong>et</strong>te société à Alep où il n'y a plus d'expert, le service de la<br />

conception des ponts ne fonctionne plus malgré l'aide apportée par deux professeurs d'université.<br />

L'une des barrières fondam<strong>en</strong>ta<strong>les</strong> qui empêche l'intégration des ingénieurs avec<br />

l'expert, est peut-être la langue : l'expert souv<strong>en</strong>t originaire de l'Europe de l'Est ne parle que sa<br />

langue maternelle <strong>et</strong> un peu l'anglais, alors que une p<strong>et</strong>ite partie seulem<strong>en</strong>t des ingénieurs syri<strong>en</strong>s<br />

parl<strong>en</strong>t l'anglais. Outre la question de la langue, la direction de l'<strong>en</strong>treprise n'est pas consci<strong>en</strong>te de<br />

la nécessité de la formation continue à laquelle l'expert étranger pourrait participer : un expert<br />

français au ministère des Finances Syri<strong>en</strong>, c<strong>en</strong>sé former des cadres Syri<strong>en</strong>s à la programmation<br />

s'est vu confier c<strong>et</strong>te tâche qu'aurai<strong>en</strong>t dû faire <strong>les</strong> informatici<strong>en</strong>s locaux. Ce cas n'est pas isolé : des<br />

directeurs d'<strong>en</strong>treprises nationa<strong>les</strong> nous ont avoué : "ne pas avoir très confiance <strong>en</strong> la compét<strong>en</strong>ce<br />

des ingénieurs locaux".<br />

4- Solution du problème :<br />

La situation des ingénieurs décrite ci-dessus fait que l'ingénieur <strong>en</strong> Syrie, <strong>et</strong> surtout<br />

ceux de secteur public, a t<strong>en</strong>dance à privilégier l'analogie, ce qui conduit à des dissonances<br />

cognitives, comme nous allons le montrer.<br />

Dans le domaine de l'exécution, le problème ne se pose pas tellem<strong>en</strong>t 265 . Par contre,<br />

pour <strong>les</strong> ingénieurs d'études, la question pr<strong>en</strong>d toute son ampleur : comm<strong>en</strong>t ceux-ci conçoiv<strong>en</strong>t-ils<br />

leurs proj<strong>et</strong>s?<br />

A la SECT , une <strong>en</strong>treprise nationale, <strong>en</strong> étudiant <strong>les</strong> méthodes <strong>et</strong> <strong>les</strong> processus utilisés<br />

par <strong>les</strong> ingénieurs pour la conception des ponts, nous avons constaté que c'est l'expert étranger qui<br />

élabore <strong>les</strong> grandes lignes du proj<strong>et</strong> (ce qui forme l'expéri<strong>en</strong>ce) tandis que <strong>les</strong> ingénieurs locaux ne<br />

font que <strong>les</strong> détails, <strong>en</strong> se référant à leurs manuels universitaires:<br />

"J'utilise jusqu'à maint<strong>en</strong>ant la référ<strong>en</strong>ce universitaire du Docteur Z. Hbous, bi<strong>en</strong> que je<br />

connaisse l'anci<strong>en</strong>n<strong>et</strong>é de ce livre (la version russe date de 1960), mais c'est le seul <strong>en</strong> langue arabe<br />

à ma connaissance" 266 .<br />

En fait, si "l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t prépare généralem<strong>en</strong>t aux juxtapositions des technologies<br />

donnant des solutions partiel<strong>les</strong> à des problèmes complexes" 267 , <strong>les</strong> processus de travail sont des<br />

combinaisons de technologies. Et pourtant, pour résoudre <strong>les</strong> problèmes quotidi<strong>en</strong>s, <strong>les</strong> ingénieurs<br />

établiss<strong>en</strong>t une analogie avec des exemp<strong>les</strong> similaires cont<strong>en</strong>us dans leurs manuels (sans accorder<br />

grande att<strong>en</strong>tion aux fondem<strong>en</strong>ts théoriques). Or si un problème dépasse <strong>les</strong> exemp<strong>les</strong> du manuel<br />

par son hétérogénéité ou par sa complexité, peu d'ingénieurs recour<strong>en</strong>t à la base théorique de<br />

référ<strong>en</strong>ces modernes ; ainsi le reste des ingénieurs le confie aux experts ou le résout de façon<br />

approximative non r<strong>en</strong>table économiquem<strong>en</strong>t 268 . Pour un problème, l'ingénieur procède comme s'il<br />

devait trouver La Solution, il a du mal à appréh<strong>en</strong>der la possibilité de l'exist<strong>en</strong>ce de plusieurs<br />

solutions ; cela se traduit par le fait que, pour un problème, il id<strong>en</strong>tifie un modèle, définit une<br />

Solution, vérifie que cela fonctionne, mais sans aller au delà dans la mise <strong>en</strong> oeuvre de c<strong>et</strong>te<br />

solution.<br />

Au cas où il y a des experts étrangers, l'ingénieur syri<strong>en</strong>, d'après eux, leur pose deux<br />

types de questions : soit des questions d'information, du fait du caractère général de la formation<br />

265 - Dans certaines <strong>en</strong>treprises aux Etats-Unis spécialisées dans l'exécution, on recrute <strong>les</strong><br />

ingénieurs dont le niveau ne dépasse pas la moy<strong>en</strong>ne pour que ceux-ci ne gaspill<strong>en</strong>t pas leur temps<br />

<strong>en</strong> s'interrogeant trop sur la conception <strong>et</strong> se cont<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t ainsi d'exécuter <strong>les</strong> plans.<br />

266 - selon CH. K., jeune ingénieur civil dans c<strong>et</strong>te société.<br />

267 - Armelle Gauff<strong>en</strong>ic, "Ingénieurs, de la tradition à la modernité", in Tech-Mémoires, Paris,<br />

1988, nø8, p.8.<br />

268 - Dans le domaine de l'ingénierie, une telle conception pourrait assurer son objectif sans<br />

cep<strong>en</strong>dant être forcem<strong>en</strong>t économique ou fonctionnelle.


eçue dans <strong>les</strong> Universités Syri<strong>en</strong>nes, donc ce g<strong>en</strong>re de question est légitime ; soit des questions<br />

concernant des problèmes simp<strong>les</strong> que <strong>les</strong> ingénieurs locaux pourrai<strong>en</strong>t traiter, s'ils s'y<br />

conc<strong>en</strong>trai<strong>en</strong>t <strong>et</strong> y réfléchissai<strong>en</strong>t.<br />

Lorsqu'une panne dans un programme ou un logiciel sur l'ordinateur se produit, "<strong>les</strong><br />

ingénieurs <strong>en</strong> question, se plaint l'expert, la cherch<strong>en</strong>t de façon non pas systématique mais plutôt<br />

arbitraire". Chercher systématiquem<strong>en</strong>t signifie vérifier la validité des algorithmes mathématiques<br />

utilisés, puis le plan général du programme (organigramme) avant de chercher la faute dans le<br />

programme lui-même. Le cadre Syri<strong>en</strong> tâtonne plutôt <strong>en</strong> changeant un p<strong>et</strong>it morceau du<br />

programme qu'il m<strong>et</strong>, <strong>en</strong>suite, <strong>en</strong> marche ; si cela ne marche pas, on essaye à nouveau <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ant un<br />

autre morceau, <strong>et</strong>c.. C<strong>et</strong>te démarche de tâtonnem<strong>en</strong>t est généralem<strong>en</strong>t longue <strong>et</strong> peu performante. 269<br />

Dans le domaine de l'architecture, l'architecte doit nourrir son imagination <strong>en</strong> suivant le<br />

mouvem<strong>en</strong>t du design international. Toutefois, <strong>en</strong> réalité, "pour concevoir un hôpital, par exemple,<br />

se plaint un professeur architecte à la faculté d'architecture de Damas, l'étudiant se cont<strong>en</strong>te de<br />

regarder un seul type d'hôpital <strong>et</strong> l'imite". Dans ce cas, l'imitation n'est même pas une sorte<br />

d'analogie, car c<strong>et</strong>te dernière exige tout de même certaines conditions <strong>et</strong> principes.<br />

Raisonner, au-delà de l'analogie, demande un appr<strong>en</strong>tissage long depuis l'école jusqu'à<br />

l'université, mais cel<strong>les</strong>-ci ne le favoris<strong>en</strong>t pas :<br />

"J'aimerais bi<strong>en</strong> sortir un peu de la conception classique que nous avons apprise à<br />

l'université, mais j'ai peur de tromper. Finalem<strong>en</strong>t, on n'a pas l'habitude de le faire. (..) Dans<br />

l'exam<strong>en</strong>, on n'a pas le droit de changer de la méthode utilisée dans <strong>les</strong> cours, même si cela donne le<br />

même résultat." 270 . "J'ai été critiquée par mes collègues parce que je posais des questions aux<br />

professeurs p<strong>en</strong>dant <strong>les</strong> cours à la faculté. J'avais l'ambition de compr<strong>en</strong>dre au-delà des explications<br />

simp<strong>les</strong> fournies dans <strong>les</strong> manuels. Alors que, pour eux, j'étais prét<strong>en</strong>tieuse. J'étais b<strong>les</strong>sée par leurs<br />

critiques <strong>et</strong> finalem<strong>en</strong>t je m'arrêtais." 271<br />

Ce que l'on vi<strong>en</strong>t de dire sur le raisonnem<strong>en</strong>t par analogie ne m<strong>et</strong> pas <strong>en</strong> cause d'autres<br />

types de raisonnem<strong>en</strong>t comme le raisonnem<strong>en</strong>t mathématique, le problème se relève seulem<strong>en</strong>t au<br />

niveau de l'induction. De plus, l'ingénieur d'aujourd'hui n'est pas le "bricoleur" de jadis, ce dernier,<br />

d'après Claude Levi-Strauss, ne dispose que d'un outillage <strong>et</strong> de matériaux <strong>en</strong> nombre limité. Il<br />

cherche <strong>et</strong> il trouve par sa p<strong>en</strong>sée mythique, une solution pratique à ses problèmes ; alors que<br />

l'ingénieur actuel par sa p<strong>en</strong>sée purem<strong>en</strong>t déductive <strong>et</strong> devant tant de matériaux, tant de lois qui<br />

détermin<strong>en</strong>t leurs rapports <strong>en</strong>tre eux, semble réduire sa créativité au profit de l'accumulation de<br />

ceux-là. "Le vrai succès de la sci<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> de la technologie, note Galbraith, consiste à pr<strong>en</strong>dre des<br />

hommes ordinaires, à <strong>les</strong> informer minutieusem<strong>en</strong>t, puis au moy<strong>en</strong> d'un organisation appropriée, à<br />

faire <strong>en</strong> sorte que leurs connaissances se combin<strong>en</strong>t avec cel<strong>les</strong> d'autres hommes spécialisés, mais<br />

égalem<strong>en</strong>t ordinaires. (..) Cela disp<strong>en</strong>se du besoin de génies. Le résultat est moins exaltant, mais<br />

beaucoup plus prévisible." 272<br />

* * * * *<br />

Ce recours à l'analogie <strong>et</strong> au processus "torsion- adaptation" ainsi que <strong>les</strong> problèmes qui<br />

<strong>en</strong> découl<strong>en</strong>t ne sont pas seulem<strong>en</strong>t dus aux aspects socio-économiques <strong>et</strong> politiques mais aussi<br />

culturels :<br />

269 - Faut-il noter qu'il ne s'agit pas ici de critiquer le tâtonnem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> général comme démarche, car<br />

pour tout sci<strong>en</strong>tifique pionnier, il doit choisir un objectif proj<strong>et</strong>é hors de tout système explicatif<br />

antérieur. Ceci suppose une série de tâtonnem<strong>en</strong>ts aboutissant à des résultats novateurs. Mais dans<br />

le cas des ingénieurs syri<strong>en</strong>s, ils abus<strong>en</strong>t l'utilisation de c<strong>et</strong>te démarche.<br />

270 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec S. F., ingénieur civil, travaille dans le SECT.<br />

271 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec S. B., Jeune femme agronome.<br />

272 - J.K. Galbraith, Le nouvel Etat industriel. Essai sur le système économique américain,<br />

Gallimard, 1968, p. 73.


Le raisonnem<strong>en</strong>t par analogie, "inculqué" par la société, l'école, l'université <strong>et</strong> la<br />

famille, a ses racines dans la p<strong>en</strong>sée arabo-musulmane classique qui se perpétue jusqu'à nos jours,<br />

sous une forme ou une autre, dans l'attachem<strong>en</strong>t arabe à la religion ou à la tradition, quel que soit<br />

l'idéologie adoptée. Les Syri<strong>en</strong>s viv<strong>en</strong>t dans une société où des valeurs islamiques ont imprégné<br />

même ceux qui n'accept<strong>en</strong>t pas <strong>les</strong> référ<strong>en</strong>ces religieuses <strong>et</strong> où, <strong>en</strong> r<strong>et</strong>our, el<strong>les</strong> se sont largem<strong>en</strong>t<br />

imbibées des ambiances étrangères. Ces valeurs diffuses <strong>et</strong> perverties inspir<strong>en</strong>t certains<br />

raisonnem<strong>en</strong>ts qui ne sont pas forcém<strong>en</strong>t fondés sur l'islam du sixième siècle.<br />

Le philosophe marocain, Mohammed Abed el-Jabiri, dans ses travaux sur la "Critique<br />

de la raison arabe", a mis <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce l'impact du raisonnem<strong>en</strong>t par analogie sur certaines activités<br />

intellectuel<strong>les</strong> (adab "littérature", sci<strong>en</strong>ces du langage, théologie, philosophie, droit) à travers<br />

l'histoire des Arabes mais sans faire allusion aux sci<strong>en</strong>ces pures ou appliquées. Il a élaboré un<br />

modèle épistémologique de la p<strong>en</strong>sée arabe composé <strong>en</strong> trois épistémès dont deux (al-bayani <strong>et</strong><br />

gnostique [al-urfani]) 273 sont issues de l'époque (8 ème siècle a.d.) où on réglem<strong>en</strong>ta la théologie, le<br />

fiqh, la grammaire de la langue arabe, la poésie, <strong>et</strong>c. <strong>et</strong> el<strong>les</strong> triomph<strong>en</strong>t contre la troisième<br />

épistémè, dite positive (al-burhani), constituée principalem<strong>en</strong>t par Averroés.<br />

Si l'influ<strong>en</strong>ce de ces deux épistémès sur la théologie <strong>et</strong> la p<strong>en</strong>sée politique <strong>et</strong> sociale<br />

demeure jusqu'à prés<strong>en</strong>t grande 274 , c'est aussi valable pour <strong>les</strong> sci<strong>en</strong>ces pures ou appliquées.<br />

Concernant la démarche par l'analogie, ce n'est pas seulem<strong>en</strong>t la tradition qui r<strong>en</strong>force ce mode de<br />

raisonnem<strong>en</strong>t mais aussi la nature de la formation des ingénieurs ; celle-ci ayant un fort cont<strong>en</strong>u<br />

mathématique (surtout <strong>en</strong> Syrie où c<strong>et</strong>te formation est jugée très théorique). Si l'ingénieur use<br />

beaucoup de l'analogie dans tous <strong>les</strong> domaines, c'est parce qu'elle fonctionne remarquablem<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

mathématiques. En algèbre, par exemple, une certaine ext<strong>en</strong>sion (par analogie) donne des<br />

propriétés qui ne sont pas vraies <strong>en</strong> soi, mais on l'opère par volonté de maint<strong>en</strong>ir l'analogie ou<br />

273 -Il est très difficile de résumer <strong>en</strong> quelques mots <strong>en</strong> quoi consist<strong>en</strong>t ces trois épistémès selon el-<br />

Jabiri, mais <strong>en</strong> schématisant à l'extrême nous pouvons dire :<br />

- l'épistémè al-bayani (croire trop aux textes, surtout <strong>les</strong> sacrés, autrem<strong>en</strong>t dit la raison <strong>en</strong> tant que<br />

discursivité articulée) consiste à légitimer seulem<strong>en</strong>t le raisonnem<strong>en</strong>t par analogie, c'est-à-dire que<br />

pour résoudre un problème actuel, on cherche un semblable (problème de base) déjà traité dans <strong>les</strong><br />

textes afin d'établir la même solution ;<br />

- l'épistémè gnostique (al-urfani) consiste à trouver la vérité par la contemplation, le dévoilem<strong>en</strong>t <strong>et</strong><br />

<strong>en</strong> méprisant l'expérim<strong>en</strong>tation ;<br />

- l'épistémè positive (al-burhani) consiste, à partir des forces cognitives humaines tels l'intuition, le<br />

raisonnem<strong>en</strong>t logique <strong>et</strong> l'expérim<strong>en</strong>tation, à acquérir le savoir. C<strong>et</strong> épistémè <strong>en</strong> tant que méthode<br />

est utilisé par <strong>les</strong> savants arabes -surtout de l'Ori<strong>en</strong>t- (al-Ghazali, Avic<strong>en</strong>ne, <strong>et</strong>c.,) comme forme<br />

sans cont<strong>en</strong>u <strong>et</strong> comme moy<strong>en</strong> sans finalité pour r<strong>en</strong>forcer l'épistémè al-bayani.<br />

Cf. Momammed Abed el- Jabiri, Takwin al-akel al-arabi, (G<strong>en</strong>èse de la raison arabe), Beyrouth,<br />

al-Tali'ah, 1972 ; <strong>et</strong> Buniyt al-akel al-arabi, (Structure de la raison arabe), Beyrouth, C<strong>en</strong>tre des<br />

Etudes de l'Unité Arabe, 1986.<br />

274 -Cf. M. A. el-Jabiri, al-khitab al-arabi al-mu'aser (Le Discours Arabe Contemporain),<br />

Beyrouth, al-Tali'ah, 1eme éd. 1982- 2eme éd. 1988.<br />

Dans ce livre, il analyse <strong>les</strong> discours arabes contemporains quel que soit leur idéologie de référ<strong>en</strong>ce<br />

<strong>et</strong> trouve, au delà de toutes <strong>les</strong> diverg<strong>en</strong>ces, un seul principe cognitif qui consiste à chercher<br />

ailleurs La Solution-Salut pour la problématique sociétale arabe (modèle prêt-à-porter) :<br />

-l'ailleurs pour l'islamiste, c'est le passé glorieux, le modèle-paradigme de l'Etat de l'époque<br />

inauguratrice de l'islam<br />

-l'ailleurs pour le libéral <strong>et</strong> ainsi le nationaliste, c'est l'Europe ;<br />

- <strong>en</strong>fin pour le communiste, c'est de repr<strong>en</strong>dre le même modèle préconstruit par la doctrine marxiste<br />

pour le calquer à nos sociétés.<br />

Abdella Laroui avait abouti presque à la même conclusion, cf. son, L'idéologie arabe<br />

contemporaine, Paris, éd. François Maspero, 1977.


l'ext<strong>en</strong>sion (c'est-à-dire la loi opératoire) 275 . D'où une forme pathologique de l'ext<strong>en</strong>sion si on<br />

l'utilise ailleurs, elle devi<strong>en</strong>t un dogme <strong>et</strong> non pas un outil de raisonnem<strong>en</strong>t.<br />

Nos <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s avec des ingénieurs ayant l'occasion d'étudier ou de travailler dans un<br />

contexte différ<strong>en</strong>t de celui de la Syrie révèl<strong>en</strong>t la difficulté qu'il y a à s'adapter d'une part aux<br />

méthodes que <strong>les</strong> universités occid<strong>en</strong>ta<strong>les</strong> utilis<strong>en</strong>t <strong>et</strong>, d'autre part, à la manière dont <strong>les</strong> <strong>en</strong>treprises<br />

europé<strong>en</strong>nes fonctionn<strong>en</strong>t. Certains ingénieurs réalisant leurs études (ou une partie) se plaign<strong>en</strong>t de<br />

ne pas avoir l'habitude <strong>et</strong>/ou la possibilité de consulter des référ<strong>en</strong>ces. Les propos qui suiv<strong>en</strong>t<br />

constitu<strong>en</strong>t des indices des difficultés à l'adaptation au contexte occid<strong>en</strong>tal :<br />

"J'ai fait un D.E.A. de mécanique de sol à l'université Paris VII. (...) L'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t est<br />

très difficile parce que, d'une part, il n'y a pas de manuels (..), <strong>et</strong> d'autre part, l'exam<strong>en</strong> est dur <strong>et</strong><br />

portant souv<strong>en</strong>t sur des questions déductives. (...) Actuellem<strong>en</strong>t, je travaille depuis deux ans dans<br />

une boite de conception de travaux publics à Paris. Je suis le seul ingénieur ayant des études<br />

supérieure (D.E.A.). Au cour de la première année, je me suis r<strong>en</strong>du compte que mon niveau n'est<br />

pas terrible <strong>et</strong> que le problème n'est pas dû au manque d'informations, mais à ma façon de traîter<br />

ces informations. J'ai l'habitude de lire avant refléchir, mes collègues font le contraire. En Syrie,<br />

losque ça coince, on pose tout de suite des questions. Ici, chacun est responsabe de son travail <strong>et</strong> il<br />

le continue jusqu'au bout. Maint<strong>en</strong>ant, je m'<strong>en</strong> sort bi<strong>en</strong>, mais je t'avoue que c'était pas facile." 276 .<br />

"En Syrie, l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t supérieur (le troisième cycle) est comme <strong>les</strong> deux premiers cyc<strong>les</strong>. On ne<br />

fait qu'écouter le professeur. (..) Si l'on a un exposé , c'est un p<strong>et</strong>it travail qu'on peut le faire à partir<br />

de ce qu'on a appris au cours. Par contre, <strong>en</strong> france <strong>les</strong> choses sont très différ<strong>en</strong>tes. L'étudiant est un<br />

p<strong>et</strong>it professeur. Quand il prépare un exposé, il maîtrise ce suj<strong>et</strong> autant, si ce n'est pas plus, que son<br />

professeur. Ce dernier, il t'écoute pour appr<strong>en</strong>dre quelque chose de toi. En Syrie, j'avais<br />

l'impression que j'étudie pour passer l'année à la suivante. Ici, j'étudie pour l'étude elle-même". (..)<br />

Le passage d'un système à l'autre ne m'était pas facile" 277<br />

* * * * *<br />

Enfin, si nous évoquons <strong>les</strong> épistémès léguées par la tradition arabo-musulmane, ce<br />

n'est pas pour poser la question rituelle des obstac<strong>les</strong> culturels au développem<strong>en</strong>t économique de<br />

façon abstraite, c'est-à-dire nous intéresser au rôle de la "rationalisation" des conduites<br />

économiques <strong>et</strong> décrire comme résistance, seul l'héritage culturel (ou, pire, à tel ou tel des ses<br />

aspects, l'islam par exemple). On ne peut pas demander aux ingénieurs d'adopter un comportem<strong>en</strong>t<br />

"créatif", "rationnel" <strong>et</strong> "développé" pour pouvoir jouir des avantages économiques d'une économie<br />

"développée". Par contre la nécessité économique ne peut pas seule m<strong>et</strong>tre fin aux recours à<br />

l'analogie <strong>et</strong> r<strong>en</strong>dre int<strong>en</strong>able la fidélité aux traditions. 278<br />

275 - J. Dhombres donne un exemple qui éclaire c<strong>et</strong>te volonté : on sait que a1, a2, ou plus<br />

généralem<strong>en</strong>t an désign<strong>en</strong>t un nombre (a) positif <strong>et</strong> un <strong>en</strong>tier naturel. La définition par écriture<br />

semblable de a-n consiste à poser la perman<strong>en</strong>ce d'une règle opératoire dont la validité est acquise<br />

pour <strong>les</strong> <strong>en</strong>tiers naturels :<br />

an+m = an * am<br />

Dès lors, si l'on veut donner un s<strong>en</strong>s à a-1, on constate par utilisation de c<strong>et</strong>te règle que<br />

an = an+1 * a-1 = an * a * a-1 donc a-1 = 1/a<br />

DE même, on définit a0 = 1, non pas parce qu'il s'agit d'une propriété vraie <strong>en</strong> soi, mais par volonté<br />

de maint<strong>en</strong>ir la loi opératoire.<br />

Cf. J. Dhombres, "Structures mathématiques <strong>et</strong> formes de p<strong>en</strong>sée chez <strong>les</strong> ingénieurs", in Culture<br />

technique, C.R.C.T., Paris, nø12, mars 1984, p. 193.<br />

276 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec T. B., un ingénieur civil.<br />

277 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec T. K., un agronome qui a fait un D.E.A. à l'université de Damas <strong>et</strong> un autre à<br />

Montpilier.<br />

278 - P. Bourdieu dans son livre Algérie 60, structures économiques <strong>et</strong> structures temporel<strong>les</strong><br />

(Paris, éd. de minuit, 1977) a suivi une démarche très positiviste <strong>en</strong> analysant <strong>les</strong> dispositions<br />

économiques des ouvriers algéri<strong>en</strong>s des années 60 comme des eff<strong>et</strong>s directem<strong>en</strong>t liés à la nécessité<br />

économique.


Partie III<br />

Les significations éclatées<br />

d'une <strong>modernisation</strong> bloquée


Nous avons étudié, dans la partie II de ce travail, <strong>les</strong> avatars de l'ori<strong>en</strong>tation modernisatrice<br />

chez <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s à savoir <strong>les</strong> deux visées technocratique <strong>et</strong> techniciste. Or, nous avons<br />

constaté <strong>les</strong> limites de ces ori<strong>en</strong>tations <strong>en</strong> raison, d'une part, de l'<strong>en</strong>racinem<strong>en</strong>t des ingénieurs dans<br />

<strong>les</strong> structures socia<strong>les</strong> traditionnel<strong>les</strong>, <strong>et</strong> d'autre part, de leurs modes de raisonnem<strong>en</strong>t lié à leur<br />

héritage culturel <strong>et</strong> à leurs conditions de travail.<br />

Si, comme nous l'avons constaté dans le chapitre sur <strong>les</strong> visées technocratique <strong>et</strong><br />

techniciste, la <strong>modernisation</strong> de la société reste le mot d'ordre <strong>et</strong> la référ<strong>en</strong>ce commune à tous<br />

<strong>les</strong> ingénieurs, la faib<strong>les</strong>se de l'ori<strong>en</strong>tation modernisatrice a <strong>en</strong>traîné une décomposition de<br />

c<strong>et</strong>te ori<strong>en</strong>tation <strong>en</strong> trois niveaux donnant des significations éclatées à c<strong>et</strong>te ori<strong>en</strong>tation.<br />

Autrem<strong>en</strong>t dit, ces configurations sont le résultat d'une double transaction <strong>en</strong>tre le suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> le milieu<br />

professionnel, d'une part, <strong>et</strong> <strong>en</strong>tre le suj<strong>et</strong> confronté à un changem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> à son passé, d'autre part 279 .<br />

Ceci va nous perm<strong>et</strong>tre de dégager trois types d'ori<strong>en</strong>tation. La première ori<strong>en</strong>tation est celle de la<br />

majeure partie des ingénieurs (63% des ingénieurs interrogés) 280 . Nous l'appelons ori<strong>en</strong>tation<br />

professionnelle faible. Mais elle n'empêche pas la constitution de deux autres ori<strong>en</strong>tations : l'une<br />

est une ori<strong>en</strong>tation de type professionnel que nous appelons ori<strong>en</strong>tation corporatiste. Celle-ci est<br />

avérée chez une partie importante des ingénieurs (37 % des ingénieurs interrogés), surtout ceux qui<br />

ont vécu l'âge d'or de la profession (syndicat autonome, essor économique, démocratie "relative",<br />

<strong>et</strong>c.). L'autre ori<strong>en</strong>tation est de type politico-culturel : c'est l'ori<strong>en</strong>tation "esthétiquem<strong>en</strong>t"<br />

islamiste, qui résulte, bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, du rôle que joue la religion dans un pays "arabo-musulman"<br />

autoritaire tel que la Syrie.<br />

Ces trois ori<strong>en</strong>tations, toujours <strong>en</strong> évolution <strong>et</strong> dans une dynamique de<br />

déstructuration/restructuration, ne correspond<strong>en</strong>t pas forcém<strong>en</strong>t à trois types d'ingénieurs distincts ;<br />

<strong>en</strong> eff<strong>et</strong>, un ingénieur peut s'id<strong>en</strong>tifier à plusieurs ori<strong>en</strong>tations à la fois. Autrem<strong>en</strong>t dit, une<br />

articulation s'opère <strong>en</strong>tre, d'une part, <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>tations professionnelle, corporatiste <strong>et</strong> islamiste issues<br />

de la socialisation primaire <strong>et</strong>, d'autre part, une autre ori<strong>en</strong>tation résultant d'une socialisation<br />

secondaire.<br />

Les combinaisons <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> deux types d'ori<strong>en</strong>tation, modernisatrice <strong>et</strong> PCI<br />

(professionnelle faible, corporatiste, islamiste), nous perm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t de distinguer trois modalités<br />

d'action, <strong>en</strong> nous inspirant de l'approche de Albert O. Hirschman : loyalty, exit <strong>et</strong> voice 281 . En eff<strong>et</strong>,<br />

279 - Claude Dubar, La socialisation. Construction des id<strong>en</strong>tités socia<strong>les</strong> <strong>et</strong> professionnel<strong>les</strong>, Paris,<br />

Armand Colin, 1991, p. 204.<br />

280 - Du fait que nous ne pouvons pas démontrer la représ<strong>en</strong>tativité de notre "échantillon", le<br />

pourc<strong>en</strong>tage ici <strong>et</strong> ailleurs dans ce chapitre est donné à titre indicatif pour montrer le poids d'une<br />

catégorie par rapport aux autres. Nous avons dégagé ces pourc<strong>en</strong>tages à partir de l'analyse du<br />

discours de nos interlocuteurs qui ont répondu à un <strong>en</strong>semble de questions concernant l'attachem<strong>en</strong>t<br />

à la profession <strong>et</strong> à ses valeurs, l'<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t politique, culturel ou social, <strong>et</strong>c.<br />

281 - Albert O. Hirschman, Exit, Voice and Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organisations<br />

and States, Harvard University Press, Cambridge, Massachus<strong>et</strong>ts, U.S.A., 1970.<br />

Hirschman, <strong>en</strong> économiste, favorise une approche dans laquelle le calcul de l'action est individuel<br />

plus que social ; il va ainsi de soi que <strong>les</strong> termes repris ici ne port<strong>en</strong>t pas exactem<strong>en</strong>t <strong>les</strong><br />

significations annoncées par Hirschman surtout pour celui de loyalty. Nous avons puisé dans son<br />

ouvrage des élém<strong>en</strong>ts de réflexion qui nous ont aidé à aborder l'action des ingénieurs. L'obj<strong>et</strong> de ce<br />

livre est l'institution économique <strong>en</strong> général <strong>et</strong> le business firm <strong>en</strong> particulier dans ses déclins. Deux<br />

moy<strong>en</strong>s ou deux types de réaction s'offr<strong>en</strong>t aux individus (cli<strong>en</strong>ts ou membres d'institution) : Exit,<br />

c'est-à-dire la fuite de la cli<strong>en</strong>tèle (business firm) ou la démission des membres (institution<br />

économique) ; voice, c'est la protestation, l'agitation <strong>et</strong> l'influ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> faveur du changem<strong>en</strong>t de<br />

l'intérieur. Enfin, loyalty est l'hésitation à quitter l'organisation, même <strong>en</strong> cas de désaccord avec


l'ingénieur peut combiner une ori<strong>en</strong>tation modernisatrice avec une ori<strong>en</strong>tation professionnelle faible<br />

<strong>et</strong> participer à la <strong>modernisation</strong> sans avoir une conception propre influ<strong>en</strong>cée par son id<strong>en</strong>tité<br />

professionnelle (parce que elle est faible). Celui-ci est donc loyal à l'Etat qui mène le processus de<br />

la <strong>modernisation</strong>. De son côté, l'ingénieur qui combine l'ori<strong>en</strong>tation modernisatrice <strong>et</strong> l'ori<strong>en</strong>tation<br />

corporatiste formule des critiques de la conception étatique jugée très dirigiste <strong>et</strong> néo-patriarcale. Il<br />

a sa propre vision inspirée de ses activités professionnel<strong>les</strong>, souv<strong>en</strong>t de type <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurial, ce qui<br />

constitue <strong>en</strong> quelque sorte une fuite <strong>en</strong> avant individuelle ou de son propre groupe professionnel<br />

(une modalité d'action de type exit). Et <strong>en</strong>fin, l'ingénieur islamiste (avec ses variations : dés<strong>en</strong>gagé<br />

<strong>et</strong> avant-gardiste) combine une ori<strong>en</strong>tation modernisatrice <strong>et</strong> une ori<strong>en</strong>tation "esthétiquem<strong>en</strong>t"<br />

islamiste. Il est très critique <strong>en</strong>vers l'Etat <strong>et</strong> son proj<strong>et</strong> despotique-modernisateur mais sans avoir<br />

forcém<strong>en</strong>t un proj<strong>et</strong> alternatif, ce qui constitue comme modalité d'action un mélange <strong>en</strong>tre exit <strong>et</strong><br />

voice pour l'islamiste dés<strong>en</strong>gagé <strong>et</strong> un pur voice pour l'avant-gardiste. (voir le tableau suivant).<br />

Les modalités d'action résultant de la combinaison <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> deux types d'ori<strong>en</strong>tation,<br />

modernisatrice <strong>et</strong> PCI<br />

ori<strong>en</strong>tation<br />

modernisatrice<br />

ori<strong>en</strong>tations Profession- Corporatiste Islamiste PCI<br />

nelle dés<strong>en</strong>gagé avant faible<br />

gardiste<br />

modalités loyalty exit exit voice d'action<br />

and<br />

voice<br />

elle. L'importance de c<strong>et</strong>te notion vi<strong>en</strong>t de sa fonction qui perm<strong>et</strong> de compr<strong>en</strong>dre "The conditions<br />

favoring coexist<strong>en</strong>ce of exit and voice. (...)" (p. 77). L'ambigüité de ce concept vi<strong>en</strong>t de sa<br />

généralité : être loyal implique une conservation de relation avec l'organisation ou une suppression<br />

de c<strong>et</strong>te relation tout <strong>en</strong> restant au sein de l'organisation. Hirschman, dans un livre plus réc<strong>en</strong>t "Vers<br />

une économie politique élargie" (Paris, Ed. de Minuit, 1986), affine la fonction apathique de la<br />

loyalty, c'est-à-dire la résignation <strong>et</strong> l'inaction au sein de l'organisation.<br />

Guy Bajoit, dans un article "Exit, voice and apathy, <strong>les</strong> réactions individuel<strong>les</strong> au<br />

mécont<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t" (in Revue française de sociologie, Paris, vol XXIV, 1988, pp. 325-345) propose<br />

avec rigueur un quatrième concept qui complète <strong>les</strong> trois concepts hirschmani<strong>en</strong>s, celui de l'apathie<br />

<strong>en</strong> le distinguant clairem<strong>en</strong>t de la loyalty (la réaction apathique n'ouvre pas le conflit <strong>et</strong> ainsi<br />

contribue à reproduire le contrôle social, mais provoque une détérioration de la coopération <strong>en</strong>tre<br />

l'individu <strong>et</strong> l'organisation). C<strong>et</strong> auteur, dans son livre, Pour une sociologie relationnelle ( Paris,<br />

PUF, 1992) propose le terme pragmatisme à la place d' "apathie", parce qu'il évoque à la fois l'idée<br />

de dés<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t par rapport aux finalités de la coopération, <strong>et</strong> celle de la recherche d'un profit<br />

personnel, sans m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> cause le contrôle social (p. 147).


* * * *


Parler des ori<strong>en</strong>tations corporatiste <strong>et</strong> islamiste pose le problème de modè<strong>les</strong> à travers<br />

<strong>les</strong>quels <strong>les</strong> ingénieurs saisiss<strong>en</strong>t la modernité <strong>et</strong> le développem<strong>en</strong>t. Ceux-ci sont définis par la<br />

confrontation <strong>en</strong>tre le Moi <strong>et</strong> l'Autre, ici le Moi est l'Arabe, l'islam <strong>et</strong> le Tiers-Monde ; l'Autre est<br />

l'Occid<strong>en</strong>t. Or, définir, "cataloguer", classer l'Autre, c'est aussi se définir par rapport à lui. Dans ce<br />

s<strong>en</strong>s, une auto-définition de soi implique nécessairem<strong>en</strong>t une définition explicite ou implicite de<br />

l'Autre. D'où l'intérêt d'examiner l'image de l'Occid<strong>en</strong>t à travers <strong>les</strong> représ<strong>en</strong>tations des<br />

ingénieurs syri<strong>en</strong>s. Au-delà de l'intérêt général, cela va nous perm<strong>et</strong>tre d'appréh<strong>en</strong>der notamm<strong>en</strong>t<br />

la posture d'un groupe spécifique, celui des ingénieurs militants islamistes, à l'égard de c<strong>et</strong>te<br />

question.<br />

La dim<strong>en</strong>sion politique de l'image de l'Occid<strong>en</strong>t<br />

La deuxième moitié du XX ème siècle est marquée partout dans le monde par des<br />

brassages culturels <strong>et</strong> technologiques où l'adage de Kipling "l'Ori<strong>en</strong>t, c'est l'Ori<strong>en</strong>t ; l'Occid<strong>en</strong>t,<br />

c'est l'Occid<strong>en</strong>t. Et jamais <strong>les</strong> jumeaux ne se r<strong>en</strong>contreront", se révèle fausse. Dans ce contexte, la<br />

problématique de l'image de l'Occid<strong>en</strong>t vue par <strong>les</strong> Arabes sous-t<strong>en</strong>d autant d'interrogations sur le<br />

Moi que sur l'Autre : l'id<strong>en</strong>tité, l'histoire, la culture, la politique, la religion, <strong>et</strong>c,. Qu'est-ce que<br />

l'Occid<strong>en</strong>t? Est- ce qu'il symbolise la domination culturelle <strong>et</strong> la puissance militaire ? Est-ce qu'il<br />

est, dans son système démocratique <strong>et</strong> séculier, la seule force rationnelle <strong>et</strong> rationalisatrice? Est-ce<br />

qu'il constitue Le modèle universel du développem<strong>en</strong>t, de la modernité <strong>et</strong> du progrès que le Tiers-<br />

Monde devrait suivre? Qui sont <strong>les</strong> acteurs déterminants <strong>en</strong> Occid<strong>en</strong>t : l'Etat, <strong>les</strong> intellectuels, <strong>les</strong><br />

patrons d'<strong>en</strong>treprises <strong>et</strong>/ou la machine militaire?<br />

Maints chercheurs arabes, surtout marxistes, ont parlé d'"invasion culturelle" <strong>et</strong> de<br />

"sangsue" se nourrissant du sang du Tiers-Monde ; ce "néo-colonialisme" est considéré pour eux<br />

comme une nouvelle stratégie occid<strong>en</strong>tale, qui aurait pris le relais de l'invasion militaire. De leur<br />

côté, <strong>les</strong> "modérés" se sont cont<strong>en</strong>tés d'exprimer <strong>en</strong> terme de fossé la relation <strong>en</strong>tre l'Occid<strong>en</strong>t <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

Arabes.<br />

La relation <strong>en</strong>tre l'Occid<strong>en</strong>t <strong>et</strong> l'Ori<strong>en</strong>t est déterminée par des réalités subjectives autant<br />

qu'objectives. Elle s'établit à partir de représ<strong>en</strong>tations : c'est-à-dire aussi bi<strong>en</strong> de connaissances<br />

sci<strong>en</strong>tifiques <strong>et</strong> populaires que de stéréotypes , préjugés produits de l'imaginaire. C<strong>et</strong> univers des<br />

représ<strong>en</strong>tations de l'Occid<strong>en</strong>t est le résultat d'un travail quotidi<strong>en</strong> d'exaltation <strong>et</strong> d'amplification d'un<br />

imaginaire qui est <strong>en</strong>core compliqué par un cont<strong>en</strong>tieux historique <strong>et</strong> théologique. Les<br />

représ<strong>en</strong>tations, <strong>en</strong> eff<strong>et</strong>, ne sont pas figées ; elle évolu<strong>en</strong>t <strong>et</strong> se "recycl<strong>en</strong>t" : la deuxième guerre du<br />

Golfe est révélatrice de la possibilité d'une réactivation <strong>et</strong> d'un réemploi rapides des stéréotypes<br />

refoulés que l'on croyait dépassés. C<strong>et</strong> imaginaire arabe est souv<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>forcé par l'imaginaire<br />

occid<strong>en</strong>tal concernant le monde arabe ou le sud de la Méditerranée.<br />

Nous avons posé des questions aux ingénieurs principalem<strong>en</strong>t durant l'hiver 1990 (c'est-àdire<br />

avant la deuxième guerre du Golfe) à propos de l'Occid<strong>en</strong>t 282 <strong>et</strong> ce qu'il représ<strong>en</strong>te.<br />

L'évocation de l'Occid<strong>en</strong>t <strong>et</strong> surtout la responsabilité qui lui est imputée ont parfois été spontanées<br />

de la part de nos interlocuteurs, sans que le chercheur <strong>les</strong> ait interrogés directem<strong>en</strong>t. Nous avons<br />

282 - Le terme "Occid<strong>en</strong>t" dans ce paragraphe est considéré dans un s<strong>en</strong>s très large : au-delà d'un<br />

Occid<strong>en</strong>t historique <strong>et</strong> culturel, l'Europe, c'est un Occid<strong>en</strong>t géopolitique qui inclut <strong>en</strong> plus <strong>les</strong><br />

puissances économiques tel<strong>les</strong> que <strong>les</strong> Etats-Unis <strong>et</strong> le Japon. Nous pouvons constater, toutefois, à<br />

travers <strong>les</strong> exemp<strong>les</strong> soulevés par <strong>les</strong> ingénieurs que l'Europe est plus prés<strong>en</strong>te à l'esprit que<br />

l'Amérique qui constitue l'ailleurs de l'ailleurs, tandis que l'ex-Union soviétique apparaît dans<br />

l'inconsci<strong>en</strong>t d'une partie des ingénieurs comme un "Ori<strong>en</strong>t".


t<strong>en</strong>té de r<strong>en</strong>dre compte de la complexité de leurs propos <strong>et</strong> de chercher sur quels argum<strong>en</strong>ts ils se<br />

fondai<strong>en</strong>t : nous pouvons ainsi distinguer quatre groupes d'attitudes construisant une image de<br />

l'Occid<strong>en</strong>t :<br />

1) Le premier groupe d'attitudes concerne une majorité des ingénieurs<br />

(approximativem<strong>en</strong>t <strong>les</strong> deux tiers) qui définiss<strong>en</strong>t l'Occid<strong>en</strong>t par son action politique <strong>et</strong> par son<br />

hégémonie mondiale.<br />

C'est, d'abord, l'histoire coloniale <strong>et</strong> puis, selon eux, la greffe israéli<strong>en</strong>ne <strong>en</strong> terre arabe qui<br />

montre la continuité de l'esprit colonial.<br />

Par là, Israël est prés<strong>en</strong>té comme un prolongem<strong>en</strong>t de l'espace <strong>en</strong>vahissant de l'Occid<strong>en</strong>t,<br />

"le cinquante <strong>et</strong> unième Etat américain". "L'Occid<strong>en</strong>t a créé Israël <strong>et</strong> poursuit son souti<strong>en</strong> par<br />

l'arg<strong>en</strong>t <strong>et</strong> <strong>les</strong> armes", une telle affirmation est répétée abondamm<strong>en</strong>t par nos interlocuteurs. "J'ai été<br />

<strong>en</strong> France <strong>et</strong> <strong>en</strong> Grande Br<strong>et</strong>agne, je connais <strong>les</strong> lobbies juifs là-bas qui monopolis<strong>en</strong>t <strong>et</strong> manipul<strong>en</strong>t<br />

<strong>les</strong> mass-media (...), ce qui fait que l'image des Arabes <strong>et</strong> des Pa<strong>les</strong>tini<strong>en</strong>s <strong>en</strong> particulier est<br />

déformée" 283 .<br />

C<strong>et</strong>te attitude révèle la position déf<strong>en</strong>sive d'une nation agressée par un <strong>en</strong>nemi occid<strong>en</strong>tal.<br />

Elle a été acc<strong>en</strong>tuée p<strong>en</strong>dant <strong>et</strong> après la guerre du Golfe.<br />

Dans un contexte socio-politique de crise, certains ingénieurs assimil<strong>en</strong>t l'adversaire<br />

politique tel que le pouvoir symbolisé par Hafez al-Assad à l'étranger/l'Occid<strong>en</strong>t 284 : "Hafez al-<br />

Assad est un ag<strong>en</strong>t de la CIA <strong>et</strong> du FBI", "du Mossad" ; "il est un simple pion aux mains de l'Ouest<br />

<strong>et</strong> de l'Est". C<strong>et</strong>te assimilation a r<strong>en</strong>forcé la représ<strong>en</strong>tation d'un Occid<strong>en</strong>t dominant politiquem<strong>en</strong>t.<br />

C<strong>et</strong> Occid<strong>en</strong>t ét<strong>en</strong>d sa domination aussi bi<strong>en</strong> sur le Tiers-Monde que sur l'Europe c<strong>en</strong>trale<br />

<strong>et</strong> l'ex-Union-Soviétique:<br />

"Regardons tous ces coups d'Etat américains dans tous <strong>les</strong> pays d'Europe ori<strong>en</strong>tale. (...)<br />

Est-ce qu'on peut croire que le peuple soviétique voulait se débarrasser du socialisme? Ou que ce<br />

soit une volonté politique américaine de dev<strong>en</strong>ir la seule super-puissance dans ce monde?" 285 .<br />

2) Le deuxième groupe d'attitudes adoptées par une p<strong>et</strong>ite partie d'ingénieurs (13 % des<br />

ingénieurs interrogés), caractérise l'Occid<strong>en</strong>t par ses aspects socio-culturels.<br />

Le thème le plus souv<strong>en</strong>t mis <strong>en</strong> avant est la liberté sexuelle qui conduit naturellem<strong>en</strong>t à<br />

l'évocation de la femme. La liberté sexuelle est un atout pour <strong>les</strong> uns <strong>et</strong> pour <strong>les</strong> autres un malheur.<br />

283- ainsi s'exprime un professeur d'architecture à l'Université al-Ba'th - Homs.<br />

284 - C<strong>et</strong>te stratégie a été utilisée égalem<strong>en</strong>t par le pouvoir politique syri<strong>en</strong> pour discréditer <strong>les</strong><br />

"Frères musulmans" lors de la crise politique de 1979-1982. Il est utile de noter que le premier<br />

reportage montré à la télévision syri<strong>en</strong>ne sur <strong>les</strong> Frères musulmans (vers novembre 1979), à la suite<br />

d'une série d'arrestations, a t<strong>en</strong>té de convaincre le public que <strong>les</strong> armes utilisées étai<strong>en</strong>t<br />

israéli<strong>en</strong>nes. On a t<strong>en</strong>té égalem<strong>en</strong>t de montrer l'aide logistique de l'Occid<strong>en</strong>t offerte aux opposants<br />

par le biais des Phalangistes libanais <strong>et</strong> de l'Iraq. Les idéologues du Parti Ba'th ont écrit l'histoire<br />

des Frères musulmans <strong>en</strong> m<strong>et</strong>tant <strong>en</strong> avant le li<strong>en</strong> de ceux-ci avec la puissance coloniale <strong>en</strong> Egypte<br />

(<strong>les</strong> Britanniques) puis ultérieurem<strong>en</strong>t avec <strong>les</strong> Américains.<br />

Cf. Ahmad Muhammed, Jama'at al-ikhwan al-muslimin (L'Organisation des Frères musulmans),<br />

Damas, Ed. Dar al-Thawra, 1982.<br />

285 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec S. T., ingénieur nationaliste.


Un ingénieur électrici<strong>en</strong> pa<strong>les</strong>tini<strong>en</strong> de Damas raconte le premier contact direct qu'il a eu<br />

avec des Europé<strong>en</strong>s : "Un groupe de jeunes Danois ont visité le camp de réfugiés pa<strong>les</strong>tini<strong>en</strong>s,<br />

Yarmouk. Ils sont si francs <strong>et</strong> si équilibrés. (...) Je suis sûr que c'est le résultat de la liberté sexuelle.<br />

Ils n'ont pas nos complexes ni notre refoulem<strong>en</strong>t."<br />

En revanche, c<strong>et</strong>te liberté faisait pour d'autres l'obj<strong>et</strong> de critiques qui sont parfois très<br />

véhém<strong>en</strong>tes. On refuse le dés<strong>en</strong>chantem<strong>en</strong>t de la relation à l'autre sexe <strong>en</strong> cherchant une éthique<br />

sexuelle. C<strong>et</strong>te critique a souv<strong>en</strong>t pour cible la femme. Ce qui est <strong>en</strong> jeu ici, c'est la répartition <strong>en</strong>tre<br />

espace public/espace privé <strong>et</strong> la moralisation de ce dernier :<br />

"La femme <strong>en</strong> Occid<strong>en</strong>t est un obj<strong>et</strong> sexuel <strong>et</strong> commercial, son corps se v<strong>en</strong>d dans la<br />

prostitution <strong>et</strong> la publicité de mark<strong>et</strong>ing comme n'importe quelle marchandise. (...) Elle n'est plus le<br />

symbole de la famille, mais au contraire la cause de l'éclatem<strong>en</strong>t de celle-ci : divorce <strong>et</strong> trahison<br />

adultère, ...", "La femme est quelquefois obligée de travailler physiquem<strong>en</strong>t, il n'y a pas de respect<br />

pour sa féminité ni sa faib<strong>les</strong>se". Propos réitérés par nos interlocuteurs. "Il me suffit de passer cinq<br />

mois à Zürich pour découvrir la réalité de l'Occid<strong>en</strong>t. J'ai été stupéfié de voir comm<strong>en</strong>t <strong>les</strong> Suisses<br />

sont crédib<strong>les</strong>, ponctuels, perfectionnistes, (...). Ils appliqu<strong>en</strong>t <strong>les</strong> moeurs islamiques plus que nous.<br />

(...) Mais, il n'<strong>en</strong> reste pas moins que la grosse erreur de l'Occid<strong>en</strong>t se résume dans la situation des<br />

femmes séduisantes vêtues avec de courts vêtem<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> public" 286 . Ces attitudes ne sont pas<br />

seulem<strong>en</strong>t cel<strong>les</strong> des hommes ingénieurs, mais elle sont égalem<strong>en</strong>t partagées par <strong>les</strong> femmes.<br />

3) Le troisième groupe d'attitudes, adoptées égalem<strong>en</strong>t par une p<strong>et</strong>ite partie (15 % des<br />

ingénieurs interrogés), s'exprime de façon positive sur l'Occid<strong>en</strong>t de la modernité, de l'économie<br />

capitaliste forte <strong>et</strong>/ou de la technologie. Cep<strong>en</strong>dant, certains ont id<strong>en</strong>tifié occid<strong>en</strong>talisation à<br />

<strong>modernisation</strong>, c'est-à-dire qu'il est indisp<strong>en</strong>sable de passer par <strong>les</strong> solutions occid<strong>en</strong>ta<strong>les</strong> pour tout<br />

décollage économique <strong>et</strong> technologique, ce qui constitue une vision unilinéairiste.<br />

Le propos de l'ingénieur M. D. est exemplaire sur c<strong>et</strong> universalisme : " Il y a c<strong>en</strong>t ans de<br />

décalage <strong>en</strong>tre nous <strong>et</strong> l'Occid<strong>en</strong>t. (..) Il est possible de rattraper ce r<strong>et</strong>ard si nous suivons le même<br />

itinéraire".<br />

4) Le quatrième groupe d'attitudes est mis <strong>en</strong> avant par une toute p<strong>et</strong>ite minorité au sein<br />

de nos interlocuteurs (7%). Ils r<strong>et</strong>i<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de l'Occid<strong>en</strong>t sa religion (christianisme ou judaïsme) :<br />

c'est l'image de la croisade continue contre l'islam <strong>et</strong> le monde musulman. Certains ingénieurs ont<br />

évoqué l'affaire du foulard islamique <strong>en</strong> France <strong>et</strong> celle de Salman Rushdie <strong>en</strong> Grande-Br<strong>et</strong>agne :<br />

"Quelle est la différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre un Hafez al-Assad alaouite <strong>et</strong> un Occid<strong>en</strong>t chréti<strong>en</strong> qui ont,<br />

tous <strong>les</strong> deux, obligé des jeunes fil<strong>les</strong> à se dévoiler à l'école". " La politique française est raciste <strong>et</strong><br />

dirigée contre <strong>les</strong> musulmans <strong>en</strong> France <strong>et</strong> ailleurs. Regardons Le P<strong>en</strong>!" 287 .<br />

Ici, c'est la référ<strong>en</strong>ce à l'islam qui structure le rapport à l'Occid<strong>en</strong>t.<br />

De ces quatre attitudes exposées de façon brute ressort<strong>en</strong>t <strong>les</strong> points suivants 288 :<br />

286 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec B. H., ingénieur islamiste. Il a fait un stage <strong>en</strong> Suisse dans le cadre du C<strong>en</strong>tre<br />

d'assainissem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> de recyclage des eaux usées.<br />

287 - B. S., femme ingénieur civil s'exprime avec véhém<strong>en</strong>ce.<br />

288 - Nous ne pouvons pas pousser l'analyse à fond, car elle déborde le suj<strong>et</strong> de c<strong>et</strong>te thèse, mais ceci<br />

n'empêche pas de souligner l'importance d'un tel exam<strong>en</strong> de l'image de l'Occid<strong>en</strong>t vue par <strong>les</strong><br />

Arabes. En fait, la grande leçon mise <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce par la guerre du Golfe est une ignorance<br />

flagrante de l'Occid<strong>en</strong>t <strong>et</strong> de sa logique, de la part des Arabes.


1- Comme nous l'avons constaté, l'Occid<strong>en</strong>t politique est le prisme à travers lequel la<br />

majorité des ingénieurs saisiss<strong>en</strong>t l'image de l'Occid<strong>en</strong>t. C<strong>et</strong> antagonisme politique avec l'Occid<strong>en</strong>t<br />

est doublem<strong>en</strong>t opératoire : il va de pair avec la mise <strong>en</strong> valeur de l'id<strong>en</strong>tité nationale, <strong>et</strong> il<br />

discrédite l'adversaire intérieur, l'idéologie ba'thiste, (au moins pour une partie des ingénieurs) qui<br />

est "dérivée" du modèle occid<strong>en</strong>tal.<br />

Ce raisonnem<strong>en</strong>t m<strong>et</strong> <strong>en</strong> cause le postulat selon lequel l'anti-occid<strong>en</strong>talisme traduit le rej<strong>et</strong><br />

des sci<strong>en</strong>ces, de la démocratie, <strong>en</strong> bref de la modernité dans ses traits généraux. La plupart des<br />

ingénieurs, qu'ils soi<strong>en</strong>t islamistes ou non, ne critiqu<strong>en</strong>t pas la légitimité du système occid<strong>en</strong>tal mais<br />

ses actions. Encore plus extraordinaire, nous constatons que très peu d'ingénieurs évoqu<strong>en</strong>t le<br />

clivage religieux.<br />

2- Le discours des ingénieurs interrogés est très réductionniste. L'importance accordée à<br />

certaines dim<strong>en</strong>sions l'a été au détrim<strong>en</strong>t des autres. La réalité occid<strong>en</strong>tale est reflétée dans un<br />

miroir fragm<strong>en</strong>té <strong>en</strong> plusieurs morceaux qui montre l'Occid<strong>en</strong>t <strong>en</strong> tant que faits juxtaposés plus<br />

qu'interactifs. On a beaucoup de difficultés à <strong>en</strong> faire une synthèse ; autrem<strong>en</strong>t dit, il est soit une<br />

planche de salut soit une fatalité. C<strong>et</strong>te impossibilité de définir l'Occid<strong>en</strong>t est révélatrice tant du<br />

réductionnisme des ingénieurs syri<strong>en</strong>s que de la crise du modèle occid<strong>en</strong>tal rationalisateur <strong>et</strong> de la<br />

difficulté de l'appréh<strong>en</strong>der ; car, comme le note A. Touraine dans son analyse des sociétés de<br />

l'Amérique latine, "La philosophie des Lumières <strong>et</strong> du progrès (<strong>en</strong> Amérique latine) était moins<br />

conquérante <strong>et</strong> même plus faible qu'<strong>en</strong> Europe <strong>et</strong> <strong>en</strong> Amérique du Nord, sa crise y est ress<strong>en</strong>tie plus<br />

profondém<strong>en</strong>t, plus émotionnellem<strong>en</strong>t que dans <strong>les</strong> pays "développés"." 289 .<br />

Finalem<strong>en</strong>t, peu d'ingénieurs ont cumulé deux aspects ou plus pour construire une image<br />

de l'Occid<strong>en</strong>t.<br />

3- En dépit du système politique dictatorial <strong>en</strong> Syrie, la démocratie, pour <strong>les</strong> ingénieurs,<br />

n'est pas la caractéristique majeure de l'Occid<strong>en</strong>t. Il ne s'agit vraisemblablem<strong>en</strong>t pas de la fameuse<br />

distinction idéologique <strong>en</strong>tre une démocratie "bourgeoise" <strong>et</strong> une autre "populaire" où l'on<br />

critiquerait la première au profit de l'autre. Les ingénieurs ont t<strong>en</strong>dance à imputer l'inégalité<br />

économique <strong>et</strong> <strong>les</strong> "dérives" politiques à la défaillance de la démocratie occid<strong>en</strong>tale. On parle, par<br />

exemple, de "non objectivité des médias occid<strong>en</strong>taux" biaisés "<strong>en</strong> faveur d'Israël <strong>et</strong> des régimes<br />

politiques arabes". On n'est plus dans le débat des années soixante-dix sur le rôle des <strong>en</strong>treprises<br />

multinationa<strong>les</strong> dans la prise de décision politique occid<strong>en</strong>tale, mais plutôt dans le registre de la<br />

dénonciation d'un "lobby sioniste" mythifié qui monopoliserait "<strong>les</strong> mass media, l'opinion publique<br />

<strong>et</strong> <strong>les</strong> politici<strong>en</strong>s".<br />

4- Bi<strong>en</strong> que notre groupe des ingénieurs, que nous avons caractérisé par son ori<strong>en</strong>tation<br />

technocratique, soit confronté à la technologie importée de l'Occid<strong>en</strong>t chaque jour, une p<strong>et</strong>ite partie<br />

seulem<strong>en</strong>t voit l'Occid<strong>en</strong>t dans son triomphe technologique ; comme si c<strong>et</strong>te confrontation n'avait<br />

pas vraim<strong>en</strong>t porté au point de modifier <strong>les</strong> attitudes vis-à-vis de l'Occid<strong>en</strong>t.<br />

5- La plupart des ingénieurs ont résisté aux représ<strong>en</strong>tations de l'Occid<strong>en</strong>t diffusées par <strong>les</strong><br />

mass media syri<strong>en</strong>s qui montr<strong>en</strong>t l'Occid<strong>en</strong>t comme s'il était dans son déclin final par le biais de ses<br />

problèmes sociaux : drogue, alcoolisme, criminalité, chômage, racisme <strong>et</strong> prostitution 290 , car <strong>les</strong><br />

289 - Alain Touraine, La parole <strong>et</strong> le sang- Politique <strong>et</strong> société <strong>en</strong> Amérique latine, Paris, Odile<br />

Jacob, 1988, p. 121.<br />

290 - Pour définir l'image de l'Occid<strong>en</strong>t dressée par le pouvoir politique, nous avons dépouillé <strong>les</strong><br />

informations <strong>et</strong> <strong>les</strong> artic<strong>les</strong> sur l'Occid<strong>en</strong>t dans <strong>les</strong> trois journaux nationaux officiels (Techrin, al-<br />

Ba'th, al-Thawra) p<strong>en</strong>dant une semaine (du 15/12 au 22/12/90). Voici ce qu'ils évoqu<strong>en</strong>t :<br />

- Huit fois des affaires de drogue : arrestations de trafiquants <strong>et</strong> eff<strong>et</strong>s sociaux ;


suj<strong>et</strong>s n'ont guère été abordés par la majorité des ingénieurs interrogés. Egalem<strong>en</strong>t la t<strong>en</strong>tative de la<br />

part de l'Etat de museler la consci<strong>en</strong>ce arabe par la langue de bois <strong>et</strong> de faire porter la responsabilité<br />

des problèmes sociaux aux Occid<strong>en</strong>taux n'était majoritairem<strong>en</strong>t pas acceptée par <strong>les</strong> ingénieurs.<br />

Toutefois, il persiste une connotation négative à propos de l'Occid<strong>en</strong>t.<br />

6- A la question sur le système socio-économique occid<strong>en</strong>tal que <strong>les</strong> interlocuteurs<br />

préférai<strong>en</strong>t, ils ont répondu de façon ambiguë comme s'il n'y avait que des variantes d'un univers<br />

unique <strong>en</strong> Occid<strong>en</strong>t. Toutefois, certains ont distingué le système de l'Europe ex-socialiste comme<br />

l'ingénieur M.D. "Je préfère le système socio-économique de la R.D.A. qui a l'efficacité de son<br />

voisin, l'Allemagne fédérale, mais avec une protection sociale, ...".<br />

7- Chaque fois que le chercheur introduit une différ<strong>en</strong>tiation <strong>en</strong>tre Etat, société civile,<br />

intellectuel, patron, <strong>et</strong> syndicat <strong>en</strong> Occid<strong>en</strong>t, il se heurte au refus <strong>et</strong> à l'incompréh<strong>en</strong>sion de ses<br />

interlocuteurs voyant, à l'image de la société syri<strong>en</strong>ne, l'Etat comme le seul acteur politique <strong>et</strong><br />

social.<br />

8- L'Histoire n'est pas prés<strong>en</strong>te dans le discours des ingénieurs <strong>en</strong> tant que facteur<br />

explicatif (le seul point historique soulevé par certains a toutefois été le colonialisme). Les<br />

exemp<strong>les</strong> par <strong>les</strong>quels on argum<strong>en</strong>te sont souv<strong>en</strong>t empruntés à la réalité actuelle. Ceci montre une<br />

vision dynamique de l'altérité : l'<strong>en</strong>nemi d'hier n'est pas forcém<strong>en</strong>t celui d'aujourd'hui. Il nous<br />

semble que ce point<br />

- six fois des affaires criminel<strong>les</strong> ;<br />

- deux fois le racisme (Le P<strong>en</strong> <strong>en</strong> France <strong>et</strong> le problème des noirs aux Etats Unis) ;<br />

- une fois un scandale sur Cicciolina, député itali<strong>en</strong>, pour se moquer de la "démocratie occid<strong>en</strong>tale"<br />

;<br />

- une fois des troub<strong>les</strong> dans <strong>les</strong> prisons américaines ;<br />

- trois fois des grèves socia<strong>les</strong> ;<br />

- trois fois la haute couture <strong>en</strong> France dont une fois <strong>en</strong> tant que forme de fantasme ;<br />

- une fois l'aide militaire américaine pour Israël ;<br />

- trois fois des nouvel<strong>les</strong> politiques sur <strong>les</strong> déplacem<strong>en</strong>ts des chefs d'Etats occid<strong>en</strong>taux ou vers<br />

l'Occid<strong>en</strong>t.<br />

En dehors des journaux, <strong>les</strong> films occid<strong>en</strong>taux proj<strong>et</strong>és <strong>en</strong> sal<strong>les</strong> de cinéma sont de très mauvaise<br />

qualité.


est c<strong>en</strong>tral <strong>et</strong> perm<strong>et</strong> de différ<strong>en</strong>cier <strong>les</strong> ingénieurs du reste de la population syri<strong>en</strong>ne.<br />

* * * *<br />

Après ces remarques, nous pouvons nous résumer ainsi : la dim<strong>en</strong>sion politique est<br />

dominante dans la représ<strong>en</strong>tation de l'Occid<strong>en</strong>t qui va jusqu'à l'attribution à l'Occid<strong>en</strong>t de la<br />

responsabilité de tous <strong>les</strong> problèmes locaux <strong>et</strong> de l'impuissance à se libérer à cause de l'aliénation<br />

coloniale. C<strong>et</strong>te thèse n'est pas de même nature que celle du tiers-mondisme des années soixante <strong>et</strong><br />

soixante-dix. Elle relève d'une attitude tiers-mondiste (atténuée par une critique des forces<br />

politiques loca<strong>les</strong> <strong>et</strong> arabes <strong>et</strong> surtout des monarchies du Golfe) <strong>et</strong> non pas d'une idéologie tiersmondiste,<br />

porteuse d'un proj<strong>et</strong> systématiquem<strong>en</strong>t anti-occid<strong>en</strong>tal.<br />

En fait, le rapport à l'Occid<strong>en</strong>t n'a pas pris l'allure d'un rej<strong>et</strong> total de l'Occid<strong>en</strong>t comme ce<br />

fut le cas <strong>en</strong> Iran p<strong>en</strong>dant la révolution islamique 291 , mais plutôt une attitude nuancée, ambival<strong>en</strong>te<br />

<strong>et</strong> multifonctionnelle. Tout <strong>en</strong> critiquant l'Occid<strong>en</strong>t, nos interlocuteurs n'hésit<strong>en</strong>t pas à porter<br />

ost<strong>en</strong>siblem<strong>en</strong>t des vêtem<strong>en</strong>ts marqués par des symbo<strong>les</strong> occid<strong>en</strong>taux, ou à se référer à la culture<br />

occid<strong>en</strong>tale.<br />

* * * * * *<br />

III-1. L'ori<strong>en</strong>tation professionnelle faible:<br />

Tout au long des chapitres de la partie I <strong>et</strong> II, nous avons prés<strong>en</strong>té <strong>les</strong> ingénieurs comme<br />

un groupe socioprofessionnel hybride, hétérogène, constituant à la fois une classe dirigeante<br />

avortée, <strong>et</strong> de nouvel<strong>les</strong> classes moy<strong>en</strong>nes.<br />

Ce groupe est loin d'être homogène dans le s<strong>en</strong>s où l'ingénieur représ<strong>en</strong>te sa famille, son<br />

groupe social, <strong>et</strong>hnique ou confessionnel beaucoup plus qu'il n'est solidaire de son groupe<br />

professionnel dans lequel se trouv<strong>en</strong>t ses rivaux.<br />

Si une fraction des ingénieurs aspire à l'accession à la classe dirigeante, c<strong>et</strong>te t<strong>en</strong>dance est<br />

bloquée. D'une part, l'Etat militaro-mercantile <strong>les</strong> utilise comme levier <strong>et</strong> outil pour <strong>les</strong> réseaux<br />

des personnalités politiques <strong>et</strong>, d'autre part, <strong>les</strong> structures socia<strong>les</strong> traditionnel<strong>les</strong> de la société<br />

syri<strong>en</strong>ne n'ont pas favorisé c<strong>et</strong>te asc<strong>en</strong>sion. Les ingénieurs demeur<strong>en</strong>t une classe dirigeante avortée.<br />

Ces ingénieurs appart<strong>en</strong>ant généralem<strong>en</strong>t aux nouvel<strong>les</strong> classes moy<strong>en</strong>nes, sont à la fois<br />

producteurs <strong>et</strong> bureaucrates dans l'appareil de l'Etat, souv<strong>en</strong>t dans le secteur stratégique des<br />

institutions gérant <strong>les</strong> rapports <strong>en</strong>tre l'Etat <strong>et</strong> la population. En position de médiateurs, ils ont des<br />

comportem<strong>en</strong>ts ambigus, tiraillés <strong>en</strong>tre une faible capacité économique <strong>et</strong> des capitaux sociaux,<br />

culturels <strong>et</strong> politiques significatifs.<br />

En outre, nous avons constaté dans le chapitre précéd<strong>en</strong>t la faib<strong>les</strong>se <strong>et</strong> <strong>les</strong> limites des<br />

ori<strong>en</strong>tations modernisatrices. Dans ce contexte, <strong>les</strong> ingénieurs, ou une partie considérable d'<strong>en</strong>tre<br />

eux, tomb<strong>en</strong>t dans l'apathie. Ceux-ci s'id<strong>en</strong>tifi<strong>en</strong>t faiblem<strong>en</strong>t à leur profession. Leur participation au<br />

processus de <strong>modernisation</strong> ne constitue plus une action pour le développem<strong>en</strong>t ni pour la nation.<br />

C<strong>et</strong>te ori<strong>en</strong>tation professionnelle faible se trouve surtout chez <strong>les</strong> jeunes ingénieurs salariés du<br />

secteur public. L'exemple du jeune ingénieur H. H., dont le récit est prés<strong>en</strong>té dans la partie I,<br />

constitue le cas de figure extrême d'un ingénieur ayant une ori<strong>en</strong>tation professionnelle faible : il<br />

participe à la <strong>modernisation</strong> "j'étais heureux de voir mes conceptions se réaliser : une rue, un p<strong>et</strong>it<br />

pont,.... Et grâce à mon expéri<strong>en</strong>ce des études de marché, j'ai participé aux réunions importantes<br />

291 - Cf. Nouchine Yavari-D'Hell<strong>en</strong>court, "Stratégie id<strong>en</strong>titaire <strong>en</strong> Iran", in Revue française de<br />

sci<strong>en</strong>ce politique, nø 4, août 1986.


avec des P.D.G. <strong>et</strong> des ministres.", mais son obsession est d'avoir "un appartem<strong>en</strong>t, une voiture <strong>et</strong><br />

une femme", aucune allusion à un intérêt pour la nation, le pays, le développem<strong>en</strong>t. Et finalem<strong>en</strong>t il<br />

doute de pouvoir jouer un rôle important dans la société, même de pouvoir acquérir une<br />

compét<strong>en</strong>ce professionnelle. Son comportem<strong>en</strong>t est un mélange de résignation, de passivité <strong>et</strong> de<br />

repli sur soi.<br />

Dans <strong>les</strong> pays démocratiques, <strong>les</strong> professions s'organis<strong>en</strong>t autour de trois intérêts : celui de<br />

l'Etat, celui de la société <strong>et</strong> celui du groupe professionnel concerné ; <strong>et</strong> par la voie de la négociation,<br />

on arrive à un compromis qui harmonise ces trois intérêts. En revanche, dans <strong>les</strong> pays autoritaires,<br />

l'abs<strong>en</strong>ce de négociation fait qu'un intérêt prédomine sur <strong>les</strong> autres. Le cas de la Syrie montre que<br />

l'emprise de l'Etat sur la profession des ingénieurs après 1980 (qui va jusqu'à la<br />

déprofessionnalisation) se fait au détrim<strong>en</strong>t de l'intérêt des ingénieurs <strong>et</strong> de celui de la société, ce<br />

qui a affaibli l'id<strong>en</strong>tification des ingénieurs à leur profession.<br />

Dans une période de pleine crise économique, <strong>les</strong> canaux de mobilité asc<strong>en</strong>dante se<br />

referm<strong>en</strong>t. Les ingénieurs qui ont pu se croire <strong>les</strong> mieux protégés dans leur profession sont soudain<br />

brutalem<strong>en</strong>t dés<strong>en</strong>clavés. Les jeunes ingénieurs se plaign<strong>en</strong>t d'avoir été trompés dans le choix de<br />

leur carrière, parce que leur situation ne correspond généralem<strong>en</strong>t pas à la haute valeur technique<br />

que leur confère un diplôme. C<strong>et</strong>te crise, ayant fortem<strong>en</strong>t secoué la Syrie, a pour conséqu<strong>en</strong>ce que<br />

<strong>les</strong> ingénieurs s'id<strong>en</strong>tifi<strong>en</strong>t davantage comme salariés que comme groupe socioprofessionnel<br />

d'ingénieurs. Le travail des ingénieurs ne construit pas vraim<strong>en</strong>t l'id<strong>en</strong>tité professionnelle mais une<br />

sorte d'id<strong>en</strong>tité occupationnelle c'est-à-dire une id<strong>en</strong>tité liée directem<strong>en</strong>t à la nature de l'emploi <strong>et</strong><br />

au secteur dans lequel l'ingénieur travaille. Ici, chaque ingénieur intériorise l'id<strong>en</strong>tité<br />

professionnelle à l'image de son emploi ou de son <strong>en</strong>treprise, ce que l'on appelle l'id<strong>en</strong>tité<br />

d'<strong>en</strong>treprise. Dans <strong>les</strong> <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s, <strong>les</strong> interlocuteurs emploi<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t "Je" comme citoy<strong>en</strong> ou<br />

ingénieur individu, ou bi<strong>en</strong> "nous" qui désigne <strong>les</strong> fonctionnaires ou, dans certains cas, la nation :<br />

"Je suis fier d'être ingénieur, je me prés<strong>en</strong>te souv<strong>en</strong>t comme tel même à l'extérieur de mon<br />

travail. Mais c'est tout. Je n'ai pas de li<strong>en</strong>s avec <strong>les</strong> autres ingénieurs. D'ailleurs, chacun reste dans<br />

son coin. Si j'ai un problème dans le travail, c'est par le biais de mes relations dans la boite que je le<br />

résous. Je ne p<strong>en</strong>se pas que le syndicat des ingénieurs puisse me déf<strong>en</strong>dre"<br />

Si l'hétérogénéité structurelle de l'économie acc<strong>en</strong>tue la non-cohér<strong>en</strong>ce du groupe des<br />

ingénieurs, nous nous demandons si la nature de leur profession n'empêche pas autant <strong>en</strong> Syrie<br />

qu'ailleurs la constitution d'une id<strong>en</strong>tité proprem<strong>en</strong>t professionnelle. William G. Rothstein constate<br />

ainsi : "Il est nécessaire de se r<strong>en</strong>dre compte qu'il n'existe pas des "ingénieurs" <strong>en</strong> tant que tels. Il y<br />

a seulem<strong>en</strong>t des sous-groupes d'ingénieurs différ<strong>en</strong>ciés par leurs positions occupationnel<strong>les</strong><br />

spécifiques : par exemple, des ingénieurs de conception des <strong>en</strong>treprises de l'électronique. Le rôle<br />

professionnel existe seulem<strong>en</strong>t comme faisant partie du rôle occupationnel déterminé par le type<br />

d'activité exercée <strong>et</strong> la position organisationnelle, <strong>et</strong>c, (..)" 292 .<br />

Dans notre analyse des ingénieurs dans le secteur public, nous avons considéré avec<br />

prud<strong>en</strong>ce <strong>les</strong> statistiques sur l'évolution numérique des ingénieurs dans <strong>les</strong> instances de décision<br />

292 - William G. Rothstein, "Engineers and the Functionalist Model of Professions", in Perrucci and<br />

Gerstl, Engineers and the Social System, cité par Moore, Image of Developm<strong>en</strong>t, op.cit. p. 22.<br />

Les ingénieurs américains se sont vus refuser le statut de profession parce que le juge ne pouvait<br />

pas établir avec certitude qu'ils observerai<strong>en</strong>t une loyauté plus forte à l'égard de leur association<br />

professionnelle qu'à celui de la direction de leurs firmes. Cf. Pierre Tripier, Du travail à l'emploi.<br />

Paradigmes idéologies <strong>et</strong> interactions, Université de Bruxel<strong>les</strong>, 1991, pp. 143.


comme indice de la bonne santé de ces instances 293 , car c<strong>et</strong>te démarche postule que chaque<br />

ingénieur représ<strong>en</strong>te son groupe socioprofessionnel <strong>et</strong> non pas , par exemple, son parti politique. 294<br />

Les propos recueillis chez Ghassan Tayyarah, Présid<strong>en</strong>t du syndicat des ingénieurs <strong>et</strong><br />

député au Parlem<strong>en</strong>t, sont très révélateurs : à la question " y-a-t-il eu un contact <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> membres<br />

du groupe des députés ingénieurs pour coordonner une position commune?", sa réponse a été<br />

négative (par contre, un telle concertation s'est faite <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> députés médecins), ce qui montre que<br />

<strong>les</strong> ingénieurs-députés un fonctionn<strong>en</strong>t pas comme corps. Si c<strong>et</strong>te abs<strong>en</strong>ce de corps indique que le<br />

parlem<strong>en</strong>t n'est pas corporatiste de type fasciste, Tayyarah est anti corporatiste justem<strong>en</strong>t pour<br />

favoriser son <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t politique (ou plutôt son opportunisme) : sur le proj<strong>et</strong> de modification de<br />

l'impôt, discuté au printemps 1989, il a dit "j'ai déclaré devant tous <strong>les</strong> députés que ce proj<strong>et</strong> était<br />

stupide <strong>et</strong> révélait une incohér<strong>en</strong>ce flagrante, j'ai fait ma démonstration de façon mathématique,<br />

mais je n'ai pas peur de dire qu'<strong>en</strong> tant que ba'thiste j'ai voté pour ce proj<strong>et</strong>".<br />

Les ingénieurs ayant une ori<strong>en</strong>tation professionnelle faible sont ceux dont <strong>les</strong> visées<br />

technocratique <strong>et</strong> techniciste sont <strong>les</strong> plus faib<strong>les</strong>. Le travail qu'ils réalis<strong>en</strong>t consiste à<br />

participer à la <strong>modernisation</strong> amorcée par l'Etat sans rem<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> cause le processus <strong>et</strong> sans<br />

s'interroger sur la légitimité de la domination du système politique. Sous c<strong>et</strong> angle, c<strong>et</strong>te<br />

participation qui consiste à <strong>en</strong>tériner le rôle économique des ingénieurs laisse p<strong>en</strong>ser que ces<br />

ingénieurs ne sont que des outils, instrum<strong>en</strong>talisés par le pouvoir pour une finalité qui lui est<br />

propre. C'est dans ce s<strong>en</strong>s que Marcuse constatait la possibilité pour la rationalité technologique de<br />

légitimer la domination de l'Etat quel que soit son système politico-économique :<br />

"Aujourd'hui, la domination continue d'exister, elle a pris de l'ext<strong>en</strong>sion au moy<strong>en</strong> de la<br />

technologie, mais surtout <strong>en</strong> tant que technologie ; la technologie justifie le fait que le pouvoir<br />

politique, <strong>en</strong> s'ét<strong>en</strong>dant, absorbe toutes <strong>les</strong> sphères de la culture (..) La rationalité technologique ne<br />

m<strong>et</strong> pas <strong>en</strong> cause la légitimité de la domination, elle la déf<strong>en</strong>d plutôt, <strong>et</strong> l'horizon instrum<strong>en</strong>taliste<br />

de la raison s'ouvre sur une société rationnellem<strong>en</strong>t totalitaire" 295 .<br />

Ces "ingénieurs du Roy" 296 constitu<strong>en</strong>t ainsi des supports de stabilité pour le pouvoir<br />

politique sans rupture, ce que nous appelons dans le langage hirschmani<strong>en</strong> "loyalty".<br />

III-2. L'ori<strong>en</strong>tation corporatiste :<br />

293 - Sachant que dans le gouvernem<strong>en</strong>t Balladur, il y a un seul ingénieur (l'agronome Pierre<br />

Méhaignerie), ministre de la Justice, sur 26 ministres (deux ministres dont la formation n'a pas été<br />

id<strong>en</strong>tifiée par nous), on se r<strong>en</strong>d compte que l'indicateur numérique ne peut pas signifier que le<br />

gouvernem<strong>en</strong>t de Zu'bi <strong>en</strong> Syrie (7 ingénieurs sur 25 ministres) est plus technocratique que celui de<br />

la France.<br />

294 - Bassel al-Assad, le fils du Présid<strong>en</strong>t (mort <strong>en</strong> janvier 1994), dauphin officieux désigné par le<br />

régime, était-il technocrate par sa formation de génie civil ou militaire par sa pratique quotidi<strong>en</strong>ne<br />

<strong>en</strong> tant que chef des Gardes Républicains?<br />

295 - Cf. Herbert Marcuse, L'homme unidim<strong>en</strong>sionnel, Paris, Ed. de Minuit "argum<strong>en</strong>ts", 1976, p.<br />

182, cité par N. Göle, Ingénieurs <strong>en</strong> Turquie : avant-garde révolutionnaire où élite<br />

modernisatrice?, thèse de troisième cycle sous la direction de Alain Touraine, EHESS, Paris,<br />

1982.<br />

296 - Nous faisons allusion aux ingénieurs sous l'Anci<strong>en</strong> Régime qui constituai<strong>en</strong>t un corps de<br />

fonctionnaires d'Etat affectés à des tâches certes ess<strong>en</strong>tiel<strong>les</strong> mais bi<strong>en</strong> délimitées.<br />

Cf. André Grelon, "<strong>les</strong> ingénieurs, <strong>en</strong>core", in Culture technique, nø 12 (numéro spécial sur <strong>les</strong><br />

ingénieurs) mars 1984, p. 13.


Dans la première partie de ce travail, nous avons pu constater que <strong>les</strong> ingénieurs <strong>en</strong> Syrie<br />

dispos<strong>en</strong>t d'un capital symbolique qui leur donne la fierté d'appart<strong>en</strong>ir à c<strong>et</strong>te profession ; mais nous<br />

avons égalem<strong>en</strong>t observé un déclassem<strong>en</strong>t de leur statut, surtout chez <strong>les</strong> jeunes du secteur public.<br />

Notre <strong>en</strong>quête montre l'apparition de l'ori<strong>en</strong>tation corporatiste 297 surtout chez <strong>les</strong><br />

ingénieurs du secteur privé <strong>et</strong> chez <strong>les</strong> plus âgés. En eff<strong>et</strong>, nous ne pouvons pas considérer l'id<strong>en</strong>tité<br />

sociale comme "transmissible" d'une génération à la suivante, car "elle est construite par chaque<br />

génération sur la base de catégories <strong>et</strong> de positions héritées de la génération précéd<strong>en</strong>te mais aussi à<br />

travers <strong>les</strong> stratégies id<strong>en</strong>titaires déployées dans <strong>les</strong> institutions que travers<strong>en</strong>t <strong>les</strong> individus <strong>et</strong> qu'ils<br />

contribu<strong>en</strong>t à transformer réellem<strong>en</strong>t" 298 . Quant aux jeunes ingénieurs, un certain nombre d'<strong>en</strong>tre<br />

eux se forg<strong>en</strong>t une id<strong>en</strong>tité, non pas à partir de leur groupe d'appart<strong>en</strong>ance ou de leur situation<br />

prés<strong>en</strong>te mais par une id<strong>en</strong>tification à un groupe de référ<strong>en</strong>ce, <strong>les</strong> ingénieurs plus anci<strong>en</strong>s, souv<strong>en</strong>t<br />

du secteur privé, auquel ils souhaiterai<strong>en</strong>t appart<strong>en</strong>ir dans l'av<strong>en</strong>ir. Pour c<strong>et</strong>te raison, ces jeunes<br />

ingénieurs, tout <strong>en</strong> ayant leur propre structuration sociale définie pas leur fonction délimitée à<br />

l'intérieur de leur secteur d'activité, conserv<strong>en</strong>t un fort s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d'attachem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> d'appart<strong>en</strong>ance à<br />

leur corps.<br />

C<strong>et</strong>te visée s'exprime chez nos interlocuteurs lorsqu'ils affirm<strong>en</strong>t que "<strong>les</strong> ingénieurs seuls<br />

devrai<strong>en</strong>t pouvoir être nommés ministres" <strong>et</strong> qu' "ils sont <strong>les</strong> seuls à pouvoir résoudre <strong>les</strong><br />

problèmes de ce pays". 299<br />

En fait, c<strong>et</strong>te ori<strong>en</strong>tation corporatiste n'est pas réductible aux stratégies de certains groupes<br />

d'ingénieurs qui déf<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t des situations de monopole. Elle est indissociable des mécanismes de<br />

régulation socio-politique. Pour c<strong>et</strong>te raison, <strong>les</strong> ingénieurs désign<strong>en</strong>t l'Etat, comme adversaire,<br />

mais égalem<strong>en</strong>t l'expert étranger comme m<strong>en</strong>ace pour leur métier.<br />

Tous <strong>les</strong> traits caractéristiques de l'ori<strong>en</strong>tation corporatiste sont observés sous une forme<br />

acc<strong>en</strong>tuée chez <strong>les</strong> ingénieurs ayant généralem<strong>en</strong>t plus de dix ans d'expéri<strong>en</strong>ce. C'est-à-dire, ceux<br />

qui ont profité, depuis 1973, de l'essor du marché du bâtim<strong>en</strong>t <strong>et</strong> de l'accroissem<strong>en</strong>t des<br />

équipem<strong>en</strong>ts d'infrastructure. Cep<strong>en</strong>dant, la bureaucratisation de la profession des ingénieurs<br />

(travail obligatoire p<strong>en</strong>dant cinq ans au service de l'Etat pour un salaire dérisoire sans comp<strong>en</strong>sation<br />

ni symbolique ni matérielle dans leurs fonctions), <strong>et</strong> la conjoncture de crise économique, depuis le<br />

début des années 80, ont sévèrem<strong>en</strong>t touché leur situation <strong>en</strong> <strong>en</strong>traînant un blocage de leur mobilité<br />

<strong>et</strong> de leur asc<strong>en</strong>sion. Ils sont inqui<strong>et</strong>s pour leur av<strong>en</strong>ir personnel <strong>et</strong> se s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t m<strong>en</strong>acés par le<br />

chômage. C'est l'Etat, selon eux, qui est à l'origine de leur problème. Au large courant des<br />

ingénieurs ayant une ori<strong>en</strong>tation professionnelle faible, qui sont intégrés ou qui au moins croi<strong>en</strong>t au<br />

processus de <strong>modernisation</strong> <strong>en</strong>tamé par l'Etat, s'oppos<strong>en</strong>t ces ingénieurs corporatistes qui refus<strong>en</strong>t<br />

de croire au rôle de bon pasteur que remplirait l'Etat :<br />

"Chaque jour, il y a des nouvel<strong>les</strong> lois <strong>et</strong> mesures. Le gouvernem<strong>en</strong>t n'a aucune stratégie<br />

économique, il tâtonne mais il ne tire pas <strong>les</strong> leçons de ses fautes" 300 . "Le système politique est<br />

responsable de nos difficultés, nous sommes victimes des luttes d'influ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre le Parti Ba'th, la<br />

297 - L'ori<strong>en</strong>tation corporatiste est définie comme une t<strong>en</strong>dance à privilégier la déf<strong>en</strong>se <strong>et</strong> la<br />

promotion des intérêts de la profession.<br />

298 - C. Dubar, op. cit., p. 128.<br />

299 - Les ingénieurs de c<strong>et</strong>te catégorie interrogés n'ont pas insisté sur le rôle des ingénieurs dans un<br />

poste de député au parlem<strong>en</strong>t ou dans l'administration locale (comme <strong>les</strong> municipalités). C'est<br />

vraisemblablem<strong>en</strong>t du fait que ces postes sont moins prestigieux.<br />

300 - Déclare un ingénieur-<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur. Voir I-2 le paragraphe "Ingénieurs dans le secteur privé".


confession alaouite <strong>et</strong> l'armée ; on ne peut pas avoir un contrat sans verser un pot de vin à un de ces<br />

responsab<strong>les</strong>..." 301 . "Ce socialisme appar<strong>en</strong>t, qui ne s'applique que comme façade, ne sert ni l'intérêt<br />

du secteur public ni celui du secteur privé. (..) La corruption financière des hommes de l'Etat est la<br />

raison majeure de la crise économique" 302 .<br />

En fait, "asc<strong>en</strong>dance bloquée", pour parler comme Gouldner, <strong>et</strong> aliénation liée au décalage<br />

<strong>en</strong>tre possession du capital culturel <strong>et</strong> possession très limitée du pouvoir <strong>et</strong> des privilèges, n'ont pas<br />

produit une radicalisation de leur activité politique. 303 Finalem<strong>en</strong>t, très peu de ces "corporatistes"<br />

ont adressé à l'Etat des critiques politiques, <strong>les</strong> rev<strong>en</strong>dications de la plupart d'<strong>en</strong>tre eux ont été<br />

d'ordre économique. Ils développ<strong>en</strong>t plus une maîtrise des rouages de la bureaucratie corrompue de<br />

l'Etat <strong>et</strong> une sorte d'humour cynique vis-à-vis du régime qu'un désir de le changer. La défaillance de<br />

l'Etat est symbolisée ainsi par son système économique (corruption, cli<strong>en</strong>télisme, socialisme<br />

fonctionnant mal, <strong>et</strong>c.,) <strong>et</strong> non pas par son système politique autoritaire. Ces ingénieurs n'ont pas le<br />

souci de s'occuper des affaires politiques <strong>et</strong> demand<strong>en</strong>t simplem<strong>en</strong>t à l'Etat de leur laisser <strong>les</strong><br />

affaires techniques :<br />

"Dans c<strong>et</strong>te société, il se trouve que des philosophes <strong>et</strong> des théorici<strong>en</strong>s ont des idées que je<br />

ne peux pas compr<strong>en</strong>dre ni analyser ni interpréter (...) Ces g<strong>en</strong>s-là ne croi<strong>en</strong>t pas à l'expéri<strong>en</strong>ce ni<br />

à la compét<strong>en</strong>ce. (..) Il faut que <strong>les</strong> hommes politiques s'occup<strong>en</strong>t de la politique <strong>et</strong> laiss<strong>en</strong>t le génie<br />

pour <strong>les</strong> ingénieurs" écrivait le rédacteur <strong>en</strong> chef de la Revue des ingénieurs 304 .<br />

Cep<strong>en</strong>dant, l'Etat n'est pas seulem<strong>en</strong>t une personne morale, à savoir l'autorité politique,<br />

mais aussi un <strong>en</strong>semble de personnes physiques qui constitu<strong>en</strong>t sa machine bureaucratique ; une<br />

t<strong>en</strong>sion surgit <strong>en</strong>tre l'organisation bureaucratique <strong>et</strong> la profession 305 . La première pr<strong>en</strong>d <strong>en</strong><br />

considération <strong>les</strong> intérêts de l'<strong>en</strong>treprise tandis que la profession fait appel à des normes de service<br />

<strong>et</strong> à un code déontologique qui garantiss<strong>en</strong>t <strong>les</strong> intérêts <strong>et</strong> le bi<strong>en</strong>-être des ingénieurs. Concernant<br />

<strong>les</strong> sources d'autorité, el<strong>les</strong> pos<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core des problèmes : pour le bureaucrate, l'autorité est fondée<br />

sur un contrat légal <strong>et</strong> comporte des sanctions formalisées, alors que l'autorité professionnelle<br />

repose surtout sur des compét<strong>en</strong>ces techniques <strong>et</strong> sur des valeurs d'expert.<br />

En outre, la critique est loin des dim<strong>en</strong>sions socia<strong>les</strong> <strong>et</strong> culturel<strong>les</strong> de la situation. C'est la<br />

raison pour laquelle c<strong>et</strong>te id<strong>en</strong>tification corporatiste est une défection ou une sorte de fuite <strong>en</strong><br />

avant de l'individu ou du groupe socioprofessionnel <strong>en</strong> question, ce que nous pouvons appeler<br />

<strong>en</strong> langage hirschmani<strong>en</strong> "exit".<br />

Les ingénieurs ayant une ori<strong>en</strong>tation corporatiste désign<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t l'expert étranger<br />

comme adversaire, étant donné qu'ils pourrai<strong>en</strong>t le remplacer alors que l'Etat veut le garder. En fait,<br />

<strong>les</strong> ingénieurs spécialisés par le biais d'un doctorat ou d'une longue expéri<strong>en</strong>ce trouv<strong>en</strong>t qu'ils ont la<br />

capacité de résoudre tous <strong>les</strong> problèmes auxquels le pays est confronté, mais que l'Etat ne leur fait<br />

par confiance :<br />

301 - déclare A. S. ingénieur civil ayant un bureau d'études a Homs.<br />

302 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec S. J. agronome damacène.<br />

303 - Contrairem<strong>en</strong>t au cas des ingénieurs itali<strong>en</strong>s des années vingt. Cf. Carlo G. Lacaita, "Les<br />

ingénieurs <strong>et</strong> l'organisation des études d'ingénieur <strong>en</strong> Italie de l'unification politique à la Seconde<br />

Guerre mondiale", in André Grelon (sous la direction de), Les ingénieurs de la crise, Paris,<br />

EHESS, 1986, p.312.<br />

304 - Hidar Tarabulsi, Editorial, Revue des ingénieurs, nø39 mars 1970.<br />

305 - Marc Maurice <strong>et</strong> alii, Les cadres <strong>et</strong> l'<strong>en</strong>treprise, op. cit., p. 68-69.


"Si un expert étranger vi<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Syrie au lieu de rester chez lui, c'est parce qu'il ne<br />

compr<strong>en</strong>d ri<strong>en</strong> à son domaine, <strong>et</strong> pourtant l'Etat nous l'impose comme patron. Tout ce qu'il dit étant<br />

c<strong>en</strong>sé relever de la Vérité, on ne peut donc pas le contredire. (..) A titre d'exemple, A. S. docteur<br />

ingénieur <strong>et</strong> professeur syri<strong>en</strong> diplômé <strong>en</strong> France travaille dans la Société Générale de Construction<br />

avec sa femme, ingénieure 306 canadi<strong>en</strong>ne. Lorsque c<strong>et</strong>te dernière disait quelque chose, la direction<br />

l'exécutait tout de suite, ce qui n'aurait pas été le cas si la proposition était v<strong>en</strong>ue de son mari A. S.<br />

(...) L'expert étranger touche <strong>en</strong> devises des milliers de dollars par mois : un jour la SECT (Société<br />

des Etudes <strong>et</strong> des Consultations Techniques) m'a convoqué pour me proposer la conception d'un<br />

pont, j'ai alors demandé pour le faire 50 mille livres syri<strong>en</strong>nes. On m'a répondu qu'il était<br />

impossible de me payer une telle somme. Finalem<strong>en</strong>t, la conception à été confiée à un expert<br />

étranger qui a touché pour l'étude dix mille dollars (= 400 mille L. S.)" 307 raconte Z. H.<br />

III-3 L'ori<strong>en</strong>tation "esthétiquem<strong>en</strong>t" islamiste<br />

La <strong>modernisation</strong> se traduit sous diverses formes qui dép<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t chacune de la<br />

"gestion id<strong>en</strong>titaire de la modernité", pour repr<strong>en</strong>dre le terme de N. Göle 308 . Les ori<strong>en</strong>tations<br />

id<strong>en</strong>titaires sont souv<strong>en</strong>t vues comme une "définition non sociale de l'acteur social" 309 . Plus <strong>en</strong>core ,<br />

dans une vision évolutionniste, on écarte la notion d'id<strong>en</strong>tité, que ce soit dans <strong>les</strong> études des<br />

sociétés "dép<strong>en</strong>dantes" ou cel<strong>les</strong> des sociétés "c<strong>en</strong>tra<strong>les</strong>", <strong>en</strong> considérant l'histoire moderne "comme<br />

passage difficile, mais irréversible, des particularismes vers l'universalisme, (..) <strong>et</strong> de sociétés<br />

fermées à des sociétés ouvertes" ou <strong>en</strong> d'autres formes "le passage du pouvoir absolu à la<br />

démocratie, c'est-à-dire à la réduction du pouvoir aux résultats des rapports sociaux, par <strong>les</strong> progrès<br />

de la démocratie représ<strong>en</strong>tative, dans l'ordre proprem<strong>en</strong>t politique ou dans l'ordre économique" 310 .<br />

Par contre, Alain Touraine montre <strong>les</strong> divers rô<strong>les</strong> que jou<strong>en</strong>t l'appel à l'id<strong>en</strong>tité <strong>et</strong> l'ambiguïté de la<br />

notion d'id<strong>en</strong>tité, des idées <strong>et</strong> des mouvem<strong>en</strong>ts qui s'<strong>en</strong> réclam<strong>en</strong>t. Il r<strong>et</strong>i<strong>en</strong>t trois types d'id<strong>en</strong>tité 311<br />

:<br />

1) Id<strong>en</strong>tité déf<strong>en</strong>sive : définie comme une conduite destinée à déf<strong>en</strong>dre <strong>les</strong> élites<br />

traditionnel<strong>les</strong>, pour remplacer <strong>les</strong> conflits internes par l'opposition de l'intérieur <strong>et</strong> de l'extérieur (le<br />

nazisme <strong>et</strong> le fascisme) ou pour homogénéiser toute la société <strong>en</strong> s'id<strong>en</strong>tifiant à la culture de masse.<br />

2) Id<strong>en</strong>tité populiste : ici, l'appel à l'id<strong>en</strong>tité représ<strong>en</strong>te "la formation d'un mouvem<strong>en</strong>t<br />

d'action collective, mais davantage dirigé contre une domination externe que contre une domination<br />

interne, contre un Etat que contre la classe dirigeante" 312 ; c'est-à-dire que l'on ne s'oppose pas à un<br />

changem<strong>en</strong>t social mais à une domination considérée étrangère (Iran post-révolutionnaire).<br />

3) Id<strong>en</strong>tité off<strong>en</strong>sive : C<strong>et</strong>te id<strong>en</strong>tité ne constitue pas un écran idéologique ni un refus des<br />

rapports sociaux mais une rev<strong>en</strong>dication contestataire dressée contre le pouvoir pour l'action <strong>et</strong> le<br />

306 - Il est à noter qu'au Québec, l'autorité linguistique a légalisé une forme féminine de mot<br />

ingénieur, c'est-à-dire ingénieure.<br />

307 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Z. H. ingénieur civil, professeur à l'Université de Damas.<br />

308 - Nilüfer Göle, "Ingénieurs islamistes <strong>et</strong> étudiantes voilées <strong>en</strong> Turquie : <strong>en</strong>tre le totalitarisme <strong>et</strong><br />

l'individualisme, in Gil<strong>les</strong> Kepel <strong>et</strong> Yann Richard, Intellectuels <strong>et</strong> militants dans l'Islam<br />

contemporain, Paris, Le Seuil, 1990, p. 190.<br />

309 - Alain Touraine, Le r<strong>et</strong>our de l'acteur, Paris, Fayard, 1984, p. 165.<br />

310 -Ibid., p. 168.<br />

311 - Ibid., pp. 165-180.<br />

312 - Ibid., p. 173.


changem<strong>en</strong>t. La plupart des mouvem<strong>en</strong>ts sociaux peuv<strong>en</strong>t être analysés comme des t<strong>en</strong>tatives de<br />

passage d'une id<strong>en</strong>tité déf<strong>en</strong>sive à une id<strong>en</strong>tité off<strong>en</strong>sive 313 .<br />

Dans le cadre de c<strong>et</strong>te approche, nous nous intéressons aux ori<strong>en</strong>tations id<strong>en</strong>titaires des<br />

ingénieurs qui oscill<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre conduite déf<strong>en</strong>sive <strong>et</strong> conduite off<strong>en</strong>sive.<br />

Les <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s ont montré qu'il y avait des groupes parmi <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s, qui, tout<br />

<strong>en</strong> étant technicistes <strong>et</strong> technocratique, s'id<strong>en</strong>tifiai<strong>en</strong>t comme nationalistes, islamistes ou<br />

communistes.<br />

En analysant <strong>les</strong> propos de ces ingénieurs sur le problème du développem<strong>en</strong>t, il nous<br />

semble que leurs discours ont du mal à se débarrasser d'un certain atavisme des idées préconstruites<br />

<strong>et</strong> se révèl<strong>en</strong>t chargés de propos idéologiques qui n'aurai<strong>en</strong>t guère changé depuis qu'ils<br />

étai<strong>en</strong>t étudiants. Le nationaliste préconise "le panarabisme comme nécessité absolue sans laquelle<br />

toute stratégie économique dans le cadre national étroit (local) est vain "314 <strong>et</strong> déclare que "<strong>les</strong><br />

régimes arabes sont responsab<strong>les</strong> de c<strong>et</strong> état d'éclatem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> <strong>en</strong>trav<strong>en</strong>t l'unité que tout le peuple<br />

arabe désire". Le communiste exprime "la nécessité de la lutte des classes : la classe ouvrière<br />

contre le patronat. Comme le patron est <strong>en</strong> l'occurr<strong>en</strong>ce l'Etat, "il faudrait donc casser c<strong>et</strong>te<br />

superstructure <strong>et</strong> la bouleverser". Il dit que "la culture très traditionnelle, (c'est-à-dire, <strong>en</strong> gros, la<br />

religion) est responsable du sous-développem<strong>en</strong>t dans ce pays" <strong>et</strong> que "l'économie syri<strong>en</strong>ne est<br />

affaiblie par l'impérialisme europé<strong>en</strong> <strong>et</strong> américain". Quant à l'islamiste, il professe "l'islamisation de<br />

la société, le r<strong>et</strong>our à l'islam, à sa pratique <strong>et</strong> à ses moeurs". Les différ<strong>en</strong>ts discours, souv<strong>en</strong>t<br />

opposants de l'ordre établi (qu'il soit idéo-culturel ou politique), se chevauch<strong>en</strong>t, se ralli<strong>en</strong>t ou<br />

s'oppos<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fonction des <strong>en</strong>jeux sans jamais se confondre. Nous expliquons plus loin ce que cela<br />

peut signifier.<br />

Tous ces acteurs <strong>en</strong>gagés, nationalistes, islamistes <strong>et</strong> communistes, agiss<strong>en</strong>t au nom de<br />

l'intérêt collectif <strong>et</strong> utilis<strong>en</strong>t le langage de la nation ; leurs rev<strong>en</strong>dications ne se limit<strong>en</strong>t donc pas au<br />

monde du travail, el<strong>les</strong> se réfèr<strong>en</strong>t à la société globale. Lors d'une r<strong>en</strong>contre avec quatre ingénieurs,<br />

dont un militant nationaliste, ce dernier a profité du fait que ses amis avai<strong>en</strong>t exprimé leur malaise<br />

dans leur <strong>en</strong>treprise <strong>et</strong> leur refus de tout compromis avec la direction (concernant un problème de<br />

travail) pour t<strong>en</strong>ter de déplacer la discussion <strong>et</strong> de la faire porter sur la question politique au niveau<br />

national <strong>en</strong> critiquant la <strong>modernisation</strong> <strong>en</strong>tamée par l'Etat à coup de trique. Nos interlocuteurs<br />

militants font des analyses approfondies de la crise économique <strong>en</strong> se référant à un cadre plus<br />

général que la société syri<strong>en</strong>ne <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> s'appuyant sur l'expéri<strong>en</strong>ce historique du monde<br />

arabe <strong>et</strong> du monde occid<strong>en</strong>tal 315 . Un trait marquant de leurs discours, qui <strong>les</strong> distingue des autres<br />

313 - Alain Touraine donne deux exemp<strong>les</strong> pour illustrer ce type d'id<strong>en</strong>tité : le mouvem<strong>en</strong>t<br />

antinucléaire dont <strong>les</strong> réactions de déf<strong>en</strong>se sont intégrées à une critique anti-technocratique qui <strong>en</strong><br />

appelle à la modernité contre <strong>les</strong> dét<strong>en</strong>teurs du pouvoir ; l'autre exemple est celui du mouvem<strong>en</strong>t<br />

des femmes qui n'est pas resté au niveau déf<strong>en</strong>sif (l'appel à la différ<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> à la communauté) mais<br />

qui s'est dirigé contre un type de pouvoir social.<br />

314 - Il y a presque un cons<strong>en</strong>sus parmi tous <strong>les</strong> ingénieurs sur l'impact d'une év<strong>en</strong>tuelle unité arabe,<br />

mais ce qui est nouveau chez <strong>les</strong> nationalistes c'est qu'ils insist<strong>en</strong>t sur l'impossibilité d'aboutir à un<br />

développem<strong>en</strong>t au niveau local.<br />

315 - Encore faut-il rappeler la fécondité de l'analyse de Mohammed Abed el-Jabiri au suj<strong>et</strong> des<br />

intellectuels nationalistes (libéraux), islamistes <strong>et</strong> communistes qui cherch<strong>en</strong>t toujours leurs<br />

refuges, leurs Solutions-Salut dans l'ailleurs au lieu de p<strong>en</strong>ser structurellem<strong>en</strong>t <strong>les</strong> problèmes<br />

sociétaux.<br />

Cf. Mohammed Abed el-Jabiri, al-Khitab al-'arabi al-mu'asir (Le Discours Arabe Contemporain),<br />

Beyrouth, al-Tali'ah, 1eme Ed. 1982- 2eme Ed. 1988, (<strong>en</strong> langue arabe).


militants de Human intellectuals, est plutôt la froideur de l'analyse, la modestie des programmes<br />

d'action à court terme, rompant ainsi avec une certaine "langue de bois" très courante dans le<br />

discours politique syri<strong>en</strong>.<br />

Rigueur intellectuelle, mais aussi utopisme au service du désir ; car, quand l'imagination<br />

ne trouve pas à se satisfaire dans la réalité existante, elle cherche refuge dans des lieux <strong>et</strong> des<br />

époques que construit le désir. 316 On r<strong>et</strong>i<strong>en</strong>t <strong>les</strong> caractères paradoxaux de c<strong>et</strong>te utopie à la fois<br />

passéiste (r<strong>et</strong>our aux origines) <strong>et</strong> futuriste (d'un univers dominé par la rationalité <strong>et</strong> par la<br />

technique).<br />

Pourtant, au delà de la première lecture de leurs réflexions sur le problème du<br />

développem<strong>en</strong>t, c'est-à-dire <strong>en</strong> analysant l'<strong>en</strong>semble de leurs pratiques discursives <strong>et</strong> <strong>en</strong> observant<br />

leurs pratiques socia<strong>les</strong> (dans leur travail <strong>et</strong> ailleurs), on se r<strong>en</strong>d compte que leurs id<strong>en</strong>tifications ne<br />

touch<strong>en</strong>t leurs rev<strong>en</strong>dications idéologiques que de façon esthétique. Etant donnée l'importance des<br />

ingénieurs islamistes <strong>en</strong> Syrie -leur discours, étant le plus fort-comparé à leurs collègues<br />

nationalistes ou communistes- marque <strong>les</strong> positions dominantes dans l'<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t culturel <strong>et</strong><br />

politique, nous nous cont<strong>en</strong>tons ici d'aborder l'id<strong>en</strong>tité islamiste <strong>en</strong> nous interrogeant sur ses<br />

formes d'action afin d'<strong>en</strong> saisir <strong>les</strong> significations culturel<strong>les</strong>, socia<strong>les</strong> <strong>et</strong> politiques.<br />

L'exam<strong>en</strong> de leur attitude offre un observatoire privilégié des phénomènes idéologiques <strong>et</strong><br />

du maniem<strong>en</strong>t du discours par un groupe qui veut contrôler l'historicité <strong>et</strong> réconcilier une<br />

rationalité théologique, philosophique <strong>et</strong> juridique avec une rationalité sci<strong>en</strong>tifique.<br />

C<strong>et</strong>te analyse devrait m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> cause la vision <strong>et</strong>hnoc<strong>en</strong>triste <strong>et</strong> simpliste qui relie de façon<br />

trans-historique <strong>les</strong> mouvem<strong>en</strong>ts islamistes à l'obscurantisme comme si la dichotomie<br />

tradition/modernité 317 désignait l'opposition obscurité/lumière. Car on ne peut pas compr<strong>en</strong>dre le<br />

"fait islamique", pour repr<strong>en</strong>dre le terme de M. Arkoun, sans le rapporter au contexte socioéconomique<br />

<strong>et</strong> politique dans lequel il a surgi. Les clés des mouvem<strong>en</strong>ts islamistes ne saurai<strong>en</strong>t se<br />

trouver dans le Coran ou dans la sunna mais dans <strong>les</strong> rapports sociaux à l'intérieur de la société.<br />

Dans ce s<strong>en</strong>s, A. Touraine écrit : "L'action d'un groupe ou même d'une classe n'est pas par soi<br />

réformiste ou révolutionnaire, c'est la situation qui peut être révolutionnaire, quand elle unit conflit<br />

<strong>et</strong> crise" 318 . Nous tombons dans une autre erreur si nous percevons <strong>les</strong> mouvem<strong>en</strong>ts islamistes<br />

comme homogènes, dotés d'une idéologie achevée <strong>et</strong> intangible dans toutes <strong>les</strong> sociétés dites<br />

musulmanes 319 <strong>en</strong> méprisant <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>ces qui peuv<strong>en</strong>t parfois être fondam<strong>en</strong>ta<strong>les</strong> 320 . Même à<br />

316 - Karl Mannheim, Idéologie <strong>et</strong> utopie (trad. française), préface de Louis Wirth, Paris, Librairie<br />

Rivière <strong>et</strong> Cie, 1959, p. 144.<br />

317 - C<strong>et</strong>te dichotomie est souv<strong>en</strong>t utilisée comme mode d'opposition idéologique <strong>et</strong> non comme<br />

instrum<strong>en</strong>t d'analyse.<br />

318 - Alain Touraine, Communisme utopique ou le mouvem<strong>en</strong>t de mai, Paris, Le Seuil, 1972, p. 74.<br />

319 - Nous employons la qualification "dites musulmanes" justem<strong>en</strong>t pour réintroduire la nécessité<br />

sci<strong>en</strong>tifique de regarder <strong>les</strong> société d'abord <strong>et</strong> non la religion qui est produite par la société plus<br />

qu'elle ne la produit. Cf. Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Mohammed Arkoun, Revue Tiers Monde, t.XXXI, nø123,<br />

juill<strong>et</strong>-septembre 1990.<br />

320 - Depuis la fin du communisme <strong>en</strong> Europe, est-ce que certains occid<strong>en</strong>taux ont découvert un<br />

nouvel <strong>en</strong>nemi, l'islamisme ou le monde dit musulman?<br />

A titre d'exemple, l'article de Samuel P. Huntington, l'un des gourous des sci<strong>en</strong>ces politiques aux<br />

Etats Unis, "The Clash of Civilizations?". Pour lui, <strong>les</strong> conflits globaux dans ces dernières années<br />

<strong>et</strong> dorénavant sont de nature civilisationnelle, définie selon des critères religieux ou culturel, <strong>et</strong> non<br />

pas de nature économique ou idéologique. Il parle donc de civilisation musulmane <strong>et</strong> civilisation<br />

confucianiste (qui <strong>en</strong>globe la plupart des pays de l'Extrême Ori<strong>en</strong>t). Une connexion <strong>en</strong>tre ces deux


l'intérieur de chaque société, le courant islamiste est profondém<strong>en</strong>t <strong>et</strong> structurellem<strong>en</strong>t modifié <strong>en</strong><br />

même temps qu'il se scinde <strong>en</strong> des formes extrêmem<strong>en</strong>t diverses. La différ<strong>en</strong>ciation que nous<br />

pouvons observer est bi<strong>en</strong> plus importante que l'effacem<strong>en</strong>t des caractéristiques propres au sein<br />

d'une synthèse globale, tellem<strong>en</strong>t générale qu'elle finit par perdre toute signification. Dans c<strong>et</strong>te<br />

perspective, nous pr<strong>en</strong>drons des distances avec un débat politique <strong>et</strong> idéologique très chargé de<br />

stéréotypes, <strong>en</strong> faveur d'une étude plus sociologique <strong>et</strong> plus précise sur un cas spécifique tel que <strong>les</strong><br />

ingénieurs islamistes <strong>en</strong> Syrie dans <strong>les</strong> années quatre vingt <strong>et</strong> quatre vingt-dix.<br />

C<strong>et</strong> approche devrait perm<strong>et</strong>tre égalem<strong>en</strong>t de critiquer, comme le fait Jean-Noël Ferrié, la<br />

t<strong>en</strong>dance qui analyse "la société musulmane à partir de la notion de culture" qui t<strong>en</strong>d "à<br />

ess<strong>en</strong>tialiser <strong>les</strong> eff<strong>et</strong>s structurants d'une id<strong>en</strong>tité collective, indép<strong>en</strong>damm<strong>en</strong>t de l'historicité, <strong>et</strong> à la<br />

concevoir comme une forme s'accomplissant à travers le temps" 321 .<br />

Avant d'analyser <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>tations id<strong>en</strong>titaires d'inspiration islamique chez <strong>les</strong> ingénieurs,<br />

nous devons voir où se situe la catégorie "ingénieurs militants islamistes" par rapport à leurs<br />

collègues musulmans <strong>en</strong> général. Pour cela, arrêtons-nous un mom<strong>en</strong>t pour esquisser une typologie<br />

de la population musulmane syri<strong>en</strong>ne.<br />

Typologie de la population musulmane syri<strong>en</strong>ne<br />

Nous allons élaborer c<strong>et</strong>te typologie <strong>en</strong> quatre termes repr<strong>en</strong>ant chaque fois le pôle<br />

religieux <strong>et</strong> le pôle historique 322 : <strong>les</strong> pratiquants, <strong>les</strong> militants, <strong>les</strong> militants révolutionnaires, <strong>les</strong><br />

musulmans culturels.<br />

1) Pour <strong>les</strong> musulmans pratiquants, le pôle religieux de l'islam continue à être vécu dans<br />

la vie quotidi<strong>en</strong>ne (prières, jeûne du ramadan, don de l'arg<strong>en</strong>t pour le "zakat", consommation de<br />

nourritures hallal, port du voile pour <strong>les</strong> femmes, prière du v<strong>en</strong>dredi à la Mosquée ....). C<strong>et</strong>te<br />

pratique sacram<strong>en</strong>telle n'a pas forcém<strong>en</strong>t un cont<strong>en</strong>u dogmatique, c'est-à-dire que l'on peut , tout <strong>en</strong><br />

pratiquant <strong>les</strong> obligations religieuses, adhérer à l'idée de la limitation de l'espace religieux à une<br />

forme de relation <strong>en</strong>tre Dieu <strong>et</strong> l'homme.<br />

civilisations, constituant une civilisation non-occid<strong>en</strong>tale, émergerait pour défier <strong>les</strong> intérêts, <strong>les</strong><br />

valeurs <strong>et</strong> le pouvoir occid<strong>en</strong>taux. Il préconise des mesures à pr<strong>en</strong>dre à court terme par la politique<br />

occid<strong>en</strong>tale qui consist<strong>en</strong>t "to promote greater cooperation and unity within its own civilization,<br />

particularly b<strong>et</strong>we<strong>en</strong> its European and North American compon<strong>en</strong>ts; (..) to promote and maintain<br />

cooperative relations with Russia and Japon; to limit the expansion of the military str<strong>en</strong>gth of<br />

Confucian and Islamic states; to moderate the reduction of Western military capabilities and<br />

maintain military superiority in East and Southwest Asia; to exploit differ<strong>en</strong>ces and conflicts<br />

among Confucian and Islamic states; to support in other civilizations groups sympath<strong>et</strong>ic to<br />

Western values and interests; (and) to str<strong>en</strong>gth<strong>en</strong> international institutions that reflect and legitimate<br />

Western interests and values; (...)" pp. 48-49.<br />

Cf. S. Huntington, "The Clash of Civilizations?" in Foreign Affairs, New York, Council on<br />

Foreign Relations, Summer 1993.<br />

Pour une critique de la littérature journalistique <strong>et</strong> de la théorie purem<strong>en</strong>t politique sur la poussée<br />

islamiste, souv<strong>en</strong>t hâtive pour comm<strong>en</strong>ter <strong>les</strong> événem<strong>en</strong>ts brûlants <strong>en</strong> cours, voir François Burgat,<br />

L'islamisme au Maghreb. La voix du Sud, Paris, Ed. Karthala, 1988.<br />

321 - Jean-Noël Ferrié, "Vers une anthropologie déconstructiviste des sociétés musulmanes du<br />

Maghreb", p. 5, (non publié)<br />

322 - Rémy Leveau, Dominique Schnapper établiss<strong>en</strong>t une typologie <strong>en</strong> trois terme, nous nous <strong>en</strong><br />

inspirons tout <strong>en</strong> la développant <strong>en</strong> quatre termes. Cf. leur, "Juifs <strong>et</strong> Musulmans maghrébins", in<br />

Revue française de sci<strong>en</strong>ce politique, Paris, volume 37, nø6, décembre 1987.


2) Les militants, font montre d'oscillations constantes <strong>en</strong>tre le pôle historique <strong>et</strong> le pôle<br />

religieux, car pour eux l'historique est dev<strong>en</strong>u aussi primordial que le religieux. Ce pôle de<br />

l'historique se réfère, dans <strong>les</strong> grands lignes, au modèle-paradigme de la société de l'époque<br />

inauguratrice de l'islam (c'est-à-dire la première société-Etat commandée par le Prophète<br />

Mohammad). Ce militantisme a pour objectifs l'appel aux moeurs islamiques, au système politique<br />

de la choura (un parlem<strong>en</strong>t consultatif) <strong>et</strong> au système économique prohibant l'usure, mais cela ne se<br />

passe pas sans modification de la perception de ces concepts, dont nous parlerons plus loin.<br />

Si ce sont bi<strong>en</strong> là <strong>les</strong> finalités de ce militantisme, comm<strong>en</strong>t se traduis<strong>en</strong>t-el<strong>les</strong> <strong>en</strong> action?<br />

Les militants sont <strong>en</strong> général des intellectuels ayant souv<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tamé des études de sci<strong>en</strong>ces<br />

<strong>et</strong> qui sont autodidactes <strong>en</strong> matière de religion comme de p<strong>en</strong>sée politique. Il ne s'agit plus<br />

d'oulémas 323 (<strong>les</strong> savants dans la tradition religieuse) mais plutôt des g<strong>en</strong>s qui exerc<strong>en</strong>t leur métier<br />

d'ingénieur, d'<strong>en</strong>seignant, de médecin, d'avocat, <strong>et</strong>c. Leurs pratiques discursives <strong>et</strong> leurs<br />

comportem<strong>en</strong>ts sociaux <strong>les</strong> montr<strong>en</strong>t très <strong>en</strong>gagés dans la vie quotidi<strong>en</strong>ne. Ce sont de nouveaux<br />

militants dont ceux que nous appelons <strong>les</strong> ingénieurs "esthétiquem<strong>en</strong>t" islamistes font partie.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, nous nous demandons pourquoi ces militants sont fascinés par <strong>les</strong> sci<strong>en</strong>ces<br />

pures ou appliquées. Olivier Roy propose une explication : ces sci<strong>en</strong>ces "sont prés<strong>en</strong>tées non<br />

comme démarche propre mais comme illustration de la cohér<strong>en</strong>ce du tout, de la volonté divine, de<br />

la rationalité de l'un. Ici la vulgarisation joue à plein. Le réinvestissem<strong>en</strong>t des savoirs techniques<br />

par <strong>les</strong> nouveaux intellectuels (....) est caractéristique de c<strong>et</strong>te perception de l'unicité, qui, battue <strong>en</strong><br />

brèche par <strong>les</strong> sci<strong>en</strong>ces humaines, est au contraire réaffirmée, sur le mode paradigmatique <strong>et</strong><br />

apologétique, par <strong>les</strong> "sci<strong>en</strong>ces". L'ingénieur est ici un prêcheur plus qu'un militant : il dispose par<br />

son métier d'un stock de paradigmes <strong>et</strong> d'illustrations de la grandeur de Dieu. Le positivisme s'allie<br />

fort bi<strong>en</strong> avec le religieux." 324<br />

C<strong>et</strong>te particulière attirance des sci<strong>en</strong>tifiques pourrait égalem<strong>en</strong>t être due au fait que<br />

"l'acculturation a sans doute fonctionné de manière plus efficace dans <strong>les</strong> matières juridiques <strong>et</strong><br />

littéraires que dans l'univers abstrait des sci<strong>en</strong>ces exactes, où le vide culturel s'est fait plus vite<br />

s<strong>en</strong>tir." 325 Concernant l'influ<strong>en</strong>ce des Frères musulmans sur <strong>les</strong> ingénieurs, (d'ailleurs <strong>les</strong> militants ne<br />

font pas tous partie des Frères musulmans), nous pouvons égalem<strong>en</strong>t avancer une autre hypothèse,<br />

qui n'explique évidemm<strong>en</strong>t qu'une partie des choses : <strong>les</strong> Frères musulmans recrut<strong>en</strong>t la plupart de<br />

leurs membres à partir de l'ado<strong>les</strong>c<strong>en</strong>ce par le biais des mosquées où leurs supérieurs <strong>les</strong> incit<strong>en</strong>t à<br />

être très laborieux <strong>et</strong> sérieux pour avoir <strong>les</strong> meilleures places dans la société. Sachant que la<br />

condition d'accès aux facultés de génie <strong>et</strong> de médecine est d'avoir une note élevée au Baccalauréat,<br />

on compr<strong>en</strong>d vraisemblablem<strong>en</strong>t pourquoi <strong>les</strong> adhér<strong>en</strong>ts des Frères musulmans se conc<strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t dans<br />

ces facultés.<br />

3) Les militants révolutionnaires : ils se démarqu<strong>en</strong>t des précéd<strong>en</strong>ts militants surtout par<br />

<strong>les</strong> moy<strong>en</strong>s utilisés pour traduire l'idéologie <strong>en</strong> action.<br />

323 - Cf. Olivier Roy, "Islam : qu'est ce que le néofondam<strong>en</strong>talisme?", in Esprit, Paris, nø 7-8,<br />

juill<strong>et</strong>-août 1990, p.9.<br />

324 - Cf. Olivier Roy, "Les nouveaux intellectuels <strong>en</strong> monde musulman" in Esprit, septembre 1988,<br />

nø 142, p. 64.<br />

325 - François Burgat, L'islamisme au Maghreb. La voix du Sud, Paris, Karthala, 1988, p.100.


Ce sont <strong>les</strong> militants qui apparti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t à un mom<strong>en</strong>t historique dépassé : changer la société<br />

d'<strong>en</strong> haut, c'est-à-dire utiliser la viol<strong>en</strong>ce pour conquérir le pouvoir politique. C<strong>et</strong>te catégorie a été<br />

active avant 1982 à la suite de quoi la répression que l'autorité militaro-politique lui a fait subir a<br />

étouffé plus ou moins leur action :<br />

"Par la viol<strong>en</strong>ce, dit un anci<strong>en</strong> activiste ingénieur, on n'aboutit à ri<strong>en</strong>. (..) L'alliance avec<br />

tous <strong>les</strong> opposants est le seul moy<strong>en</strong> pour changer le régime politique". "Le plus urg<strong>en</strong>t, dit un<br />

autre, n'est pas tant de s'emparer de l'Etat que d'organiser <strong>et</strong> de déf<strong>en</strong>dre la société contre celui-ci".<br />

Il ne faut surtout pas confondre ces militants révolutionnaires avec <strong>les</strong> précéd<strong>en</strong>ts<br />

militants. Ils sont pratiquem<strong>en</strong>t marginalisés, ou du moins leur proj<strong>et</strong> ne s'exprime plus comme<br />

avant.<br />

4) Enfin, pour <strong>les</strong> musulmans culturels, <strong>les</strong> pô<strong>les</strong> religieux <strong>et</strong> historique de l'islam sont<br />

affaiblis mais, pleinem<strong>en</strong>t acculturés à l'occid<strong>en</strong>talisme ou à l'arabisme, ils ne gard<strong>en</strong>t pas moins<br />

par dignité, par fidélité à un passé triomphant de l'époque de l'Empire islamique Omeyyade ou<br />

Abbasside, le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d'une "id<strong>en</strong>tité spécifique" fondée sur le respect de la tradition islamique<br />

dont ils reconnaiss<strong>en</strong>t la valeur malgré leur non-pratique ou même leur ignorance.<br />

* * *<br />

A l'aide de c<strong>et</strong>te grille d'analyse, nous pouvons r<strong>et</strong>ourner à notre obj<strong>et</strong> d'étude, <strong>les</strong><br />

ingénieurs. Ce groupe socioprofessionnel ayant une certaine spécificité par rapport aux autres<br />

groupes nous conduit à distinguer deux types d'acteurs islamistes : l'acteur dés<strong>en</strong>gagé <strong>et</strong> l'acteur<br />

avant-gardiste.<br />

D'abord, <strong>les</strong> deux types se rejoign<strong>en</strong>t du fait qu'ils font partie des nouveaux militants<br />

(décrits ci-dessus dans le deuxième type de notre typologie de la population <strong>en</strong> général). Ces<br />

ingénieurs ne sont pas forcém<strong>en</strong>t membres ni d'un parti politique, légal ou clandestin, ni d'un<br />

courant, religieux, ni d'un groupe au s<strong>en</strong>s où Gil<strong>les</strong> Kepel l'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d, mais ils constitu<strong>en</strong>t plutôt une<br />

t<strong>en</strong>dance vague <strong>et</strong>, pourtant importante quantitativem<strong>en</strong>t au sein des ingénieurs.<br />

Au delà du fond commun de ces deux types, l'origine de l'id<strong>en</strong>tification <strong>et</strong> , par<br />

conséqu<strong>en</strong>t, le s<strong>en</strong>s de l'action diverg<strong>en</strong>t : pour <strong>les</strong> acteurs dés<strong>en</strong>gagés, le recours à l'islam est une<br />

fuite <strong>en</strong> avant devant un système socio-économique <strong>et</strong> politique autoritaire, nationaliste <strong>et</strong><br />

socialiste. Ce refuge trouve sa fonction politico-idéologique dans la notion même de recours à<br />

l'islam, que le système avait cherché à exclure. C<strong>et</strong>te compréh<strong>en</strong>sion ne conduit pas toujours à une<br />

action mobilisatrice du public contre le système <strong>en</strong> place parce qu'il n'y a ni proj<strong>et</strong> systématique <strong>et</strong><br />

systématisant, ni un fort <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t militant. C'est à la fois une action mobilisatrice <strong>et</strong> une<br />

défection, c'est-à-dire dans le langage hirschmani<strong>en</strong>, voice <strong>et</strong> exit. Ces acteurs représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t un<br />

pourc<strong>en</strong>tage important des ingénieurs interrogés (32%).<br />

Par contre, pour <strong>les</strong> acteurs avant-gardistes, l'islam est un proj<strong>et</strong> sociétal qui constitue le<br />

seul moy<strong>en</strong> de passer à la modernité, au développem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> à la paix sociale sans dégâts. Ils mèn<strong>en</strong>t<br />

un combat d'idées actif à travers <strong>les</strong> livres <strong>et</strong> <strong>les</strong> confér<strong>en</strong>ces. Leur action mobilisatrice "voice" est<br />

beaucoup plus importante <strong>et</strong> efficace que celle des précéd<strong>en</strong>ts.<br />

III-3-1. Les ingénieurs islamistes 326 dés<strong>en</strong>gagés:<br />

326 - Nous considérons comme islamiste, dans c<strong>et</strong>te thèse, celui qui se réclame d'une idéologie<br />

(sociale, économique ou politique) à coloration islamique.


- Refusant de faire le choix <strong>en</strong>tre <strong>modernisation</strong> <strong>et</strong> tradition, la plupart des ingénieurs<br />

islamistes dés<strong>en</strong>gagés interrogés définiss<strong>en</strong>t la modernité de façon instrum<strong>en</strong>tale par son aspect<br />

matériel (vie aisée, rôle prépondérant des sci<strong>en</strong>ces dans la société,..) avec une référ<strong>en</strong>ce à l'utilité de<br />

l'islam pour la modernité <strong>et</strong> le développem<strong>en</strong>t. C<strong>et</strong>te idée "weberi<strong>en</strong>ne" est souv<strong>en</strong>t évoquée<br />

ardemm<strong>en</strong>t : "Il n'y a pas, dit un ingénieur, de contradiction <strong>en</strong>tre l'islam <strong>et</strong> la modernité ; l'islam<br />

dans sa dynamique peut s'accorder avec le progrès <strong>et</strong> nous conférer <strong>les</strong> moeurs <strong>et</strong> l'honnêt<strong>et</strong>é<br />

nécessaires pour le travail". Ce point révèle une similitude avec <strong>les</strong> ingénieurs islamistes turcs. 327<br />

En eff<strong>et</strong>, c<strong>et</strong>te définition de la modernité "r<strong>en</strong>forcée" par l'islam ne constitue pas a priori un<br />

paradoxe, car nous ne pouvons pas évacuer le clivage <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ingénieurs islamistes <strong>et</strong> le reste de<br />

ce groupe socioprofessionnel <strong>en</strong> termes de tradition <strong>et</strong> de modernité, de même que nous ne pouvons<br />

pas dissocier l'expéri<strong>en</strong>ce religieuse de la modernité.<br />

-Concernant le choix technique, certains islamistes sont fascinés par la technologie de<br />

pointe qui est, pour eux, le seul moy<strong>en</strong> de parv<strong>en</strong>ir à concurr<strong>en</strong>cer le produit étranger.<br />

Définition "instrum<strong>en</strong>tale" de la modernité, choix économique technologiste, sont deux<br />

facteurs, parmi d'autres, qui confirm<strong>en</strong>t le fait qu'il y a un fonds commun à tous <strong>les</strong> ingénieurs, à<br />

savoir une visée modernisatrice de leur action.<br />

- Les ingénieurs islamistes dés<strong>en</strong>gagés oscill<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre, d'un côté, une attitude antioccid<strong>en</strong>taliste<br />

impute à l'Occid<strong>en</strong>t la responsabilité de tous <strong>les</strong> problèmes du Tiers-Monde, <strong>et</strong> qui<br />

résiste à l'occid<strong>en</strong>talisation des relations socia<strong>les</strong> ; <strong>et</strong>, d'un autre côté, une attitude se limitant à<br />

critiquer une occid<strong>en</strong>talisation abusive <strong>et</strong> trop rapide 328 . Sur la dernière attitude, un ingénieur<br />

s'exprimait ainsi :<br />

"Je ne rej<strong>et</strong>te pas la pénétration d'idées ou de technologies occid<strong>en</strong>ta<strong>les</strong>. C'est une fatalité,<br />

mais je suis contre c<strong>et</strong>te sorte d'occid<strong>en</strong>talisation : <strong>les</strong> femmes ne connaiss<strong>en</strong>t de l'Autre que son<br />

maquillage. (...) Je p<strong>en</strong>se que l'Occid<strong>en</strong>t est autre chose que le luxe <strong>et</strong> la mode.". K. K. répondait à<br />

son collègue nationaliste attribuant le sous-développem<strong>en</strong>t à l'Occid<strong>en</strong>t "Arrêtons d'inculper<br />

l'Occid<strong>en</strong>t! Même s'il ne pleut pas c'est à cause de lui. (....). Nous sommes "colonisab<strong>les</strong>" par nos<br />

erreurs. l'Occid<strong>en</strong>t ne peut pas expier une faute qui n'est pas la si<strong>en</strong>ne".<br />

Bref, la critique (<strong>et</strong> non pas le refus) est destinée autant à l'Occid<strong>en</strong>t <strong>en</strong> tant que société<br />

hyper-consommatrice qu'à l'Occid<strong>en</strong>t séculier <strong>et</strong> dés<strong>en</strong>chanté.<br />

- Certains islamistes ont souligné l'impossibilité de faire fonctionner une économie<br />

islamique sans usure "parce que l'on est complètem<strong>en</strong>t dép<strong>en</strong>dant de l'économie mondiale". Ils<br />

recherch<strong>en</strong>t de nouveaux modes de coexist<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre une économie capitaliste <strong>et</strong> une autre basée<br />

sur une certaine éthique islamique. C<strong>et</strong>te posture critique de l'économie socialiste <strong>en</strong> place montre<br />

que c<strong>et</strong>te id<strong>en</strong>tité islamiste est p<strong>en</strong>sée <strong>et</strong> formulée dans l'esprit de la profession. Nous constatons<br />

ainsi une extraordinaire dynamique de la part des ingénieurs prompts à profiter de la marge de<br />

liberté qu'ils déti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pour interpréter le corpus religieux <strong>en</strong> général <strong>et</strong> le Coran tout<br />

particulièrem<strong>en</strong>t de la manière la plus conforme à leurs intérêts <strong>et</strong> pour <strong>les</strong> adapter aux besoins<br />

d'une société plus complexe, d'une raison "sci<strong>en</strong>tifique" plus exigeante <strong>et</strong> d'une culture plus<br />

ét<strong>en</strong>due.<br />

327 - Nilüfer Göle, "Ingénieurs islamistes <strong>et</strong> étudiantes voilées <strong>en</strong> Turquie : <strong>en</strong>tre le totalitarisme <strong>et</strong><br />

l'individualisme, in G. Kepel <strong>et</strong> Y. Richard, op. cit. p. 178<br />

328 - Le développem<strong>en</strong>ts dans l'Iran post-révolutionnaire corrobor<strong>en</strong>t la deuxième attitude, dans<br />

laquelle c<strong>et</strong>te conception de l'Occid<strong>en</strong>t se traduit <strong>en</strong> pragmatisme.<br />

Cf. Y. Richard, Entre l'Iran <strong>et</strong> l'Occid<strong>en</strong>t. Adaptation <strong>et</strong> assimilation des idées <strong>et</strong> techniques<br />

occid<strong>en</strong>ta<strong>les</strong> <strong>en</strong> Iran, Maison des sci<strong>en</strong>ces de l'Homme, Paris, 1989.


- Les ingénieurs islamistes dés<strong>en</strong>gagés ne réclam<strong>en</strong>t pas l'islamisation des sci<strong>en</strong>ces comme<br />

des médecins islamistes égypti<strong>en</strong>s, d'après Sylvia Chiffoleau, l'ont fait. Mais c<strong>et</strong>te sci<strong>en</strong>ce<br />

spécifique musulmane (la médecine musulmane) ne l'est que "par l'éthique qu'elle rev<strong>en</strong>dique, <strong>et</strong><br />

non par une démarche sci<strong>en</strong>tifique autonome. (...) La sci<strong>en</strong>ce moderne n'est donc pas condamnée <strong>en</strong><br />

soi, mais elle doit être purgée de ses bases matérialistes <strong>et</strong> athées pour être <strong>en</strong>richie des valeurs de<br />

l'islam." 329<br />

-Différ<strong>en</strong>t de celui des islamistes <strong>en</strong> général, leur discours ne porte pas sur <strong>les</strong> formes<br />

émotionnel<strong>les</strong> de la foi, c'est-à-dire que leur expressivité appelle à la raison plus qu'au s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t. Ils<br />

n'insist<strong>en</strong>t pas sur l'importance ni de la prière ni des obligations religieuses, ni de la nécessité de se<br />

regrouper pour pratiquer d'activités spirituel<strong>les</strong>. S'ils parl<strong>en</strong>t de l'importance de la prière, ce n'est<br />

pas pour l'amour de Dieu mais <strong>en</strong> tant que panacée "anti-stress", pour parler comme Göle à propos<br />

des ingénieurs islamistes turcs. Ils n'évoqu<strong>en</strong>t pas dans la discussion l'Au-delà, le paradis, l'<strong>en</strong>fer.<br />

La dissociation <strong>en</strong>tre la pratique religieuse <strong>et</strong> l'idéologie islamiste est très n<strong>et</strong>te :<br />

H. B. dit : "Je ne vais à la mosquée qu'épisodiquem<strong>en</strong>t, je sais que j'ai tort, mais je crois<br />

que notre salut pour tous nos problème passe par l'islam". C. T. indique <strong>en</strong> buvant un verre de<br />

whisky "maint<strong>en</strong>ant, je suis <strong>en</strong>train de boire, c'est très mauvais, mais je crois que ce qui est<br />

ess<strong>en</strong>tiel dans la religion c'est de faire le bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>vers <strong>les</strong> g<strong>en</strong>s, (...), de ne pas m<strong>en</strong>tir, de ne pas<br />

tricher, de ne pas être hypocrite comme la majorité des cheikhs dans ce pays". Nous pouvons<br />

égalem<strong>en</strong>t citer le propos d'une femme ingénieur dévoilée, S. B., : "seul l'Etat islamique modéré<br />

assure la liberté de p<strong>en</strong>ser à tout le monde". La différ<strong>en</strong>ce est vraisemblablem<strong>en</strong>t importante <strong>en</strong>tre<br />

ces nouvel<strong>les</strong> formes d'articulation (discours pratique/ discours religieux) <strong>et</strong> <strong>les</strong> formes classiques<br />

appréh<strong>en</strong>dées par des ouvriers islamistes (à titre d'exemple).<br />

- Si <strong>les</strong> islamistes dés<strong>en</strong>gagés sont une force contestataire de l'Etat, ce n'est pas parce que<br />

l'Etat est "athée", mais parce que c<strong>et</strong> "Etat de barbarie", selon l'expression de Michel Seurat, 330<br />

incarne la corruption, le confessionnalisme, le despotisme. Dans ce s<strong>en</strong>s, leur agir politique est de<br />

critiquer le pouvoir <strong>et</strong> non pas de le conquérir. On est très loin du discours de rej<strong>et</strong> t<strong>en</strong>u par la<br />

périphérie radicale de certaines courants. L'Etat est symbolisé par son idéologie laïciste : certaines<br />

femmes ingénieurs qui port<strong>en</strong>t le foulard, ont contesté c<strong>et</strong>te idéologie qui freine leur asc<strong>en</strong>sion<br />

sociale à cause de leur t<strong>en</strong>ue :<br />

"Je suis l'ingénieur le plus compét<strong>en</strong>t <strong>et</strong> parmi <strong>les</strong> plus anci<strong>en</strong>s dans mon départem<strong>en</strong>t,<br />

mais à cause de mon foulard, je n'accéderai jamais à un poste de direction dans c<strong>et</strong>te <strong>en</strong>treprise.<br />

C'est ce que m'a cyniquem<strong>en</strong>t dit mon directeur. Depuis que <strong>les</strong> soldats ont arraché <strong>les</strong> foulards<br />

dans <strong>les</strong> rues 331 , l'Etat a donné comme consigne à ses administrations de nous marginaliser." 332<br />

Bref, l'islamiste n'hésite donc pas à accepter certains processus de <strong>modernisation</strong> déjà<br />

<strong>en</strong>tamés par l'Etat comme l'industrialisation, la rationalisation des conduites économiques,<br />

l'augm<strong>en</strong>tation du PNB, la "sci<strong>en</strong>tificité" de la société..., mais il veut contrôler l'historicité : à titre<br />

329 - Cf. Sylvie Chiffoleau, "Islam <strong>et</strong> médecine moderne <strong>en</strong> Egypte", in Cahier de Recherche<br />

GREMO, Lyon, Maison de l'Ori<strong>en</strong>t, 1991, p.9.<br />

330 - Michel Seurat, L'Etat de barbarie, Paris, Ed. Le Seuil, 1989.<br />

331 - Elle fait allusion à une opération m<strong>en</strong>ée, <strong>en</strong> 1981, par <strong>les</strong> Brigades de déf<strong>en</strong>se du frère du<br />

Présid<strong>en</strong>t, Rif'at al-Assad, avec le cons<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t du Présid<strong>en</strong>t. Les membres des Brigades ont<br />

<strong>en</strong>levé dans <strong>les</strong> rues de Damas <strong>les</strong> foulards des femmes, y compris <strong>les</strong> femmes âgées.<br />

332 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec B. K. femme ingénieur travaillant dans la société de Jabal qassioun.


d'exemple, on dit oui au travail des femmes à côté de l'homme mais à condition que cel<strong>les</strong>-ci soi<strong>en</strong>t<br />

voilées, <strong>et</strong>c.<br />

Si l'ingénieur "esthétiquem<strong>en</strong>t" islamiste t<strong>en</strong>d vers la logique technocratique, pourquoi<br />

m<strong>et</strong>-il <strong>en</strong> avant surtout un raisonnem<strong>en</strong>t non pas sociologique, mais théologique, de l'ordre du<br />

préconstruit? Autrem<strong>en</strong>t dit <strong>et</strong> plus généralem<strong>en</strong>t, comm<strong>en</strong>t articule-t-il sa consci<strong>en</strong>ce<br />

professionnelle à son id<strong>en</strong>tité islamiste?<br />

* * * * *<br />

Avant de t<strong>en</strong>ter de répondre à ces questions, il est nécessaire de nous appuyer sur des<br />

approches théoriques <strong>et</strong> sociologiques du rapport à la religion :<br />

De Durkheim à Troeltsch :<br />

Une telle articulation <strong>en</strong>tre consci<strong>en</strong>ce professionnelle <strong>et</strong> id<strong>en</strong>tité islamiste parait<br />

invraisemblable si l'on suit certaines perceptions de la religion, <strong>en</strong>fermées dans le paradigme<br />

durkheimi<strong>en</strong> qui consiste à définir la religion comme "un système solidaire de croyances <strong>et</strong> de<br />

pratiques relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire séparées interdites, croyances <strong>et</strong> pratiques qui<br />

uniss<strong>en</strong>t <strong>en</strong> une même communauté morale, appelée Eglise, tous ceux qui y adhèr<strong>en</strong>t." 333 .... C'est<br />

donc <strong>en</strong> gros "croyance <strong>et</strong> rite" ; par <strong>les</strong> rites, Durkheim <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait <strong>les</strong> règ<strong>les</strong> de conduite qui<br />

prescriv<strong>en</strong>t, comm<strong>en</strong>t l'homme doit se comporter avec <strong>les</strong> choses sacrées. Ces rites fonctionn<strong>en</strong>t<br />

différemm<strong>en</strong>t d'autres rites comme le rite magique. De c<strong>et</strong>te définition de la religion, nous<br />

pouvons tirer deux critères, comme l'indique Mary Douglas, : le premier est l'organisation<br />

communautaire des hommes dans le culte de la communauté, le second est la distinction <strong>en</strong>tre le<br />

sacré <strong>et</strong> le profane. Le problème réside dans c<strong>et</strong>te opposition radicale du sacré <strong>et</strong> du profane qui a<br />

été "nécessaire à la théorie durkheimi<strong>en</strong>ne de l'intégration sociale" 334 .<br />

En revanche, la définition tylori<strong>en</strong>ne de la religion, "belief in spirits" 335 , nous évite par sa<br />

généralité de tomber dans le déterminisme durkheimi<strong>en</strong>. Elle m<strong>et</strong> <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce le fait que "la<br />

religion ne réside pas dans une relation avec une norme garantie par son origine sacrée,...., mais<br />

dans une relation avec un être" 336 .<br />

Une autre définition qui r<strong>en</strong>d mieux compte de la réalité est celle de l'anthropologue<br />

anglais A. R. Radcliffe-Brown selon lequel la religion est une sorte de p<strong>en</strong>sée <strong>en</strong> action 337 .<br />

Nous devons nous arrêter plus longuem<strong>en</strong>t sur la sociologie troeltschi<strong>en</strong>ne, étant donné<br />

l'importance de la leçon qu'elle nous donne. Si l'esprit du capitalisme, pour Max Weber, n'est pas<br />

intelligible <strong>en</strong> soi car il puise ses sources dans une éthique protestante, Ernst Troeltsch complique<br />

333 - Emile Durkheim, Les formes élém<strong>en</strong>taires de la vie religieuse, 4ème édition, PUF, 1960, p. 65.<br />

334 - Mary Douglas, De la souillure, Paris, Maspéro, 1981, p. 42.<br />

335 - E. B. Tylor, Primitive culture, 1871, vol 1, p. 491, cité par Jean-Noël Ferrié, op. cit., p. 15.<br />

336 - Jean-Noël Ferrié, op. cit, p. 15.<br />

337 - A. R. Radcliffe-Brown écrit : "Pour compr<strong>en</strong>dre une religion particulière, on doit étudier ses<br />

eff<strong>et</strong>s, La religion doit, par conséqu<strong>en</strong>t, être étudiée <strong>en</strong> action.".<br />

Cf. sa, Structure <strong>et</strong> fonction dans la société primitive, Paris, Ed. de Minuit, 1969, p. 274.


ce cheminem<strong>en</strong>t du protestantisme au capitalisme. 338 Ce sociologue <strong>et</strong> théologi<strong>en</strong> allemand a<br />

démontré dans son livre Protestantisme <strong>et</strong> modernité la complexité du processus de l'influ<strong>en</strong>ce du<br />

protestantisme <strong>et</strong> de ses configurations historiques sur l'émerg<strong>en</strong>ce du monde moderne ou sur la<br />

modernité. C<strong>et</strong>te thèse est très révélatrice de la nature du cheminem<strong>en</strong>t depuis le discours religieux<br />

jusqu'à ses eff<strong>et</strong>s sur la culture, le droit, l'économie <strong>et</strong> le politique. Il comm<strong>en</strong>ce par s'interroger sur<br />

la distinction, d'abord, <strong>en</strong>tre le protestantisme anci<strong>en</strong> dans ses formes diverses, luthéri<strong>en</strong>ne,<br />

calviniste <strong>et</strong> zwingli<strong>en</strong>ne, puis, <strong>en</strong>tre celui-ci <strong>et</strong> <strong>les</strong> configurations historiques, quaker, baptiste, <strong>et</strong>c.,<br />

qui ont surgi parallèlem<strong>en</strong>t à lui. Il critique l'attribution au protestantisme de "la création de choses<br />

qui ne se développ<strong>en</strong>t absolum<strong>en</strong>t pas sur un terrain religieux" 339 . Il montre avec beaucoup de<br />

finesse que son rôle dans le déploiem<strong>en</strong>t de l'esprit moderne était "indirect" <strong>et</strong> "involontaire", <strong>et</strong><br />

montre de même l'importance qu'il a pu avoir non pas, tout d'abord, dans une résurrection ou une<br />

création générale affectant l'<strong>en</strong>semble de la vie, mais, pour l'ess<strong>en</strong>tiel, "dans des conséqu<strong>en</strong>ces<br />

indirectes ou inconsci<strong>en</strong>tes, <strong>et</strong> même directem<strong>en</strong>t dans des eff<strong>et</strong>s d'ordre épiphénomène <strong>et</strong><br />

conting<strong>en</strong>t, voire des influ<strong>en</strong>ces exercées malgré soi." 340 .<br />

La sociologie troeltschi<strong>en</strong>ne nous incite à aller au-delà du discours religieux pour voir<br />

comm<strong>en</strong>t, dans un tel contexte, ce discours donne des eff<strong>et</strong>s variab<strong>les</strong> <strong>en</strong> fonction de maints<br />

facteurs.<br />

* * * * *<br />

La fonction "esthétique" de l'ori<strong>en</strong>tation islamiste<br />

C<strong>et</strong>te grille d'analyse s'avère particulièrem<strong>en</strong>t féconde pour compr<strong>en</strong>dre l'idéologie<br />

islamiste telle qu'elle est perçue par <strong>les</strong> ingénieurs technocrates. Dans le contexte socio-économique<br />

syri<strong>en</strong>, c<strong>et</strong>te idéologie fonctionne de façon plutôt esthétique ou, autrem<strong>en</strong>t dit, leur attitude<br />

m<strong>en</strong>tale n'a pas une portée explicative de leur action.<br />

Parler simplem<strong>en</strong>t d'une idéologie islamiste ne signifie pas grand-chose, on doit examiner<br />

sur quoi c<strong>et</strong>te idéologie s'articule : apport tiers-mondiste <strong>et</strong> révolutionnaire, arabiste ou autre, selon<br />

l'infrastructure économique <strong>et</strong> le contexte politique dans <strong>les</strong>quels c<strong>et</strong>te idéologie a surgi.<br />

L'islamisme <strong>en</strong> Syrie serait-il, le dernier avatar du nationalisme, selon la formule de François<br />

Burgat 341 ? Hypothèse à r<strong>et</strong><strong>en</strong>ir car la manière dont l'interv<strong>en</strong>tion politique <strong>et</strong> sociale s'est opérée<br />

est largem<strong>en</strong>t empruntée au mouvem<strong>en</strong>t nationaliste propagé dans <strong>les</strong> années 60 <strong>et</strong> bi<strong>en</strong> avant ;<br />

hypothèse qui se voit confortée par la convertibilité observée, autant <strong>en</strong> Syrie (surtout parmi <strong>les</strong><br />

nasséri<strong>en</strong>s) que dans le reste du monde arabe, des militants nationalistes <strong>en</strong> militants islamistes ou<br />

islamico-nationalistes.<br />

Si nous comm<strong>en</strong>çons par définir ce qu'elle n'est pas, nous pouvons dire que l'idéologie<br />

"esthétiquem<strong>en</strong>t" islamiste n'est pas une idéologie instrum<strong>en</strong>tale parce qu'elle n'implique pas<br />

forcém<strong>en</strong>t de consci<strong>en</strong>ce ni de vocation de la part de l'acteur. Le choix de c<strong>et</strong>te idéologie islamiste<br />

338 - En fait, Troeltsch s'intéresse surtout à la doctrine religieuse, tandis que Weber s'occupe<br />

davantage de sa mise <strong>en</strong> pratique.<br />

Cf. M. Weber, L'éthique protestante <strong>et</strong> l'esprit du capitalisme, (Traduit de l'allemand par Jacques<br />

Chavy), Paris, Librairie Plon, 1964.<br />

339 - Ernest Troeltsch, Protestantisme <strong>et</strong> modernité, (traduit de l'allemand <strong>et</strong> préfacé par Marc B. de<br />

Launay), Paris, Gallimard, 1991, p. 53<br />

340 - Ibid., p. 68. souligné par nous.<br />

341 - Cf. L'islamisme au Maghreb, op. cit.


est basé sur son rôle mobilisateur, sur sa "lumière" qui attire le public <strong>et</strong> non pas sur la vérité <strong>en</strong><br />

soi. Elle embellit <strong>les</strong> formes d'action comme un décor de théâtre sans texte, insuffisant pour<br />

constituer une pièce.<br />

Lorsqu'un ingénieur s'id<strong>en</strong>tifie comme islamiste <strong>en</strong> réclamant une République islamique,<br />

cela ne signifie pas , dans son esprit, l'application des normes religieuses (charî'a) : châtim<strong>en</strong>ts<br />

corporels, application de l'économie sans usure, <strong>et</strong>c., mais c'est le rapport au religieux qui cautionne<br />

un nouvel ordre social <strong>et</strong> culturel imaginaire. Même pour ceux qui rev<strong>en</strong>diqu<strong>en</strong>t le charî'a, il s'agit<br />

là plutôt de l'affirmation des principes de légitimité <strong>et</strong> non d'un réel programme pour<br />

gouverner. La perception que c<strong>et</strong> ingénieur a de l'Etat islamique est alim<strong>en</strong>tée par des contours qui<br />

sont aussi intangib<strong>les</strong> <strong>et</strong> intemporels que <strong>les</strong> vers<strong>et</strong>s coraniques.<br />

Devant tant de problèmes sociaux qui s'aggrav<strong>en</strong>t : fragilité du développem<strong>en</strong>t<br />

économique, pression démographique, exode rural, abs<strong>en</strong>ce de liberté d'expression <strong>et</strong> de<br />

démocratie, "l'ingénieur islamiste", tout <strong>en</strong> appréh<strong>en</strong>dant ces problèmes <strong>en</strong> termes matériels <strong>et</strong><br />

réels, organise un discours mobilisateur, légitimant de soi <strong>et</strong> délégitimant des autres, qui ne trahit<br />

apparemm<strong>en</strong>t pas son utopie. C'est un discours qui véhicule deux duplicités : il conforte, d'une part,<br />

le suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> t<strong>en</strong>d à ériger sa pratique sociale légitime face aux autres groupes sociaux ; il délégitime,<br />

d'autre part, le pouvoir politique qui "laïcise" la société par la force. 342 C<strong>et</strong>te "p<strong>en</strong>sée utopique", au<br />

s<strong>en</strong>s mannheimi<strong>en</strong>, produit une image déformée de la réalité, mais qui (contrairem<strong>en</strong>t à l'idéologie)<br />

possède le dynamisme lui perm<strong>et</strong>tant de transformer la réalité à son image. 343<br />

Outre que <strong>les</strong> problèmes sociaux cré<strong>en</strong>t un climat de frustrations politiques, nous avons vu<br />

dans l'introduction de c<strong>et</strong>te partie (partie III) comm<strong>en</strong>t l'image de l'Occid<strong>en</strong>t vue par <strong>les</strong> ingénieurs<br />

est réduite à un vol<strong>et</strong> politique. Dans ce s<strong>en</strong>s, s'il y a un discours anti-occid<strong>en</strong>tal de la part de<br />

l'"ingénieur islamiste", il se situe uniquem<strong>en</strong>t au niveau du débat politique qui désigne l'Occid<strong>en</strong>t<br />

dominant comme coupable de sout<strong>en</strong>ir Israël <strong>et</strong> <strong>les</strong> régimes arabes. C'est bi<strong>en</strong> le rapport de<br />

domination qui se trouve ici majoré ; il faut donc voir dans le clivage Occid<strong>en</strong>t/Ori<strong>en</strong>t sa portée<br />

politique plutôt qu'une question de mode de vie. 344<br />

De même, la crise du Golfe 345 m<strong>et</strong> <strong>en</strong> relief une fois de plus le fonctionnem<strong>en</strong>t de<br />

l'idéologie plutôt que l'idéologie elle-même ; <strong>les</strong> trois idéologies : islamiste, nationaliste <strong>et</strong><br />

communiste, converg<strong>en</strong>t <strong>en</strong> ce qui concerne le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t volontariste favorable à l'Iraq ou, au<br />

moins, contre l'interv<strong>en</strong>tion militaire. Les deux appels à l'islam lancés par le Présid<strong>en</strong>t Saddam<br />

Hussein ou le Roi Fahd ont aiguisé plus <strong>en</strong>core la consci<strong>en</strong>ce des ingénieurs d'un islam facile à<br />

manipuler par <strong>les</strong> deux côtés à la fois. Dans ce s<strong>en</strong>s, l'islam ne représ<strong>en</strong>te pas, pour <strong>les</strong> ingénieurs,<br />

une id<strong>en</strong>tité constituante mais leur id<strong>en</strong>tité est constituée par <strong>les</strong> rapports sociaux <strong>et</strong> politiques.<br />

342 - Nous pouvons affirmer d'emblée que toutes <strong>les</strong> t<strong>en</strong>tatives volontaristes de "laïciser" la société<br />

dans certains pays arabes ont t<strong>en</strong>dance à échouer.<br />

343 - P<strong>et</strong>er Berger <strong>et</strong> Thomas Luckmann, op. cit., P. 19.<br />

344 - Bi<strong>en</strong> sûr, sans négliger la question de la femme ainsi que celle des frontières <strong>en</strong>tre l'espace<br />

public <strong>et</strong> l'espace privé, un autre problème qui creuse <strong>en</strong>core le fossé.<br />

345 - A notre demande, une question a été posée, par un ami ingénieur syri<strong>en</strong>, à une quarantaine<br />

d'ingénieurs syri<strong>en</strong>s <strong>en</strong> Syrie sur la crise du Golfe. C<strong>et</strong> échantillon ne prét<strong>en</strong>d pas être représ<strong>en</strong>tatif<br />

mais il est au moins indicatif. Une quasi unanimité de réponses était favorable à l'Iraq ou contre<br />

l'interv<strong>en</strong>tion militaire contre lui.


III-3-2. Les ingénieurs islamistes avant-gardistes<br />

Ce groupe est fort limité numériquem<strong>en</strong>t (16 % des ingénieurs interrogés), mais il a un<br />

impact, débordant la seule sphère religieuse, qui peut toucher largem<strong>en</strong>t à la fois <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong><br />

le public.<br />

Ceux-ci croi<strong>en</strong>t, comme nous l'avons noté, que l'islam constitue un proj<strong>et</strong> sociétal contre<br />

le sous-développem<strong>en</strong>t, la dictature, l'archaïsme <strong>et</strong> l'extrémisme religieux. Certains p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t la<br />

religion <strong>en</strong> termes de praxis socio-économique. Ici, le proj<strong>et</strong> sociétal ne procède pas à une<br />

substitution ou à un détournem<strong>en</strong>t des <strong>en</strong>jeux <strong>en</strong> résorbant le conflit social sous l'appel à l'islam,<br />

mais il se crée une nouvelle forme de conflit avec <strong>les</strong> oulémas <strong>et</strong> contre la perception<br />

"réactionnaire" de l'islam. Ce groupe parle de rôle, d'<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> de responsabilité des ingénieurs<br />

vis-à-vis des autres. Barrés dans leur accès aux instances politique <strong>et</strong> sociale (comme le syndicat),<br />

ces ingénieurs se manifest<strong>en</strong>t de manière plus explicite mais systématiquem<strong>en</strong>t articulée au<br />

politique, dans <strong>les</strong> circuits de l'action culturelle. Quant au social, celui-ci est secondaire.<br />

En fait, il existe un rôle social marginal joué par ces ingénieurs comme intermédiaires<br />

<strong>en</strong>tre la direction (ou le patronat) <strong>et</strong> <strong>les</strong> ouvriers. Il s'agit d'une responsabilité d'ordre moral <strong>en</strong>vers<br />

leurs ouvriers.<br />

Pr<strong>en</strong>ons c<strong>et</strong> exemple : T. T. agronome islamiste 346 est très simple dans ses moeurs <strong>et</strong> son<br />

comportem<strong>en</strong>t, son pouvoir <strong>en</strong> tant qu'ingénieur est d'autant plus considérable qu'il n'est pas<br />

ost<strong>en</strong>tatoire. Il préfère <strong>les</strong> relations directes, amica<strong>les</strong> <strong>et</strong> personnel<strong>les</strong> avec <strong>les</strong> ouvriers. Il dit : "Je<br />

crois que je dois être moral devant mes 347 ouvriers. La plupart vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de la campagne ou d'un<br />

milieu populaire. Au delà de la question technique, j'ai le devoir de leur appr<strong>en</strong>dre comm<strong>en</strong>t ils<br />

devront se comporter de façon correcte dans la vie <strong>et</strong> devant <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>ts catégories de g<strong>en</strong>s, ...".<br />

"Le bon fonctionnem<strong>en</strong>t d'un équipe suppose des li<strong>en</strong>s d'amitié <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> g<strong>en</strong>s".<br />

On est loin du cas des ingénieurs catholiques analysés par André Grelon 348 . Il montre <strong>en</strong><br />

eff<strong>et</strong> l'<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t des ingénieurs français au sein de l'Union Sociale d'Ingénieurs Catholiques<br />

(USIC) dans des rapports sociaux de production avant <strong>et</strong> <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> deux guerres, comme<br />

intermédiaires <strong>en</strong>tre ouvriers <strong>et</strong> patrons <strong>et</strong> <strong>en</strong> tant qu'organisateurs du processus de travail ; c'est-àdire,<br />

à la fois acteurs sociaux pour déf<strong>en</strong>dre <strong>les</strong> ouvriers contre <strong>les</strong> patrons, <strong>et</strong> organisateurs qui<br />

"fusionn<strong>en</strong>t <strong>en</strong> complétant <strong>les</strong> principes d'ordre moral du Fayolisme avec <strong>les</strong> principes d'ordre<br />

technique du Taylorisme." Car ces derniers étant, pour <strong>les</strong> ingénieurs, un "moy<strong>en</strong> extrêmem<strong>en</strong>t<br />

puissant d'investigation de progrès matériels, doiv<strong>en</strong>t être <strong>en</strong>cadrés, modérés <strong>et</strong> dirigés par des<br />

considérations mora<strong>les</strong>, afin d'éviter de transformer l'homme <strong>en</strong> une machine, <strong>et</strong> l'<strong>en</strong>treprise<br />

industrielle <strong>en</strong> un instrum<strong>en</strong>t dont la seule raison d'être serait de réaliser par tous <strong>les</strong> moy<strong>en</strong>s le<br />

maximum de bénéfices dans le minimum de temps." 349 Héritier de l'USIC, le Mouvem<strong>en</strong>t des<br />

346 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec T. T. qui travaille au C.E.R.S. à Damas (C<strong>en</strong>tre des Etudes <strong>et</strong> Recherches<br />

sci<strong>en</strong>tifiques).<br />

347 - L'emploi du mot "mes" <strong>et</strong> non pas "<strong>les</strong>" par c<strong>et</strong> ingénieur ici est un détail significatif. Il révèle<br />

la complexité de c<strong>et</strong>te médiation. Il est à la fois un supérieur fier de son autorité sur <strong>les</strong> ouvriers <strong>et</strong><br />

un trait d'union "neutre" <strong>en</strong>tre eux <strong>et</strong> le patronat.<br />

348 - André Grelon, L'ingénieur catholique <strong>et</strong> son rôle social <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> deux guerres, Actes de<br />

colloque, Paris CSI- La Vill<strong>et</strong>te, 12-14 octobre 1989, 18 pages dactylographiées (non publié).<br />

349 - Le Père Le Play, "Taylorisme <strong>et</strong> Fayolisme", in L'Echo, février 1920. Cité par André Grelon,<br />

op. cit. P 14.


cadres chréti<strong>en</strong>s (MCC) fonctionne toujours comme institution c<strong>en</strong>trée sur la sphère professionnelle<br />

"pr<strong>en</strong>ant <strong>en</strong> compte <strong>et</strong> déf<strong>en</strong>dant <strong>les</strong> intérêts de ses membres <strong>et</strong> leur offrant une plate-forme<br />

d'analyse de questions liées au travail" 350<br />

Dans le contexte français, <strong>les</strong> ingénieurs sont ori<strong>en</strong>tés plutôt vers le social tandis que <strong>les</strong><br />

objectifs sociaux sont marginaux chez leurs homologues syri<strong>en</strong>s <strong>et</strong> comp<strong>en</strong>sés par des critères<br />

moraux. Ces soucis différ<strong>en</strong>ts r<strong>en</strong>voi<strong>en</strong>t au fait que <strong>les</strong> problèmes vécus dans <strong>les</strong> deux contextes<br />

sont très éloignés : du côté français le taylorisme <strong>et</strong> la surexploitation des travailleurs, <strong>et</strong> du côté<br />

syri<strong>en</strong> la corruption.<br />

Afin d'étudier le rôle culturel des ingénieurs islamistes avant-gardistes, nous examinons<br />

deux figures emblématiques prés<strong>en</strong>tant différ<strong>en</strong>tes idées modernisatrices dans <strong>les</strong> sociétés arabes,<br />

<strong>en</strong> combinant ainsi universalisme <strong>et</strong> particularismes. Il ne s'agit pas de privilégier <strong>les</strong> ingénieurs par<br />

rapport aux autres groupes professionnels, car au sein de chacun de ces groupes, il y a des<br />

personnes qui développ<strong>en</strong>t une p<strong>en</strong>sée modernisatrice. Mais il s'agit de prés<strong>en</strong>ter comm<strong>en</strong>t <strong>les</strong><br />

ingénieurs par leur position sociale <strong>et</strong> par leur capital symbolique mobilis<strong>en</strong>t l'opinion publique :<br />

l'un est un exemple de l'histoire réc<strong>en</strong>te, Malek B<strong>en</strong>nabi, ingénieur algéri<strong>en</strong> ; l'autre contemporain,<br />

Mohammed Chahrour, un docteur ingénieur syri<strong>en</strong>. Ce dernier, vue l'importance de sa position,<br />

nous amènera à étudier de près le champ religieux syri<strong>en</strong> où il se situe.<br />

350 - André Grelon, Françoise Subileau, Le Mouvem<strong>en</strong>t des cadres chréti<strong>en</strong>s <strong>et</strong> La Vie nouvelle : des<br />

cadres catholiques militants, in Revue française de sci<strong>en</strong>ce politique, Paris, nø 3, juin 1989, p. 333.


III-3-2-A. Malek BENNABI :<br />

Ce p<strong>en</strong>seur algéri<strong>en</strong> (mort <strong>en</strong> 1973) a reçue une formation d'ingénieur électrici<strong>en</strong> 351 . Il est<br />

très connu <strong>en</strong> Syrie grâce, d'une part, à ses livres diffusés largem<strong>en</strong>t <strong>et</strong>, d'autre part, à la<br />

vulgarisation de sa p<strong>en</strong>sée par certains regroupem<strong>en</strong>ts islamistes, ce qui justifie son évocation dans<br />

ce chapitre. Considéré comme islamiste réformiste, il abordait avec rigueur, réalisme <strong>et</strong> autocritique<br />

<strong>les</strong> problèmes culturels, religieux <strong>et</strong> sociaux concernant le monde dit musulman. Dans <strong>les</strong><br />

années cinquante <strong>et</strong> soixante, marqué par l'histori<strong>en</strong> Arnold Toynbee, <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>talistes comme H.<br />

Gibb ainsi que Mahatma Gandhi, il s'affirmait comme p<strong>en</strong>seur original digne d'att<strong>en</strong>tion <strong>en</strong><br />

travaillant surtout trois thèmes : la r<strong>en</strong>aissance, la civilisation <strong>et</strong> la "colonisabilité".<br />

Pour lui, le proj<strong>et</strong> de r<strong>en</strong>aissance 352 devrait réunir trois composants : Homme, temps <strong>et</strong><br />

terre ("terre" pour ne pas dire "matière", mot utilisé, selon lui, par le vocabulaire marxiste), une<br />

religion (n'importe laquelle) serait nécessaire pour catalyser ces composants.<br />

Concernant le phénomène de la civilisation, il examinait <strong>les</strong> conditions de l'essor <strong>et</strong> le<br />

déclin d'une civilisation soulignant, comme une exception, l'aspect "éternel" de la civilisation<br />

occid<strong>en</strong>tale <strong>et</strong> critiquant l'idée répandue selon laquelle on distingue <strong>en</strong>tre deux concepts : celui de<br />

351 - Malek B<strong>en</strong>nabi, est né <strong>en</strong> 1905 à Constantine dans une famille rurale attachée aux traditions<br />

musulmanes. Il a fait ses études à l'école coranique, à la médersa <strong>en</strong> Algérie <strong>et</strong> à l'Ecole C<strong>en</strong>trale à<br />

Paris, avant l'indép<strong>en</strong>dance de l'Algérie.<br />

Il s'opposa au Mouvem<strong>en</strong>t des oulémas <strong>et</strong> à sa stratégie, le considérant trop politisé. Il a été nommé<br />

ministre de l'Enseignem<strong>en</strong>t supérieur à l'époque du présid<strong>en</strong>t B<strong>en</strong>bella. Il reste peu connu <strong>en</strong><br />

Algérie (nous avons seulem<strong>en</strong>t trouvé <strong>en</strong> 1983 deux titres sur le marché algéri<strong>en</strong>) jusqu'au milieu<br />

des années quatre-vingts où le Parti politique de "La Réforme" le considère comme son père<br />

spirituel, tandis qu'il est très influ<strong>en</strong>t ailleurs <strong>et</strong> tout particulièrem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Syrie <strong>et</strong> au Liban. Il a visité<br />

la Syrie plusieurs fois <strong>et</strong> donné des confér<strong>en</strong>ces attirant ainsi une foule considérable.<br />

Collaborateur de La République algéri<strong>en</strong>ne (1950) <strong>et</strong> de "Jeune musulman" (1952-1953). Il a écrit<br />

égalem<strong>en</strong>t dans "Révolution africaine" (1954-1962), il a publié une tr<strong>en</strong>taine de livres dont <strong>les</strong><br />

titres sont révélateurs de la nature des suj<strong>et</strong>s traités. Parmi ces livres <strong>en</strong> français (la plupart a été<br />

traduite <strong>en</strong> arabe) :<br />

Le Phénomène coranique. Essai d'une théorie sur le Coran, Alger, En-Nadha, 1947, 179 p. Préface<br />

de cheikh Draz.<br />

Discours sur la condition de la r<strong>en</strong>aissance algéri<strong>en</strong>ne. Le Problème d'une civilisation, Alger, En-<br />

Nadha, 1949, 101 p. Préface de Khaldi.<br />

Vocation de l'Islam, Paris, Le Seuil, 1954, 167 p.<br />

L'Afro-Asiatisme, Le Caire, Imp. Misr, coll. "Etudes sélectionnées",1956, 346 p.<br />

Perspectives algéri<strong>en</strong>nes (de la civilisation, de la culture, de l'idéologie), Alger, En-Nahdha, sd<br />

(1965), 80 p. Préface de Khaldi.<br />

Mémoires d'un témoin du siècle, Alger, Ed. nationa<strong>les</strong>, sd (1965), 239p.<br />

Islam <strong>et</strong> démocratie, Alger, "Révolution africaine", sd (1967), 36 p.<br />

L'Oeuvre des Ori<strong>en</strong>talistes, son influ<strong>en</strong>ce sur la p<strong>en</strong>sée islamique moderne, Alger, 1970.<br />

Plusieurs ouvrages sont prés<strong>en</strong>tés comme ayant été écrits directem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> arabe par l'auteur <strong>et</strong><br />

publiés, d'une part, au Caire : Le Problème de la culture (1957), SOS Algérie (1957, égalem<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

français), La lutte idéologique <strong>en</strong> pays colonisés (1957), Idée d'un commonwelth islamique (1958,<br />

égalem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> français), Réflexions (1960), Le problème des idées dans le monde musulman (1960),<br />

Naissance d'une société (1960), Dans le souffle de la bataille (1961) ; d'autre part, à Beyrouth, La<br />

nouvelle édification sociale (1958), Le rôle du musulman dans le dernier quart du XXe siècle<br />

(1973). Cf. Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française, Karthala, 1984, Paris.<br />

352 - Cf. Malek B<strong>en</strong>nabi, churut al-nahda, (Conditions de la r<strong>en</strong>aissance), Damas, Dar al-Fikr, 1ere<br />

éd. 1947. 5ème éd. 1985.


"civilisation", liée seulem<strong>en</strong>t à l'histoire islamique où la finalité est l'Homme, <strong>et</strong> celui de "progrès<br />

matériel" occid<strong>en</strong>tal qui caractérise l'histoire de l'Occid<strong>en</strong>t 353 .<br />

"Colonisabilité" est un concept B<strong>en</strong>nabi<strong>en</strong> très controversé chez <strong>les</strong> intellectuels arabes. Il<br />

s'agit d'un auto-critique de la situation pré-coloniale de sous- développem<strong>en</strong>t culturel qui, selon lui,<br />

a favorisé, <strong>en</strong>tre autres, le colonialisme.<br />

Ses apports : une vision "matérialiste" de l'histoire, une certaine vision universelle de la<br />

modernité ainsi que la désignation de Mahatma Gandhi comme une figure emblématique à suivre<br />

pour <strong>les</strong> musulmans sont constamm<strong>en</strong>t repris <strong>et</strong> analysés dans <strong>les</strong> cerc<strong>les</strong> d'intellectuels islamiques.<br />

En particulier, B<strong>en</strong>nabi marque certaines t<strong>en</strong>dances islamistes des générations syri<strong>en</strong>nes.<br />

Il importe peu ici de savoir jusqu'à quel point <strong>les</strong> idées de Malek B<strong>en</strong>nabi sont inspirées,<br />

d'une part, par l'ingénierie : discipline-mère où son esprit a fait son appr<strong>en</strong>tissage, <strong>et</strong> d'autre part,<br />

par son expéri<strong>en</strong>ce professionnelle. Néanmoins, ce qui nous intéresse ici, c'est la perception qu'ont<br />

<strong>les</strong> lecteurs de sa p<strong>en</strong>sée. C<strong>et</strong>te perception devrait expliquer l'ampleur de l'efficacité symbolique des<br />

ingénieurs 354 , qui facilite leur influ<strong>en</strong>ce sur le public.<br />

La plupart des personnes interrogées signal<strong>en</strong>t le modernisme dans la p<strong>en</strong>sée de B<strong>en</strong>nabi<br />

par rapport aux oulémas traditionnels. Modernisme qui s'inspire selon el<strong>les</strong> de son contact avec<br />

l'Occid<strong>en</strong>t <strong>et</strong> de sa formation :<br />

" Je dois beaucoup à Malek B<strong>en</strong>nabi. (...) Avant de lire certains de ses livres, j'étais dans la<br />

sphère des p<strong>en</strong>seurs des Frères musulmans comme Sayed qutb, Mohammed qutb, Saïd Hawa. Ces<br />

derniers ont s<strong>en</strong>sibilisé mes s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts plutôt que ma tête. (...) J'ai appris de lui à ne pas citer <strong>les</strong><br />

vers<strong>et</strong>s de Coran comme preuve mais comme support qui confirme la démarche sci<strong>en</strong>tifique..." 355 .<br />

"L'Histoire a donné raison à Malek B<strong>en</strong>nabi dans tout ce qu'il avait écrit : il a critiqué la sécession<br />

du Pakistan de l'Inde au nom de l'islam, le résultat a été désastreux : un espace géographique<br />

stratégique, qui aurait pu être une force aussi importante que l'Europe, a été scindé <strong>en</strong> plusieurs<br />

morceaux : Inde, Pakistan, Bangladesh <strong>et</strong> Kashmir. Il a préparé intellectuellem<strong>en</strong>t la r<strong>en</strong>contre des<br />

Non-alignés (afro-asiatiques) de Bandung, au-delà de différ<strong>en</strong>tes religions. Si ce dispositif était<br />

puissant, nous aurions été beaucoup mieux politiquem<strong>en</strong>t. (..) Je p<strong>en</strong>se que par sa formation<br />

sci<strong>en</strong>tifique, il a pu saisir le prés<strong>en</strong>t avec un regard sur le futur...." 356 . "Le modernisme dans la<br />

p<strong>en</strong>sée de Malek B<strong>en</strong>nabi est dû au fait qu'il est ingénieur ayant résidé <strong>en</strong> France. Il a compris la<br />

modernité dans ses deux vol<strong>et</strong>s, matériel <strong>et</strong> intellectuel ..." 357 .<br />

Si la formation d'ingénieur de B<strong>en</strong>nabi constitue un atout, ceci ne fait pas, toutefois,<br />

l'unanimité de nos interlocuteurs :<br />

353 - Sur c<strong>et</strong>te distinction, voir, par exemple, Mohammed Saïd Ramadan al-Bouti, al-hadara alislamiyya<br />

bayna al-islam wa al-gharb, (La civilisation humaine <strong>en</strong>tre l'islam <strong>et</strong> l'Occid<strong>en</strong>t),<br />

Damas, Ed. Dar al-fikr, 1989.<br />

354 - voir I-3-2.<br />

355 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec K. A., ingénieur civil islamiste.<br />

356 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec S. D., médecin.<br />

357 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec S. B., femme ingénieur.


"Malek B<strong>en</strong>nabi est un p<strong>en</strong>seur extraordinaire, mais je trouve que du fait qu'il n'avait pas<br />

bi<strong>en</strong> appris l'arabe, sa compréh<strong>en</strong>sion de l'islam était limitée. (...) J'ai beaucoup de critiques à son<br />

égard" 358 .<br />

Ces lecteurs, depuis <strong>les</strong> années cinquante, voi<strong>en</strong>t donc <strong>en</strong> lui la figure "charismatique" de<br />

l'homme de sci<strong>en</strong>ce capable par sa foi de mieux compr<strong>en</strong>dre l'Homme <strong>et</strong> la société 359 . Ils m<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t<br />

souv<strong>en</strong>t <strong>en</strong> avant l'argum<strong>en</strong>t selon lequel la connaissance de B<strong>en</strong>nabi <strong>en</strong> comparaison de celle des<br />

p<strong>en</strong>seurs islamistes traditionnels, est <strong>en</strong>cyclopédique (sci<strong>en</strong>ces, théologie, p<strong>en</strong>sée politique <strong>et</strong><br />

sociale). Ils ont l'impression que B<strong>en</strong>nabi ne rompt a priori ni avec la p<strong>en</strong>sée traditionnelle ni avec<br />

<strong>les</strong> oulémas, <strong>et</strong> que sa vision synthétique de la r<strong>en</strong>aissance ou de la civilisation est due à une<br />

formation sci<strong>en</strong>tifique que <strong>les</strong> oulémas n'ont pas. D'où la capacité de B<strong>en</strong>nabi de jouer un rôle<br />

culturel important dans un champ ayant été exclusivem<strong>en</strong>t monopolisé par <strong>les</strong> oulémas.<br />

Ce pot<strong>en</strong>tiel d'interv<strong>en</strong>tion concurr<strong>en</strong>ce égalem<strong>en</strong>t <strong>les</strong> intellectuels l<strong>et</strong>trés (journalistes,<br />

écrivains, sociologues, philosophes, psychologues, artistes, ....), dont la formation n'a pas <strong>en</strong>core de<br />

légitimité. Car dans un pays comme la Syrie où la religiosité est forte, ces derniers sont <strong>en</strong><br />

concurr<strong>en</strong>ce avec <strong>les</strong> oulémas qui prét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t avoir seuls le droit de parler sur l'homme, la société <strong>et</strong><br />

Dieu. Au-delà de l'illégitimité de la formation des intellectuels, l'opposition intellectuels<br />

humanistes/oulémas est r<strong>en</strong>forcée par la relative autonomie que <strong>les</strong> oulémas possèd<strong>en</strong>t par rapport<br />

aux intellectuels, comme le constate Gil<strong>les</strong> Kepel : "à l'incapacité de déf<strong>en</strong>dre l'autonomie de<br />

l'intellectuel vis-à-vis de l'Etat, s'oppose la force de résistance des oulémas." 360 . La comparaison<br />

avec l'Amérique latine confirme ce constat, où <strong>les</strong> prêtres de la théologie de la libération jou<strong>en</strong>t un<br />

rôle important 361 .<br />

Quant au public, il distingue <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> intellectuels <strong>et</strong> l'intellig<strong>en</strong>tsia technique : c<strong>et</strong>te<br />

dernière possédant ainsi la "vraie sci<strong>en</strong>ce" est à l'abri de la "mauvaise réputation" des premiers.<br />

Ainsi pouvons-nous dire que bi<strong>en</strong> que le proj<strong>et</strong> sociétal de B<strong>en</strong>nabi ait été élaboré dans <strong>les</strong> années<br />

cinquante <strong>et</strong> soixante, il conserve actuellem<strong>en</strong>t ses forces mobilisatrices pour le public, (nous y<br />

revi<strong>en</strong>drons dans la fin de ce chapitre).<br />

** ** ** ** **<br />

Passons maint<strong>en</strong>ant à l'exam<strong>en</strong> des composants du champ religieux syri<strong>en</strong> afin d'analyser,<br />

<strong>en</strong>suite, le rôle de l'ingénieur Chahrour dans ce champ <strong>et</strong> <strong>en</strong> comparaison avec une autorité<br />

classique, celle du cheikh el-Bouti.<br />

358 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec T. B., <strong>en</strong>seignant à Alep.<br />

359 - Il n'y a pas une lecture unique de M. B<strong>en</strong>nabi, mais nous p<strong>en</strong>sons que ce qui a été noté constitue<br />

l'interprétation de la plupart de ces lecteurs. Nous nous appuyons, d'une part, sur nos <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s<br />

avec des ingénieurs <strong>et</strong> d'autres personnes appart<strong>en</strong>ant à certaines t<strong>en</strong>dances islamistes influ<strong>en</strong>cées<br />

par sa p<strong>en</strong>sée <strong>et</strong>, d'autre part, sur des études publiées à propos de la p<strong>en</strong>sée de B<strong>en</strong>nabi (Quatre<br />

livres dont le plus important est celui de Saleh Zaki, Malek ibn Nabi mufakker islâhi, Malek<br />

B<strong>en</strong>nabi p<strong>en</strong>seur réformiste, Damas, Ed. Dar al-Fikr, 1985).<br />

Dans une discussion avec Gil<strong>les</strong> Kepel sur ce chapitre, ce dernier a cité le nom de Rachid B<strong>en</strong>issa,<br />

militant islamiste de France, comme exemple d'un islamiste marqué par B<strong>en</strong>nabi mais qui demeure<br />

classique <strong>et</strong> non pas moderniste. Nous p<strong>en</strong>sons que B<strong>en</strong>issa est influ<strong>en</strong>cé davantage par des auteurs<br />

classiques, Frères musulmans, que par B<strong>en</strong>nabi.<br />

360 - Cf. Gil<strong>les</strong> Kepel "Introduction", in G. Kepel <strong>et</strong> Y. Richard, Intellectuels <strong>et</strong> militants dans<br />

l'Islam contemporain, Paris, Le Seuil, P. 18.<br />

361 - Cf. Alain Touraine, La parole <strong>et</strong> le sang.., op. cit. pp. 104-122.


III-3-2-B. La recomposition du champ religieux<br />

L'autre figure emblématique des ingénieurs est celle de Chahrour, que nous évoquons plus<br />

loin (III-3-2-C). Car l'analyse de l'ampleur de son apport à la société syri<strong>en</strong>ne ne peut être comprise<br />

sans l'avoir auparavant situé dans le champs religieux syri<strong>en</strong>, <strong>et</strong> surtout <strong>en</strong> comparaison avec une<br />

autorité classique très important, celle du cheikh al-Bouti.<br />

La Syrie a connu p<strong>en</strong>dant <strong>et</strong> à la suite des troub<strong>les</strong> politiques (<strong>en</strong>tre 1979 <strong>et</strong> 1982) un<br />

écrasem<strong>en</strong>t très brutal de l'opposition <strong>et</strong> surtout du mouvem<strong>en</strong>t des Frères musulmans, qui a<br />

conduit à l'arrestation de dizaine de milliers d'opposants politiques, à l'épilogue sanglant de la ville<br />

de Hama, à l'accroissem<strong>en</strong>t de groupes paramilitaires liés au pouvoir (R<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts généraux<br />

"Moukhabarat", Garde républicaine, Unités Spécia<strong>les</strong> 362 ) <strong>et</strong> à l'étouffem<strong>en</strong>t presque total de la<br />

liberté d'expression.<br />

Dans ce contexte d'abs<strong>en</strong>ce de la société civile, l'Etat essaie sans cesse d'emprunter sa<br />

légitimité au religieux (parmi d'autres) ; il se hâte de s'approprier le champ religieux <strong>et</strong> ses modes<br />

de production, de gestion <strong>et</strong> de diffusion des valeurs symboliques. Il a m<strong>en</strong>é une politique<br />

religieuse bi<strong>en</strong> ori<strong>en</strong>tée : interdiction de tout rassemblem<strong>en</strong>t ou activité religieuse à la mosquée ou<br />

ailleurs sans son autorisation, contrôle de la formation des <strong>en</strong>seignants d'éducation religieuse ou des<br />

oulémas (concours sélectif à l'<strong>en</strong>trée à la faculté de charia) <strong>et</strong> fonctionnarisation de la majorité des<br />

oulémas . Que reste-t-il dans ce contexte?<br />

Dès 1986, nous pouvons dessiner le paysage général du champ religieux de la façon<br />

suivante:<br />

1- Un groupe religieux officiel lié étroitem<strong>en</strong>t au pouvoir, dirigé par le Grand Mufti de la<br />

Syrie cheikh Koftaro. On peut considérer ce groupe comme marginal par rapport à la société, faute<br />

d'une autorité intellectuelle de son maître, discrédité à cause de sa compromission avec le pouvoir.<br />

Le public le traite de "artifice fabriqué ou de marionn<strong>et</strong>te créée par l'Etat".<br />

2- Un groupe religieux dirigé par le cheikh dr Mohammed Saïd Ramadan el-Bouti<br />

dont l'influ<strong>en</strong>ce était grande jusqu'<strong>en</strong> 1990.<br />

3- Des p<strong>et</strong>its groupes guidés par des oulémas classiques, tant à Damas qu'<strong>en</strong> province,<br />

clandestins ou non, qui ont une ampleur très limitée.<br />

4- Des agrégats de groupes qui dispos<strong>en</strong>t d'un double registre de communication : savoir<br />

religieux traditionnel véhiculé par <strong>les</strong> oulémas <strong>et</strong> savoir critique élaboré par des intellectuels<br />

déf<strong>en</strong>dant une exégèse moderne qui prét<strong>en</strong>d capable de résoudre <strong>les</strong> problèmes actuels, comme<br />

Malek B<strong>en</strong>nabi, Mohammed Chahrour, Hassan Hanafi, Mohammed Arkoun.<br />

Nous ne pouvons pas distinguer ces quatre groupes <strong>en</strong> utilisant <strong>les</strong> termes : extrémiste,<br />

radical, intégriste, modéré ; mais, <strong>les</strong> trois premiers groupes sont relativem<strong>en</strong>t homogènes, c'est-àdire<br />

qu'à partir du savoir religieux traditionnel, ils prét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t pouvoir résoudre <strong>les</strong> problèmes socioéconomiques<br />

<strong>et</strong> politiques <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce. A ces groupes s'oppose le quatrième. Nous devons r<strong>et</strong><strong>en</strong>ir<br />

dans c<strong>et</strong>te diversité des groupes l'aspect pluraliste des p<strong>en</strong>sées islamiques plutôt que la<br />

prédominance d'un type sur <strong>les</strong> autres.<br />

Dans ce champ religieux complexe, nous avons r<strong>et</strong><strong>en</strong>u deux protagonistes : l'un <strong>en</strong><br />

déclin, le cheikh el-Bouti, <strong>et</strong> l'autre <strong>en</strong> essor, l'ingénieur Chahrour, qui apparti<strong>en</strong>t au<br />

362 - Ce sont des troupes d'élites à fort recrutem<strong>en</strong>t alaouite.


quatrième groupe. Afin de montrer le changem<strong>en</strong>t important reflétant des t<strong>en</strong>sions socia<strong>les</strong> non<br />

résolues dans l'attitude du public vis-à-vis des oulémas <strong>et</strong> de l'intellig<strong>en</strong>tsia, <strong>et</strong> de repérer le début<br />

d'une recomposition du champ religieux, nous opposerons l'ingénieur Chahrour, au Cheikh el-<br />

Bouti. C'est grâce au dynamisme du champ religieux que le public syri<strong>en</strong> a mieux reçu l'apport de<br />

Chahrour, comme nous essayons de le montrer plus loin (III-3-2-C). Mais auparavant il nous faut<br />

analyser la trajectoire d'el-Bouti avec att<strong>en</strong>tion.<br />

Figure de el-Bouti:<br />

Le cheikh M.S.R. el-Bouti est une figure islamiste très connue à la fois <strong>en</strong> Syrie <strong>et</strong> dans <strong>les</strong><br />

autres pays arabes. Il constitue une autorité intellectuelle importante. Né <strong>en</strong> 1929, fils d'un mulla<br />

(autorité religieuse) kurde, ayant hérité de son père un capital symbolique, docteur <strong>en</strong> charia<br />

("sci<strong>en</strong>ces religieuses") de l'Université de l'Azhar au Caire, professeur à la faculté de charia de<br />

l'université de Damas, auteur de plusieurs livres sur l'islam traitant par des argum<strong>en</strong>ts aussi<br />

sci<strong>en</strong>tifiques que religieux des suj<strong>et</strong>s très différ<strong>en</strong>ts : fikh, doctrine, réfutation du matérialisme,<br />

islam <strong>et</strong> contraception, civilisation islamique, sirat (la vie du Prophète), éducation islamique, <strong>et</strong>c..<br />

Il communique avec le public à travers ses prédications du v<strong>en</strong>dredi dans une mosquée de<br />

Rokn el-Din (quartier populaire de Damas habité surtout par <strong>les</strong> Kurdes) <strong>et</strong> ses cours du lundi <strong>et</strong> du<br />

jeudi soir (<strong>en</strong>viron une heure <strong>et</strong> demie) dans l'une des grandes mosquées de Damas, la mosquée de<br />

"Sanjakdar" ; il donne le lundi un cours de doctrine <strong>et</strong> le jeudi un cours sur le sirat (la vie du<br />

Prophète Mohammed), suivi par des questions qui ne relèv<strong>en</strong>t pas uniquem<strong>en</strong>t du suj<strong>et</strong> traité. Ces<br />

cours sont suivis par des c<strong>en</strong>taines de fidè<strong>les</strong> v<strong>en</strong>us de Damas <strong>et</strong> de ses <strong>en</strong>virons ruraux,<br />

appart<strong>en</strong>ant à toutes <strong>les</strong> catégories socia<strong>les</strong>, surtout des étudiants des facultés sci<strong>en</strong>tifiques <strong>et</strong> des<br />

lycé<strong>en</strong>s.<br />

Grâce à son intellig<strong>en</strong>ce, il a pu survivre p<strong>en</strong>dant la crise politique de 1979-82 où il a<br />

réussi à rester à l'abri du conflit <strong>en</strong>tre le pouvoir <strong>et</strong> <strong>les</strong> Frères musulmans malgré <strong>les</strong> pressions<br />

exercées sur lui des deux côtés ; interrogé, à c<strong>et</strong>te époque par la télévision où il dénonce la<br />

viol<strong>en</strong>ce commise par, selon lui, "des groupes prét<strong>en</strong>dum<strong>en</strong>t religieux", il conseille à l'Etat de bi<strong>en</strong><br />

<strong>les</strong> id<strong>en</strong>tifier <strong>et</strong> ne pas exercer une répression touchant tous <strong>les</strong> croyants. Il continue ses cours à la<br />

mosquée de "Sanjakdar" comme s'il ne se passait ri<strong>en</strong> <strong>en</strong> dehors de ses murs ; lorsqu'on lui pose des<br />

questions, il y répond de façon très subtile <strong>et</strong> générale pour éviter de se mêler à l'actualité politique<br />

<strong>et</strong> sociale.<br />

Autour de lui s'est ainsi constitué, dans <strong>les</strong> années 70 <strong>et</strong> 80, un "groupe" islamiste strict<br />

très fier de son maître le cheikh, professeur <strong>et</strong> prédicateur. Ce groupe dépasse plusieurs c<strong>en</strong>taines<br />

d'assistants sans compter un public plus large constitué par ceux qui écout<strong>en</strong>t ses cours grâce aux<br />

cass<strong>et</strong>tes diffusées <strong>et</strong> v<strong>en</strong>dues partout <strong>et</strong> par ceux qui lis<strong>en</strong>t ses livres édités à grands tirages.<br />

En 1989, lors d'une émission à la télévision sur la sci<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> l'islam, interrogé par un<br />

prés<strong>en</strong>tateur sur la place de la sci<strong>en</strong>ce dans l'islam, el-Bouti a répondu : "je comm<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> disant<br />

que monsieur le Présid<strong>en</strong>t Hafez el-Assad est le grand parrain de la sci<strong>en</strong>ce, des sci<strong>en</strong>tifiques <strong>et</strong> de<br />

l'islam, c'est grâce à lui que l'islam demeure dans ce pays, bi<strong>en</strong> protégé. ......Je jure ..que sans lui il<br />

n'y a pas de sci<strong>en</strong>ce...". A l'étonnem<strong>en</strong>t du public, il flatte donc avec insistance le pouvoir politique<br />

alors même qu'il n'y est pas forcé.<br />

Afin de compr<strong>en</strong>dre pourquoi ce tournant s'est opéré, on doit souligner qu'el-Bouti,<br />

d'origine kurde, éprouve comme toutes <strong>les</strong> minorités <strong>en</strong> Syrie le besoin de se protéger auprès des<br />

groupes politiques <strong>et</strong> notamm<strong>en</strong>t de l'Etat, contrairem<strong>en</strong>t aux autres oulémas originaires de<br />

Damas 363 , qui regroup<strong>en</strong>t autour d'eux de "vrais" Damascènes <strong>et</strong> qui n'ont jamais été compromis<br />

363 - Nous faisons allusion aux cheikhs Mostafa Bougha, Abedl Karim Rifaï, Saleh Farfour.


par le pouvoir politique. L'Etat a bi<strong>en</strong> su jouer sur ce facteur <strong>en</strong> laissant son fils, exilé <strong>en</strong> Arabie<br />

Saoudite depuis 1982, r<strong>et</strong>ourner <strong>en</strong> Syrie.<br />

Dès lors, on le voit fréquemm<strong>en</strong>t dans <strong>les</strong> médias ; pour la première fois, on perm<strong>et</strong> à la<br />

télévision un débat <strong>en</strong>tre un intellectuel <strong>et</strong> un alem (cheikh) tel le débat <strong>en</strong>tre lui <strong>et</strong> un professeur de<br />

philosophie à l'université de Damas, Taïb Tizini. Car, auparavant, l'Etat se préoccupait réduire<br />

d'abord l'islam à des obligations rituel<strong>les</strong> (prière, jeûne, pèlerinage, Zakat "aumône", <strong>et</strong>c.) <strong>et</strong> de ne<br />

pas discréditer <strong>les</strong> intellectuels aux yeux du public. Actuellem<strong>en</strong>t, on lui a confié des confér<strong>en</strong>ces<br />

religieuses hebdomadaires (études coraniques) à la télévision à 21h 15, l'heure de plus grande<br />

écoute, dans <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> il traite sans hésitation de l'actualité politique pour conférer une légitimité<br />

religieuse à la politique intérieure <strong>et</strong> extérieure du régime syri<strong>en</strong>. Parmi <strong>les</strong> questions traitées, il y a<br />

eu cel<strong>les</strong> de la crise du Golfe, où il a appuyé la politique syri<strong>en</strong>ne <strong>et</strong> approuvé l'interv<strong>en</strong>tion<br />

militaire des Etats-Unis <strong>et</strong> de leurs alliés.<br />

Ce changem<strong>en</strong>t dans la trajectoire d'el-Bouti a choqué le public syri<strong>en</strong> déjà très frustré par<br />

la dictature <strong>en</strong> Syrie <strong>et</strong> sa politique surtout depuis la crise du Golfe.<br />

Nous allons t<strong>en</strong>ter de montrer comm<strong>en</strong>t, pour le public, ce mythe "bouti<strong>en</strong>" comm<strong>en</strong>ce à<br />

s'effondrer <strong>et</strong> à se démystifier ; comm<strong>en</strong>t c<strong>et</strong>te figure islamiste qui semblait p<strong>en</strong>dant longtemps<br />

infaillible, voire sacralisée, s'humanise.<br />

L'emprise d'el-Bouti sur son <strong>en</strong>tourage ne ressemble pas à celle d'une école, philosophique<br />

ou sociologique ; c'est une construction très dogmatique. Ce n'est pas parce que cela relève de la<br />

croyance religieuse, mais parce que le cheikh el-Bouti prét<strong>en</strong>d avoir dans ses livres <strong>et</strong> dans sa<br />

parole le B-A-BA de l'islam ; ses idées mises <strong>en</strong> scène par lui (c'est-à-dire par sa rhétorique fleurie<br />

<strong>et</strong> toujours ornée de vers<strong>et</strong>s coraniques) devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t sacrées.<br />

B. H., un étudiant <strong>en</strong> médecine, assez cultivé, sympathisant d'el-Bouti, passant de temps <strong>en</strong><br />

temps le voir dans son bureau à la faculté de charia, nous a raconté :<br />

<strong>en</strong> 1982, après avoir lu tous <strong>les</strong> livres d'el-Bouti, je lui a demandé :<br />

"- Qu'est ce que je pourrais lire?<br />

- Dans 6 mois, un nouveau livre de moi "Critique des illusions matérialistes" va paraître.<br />

- Mais, <strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant la parution de votre livre qu'est-ce que vous me conseillez de lire?<br />

- Ne lis ri<strong>en</strong>, att<strong>en</strong>ds mon livre!"<br />

esprit".<br />

B. H. a justifié l'avis de son maître : "Si je lis autre chose, cela pourrait <strong>en</strong>combrer mon<br />

Voilà un exemple révélateur du dogmatisme d'el-Bouti. Ce g<strong>en</strong>re d'éducation transforme<br />

ses lecteurs <strong>en</strong> discip<strong>les</strong> doci<strong>les</strong> qui ne cherch<strong>en</strong>t qu'à répéter ou, au meilleur cas, à comm<strong>en</strong>ter ce<br />

qu'il dit sans réfléchir. "Le cheikh docteur el-Bouti, dit un disciple, est un homme très religieux, <strong>et</strong><br />

la vie matérielle, dans ses bi<strong>en</strong>s ou ses maux, ne le touche pas ...". On évoque toujours le titre<br />

docteur avant son nom pour montrer mieux l'autorité intellectuelle d'el-Bouti.<br />

Dans une telle situation, il fallait un choc pour faire compr<strong>en</strong>dre que la p<strong>en</strong>sée dite<br />

"islamique" est le fait d'hommes impliqués dans <strong>les</strong> <strong>en</strong>jeux socio-économiques <strong>et</strong> politiques. On a


vu p<strong>en</strong>dant la crise du Golfe la guerre des Fatwa 364 (jurisprud<strong>en</strong>ces) où <strong>les</strong> p<strong>en</strong>seurs <strong>et</strong> <strong>les</strong> Partis<br />

islamiques se sont divisés <strong>en</strong> fonction de leurs positions socia<strong>les</strong> <strong>et</strong> politiques <strong>en</strong> se servant des<br />

mêmes vers<strong>et</strong>s coraniques <strong>et</strong> Hadiths (paro<strong>les</strong> du Prophète) pour parv<strong>en</strong>ir à des conclusions tout à<br />

fait contradictoires. Le choc de c<strong>et</strong>te crise a ainsi servi d'étincelle pour brûler <strong>et</strong> démystifier ce qui<br />

était un mythe inébranlable.<br />

La distance critique prise par l'audi<strong>en</strong>ce à l'égard de c<strong>et</strong>te dérive s'est produite à des degrés<br />

différ<strong>en</strong>ts. En interrogeant 365 une cinquantaine de personnes, de différ<strong>en</strong>tes catégories socia<strong>les</strong>,<br />

parmi <strong>les</strong> discip<strong>les</strong> ou <strong>les</strong> simp<strong>les</strong> admirateurs d'el-Bouti, on peut ainsi discerner deux cerc<strong>les</strong> qui<br />

pivot<strong>en</strong>t autour d'el-Bouti:<br />

1-Un p<strong>et</strong>it cercle constitué par <strong>les</strong> discip<strong>les</strong> <strong>les</strong> plus proches de lui <strong>et</strong> surtout <strong>les</strong> nonétudiants.<br />

Ils se sont r<strong>en</strong>du compte de l'impact de la conjoncture, surtout politique, sur sa p<strong>en</strong>sée :<br />

"Je suis certain qu'il a une bonne int<strong>en</strong>tion, mais le pauvre est obligé de dire certaines<br />

choses qui satisfont le régime politique". "Dieu sait jusqu'à quel point l'Etat a exercé une pression<br />

contre lui. Il a deux choix : soit il refuse de coopérer <strong>et</strong> par conséqu<strong>en</strong>t abandonne le prêche<br />

définitivem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> même va <strong>en</strong> prison ; soit il fait l'éloge du pouvoir <strong>et</strong> justifie sa politique tout <strong>en</strong><br />

restant libre <strong>et</strong> pouvant exercer sa prédication pour un public large grâce aux médias. Il a choisi le<br />

dernier choix <strong>et</strong> il a raison.".<br />

La plupart de nous interlocuteurs dans ce cercle ont avancé c<strong>et</strong> argum<strong>en</strong>t. Auparavant, ils<br />

avai<strong>en</strong>t refusé la distinction <strong>en</strong>tre politique <strong>et</strong> religieux, car le premier est conting<strong>en</strong>t <strong>et</strong> doit être<br />

guidé par le second. Ce groupe n'a pas pu rompre épistémologiquem<strong>en</strong>t avec el-Bouti, mais quand<br />

même il a opéré un déplacem<strong>en</strong>t dans l'attitude : <strong>les</strong> fatwas (jurisprud<strong>en</strong>ces), <strong>les</strong> exégèses du Coran<br />

<strong>et</strong> <strong>les</strong> p<strong>en</strong>sées dites islamiques ne sont pas seulem<strong>en</strong>t dues à la lecture du Coran ou la parole du<br />

Prophète ni à l'inspiration divine, mais à l'impact des impératifs idéologiques dans lequel ce produit<br />

a vu le jour.<br />

2- Un grand cercle constitué par une partie de discip<strong>les</strong> proches ou par des admirateurs. Ce<br />

groupe est déçu de voir la relation étroitem<strong>en</strong>t établie <strong>en</strong>tre el-Bouti <strong>et</strong> le régime syri<strong>en</strong>. On refuse<br />

de le justifier, on a compris que la p<strong>en</strong>sée islamique peut être manipulée par des oulémas ou des<br />

intellectuels <strong>et</strong> qu'il n'y a pas une seule p<strong>en</strong>sée islamique, mais plusieurs, toujours restituées dans<br />

l'historicité :<br />

"el-Bouti est un homme compromis par l'autorité politique, protégé par elle, médiatisé par<br />

elle...." 366 . "Aucune raison ne justifie sa parole. S'il est contraint, il n'a qu'à rester chez lui. On est<br />

arrivé à l'époque où <strong>les</strong> oulémas v<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t leur fatwa (jurisprud<strong>en</strong>ces) pour des pétrodollars".<br />

voilà quelques propos qui montr<strong>en</strong>t le déclin de la figure d'el-Bouti au sein de ce groupe.<br />

Certes, la catégorisation est un peu caricaturale, il y a beaucoup de nuances. Nous n'osons<br />

pas dire que le dogmatisme religieux <strong>en</strong> Syrie est <strong>en</strong> voie de disparition, mais nous pourrons<br />

364 - Cf. par exemple, Revue el-Insan, Paris, Dar el-Insan, nø 5, 1991 (<strong>en</strong> langue arabe). Elle a<br />

prés<strong>en</strong>té <strong>les</strong> prises de position <strong>et</strong> <strong>les</strong> argum<strong>en</strong>ts suscités par différ<strong>en</strong>ts p<strong>en</strong>seurs islamistes.<br />

365 - Nous avons m<strong>en</strong>é l'<strong>en</strong>quête au mois d'août 1991 <strong>en</strong> Syrie où la question posée était la suivante<br />

: " Qu'est-ce que vous p<strong>en</strong>sez du cheikh docteur el-Bouti", nous avons profité du fait que nous<br />

connaissions l'attitude d'une partie des interviewés sur el-Bouti quelques années auparavant.<br />

366 - C<strong>et</strong>te critique a été prononcée <strong>en</strong> 1992 par le médecin B. H., cité plus haut, qui était très<br />

marqué par el-Bouti.


emarquer qu'il est désormais difficile de croire que le discours d'el-Bouti dans sa dim<strong>en</strong>sion<br />

culturelle <strong>et</strong> idéologique structure d'une façon durable <strong>et</strong> définitive la p<strong>en</strong>sée de son public,<br />

car le parcours de la recomposition du champ religieux est très long. Nous sommes bi<strong>en</strong> loin de ce<br />

que <strong>les</strong> garants méta-sociaux, pour repr<strong>en</strong>dre le terme d'Alain Touraine, cèd<strong>en</strong>t la place au social.<br />

III-3-2-C. L'ingénieur Mohammed Chahrour :<br />

Nous avons vu dans le paragraphe précéd<strong>en</strong>t le début de la recomposition du champ<br />

religieux où le déclin d'une figure emblématique, celle d'el-Bouti, a <strong>en</strong>traîné un "vide" culturel au<br />

profit d'autres t<strong>en</strong>dances dont on voit l'émerg<strong>en</strong>ce avec une ampleur prépondérante, surtout avec<br />

l'ingénieur Mohammed Chahrour.<br />

Ce n'est pas par hasard si <strong>les</strong> débats informels <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> intellectuels <strong>et</strong> <strong>les</strong> oulémas<br />

devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t très vifs. Il ne s'agit plus d'une polémique telle qu'autour de l'affaire Salman Rushdie<br />

dans laquelle <strong>les</strong> oulémas ont attaqué très facilem<strong>en</strong>t leur adversaire <strong>et</strong>, aux yeux du public, ont<br />

triomphé de lui. En eff<strong>et</strong>, c'est un débat <strong>en</strong>tre des rivaux dont chacun possède des bi<strong>en</strong>s<br />

symboliques à marchander :<br />

- El-Bouti représ<strong>en</strong>te un type d'oulémas classiques bi<strong>en</strong> médiatisés avec tout leur poids<br />

historique, <strong>et</strong> qui contrôl<strong>en</strong>t des mosquées.<br />

- Mohammed Chahrour, modèle d'une intellig<strong>en</strong>tsia moderne, déf<strong>en</strong>d l'idée selon laquelle<br />

l'islam devrait se soum<strong>et</strong>tre à l'historicité. C'est un docteur ingénieur qui a du succès dans son<br />

travail, <strong>et</strong> considéré comme un musulman pratiquant <strong>et</strong> cultivé, toutes caractéristiques qui<br />

symbolis<strong>en</strong>t la sci<strong>en</strong>ce, <strong>les</strong> techniques, la religion <strong>et</strong> la culture.<br />

Né <strong>en</strong> 1940 à Damas, fils d'un aristocrate foncier, diplômé de génie civil à Moscou,<br />

Chahrour est un docteur spécialisé <strong>en</strong> fondations de l'université de Dublin, ayant un bureau d'études<br />

r<strong>en</strong>ommé, <strong>et</strong> un professeur à la faculté de génie civil de l'Université de Damas. A la fin de 1989, il<br />

publie un livre <strong>en</strong> langue arabe intitulé "Le livre <strong>et</strong> le Coran : lectures modernes" 367 . Il n'hésite pas<br />

à indiquer devant son nom qu'il est docteur ingénieur.<br />

L'auteur comm<strong>en</strong>ce, dans son livre, à se demander comm<strong>en</strong>t l'islam <strong>et</strong> <strong>les</strong> p<strong>en</strong>sées<br />

islamiques sont figés depuis la deuxième ère des Abbassides alors que théoriquem<strong>en</strong>t l'islam est<br />

c<strong>en</strong>sé être valable n'importe où <strong>et</strong> à n'importe quel mom<strong>en</strong>t. Il s'interroge pour savoir si notre<br />

compréh<strong>en</strong>sion du système islamique de la punition, par exemple, correspond à une construction<br />

des principes moraux de la société moderne.<br />

C'est un livre qui fait l'exégèse du Coran à partir d'une méthode linguistique <strong>et</strong> <strong>en</strong> adoptant<br />

l'idée selon laquelle <strong>les</strong> obligations religieuses (sauf quelques unes) doiv<strong>en</strong>t se soum<strong>et</strong>tre à la<br />

modernité, c'est-à-dire à la sci<strong>en</strong>ce, <strong>et</strong> à la capacité de développem<strong>en</strong>t de la compréh<strong>en</strong>sion<br />

humaine. Il suscite une vive polémique, <strong>en</strong> Syrie <strong>et</strong> ailleurs, sur la validité de l'ijtihad (rénovation)<br />

qu'il a mis <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce.<br />

Chahrour, <strong>en</strong> tant que membre de l'intellig<strong>en</strong>tsia technique, mène un discours critique sur<br />

<strong>les</strong> suj<strong>et</strong>s <strong>les</strong> plus brûlants dans la société syri<strong>en</strong>ne comme celui de la réforme religieuse. Ce rôle<br />

culturel nous rappelle l'analyse de A. W. Gouldner concernant la "New Class" (intellectuels<br />

"humanistic" <strong>et</strong> intellig<strong>en</strong>tsia technique). C<strong>et</strong>te "nouvelle classe" a une idéologie commune, celle de<br />

la "culture of critical discourse", <strong>et</strong> des intérêts communs, ceux de leur capital culturel. Le discours<br />

367 - Mohammed Chahrour, al-kitab wa al-Qur'an - qira'at mu'âsira (Le livre <strong>et</strong> le Coran - Lectures<br />

modernes) (<strong>en</strong> arabe), Damas, Ed. Dar al-Fikr, 1989.


de c<strong>et</strong>te classe ne légitime pas la culture dominante <strong>en</strong> place mais au contraire elle s'<strong>en</strong> distancie <strong>en</strong><br />

créant son propre discours rationnel autojustifié <strong>et</strong> indép<strong>en</strong>dant de tout contexte (situation-free). En<br />

ce s<strong>en</strong>s, <strong>les</strong> idéaux de c<strong>et</strong>te "nouvelle classe" sont "one word, one meaning for everyone and<br />

forever" 368 .<br />

Au cours de notre analyse du rôle de B<strong>en</strong>nabi, nous avons montré l'importance de la<br />

question de l'autonomie des oulémas vis-à-vis de l'Etat 369 par rapport aux intellectuels, ce qui a<br />

favorisé <strong>les</strong> premiers. Cep<strong>en</strong>dant, il faut poser la même question <strong>en</strong> comparant <strong>les</strong> ingénieurs avec<br />

<strong>les</strong> intellectuels l<strong>et</strong>trés. En fait, <strong>les</strong> ingénieurs, ou au moins ceux du secteur privé, dotés d'une<br />

profession "libérale", comme celle des avocats <strong>et</strong> des médecins, ne sont pas obligés comme <strong>les</strong><br />

intellectuels, dans le contexte syri<strong>en</strong>, de s'attacher à des institutions publiques, grâce au minimum<br />

vital que la profession assure à ses membres. C<strong>et</strong>te relative autonomie pourrait conduire c<strong>et</strong>te<br />

intellig<strong>en</strong>tsia technique à radicaliser ses positions politiques <strong>et</strong> culturel<strong>les</strong>, comme le suggère<br />

Gouldner. Nous pouvons <strong>en</strong> r<strong>et</strong>rouver beaucoup d'exemp<strong>les</strong> comparab<strong>les</strong> dans le mouvem<strong>en</strong>t<br />

nationaliste ou national-islamiste pa<strong>les</strong>tini<strong>en</strong> : l'ingénieur Yasser Arafat, le médecin Georges<br />

Habache, <strong>les</strong> ingénieurs Yasser Ai Za'atra, Ibrahim Ghoché <strong>et</strong> Mohammed Nazal (ces trois derniers<br />

sont des leaders du mouvem<strong>en</strong>t de Hamas), <strong>et</strong>c.<br />

Avant la publication de son livre, Chahrour était inconnu du public, à l'exception de ses<br />

étudiants à la faculté de Damas qui avai<strong>en</strong>t remarqué sa large culture <strong>et</strong> son comportem<strong>en</strong>t<br />

moraliste. Cep<strong>en</strong>dant, cela ne l'empêche pas d'avoir actuellem<strong>en</strong>t un large public : son livre s'est<br />

v<strong>en</strong>du <strong>en</strong> grande quantité, par rapport à d'autres livres traitant des mêmes suj<strong>et</strong>s 370 . comme si<br />

l'auteur <strong>en</strong> tant qu'ingénieur voire docteur ingénieur provoquait une certaine curiosité chez le<br />

public, bi<strong>en</strong> que son prix soit élevé pour un citoy<strong>en</strong> moy<strong>en</strong>, (500 livres syri<strong>en</strong>nes = 80 F.F.).<br />

Quel<strong>les</strong> sont <strong>les</strong> réactions de ses lecteurs 371 ? Nous constatons à travers notre <strong>en</strong>quête un<br />

extraordinaire débat intellectuel <strong>et</strong> populaire sur ce livre. D'abord, des allusions inquiètes <strong>et</strong> hosti<strong>les</strong><br />

des oulémas (comme Mohammed el-Bouti <strong>et</strong> S. Abou-Kalil 372 ) m<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t <strong>en</strong> cause aussi bi<strong>en</strong> le<br />

368 - pour plus de précisions, Alvin W. Gouldner définit la "culture of critical discourse" comme :<br />

"an historically evolved s<strong>et</strong> of ru<strong>les</strong>, a grammar of discourse, which<br />

1) is concerned to justify its assertions, but<br />

2) whose mode of justification does not proceed by invoking authorities, and<br />

3) prefers to elicit the voluntary cons<strong>en</strong>t of those addressed solely on the basis of argum<strong>en</strong>ts<br />

adduced." (p. 28).<br />

Cf. A. Gouldner, The Future of intellectuals and the New Class, USA, Ed. The Macmillan press,<br />

1979, p. 27-43.<br />

369 - En fait, La plupart des oulémas, y compris ont gardé une distance à l'égard de l'Etat, mais à<br />

partir des années 90 seulem<strong>en</strong>t el-Bouti qui a été compromis.<br />

370 - La première édition de quatre mille exemplaires a été épuisée après six mois de parution <strong>et</strong> la<br />

deuxième édition est sur le point de l'être à son tour.<br />

371 - Le mot "lecteurs" ici compr<strong>en</strong>d même ceux qui ont <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du parler de ce livre <strong>et</strong> qui ont lu une<br />

partie sélectionnée selon leur intérêt. Dans une société comme la Syrie, <strong>les</strong> informations se<br />

transm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t oralem<strong>en</strong>t (personne à personne) plutôt que par la lecture des livres ou même<br />

par <strong>les</strong> journaux. Ce serait ainsi méthodologiquem<strong>en</strong>t européo-c<strong>en</strong>trique de r<strong>en</strong>dre compte<br />

seulem<strong>en</strong>t de ceux qui ont lu le livre <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t.<br />

372 - Cf. Mohammed S. R. el-Bouti, "al-khalfiyyat al-yahudiyyh lil kiraat al-mo'asira (Les arrières<br />

p<strong>en</strong>sées juives de Lectures modernes)" (<strong>en</strong> arabe) in "Nahj el-islam, Damas, ministère des Waqfs,..,<br />

1990, p.16-21. Cf. égalem<strong>en</strong>t Shawqi Abou-Khalil, al-qiraat al-'ilmiyyah lil-qira'at al-mu'âsira<br />

(Lecture sci<strong>en</strong>tifique sur <strong>les</strong> lectures modernes) (<strong>en</strong> arabe), Damas, Ed. Dar al-Fikr, 1990.


cont<strong>en</strong>u du livre que la formation de son auteur. C<strong>et</strong>te réaction est évidemm<strong>en</strong>t att<strong>en</strong>due, mais ce<br />

qui est nouveau c'est <strong>les</strong> adeptes des oulémas qui ont pris des positions différ<strong>en</strong>tes de cel<strong>les</strong> de leurs<br />

maîtres :<br />

I. D. ingénieur pratiquant <strong>et</strong> adepte de cheikh Bougha, dit : " Le cheikh Bougha, après<br />

avoir accusé Chahrour d'apostasie, nous a dit de ne pas ach<strong>et</strong>er le livre ni de le lire. (...) Voilà un<br />

livre qui nous démontre comm<strong>en</strong>t l'islam est évolutif <strong>et</strong> capable de s'adapter à la réalité". "On peut<br />

critiquer la façon dont Chahrour a m<strong>en</strong>é son ijtihad sur certains points mais il a tout de même le<br />

mérite de développer la méthode de l'ijtihad <strong>et</strong> de susciter un débat sans lequel l'islam continuerait<br />

à se réduire à de vieil<strong>les</strong> pages jaunies écrites par une poignée de cheikhs depuis des sièc<strong>les</strong>". Ainsi<br />

s'exprime H. M. D., étudiant <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ces religieuses. Certes, ce ne sont pas tous <strong>les</strong> adeptes qui ont<br />

la même réaction positive, mais nous constatons l'ébranlem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> la destruction de ces audi<strong>en</strong>ces<br />

autrefois très cohér<strong>en</strong>tes <strong>et</strong> très c<strong>en</strong>trées autour de leurs cheikhs.<br />

Notre <strong>en</strong>quête ne nous m<strong>et</strong> pas <strong>en</strong> mesure de mesurer si l'intellig<strong>en</strong>tsia technique <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

intellectuels sont généralem<strong>en</strong>t favorab<strong>les</strong> au livre. Cep<strong>en</strong>dant Chahrour a fait c<strong>et</strong>te corrélation <strong>en</strong><br />

répondant à notre question à propos des réactions de ses lecteurs. Il a distingué trois catégories :<br />

1) Ceux qui sont catégoriquem<strong>en</strong>t opposés au livre <strong>et</strong> ne font que suivre à la l<strong>et</strong>tre leurs<br />

cheikhs.<br />

2) ceux qui accept<strong>en</strong>t <strong>les</strong> idées du livre mais qui critiqu<strong>en</strong>t certains points surtout <strong>en</strong> ce qui<br />

concerne la polygamie <strong>et</strong> le hijab (voile islamique) 373 . Chahrour compr<strong>en</strong>d leur attitude, vu leur<br />

habitude d'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre toujours la même chose.<br />

3) ceux qui admir<strong>en</strong>t le livre <strong>et</strong> sont des g<strong>en</strong>s cultivés saisissant que "la rénovation de<br />

l'islam passe obligatoirem<strong>en</strong>t par l'ingénieur qui est capable de sortir du débat archaïque des<br />

oulémas <strong>et</strong> de leur logique", selon Chahrour.<br />

C<strong>et</strong> islamiste avant-gardiste répète sans cesse dans l'<strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> que "s'il y a innovation<br />

religieuse, c'est par l'ingénieur", c'est-à-dire que la rénovation se fait par ceux qui se donn<strong>en</strong>t pour<br />

idéal "one word, one meaning". C<strong>et</strong>te consci<strong>en</strong>ce du rôle culturel est à la fois taylori<strong>en</strong>ne, one best<br />

way, <strong>et</strong> vebl<strong>en</strong>i<strong>en</strong>ne <strong>en</strong> référ<strong>en</strong>ce au social <strong>en</strong>gineering qui confèr<strong>en</strong>t aux ingénieurs le rôle de<br />

rationalisateurs à l'égard du public <strong>et</strong> du pouvoir politique.<br />

Ce rôle trouve un écho chez <strong>les</strong> ingénieurs interrogés qui manifest<strong>en</strong>t leur admiration<br />

<strong>en</strong>vers leur collègue qui <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>d la rénovation de l'islam.<br />

"L'ouverture opérée par Mohammed Chahrour est inimaginable. (...) Seule l'histoire r<strong>en</strong>dra<br />

hommage à c<strong>et</strong> homme. Son opposition aux oulémas équivaut à celle de Bacon <strong>et</strong> Galilée face aux<br />

ecclésiastiques" 374 . C<strong>et</strong>te approbation est aussi partagée par des "musulmans culturels" qui indique<br />

avec beaucoup d'admiration leur satisfaction de "connaître un ingénieur m<strong>et</strong>tant fin au monopole<br />

des oulémas par son savoir sci<strong>en</strong>tifique" 375 .<br />

Tous <strong>les</strong> deux trait<strong>en</strong>t du livre de Chahrour <strong>en</strong> termes de complot, partie intégrante des objectifs<br />

évoqués par le prét<strong>en</strong>du ouvrage "Protoco<strong>les</strong> des sages de Sion", selon lequel "il faut détruire<br />

l'islam de l'intérieur <strong>et</strong> de façon indirecte". Aucun argum<strong>en</strong>t critique de fond n'est évoqué.<br />

373 - Chahrour n'a pas critiqué le foulard, mais réhabilité l'image des femmes dévoilées.<br />

374 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec I. D., agronome de Der ez-Zor.<br />

375 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec T. B. professeur à l'université de Techrin à Lattaquié.


Interrogé de savoir pourquoi c<strong>et</strong>te tâche est confiée à l'ingénieur <strong>et</strong> non pas à d'autres<br />

catégories, Chahrour a répondu : "la grosse erreur des oulémas <strong>et</strong> des intellectuels arabes est<br />

d'ordre logique. Ils ne sont pas capab<strong>les</strong> de distinguer <strong>en</strong>tre "possibilité intellectuelle" (momkinat<br />

'aqlyya) <strong>et</strong> "nécessité objective" (darurat mawdu'iyya). 376 Chahrour veut ainsi dire que l'ingénieur,<br />

par sa formation sci<strong>en</strong>tifique, est c<strong>en</strong>sé saisir la loi naturelle (nécessité objective) avant le texte<br />

(possibilité intellectuelle) qu'il soit religieux ou autre. Il va jusqu'à dire avec fierté qu'il n'a jamais<br />

lu de livre de p<strong>en</strong>sée islamique ou sur la rénovation religieuse (ijtihad) <strong>en</strong>treprise par des<br />

intellectuels arabes comme M. A. el-Jabiri ou H. Hanafi, (sauf M. Arkoun) : "Mes sources sont,<br />

d'abord, le Coran, ses vieil<strong>les</strong> exégèses écrites aux VIII e <strong>et</strong> IX e sièc<strong>les</strong> (comme al-Tabari <strong>et</strong> Ibn<br />

Kathir, <strong>et</strong>c,) <strong>et</strong> <strong>les</strong> Hadiths (paro<strong>les</strong> du Prophète) ; <strong>et</strong> puis <strong>les</strong> émissions de la B. B. C.. Ces dernières<br />

sont pour moi suffisantes pour me m<strong>et</strong>tre au courant des sci<strong>en</strong>ces, des technologies <strong>et</strong> de<br />

l'actualité".<br />

Ce phénomène d'<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t religieux de la part des ingénieurs militants n'est pas<br />

spécifique à la Syrie ou au Tiers-Monde. En France, <strong>les</strong> deux groupes catholiques le "Mouvem<strong>en</strong>t<br />

des cadres chréti<strong>en</strong>s" (MCC) <strong>et</strong> "Vie nouvelle" ont constitué par "leur "c<strong>en</strong>tralité" un <strong>en</strong>jeu<br />

stratégique dans l'histoire de l'Eglise" 377 . Le champ d'action du MCC fut l'<strong>en</strong>treprise <strong>et</strong> la sphère<br />

professionnelle, tandis que celui de la Vie Nouvelle était la cité <strong>en</strong> se donnant "comme objectif de<br />

former <strong>les</strong> futurs responsab<strong>les</strong> de la cité dans une perspective personnaliste <strong>et</strong> communautaire" 378 .<br />

Les deux mouvem<strong>en</strong>ts, porteurs d'un proj<strong>et</strong> ecclésial, se sont <strong>en</strong>gagés dans la vie politique <strong>en</strong><br />

adhérant à des partis politiques, à droite pour le MCC <strong>et</strong> à gauche pour la vie Nouvelle. Si l'action<br />

des ingénieurs islamistes syri<strong>en</strong>s s'inscrit dans une t<strong>en</strong>dance contestataire de l'ordre religieux établi<br />

par <strong>les</strong> oulémas officiels, ces mouvem<strong>en</strong>ts catholiques <strong>en</strong> France ont <strong>en</strong> revanche été développés<br />

par l'Eglise comme un regroupem<strong>en</strong>t ad hoc.<br />

Ces deux mouvem<strong>en</strong>ts ne sont pas la seule forme de réinvestissem<strong>en</strong>t de la religion par <strong>les</strong><br />

cadres <strong>en</strong> France. Le "r<strong>en</strong>ouveau religieux" étudié par Gil<strong>les</strong> Kepel 379 ainsi que par Patrick<br />

Cingolani montre l'importance statistique parmi "<strong>les</strong> responsab<strong>les</strong> des communautés (religieuses)<br />

de "managers" <strong>et</strong> d'"économistes" 380 qui pourrait être expliquée par le poids des cadres parmi <strong>les</strong><br />

fidè<strong>les</strong> catholiques (<strong>les</strong> cadres sont globalem<strong>en</strong>t deux fois plus nombreux que <strong>les</strong> ouvriers à aller à<br />

la messe) 381 . En eff<strong>et</strong>, Cingoloni p<strong>en</strong>se qu'il y a un li<strong>en</strong> direct <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> conditions de manifestation<br />

<strong>et</strong> de fondem<strong>en</strong>ts religieux du r<strong>en</strong>ouveau, <strong>et</strong> le type d'activité que mèn<strong>en</strong>t ces cadres. Il se demande<br />

si ces derniers, exposés au mouvem<strong>en</strong>t de mobilisation, à la puissance de l'exclusion <strong>et</strong> à<br />

l'accélération des transformations, ne cherch<strong>en</strong>t pas dans le religieux ce mom<strong>en</strong>t de paix <strong>et</strong> de<br />

gratuité, d'expressivité <strong>et</strong> de désintéressem<strong>en</strong>t que leur offr<strong>en</strong>t de plus <strong>en</strong> plus difficilem<strong>en</strong>t <strong>les</strong><br />

376 - Ce point n'est pas nouveau, il a été évoqué avec rigueur dans l'histoire islamique par le<br />

théologi<strong>en</strong> al-Ach'ari".<br />

377 - André Grelon, Françoise Subileau, "Le Mouvem<strong>en</strong>t des cadres chréti<strong>en</strong>s <strong>et</strong> la Vie nouvelle : des<br />

cadres catholiques militants", in Revue française des sci<strong>en</strong>ces politiques, op. cit., p. 320.<br />

378 - Ibid., p. 321.<br />

379 - Gil<strong>les</strong> Kepel, La Revanche de Dieu. Chréti<strong>en</strong>s, Juifs <strong>et</strong> Musulmans à la reconquête du<br />

monde, Paris, Le Seuil, 1991.<br />

380 - Patrick Cingolani, Le r<strong>en</strong>ouveau religieux. L'exemple du "r<strong>en</strong>ouveau charismatique", Paris,<br />

CADIS, EHESS, 1992. (rapport d'étape non publié).<br />

381 - Cf. Danièle Hervieu-Leger, Vers un nouveau christianisme?, Paris, Cerf, 1986, p. 56, cité par<br />

P. Cingolani, op. cit., p. 12.


structures séculières de la société. 382 Il nous semble que <strong>les</strong> significations culturel<strong>les</strong> <strong>et</strong> socia<strong>les</strong> de<br />

l'action du r<strong>en</strong>ouveau religieux actuel <strong>en</strong> France sont fortem<strong>en</strong>t diverg<strong>en</strong>tes de cel<strong>les</strong> des ingénieurs<br />

islamistes syri<strong>en</strong>s.<br />

Dans notre deuxième <strong>et</strong> dernier <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Chahrour, celui-ci s'est montré élitiste. Il ne<br />

croit pas seulem<strong>en</strong>t que la rénovation religieuse est l'oeuvre de nouvel<strong>les</strong> élites (<strong>les</strong> ingénieurs),<br />

mais que ces idées nouvel<strong>les</strong> devront être destinées seulem<strong>en</strong>t aux élites ; car il doute de la capacité<br />

des masses. Les choses s'éclairciss<strong>en</strong>t lorsqu'il emploie le mot "chami-s" (qui désigne <strong>les</strong> citadins<br />

d'origine damascène <strong>et</strong> non pas tous <strong>les</strong> habitants actuels de la ville de Damas) dans le propos<br />

suivant : "(...) Mais après tout, je fais confiance aux chamis, parce qu'ils peuv<strong>en</strong>t compr<strong>en</strong>dre ce<br />

que je voulais dire". Nous avons demandé pourquoi c<strong>et</strong>te référ<strong>en</strong>ce seulem<strong>en</strong>t aux "chamis" alors<br />

que ses lecteurs débord<strong>en</strong>t la sphère damascène. Il répond après hésitation qu'il s'agissait de tous<br />

<strong>les</strong> Syri<strong>en</strong>s. En dépit de c<strong>et</strong>te réponse laconique, nous p<strong>en</strong>sons que ce glissem<strong>en</strong>t inconsci<strong>en</strong>t de sa<br />

part est très révélateur de la manière dont Chahrour définit la force du "bi<strong>en</strong>" ou celle du<br />

changem<strong>en</strong>t, c'est-à-dire des élites cultivées citadines <strong>et</strong> peut-être sunnites 383 ; Car, Le terme<br />

"chami" (damascène) m<strong>et</strong> plutôt l'acc<strong>en</strong>t sur l'opposition capitale/province (le pouvoir politique est<br />

d'origine provinciale) <strong>et</strong> sur celle-ci se greff<strong>en</strong>t d'autres lignes de clivage tout aussi lourdes de<br />

signification, tel<strong>les</strong> que Sunnite dépolitisé/Alaouite sout<strong>en</strong>ant le régime politique <strong>et</strong> citadin<br />

cultivé/campagnard non cultivé.<br />

Pour résumer, <strong>en</strong> dépit du rej<strong>et</strong> des oulémas du livre de Chahrour m<strong>et</strong>tant <strong>en</strong> cause aussi<br />

bi<strong>en</strong> son cont<strong>en</strong>u que la formation de son auteur, Chahrour a réussi à faire connaître ses idées au<br />

public <strong>et</strong> à <strong>en</strong> convaincre une partie. Ceci est dû à des raisons variées:<br />

1) Le débat sur la <strong>modernisation</strong> de l'islam est conduit généralem<strong>en</strong>t par des intellectuels<br />

travaillant dans le domaine des sci<strong>en</strong>ces humaines <strong>et</strong> socia<strong>les</strong> : Abdallah Laroui, Hassan Hanafi,<br />

Mohammed Arkoun, Mohammed Abed el-Jabiri. Cep<strong>en</strong>dant, ceux-ci transm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t leurs idées dans<br />

un langage tantôt gauchiste (Laroui) tantôt académique difficile à saisir (Arkoun), étant donné <strong>les</strong><br />

termes techniques de leurs sci<strong>en</strong>ces. Chahrour a consci<strong>en</strong>ce de ce problème : "Ce que Mohammed<br />

Arkoun voulait dire <strong>et</strong> n'est pas parv<strong>en</strong>u à transm<strong>et</strong>tre au public, je le fais dans un langage simple<br />

avec beaucoup d'exemp<strong>les</strong>".<br />

En outre, Chahrour appuie ses argum<strong>en</strong>ts sci<strong>en</strong>tifiques par des vers<strong>et</strong>s du Coran, ce qui<br />

constitue un langage familier pour le public.<br />

2) Le livre de Chahrour ne pr<strong>en</strong>d pas comme cible <strong>les</strong> oulémas, il n'hésite pas à <strong>les</strong><br />

critiquer mais de façon très diplomatique <strong>et</strong> sans agressivité, au moins dans la forme.<br />

3) La formation de Chahrour, l'ingénierie, n'est pas c<strong>en</strong>sée être contradictoire avec la<br />

religion, chacune a son obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> son champ d'application. Par contre l'obj<strong>et</strong> des sci<strong>en</strong>ces socia<strong>les</strong> est<br />

id<strong>en</strong>tique à celui de la religion : la société, l'individu, le social, l'économie, politique, <strong>et</strong>c. C'est<br />

pourquoi certains ingénieurs n'hésit<strong>en</strong>t pas à critiquer très sévèrem<strong>en</strong>t <strong>les</strong> sci<strong>en</strong>ces socia<strong>les</strong><br />

considérées comme occid<strong>en</strong>ta<strong>les</strong> :<br />

"L'Occid<strong>en</strong>t utilise <strong>les</strong> sci<strong>en</strong>ces socia<strong>les</strong> pour détruire notre religion <strong>et</strong> notre société, dit un<br />

ingénieur. S'il nous étudie, c'est pour nous maîtriser...", ".. Regardons l'histoire, pourquoi <strong>en</strong>voie-ton<br />

<strong>les</strong> chercheurs <strong>en</strong> Egypte pour faire le fameux livre "La description de l'Egypte" avant la<br />

382 - Ibid., p. 31.<br />

383 - C<strong>et</strong>te analyse du non-dit dans le propos de Chahrour est basée sur le s<strong>en</strong>s général de notre<br />

discussion avec lui. Il dit, par exemple, que ceux qui l'ont critiqué le plus ne sont pas des oulémas<br />

originaires de Damas, faisant allusion à el-Bouti (d'origine kurde).


conquête de Napoléon?". "Les sci<strong>en</strong>ces socia<strong>les</strong> sont par nature t<strong>en</strong>dancieuses, subjectives <strong>et</strong><br />

imprégnées par l'idéologie <strong>et</strong> par la politique....".<br />

* * * * *<br />

De ces derniers développem<strong>en</strong>ts, il apparaît que la visée principale des ingénieurs<br />

islamistes avant-gardistes est la culture. Il n'y a pas à changer la société ni par le haut ni pas le bas,<br />

mais plutôt à changer "l'islam", c'est-à-dire à opérer une relecture de l'islam <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ant <strong>en</strong> compte<br />

de l'historicité. "pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> compte" n'est pas "<strong>en</strong> fonction de",. nous sommes <strong>en</strong>core loin de ce<br />

stade.<br />

Les deux exemp<strong>les</strong> des ingénieurs Malek B<strong>en</strong>nabi <strong>et</strong> Mohammed Chahrour ne constitu<strong>en</strong>t<br />

pas des cas isolés, leurs proj<strong>et</strong>s sont largem<strong>en</strong>t adoptés <strong>et</strong> diffusés par une bonne partie des<br />

ingénieurs. Ceux-ci croi<strong>en</strong>t à un rôle à jouer dans la société au travers de la <strong>modernisation</strong> de<br />

l'islam comme moy<strong>en</strong> du "dés<strong>en</strong>chantem<strong>en</strong>t" de la vie. Ils profit<strong>en</strong>t des avantages qu'ils possèd<strong>en</strong>t<br />

par rapport aux autres groupes : légitimité de savoir sci<strong>en</strong>tifique <strong>et</strong> technique, relative autonomie<br />

assez importante par rapport aux oulémas, ainsi qu'aux intellectuels l<strong>et</strong>trés ; participation visible à<br />

la <strong>modernisation</strong> "matérielle" de la société. Leur rôle, toutefois, n'est pas facile dans un pays<br />

comme la Syrie où l'Etat considère ce rôle, de même que celui du mouvem<strong>en</strong>t radical islamiste,<br />

comme une m<strong>en</strong>ace pour son idéologie nationaliste. Dans c<strong>et</strong>te perspective, l'action m<strong>en</strong>ée par ces<br />

ingénieurs avant-gardistes ne pourrait pas être analysée comme une fuite <strong>en</strong> avant ou comme<br />

une voie facile de Salut. Ces ingénieurs, tout <strong>en</strong> participant à la <strong>modernisation</strong> <strong>et</strong> tout <strong>en</strong> étant<br />

des technocrates, adhér<strong>en</strong>t à un proj<strong>et</strong> culturel de <strong>modernisation</strong> de l'islam, ce qui nous a<br />

conduit à considérer ce mode d'action comme voice dans le langage de Hirschman.<br />

Ce rôle culturel ne devrait pas occulter l'<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t de ces ingénieurs dans le temporel,<br />

comme nous l'avons constaté précédemm<strong>en</strong>t, parce qu'ils se rapproch<strong>en</strong>t du politique 384 <strong>et</strong> du social<br />

mais toujours prudemm<strong>en</strong>t. C'est un vieux réflexe de prud<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> souv<strong>en</strong>ir du passé réc<strong>en</strong>t.<br />

En id<strong>en</strong>tifiant ses p<strong>en</strong>sées à des buts économiques <strong>et</strong> sociaux, le courant créé par Chahrour<br />

<strong>et</strong> B<strong>en</strong>nabi ne s'éloigne pas de la théologie de la libération <strong>en</strong> Amérique latine, étudiée par A.<br />

Touraine, bi<strong>en</strong> que c<strong>et</strong>te dernière soit plus politisée 385 .<br />

** ** ** **<br />

384 - mohammed Chahrour consacre, dans son livre, un passage important aux problèmes de<br />

l'abs<strong>en</strong>ce de liberté d'expression <strong>et</strong> de la démocratie. Dans l'<strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>, il a indiqué avec ost<strong>en</strong>tation<br />

que la c<strong>en</strong>sure politique avait bloqué le livre (jusqu'à l'interv<strong>en</strong>tion d'un "piston" sollicité par<br />

Chahrour) comme si c<strong>et</strong>te autorité press<strong>en</strong>tait la m<strong>en</strong>ace pot<strong>en</strong>tielle de ses idées sur l'ordre<br />

politique.<br />

385 - Hassan Hanafi, intellectuel égypti<strong>en</strong>, a attiré l'att<strong>en</strong>tion des lecteurs arabes sur la théologie de la<br />

libération <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>tant des figures de c<strong>et</strong>te théologie comme Gustavo Gutiérrez. Il la considère<br />

comme le modèle de l'<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t "progressiste" de la religion à suivre par <strong>les</strong> sociétés arabes. Ce<br />

modèle n'est pas abs<strong>en</strong>t de l'esprit de Chahrour.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, une telle comparaison <strong>en</strong>tre la Syrie <strong>et</strong> l'Amérique latine actuel<strong>les</strong>, concernant le<br />

rapport à la tradition ou à la religion ne pourrait pas être poussée. En fait, dans un colloque<br />

international "L'émerg<strong>en</strong>ce des communautés sci<strong>en</strong>tifiques dans le Tiers-Monde" (<strong>en</strong> mai 1990 à<br />

Annaba, Algérie) au suj<strong>et</strong> du rôle de la tradition <strong>et</strong> de la politique sci<strong>en</strong>tifique, la discussion ne s'est<br />

pas déroulée sur <strong>les</strong> mêmes bases <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> sociologues d'Amérique latine <strong>et</strong> leurs collègues des<br />

pays arabes. Les premiers ont parlé du marxisme alors que <strong>les</strong> autres ont évoqué la religion<br />

(l'islam).


Tout au long de c<strong>et</strong>te partie, nous avons analysé la combinaison <strong>en</strong>tre l'ori<strong>en</strong>tation<br />

modernisatrice sous la forme des visées technocratique <strong>et</strong> techniciste, <strong>et</strong> <strong>les</strong> autres types<br />

d'ori<strong>en</strong>tation à savoir : ori<strong>en</strong>tation professionnelle faible, ori<strong>en</strong>tation corporatiste <strong>et</strong> ori<strong>en</strong>tation<br />

"esthétiquem<strong>en</strong>t" islamiste. Autrem<strong>en</strong>t dit, être modernisateur dans un contexte de <strong>modernisation</strong><br />

bloquée porte des significations qui vari<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fonction du type d'ori<strong>en</strong>tation professionnelle (faible<br />

ou corporatiste) ou du type d'ori<strong>en</strong>tation politico-culturelle (de l'islamiste dés<strong>en</strong>gagé ou de l'avantgardiste).<br />

Evidemm<strong>en</strong>t, il existe d'autres formes de combinaisons <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>tations<br />

professionnel<strong>les</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>tations politico-culturel<strong>les</strong>. On trouve des ingénieurs qui, tout <strong>en</strong> étant<br />

modernisateurs <strong>et</strong> islamistes dés<strong>en</strong>gagés, ont une ori<strong>en</strong>tations professionnelle faible (24% de<br />

l'<strong>en</strong>semble des ingénieurs interrogés), alors que la proportion est beaucoup moins élevée (8%) pour<br />

<strong>les</strong> ingénieurs dés<strong>en</strong>gagés ayant une ori<strong>en</strong>tation corporatiste.<br />

Ceci montre une certaine corrélation <strong>en</strong>tre le dés<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t politico-culturel <strong>et</strong> la faible<br />

professionnalité, puisque on ne peut pas être <strong>en</strong>gagé politiquem<strong>en</strong>t ou culturellem<strong>en</strong>t sans passer à<br />

travers la profession <strong>et</strong> le syndicat, surtout parce que ceux-ci constitu<strong>en</strong>t le plus important espace de<br />

regroupem<strong>en</strong>t moderne dans un Etat "sans" société civile, tel que la Syrie. Et c'est pourquoi, <strong>les</strong><br />

ingénieurs islamistes avant-gardistes sont plutôt corporatistes (10% de l'<strong>en</strong>semble des ingénieurs)<br />

contre 6% de ceux qui sont professionnellem<strong>en</strong>t faib<strong>les</strong> (voir le tableau nø3 <strong>et</strong> le dessin ci-après).<br />

Une telle corrélation <strong>en</strong>tre <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t politico-culturel <strong>et</strong> professionnalisme, ainsi que <strong>les</strong><br />

différ<strong>en</strong>ts types de combinaison que nous avons étudiés, est étrangère au champ social occid<strong>en</strong>tal.<br />

Reste à savoir si elle est spécifique de la Syrie ou si elle se r<strong>et</strong>rouve dans l'aire arabe. Nous allons<br />

aborder c<strong>et</strong>te question dans la partie suivante (IV).


Partie IV<br />

LA SPECIFICITE DES INGENIEURS<br />

SYRIENS DANS LE MONDE ARABE :<br />

UNE COMPARAISON AVEC L'EXPERIENCE<br />

EGYPTIENNE


En analysant <strong>les</strong> relations que <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t avec l'Etat<br />

<strong>et</strong> la société, nous avons constaté le caractère général de certains problèmes concernant le<br />

Tiers-Monde ou tout du moins <strong>les</strong> sociétés arabes. De nombreuses questions qui se pos<strong>en</strong>t<br />

dans différ<strong>en</strong>ts contextes dépassant même le cas syri<strong>en</strong> : la difficulté de l'autonomisation<br />

des groupes professionnels par rapport à un Etat souv<strong>en</strong>t omniprés<strong>en</strong>t, l'id<strong>en</strong>tité<br />

"esthétiquem<strong>en</strong>t" islamiste de certaines catégories, le rôle des ingénieurs dans l'affaire de<br />

la cité au-delà de leur participation professionnelle, .... Mais, la mise <strong>en</strong> parallèle du cas<br />

syri<strong>en</strong> avec d'autres sociétés pourrait ainsi servir de tester certaines hypothèses, ce qui<br />

perm<strong>et</strong>trait de généraliser <strong>et</strong> extrapoler notre analyse <strong>et</strong> nos conclusions.<br />

Pour notre analyse comparative, nous avons choisi la société égypti<strong>en</strong>ne qui<br />

représ<strong>en</strong>te un cas à la fois similaire <strong>et</strong> différ<strong>en</strong>t de la société syri<strong>en</strong>ne. Proche par son<br />

héritage arabo-islamique incorporant des élém<strong>en</strong>ts de la modernité (<strong>et</strong> de la tradition!)<br />

occid<strong>en</strong>ta<strong>les</strong> introduites par l'occupation française <strong>et</strong>/ou anglaise ; proche égalem<strong>en</strong>t par<br />

son histoire réc<strong>en</strong>te marquée par le volontarisme socialiste qui lui a légué la massification<br />

de l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t supérieur (notamm<strong>en</strong>t dans <strong>les</strong> sci<strong>en</strong>ces appliquées), <strong>et</strong> l'hypertrophie<br />

du secteur public ; . Mais très différ<strong>en</strong>t aujourd'hui dans l'aboutissem<strong>en</strong>t inégal du<br />

processus de libéralisation économique <strong>et</strong> politique, <strong>et</strong> le rôle qu'y joue l'Etat. De ce point<br />

de vue, l'étude des ingénieurs syri<strong>en</strong>s <strong>en</strong> regard de leurs homologues égypti<strong>en</strong>s peut nous<br />

aider à mieux compr<strong>en</strong>dre l'impact du contexte politique <strong>et</strong> économique sur l'évolution des<br />

formes de mobilisation professionnelle, <strong>et</strong> à spécifier ainsi le cas syri<strong>en</strong> par rapport à<br />

d'autres pays arabes. 386<br />

Si on adm<strong>et</strong> avec Georges Corm que l'ingénieur <strong>en</strong> général constitue la clé de<br />

voûte des politiques de développem<strong>en</strong>t (du fait qu'il ti<strong>en</strong>t dans ses mains la connaissance<br />

économique moderne : celle des procédés industriels <strong>et</strong> de leurs coûts, celle de la<br />

construction <strong>et</strong> des transports, <strong>et</strong>c.), 387 le rôle de l'ingénieur égypti<strong>en</strong> paraît cep<strong>en</strong>dant plus<br />

complexe. En eff<strong>et</strong>, quoiqu'il soit porteur de ces connaissances, son rôle est bloqué,<br />

comme son homologue syri<strong>en</strong>, par la nom<strong>en</strong>clature politique qui t<strong>en</strong>te de le marginaliser.<br />

Face aux multip<strong>les</strong> aliénations qui le m<strong>en</strong>ac<strong>en</strong>t aussi bi<strong>en</strong> dans l'<strong>en</strong>treprise que dans la<br />

société, il aspire à une conduite de liberté <strong>et</strong> d'autonomie, au nom de ses compét<strong>en</strong>ces<br />

professionnel<strong>les</strong>. Partant des transformations de la situation professionnelle des ingénieurs,<br />

on ne se limitera pas pour autant à <strong>les</strong> considérer dans une perspective de pure adaptation<br />

au changem<strong>en</strong>t, m<strong>et</strong>tant l'acc<strong>en</strong>t sur le déterminisme de la technique ou de l'organisation,<br />

sur leurs attitudes <strong>et</strong> leurs conduites, mais on pourrait développer ce thème des ingénieurs<br />

comme acteurs du changem<strong>en</strong>t.<br />

En Egypte, l'histoire des ingénieurs se confond avec celle du développem<strong>en</strong>t<br />

national. Le développem<strong>en</strong>t étatique <strong>et</strong> volontariste à vocation socialiste de Nasser a<br />

accéléré la création d'organismes de formations spécialisées. Entre 1952, date de la<br />

révolution de Nasser, <strong>et</strong> 1969 le nombre des ingénieurs a ainsi rapidem<strong>en</strong>t triplé : de<br />

386 - Notre analyse dans ce chapitre interprète <strong>les</strong> résultats d'une <strong>en</strong>quête m<strong>en</strong>ée auprès <strong>les</strong><br />

ingénieurs égypti<strong>en</strong>s au mois de mars 1993. A côté d'un travail docum<strong>en</strong>taire <strong>et</strong> bibliographique,<br />

des <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s ont été réalisés auprès de 93 ingénieurs ayant au moins deux ans d'expéri<strong>en</strong>ce<br />

professionnelle.<br />

L'étroitesse relative de notre "échantillon" se comp<strong>en</strong>se, au moins <strong>en</strong> partie, par le niveau de<br />

profondeur atteint dans certains <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s. Une partie des ingénieurs ont été sollicités <strong>en</strong> raison de<br />

leur parcours professionnel exceptionnel ou pour le poste qu'ils occup<strong>en</strong>t actuellem<strong>en</strong>t.<br />

Les lieux des <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s vari<strong>en</strong>t selon la conv<strong>en</strong>ance <strong>et</strong> la disponibilité de chaque interlocuteur,<br />

mais souv<strong>en</strong>t nous avons évité le lieu de travail où <strong>les</strong> <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s sont susceptib<strong>les</strong> d'être<br />

interrompus par <strong>les</strong> coups de fil <strong>et</strong> <strong>les</strong> contraintes de travail.<br />

Notre formation d'ingénieur a favorisé un climat amical avec <strong>les</strong> interlocuteurs, bi<strong>en</strong> que certains<br />

<strong>en</strong>quêtés soi<strong>en</strong>t timides devant un "étranger"!.<br />

387 - Voir le point de vue de Georges Corm dans son ouvrage, Le nouveau désordre économique<br />

mondial. Aux racines des échecs du développem<strong>en</strong>t, Paris, La Découverte, 1993, p. 50.


11.135 à 29.778 ingénieurs inscrits au syndicat 388 . Avec la politique d'ouverture inaugurée<br />

par Sadate à partir de 1971, la progression des effectifs des ingénieurs a gardé le même<br />

rythme. On passe alors de 108.007 ingénieurs <strong>en</strong> 1980 (date de l'assassinat de Sadate) pour<br />

parv<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> 1993 à près de 256.000 ingénieurs (voir le tableau n°1). Or, malgré la<br />

libéralisation économique, seulem<strong>en</strong>t 29% des ingénieurs travaill<strong>en</strong>t dans le secteur privé,<br />

contre 36,5% dans <strong>les</strong> ministères <strong>et</strong> 27% dans <strong>les</strong> <strong>en</strong>treprises publiques. 389 Quel que soit le<br />

secteur dans lequel <strong>les</strong> ingénieurs travaill<strong>en</strong>t, leur nombre ne correspond pas, comme leurs<br />

collègues syri<strong>en</strong>s, à l'économie égypti<strong>en</strong>ne du fait de son caractère r<strong>en</strong>tier. En eff<strong>et</strong>, le<br />

gros des rev<strong>en</strong>us du pays dép<strong>en</strong>d des r<strong>et</strong>ombées fluctuantes de la manne pétrolière :<br />

rapatriem<strong>en</strong>t des salaires des émigrés travaillant dans le Golfe ; droits perçus sur <strong>les</strong><br />

tankers qui transit<strong>en</strong>t par le canal de Suez ; v<strong>en</strong>te du pétrole du Sinaï <strong>et</strong> de la mer Rouge. 390<br />

Il suffit de comparer la proportion des ingénieurs (par rapport à la population)<br />

avec celle d'autres pays pour se r<strong>en</strong>dre compte du caractère cancéreux de ce gonflem<strong>en</strong>t<br />

des ingénieurs (voir graphique n°1 [le rapport élèves-ingénieurs / énergie consommée pour<br />

plusieurs pays]). Tous <strong>les</strong> efforts pour redresser le secteur public <strong>et</strong> pour créer des<br />

<strong>en</strong>treprises par des investissem<strong>en</strong>ts privés n'ont pas pu absorber ce flux des ingénieurs<br />

diplômés. Ce nombre pléthorique a une r<strong>et</strong>ombée sur leur situation matérielle <strong>et</strong><br />

symbolique : le salaire d'un fonctionnaire ne suffit pas à m<strong>en</strong>er un bon train de vie ; <strong>et</strong> le<br />

titre prestigieux de muhandis ne peut plus masquer la dégradation de leur condition sociale<br />

; ces facteurs, <strong>en</strong>tre autres, ont affaibli l'id<strong>en</strong>tité professionnelle de ce groupe. Bi<strong>en</strong><br />

qu'aucune loi ne contraigne l'Etat égypti<strong>en</strong> d'embaucher <strong>les</strong> nouveaux diplômés,<br />

contrairem<strong>en</strong>t au cas syri<strong>en</strong>, <strong>les</strong> ingénieurs égypti<strong>en</strong>s travaill<strong>en</strong>t massivem<strong>en</strong>t dans le<br />

secteur public.<br />

388 - Il est possible que le nombre réel des ingénieurs soit <strong>en</strong>core plus grand. Tous n'étai<strong>en</strong>t pas<br />

inscrit au syndicat.<br />

389 - Ces pourc<strong>en</strong>tages dat<strong>en</strong>t de 1988. Source = Nader Fergany, "Médecins <strong>et</strong> ingénieurs sur le<br />

marché du travail" in Maghreb-Machrek, Paris, La docum<strong>en</strong>tation française, n° 146, octobredécembre<br />

1994, p. 45.<br />

390 - Mohammed Sayyid-Ahmad, "L'impasse <strong>en</strong> Egypte" in Le Monde diplomatique, juin 1993.


Les ingénieurs égypti<strong>en</strong>s, pas plus que leurs collègues syri<strong>en</strong>s, ne constitu<strong>en</strong>t un<br />

groupe qui existe comme<br />

substance, ni comme <strong>en</strong>semble défini par l'association du<br />

semblable au semblable, ni comme classe cohér<strong>en</strong>te tant dans ses contours d'activité que dans<br />

sa composition : des hommes d'affaires aux p<strong>et</strong>its fonctionnaires d'Etat, ils se dispers<strong>en</strong>t dans<br />

toutes <strong>les</strong> activités de l'économie. Les ingénieurs égypti<strong>en</strong>s, pas plus que leurs homologues<br />

syri<strong>en</strong>s, ne constitu<strong>en</strong>t un groupe ou une classe cohér<strong>en</strong>te : des hommes d'affaires aux p<strong>et</strong>its<br />

fonctionnaires d'Etat, ils se dispers<strong>en</strong>t dans toutes <strong>les</strong> activités de l'économie. Cep<strong>en</strong>dant tous<br />

possèd<strong>en</strong>t par leur formation un capital symbolique <strong>et</strong> par leur rôle rationalisateur un capital<br />

culturel, pour repr<strong>en</strong>dre le terme de Gouldner. 391 L'aura dont ils bénéfici<strong>en</strong>t grâce à leur<br />

diplôme d'ingénieur, est supérieur à tout autre diplôme (sauf celui de docteur), mais dans le<br />

cas de l'Egypte elle est redoublée du prestige que leur a valu leur participation aux grandes<br />

réalisations de l'époque nasséri<strong>en</strong>ne : Le Haut barrage, le Canal de Suez <strong>et</strong> l'industrie<br />

métallurgique de Hélouan.<br />

Face à la crise sociale, économique <strong>et</strong> politique (salaire maigre, manque de<br />

logem<strong>en</strong>t, autoritarisme de l'Etat, <strong>et</strong>c,), <strong>les</strong> ingénieurs adopt<strong>en</strong>t deux types de stratégies que<br />

nous allons examiner successivem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> comparer (avec ceux des ingénieurs syri<strong>en</strong>s) :<br />

l'une est collective <strong>et</strong> passe par le syndicat <strong>et</strong> l'autre est individuelle <strong>et</strong> se traduit par des<br />

proj<strong>et</strong>s de développem<strong>en</strong>t dont <strong>les</strong> ingénieurs technobureaucrates, mais égalem<strong>en</strong>t <strong>les</strong><br />

ingénieurs-hommes d'affaires participe à la prise de décision 392<br />

Comme <strong>en</strong> Syrie, l'espace des ori<strong>en</strong>tations ne se situe pas seulem<strong>en</strong>t par<br />

rapport au social <strong>et</strong> à l'Etat mais au-delà, c'est-à-dire par rapport à la religion <strong>et</strong> à la nation.<br />

Nous utilisons le même cheminem<strong>en</strong>t d'analyse que nous avons employé pour <strong>les</strong><br />

ingénieurs syri<strong>en</strong>s, c'est-à-dire étudier chez <strong>les</strong> ingénieurs égypti<strong>en</strong>s deux types<br />

d'ori<strong>en</strong>tation : d'une part, ori<strong>en</strong>tation modernisatrice <strong>et</strong>, d'autre part, l'ori<strong>en</strong>tation<br />

professionnelle faible, corporatiste <strong>et</strong> "esthétiquem<strong>en</strong>t" islamiste.<br />

étatique<br />

IV-1. Les ingénieurs <strong>et</strong> le syndicalisme : mobilisation collective <strong>et</strong> réaction<br />

La situation des organisations professionnel<strong>les</strong> des ingénieurs dans <strong>les</strong> deux pays<br />

reflète directem<strong>en</strong>t le degré de libéralisation politique atteint dans chacun d'eux.<br />

En Syrie, <strong>les</strong> syndicats professionnels autant que <strong>les</strong> organisations ouvrières<br />

demeur<strong>en</strong>t une expression du corporatisme d'Etat : une sorte d'organisation où <strong>les</strong> intérêts<br />

des différ<strong>en</strong>ts groupes ne s'exprim<strong>en</strong>t que dans un cadre étroitem<strong>en</strong>t contrôlé par l'Etat.<br />

Même la libéralisation économique n'a pas profité pleinem<strong>en</strong>t aux ingénieurs <strong>en</strong> tant que<br />

groupe. Le syndicat joue toujours un rôle justificatif plus qu'un rôle moteur dans la prise<br />

de décision <strong>en</strong> matière de politique économique.<br />

En revanche, le syndicat des ingénieurs <strong>en</strong> Egypte, depuis le début des années<br />

80, joue ou t<strong>en</strong>te de jouer deux types de rô<strong>les</strong> dans le processus du développem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> de la<br />

391<br />

- - Alvin W. Gouldner, The Future of Intellectuals and the Rise of the New Class, USA, The<br />

MacMillan Press, 1979.<br />

392 - Les ingénieurs militaires ont historiquem<strong>en</strong>t un rôle décisionnel dans l'armée, mais aussi, par le<br />

biais du pantouflage, dans <strong>les</strong> <strong>en</strong>treprises civi<strong>les</strong> <strong>et</strong> dans le gouvernem<strong>en</strong>t. Cf. Tewfick<br />

Aclimandos, Les ingénieurs militaires égypti<strong>en</strong>s, in Maghreb-Machrek, Paris, La docum<strong>en</strong>tation<br />

française, n° 146, octobre-décembre 1994.


démocratisation. A travers l'histoire des ingénieurs, ces deux rô<strong>les</strong> cohabit<strong>en</strong>t ou s'exclu<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong> fonction de maints facteurs.<br />

Le syndicat des ingénieurs (naqâba) est l'un des plus anci<strong>en</strong>s syndicats<br />

d'Egypte. Il a été fondé <strong>en</strong> 1946 393 , à la suite d'une grève générale de 24 heures, pour<br />

demander une prime de spécialité 394 . Le syndicat a joué deux types de rô<strong>les</strong> : d'une part,<br />

un rôle dans la prise de décision des politiques du développem<strong>en</strong>t <strong>et</strong>, d'autre part, un rôle<br />

dans la (re)constitution de la société civile <strong>et</strong> son autonomie par rapport à l'Etat. A travers<br />

l'histoire de ce syndicat, nous pouvons distinguer quatre périodes :<br />

1-1. 1946 - 1952 : 395<br />

C<strong>et</strong>te période correspondait à celle d'avant la révolution <strong>et</strong> à l'installation des<br />

militaires au pouvoir. On a assisté à la fondation des bases nécessaires pour l'industrie<br />

depuis Tal'at Harb (1867-1941) <strong>et</strong> à la constitution de la Banque d'Egypte. Elle s'est<br />

caractérisée par une certaine autonomie du syndicat par rapport à l'Etat. Les ingénieurs ont<br />

élaboré des critiques <strong>en</strong>vers la politique économique du gouvernem<strong>en</strong>t, d'une part, <strong>en</strong><br />

demandant l'interv<strong>en</strong>tion de celui-ci plus concrète dans l'industrie pour éviter l'emprise sur<br />

ce domaine du secteur privé ; <strong>et</strong> d'autre part, <strong>en</strong> exigeant une participation accrue des<br />

ingénieurs au sein du gouvernem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> du Parlem<strong>en</strong>t 396 ,<br />

1-2. 1952 - 1971 :<br />

L'autorité des Officiers libres ne s'est pas ét<strong>en</strong>due au syndicat directem<strong>en</strong>t<br />

après la révolution. C'est peut-être parce que le syndicat a été le premier à afficher son<br />

souti<strong>en</strong> à la révolution de juill<strong>et</strong>. C'est la crise politique <strong>en</strong>tre Nasser (partisan du<br />

mainti<strong>en</strong> du pouvoir des Officiers libres) <strong>et</strong> Le Général Najib (qui voulait dissoudre c<strong>et</strong>te<br />

instance pour fonder un pouvoir civil) qui a provoqué des répercussions au sein du<br />

syndicat des ingénieurs : <strong>les</strong> ingénieurs militaires ont sout<strong>en</strong>u Nasser, tandis que <strong>les</strong><br />

ingénieurs civils m<strong>en</strong>és par l'ingénieur Aziz Sodki ont suivi Najib. Le clivage <strong>en</strong>tre<br />

militaires <strong>et</strong> civils va continuer de fonctionner jusqu'au début des années quatre-vings où<br />

<strong>les</strong> premiers constitu<strong>en</strong>t un souti<strong>en</strong> important au régime.<br />

Nasser s'est servi de toute son influ<strong>en</strong>ce politique <strong>et</strong> policière pour favoriser<br />

Muhammed Yonnes, un ingénieur militaire membre des Officiers libres. Le conseil du<br />

syndicat a déclaré, le 29 mars 1954, qu'il était <strong>en</strong> faveur d'un prolongem<strong>en</strong>t du pouvoir du<br />

Conseil de Commandem<strong>en</strong>t de la révolution <strong>et</strong> contre le multipartisme. Ce positionnem<strong>en</strong>t<br />

politique a été presque singulier par rapport à celui des autres syndicats. Il faut noter que<br />

bi<strong>en</strong> que <strong>les</strong> ingénieurs militaires ai<strong>en</strong>t été minoritaires, ils ont néanmoins longtemps<br />

393 - 1946 est la date officielle de création, mais ce syndicat existe réellem<strong>en</strong>t depuis 1923. Cf.<br />

Mustafa Kamel al-Sayed, al-mujtama' wa al-siyassa fi masr- dur gamma'at al-masaleh fi al-nisam<br />

al-siyassi al-masri (1981-1952) (La société <strong>et</strong> la politique <strong>en</strong> Egypte. Le rôle des groupes<br />

d'intérêts dans le système politique égypti<strong>en</strong> (1981-1952)), Le Caire, Dar al-Mustakbal al-arabi,<br />

1983, p. 92.<br />

394 - Saleh Amer, "Combat réussi pour fonder le syndicat. Pourquoi la Revue des ingénieurs a été<br />

saisie", Revue des ingénieurs, Le Caire, n 380, novembre 1987, p. 10.<br />

395 - Concernant, c<strong>et</strong>te période <strong>et</strong> la suivante, nous <strong>les</strong> abordons <strong>en</strong> survol étant donné que c<strong>et</strong>te<br />

histoire a été examinée <strong>en</strong> profondeur par Clem<strong>en</strong>t H<strong>en</strong>ry Moore. Cf. Son ouvrage, Images of<br />

Developm<strong>en</strong>t- Egyptian Engineers in Search of Industry, The Massachus<strong>et</strong>ts Institute of<br />

Technology, U. S. A., 1980<br />

.<br />

396 - comme le signalait le rédacteur <strong>en</strong> chef de la Revue des ingénieurs. Cité par Ahmad Fares<br />

Abdel mun'em, jama't al-masaleh wa al-solta al-siyasiyya. drasat hala lnakabat almhamin wa<br />

alsahafiyyin wa almhandisin 1952-1981 (Les groupes d'intérêts <strong>et</strong> le pouvoir politique <strong>en</strong> Egypteétudes<br />

des cas du syndicat des avocats, des journaliste <strong>et</strong> des ingénieurs, de 1952 à 1981, Thèse<br />

du Doctorat <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ces politiques sous la direction de Ali Hilal, Université du Caire, 1984, p. 291.


dominé le conseil de direction, car ils avai<strong>en</strong>t acquis la confiance de Nasser. L'allégeance<br />

constituait, <strong>en</strong> eff<strong>et</strong>, le principal critère de sélection de l'élite politique par Nasser).<br />

Jusqu'<strong>en</strong> 1956, le syndicat est constitué d'un nombre relativem<strong>en</strong>t faible<br />

d'ingénieurs (11.998) souv<strong>en</strong>t issus de famil<strong>les</strong> urbaines riches. A partir de c<strong>et</strong>te date, le<br />

pouvoir militaire a <strong>en</strong>trepris un contrôle progressif du syndicat des ingénieurs, <strong>en</strong><br />

contraignant <strong>les</strong> candidats aux élections du conseil de direction à être membres de "l'Union<br />

socialiste" 397 . Ceci explique l'allégeance de ce même conseil <strong>en</strong>vers la politique<br />

économique socialiste de Nasser ainsi qu' <strong>en</strong>vers sa politique extérieure. Les l<strong>et</strong>tres<br />

<strong>en</strong>voyées par la direction au pouvoir politique témoign<strong>en</strong>t de c<strong>et</strong>te allégeance 398 . Des<br />

ingénieurs interrogés ont justifié le profil bas pour éviter, d'après eux, le pire, soit la<br />

dissolution d'un syndicat considéré comme "issu d'une organisation capitaliste" ou bi<strong>en</strong><br />

son absorption pure <strong>et</strong> simple dans l'Union générale des travailleurs.<br />

Dans c<strong>et</strong>te période, le syndicat a joué un rôle dans la prise de décisions <strong>en</strong><br />

matière de la politique de développem<strong>en</strong>t, mais pas <strong>en</strong> tant qu'expression de la société<br />

civile du fait que <strong>les</strong> membres de son conseil ont souv<strong>en</strong>t fait partie du pouvoir politique.<br />

Il y avait ainsi très peu des critiques émises par rapport aux proj<strong>et</strong>s de développem<strong>en</strong>t<br />

élaborés par l'Etat.<br />

I-3. 1974-1981 :<br />

Si la confiance <strong>en</strong> son pouvoir a constitué le principal critère de sélection de<br />

l'élite technique de Nasser, l'expéri<strong>en</strong>ce professionnelle de celle-ci est secondaire. Le<br />

Présid<strong>en</strong>t Sadate, au contraire, a favorisé le dernier critère par apport au premier. Ceci a<br />

certes impliqué un changem<strong>en</strong>t, mais limité. Quant au syndicat, il est resté l'ombre de<br />

l'Etat. Le mouvem<strong>en</strong>t de Rectification de Sadate, qui a débarrassé celui-ci de ses <strong>en</strong>nemis<br />

<strong>en</strong> prét<strong>en</strong>dant m<strong>et</strong>tre fin aux "C<strong>en</strong>tres des forces du pouvoir", a dissous le syndicat <strong>en</strong> 1975<br />

pour imposer une direction proche de lui. Le souti<strong>en</strong> offert par le syndicat aux politiques<br />

du développem<strong>en</strong>t a été la caractéristique principale de c<strong>et</strong>te période, même après 1974,<br />

date à laquelle on passait de l'idéologie officielle du socialisme à un autre type appelé par<br />

Sadate "socialisme démocratique" puis ultérieurem<strong>en</strong>t "Infitah" (ouverture). Il faut noter<br />

que le syndicat des ingénieurs a été le premier syndicat à sout<strong>en</strong>ir c<strong>et</strong>te politique<br />

contrairem<strong>en</strong>t aux autres grands syndicats qui sont restés sceptiques, surtout celui des<br />

avocats dénonçant le proj<strong>et</strong> qualifié de "Mont des Pyramides" <strong>et</strong> considéré comme le<br />

symbole de l'infitah capitaliste 399<br />

Cep<strong>en</strong>dant, la politique d'ouverture a été accompagnée par une certaine<br />

démocratisation (multipartisme contrôlé <strong>et</strong> restreint). On a abrogé le règlem<strong>en</strong>t selon<br />

lequel le candidat pour l'élection du conseil du syndicat devait appart<strong>en</strong>ir au Parti unique<br />

(Union socialiste). Du côté des syndicats, des critiques des proj<strong>et</strong>s du développem<strong>en</strong>t ont<br />

comm<strong>en</strong>cé à apparaître par la voie de la Revue des ingénieurs. L'exemple du proj<strong>et</strong> du<br />

pipeline pétrolier de Suez à la Méditerranée (SUMED) peut être cité <strong>en</strong> exemple. Le<br />

conseil du syndicat a <strong>en</strong>voyé une l<strong>et</strong>tre au parlem<strong>en</strong>t expliquant le danger politique de ce<br />

proj<strong>et</strong> 400 . L'Etat, mécont<strong>en</strong>t de ces critiques, n'a pas hésité à empêcher la parution de<br />

397 - "C'était très naturel d'être membre de l'Union socialiste, (...) tout passait par elle, sans elle je ne<br />

pourrais ri<strong>en</strong> réaliser" déclarait Mohammed al-Sayyid al-Gharouri, membre du conseil de direction<br />

du syndicat. Cf. Ali Abdel-Aziz Suleiman, Rwad al-sina'a (Les pionniers de l'industrie), éd. 'alam<br />

al-kutub, Le Caire, 1991, p. 103.<br />

398 - Revue des ingénieurs, janvier 1960.<br />

399 - Pour plus de détails sur ce proj<strong>et</strong>, cf. Ahmad Fares Abdel mu'in, op. cit., P 463.<br />

400 - Ce qui est intéressant, c'est que ces critiques adressées relèv<strong>en</strong>t de l'ordre politique <strong>et</strong> non pas<br />

technique. El<strong>les</strong> sont <strong>les</strong> suivantes : c<strong>et</strong>te ligne de pipeline<br />

1) pourrait été au profit des U.S.A. qui souti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t Israël ;<br />

2) aurait favorisé la position commerciale de l'Iran au détrim<strong>en</strong>t de la Libye <strong>et</strong> l'Algérie ;<br />

3) aurait pu être une cible facile à détruire par Israël ;


certains numéros de la revue 401 . Une suspicion mutuelle s'est installée <strong>en</strong>tre l'élite au<br />

pouvoir <strong>et</strong> le syndicat <strong>et</strong> s'est canalisée dans de constants combats de position <strong>et</strong> dans de<br />

fréqu<strong>en</strong>tes négociations à propos des activités du syndicat, mais sans provoquer une<br />

rupture. 402<br />

La question de la démocratie n'a pas été la préoccupation du syndicat des<br />

ingénieurs contrairem<strong>en</strong>t à ceux des avocats <strong>et</strong> des journalistes. Nous pouvons seulem<strong>en</strong>t<br />

noter une exception : à l'occasion du soulèvem<strong>en</strong>t des étudiants, le 11 février 1972 le<br />

syndicat a pris position <strong>en</strong> faveur des étudiants arrêtés, comme <strong>en</strong> témoigne ce<br />

communiqué : "Les ingénieurs dans leur Assemblée générale, souti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t le mouvem<strong>en</strong>t<br />

national des étudiants, leaders <strong>et</strong> base, <strong>et</strong> demand<strong>en</strong>t que l'Etat libère immédiatem<strong>en</strong>t <strong>les</strong><br />

étudiants prisonniers sans exception" ; de plus, il a profité de l'occasion pour rev<strong>en</strong>diquer<br />

une plus grande liberté de la presse.<br />

Concernant la politique extérieure, le syndicat des ingénieurs a été le premier à<br />

sout<strong>en</strong>ir Sadate lors de l'annulation du traité d'amitié <strong>et</strong> de coopération avec l'Union<br />

Soviétique (15/4/1976) ; plus <strong>en</strong>core, lors de la visite de Sadate à Jérusalem le 13/12/1977<br />

le Présid<strong>en</strong>t du syndicat, Mostafa Khalil, a t<strong>en</strong>u personnellem<strong>en</strong>t à l'accompagner 403 .<br />

Force est de constater alors que le syndicat n'a point joué rôle dans la<br />

préparation des proj<strong>et</strong>s de développem<strong>en</strong>t. Il s'est cannoté dans la critique ou d l'appui a<br />

posteriori de ceux-ci.<br />

En 1979, l'élection d'Othman Ahmad Othman à la présid<strong>en</strong>ce du syndicat<br />

marque alors l'apogée de l'alliance <strong>en</strong>tre le pouvoir politique <strong>et</strong> le syndicat. Car le<br />

Présid<strong>en</strong>t Othman est un homme plus qu'influ<strong>en</strong>t : il est à la fois ministre de la<br />

Construction, beau père de la fille de Sadate, P.D.G. de la plus grande Société publique de<br />

construction, "Les <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs arabes, Othman Ahmad Othman <strong>et</strong> ses associés", homme<br />

d'affaires, <strong>et</strong> égalem<strong>en</strong>t membre du Parti du pouvoir.<br />

Sadate a récomp<strong>en</strong>sé c<strong>et</strong>te alliance par un décr<strong>et</strong> du 27/8/1979 selon lequel<br />

tous <strong>les</strong> présid<strong>en</strong>ts des syndicats professionnels seront conseillers de compét<strong>en</strong>ce du<br />

présid<strong>en</strong>t de la République. Le syndicat est consulté ainsi dans certains proj<strong>et</strong>s du<br />

développem<strong>en</strong>t. A partir de ce mom<strong>en</strong>t, on va assister à des débats de fond au sein de la<br />

Revue des ingénieurs.<br />

La participation au développem<strong>en</strong>t s'est effectuée par des voies autres que <strong>les</strong><br />

proj<strong>et</strong>s de l'Etat ; le syndicat des ingénieurs, puissant par ses ressources 404 , a décidé<br />

d'investir ses capitaux dans des proj<strong>et</strong>s industriels ou financiers. Il crée la Banque de<br />

l'ingénieur, l'Assurance de l'ingénieur, <strong>et</strong> onze autres sociétés principalem<strong>en</strong>t agroalim<strong>en</strong>taires.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, ces sociétés ont subi des pertes considérab<strong>les</strong> suite, d'une part, à<br />

la rapidité de leur création négligeant <strong>les</strong> études de marché <strong>et</strong> de faisabilité économique <strong>et</strong>,<br />

4) aurait pu concurr<strong>en</strong>cer le Canal du Suez.<br />

401 - Salah Amer, op. cit..<br />

402 - Robert Bianchi, Unruly Corporatism. Association life in XX c<strong>en</strong>tury, Oxford University<br />

Press, 1989, p. 91.<br />

403 - Othman Ahmad Othman, Mon expéri<strong>en</strong>ce (tajrubati), Le Caire, Le bureau égypti<strong>en</strong> moderne<br />

(al maktab ai-arabi al-hadith), 1979.<br />

404 - L'ess<strong>en</strong>tiel de ces ressources provi<strong>en</strong>t d'un prélèvem<strong>en</strong>t sous la forme d'un timbre fiscal<br />

obligatoire lors de toute opération de construction ou lors de l'achat du cim<strong>en</strong>t ou de barres de fer.


d'autre part, à la mauvaise gestion <strong>et</strong> à la corruption <strong>en</strong> leur sein, comme l'indiqu<strong>en</strong>t<br />

certains ingénieurs. 405<br />

Dans ce contexte, un conflit ouvert surgit pour la première fois <strong>en</strong>tre <strong>les</strong><br />

membres du conseil de la direction : Milad Hana <strong>et</strong> Muhammed al-Qadi ont édité une<br />

Revue dissid<strong>en</strong>te "Revue des ingénieurs égypti<strong>en</strong>s" pour critiquer ,<strong>en</strong>tre autres, <strong>les</strong> actions<br />

économiques du syndicat 406 .<br />

Le climat de la corruption, ainsi que l'accélération par le Présid<strong>en</strong>t Mubarak<br />

du processus de démocratisation, ont permis aux courants islamistes de gagner du terrain<br />

dans tous <strong>les</strong> syndicats professionnels.<br />

I-4 1986- 1994<br />

Si <strong>en</strong> Syrie <strong>les</strong> islamistes n'ont jamais été majoritaires, <strong>les</strong> élections de 1986<br />

ont permis aux islamistes égypti<strong>en</strong>s de le dev<strong>en</strong>ir pour la première fois dans plusieurs<br />

syndicats. On trouve 45 ingénieurs islamistes sur 61 membres dans le conseil du syndicat,<br />

(voir le tableau n° 5). Mais, l'installation des forces contestataires n'a pas plu aux élites au<br />

pouvoir. Contraint par une force cristallisée de nouvel<strong>les</strong> classes moy<strong>en</strong>nes déf<strong>en</strong>dant le<br />

pluralisme, le pouvoir politique a été incapable d'arrêter le processus démocratique. C'est<br />

la première fois depuis Nasser que le syndicat apparaît autonome vis-à-vis de l'Etat tant<br />

par ses prises de position que par ses actions généra<strong>les</strong> qui se focalise sur des aspects<br />

professionnels <strong>et</strong> sociaux.<br />

Tableau n 5<br />

La prés<strong>en</strong>ce islamiste dans la direction des syndicats professionnels <strong>en</strong> 1986 407<br />

Nb total des Nb d'<br />

membres du islamistes<br />

conseil<br />

<strong>en</strong>%<br />

syndicat des ingénieurs 61 45 74%<br />

syndicat des médecins 25 20 80%<br />

syndicat des pharmaci<strong>en</strong>s 25 17 68%<br />

syndicat des avocats 25 18 72%<br />

La période 1979-1988 a été la plus controversée pour <strong>les</strong> ingénieurs. Au<br />

mom<strong>en</strong>t où <strong>les</strong> syndicats professionnels égypti<strong>en</strong>s combattai<strong>en</strong>t pour leur autonomie vis-àvis<br />

d'un Etat répressif, <strong>les</strong> ingénieurs se sont donnés comme dirigeant l'ingénieur-homme<br />

d'affaires Othman Ahmad Othman, une personnalité qui symbolisait l'alliance <strong>en</strong>tre le<br />

pouvoir de l'arg<strong>en</strong>t <strong>et</strong> le pouvoir politique. Sous son mandat, la plupart des <strong>en</strong>treprises du<br />

syndicat ont <strong>en</strong> outre connu des échecs r<strong>et</strong><strong>en</strong>tissants : <strong>en</strong> 1983 une partie a fait faillite <strong>et</strong><br />

405 - Pour plus de détails sur <strong>les</strong> problèmes des investissem<strong>en</strong>t du syndicat, cf. Amani Qindil, "Les<br />

crimes économiques commis pas le syndicat des ingénieurs", actes du colloque "Statistique <strong>et</strong><br />

calculs sci<strong>en</strong>tifiques <strong>et</strong> sociaux", C<strong>en</strong>tre national des recherches, Le Caire, 23 mars 1993, (non<br />

publié).<br />

Qindil note qu'au mom<strong>en</strong>t où ces sociétés perd<strong>en</strong>t leur valeur, on a dép<strong>en</strong>sé des budg<strong>et</strong>s énormes<br />

dans la publicité diffusée dans <strong>les</strong> journaux dits nationaux (pro-gouvernem<strong>en</strong>taux) ou celui du parti<br />

au pouvoir, P.N.D., (Mayo) pour aider au financem<strong>en</strong>t de ces derniers.<br />

406 - Le premier numéro a été édité <strong>en</strong> 1980 <strong>et</strong> le deuxième <strong>et</strong> le dernier numéro de 1981 a été<br />

interdit par l'Etat<br />

Cf. Mostafa K. al-Sayed, op. cit., p. 94.<br />

407 - Source = Amani Qindil, op. cit., p.4.


l'autre partie n'a fait que de 3 % à 8 % de bénéfices, au mom<strong>en</strong>t où <strong>les</strong> banques versai<strong>en</strong>t<br />

des intérêts d'au moins 13 % 408 .<br />

Dans ce climat, <strong>les</strong> ingénieurs islamistes ont su jouer la carte de la lutte contre<br />

la corruption, <strong>et</strong> du développem<strong>en</strong>t des services sociaux, pour aider la masse des<br />

ingénieurs qui subissai<strong>en</strong>t de plein fou<strong>et</strong> la crise économique : assurance santé, crédit sans<br />

intérêt pour le mariage, le pèlerinage <strong>et</strong> pour le logem<strong>en</strong>t; augm<strong>en</strong>tation des prestations des<br />

r<strong>et</strong>raités <strong>et</strong> des militaires, <strong>et</strong>c. Bi<strong>en</strong> qu'ils ai<strong>en</strong>t gagné <strong>les</strong> élections (depuis 1987), <strong>les</strong><br />

ingénieurs islamistes ont accepté à leur tête un Présid<strong>en</strong>t qui soit ministre <strong>et</strong> membre du<br />

Parti national démocratique. Ils aspir<strong>en</strong>t ainsi garder de bonne relation avec l'Etat. Peut-on<br />

parler dans ce cas d'opportunisme caractérisé? Nous revi<strong>en</strong>drons plus loin sur ce point.<br />

Sur le terrain, la direction islamiste du syndicat a su traduire son discours <strong>en</strong><br />

action 409 (voir graphique n°2 <strong>et</strong> n°3).<br />

408 - robert Bianchi, op. cit., p. 117.<br />

409 - Pour plus de détails, cf. Revue des ingénieurs, nø 444, 2/93, <strong>et</strong> son supplém<strong>en</strong>t intitulé "Les<br />

réalisation des syndicat p<strong>en</strong>dant 1991-1993", syndicat des ingénieurs.


Nous allons nous arrêter sur <strong>les</strong> actions réalisées pour pouvoir compr<strong>en</strong>dre la popularité de<br />

la direction exprimée par <strong>les</strong> ingénieurs.<br />

Sur le plan professionnel, le syndicat a déf<strong>en</strong>du le statut des ingénieurs contre<br />

la t<strong>en</strong>tative du parlem<strong>en</strong>t d'imposer l'admission d'office des diplômés des institutions<br />

techniques. 410 . Il a égalem<strong>en</strong>t sout<strong>en</strong>u <strong>les</strong> ingénieurs emprisonnés pour leur opinion<br />

politique ou pour des fautes professionnel<strong>les</strong> <strong>en</strong> assurant le suivi de leurs dossiers cas par<br />

cas 411 . Nous avons soulevé dans la Revue des ingénieurs des dénonciations de la<br />

répression, de la torture <strong>et</strong> de la loi martiale que <strong>les</strong> ingénieurs ont subies autant que la<br />

population.<br />

En outre, le syndicat a été tout de suite prés<strong>en</strong>t pour organiser des séminaires<br />

<strong>et</strong> symposiums techniques à la suite d'incid<strong>en</strong>ts graves comme l'effondrem<strong>en</strong>t des<br />

immeub<strong>les</strong> de "Sidi Abdelkader" ou le naufrage du bateau "Salem express". Après le<br />

tremblem<strong>en</strong>t de terre qui a secoué Le Caire le 12 octobre 1992, le syndicat a joué un rôle<br />

décisif pour aider la population touchée, par la diffusion de l'information, <strong>les</strong><br />

consultations techniques, l'aide matérielle pour <strong>les</strong> ingénieurs, le diagnostic des 4000<br />

appartem<strong>en</strong>ts touchés <strong>et</strong> l'organisation du grand colloque sur <strong>les</strong> eff<strong>et</strong>s de la catastrophe...<br />

Quant à la Revue des ingénieurs, il est remarquable que, depuis 1987, le<br />

nombre d'artic<strong>les</strong> technico-sci<strong>en</strong>tifiques proprem<strong>en</strong>t dits ai<strong>en</strong>t n<strong>et</strong>tem<strong>en</strong>t augm<strong>en</strong>té par<br />

rapport à l'époque précéd<strong>en</strong>te. En outre, <strong>les</strong> artic<strong>les</strong> <strong>en</strong> général sont plus critiques <strong>et</strong> bi<strong>en</strong><br />

loin du ton apologétique qu'on observait avant 1987.<br />

Sur le plan social, le syndicat a créé d'un système de crédit sans intérêt (alqard<br />

al-hasan) remboursable à terme (jusqu'à quinze ans) pour <strong>les</strong> ingénieurs désirant se<br />

marier, construire ou ach<strong>et</strong>er un appartem<strong>en</strong>t, ou aller au pèlerinage. Il a égalem<strong>en</strong>t<br />

augm<strong>en</strong>té <strong>les</strong> prestations pour <strong>les</strong> r<strong>et</strong>raités <strong>et</strong> <strong>les</strong> militaires <strong>et</strong> amélioré le système de santé.<br />

Les ingénieurs interrogés ont, de façon récurr<strong>en</strong>te, souligné l'utilité de ce<br />

système de prêt notamm<strong>en</strong>t pour l'exposition-v<strong>en</strong>te qui sert aux ingénieurs voulant<br />

acquérir des équipem<strong>en</strong>ts ménagers mais aussi pour montrer de p<strong>et</strong>ites <strong>en</strong>treprises. A peu<br />

près 160 000 ingénieurs ont jusqu'ici bénéficié ainsi de ce g<strong>en</strong>re des crédits sans intérêt à<br />

l'occasion de c<strong>et</strong>te v<strong>en</strong>te. 412<br />

En outre, pour stimuler l'esprit de corps parmi <strong>les</strong> ingénieurs, le syndicat a<br />

développé <strong>les</strong> activités de loisirs aux niveaux c<strong>en</strong>tral <strong>et</strong> régional destinées aux membres <strong>et</strong><br />

leurs famil<strong>les</strong> : mis <strong>en</strong> route des proj<strong>et</strong>s de constructions de clubs dans toutes <strong>les</strong> grandes<br />

vil<strong>les</strong> (ceux-ci assur<strong>en</strong>t un service très bon marché) , organisation des voyages à l'étranger,<br />

purem<strong>en</strong>t touristique (à la Turquie) ou de pèlerinage à la Mecque. Toutes ces activités<br />

Sur le plan sci<strong>en</strong>tifique, le syndicat a concurr<strong>en</strong>cé <strong>les</strong> Associations des<br />

ingénieurs 413 par ses activités sci<strong>en</strong>tifiques <strong>en</strong> jouant un rôle beaucoup plus important. Il a<br />

410 - Plus précisém<strong>en</strong>t, le problème vi<strong>en</strong>t de l'"Institut de suffisance technologique" (ma'had alkifayye<br />

al-intajiyye), dont le cursus académique consiste à étudier <strong>les</strong> aspects techniques de<br />

l'ingénierie p<strong>en</strong>dant cinq ans selon la méthode allemande. Le syndicat a jugé le niveau des élèves<br />

insuffisant sur le plan théorique. Cela montre l'image des ingénieurs voulu par le syndicat, c'est-àdire<br />

des vecteurs autant de la sci<strong>en</strong>ce que de la technologie. Cf. Revue des ingénieurs, nø 436 juin<br />

1992.<br />

411 - Cf. l'éditorial, "L'ingénieur <strong>et</strong> la loi sur le terrorisme" in Revue des ingénieurs, op. cit.,<br />

septembre 1992, nø 439.<br />

412 - Revue des ingénieurs, nø 440, octobre 1992, op. cit., p.19.<br />

413 - Fondée <strong>en</strong> 1920, La Société royale des ingénieurs avait pour but de promouvoir la recherche <strong>et</strong><br />

le transfert technologique. Elle a joué un rôle très important dans la préparation des proj<strong>et</strong>s


organisé (<strong>en</strong>tre 1991-93) plus de 30 colloques concernant des suj<strong>et</strong>s différ<strong>en</strong>ts :<br />

technologie, gestion, place de l'Université dans la société, habitat, gestion islamique de<br />

finance, ainsi que l'architecture. Outre <strong>les</strong> colloques, il a assuré sept stages de formation<br />

continue pour <strong>les</strong> ingénieurs.<br />

En fait, toutes ces réalisations ont prouvé à la masse des ingénieurs l'efficacité<br />

<strong>et</strong> la disponibilité de la direction islamiste du syndicat. Les ingénieurs interrogés ont<br />

exprimé dans leur majorité une approbation <strong>et</strong> une satisfaction qui sembl<strong>en</strong>t fondées sur<br />

une attitude instrum<strong>en</strong>tale <strong>et</strong> non pas idéologique. On peut citer à titre d'exemple le propos<br />

d'un jeune ingénieur nasséri<strong>en</strong> : "Quel que soit notre jugem<strong>en</strong>t sur le courant islamiste, je<br />

suis pour c<strong>et</strong>te direction qui a prouvé une compét<strong>en</strong>ce extraordinaire pour gérer le syndicat<br />

<strong>et</strong> pour offrir <strong>les</strong> services dont <strong>les</strong> ingénieurs rêvai<strong>en</strong>t depuis longtemps." 414<br />

"Je ne connais pas, dit une jeune femme ingénieur, la t<strong>en</strong>dance à laquelle la<br />

direction apparti<strong>en</strong>t <strong>et</strong> je ne me suis jamais déplacée pour voter, mais je p<strong>en</strong>se que je<br />

devrai le faire à la prochaine élection pour garder c<strong>et</strong>te direction honnête.".<br />

Quant à ceux qui souti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t c<strong>et</strong>te direction, consci<strong>en</strong>ts de sa couleur<br />

islamiste, ils s'exprim<strong>en</strong>t aussi <strong>en</strong> terme utilitariste mais <strong>en</strong> soulignant l'importance de<br />

l'éthique islamique dans la gestion du syndicat. Les mots : honnêt<strong>et</strong>é, crédibilité, propr<strong>et</strong>é<br />

ont fréquemm<strong>en</strong>t été évoqués par ces ingénieurs :<br />

"Avant 1987, le syndicat a été aussi riche que maint<strong>en</strong>ant, pourquoi n'a-t-on<br />

pas utilisé l'arg<strong>en</strong>t du syndicat pour le bi<strong>en</strong> des ingénieurs? Pourquoi la direction a-t-elle<br />

été corrompue? Je veux voter pour <strong>les</strong> candidats islamistes parce que je serai sûr que leurs<br />

mains sont propres <strong>et</strong> qu'ils sont sincères", s'exprime ainsi un ingénieur islamiste.<br />

* * * * *<br />

Après c<strong>et</strong> inv<strong>en</strong>taire de ses actions m<strong>en</strong>ées par le syndicat, nous nous<br />

proposons de faire une analyse <strong>en</strong> termes de relations le syndicat avec le pouvoir politique<br />

:<br />

- <strong>en</strong> tant qu'instance consultée par l'Etat dans le domaine de la politique du<br />

développem<strong>en</strong>t ;<br />

- <strong>en</strong> tant qu'institution de la société civile.<br />

1-4-A. Le syndicat <strong>et</strong> la politique de développem<strong>en</strong>t : une nouvelle conception<br />

La rupture <strong>en</strong>tre l'Etat <strong>et</strong> la direction islamiste du syndicat a laissé croire que le<br />

rôle du syndicat <strong>en</strong> tant que "consultant de l'Etat dans <strong>les</strong> proj<strong>et</strong>s du développem<strong>en</strong>t" avait<br />

disparu. Cela a été exprimé clairem<strong>en</strong>t par certains ingénieurs qui connaiss<strong>en</strong>t le syndicat<br />

depuis <strong>les</strong> années 60 ou 70. En fait, ce que nous avons constaté, c'est que, depuis Nasser,<br />

proposés par l'Etat <strong>et</strong> surtout ceux du réservoir d'Aswan <strong>et</strong> l'irrigation de la vallée al-Rayan. Elle<br />

s'est divisée <strong>en</strong> spécialités pour aboutir maint<strong>en</strong>ant à Six Associations.<br />

Bi<strong>en</strong> que cel<strong>les</strong>-ci organis<strong>en</strong>t des confér<strong>en</strong>ces <strong>et</strong> des stages sur des suj<strong>et</strong>s sci<strong>en</strong>tifiques, seule une<br />

minorité des ingénieurs qui manifest<strong>en</strong>t un intérêt sci<strong>en</strong>tifique adhér<strong>en</strong>t à ces associations (à titre<br />

d'exemple, l'association des ingénieurs chimistes compte 100 membres contre 6 000 ingénieurs<br />

chimistes bénéficiant des avantages sociaux dans le syndicat).<br />

Pour pouvoir contribuer aux prises de décision des proj<strong>et</strong>s du développem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> pour avoir une aide<br />

financière de l'Etat, on incite <strong>les</strong> membres à voter <strong>en</strong> faveur d'ingénieurs émin<strong>en</strong>ts dans le secteur<br />

public. Les forces oppositionnel<strong>les</strong> sont très peu représ<strong>en</strong>tées au sein de la direction des<br />

associations, car el<strong>les</strong> n'ont pas manifesté l'intérêt de peser sur l'élection du conseil de direction des<br />

associations, laissant ainsi leur contrôle au syndicat où <strong>les</strong> <strong>en</strong>jeux sociaux <strong>et</strong> politiques sont<br />

considérab<strong>les</strong>.<br />

414 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec S. F., un ingénieur civil copte.


le syndicat n'a jamais su jouer le rôle de "haute instance consultative pour l'Etat <strong>et</strong> le Parti<br />

national démocratique dans <strong>les</strong> proj<strong>et</strong>s nationaux relevant de sa compét<strong>en</strong>ce", comme<br />

l'affirme l'article 1 de ses statuts annonçait. Les proj<strong>et</strong>s de développem<strong>en</strong>t étai<strong>en</strong>t <strong>et</strong> sont<br />

toujours le plus souv<strong>en</strong>t proposés par <strong>les</strong> membres de l'<strong>en</strong>tourage du Présid<strong>en</strong>t <strong>et</strong> du<br />

pouvoir exécutif, qui peuv<strong>en</strong>t être d'ingénieurs ou non, de technocrates ou de bureaucrates.<br />

Le syndicat des ingénieurs, (tout comme <strong>les</strong> autres syndicats, la presse, le parlem<strong>en</strong>t ou <strong>les</strong><br />

différ<strong>en</strong>ts groupes de pression), est réduit à un rôle complètem<strong>en</strong>t passif à l'égard de<br />

proj<strong>et</strong>s de l'Etat. D'une attitude apologétique sous Nasser, il passe avec l'ère de l'ouverture<br />

économique (de Sadate <strong>et</strong> Mubarak) à une attitude plus critique qui va parfois jusqu'à<br />

provoquer des blocages. Ainsi, le syndicat a fortem<strong>en</strong>t dénoncé le proj<strong>et</strong> de "complexe<br />

touristique du mont Ahram" <strong>et</strong> même m<strong>en</strong>acé de sanctions <strong>les</strong> ingénieurs qui pr<strong>en</strong>drai<strong>en</strong>t<br />

le risque d'y participer. 415 Or, ces positions là n'ont pas empêché <strong>les</strong> dirigeants successifs<br />

de l'Egypte de hâter des travaux spectaculaires <strong>et</strong> de prestige qui leur servai<strong>en</strong>t de publicité<br />

<strong>et</strong> de gages de légitimation ( l'industrie automobile Nasr, <strong>les</strong> égouts de la ville du Caire,<br />

<strong>et</strong>c.,) 416 .<br />

415 - le syndicat a critiqué ce proj<strong>et</strong> parce que le site est proche des pyramides.<br />

416 -Nous ne m<strong>et</strong>tons pas <strong>en</strong> cause la nécessité de ces travaux mais la priorité qui leur est accordée<br />

ainsi que leur ampleur qui leur confèr<strong>en</strong>t son caractère d'<strong>en</strong>treprise de prestige. Ceci d'après<br />

certains ingénieurs responsab<strong>les</strong> dans ce proj<strong>et</strong>.


Si <strong>les</strong> présid<strong>en</strong>ts du syndicat sont souv<strong>en</strong>t des personnalités émin<strong>en</strong>tes du<br />

régime dont certains, comme Mahmoud Younes <strong>et</strong> Othman Ahmad Othman, ont fait partie<br />

de l'<strong>en</strong>tourage du présid<strong>en</strong>t de la République, cela ne veut pas dire pour autant que le<br />

syndicat <strong>en</strong> tant que tel est impliqué dans la prise de décisions <strong>en</strong> matière de politique de<br />

développem<strong>en</strong>t ; <strong>en</strong> eff<strong>et</strong> aucune structure, aucune commission d'experts sélectionnés<br />

selon des critères d'excell<strong>en</strong>ce professionnelle, n'existe, qui assurerait un mécanisme<br />

régulier de consultations. Cep<strong>en</strong>dant, le syndicat a critiqué a posteriori, même à l'époque<br />

de l'autoritarisme de Nasser, certains proj<strong>et</strong>s du développem<strong>en</strong>t pour <strong>les</strong> arrêter malgré<br />

leur démarrage.<br />

Ainsi quelle que soit la relation que la direction <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>t avec l'Etat,<br />

étroite ou conflictuelle, la participation à la définition de la politique de<br />

développem<strong>en</strong>t est très limitée. Pourtant, la direction islamiste du syndicat <strong>en</strong> place a<br />

t<strong>en</strong>té depuis 1986 de comp<strong>en</strong>ser la conflictualité de la relation par une int<strong>en</strong>sification des<br />

actions susceptib<strong>les</strong> de séduire <strong>les</strong> hommes politiques pesant sur <strong>les</strong> décisions comme, par<br />

exemple, <strong>les</strong> ministres : "Dans tous <strong>les</strong> colloques organisés par le syndicat, on a invité,<br />

d'une part, <strong>les</strong> ministres concernés à <strong>les</strong> inaugurer <strong>et</strong> à y assister, <strong>et</strong> d'autre part, des<br />

hommes politiques pour participer aux travaux du colloque même <strong>en</strong> sachant qu'ils<br />

n'ajout<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> au point de vue sci<strong>en</strong>tifique. (..)" 417 .<br />

Si le syndicat des ingénieurs syri<strong>en</strong> n'a pas su peser suffisamm<strong>en</strong>t sur <strong>les</strong><br />

décisions de l'Etat <strong>en</strong> matière de politique économique, le syndicat égypti<strong>en</strong> a pu tout de<br />

même jouer un rôle à sa manière. En eff<strong>et</strong>, depuis peu de temps, certains chercheurs ont<br />

comm<strong>en</strong>cé à s'interroger sur la question de développem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> sur son paradigme globaliste,<br />

c'est-à-dire, le développem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>trepris par l'Etat <strong>et</strong> conçu à l'échelle de la société <strong>en</strong>tière.<br />

C<strong>et</strong>te prise de consci<strong>en</strong>ce se fait au profit d'une conception plus opératoire introduisant la<br />

notion "développem<strong>en</strong>t local", approprié aux espaces géographiques <strong>et</strong> sociaux mosaïques<br />

à l'intérieur des frontières politiques de l'Etat. Dans le même s<strong>en</strong>s, le syndicat égypti<strong>en</strong> des<br />

ingénieurs a favorisé ces dernières années la création de p<strong>et</strong>ites <strong>en</strong>treprises, à travers <strong>les</strong><br />

expositions d'équipem<strong>en</strong>ts 418 , destinés à la v<strong>en</strong>te à crédit aux ingénieurs. C<strong>et</strong>te action<br />

s'inscrit dans sa conception d'une politique de développem<strong>en</strong>t qui "utilise <strong>les</strong> ressources<br />

nationa<strong>les</strong> avec des technologies certes importées mais simp<strong>les</strong> <strong>et</strong> appropriées. (..) Cela<br />

évite le recours aux experts étrangers" 419 . C<strong>et</strong>te politique est déf<strong>en</strong>due ardemm<strong>en</strong>t dans la<br />

Revue des ingénieurs comme la seule voie possible pour impulser le développem<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

Egypte 420 . Il faut noter que c<strong>et</strong>te aide offerte aux p<strong>et</strong>ites <strong>en</strong>treprises a été accompagnée<br />

d'un appel aux ingénieurs du secteur public à quitter ce dernier. Le rédacteur <strong>en</strong> chef de la<br />

Revue des ingénieurs n'hésite pas à comparer la vie des fonctionnaires de l'époque<br />

moderne à celle des esclaves dans <strong>les</strong> anci<strong>en</strong>s temps 421 . Ainsi, la conception que le<br />

syndicat a du développem<strong>en</strong>t économique, est fort différ<strong>en</strong>te de celle de la direction de<br />

Othman qui a créé de grosses <strong>en</strong>treprises sous lic<strong>en</strong>ce étrangère <strong>et</strong> gérées, pour certaines,<br />

par des experts occid<strong>en</strong>taux.<br />

Un autre type de participation au développem<strong>en</strong>t est la création, dans la<br />

deuxième moitié des années 80, de treize <strong>en</strong>treprises financées <strong>et</strong> gérées par le syndicat,<br />

<strong>en</strong>treprises qui ont subi des difficultés au début mais dont la direction a redressé la<br />

417 - déclare Mohammed Ali Bichr, Secrétaire général du syndicat. Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> du 29 février 1993.<br />

418 - Les expositions ont eu lieu dans <strong>les</strong> années 1991-1992, à travers <strong>les</strong> principa<strong>les</strong> vil<strong>les</strong> de<br />

l'Egypte.<br />

419 - ainsi s'exprime S. H. membre du conseil du syndicat à Alexandrie. Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec lui le 122<br />

mars 1993<br />

420 - Cf., par exemple, Ahmad Yusra Zaïtun, "Les p<strong>et</strong>ites industries ... nécessités nationa<strong>les</strong>", in<br />

Revue des ingénieurs nø 446 avril 1993, p. 28.<br />

421 - S. Abdel Karim, "La nation des fonctionnaires", Revue des ingénieurs, nø 431 janvier 1992.


situation. Ce "capitalisme syndical", pour repr<strong>en</strong>dre le terme de Bianchi, a r<strong>en</strong>forcé la<br />

place du syndicat dans le système économique, qui oscille <strong>en</strong>tre pur capitalisme de<br />

marché <strong>et</strong> capitalisme d'Etat. C'est un pas très important dans la recherche de l'autonomie<br />

par rapport à l'Etat.<br />

1-4-B. Le syndicat <strong>en</strong> tant qu'institution de la société civile :<br />

Nous avons vu comm<strong>en</strong>t de ce point de vue, l'Etat syri<strong>en</strong> a mis fin à partir de 1980<br />

aux efforts du syndicat des ingénieurs (de même que de ceux des avocats <strong>et</strong> des médecins) à<br />

jouer ce rôle par une mesure de dissolution. Au contraire, à la même époque <strong>en</strong> Egypte on<br />

assiste à l'évolution inverse.<br />

Alors que le syndicat a du mal à s'affirmer <strong>en</strong> tant qu'instance consultative de<br />

l'Etat, il s'est mis à jouer un rôle de plus <strong>en</strong> plus effectif <strong>en</strong> tant que l'une des institutions<br />

de la société civile. Or, ce mouvem<strong>en</strong>t de r<strong>en</strong>aissance est très largem<strong>en</strong>t dominé par <strong>les</strong><br />

courants se rev<strong>en</strong>diquant de l'islam, <strong>et</strong> <strong>les</strong> ingénieurs ne font pas exception. Dans ce cas, le<br />

syndicat n'est pas épargné par <strong>les</strong> débats qui secou<strong>en</strong>t la société égypti<strong>en</strong>ne : <strong>les</strong> questions<br />

du terrorisme, du multipartisme, de la Bosnie, du processus de paix arabo-israëli<strong>en</strong>, <strong>et</strong>c.<br />

- Dans un colloque organisé par le syndicat sur "Le terrorisme, ses causes <strong>et</strong><br />

ses solutions", celui-ci se sont démarqués de la manière dont l'Etat traite le terrorisme, la<br />

recherche des méthodes policières pour résoudre ce problème. La majorité des<br />

interv<strong>en</strong>ants, v<strong>en</strong>ant de tous <strong>les</strong> horizons politique <strong>et</strong> intellectuels (dont une partie ne peut<br />

pas avoir de tribune dans <strong>les</strong> mass média comme <strong>les</strong> Frères musulmans), ont dénoncé la<br />

répression de l'Etat, l'état de siège <strong>en</strong> vigueur <strong>et</strong> le refus de la légalisation des partis<br />

islamiques modérés (<strong>les</strong> Frères musulmans), comme causes majeures du terrorisme. Ils ont<br />

préconisé, comme solution le dialogue <strong>en</strong>tre l'Etat <strong>et</strong> <strong>les</strong> extrémistes (al-mutatarifin), à<br />

savoir <strong>les</strong> Communautés islamiques (Gamâ'at al-islamyya).<br />

- Dans la perspective de propager la vision particulière d'un "islam modéré", la<br />

direction du syndicat a édité un livre qui sert c<strong>et</strong> objectif intitulé "Introduction aux proj<strong>et</strong>s<br />

de résurrection de la civilisation" dont l'auteur est un docteur ingénieur <strong>en</strong> aéronautique 422 .<br />

Dans le même registre, le syndicat a co-organisé avec l'Institut de la p<strong>en</strong>sée islamique à<br />

Washington un colloque sur "La problématique de l'objectivité", dans lequel l'appel à la<br />

rénovation (ijtihad) a été très marqué 423 .<br />

- Le syndicat a dénoncé, contrairem<strong>en</strong>t à la position prise par l'Etat égypti<strong>en</strong>,<br />

"le coup d'Etat algéri<strong>en</strong>" qui a interrompu le processus électoral <strong>et</strong> a appelé au r<strong>et</strong>our à la<br />

démocratie.<br />

- Si l'Etat égypti<strong>en</strong> a fait une utilisation politique de la question de la Bosnie, le<br />

syndicat la gère <strong>en</strong> tant que question religieuse, "le peuple musulman est massacré par <strong>les</strong><br />

Serbes avec l'indiffér<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> la lâch<strong>et</strong>é de l'Occid<strong>en</strong>t, parce que ce peuple est<br />

musulman" 424 . Le syndicat a organisé une grande campagne d'information <strong>et</strong> de collection<br />

des fonds sur ce thème. Il a demandé au gouvernem<strong>en</strong>t de rompre <strong>les</strong> relations<br />

diplomatiques avec la Serbie.<br />

422 - Sayyid Dassoki Hassan, Mukaddimat fi machari' al-ba'th al-hadari (Introduction aux proj<strong>et</strong>s<br />

de résurrection de la civilisation), Le Caire, Syndicat des ingénieurs, 1992. Le livre a été publié, <strong>en</strong><br />

partie, comme artic<strong>les</strong> dans différ<strong>en</strong>ts numéros de la Revue des ingénieurs des années 1989-1990.<br />

423 - Cf. le compte r<strong>en</strong>du de ce colloque, Muhammad Hijab, "ishkalyyat al-tahayuz, ruya ma'rifiyya<br />

wa da'wa lil-ijtihad", Revue des ingénieurs, nø 433, mars 1992.<br />

424 - Cf. la brochure diffusée par le syndicat comme supplém<strong>en</strong>t de la revue des ingénieurs, janvier<br />

1992.


- A propos de la deuxième guerre du Golfe, le syndicat 425 , dans un<br />

communiqué du 20 janvier 1991, après avoir dénoncé l'occupation iraki<strong>en</strong>ne du Koweit a<br />

demandé aux Etats occid<strong>en</strong>taux de ne pas interv<strong>en</strong>ir dans le conflit. Dans un autre<br />

communiqué (le 3/2/1991), il a critiqué "la guerre destructive contre le peuple iraki<strong>en</strong>" <strong>et</strong><br />

imputé ce qui s'est passé à "l'abs<strong>en</strong>ce de liberté <strong>et</strong> de démocratie dans <strong>les</strong> pays arabes <strong>et</strong><br />

musulmans".<br />

- Le syndicat a dénoncé la loi martiale <strong>et</strong> a demandé à plusieurs reprises la<br />

liberté pour <strong>les</strong> ingénieurs prisonniers politiques.<br />

- Concernant le processus de paix avec Israël 1992-1994, le syndicat a pris<br />

égalem<strong>en</strong>t ses distances avec <strong>les</strong> choix de l'Etat <strong>en</strong> refusant, dans un communiqué, ce<br />

processus parce que "la paix proposée n'est pas basée sur la justice". Et pour dynamiser le<br />

débat, il a organisé deux colloques concernant "Le conflit sur <strong>les</strong> eaux <strong>et</strong> la nature de la<br />

prochaine guerre" <strong>et</strong> "Les eaux arabes, vision <strong>et</strong> dev<strong>en</strong>ir pour <strong>les</strong> négociateurs arabes". Ces<br />

deux colloques avai<strong>en</strong>t pour but d'attirer l'att<strong>en</strong>tion sur "le vol des eaux arabes par Israël <strong>et</strong><br />

la légèr<strong>et</strong>é avec laquelle <strong>les</strong> Arabes voi<strong>en</strong>t le problème des eaux" déclare Saleh Abdel<br />

Karim, un membre du conseil de la direction du syndicat.<br />

- Le syndicat a rappelé son opposition à la "normalisation (al-tatbi') des<br />

relations avec Israël" <strong>et</strong> dénoncé "l'exportation de briques de construction (toub al-tafili)<br />

vers Israël" <strong>et</strong> m<strong>en</strong>açant de sanctions <strong>les</strong> ingénieurs qui particip<strong>en</strong>t à ces opérations. 426<br />

En regardant l'<strong>en</strong>semble de ces prises de position par rapport au processus de<br />

développem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> à la démocratie, nous constatons que le syndicat constitue une force<br />

contestataire s'inspirant des discours islamistes modérés <strong>en</strong> Egypte. Cep<strong>en</strong>dant, son<br />

opposition à l'Etat n'est pas systématique : le syndicat évite toute radicalisation de ses<br />

positions, <strong>et</strong> se montre assez conciliant du moins officiellem<strong>en</strong>t. Il suffit de savoir que le<br />

Présid<strong>en</strong>t du syndicat, H. al-Kafrawi, ministre de l'Habitat <strong>et</strong> la Construction <strong>et</strong> membre du<br />

P.N.D., a été élu grâce à au souti<strong>en</strong> des islamistes. Ces derniers ont favorisé ce candidat,<br />

ce qui leur a permis de s'assurer de bonnes relations avec le gouvernem<strong>en</strong>t, au détrim<strong>en</strong>t<br />

d'un candidat de l'opposition (pro-Wafd). Ce comportem<strong>en</strong>t pragmatique ou "instrum<strong>en</strong>tal"<br />

révèle un rapport que nous avons qualifié d' "esthétique" à l'idéologie islamiste égypti<strong>en</strong>ne,<br />

comme nous y revi<strong>en</strong>drons plus loin.<br />

Il est vrai que le Présid<strong>en</strong>t du syndicat (naqib) n'influ<strong>en</strong>ce guère <strong>les</strong> décisions<br />

prises par son organisation. Cel<strong>les</strong>-ci sont le fait du conseil syndical actuellem<strong>en</strong>t dominé<br />

par une majorité islamiste. Il <strong>en</strong> résulte que l'Etat a vu d'un mauvais oeil l'activité du<br />

syndicat des ingénieurs comme de plusieurs autres syndicats. Le 17 février 1993,<br />

brusquem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> sans consulter <strong>les</strong> syndicats, le parlem<strong>en</strong>t a adopté une loi dite "de garantie<br />

de l'application des libertés démocratiques". C<strong>et</strong>te loi prét<strong>en</strong>d <strong>en</strong>courager <strong>les</strong> membres des<br />

syndicats à aller voter, d'une part, <strong>en</strong> délocalisant <strong>et</strong> diversifiant <strong>les</strong> lieux de vote (certains<br />

étant mis <strong>en</strong> place jusque sur <strong>les</strong> lieux de travail) <strong>et</strong>, d'autre part, <strong>en</strong> doublant la cotisation<br />

<strong>en</strong> cas de non participation au vote. En outre, selon la loi, le quorum de participation au<br />

vote pour le conseil de la direction du syndicat doit dépasser 50% des membres ayant le<br />

droit de vote, ou 30% au deuxième tour (la semaine suivante). Au cas où le quorum ne<br />

serait pas atteint, le résultat de l'élection serait annulé, <strong>et</strong> le syndicat placé sous contrôle<br />

judiciaire, c'est-à-dire que l'on constituerait un conseil provisoire composé de quatre juges<br />

<strong>et</strong> des quatre syndicalistes <strong>les</strong> plus âgés, avant de procéder à un nouveau vote, dans un<br />

délai de trois mois.<br />

425 - Pour une mise <strong>en</strong> parallèle <strong>en</strong>tre la position prise par le syndicat des ingénieurs <strong>et</strong> celle des<br />

autres syndicats par rapport à la guerre de Golfe, voir Mustafa 'Uloui (sous la dir.), Harb al-khalij<br />

wal siyasa al massriyya (La guerre de Golfe <strong>et</strong> la politique égypti<strong>en</strong>ne), Le Caire, C<strong>en</strong>tre des<br />

recherches <strong>et</strong> des études politiques- université du Caire faculté d'économie <strong>et</strong> des sci<strong>en</strong>ces<br />

politiques, 1992.<br />

426 - Le syndicat a gelé <strong>en</strong> 1987 l'adhésion d'un de ses membres, ingénieur, pour exportation de<br />

briques vers Israël.


De fait, c<strong>et</strong>te loi est apparue comme ayant pour seul but de barrer la route aux<br />

islamistes désormais majoritaires dans la plupart des syndicats professionnels. En eff<strong>et</strong>, le<br />

taux de participation aux élections syndica<strong>les</strong> n'a jamais dépassé 20%. 427 L'Etat p<strong>en</strong>se que<br />

c<strong>et</strong>te faible participation favorise <strong>les</strong> minorités organisées, aujourd'hui <strong>les</strong> islamistes. Par<br />

sa forme, c<strong>et</strong>te loi ressemble à celle qui a été promulguée <strong>en</strong> Syrie pour la réorganisation<br />

de la profession d'ingénieur <strong>en</strong> 1980 ; le but proclamé était aussi l'élargissem<strong>en</strong>t de la<br />

participation des membres aux élections syndica<strong>les</strong>. Mais la loi syri<strong>en</strong>ne a été<br />

accompagnée par des mesures de répression empêchant l'opposition de se prés<strong>en</strong>ter aux<br />

élections afin d'assurer une direction ba'thiste. Dans un contexte politique différ<strong>en</strong>t, l'Etat<br />

égypti<strong>en</strong> a donc cherché à bloquer le fonctionnem<strong>en</strong>t du syndicat <strong>en</strong> imposant un quorum<br />

quasim<strong>en</strong>t impossible à atteindre, sans pour autant aller aussi loin dans la répression.<br />

Non seulem<strong>en</strong>t <strong>les</strong> journaux égypti<strong>en</strong>s de l'opposition 428 , mais même <strong>les</strong><br />

présid<strong>en</strong>ts des syndicats souv<strong>en</strong>t proches de l'Etat, n'ont pas caché leur hostilité à c<strong>et</strong>te loi<br />

jugée dangereuse pour l'autonomie des syndicats. On note une exception, c'est le journal<br />

al-Ahali, organe du Parti du Rassemblem<strong>en</strong>t progressiste unioniste, qui a considéré la loi<br />

bonne au fond mais mauvaise dans la manière rapide dont elle a été adoptée sans<br />

consultation.<br />

Par contre, <strong>les</strong> partis du Travail (islamiste modéré) <strong>et</strong> du Wafd (libéral) ont<br />

exprimé <strong>les</strong> critiques <strong>les</strong> plus véhém<strong>en</strong>tes contre ce que le Wafd a appelé la<br />

nationalisation (ta'mim) des syndicats professionnels 429 : "Le syndicat des ingénieurs est<br />

la première ligne de confrontation avec l'Etat, l'<strong>en</strong>nemi de leur liberté (..)" 430 , "La loi<br />

contredit l'article 56 de la constitution qui déclare que <strong>les</strong> syndicalistes ont la liberté de<br />

choisir leur direction" 431 .<br />

Quant aux journaux pro-gouvernem<strong>en</strong>taux (al-Ahram, al-Akhbar, al-<br />

Gumhuriyya), au début, ils ont suivi la vague <strong>en</strong> dénonçant la loi : "La loi des syndicats<br />

professionnels que je dénonce a été promulguée parce que le Parti national<br />

démocratique 432 n'existe pas dans <strong>les</strong> syndicats. En tout cas, ce Parti n'a pas non plus<br />

d'exist<strong>en</strong>ce ailleurs. (..)" 433 , mais l'Etat a rapidem<strong>en</strong>t empêché toute critique de c<strong>et</strong>te loi<br />

dans la tribune de ses journaux 434 .<br />

Les syndicats professionnels n'ont pas baissé <strong>les</strong> bras, ils se mobilis<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

faisant des confér<strong>en</strong>ces <strong>et</strong> des communiqués dénonçant c<strong>et</strong>te loi. Mais, seul le syndicat<br />

427 - Le taux de participation aux scrutins législatif <strong>et</strong> présid<strong>en</strong>tiel est aussi traditionnellem<strong>en</strong>t faible.<br />

428 - Le paysage politique <strong>en</strong> Egypte compr<strong>en</strong>d dix partis politique dont : Le Parti National<br />

Démocratique au pouvoir, le Parti socialiste du travail (islamiste), le Néo Wafd (libéral), le<br />

Rassemblem<strong>en</strong>t progressiste unioniste (marxiste), le Parti libéral socialiste (plusieurs t<strong>en</strong>dances<br />

antagonistes) <strong>et</strong> le Parti Oumma (formation familiale dépourvue de vrai programme politique).<br />

429 - Dans le s<strong>en</strong> du contrôle étatique des syndicat.<br />

Cf. al-Wafd, 19 février 1993.<br />

430 - al-Cha'ab de 3 mars 1993.<br />

431 - al-Cha'ab de 5 mars.<br />

432 - ie. le parti au pouvoir.<br />

433 - Ahmad Rajab, journal al-Akhbar, 19 février 1993. Cf. égalem<strong>en</strong>t l'éditorial de Ibrahim Nafe',<br />

rédacteur <strong>en</strong> chef du journal, al-Ahram, 19 février 1993.<br />

434 - Salah al-Din Hafez qui est l'un des éditeurs de al-Ahram, n'a pas pu publier ses critiques dans<br />

ce journal. Le journal al-Cha'ab, organe de Parti de travail a ainsi publié le 26 février son article <strong>et</strong><br />

ainsi que celui de Fahmi Hwidi.


des ingénieurs qui a lancé des actions concrètes contre la loi s'est confronté avec l'Etat<br />

:<br />

- Le 27 février 1993, une Assemblée générale extraordinaire s'est t<strong>en</strong>ue <strong>en</strong><br />

prés<strong>en</strong>ce de 13 000 435 ingénieurs malgré le harcèlem<strong>en</strong>t des forces policières. La grande<br />

av<strong>en</strong>ue Ramsis où se situe le siège du syndicat, a été bouchée complètem<strong>en</strong>t par la masse<br />

des ingénieurs après la saturation de ces locaux : une formidable démonstration de force<br />

contre la loi <strong>et</strong> contre le gouvernem<strong>en</strong>t de la part des ingénieurs. Dans c<strong>et</strong>te Assemblée, on<br />

a exprimé un vote de défiance contre le Présid<strong>en</strong>t du syndicat , H. al-Kafrawi parce qu'il<br />

avait approuvé la loi dans le Parlem<strong>en</strong>t.<br />

- L'Assemblée générale a fixé le premier mars 1993 comme date d'élection <strong>en</strong><br />

vertu de la loi antérieure. L'Etat riposte <strong>en</strong> m<strong>en</strong>açant de dissoudre le syndicat <strong>et</strong> <strong>en</strong><br />

convoquant quatre membres du conseil de la direction pour un interrogatoire des<br />

R<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts généraux. Le syndicat recule <strong>en</strong> reportant l'élection mais <strong>en</strong> faisant un<br />

procès contre la loi qualifiée de non constitutionnelle.<br />

-Le 5 mars 1993, une autre Assemblée générale, mais c<strong>et</strong>te fois-ci ordinaire, à<br />

laquelle 16 000 ingénieurs ont participé 436 , a confirmé <strong>les</strong> décisions prises par la<br />

précéd<strong>en</strong>te Assemblée. La direction du syndicat s'est félicitée d'avoir réussi à rassembler<br />

autant d'ingénieurs autour d'elle <strong>et</strong> à montrer à l'Etat que le syndicat ne représ<strong>en</strong>te pas<br />

seulem<strong>en</strong>t un groupe minoritaire (le groupe islamiste) mais la majorité des ingénieurs.<br />

En fait, lors de l'Assemblée générale, <strong>les</strong> participants n'étai<strong>en</strong>t pas seulem<strong>en</strong>t<br />

des ingénieurs islamistes v<strong>en</strong>ant déf<strong>en</strong>dre une direction islamiste mais une partie<br />

considérable des ingénieurs prés<strong>en</strong>ts étai<strong>en</strong>t apolitiques v<strong>en</strong>us sout<strong>en</strong>ir l'autonomie de leur<br />

syndicat par rapport à l'Etat. Si la majorité des interv<strong>en</strong>ants p<strong>en</strong>dant la discussion étai<strong>en</strong>t<br />

des islamistes qui tout <strong>en</strong> appelant <strong>les</strong> ingénieurs à dénoncer la loi ont t<strong>en</strong>té de faire baisser<br />

la t<strong>en</strong>sion avec l'Etat <strong>et</strong> de calmer le jeu, il y a eu une opposition à c<strong>et</strong>te unanimité : d'une<br />

part, la voix de Abdel Mohs<strong>en</strong> Hamoudeh, hostile à la direction islamiste du syndicat, qui<br />

a dénoncé l'illégalité de la procédure adoptée par le syndicat pour contraindre son<br />

Présid<strong>en</strong>t al-Kafrawi à démissionner ; <strong>et</strong> d'autre part, une autre voix a manifesté son<br />

désarroi face au profil bas de la direction, <strong>et</strong> a demandé que l'on juge le Présid<strong>en</strong>t Mubarak<br />

"responsable de tous <strong>les</strong> problèmes de manipulation de la démocratie".<br />

Si <strong>les</strong> syndicats des avocats <strong>et</strong> des journalistes constitu<strong>en</strong>t historiquem<strong>en</strong>t la<br />

force la plus contestataire, c<strong>et</strong>te fois-ci le syndicat des ingénieurs était apparu comme le<br />

pionnier du combat contre l'Etat <strong>en</strong> donnant un exemple de courage pour <strong>les</strong> autres<br />

syndicats.<br />

Quant aux partis politiques de l'opposition, ils ont été très alarmistes, car ils<br />

étai<strong>en</strong>t consci<strong>en</strong>ts de la possibilité d'une marginalisation des syndicats professionnels<br />

comme c'était le cas pour eux.<br />

Aujourd'hui, le syndicat des ingénieurs apparaît comme l'un des plus<br />

importants bastions de la démocratie, <strong>et</strong> m<strong>en</strong>acé <strong>en</strong> tant que tel <strong>en</strong> Egypte. Dans un Etat<br />

où le processus démocratique reste restreint <strong>et</strong> la loi martiale est toujours <strong>en</strong> vigueur, le<br />

syndicat se montre vigilant tout <strong>en</strong> m<strong>en</strong>ant ses actions politiques. Vigilance qui peut être<br />

constatée par <strong>les</strong> faits suivants :<br />

1) Comme on l'a vu, ce sont <strong>les</strong> islamistes qui ont proposé al-Kafrawi comme<br />

Présid<strong>en</strong>t du syndicat, pour montrer "la bonne int<strong>en</strong>tion de leur part vis-à-vis de l'Etat"<br />

ainsi que l'exprimait S. A. Karim membre de la direction du syndicat.<br />

435 - Selon le syndicat <strong>et</strong> 12 000 selon le journal al-Ahram de 6 mars 1993.<br />

436 - Une partie de c<strong>et</strong> énorme nombre s'est <strong>en</strong>tassée dans <strong>les</strong> huit étages du siège du syndicat tandis<br />

que le reste dans l'av<strong>en</strong>ue Ramsis. La communication s'est effectuée par un équipem<strong>en</strong>t sophistiqué<br />

de haut-parleurs, d'écrans <strong>et</strong> de talkies-walkies.


2) La direction a été très soucieuse de distinguer <strong>en</strong>tre le Présid<strong>en</strong>t Mubarak <strong>et</strong><br />

le gouvernem<strong>en</strong>t. Tout <strong>en</strong> dénonçant ce dernier, elle a fait comme si le Présid<strong>en</strong>t n'avait<br />

pas été au courant de ce qui s'est passé. A titre d'exemple, la dénonciation de la répression<br />

<strong>et</strong> de l'emprisonnem<strong>en</strong>t des ingénieurs par le syndicat se termine souv<strong>en</strong>t par un appel au<br />

Présid<strong>en</strong>t Mubarak à interv<strong>en</strong>ir contre la détérioration des droits de l'homme, comme si lui<br />

il n'était pour ri<strong>en</strong> dans c<strong>et</strong>te affaire.<br />

3) La direction du syndicat, p<strong>en</strong>dant la crise, a dénoncé l'amplification de<br />

l'affaire par la presse de l'opposition dans le but de créer un climat de t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre l'Etat <strong>et</strong><br />

le syndicat.<br />

* * * * *<br />

Concluons que le syndicat des ingénieurs dans <strong>les</strong> deux pays a eu <strong>en</strong> commun<br />

une volonté de "distinction" face aux salariés non diplômés, de valorisation par diplôme, <strong>et</strong><br />

de protection d'un titre défini par le diplôme. Par-delà, l'action syndicale est très différ<strong>en</strong>te<br />

d'un pays à l'autre. Le syndicat égypti<strong>en</strong> est politisé dans l'affirmation de son autonomie<br />

face à l'autoritarisme de l'Etat <strong>et</strong> son proj<strong>et</strong> du développem<strong>en</strong>t. Rappelons que ce type<br />

d'action a été m<strong>en</strong>é par leurs collègues syri<strong>en</strong>s dans <strong>les</strong> années 70, mais la répression<br />

massive de l'Etat a affaibli <strong>et</strong> marginalisé le syndicat comme expression de la société<br />

civile. Depuis la mise <strong>en</strong> application de nouvelle loi réorganisant <strong>les</strong> syndicats, <strong>en</strong> mars<br />

1993, le pouvoir politique égypti<strong>en</strong> a acc<strong>en</strong>tué la pression ; de fait, <strong>les</strong> ingénieurs ont<br />

cherché à s'affirmer non pas <strong>en</strong> tant que membre de la profession, mais <strong>en</strong> tant que<br />

technobureaucrates dans l'administration ou dans <strong>les</strong> <strong>en</strong>treprises publiques, comme nous<br />

allons le voir dans le paragraphe suiv<strong>en</strong>t.<br />

IV-2. Les ingénieurs dans l'appareil de l'Etat<br />

A l'époque de Nasser ou Sadate (1952-1973). Les ingénieurs égypti<strong>en</strong>s n'ont<br />

pas pu jouer un rôle "compl<strong>et</strong>" <strong>et</strong> achevé <strong>en</strong> tant que technocrates, mais leur pouvoir a été<br />

tout de même plus important que celui de leurs collègues syri<strong>en</strong>s, du fait de la tradition<br />

saint-simoni<strong>en</strong>ne très forte <strong>en</strong> Egypte <strong>et</strong> de l'intérêt politique qu'avait Nasser à marginaliser<br />

ses compagnons, <strong>les</strong> "Officiers libres", <strong>en</strong> utilisant <strong>les</strong> ingénieurs. Il nous semble,<br />

toutefois, que ce ne sont pas tous <strong>les</strong> ingénieurs mais <strong>les</strong> militaires parmi eux qui ont<br />

gagné la confiance de Nasser <strong>et</strong> ainsi joué un rôle très important. Ces ingénieurs n'ont pas<br />

été recrutés à partir des critères de l'excell<strong>en</strong>ce professionnelle mais surtout à travers leur<br />

relation avec une shilla, comme le note Moore: "En raison du problème au sein de<br />

l'institution politique, <strong>les</strong> technocrates ont été obligés d'opérer à l'intérieur du système de<br />

shilla-s 437 <strong>et</strong> des réseaux cli<strong>en</strong>téliste" 438 .<br />

Aujourd'hui, <strong>en</strong> 1994, <strong>les</strong> choses n'ont guère changé mais le shilla est dev<strong>en</strong>ue<br />

plus compliquée : outre l'anci<strong>en</strong>ne nom<strong>en</strong>klatura de Nasser, c'est le Parti national<br />

démocratique qui représ<strong>en</strong>te des couches socia<strong>les</strong> élevées comme <strong>les</strong> hommes d'affaires ,<br />

le 'umda ('chef de village) <strong>et</strong> <strong>les</strong> anci<strong>en</strong>s grands propriétaires terri<strong>en</strong>s.<br />

Notre étude sur <strong>les</strong> ingénieurs <strong>en</strong> Syrie nous a montré que dans un régime<br />

autoritaire, il est très difficile de dissocier le domaine politique de celui de la technique.<br />

Même dans leur décision purem<strong>en</strong>t technique, <strong>les</strong> technocrates craign<strong>en</strong>t toujours que leur<br />

choix soit interprété par <strong>les</strong> politici<strong>en</strong>s comme étant dirigé contre eux. A l'inverse, la<br />

décision politique astreint <strong>les</strong> technocrates dans leur choix technique. Quant à l'Egypte, la<br />

confusion <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> deux instances existe depuis Nasser, même si elle n'a jamais pris la<br />

437 - Le shilla est un groupe de personnalités politiques qui se sont liés par de complexes relations<br />

cli<strong>en</strong>télistes <strong>et</strong> familia<strong>les</strong>. Selon 'Ismat Sayf al-Dawla, il y avait très peu d'ingénieurs dans l'Union<br />

socialiste, ce qui confirme le rôle déterminant du shillat <strong>et</strong> non pas du Parti. Interview du 27<br />

février 1993.<br />

438 - Clem<strong>en</strong>t H<strong>en</strong>ry Moore, Images of Developm<strong>en</strong>t- Egyptian Engineers in Search of Industry,<br />

The Massachus<strong>et</strong>ts Institute of Technology, U. S. A., 1980, p. 170.


même dim<strong>en</strong>sion selon le régime. Nous allons donner un exemple très révélateur de c<strong>et</strong><br />

imbroglio général <strong>en</strong>tre le politique <strong>et</strong> le technique <strong>et</strong> puis montrer l'évolution qui s'est<br />

produite récemm<strong>en</strong>t.<br />

L'exemple de la fabrication des camions <strong>et</strong> des bus dans la Société Nasr est<br />

révélateur de c<strong>et</strong>te confusion <strong>en</strong>tre le pouvoir politique <strong>et</strong> le pouvoir technocratique à<br />

l'époque de Nasser : Adel Gazarine, docteur ingénieur <strong>en</strong> mécanique, s'est vu confié <strong>en</strong><br />

1959 la mise sur pied d'une usine de fabrication de camions <strong>et</strong> de bus (Société Nasr) avec<br />

l'aide d'une société allemande (Doutis). Le proj<strong>et</strong> a été échelonné <strong>en</strong> sept étapes, chacune<br />

devant durer une année, à la suite desquel<strong>les</strong> l'usine devait aboutir à la fabrication de 93 %<br />

des pièces de camions. Lors de la signature du contrat, le ministre Aziz Sidki, a demandé<br />

de réduire la période à cinq ans. Sous de fortes pressions, la société allemande a accepté.<br />

Le problème ne s'arrête pas là, Nasser a demandé à r<strong>en</strong>contrer personnellem<strong>en</strong>t le<br />

représ<strong>en</strong>tant de la société <strong>et</strong> l'a contraint à abréger <strong>en</strong>core la période à trois ans. Les<br />

journaux ont rapporté "c<strong>et</strong>te victoire", bi<strong>en</strong> que ce soit techniquem<strong>en</strong>t impossible, selon<br />

l'ingénieur A. Gazarine. Vingt-huit ans plus tard, la société égypti<strong>en</strong>ne n'a pu fabriquer que<br />

72 % des pièces de camions <strong>et</strong> de bus. Ainsi, c<strong>et</strong>te improvisation <strong>et</strong> l'ambition irréaliste des<br />

hommes politiques ont étouffé la possibilité de la constitution d'une industrie forte <strong>en</strong><br />

Egypte 439 .<br />

Dans c<strong>et</strong> imbroglio général, même la spécification technique à été un prétexte<br />

pour l'interv<strong>en</strong>tion politique : <strong>en</strong> 1958 440 , on a voulu v<strong>en</strong>dre l'acier produit au Caire à la<br />

société égypti<strong>en</strong>ne de chemins de fer. Mostafa Khalil, P.D.G. de c<strong>et</strong>te Société, docteur<br />

ingénieur diplômé <strong>en</strong> chemins de fer des Etats-Unis , refusa parce que l'acier ne<br />

correspondait pas à la norme. L'ingénieur Ali Sabri, Secrétaire de Nasser <strong>en</strong> matière<br />

d'affaires techniques, suggéra de changer la norme! Pour résoudre le problème <strong>en</strong>tre Khalil<br />

<strong>et</strong> Sabri, on confia aux experts français <strong>et</strong> allemands la tâche de déterminer <strong>les</strong> possibilités<br />

d'utilisation de c<strong>et</strong> acier. Quand ces derniers <strong>en</strong> ont montré l'impossibilité, Nasser a<br />

contesté <strong>en</strong> sout<strong>en</strong>ant que <strong>les</strong> Chinois utilisai<strong>en</strong>t ce type d'acier pour leurs chemins de fer.<br />

Khalil lui a répondu que l'avis n'a pas été compl<strong>et</strong>, car c<strong>et</strong> acier ne supporte pas le stress<br />

dynamique. Finalem<strong>en</strong>t, Nasser n'a été convaincu qu'après avoir vu la barre de fer cassée<br />

sous l'effort durant un test. C<strong>et</strong>te histoire montre jusqu'à quel point l'autorité politique<br />

pouvait contester <strong>les</strong> technocrates.<br />

Malgré le blocage lié au système shillaliste factionnel qui caractérise le<br />

fonctionnem<strong>en</strong>t de l'Egypte, le groupe des ingénieurs joue un rôle prépondérant comme<br />

conseillers techniques <strong>et</strong> même dans la vie politique, 441 <strong>et</strong> surtout dans la dernière<br />

déc<strong>en</strong>nie, remplaçant ainsi partiellem<strong>en</strong>t l'anci<strong>en</strong>ne nom<strong>en</strong>klatura. Comme indice à ce<br />

changem<strong>en</strong>t nous pouvons évoquer la croissance du nombre des ingénieurs au sein des<br />

cabin<strong>et</strong>s ministériels. 442<br />

* * * *<br />

Si l'Etat fait de plus <strong>en</strong> plus appel aux ingénieurs pour diriger le secteur<br />

public, ces technobureaucrates, eux, demeur<strong>en</strong>t sceptiques quant au rôle de l'Etat dans la<br />

vie économique, ainsi que l'utilisation politique du secteur public. Ils se plaign<strong>en</strong>t de la<br />

lourdeur bureaucratique de l'Etat, considérée comme obstacle au développem<strong>en</strong>t. Les<br />

439 - Cf. Ali Abdel Aziz Suleiman, op. cit., p. 141-142.<br />

440 - C<strong>et</strong>te histoire est citée par clem<strong>en</strong>t H<strong>en</strong>ry Moore, op. cit. p. 78.<br />

441 - Selon <strong>les</strong> témoignages de hauts fonctionnaires ingénieurs qui font partie de l'appareil de l'Etat<br />

depuis Nasser, comme T. S. <strong>et</strong> K.H.<br />

442 - Il faut noter, cep<strong>en</strong>dant, que l'évolution n'est pas linéaire, parce qu'un autre facteur intervi<strong>en</strong>t,<br />

celui de la formation du Premier ministre. On trouve dans le cabin<strong>et</strong> du actuel Premier ministre,<br />

'Atef sudqi, juriste, moins d'ingénieurs que dans le cabin<strong>et</strong> précéd<strong>en</strong>t de Mustafa Khalil qui était<br />

ingénieur.


ingénieurs interrogés ont largem<strong>en</strong>t exprimé leur préfér<strong>en</strong>ce pour le secteur privé au<br />

détrim<strong>en</strong>t des sociétés de production nationalisées. Si l'on croise c<strong>et</strong>te attitude actuelle<br />

avec celle qui ressort de l'étude m<strong>en</strong>ée par H<strong>en</strong>ry Clem<strong>en</strong>t Moore <strong>en</strong> 1973 443 , on ne peut<br />

que remarquer une continuité persistante. Quant au type de travail, <strong>les</strong> ingénieurs<br />

égypti<strong>en</strong>s <strong>et</strong> leurs prédécesseurs préfèr<strong>en</strong>t <strong>les</strong> tâches techniques aux postes de gestion que<br />

l'Etat leur propose. Ceci est à l'opposé des ingénieurs français étudiés par Lasserre 444 , qui<br />

se sont prononcés pour des carrières de gestion qui donne mieux accès à des postes<br />

stratégiques. L'attachem<strong>en</strong>t à l'aspect technique laisse <strong>en</strong>visager plus de degrés d'une<br />

certaine professionnalisation chez <strong>les</strong> ingénieurs égypti<strong>en</strong>s, de même <strong>les</strong> syri<strong>en</strong>s, que chez<br />

leurs collègues occid<strong>en</strong>taux. Autrem<strong>en</strong>t dit, chez ces derniers, la loyauté à l'organisation<br />

est plus importante qu'à la profession. 445<br />

Bref, la situation du secteur public égypti<strong>en</strong> n'est pas très différ<strong>en</strong>te de celle de<br />

la Syrie. Les ingénieurs dans <strong>les</strong> deux pays sont omniprés<strong>en</strong>ts dans <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>ts niveaux<br />

du système : au gouvernem<strong>en</strong>t, au parlem<strong>en</strong>t, <strong>et</strong>c. Cep<strong>en</strong>dant, leur part dans l'industrie<br />

reste faible, alors que le BTP (bâtim<strong>en</strong>t <strong>et</strong> travaux publics) <strong>et</strong> l'administration <strong>en</strong> absorb<strong>en</strong>t<br />

un nombre impressionnant. De fait, Une bureaucratisation de la profession, à différ<strong>en</strong>ts<br />

degrés, la r<strong>en</strong>d à l'avance très vulnérable aux r<strong>et</strong>ournem<strong>en</strong>ts de conjoncture. Dans une<br />

situation de crise économique, le chômage frappe de plein fou<strong>et</strong> la profession. Or, m<strong>en</strong>acés<br />

de plus par la privatisation de leurs <strong>en</strong>treprises qui <strong>en</strong>traîne forcém<strong>en</strong>t des lic<strong>en</strong>ciem<strong>en</strong>ts<br />

massifs, <strong>les</strong> ingénieurs égypti<strong>en</strong>s résist<strong>en</strong>t mieux que leurs homologues syri<strong>en</strong>s à ces<br />

conjonctures. En fait, l'eff<strong>et</strong> bénéfique de c<strong>et</strong>te m<strong>en</strong>ace fait que <strong>les</strong> ingénieurs du secteur<br />

public sont contraints d'améliorer leur niveau sci<strong>en</strong>tifique <strong>et</strong> technique, mais leur niveau<br />

reste inférieur à celui de leurs collègues dans le secteur privé.<br />

IV-3. Les ingénieurs-hommes d'affaires :<br />

Vebl<strong>en</strong> 446 , dans <strong>les</strong> années 20, avait souligné que le système moderne était<br />

caractérisé par une alliance <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong> <strong>les</strong> hommes d'affaires. C<strong>et</strong>te alliance ne<br />

dura pas longtemps. Au fur <strong>et</strong> à mesure que ce système se mécanise, <strong>les</strong> hommes d'affaires<br />

"sabotèr<strong>en</strong>t" la production par leur ignorance de la technique. En Egypte, à côté de ce<br />

phénomène que l'on observe, <strong>les</strong> ingénieurs eux-même devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t hommes d'affaires, ce<br />

qui facilite la négociation <strong>en</strong>tre le monde de l'arg<strong>en</strong>t <strong>et</strong> celui de la compét<strong>en</strong>ce technique. Il<br />

n'<strong>en</strong> reste pas moins que le problème se pose dans <strong>les</strong> relations <strong>en</strong>tre le bloc ingénieurshommes<br />

d'affaires <strong>et</strong> l'Etat.<br />

En fait, l'émerg<strong>en</strong>ce de nouveaux <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs <strong>en</strong> Egypte ne doit pas<br />

<strong>en</strong>tr<strong>et</strong><strong>en</strong>ir l'illusion sur la nature de c<strong>et</strong>te "classe" : ils rest<strong>en</strong>t, contrairem<strong>en</strong>t à la<br />

bourgeoisie europé<strong>en</strong>ne du début de l'ère industrielle, des <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs parasitaires 447 qui<br />

443 - Selon son <strong>en</strong>quête, le cinquième de son échantillon préfère de travailler dans le secteur public.<br />

Cf. Moore, op. cit., p. 128.<br />

444 - H<strong>en</strong>ri Lasserre, Le pouvoir des ingénieurs, Paris, l'Harmattan, 1989.<br />

445 - Nous ém<strong>et</strong>tons des réserves par rapport à la démarche de Lasserre qui postule<br />

l'unidim<strong>en</strong>sionalité de la notion de "profession" opposée à celle d'"organisation", car l'<strong>en</strong>treprise<br />

n'est pas une simple organisation, elle est une institution dans la mesure où elle remplit une<br />

fonction sociale <strong>et</strong> répond à une valeur sociale.<br />

Cf. Alain Touraine, "Rationalité <strong>et</strong> politique dans l'<strong>en</strong>treprise", in Economie Appliquée, XVII, 4,<br />

1964.<br />

<strong>et</strong> Georges B<strong>en</strong>guigui, "La professionnalisation des cadres dans l'industrie", Sociologie du travail,<br />

nø 2, avril-juin 1967.<br />

446 - Thorstein Vebl<strong>en</strong>, Les ingénieurs <strong>et</strong> le capitalisme, Paris, Gamma, 1971, p. 16-50.<br />

447 - Cf. Samia Saïd Imam, man yamlik masr, dirasa tahliliyya lil-usul al-ijtima'yyah 1974- 1980 (A<br />

qui apparti<strong>en</strong>t l'Egypte. Etude analytique de l'origine sociale 1974- 1980), Le Caire, éd. Dar al-<br />

Mustakbal al-arabie, 1986, pp. 121-135.


assur<strong>en</strong>t plutôt le commerce <strong>en</strong>tre l'Occid<strong>en</strong>t <strong>et</strong> l'Egypte que la production des bi<strong>en</strong>s. Or,<br />

on peut se demander si l'<strong>en</strong>trée massive des ingénieurs parmi <strong>les</strong> hommes d'affaires a<br />

changé la nature parasitaire de c<strong>et</strong>te classe ou si, au contraire, ces ingénieurs ne<br />

considèr<strong>en</strong>t pas avec <strong>en</strong>vie c<strong>et</strong>te tapageuse bourgeoisie <strong>en</strong> rêvant vraisemblablem<strong>en</strong>t de la<br />

rejoindre à l'ombre d'un Etat complice. La situation n'est pas facile à analyser : ces<br />

ingénieurs viv<strong>en</strong>t tous <strong>les</strong> jours <strong>les</strong> tribulations d'un "système-D" égypti<strong>en</strong>, dont la clef de<br />

voûte est la corruption. On peut observer cep<strong>en</strong>dant un changem<strong>en</strong>t même si celui-ci n'est<br />

pas radical. D'abord, structurellem<strong>en</strong>t, l'étude de l'origine sociale <strong>et</strong> des caractéristiques<br />

des cadres industriels <strong>et</strong> commerciaux dans <strong>les</strong> années soixante-dix <strong>et</strong> le début des années<br />

quatre-vingts a montré la prédominance de la bourgeoisie traditionnelle d'où sont issus<br />

50% de ces cadres, contre 6% de propriétaires fonciers, <strong>et</strong> 10% de professionnels<br />

libéraux 448 (voir le tableau n 2). Par contre, actuellem<strong>en</strong>t, <strong>les</strong> deux tiers des membres de la<br />

Businessm<strong>en</strong> Association sont des ingénieurs 449 , ce qui indique, d'une part, une évolution<br />

de la culture dominante, <strong>en</strong>traînant une évolution dans le mode de formation de l'élite<br />

économique, <strong>et</strong> d'autre part, une évolution structurelle importante de la population des<br />

cadres commerciaux <strong>et</strong> industriels.<br />

448 - Cf. Malak Zaalouk, Power, Class And Foreign Capital in Egypt- The Rise of the New<br />

Bourgeoisie, London, Zed Bouks, 1989, p.132.<br />

449 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec T. B., travaillant comme secrétaire dans la Businessm<strong>en</strong> association.<br />

Il faut noter que nous avons gardé le nom de c<strong>et</strong>te association <strong>en</strong> anglais parce que nos<br />

interlocuteurs l'utilis<strong>en</strong>t ainsi.


Du point de vue de l'ori<strong>en</strong>tation adoptée, <strong>les</strong> ingénieurs-hommes d'affaires que<br />

nous avons r<strong>en</strong>contrés ont souv<strong>en</strong>t montré leur attachem<strong>en</strong>t à l'industrie parce que, dis<strong>en</strong>tils,<br />

"c'est la seule solution pour le développem<strong>en</strong>t". Industrie qui s'oppose principalem<strong>en</strong>t<br />

au commerce vu par ces ingénieurs comme une activité qui favorise plutôt <strong>les</strong> pays<br />

producteurs que <strong>les</strong> pays consommateurs. Ils s'exalt<strong>en</strong>t d'utiliser leur formation technosci<strong>en</strong>tifique<br />

<strong>et</strong> leur savoir-faire dans la création <strong>et</strong> le développem<strong>en</strong>t de procédés<br />

techniques. Certains apparaiss<strong>en</strong>t très consci<strong>en</strong>ts de leur rôle dans la création d'un noyau<br />

industriel qui détrônerait <strong>les</strong> politici<strong>en</strong>s <strong>et</strong> <strong>les</strong> bureaucrates corrompus du secteur public.<br />

Toutes ces motivations favoris<strong>en</strong>t l'émerg<strong>en</strong>ce d'une éthique qui s'appar<strong>en</strong>te au<br />

développem<strong>en</strong>t.<br />

Contrairem<strong>en</strong>t à l'expéri<strong>en</strong>ce syri<strong>en</strong>ne, où la libéralisation économique a été<br />

pilotée par l'Etat, Sadate <strong>et</strong> Mubarak ont confié ce rôle aux <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs. Les hommes<br />

d'affaires sont <strong>en</strong>trés sur la scène politique pour se partager la prise des décisions <strong>en</strong><br />

matière de politique du développem<strong>en</strong>t avec <strong>les</strong> ingénieurs fonctionnaires de l'Etat. Le<br />

sociologue égypti<strong>en</strong> Sayyid Yassin souligne ce fait <strong>en</strong> schématisant ainsi : <strong>les</strong> acteurs<br />

principaux du développem<strong>en</strong>t ont été successivem<strong>en</strong>t <strong>les</strong> militaires à l'époque de Nasser,<br />

<strong>les</strong> ingénieurs à l'époque de Sadate <strong>et</strong> <strong>les</strong> hommes d'affaires à celle de Mubarak. 450 Même<br />

si l'on adm<strong>et</strong> c<strong>et</strong>te succession, on ne peut pas nier le rôle actuel des ingénieurs car une<br />

bonne partie des hommes d'affaires sont issus de leurs rangs. 451<br />

En 1988 a été constituée la Businessm<strong>en</strong> Association 452 , symbole d'ouverture<br />

économique de Sadate, dont le siège est un bâtim<strong>en</strong>t chic de Ghiza (banlieue du Caire) qui<br />

côtoie la commission des relations égypto-américaines. Au mois de mars 1993, <strong>les</strong><br />

journaux rapport<strong>en</strong>t qu'un groupe d'hommes d'affaires égypti<strong>en</strong>s part aux Etats unis pour<br />

préparer la visite de Mubarak dans ce pays avec leurs collègues américains ; la discussion<br />

porte sur des questions concernant autant le terrorisme, la stabilité politique <strong>en</strong> Egypte que<br />

l'économie. Ceci démontre que le rôle de ce groupe dépasse la sphère économique pour<br />

s'élargir à une dim<strong>en</strong>sion politique. Depuis la création de c<strong>et</strong>te association, la majorité des<br />

proj<strong>et</strong>s de développem<strong>en</strong>t ont fait l'obj<strong>et</strong> d'une expertise <strong>en</strong> amont de sa part. 453 Les<br />

conditions d'accès à c<strong>et</strong>te association , qui compte 200 membres, sont réglem<strong>en</strong>tées ainsi :<br />

1) être à la tête d'<strong>en</strong>treprise de l'Etat ou haut fonctionnaire participant<br />

directem<strong>en</strong>t à la prise des décisions ;<br />

2) être un patron d'<strong>en</strong>treprise privée depuis plus de dix ans.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, qui sont <strong>les</strong> ingénieurs qui devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t patrons d'<strong>en</strong>treprises privées<br />

? Depuis 1976, <strong>les</strong> ingénieurs ne sont plus obligés de travailler cinq ans au service de<br />

l'Etat. Deux t<strong>en</strong>dances sont apparues :<br />

- <strong>les</strong> jeunes ingénieurs originaires de la strate supérieure de la société soit ils<br />

s'ori<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t vers le secteur privé, soit ils ouvr<strong>en</strong>t un bureau d'études <strong>et</strong> d'exécution, soit<br />

<strong>en</strong>fin ils devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t des <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs dans le domaine de la construction ;<br />

- <strong>les</strong> ingénieurs issus de la classe défavorisée, quant à eux, ils n'ont d'autre<br />

choix que le fonctionnariat qui leur garantit un salaire minimal.<br />

Or, c<strong>et</strong>te situation n'empêche pas la frustration de ces jeunes voyant leurs<br />

collègues du secteur privé beaucoup mieux payés. C'est pourquoi, certains, comme on le<br />

450 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec S. Yassin le premier février 1993.<br />

451 - Voir le paragraphe suivant.<br />

452 - Il y a bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du d'autres regroupem<strong>en</strong>ts comme l'association des banquiers ou l'association<br />

des industriels, mais l'association la plus influ<strong>en</strong>te est celle des businessm<strong>en</strong>.<br />

453 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Milad Hana, architecte <strong>et</strong> professeur à l'Université du Caire.


dit souv<strong>en</strong>t, cherch<strong>en</strong>t un part<strong>en</strong>aire financier pour pouvoir ouvrir une p<strong>et</strong>ite <strong>en</strong>treprise.<br />

Souv<strong>en</strong>t l'émigration dans le Golfe pour quelques années perm<strong>et</strong> aux ingénieurs d'avoir le<br />

capital nécessaire pour travailler à leur compte. On assiste alors à un phénomène de<br />

reconversion massive des ingénieurs vers d'autres métiers qui n'ont pas toujours de rapport<br />

avec la formation d'origine. Ils devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t représ<strong>en</strong>tants des sociétés étrangères, patrons<br />

de bureaux d'import-export, ou propriétaires des moy<strong>en</strong>s de production dans une p<strong>et</strong>ite<br />

<strong>en</strong>treprise. C<strong>et</strong>te conversion a été surtout observée chez <strong>les</strong> ingénieurs faisant leurs études<br />

à l'étranger. La plupart des ingénieurs ont un idéal très libéral aspirant à une ouverture<br />

complète du marché. Ils assur<strong>en</strong>t un bon niveau de performance <strong>et</strong> de compét<strong>en</strong>ce, à<br />

savoir qu'une bonne partie des ingénieurs recycl<strong>en</strong>t leur savoir universitaire par des<br />

lectures abondantes, surtout <strong>en</strong> langue étrangère. Il nous semble que l'aspiration à la<br />

réussite, suscitée par le système économique libéral, a alim<strong>en</strong>té leur curiosité <strong>et</strong> leur soif<br />

de savoir. Ces ingénieurs font preuve de très grande compét<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> de solide connaissance<br />

<strong>en</strong> langues <strong>et</strong> <strong>en</strong> civilisations étrangères nécessaires au recyclage de leur formation initiale.<br />

En étudiant <strong>les</strong> ingénieurs patrons du secteur privé, de fortes similitudes<br />

apparaiss<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre eux <strong>et</strong> <strong>les</strong> ingénieurs europé<strong>en</strong>s. Tous font partie de la même<br />

communauté invisible : on parle, le stylo à la main, à coup de chiffres plus que de mots,<br />

"one word, one meaning", pour repr<strong>en</strong>dre l'expression de Gouldner ; la langue anglaise est<br />

souv<strong>en</strong>t employée pour <strong>les</strong> affaires <strong>et</strong> pour certains termes dans la vie quotidi<strong>en</strong>ne ; on<br />

parle beaucoup de voyages. Dans une émission quotidi<strong>en</strong>ne à la télévision égypti<strong>en</strong>ne<br />

intitulée "passeport", la majorité des invités sont des ingénieurs qui racont<strong>en</strong>t leurs<br />

av<strong>en</strong>tures de voyages, d'affaires ou touristiques. C<strong>et</strong>te émission construit une image des<br />

ingénieurs comme possédant un capital culturel caractérisé par leur connaissance du<br />

monde moderne (l'Occid<strong>en</strong>t), surtout pour un public qui a quelquefois à peine le moy<strong>en</strong> de<br />

se déplacer <strong>en</strong>tre la capitale <strong>et</strong> la province de l'Egypte.<br />

Comparant <strong>les</strong> ingénieurs-patrons égypti<strong>en</strong>s avec leurs homologues syri<strong>en</strong>s,<br />

nous constatons l'impact de la nature de la libéralisation économique. En Syrie, on observe<br />

ces dernières années l'émerg<strong>en</strong>ce d'un groupe de nouveaux <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs, parmi <strong>les</strong>quels<br />

de nombreux ingénieurs. Toutefois, c<strong>et</strong>te évolution ne s'est pas <strong>en</strong>core institutionnalisée<br />

comme <strong>en</strong> Egypte. La loi n 10 de 1991, <strong>en</strong>cadrant la politique d'ouverture, peut être<br />

considérée comme une version timide de la loi égypti<strong>en</strong>ne n 43 de 1974. En eff<strong>et</strong>, le<br />

processus de la libéralisation <strong>en</strong> Egypte est beaucoup moins bloqué par la société <strong>et</strong> par le<br />

cadre juridique offert par le pouvoir législatif. Dans le contexte égypti<strong>en</strong>, <strong>les</strong> ingénieurs se<br />

montr<strong>en</strong>t davantage <strong>en</strong>racinés dans l'économie grâce surtout au rôle réel joué par la<br />

Businessm<strong>en</strong> Association. Ceux-ci sont donc moins tributaires de l'administration de l'Etat.<br />

L'<strong>en</strong>treprise privée dirigée par l'<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur égypti<strong>en</strong> apparaît, beaucoup plus qu'<strong>en</strong> Syrie,<br />

comme un nouvel espace qui perm<strong>et</strong> de réussir de manière autonome, loin des<br />

confrontations politiques classiques <strong>et</strong> des allégeances qu'el<strong>les</strong> impliqu<strong>en</strong>t.<br />

De plus, l'effort de diversification économique <strong>et</strong> l'emploi de la technologie<br />

avancée qui caractéris<strong>en</strong>t <strong>les</strong> années 80, se traduis<strong>en</strong>t pour <strong>les</strong> ingénieurs par une<br />

progression notable de p<strong>et</strong>ites <strong>en</strong>treprises dans le domaine de la mécanique <strong>et</strong> de<br />

l'électronique. Paradoxalem<strong>en</strong>t, ceci n'a pas diminué la concurr<strong>en</strong>ce de l'expert étranger :<br />

contrairem<strong>en</strong>t au cas syri<strong>en</strong>, le recours aux services de ces experts, grassem<strong>en</strong>t<br />

rémunérés, 454 demeure <strong>en</strong> Egypte un cas très récurr<strong>en</strong>t.<br />

IV-4. La faib<strong>les</strong>se de l'ori<strong>en</strong>tation modernisatrice<br />

Nous distinguons, comme nous l'avons fait pour <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s, deux<br />

types d'ori<strong>en</strong>tation. La première est modernisatrice. Nous l'avons constatée chez <strong>les</strong><br />

ingénieurs qui manifest<strong>en</strong>t des référ<strong>en</strong>ces indirectes ou directes à la <strong>modernisation</strong> ; elle<br />

r<strong>en</strong>voi à la manière dont s'articule l'expéri<strong>en</strong>ce de participation des ingénieurs à la société<br />

égypti<strong>en</strong>ne <strong>et</strong> <strong>les</strong> exig<strong>en</strong>ces de ces acteurs à l'égard de c<strong>et</strong>te société. Cep<strong>en</strong>dant, dans <strong>les</strong><br />

"sociétés dép<strong>en</strong>dantes", <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>tations des acteurs, tels que <strong>les</strong> ingénieurs ou d'autres, ont<br />

subi des contraintes historiques, structurel<strong>les</strong> <strong>et</strong> conjoncturel<strong>les</strong> qui <strong>les</strong> limit<strong>en</strong>t. C<strong>et</strong>te<br />

454 - voir IV-5-2.


faib<strong>les</strong>se <strong>en</strong>traîne un autre type d'ori<strong>en</strong>tations que nous avons appelées : ori<strong>en</strong>tation<br />

professionnelle faible, ori<strong>en</strong>tation corporatiste <strong>et</strong> ori<strong>en</strong>tation "esthétiquem<strong>en</strong>t"<br />

islamiste.<br />

Si, pour ces acteurs, l'ori<strong>en</strong>tation modernisatrice est évid<strong>en</strong>te, comm<strong>en</strong>t se<br />

traduis<strong>en</strong>t-el<strong>les</strong> <strong>en</strong> action <strong>et</strong> quels <strong>en</strong> sont <strong>les</strong> avatars ? En fait, <strong>les</strong> visées techniciste <strong>et</strong><br />

technocratique que nous avons constatées chez <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s ne sont pas abs<strong>en</strong>tes<br />

chez leurs collègues égypti<strong>en</strong>s. Ces visées exprim<strong>en</strong>t le rêve de leurs ancêtres, <strong>les</strong> saintsimoni<strong>en</strong>s,<br />

de contrôler le social par la technique industrielle. Ils rev<strong>en</strong>diqu<strong>en</strong>t la capacité<br />

de résoudre l'<strong>en</strong>semble des problèmes sociétaux <strong>et</strong> prét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t pouvoir introduire des<br />

données pour gérer l'économie de façon rationnelle, ce que ne peuv<strong>en</strong>t pas faire <strong>les</strong><br />

politiques.<br />

La <strong>modernisation</strong> m<strong>en</strong>ée par l'Etat égypti<strong>en</strong> souffre presque des mêmes<br />

problèmes que nous avons r<strong>en</strong>contrés dans le cas de la Syrie. Rappelons que la<br />

<strong>modernisation</strong> était plus autoritaire <strong>et</strong> m<strong>en</strong>ée par une structure cli<strong>en</strong>téliste qu'une<br />

<strong>modernisation</strong> fondée sur <strong>les</strong> compét<strong>en</strong>ces techniques <strong>et</strong> sci<strong>en</strong>tifiques. Cep<strong>en</strong>dant, la<br />

situation <strong>en</strong> Egypte est beaucoup moins acc<strong>en</strong>tuée grâce à la marge démocratique mise <strong>en</strong><br />

place qui ouvre des espaces à la société civile pour critiquer l'Etat.<br />

En outre, l'ouverture économique a laissé une place au secteur privé pour qu'il<br />

joue un rôle important, d'où l'émerg<strong>en</strong>ce des ingénieurs-hommes d'affaires ou du syndicat<br />

des ingénieurs comme forces importantes de la société civile. Pour ces acteurs, la visée<br />

modernisatrice est évid<strong>en</strong>te.<br />

A la question concernant <strong>les</strong> obstac<strong>les</strong> du développem<strong>en</strong>t, <strong>les</strong> ingénieurs<br />

égypti<strong>en</strong>s interrogés ont p<strong>en</strong>sé le développem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> termes matérialistes : ils ont<br />

largem<strong>en</strong>t évoqué la question des ressources naturel<strong>les</strong> <strong>et</strong> financières, le problème de<br />

l'abs<strong>en</strong>ce de planification, la néglig<strong>en</strong>ce de l'agriculture, la surpopulation, le surnombre des<br />

diplômés, la dép<strong>en</strong>dance <strong>en</strong>vers l'étranger, bref, des problèmes concr<strong>et</strong>s. Très peu<br />

d'ingénieurs ont, par contre, soulevé problèmes du développem<strong>en</strong>t qui concern<strong>en</strong>t des<br />

questions touchant au moral <strong>et</strong> à l'attachem<strong>en</strong>t au religieux, au patriotisme, <strong>et</strong>c.,. Dans ce<br />

registre, <strong>les</strong> ingénieurs égypti<strong>en</strong>s sont moins moralistes que leurs collègues syri<strong>en</strong>s <strong>et</strong> leur<br />

compréh<strong>en</strong>sion du développem<strong>en</strong>t est moins égalem<strong>en</strong>t économiste : la fréqu<strong>en</strong>ce avec<br />

laquelle <strong>les</strong> ingénieurs égypti<strong>en</strong>s ont insisté sur la démocratie comme motrice du<br />

développem<strong>en</strong>t indique ce déplacem<strong>en</strong>t dans c<strong>et</strong>te notion. Le développem<strong>en</strong>t n'est plus<br />

seulem<strong>en</strong>t composé de procédés techniques, mais d'un système social <strong>et</strong> politique :<br />

"La démocratie est le seul moy<strong>en</strong> pour sortir de l'impasse dans laquelle<br />

l'Egypte vit. Personnellem<strong>en</strong>t, je n'ai pas le moral pour travailler ardemm<strong>en</strong>t <strong>et</strong> avec<br />

honnêt<strong>et</strong>é tant que je vois la corruption des hommes politiques qui n'ont aucune<br />

représ<strong>en</strong>tativité" 455 . "Pour l'industrie égypti<strong>en</strong>ne, son épanouissem<strong>en</strong>t est conditionné par<br />

quelques facteurs qui peuv<strong>en</strong>t être résumés par la nécessité de la démocratie <strong>et</strong> la<br />

transformation de la société vers celle-ci (..). J'insiste sur le fait que la démocratie doit<br />

comm<strong>en</strong>cer par l'institution présid<strong>en</strong>tielle. La Maison Blanche américaine constitue devant<br />

nous un bon exemple." 456 .<br />

La question qui se pose est de savoir d'où vi<strong>en</strong>t ce dés<strong>en</strong>chantem<strong>en</strong>t dans leur<br />

réflexion concernant le développem<strong>en</strong>t. Y a-t-il une jonction directe avec leur formation<br />

techno-sci<strong>en</strong>tifique ou avec leur professionalité ? En fait, <strong>en</strong> interrogeant des militants<br />

nasséri<strong>en</strong>s (nationalistes) ou islamistes, nous avons pu constater que <strong>les</strong> discours ne<br />

correspond<strong>en</strong>t pas à leurs paradigmes respectifs ni à l'idéologie à laquelle chacun se réfère.<br />

Ainsi dans le discours des interviewés, nous avons été frappé par l'abs<strong>en</strong>ce totale de l'idée<br />

d'unité arabe comme motrice de développem<strong>en</strong>t ; c<strong>et</strong> objectif est abandonné même par<br />

ceux qui ont fait de la prison pour la déf<strong>en</strong>dre jadis. Il y a donc une conversion de<br />

455 - s'exprime ainsi un jeune ingénieur <strong>en</strong> mécanique de l'Alexandrie.<br />

456 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Mohammed Sayyid al-Ghorori, cité par Ali Suleiman, op. cit., p. 109.


l'homme idéologisé <strong>en</strong> un homme professionalisé ; autrem<strong>en</strong>t dit, c'est une conversion du<br />

monde social autour du monde spécialisé issu de la socialisation secondaire, au s<strong>en</strong>s de<br />

Berger <strong>et</strong> Luckmann. Dans c<strong>et</strong>te perspective, l'ingénieur égypti<strong>en</strong> a bi<strong>en</strong> intériorisé <strong>les</strong><br />

connaissances sci<strong>en</strong>tifiques <strong>et</strong> techniques grâce à sa profession <strong>et</strong> à son <strong>en</strong>treprise.<br />

IV-5. Les significations de l'ori<strong>en</strong>tation modernisatrice faible<br />

Rappelons que dans le cas des ingénieurs syri<strong>en</strong>s, la faib<strong>les</strong>se de l'ori<strong>en</strong>tation<br />

modernisatrice a cédé la place à l'émerg<strong>en</strong>ce d'autres ori<strong>en</strong>tations qui, à leur tour,<br />

donn<strong>en</strong>t de diverses significations à l'ori<strong>en</strong>tation modernisatrice : ori<strong>en</strong>tation<br />

professionnelle faible, l'ori<strong>en</strong>tation corporatiste <strong>et</strong> l'ori<strong>en</strong>tation "esthétiquem<strong>en</strong>t" islamiste,<br />

Pour pouvoir comparer <strong>les</strong> ingénieurs égypti<strong>en</strong>s avec <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s,<br />

nous allons adopter le même modèle théorique prés<strong>en</strong>tant <strong>les</strong> combinaisons <strong>en</strong>tre <strong>les</strong><br />

ori<strong>en</strong>tations faiblem<strong>en</strong>t modernisatrices avec <strong>les</strong> autres ori<strong>en</strong>tations. Ceci nous perm<strong>et</strong> de<br />

distinguer trois modalités d'action : loyalty, exit <strong>et</strong> voice, pour repr<strong>en</strong>dre <strong>les</strong> termes de<br />

Hirschman. Ensuite, nous verrons jusqu'à quel point ce modèle s'adapte aux ingénieurs<br />

égypti<strong>en</strong>s.<br />

Avant d'analyser ces ori<strong>en</strong>tations, nous comparons <strong>les</strong> représ<strong>en</strong>tations des<br />

ingénieurs égypti<strong>en</strong>s avec cel<strong>les</strong> de leurs collègues syri<strong>en</strong>s à l'égard de l'Occid<strong>en</strong>t.<br />

L'image de l'Occid<strong>en</strong>t dressée par <strong>les</strong> ingénieurs égypti<strong>en</strong>s est marqué par un<br />

impact d'un contexte plus pluraliste politiquem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> économiquem<strong>en</strong>t. En la comparant<br />

avec celle de leurs homologues syri<strong>en</strong>s, l'altérité devi<strong>en</strong>t plus diversifiée <strong>et</strong> plus<br />

dés<strong>en</strong>chantée. Cep<strong>en</strong>dant, la dim<strong>en</strong>sion politique reste le caractère principal de l'image de<br />

l'Occid<strong>en</strong>t mais relevant, d'un côté, du prés<strong>en</strong>t plus que du passé (<strong>les</strong> interlocuteurs<br />

égypti<strong>en</strong>s évoqu<strong>en</strong>t moins le colonialisme <strong>et</strong> <strong>en</strong>core moins Israël), <strong>et</strong> de l'autre côté, du réel<br />

plus que de l'imaginaire (l'Occid<strong>en</strong>t est dominant par le Fonds Monétaire International qui<br />

impose un plan économique sans souci du social ou par l'aide qu'il octroi <strong>en</strong> dictant un<br />

mode de consommation analogue à celle de l'Occid<strong>en</strong>t).<br />

L'action militaire de l'Occid<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>dant la guerre du Golfe a été critiquée par<br />

une bonne partie des ingénieurs ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t le caractère abusif de la destruction de<br />

l'Iraq, sans pour autant rem<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> cause la légitimité de l'interv<strong>en</strong>tion. A l'inverse, ce<br />

dernier point a été ardemm<strong>en</strong>t soulevé par leurs collègues syri<strong>en</strong>s 457 . Quant à Israël, s'il est<br />

peu évoqué dans leur discours comme <strong>en</strong>nemi, il est toujours lié à l'espace occid<strong>en</strong>tal.<br />

L'idée de "complot occid<strong>en</strong>tal" contre l'Ori<strong>en</strong>t est remplacée par d'autres idées<br />

qui sembl<strong>en</strong>t plus réalistes, comme l'évocation du problème de la contradiction dans <strong>les</strong><br />

intérêts économiques <strong>en</strong>tre pays producteur cherchant un marché <strong>et</strong> producteurs locaux<br />

cherchant à produire <strong>et</strong> à être autosuffisants.<br />

Comparé à celui des ingénieurs syri<strong>en</strong>s, le discours de leurs homologues<br />

égypti<strong>en</strong>s est plus varié <strong>en</strong> fonction de l'idéologie de référ<strong>en</strong>ce : l'islamisme, le<br />

nationalisme ou autres. Certains islamistes égypti<strong>en</strong>s se montr<strong>en</strong>t plus sceptiques <strong>et</strong> plus<br />

méfiants vis-à-vis de l'Occid<strong>en</strong>t "historiquem<strong>en</strong>t hostile à l'intérêt de l'Egypte <strong>et</strong> des<br />

musulmans", dit S. Gh. Cep<strong>en</strong>dant, quelle que soit l'idéologie adoptée par <strong>les</strong> ingénieurs,<br />

la particularité sociale <strong>et</strong> morale de l'Egypte fait presque l'unanimité.<br />

* * * * *<br />

457 - La rupture des Etats arabes avec l'Egypte p<strong>en</strong>dant trois ans, à la suite des accords de Camp<br />

David, a affaibli le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t arabiste chez <strong>les</strong> Egypti<strong>en</strong>s ayant subi de plein fou<strong>et</strong> la ferm<strong>et</strong>ure du<br />

marché du travail arabe. Ceux-ci ont saisi l'opportunité de la crise du Golfe pour améliorer leur<br />

place vis-à-vis des pays arabes riches, <strong>en</strong> l'occurr<strong>en</strong>ce <strong>les</strong> pays du Golfe. Ce fait expliquerait, <strong>en</strong><br />

partie, la diverg<strong>en</strong>ce de positions <strong>en</strong>tre la population syri<strong>en</strong>ne <strong>et</strong> celle de l'Egypte.<br />

En outre, la prise de position a été accompagnée d'un mouvem<strong>en</strong>t massif d'émigration vers le Golfe<br />

remplaçant ainsi <strong>les</strong> Pa<strong>les</strong>tini<strong>en</strong>s <strong>et</strong> <strong>les</strong> Jordani<strong>en</strong>s <strong>et</strong> d'autres sur le marché de travail.


IV-5-1. L'ori<strong>en</strong>tation professionnelle faible<br />

En étudiant le cas de la Syrie, nous avons constaté que <strong>les</strong> jeunes ingénieurs<br />

fonctionnaires s'id<strong>en</strong>tifiai<strong>en</strong>t faiblem<strong>en</strong>t à leur profession. Ils particip<strong>en</strong>t passivem<strong>en</strong>t à la<br />

<strong>modernisation</strong> <strong>en</strong>tamée par l'Etat sans la rem<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> cause. Le cas de l'Egypte est fort<br />

différ<strong>en</strong>t, nous trouvons certes ce modèle mais il est beaucoup moins fréqu<strong>en</strong>t <strong>et</strong> ne relève<br />

pas de la même catégorie sociale : ce ne sont pas forcém<strong>en</strong>t des jeunes. Les jeunes, quant<br />

à eux, particip<strong>en</strong>t mieux à la vie syndicale <strong>et</strong> à la vie civile <strong>et</strong> ne se priv<strong>en</strong>t pas de contester<br />

de façon plus radicale la <strong>modernisation</strong> <strong>en</strong>tamée par l'Etat. Cep<strong>en</strong>dant, le rapport au<br />

secteur dans lequel l'ingénieur travaille n'est pas déterminant : <strong>les</strong> fonctionnaires<br />

bénéficiant d'une marge de liberté particip<strong>en</strong>t au débat sur le développem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> le<br />

critiqu<strong>en</strong>t, ils sont soucieux d'influ<strong>en</strong>cer la décision prise par leurs supérieurs autant que<br />

leurs collègues du secteur privé, contrairem<strong>en</strong>t au cas syri<strong>en</strong>.<br />

Si nous observons <strong>en</strong> Egypte le même désarroi, le même sur-effectif, la même<br />

dégradation symbolique de leur situation qu'<strong>en</strong> Syrie, le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d'appart<strong>en</strong>ir à une<br />

société relativem<strong>en</strong>t forte dans son historicité est très important chez <strong>les</strong> ingénieurs<br />

égypti<strong>en</strong>s :<br />

"Je vote à toutes occasions, pour toute élection syndicale, municipale,<br />

parlem<strong>en</strong>taire. (..) Bi<strong>en</strong> que je ne sois pas sûr que l'Etat ne truque <strong>les</strong> élections, ma voix<br />

participe à changer <strong>les</strong> mauvaises choses dans ce pays."<br />

"Etat militaire, Etat policier, c'est vrai mais à force de critiquer de façon<br />

récurr<strong>en</strong>te dans la presse <strong>et</strong> dans le lieu de travail, on continue à faire apparaître <strong>et</strong> à<br />

marginaliser toutes <strong>les</strong> manoeuvres politici<strong>en</strong>nes". Notre <strong>en</strong>quête montre de façon évid<strong>en</strong>te<br />

une participation plus importante aux votes professionnels <strong>et</strong> aux votes politiques chez <strong>les</strong><br />

ingénieurs égypti<strong>en</strong>s que chez leurs collègues syri<strong>en</strong>s. 458<br />

"Je suis fier d'être un ingénieur qui peut jouer à travers le syndicat <strong>et</strong> le travail<br />

un rôle dans la r<strong>en</strong>aissance de ce pays.".<br />

Les jeunes ingénieurs salariés qui s'exprim<strong>en</strong>t ainsi sont consci<strong>en</strong>ts du type<br />

transitoire de leur société : c'est-à-dire un développem<strong>en</strong>t accablé par des relations<br />

cli<strong>en</strong>télistes, une démocratie restreinte, un droit souv<strong>en</strong>t piétiné par la loi martiale <strong>en</strong><br />

vigueur. Ils particip<strong>en</strong>t à la <strong>modernisation</strong> à leur manière.<br />

Par contre, une partie des ingénieurs, plus âgés <strong>et</strong> appart<strong>en</strong>ant souv<strong>en</strong>t au<br />

secteur privé ne montr<strong>en</strong>t aucun <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t : ils parl<strong>en</strong>t de leur travail sans faire allusion<br />

au développem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> aux intérêts nationaux. Il nous semble qu'ils sont plus loyaux à leur<br />

organisation qu'à leur profession. Dans leurs propos, "nous" désigne souv<strong>en</strong>t <strong>les</strong> cadres au<br />

sein de l'<strong>en</strong>treprise. L'idée d'un regroupem<strong>en</strong>t des ingénieurs ayant la même profession est<br />

abs<strong>en</strong>te.<br />

IV-5-2. L'ori<strong>en</strong>tation corporatiste :<br />

Le syndicat a joué un rôle très important dans la mise <strong>en</strong> oeuvre d'une id<strong>en</strong>tité<br />

corporatiste chez <strong>les</strong> ingénieurs : id<strong>en</strong>tité d'appart<strong>en</strong>ance à une profession technosci<strong>en</strong>tifique<br />

digne de son nom. Or, c<strong>et</strong>te id<strong>en</strong>tification est acc<strong>en</strong>tuée par la place que le<br />

syndicat occupe dans l'espace de la société civile : dans la dernière crise (l'adoption de la<br />

nouvelle loi électorale pour <strong>les</strong> syndicats), <strong>les</strong> ingénieurs se sont montrés à l'avant-garde<br />

des forces qui appell<strong>en</strong>t à la démocratie. Donc c'est un corporatisme beaucoup plus<br />

off<strong>en</strong>sif, par rapport à leurs collègues syri<strong>en</strong>s, exprimant ainsi plutôt par "voice" plus que<br />

par "exit". Cep<strong>en</strong>dant, comme dans le cas de la Syrie, dans le discours des ingénieurs<br />

corporatistes, deux adversaires sont apparus : l'Etat <strong>et</strong> l'expert étranger.<br />

458 - Les ingénieurs syri<strong>en</strong>s interrogés déclar<strong>en</strong>t rarem<strong>en</strong>t qu'ils vot<strong>en</strong>t pour désigner la direction de<br />

leur syndicat (15%) <strong>et</strong> <strong>en</strong>core moins pour <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>tes élections politiques (6%).


Quant à l'Etat égypti<strong>en</strong>, il n'est plus un acteur anonyme. Ces ingénieurs<br />

m<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t le doigt sur des acteurs clairem<strong>en</strong>t id<strong>en</strong>tifiés. Pour certains, c'est la Businessm<strong>en</strong><br />

Association qui affiche son alliance avec le pouvoir politique ; ils se demand<strong>en</strong>t pourquoi<br />

l'Etat consulte c<strong>et</strong>te association qui est né <strong>en</strong> 1987 <strong>et</strong> qui représ<strong>en</strong>te seulem<strong>en</strong>t 200<br />

personnes <strong>et</strong> non pas le syndicat des ingénieurs auquel adhér<strong>en</strong>t 150 000 personnes. Pour<br />

d'autres, l'Etat est vu à travers ses acteurs bureaucratiques qui <strong>en</strong>trav<strong>en</strong>t le mouvem<strong>en</strong>t des<br />

technocrates. C<strong>et</strong>te désignation condamne même certains ingénieurs comme Othman ou<br />

al-Kafrawi, ex-présid<strong>en</strong>ts du syndicat, qui ont "trahi leur profession <strong>en</strong> représ<strong>en</strong>tant plus<br />

leur Parti <strong>et</strong> leurs réseaux politiques que <strong>les</strong> ingénieurs", dit un membre du conseil du<br />

syndicat.<br />

L'autre adversaire est l'expert étranger. Contrairem<strong>en</strong>t au cas syri<strong>en</strong>, Il est<br />

beaucoup plus réel qu'imaginaire 459 . Il est vu comme le grand concurr<strong>en</strong>t des ingénieurs<br />

locaux <strong>et</strong> le symbole d'un Etat dirigé de l'extérieur. "90 % des proj<strong>et</strong>s d'investissem<strong>en</strong>t ont<br />

bénéficié aux experts étrangers" déclare ainsi Majed Khalousi, un des rédacteurs de la<br />

Revue des ingénieurs.". C<strong>et</strong>te frustration est r<strong>en</strong>forcée par le fait que des proj<strong>et</strong>s sont<br />

financés par l'aide occid<strong>en</strong>tale 460 ou le FMI, obligeant l'Etat égypti<strong>en</strong> à choisir des<br />

compagnies v<strong>en</strong>ant des pays bailleurs de fonds, même si <strong>les</strong> experts locaux sont <strong>en</strong> mesure<br />

de faire <strong>les</strong> travaux demandés. Ce point est soulevé de façon récurr<strong>en</strong>te par <strong>les</strong><br />

interlocuteurs ; certains considèr<strong>en</strong>t ce gaspillage d'arg<strong>en</strong>t pour <strong>les</strong> étrangers comme le<br />

principal obstacle au développem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Egypte. En outre, <strong>et</strong> surtout parce que ces experts<br />

ne favoris<strong>en</strong>t par l'intérêt du travail mais leur propre intérêt de rester le plus longtemps<br />

possible. Othman Ahmad Othman l'a constaté à propos du Haut barrage, où <strong>les</strong> experts<br />

soviétiques ont voulu <strong>en</strong>voyer chaque modification de plan surv<strong>en</strong>ue au cours de<br />

l'exécution des travaux au bureau c<strong>en</strong>tral à Moscou, ce qui impliquait un r<strong>et</strong>ard<br />

considérable. 461<br />

En fait, certains ingénieurs ont rej<strong>et</strong>é la responsabilité du problème des<br />

experts étrangers sur l'Etat, qui <strong>les</strong> favoris<strong>en</strong>t au détrim<strong>en</strong>t des ingénieurs locaux. Selon<br />

Hassan Zaghloul, ingénieur membre de l'Académie de recherche sci<strong>en</strong>tifique, c<strong>et</strong>te<br />

institution, c<strong>en</strong>sée contribuer aux décisions de grands proj<strong>et</strong>s, ne participe que de façon<br />

minime, car l'avis de n'importe quelle société étrangère prévaut sur ses décisions.<br />

L'emploi des experts étrangers révèle égalem<strong>en</strong>t un problème de sousestimation<br />

des ingénieurs égypti<strong>en</strong>s : "Le gouvernem<strong>en</strong>t souffre d'un complexe<br />

d'infériorité, (...) celui-ci p<strong>en</strong>se que l'expert étranger est toujours mieux que nous, <strong>les</strong><br />

ingénieurs, même <strong>les</strong> travailleurs l'écout<strong>en</strong>t dans le travail plus que nous ('okdit alkhawaja)"<br />

dit un architecte. "Mon fils, ingénieur employé par une société américaine <strong>en</strong><br />

Egypte gagne 600 Livres égypti<strong>en</strong>nes (200 $), par contre, son collègue américain diplômé<br />

de la même Université aux Etats Unis touche 6000 $" déclare l'ingénieur H. Z.<br />

IV-5-3. L'ori<strong>en</strong>tation "esthétiquem<strong>en</strong>t" islamiste :<br />

En étudiant <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s, nous avons élaboré le concept "ingénieurs<br />

esthétiquem<strong>en</strong>t islamistes", c'est-à-dire une couleur idéologique islamique qui ne suffit<br />

cep<strong>en</strong>dant pas à expliquer leur position prise <strong>et</strong> <strong>les</strong> actions mises <strong>en</strong> oeuvre. Ce concept<br />

s'avère <strong>en</strong>core plus opératoire pour <strong>les</strong> variétés des ingénieurs islamistes égypti<strong>en</strong>s que<br />

pour leurs homologues syri<strong>en</strong>s.<br />

459 - Il y a <strong>en</strong> Egypte 60 000 experts étrangers (dont 12 000 Américains), qui gagn<strong>en</strong>t annuellem<strong>en</strong>t<br />

à peu prés un milliard dollars. Cf. le journal 'Alam al-yom, Le Caire, 19 février 1993.<br />

460 - L'Egypte reçoit chaque années, depuis la signature du traité de paix avec Israël, <strong>en</strong>viron trois<br />

milliard dollars d'aide civile américaine. Cf. Mohammed Sayyid-Ahmad, "L'impasse <strong>en</strong> Egypte", in<br />

Le Monde diplomatique, juin 1993.<br />

461 - Othman Ahmad Othman, tajrubati (Mon expéri<strong>en</strong>ce), op. cit. p. 234. Son propos, toutefois, a<br />

été contesté pas Abdella Imam dans son réplique à la biographie de Othman. Cf. sa tajrub<strong>et</strong><br />

Othman (L'expéri<strong>en</strong>ce de Othman), Le Caire, éd. Dar al-mawkef al-arabi, 1981.


Au point de vue de la méthodologie, il existe des matériaux concr<strong>et</strong>s d'analyse<br />

des ingénieurs égypti<strong>en</strong>s, tels <strong>les</strong> écrits produits <strong>et</strong> <strong>les</strong> actions m<strong>en</strong>ées. Ceux-ci, qui sont<br />

plus riches que ceux des ingénieurs syri<strong>en</strong>s, perm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t de mieux définir "l'esthétisme", ce<br />

qui facilite notre tâche <strong>et</strong> rassure notre analyse.<br />

Avant d'analyser la pratique sociale <strong>et</strong> discursive des ingénieurs, nous devons<br />

insister sur le fait qu'il y a tout un év<strong>en</strong>tail d'ingénieurs islamistes <strong>en</strong> Egypte ; <strong>en</strong> aucun<br />

cas, nous ne pouvons <strong>les</strong> réduire à une seule composante. Nous distinguons ainsi trois<br />

types :<br />

1) ingénieurs islamistes dépolitisés<br />

2) ingénieurs islamistes réformistes<br />

3) ingénieurs islamistes radicaux<br />

Ces ingénieurs, de trois composantes, ne sont pas forcém<strong>en</strong>t membres ni d'un<br />

parti politique, légal ou clandestin, ni d'un courant religieux, mais ils constitu<strong>en</strong>t plutôt une<br />

t<strong>en</strong>dance vague <strong>et</strong> pourtant importante quantitativem<strong>en</strong>t au sein des ingénieurs, déployée<br />

au-delà de la sphère politique vers celle du social, de l'économique, du syndical <strong>et</strong> du<br />

financier.<br />

IV-5-3-A. Les ingénieurs islamistes dépolitisés<br />

Ils représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t la partie la plus importante parmi <strong>les</strong> ingénieurs islamistes.<br />

Tout <strong>en</strong> appelant à la <strong>modernisation</strong>, ces ingénieurs ont une conception discursive<br />

spécifique. Leur recours à l'islam est une fuite <strong>en</strong> avant devant une société <strong>en</strong> crise. Des<br />

critères moraux <strong>et</strong> des éthiques qui exprim<strong>en</strong>t c<strong>et</strong>te crise comp<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t ainsi le déficit<br />

d'objectifs socio-économiques nouveaux. Ces ingénieurs islamistes étant vierge<br />

politiquem<strong>en</strong>t, ils ne particip<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t ni au scrutin syndical ni aux autres. Cela ne <strong>les</strong><br />

empêche pas de sout<strong>en</strong>ir un système politique islamique.<br />

Leur référ<strong>en</strong>ce-idole, <strong>en</strong>tre autres, est le cheikh Mohammad Mitwali al-<br />

Cha'rawi dont le discours <strong>et</strong> <strong>les</strong> prêches sont très bi<strong>en</strong> diffusés, d'une part, par <strong>les</strong> mass<br />

media égypti<strong>en</strong>s, <strong>et</strong> d'autre part, par <strong>les</strong> cass<strong>et</strong>tes v<strong>en</strong>dues partout. Ce cheikh diffuse un<br />

islam dicté directem<strong>en</strong>t par l'interprétation du Coran. Il m<strong>et</strong> l'acc<strong>en</strong>t sur <strong>les</strong> moeurs, <strong>les</strong><br />

conduites <strong>et</strong> <strong>les</strong> rites islamiques, plutôt que sur le système politique islamique. En fait, loin<br />

du discours islamiste politisé 462 mais aussi du discours officiel apologétique <strong>en</strong>vers l'Etat,<br />

ces prêches satisfont <strong>les</strong> autorités par leur sérénité <strong>et</strong> leur pacifisme. Leur diffusion<br />

massive par la majorité des télévisions des pays arabes fait du cheikh Cha'rawi un<br />

phénomène ayant un impact sur la population arabe.<br />

Lorsqu'on leur pose une question sur le type de système économique qu'ils<br />

préfèr<strong>en</strong>t, <strong>les</strong> ingénieurs dépolitisés font appel à l'économie islamique, sans pour autant<br />

pouvoir toujours l'id<strong>en</strong>tifier. Ils expliqu<strong>en</strong>t :<br />

"C'est une économie équilibrée <strong>en</strong>tre la liberté individuelle de posséder des<br />

capitaux <strong>et</strong> des investissem<strong>en</strong>ts <strong>et</strong> l'interv<strong>en</strong>tion d'un Etat pour m<strong>et</strong>tre <strong>les</strong> choses <strong>en</strong> ordre<br />

<strong>en</strong> cas d'abus de c<strong>et</strong>te liberté.". "L'économie islamique est comme d'autres économies sauf<br />

concernant le système d'intérêts, c'est-à-dire que ces derniers ne sont pas fixes mais<br />

vari<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fonction des pertes ou gains que la banque réalise". "L'économie islamique est<br />

prouvée par l'expéri<strong>en</strong>ce, elle est appliquée dans <strong>les</strong> banques islamiques, comme la banque<br />

Faïçal. Le résultat n'est pas mal <strong>et</strong> si l'Etat n'avait pas <strong>en</strong>travé leur développem<strong>en</strong>t, on<br />

462 - Dans <strong>les</strong> années soixante-dix <strong>et</strong> surtout lorsqu'il était ministre du Waqf (des Affaires<br />

religieuses), il n'a pas caché son hostilité <strong>en</strong>vers <strong>les</strong> Frères musulmans. Cf. Le m<strong>en</strong>suel al-Da'wa<br />

(ex-organe des Frères musulmans), Le Caire, numéros de l'année 1975.


aurait dû parv<strong>en</strong>ir à un résultat meilleur" 463 . "Le système économique islamique est<br />

comme celui du capitalisme mais l'intérêt est plus national <strong>et</strong> sert la population locale <strong>et</strong><br />

non pas l'étranger".<br />

A l'exception du point sur <strong>les</strong> banques islamiques, qui ne nous apparaît pas<br />

c<strong>en</strong>tral, leurs propos montr<strong>en</strong>t jusqu'à quel point l'économie auto-proclamée islamique est<br />

un slogan vide de cont<strong>en</strong>u spécifique. Elle est plutôt définie <strong>en</strong> termes nationalistes<br />

(intérêts nationaux <strong>et</strong> non pas ceux de pays occid<strong>en</strong>taux offrant l'aide) <strong>et</strong> <strong>en</strong> termes<br />

instrum<strong>en</strong>taux (l'expéri<strong>en</strong>ce qui a prouvé l'utilité des banques islamiques). En fait, <strong>les</strong><br />

ingénieurs islamistes dépolitisés ont évoqué l'économie islamique à cause du débat<br />

soulevé dans la société égypti<strong>en</strong>ne sur <strong>les</strong> banques islamiques, alors que l'abs<strong>en</strong>ce de ce<br />

débat <strong>en</strong> Syrie a fait que <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s font très peu allusion à ce type d'économie.<br />

Contrairem<strong>en</strong>t à ce qu'on croit communém<strong>en</strong>t, concernant le système politique,<br />

<strong>les</strong> ingénieurs islamistes dépolitisés ne se born<strong>en</strong>t pas à légitimer/délégitimer ce système,<br />

leurs positions qui ont été observées sont beaucoup plus complexes. Ils sont soit partisans<br />

d'un système politique islamique sans <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t concr<strong>et</strong> dans une action, c'est-à-dire<br />

comme une sorte de slogan à manifester, soit satisfaits de l'Etat égypti<strong>en</strong> <strong>en</strong> place, tout <strong>en</strong><br />

sout<strong>en</strong>ant <strong>les</strong> individus de t<strong>en</strong>dance islamique dans <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>tes instances politiques (le<br />

pouvoir exécutif <strong>et</strong> législatif ou bi<strong>en</strong> dans <strong>les</strong> syndicats). Sur c<strong>et</strong>te dernière position, nous<br />

avons r<strong>en</strong>contré ce type d'ingénieurs qui ne lis<strong>en</strong>t que <strong>les</strong> journaux pro-gouvernem<strong>en</strong>taux<br />

(surtout al-Ahram) parce que "ceux de l'opposition sont, dit-il, très provocateurs <strong>et</strong> ne<br />

cherch<strong>en</strong>t qu'à s'opposer au gouvernem<strong>en</strong>t". Nous avons r<strong>en</strong>contré égalem<strong>en</strong>t des<br />

ingénieurs puisant leur connaissance de grands auteurs des Frères musulmans, comme<br />

Sayyid Qotb ou Hassan al-Banna, annonc<strong>en</strong>t leur sympathie au Présid<strong>en</strong>t Sadate ou<br />

Mubarak considérés comme "des leaders historiques de l'Egypte, <strong>et</strong> qui ont conservé<br />

l'islam <strong>et</strong> l'intérêt économique de l'Egypte.".<br />

L'abs<strong>en</strong>ce d'un proj<strong>et</strong> islamique ou d'<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t militant de la part de ces<br />

ingénieurs fait que leur influ<strong>en</strong>ce sociale <strong>et</strong> culturelle, comme c'est le cas de leurs<br />

homologues islamistes dés<strong>en</strong>gagés syri<strong>en</strong>s, est très faible. On peut interpréter, <strong>en</strong> un<br />

langage hirschmani<strong>en</strong>, c<strong>et</strong>te faib<strong>les</strong>se comme une oscillation <strong>en</strong>tre une action du type<br />

"voice" <strong>et</strong> du type "exit".<br />

IV-5-3-B. Les ingénieurs islamistes réformistes :<br />

Ce sont des islamistes <strong>en</strong>gagés, adhérant à un proj<strong>et</strong> islamique sociétal qui<br />

n'est pas forcém<strong>en</strong>t révolutionnaire <strong>et</strong> qui peut même préserver le statu quo social,<br />

politique <strong>et</strong> économique.<br />

Il s'agit d'un groupe ayant une compréh<strong>en</strong>sion moderne de l'islam, "qui<br />

s'adapte avec la société égypti<strong>en</strong>ne". Leur discours est clairem<strong>en</strong>t matérialiste sur la<br />

société <strong>et</strong> l'économie. Il fallait leur poser des questions sur le li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre leur vision d'un<br />

problème donné <strong>et</strong> l'islam pour que ces interlocuteurs se référ<strong>en</strong>t à un cadre très général<br />

d'ess<strong>en</strong>ce islamique. Leur positionnem<strong>en</strong>t vis-à-vis du modèle occid<strong>en</strong>tal est moins radical<br />

que celui des islamistes dépolitisés. Tout <strong>en</strong> évoquant, comme la plupart des ingénieurs<br />

égypti<strong>en</strong>s <strong>et</strong> syri<strong>en</strong>s, le problème de l'hégémonie politique de l'Occid<strong>en</strong>t, certains<br />

réformistes ont fait une distinction <strong>en</strong>tre l'Occid<strong>en</strong>t <strong>et</strong> <strong>les</strong> occid<strong>en</strong>taux :<br />

"Je ne suis pas contre l'Occid<strong>en</strong>t. J'appr<strong>en</strong>ds beaucoup de lui, mais à travers<br />

mes relations avec des amis itali<strong>en</strong>s, je suis scandalisé par le type de relations socia<strong>les</strong><br />

existant là-bas. J'aime l'Occid<strong>en</strong>t : architecture, civilisation, technologie, ponctualité ; mais<br />

je détesterais y vivre définitivem<strong>en</strong>t, comme mon ex-amie me l'a suggéré." 464 .<br />

463 - L'Etat égypti<strong>en</strong> a mis des obstac<strong>les</strong> administratifs qui restreign<strong>en</strong>t l'ext<strong>en</strong>sion des banques<br />

islamiques <strong>et</strong> <strong>les</strong> a obligées à bloquer 30 % de leurs capitaux dans la banque c<strong>en</strong>trale égypti<strong>en</strong>ne.<br />

464 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec un architecte cairote.


Ce groupe est fort limité numériquem<strong>en</strong>t, mais il a un impact débordant la<br />

seule sphère religieuse, qui peut toucher largem<strong>en</strong>t à la fois le milieu des ingénieurs <strong>et</strong> une<br />

population plus large. Il parle de rôle, d'<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> de responsabilité des ingénieurs<br />

vis-à-vis des autres.<br />

Contrairem<strong>en</strong>t au rôle limité à la culture des ingénieurs islamistes avantgardistes<br />

syri<strong>en</strong>s, <strong>en</strong> Egypte, <strong>les</strong> ingénieurs réformistes étal<strong>en</strong>t leur rôle vers le social. Ils<br />

sont représ<strong>en</strong>tés dans la direction du syndicat, surtout la direction régionale du Caire,<br />

d'Alexandrie <strong>et</strong> d'Asyout. Ils sont actifs dans la gestion <strong>et</strong> la régulation des affaires socia<strong>les</strong><br />

du syndicat, pour favoriser, selon la doctrine islamique, le mariage des jeunes ainsi que<br />

l'accès au logem<strong>en</strong>t. Le réforme de l'islam pour eux est un débat <strong>en</strong> faveur d'une économie<br />

plus libérale <strong>et</strong> plus nationale (autosuffisante). Concernant <strong>les</strong> rapports sociaux de<br />

production, on n'a pas pu relever une doctrine spécifique, comme c'est le cas chez l'Union<br />

sociale des ingénieurs catholiques (USIC) <strong>en</strong> France où on voulait imposer <strong>les</strong> ingénieurs<br />

<strong>en</strong> tant qu'intermédiaires <strong>en</strong>tre ouvriers <strong>et</strong> patrons <strong>et</strong> <strong>en</strong> tant qu'organisateurs du processus<br />

de travail 465 .<br />

Le livre de Sayyid Disuki Hassan "Introduction aux proj<strong>et</strong>s de résurrection de<br />

la civilisation" est un très bon exemple de la p<strong>en</strong>sée de ce groupe. Pr<strong>en</strong>ons un chapitre<br />

intitulé "Les aspects civilisationnels de la déontologie" 466 . Après avoir mis <strong>en</strong> cause le fait<br />

que l'on s'intéresse, dans la période de sous-développem<strong>en</strong>t, au côté personnel des moeurs<br />

<strong>et</strong> néglige leurs aspects civilisationnels 467 des g<strong>en</strong>s, il propose sept aspects 468 :<br />

1- L'amour <strong>et</strong> la sincérité pour la patrie comme prolongem<strong>en</strong>t naturel des<br />

par<strong>en</strong>ts. Hassan dénonce l'hémorragie des cerveaux égypti<strong>en</strong>s dans <strong>les</strong> pays occid<strong>en</strong>taux <strong>et</strong><br />

reproche à un ami de s'être prés<strong>en</strong>té comme un "musulman né <strong>en</strong> Egypte" <strong>et</strong> non pas<br />

comme un égypti<strong>en</strong>.<br />

2- L'aptitude à distinguer <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> obligations contraignant toute personne de<br />

la société <strong>et</strong> cel<strong>les</strong> n'<strong>en</strong> contraignant qu'une partie. Dans ce s<strong>en</strong>s, le besoin des ingénieurs<br />

pour fabriquer <strong>les</strong> avions <strong>et</strong> <strong>les</strong> fusils dans la société actuelle est une obligation plus sacrée<br />

<strong>et</strong> plus profitable à tout le monde que l'étude des sci<strong>en</strong>ces religieuses. Pour c<strong>et</strong>te raison,<br />

Hassan a choisi le génie aéronautique bi<strong>en</strong> qu'il aime <strong>les</strong> sci<strong>en</strong>ces juridiques.<br />

3- La connaissance de ce qui est utile pour la société. D'où la nécessité de ce<br />

qu'il appelle "l'ingénierie sociale", sci<strong>en</strong>ce qui t<strong>en</strong>te d'étudier la relation <strong>en</strong>tre valeurs,<br />

société, sci<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> technologie dans un <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t donné. C'est dans c<strong>et</strong>te perspective<br />

qu'il a écrit son livre.<br />

4- La croyance <strong>en</strong> soi-même pour ne pas se s<strong>en</strong>tir inférieur par rapport aux<br />

Occid<strong>en</strong>taux. Il déplore la t<strong>en</strong>dance à la "colonisabilité" qui est caractérisée par notre<br />

attitude à faire v<strong>en</strong>ir <strong>les</strong> <strong>en</strong>treprises occid<strong>en</strong>ta<strong>les</strong> pour le développem<strong>en</strong>t national.<br />

5) Il ne faut pas chercher à tout prix à être riche. La foi nous aide ainsi à<br />

att<strong>en</strong>dre la bonne occasion pour m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> valeur notre arg<strong>en</strong>t, de sorte que le moy<strong>en</strong> soit<br />

toujours utile pour la nation.<br />

465 - André Grelon, L'ingénieur catholique <strong>et</strong> son rôle social <strong>en</strong>tre <strong>les</strong> deux guerres, Acte de<br />

colloque, Paris CSI- La Vill<strong>et</strong>te,<br />

12-14 octobre 1989, 18 pages dactylographiées (non publié).<br />

466 - Il est aussi publié sous forme d'article dans la Revue des ingénieurs, nø 399, janvier 1989.<br />

467 - Ici, civilisationnel au s<strong>en</strong>s de sociétal.<br />

468 - Hassan note qu'il t<strong>en</strong>te d'exprimer sa p<strong>en</strong>sée <strong>en</strong> sept idées, vu l'important de ce chiffre dans<br />

l'islam comme l'indique Cheikh Youssef Qardawi.


6- L'expéri<strong>en</strong>ce assidue <strong>et</strong> la réflexion humaine persistante sont <strong>les</strong> meilleurs<br />

moy<strong>en</strong>s de concevoir un système de civilisation ; comme si Hassan opposait implicitem<strong>en</strong>t<br />

un savoir humain à un savoir exclusivem<strong>en</strong>t religieux.<br />

7- La sci<strong>en</strong>ce doit être accompagnée par la sincérité. On ne doit pas accepter<br />

un travail ou un poste si on n'est pas apte à l'accomplir ou si une autre personne est mieux<br />

placée pour le faire.<br />

Nous pouvons remarquer que ce propos est doté d'une forme religieuse<br />

explicitée par l'emploi des termes : licite, illicite, foi, expéri<strong>en</strong>ce du Prophète, <strong>et</strong>c.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, quant aux vers<strong>et</strong>s coraniques utilisés, ils ne constitu<strong>en</strong>t pas une base théorique<br />

pour sa p<strong>en</strong>sée comme c'est le cas pour <strong>les</strong> p<strong>en</strong>seurs islamiques classiques ; car ils sont<br />

employés très peu <strong>et</strong> a posteriori comme confirmatifs de sa réflexion "sci<strong>en</strong>tifique". Quant<br />

au cont<strong>en</strong>u, il relève d'une t<strong>en</strong>dance nationaliste <strong>en</strong> m<strong>et</strong>tant l'acc<strong>en</strong>t sur l'amour de la<br />

Patrie, la force de la nation pour le développem<strong>en</strong>t national <strong>et</strong> contre <strong>les</strong> intérêts des<br />

<strong>en</strong>treprises étrangères. 469 Tout <strong>en</strong> rappelant avec fierté sa formation comme ingénieur <strong>en</strong><br />

aéronautique <strong>et</strong> l'expéri<strong>en</strong>ce qu'il <strong>en</strong> tire, Hassan fait allusion à ses li<strong>en</strong>s d'"éternelle"<br />

amitié avec un Cheikh, figure emblématique de la rénovation religieuse, tel que Youssef<br />

al-Kardawi ; comme s'il voulait montrer aux lecteurs son attachem<strong>en</strong>t à la p<strong>en</strong>sée<br />

islamique exprimé par l'un de ses symbo<strong>les</strong>. En général, <strong>les</strong> ingénieurs réformistes<br />

légitim<strong>en</strong>t leur intérêt pour <strong>les</strong> affaires religieuses parce que, "<strong>les</strong> ingénieurs connaiss<strong>en</strong>t,<br />

dit M. K., la société mieux que <strong>les</strong> oulémas, grâce à leur contact quotidi<strong>en</strong> avec <strong>les</strong> g<strong>en</strong>s<br />

de toutes <strong>les</strong> catégories socia<strong>les</strong> <strong>et</strong> religieuses".<br />

Cep<strong>en</strong>dant, l'impact des ingénieurs réformistes dans leur combat pour<br />

moderniser l'islam reste limité par rapport aux intellectuels réformistes égypti<strong>en</strong>s qui,<br />

depuis fort longtemps, jou<strong>en</strong>t un rôle très important dans la diffusion d'un islam modéré<br />

dans tout le monde arabe (par exemple Hassan Hanafi, Adel Husein, Mohammed 'Amara,<br />

<strong>et</strong>c.,). C'est pourquoi, ces ingénieurs ne sont pas avant-gardistes comme c'est le cas de<br />

l'ingénieur Mohammed Chahrour <strong>en</strong> Syrie où le débat avec <strong>les</strong> oulémas traditionnels a<br />

suscité un écho important dans la société.<br />

Si <strong>en</strong> Syrie le débat <strong>en</strong>tre Etat ba'athiste <strong>en</strong> place <strong>et</strong> Etat islamique questionne<br />

la relation <strong>en</strong>tre islam <strong>et</strong> laïcité, <strong>en</strong> Egypte ce débat n'est pas c<strong>en</strong>tral du fait que l'Etat<br />

n'apparaît pas, aux yeux des islamistes réformistes, comme un Etat laïc, surtout à cause de<br />

la diffusion quotidi<strong>en</strong>ne par l'Etat de "l'islam(isme) officiel".<br />

Enfin l'action m<strong>en</strong>ée par ces ingénieurs réformistes ne pourrait pas être<br />

analysée comme une fuite <strong>en</strong> avant ou comme une voie facile de Salut. Ces ingénieurs<br />

tout <strong>en</strong> participant à la <strong>modernisation</strong> <strong>et</strong> tout <strong>en</strong> étant des technocrates, adhér<strong>en</strong>t au<br />

proj<strong>et</strong> culturel <strong>et</strong> social de la <strong>modernisation</strong> de l'islam, ce qui nous a conduit à<br />

considérer leur mode d'action comme voice dans le langage de Hirschman.<br />

* * * * *<br />

Ces deux composantes du courant islamique, ingénieurs dépolitisés <strong>et</strong><br />

ingénieurs réformistes, pos<strong>en</strong>t un problème concernant l'analyse de la concordance ou de<br />

la discordance <strong>en</strong>tre pratiques discursives <strong>et</strong> pratiques socia<strong>les</strong>. Il s'avère difficile de<br />

compr<strong>en</strong>dre la discordance sans que l'on considère l'"esthétisme" dans la rev<strong>en</strong>dication<br />

idéologique. C'est toute l'articulation d'une consci<strong>en</strong>ce professionnelle à une id<strong>en</strong>tité<br />

islamiste qui fait que l'islam est utilisé consciemm<strong>en</strong>t <strong>et</strong> inconsciemm<strong>en</strong>t pour la<br />

mobilisation tout <strong>en</strong> le soum<strong>et</strong>tant, dans la pratique sociale, à l'exig<strong>en</strong>ce de l'historicité <strong>et</strong><br />

des rationalités "sci<strong>en</strong>tifiques" <strong>et</strong> techniques.<br />

469<br />

- Voir l'analyse de Baudouin Dupr<strong>et</strong> dans son article, "La problématique du nationalisme dans la<br />

p<strong>en</strong>sée islamique contemporaine" in Egypte / Monde arabe, Le Caire, CEDEJ, n° 15-16, 3e <strong>et</strong> 4e<br />

trimestres 1993.


Ceux qui se prononc<strong>en</strong>t pour un Etat islamique m<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t l'acc<strong>en</strong>t sur un système<br />

sociétal paisible, économiquem<strong>en</strong>t libéral <strong>et</strong> politiquem<strong>en</strong>t démocratique ; la question de la<br />

charia est très peu évoquée <strong>et</strong> même quelques fois provoquée par notre incitation au cours<br />

de l'<strong>en</strong>quête sur c<strong>et</strong>te question. Pour certains, c'est un proj<strong>et</strong> à construction l<strong>en</strong>te <strong>et</strong><br />

progressive au fur <strong>et</strong> à mesure que la consci<strong>en</strong>ce de la population égypti<strong>en</strong>ne le perm<strong>et</strong>.<br />

Ceci montre l'instrum<strong>en</strong>talité de la notion d'Etat islamique chez <strong>les</strong> ingénieurs islamistes.<br />

Le regard que nous avons pu porter sur <strong>les</strong> mouvem<strong>en</strong>ts islamistes à travers<br />

notre obj<strong>et</strong> de recherche, que sont <strong>les</strong> ingénieurs, a montré le caractère erroné de l'idée<br />

selon laquelle l'émerg<strong>en</strong>ce de ces mouvem<strong>en</strong>ts serait liée automatiquem<strong>en</strong>t à la<br />

misère <strong>et</strong> l'anti-modernisme. Notre groupe islamiste, surtout <strong>les</strong> réformistes, sont<br />

hypermodernes par leur esprit techniciste <strong>et</strong> technocratique, souv<strong>en</strong>t issus de famil<strong>les</strong><br />

aisées <strong>et</strong> ont un idéal très libéral concernant le choix de l'économie.<br />

IV-5-3-C. Les ingénieurs islamistes radicaux<br />

Les islamistes radicaux <strong>en</strong> général se compos<strong>en</strong>t d'un noyau : <strong>les</strong> Gemaat<br />

islamyya (Communautés religieuses) <strong>et</strong> d'agrégats de groupuscu<strong>les</strong>. Ils préconis<strong>en</strong>t le<br />

changem<strong>en</strong>t par tous <strong>les</strong> moy<strong>en</strong>s y compris la viol<strong>en</strong>ce, une stratégie de t<strong>en</strong>sion, pour<br />

repr<strong>en</strong>dre le terme d'Alain Roussillon 470 , perman<strong>en</strong>te vis-à-vis de l'Etat. Les Gamaat sont<br />

apparues au début des années soixante-dix p<strong>en</strong>dant la période d'incarcération des Frères<br />

musulmans 471 <strong>et</strong> ont pris leurs forces au mom<strong>en</strong>t où <strong>les</strong> Frères musulmans ont adopté un<br />

profil bas vis-à-vis de l'Etat. Leur implantation s'étale surtout dans <strong>les</strong> faubourgs de la<br />

banlieue cairote <strong>et</strong> dans <strong>les</strong> vil<strong>les</strong> du sud.<br />

Quant à l'origine sociale, il nous semble que c'est dans <strong>les</strong> classes défavorisées<br />

qu'ils sont le plus souv<strong>en</strong>t recrutés, ce qui explique peut-être la faib<strong>les</strong>se de c<strong>et</strong>te frange<br />

parmi le groupe des ingénieurs : une hypothèse difficile à affirmer vu la (semi)<br />

clandestinité de ce groupe. Or, un ingénieur membre de ce groupe a confirmé le faible<br />

nombre des ingénieurs au sein des Gamaat.<br />

En fait, le discours officiel de la direction du syndicat des ingénieurs, a critiqué<br />

de façon élitiste, à plusieurs reprises, l'expression viol<strong>en</strong>te <strong>et</strong> extrémiste de la doctrine des<br />

Gamaat : "Leur conception de l'islam est destinée aux marginaux, tandis que notre islam<br />

moderne est pour <strong>les</strong> instruits comme <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong> <strong>les</strong> médecins" 472 . Ces propos<br />

comm<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t la déclaration du Présid<strong>en</strong>t du syndicat des médecins, Hamdi Sayed 473 :<br />

"Je ne sais pas comm<strong>en</strong>t on peut m<strong>et</strong>tre le tabbal (celui qui réveille <strong>les</strong> g<strong>en</strong>s<br />

p<strong>en</strong>dant <strong>les</strong> nuits de ramadan) qui est dev<strong>en</strong>u l'émir (chef local des Communautés<br />

islamiques) à Ambaba dans le même sac que <strong>les</strong> médecins, <strong>les</strong> professeurs universitaires,<br />

<strong>les</strong> intellectuels <strong>et</strong> <strong>les</strong> membres des syndicats professionnels qui croi<strong>en</strong>t à un islam modéré<br />

<strong>et</strong> lumineux <strong>et</strong> qui combatt<strong>en</strong>t l'extrémisme autant dans leurs dires que dans leurs actes. (..)<br />

Le courant islamique avec lequel le syndicat des médecins établit des relations est un<br />

courant très modéré <strong>et</strong> très ouvert qui a dénoncé le terrorisme <strong>et</strong> qui croit à la démocratie <strong>et</strong><br />

au choura (le conseil pour l'autorité) comme moy<strong>en</strong> <strong>et</strong> arme pour le travail politique.".<br />

* * * * *<br />

470 - Alain Rousillon, "Entre al-jihâd <strong>et</strong> al-Rayyân : phénoménologie de l'islamisme égypti<strong>en</strong>", in<br />

Maghreb - Machrek, La docum<strong>en</strong>tation Française, Paris, nø 127, janvier- février- mars 1990, pp.<br />

28-29.<br />

471 - Pour plus des détails sur <strong>les</strong> Gemaat islamiyya, cf. François Burgat, "Egypte 1990 : <strong>les</strong> réfugiés<br />

du politique, in Annuaire de l'Afrique du nord, tome XXIX, 1990, Paris, éd. du CNRS, p. 541.<br />

472 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec S. Abdel Karim, membre du conseil de la direction du syndicat.<br />

473 - Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Hamdi al-Sayyid, journal Al Wafd 19 janvier 1993, repris pas la Revue des<br />

ingénieurs nø 444, février 1993, p. 29.


De c<strong>et</strong>te analyse comparative, un trait dominant ressort donc : c'est le poids de<br />

l'Etat <strong>et</strong> de son proj<strong>et</strong> socio-économique dans la constitution de la profession d'ingénieur <strong>et</strong><br />

de son id<strong>en</strong>tité. Or, la comparaison a mis <strong>en</strong> valeur la spécificité du cas syri<strong>en</strong> surtout<br />

dans sa timide version de libéralisation économique <strong>et</strong> politique : un contexte qui<br />

s'est montré déterminant sur leur vision à l'égard de la démocratie, de l'économie de<br />

marché <strong>et</strong> de la technologie.<br />

Ceci pose une interrogation plus générale sur l'unité de la question des ingénieurs dans <strong>les</strong><br />

pays arabes. En fait, nous constatons une unité des problèmes concernant <strong>les</strong> ingénieurs<br />

arabes mais non pas de la situation. Si la Syrie <strong>et</strong> l'Egypte apparaiss<strong>en</strong>t comme des pays bi<strong>en</strong><br />

dissemblab<strong>les</strong>, tant par leurs choix politiques <strong>et</strong> économiques, que par leur situation sociale<br />

ou leur histoire réc<strong>en</strong>te, <strong>les</strong> ori<strong>en</strong>tations des ingénieurs sont inscrites dans un espace<br />

politiquem<strong>en</strong>t autoritaire <strong>et</strong> économiquem<strong>en</strong>t plutôt étatique. L'important n'est pas de<br />

souligner l'exist<strong>en</strong>ce d'un espace commun arabe ou arabo-musulman, c'est-à-dire de<br />

parler des caractéristiques de nature "arabe" de c<strong>et</strong>te région du monde ou, pire, de<br />

nature "islamique", mais de faire apparaître l'importance du processus de<br />

démocratisation <strong>et</strong> de libéralisation économique. Plutôt que de se cont<strong>en</strong>ter d'opposer<br />

régime islamique à régime laïc (ce dernier type de régime existe-t-il dans <strong>les</strong> pays arabes?) ou<br />

modéré, il est temps de distinguer un régime démocratique d'un autre autoritaire ou militaire,<br />

un régime libéral d'un autre autarcique ou socialiste.


CONCLUSION<br />

Entre <strong>les</strong> études macro-économiques des conditions du développem<strong>en</strong>t, <strong>et</strong> <strong>les</strong> analyses<br />

anthropologiques fines des mutations des sociétés rura<strong>les</strong> ou urbaines, une sociologie des nouveaux<br />

acteurs, tels que <strong>les</strong> ingénieurs, de leurs déterminations comme de leurs stratégies, nous paraît de<br />

nature à éclairer <strong>les</strong> évolutions socia<strong>les</strong> <strong>et</strong> politiques réc<strong>en</strong>tes, autant que <strong>les</strong> problèmes r<strong>en</strong>contrés<br />

par la mise <strong>en</strong> oeuvre des programmes de développem<strong>en</strong>t. C'est ce que nous avons t<strong>en</strong>té d'amorcer<br />

dans c<strong>et</strong>te thèse.<br />

Au cours des pages précéd<strong>en</strong>tes, nous avons essayé de montrer <strong>les</strong> ingénieurs syri<strong>en</strong>s<br />

comme groupe davantage hétérogène que cohér<strong>en</strong>t, ou comme sous-groupes où chacun combine<br />

des visées technocratique <strong>et</strong> techniciste avec d'autres ori<strong>en</strong>tations pour adopter différ<strong>en</strong>ts modes<br />

d'actions.<br />

Faisons ici un rappel de ces combinaisons. Au comm<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t , comme on l'a vu, nous<br />

avons constaté un fond commun <strong>en</strong>tre tous <strong>les</strong> ingénieurs : modernisateurs, même de façon<br />

embryonnaire, dans la mesure où ils ont la volonté de développer leur pays à travers leur visée<br />

technocratique, ils remplac<strong>en</strong>t ainsi, même partiellem<strong>en</strong>t, <strong>les</strong> apparatchiks. La notion de<br />

"technocrate", <strong>en</strong>racinée dans l'histoire <strong>et</strong> la tradition occid<strong>en</strong>ta<strong>les</strong>, est considérée comme type-idéal<br />

tout <strong>en</strong> se gardant de faire une analogie excessive qui pervertirait la perception des ingénieurs<br />

syri<strong>en</strong>s. Même si ces derniers prôn<strong>en</strong>t la prise du pouvoir technique à la manière de Vebl<strong>en</strong>, nous<br />

avons défini une technocratie spécifiquem<strong>en</strong>t syri<strong>en</strong>ne <strong>et</strong> privilégié la mise <strong>en</strong> relief des<br />

contradictions qu'elle porte.<br />

Une autre visée que nous avons fait apparaître, est la visée techniciste. Leur difficulté à<br />

intégrer <strong>les</strong> problèmes globaux de la société fait que <strong>les</strong> ingénieurs s'accord<strong>en</strong>t sur la suprématie<br />

de la technique comme remède aux problèmes sociétaux . Ils considèr<strong>en</strong>t la technologie comme une<br />

donnée "objective", qui n'a pas à faire l'obj<strong>et</strong> de choix. L'idéologie technocratique pr<strong>en</strong>d ici la<br />

forme d'une fétichisation de la technique comme modèle.<br />

Nonobstant, afin d'analyser <strong>les</strong> obstac<strong>les</strong> auxquels <strong>les</strong> ingénieurs se heurt<strong>en</strong>t dans la mise<br />

<strong>en</strong> oeuvre de leur visée technocratique, nous avons mis l'acc<strong>en</strong>t sur l'hégémonie du pouvoir<br />

politique syri<strong>en</strong> dans le champ de la société civile. C<strong>et</strong>te hégémonie bloque la constitution de<br />

groupes de pression autonomes chez <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong> dans la sphère économique, créant par là une<br />

masse de salariés ingénieurs dispersés, atomisés <strong>et</strong> bureaucratisés. Ce facteur "extérieur", par<br />

rapport au social proprem<strong>en</strong>t dit ne pourrait <strong>en</strong> aucun cas occulter <strong>les</strong> autres facteurs liés aux<br />

sphères professionnel<strong>les</strong> <strong>et</strong> socia<strong>les</strong>. D'une part, nous avons constaté que <strong>les</strong> ingénieurs ou une<br />

partie d'<strong>en</strong>tre eux sont dans un certain s<strong>en</strong>s intégrés dans <strong>les</strong> structures socia<strong>les</strong> traditionnel<strong>les</strong>. Car<br />

<strong>les</strong> patrons des sociétés publiques qui possèd<strong>en</strong>t le pouvoir de recruter du personnel, le font moins<br />

<strong>en</strong> fonction de la compét<strong>en</strong>ce professionnelle que de la par<strong>en</strong>té régionale ou confessionnelle,<br />

malgré toutes <strong>les</strong> procédures <strong>en</strong> trompe-l'oeil que ces partons m<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t <strong>en</strong> avant. D'autre part, nous<br />

avons fait apparaître <strong>les</strong> limites de la capacité des ingénieurs syri<strong>en</strong>s même à l'intérieur de leur<br />

profession, <strong>en</strong> raison de l'emploi excessif du mode de p<strong>en</strong>sée analogique. Ce mode est favorisé par<br />

<strong>les</strong> modalités de formation par accumulation de connaissances abstraites <strong>et</strong> abs<strong>en</strong>ce de stages<br />

pratiques, <strong>et</strong> par <strong>les</strong> conditions de travail <strong>et</strong> le recours systématique aux experts étrangers dès que se<br />

prés<strong>en</strong>te un problème.<br />

Si tous <strong>les</strong> ingénieurs sont modernisateurs, le s<strong>en</strong>s de leur action modernisatrice varie <strong>en</strong><br />

fonction des autres ori<strong>en</strong>tations. Dans un rapport professionnel faible, l'ingénieur s'id<strong>en</strong>tifie à son<br />

organisation plus qu'à sa profession. Il devi<strong>en</strong>t davantage fonctionnaire salarié dans une hiérarchie<br />

qu'un ingénieur qui puise sa force dans le modèle d'expert sout<strong>en</strong>u par un syndicat des ingénieurs.<br />

Ce type d'ingénieurs participe à la <strong>modernisation</strong> initiée par l'Etat sans la rem<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> cause. S'il<br />

remplace l'anci<strong>en</strong>ne élite politici<strong>en</strong>ne, il reste loyal <strong>en</strong>vers l'Etat qui impose <strong>les</strong> limites <strong>et</strong> le s<strong>en</strong>s de<br />

c<strong>et</strong>te <strong>modernisation</strong>. Peut-on parler ainsi de changem<strong>en</strong>t de notabilité dans la société syri<strong>en</strong>ne : un<br />

passage de notab<strong>les</strong> "classiques ou traditionnels" à une nouvelle forme "plus moderne" : celle de<br />

l'ingénieur-notable?<br />

C<strong>et</strong>te ori<strong>en</strong>tation professionnelle faible se trouve surtout chez <strong>les</strong> jeunes ingénieurs salariés<br />

du secteur public, alors que <strong>les</strong> ingénieurs <strong>les</strong> plus âgés <strong>et</strong> qui travaill<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t à leur compte ont<br />

plutôt une ori<strong>en</strong>tation corporatiste. Ces derniers ont t<strong>en</strong>té d'emprunter, par le biais de leur groupe


professionnel, d'autres s<strong>en</strong>tiers que ceux qui ont été balisés tant de fois par le pouvoir <strong>et</strong> ses<br />

administrations. Ils essay<strong>en</strong>t à leur manière de peser sur la décision <strong>en</strong> matière de politique de<br />

développem<strong>en</strong>t par le biais de leur efficacité <strong>et</strong> de leur compét<strong>en</strong>ce dans leur travail, mais tout <strong>en</strong><br />

luttant pour une autonomie de leur groupe par rapport à l'appareil étatique. Ils critiqu<strong>en</strong>t, d'une part,<br />

l'Etat dans sa gestion de l'économie qui <strong>en</strong>traîne l'hypertrophie du secteur public ; <strong>et</strong> d'autre part,<br />

l'expert étranger pour son incapacité à servir la société syri<strong>en</strong>ne. De fait, ils préconis<strong>en</strong>t un type<br />

de développem<strong>en</strong>t national qui réduise la dép<strong>en</strong>dance vis-à-vis de l'étranger. Leur action est ainsi<br />

un mélange de fuite <strong>en</strong> avant <strong>en</strong> cherchant leur salut personnel ou seulem<strong>en</strong>t pour leur groupe<br />

professionnel, <strong>et</strong> de participation à une <strong>modernisation</strong> tout à fait différ<strong>en</strong>te de celle de l'Etat, ce que<br />

nous avons appelé dans un langage hirschmani<strong>en</strong> exit <strong>et</strong> voice.<br />

Etre modernisateur n'est pas contradictoire avec le fait d'être islamiste. Nous avons<br />

particulièrem<strong>en</strong>t porté notre att<strong>en</strong>tion à ce groupe <strong>en</strong> raison de son importance numérique <strong>et</strong> de la<br />

controverse qu'il suscite concernant son action. Nous avons constaté, dans <strong>les</strong> deux versions,<br />

dés<strong>en</strong>gagée <strong>et</strong> avant-gardiste, "l'esthétisme" du rapport des islamistes au religieux. Car ce dernier,<br />

chez <strong>les</strong> ingénieurs, indique davantage une subordination au prés<strong>en</strong>t, au contexte socio-économique<br />

<strong>et</strong> politique, qu'une autonomie à travers l'histoire. L'islamisme est beaucoup plus lié à l'attitude de<br />

l'Etat qu'à l'appart<strong>en</strong>ance à une culture arabo-musulmane. La modalité de l'action de ces ingénieurs<br />

islamistes est inspirée de la place sociale <strong>et</strong> politique qu'ils occup<strong>en</strong>t dans la société <strong>et</strong> du capital<br />

culturel que leur formation leur confère <strong>et</strong> non pas de l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t du Coran ou de la sunna.<br />

Si une bonne partie des ingénieurs islamistes montr<strong>en</strong>t un dés<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t militant dans<br />

l'affaire de la cité, cela ne <strong>les</strong> empêch<strong>en</strong>t pas de critiquer avec persistance le pouvoir politique jugé<br />

autoritaire <strong>et</strong> corrompu. Ils s'investiss<strong>en</strong>t directem<strong>en</strong>t dans la politique sans pour autant rev<strong>en</strong>diquer<br />

une alternative islamique.<br />

En revanche, <strong>les</strong> ingénieurs islamistes avant-gardistes se montre très <strong>en</strong>gagés non pas dans<br />

le politique ou le social mais dans le culturel. Ce dernier constitue par excell<strong>en</strong>ce un lieu de refuge<br />

pour profiter de leur capital symbolique <strong>et</strong> plus précisém<strong>en</strong>t de leur capital culturel afin de<br />

moderniser l'islam <strong>et</strong> le m<strong>et</strong>tre au service de la démocratie <strong>et</strong> du développem<strong>en</strong>t.<br />

* * * *<br />

Il est intéressant de m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> parallèle <strong>les</strong> ingénieurs <strong>et</strong> égypti<strong>en</strong>s afin de faire ressortir<br />

différ<strong>en</strong>ces <strong>et</strong> similitudes, contraintes partagées <strong>et</strong> eff<strong>et</strong>s différ<strong>en</strong>ciés des choix politiques <strong>et</strong><br />

économiques. La comparaison <strong>en</strong>tre eux perm<strong>et</strong>, d'une part, de préciser, <strong>en</strong> même temps que de<br />

tester, quelques hypothèses plus généra<strong>les</strong> concernant <strong>les</strong> politiques de développem<strong>en</strong>t, <strong>les</strong><br />

mutations socia<strong>les</strong> réc<strong>en</strong>tes, <strong>et</strong> d'autre part, d'extrapoler certains élém<strong>en</strong>ts de notre analyse. Dans le<br />

cas égypti<strong>en</strong>, l'impact du processus avancé de la libéralisation économique <strong>et</strong> politique s'avère<br />

évid<strong>en</strong>t sur l'autonomie d'une partie du groupe des ingénieurs. Ceux-ci constitu<strong>en</strong>t une force<br />

contestataire de l'Etat très importante. Elle s'oppose, d'un côté, au système autoritaire qui refuse de<br />

reconnaître la composante islamiste du paysage politique, <strong>et</strong> d'un autre côté, au type du<br />

développem<strong>en</strong>t capitaliste qui est davantage ouvert aux investissem<strong>en</strong>ts étrangers accroissant ainsi,<br />

selon eux, la dép<strong>en</strong>dance vis-à-vis de l'Occid<strong>en</strong>t. Le type de développem<strong>en</strong>t préconisé est plus<br />

"<strong>en</strong>dogène" basé sur un secteur privé de p<strong>et</strong>its <strong>en</strong>treprises. La croissance pour eux dép<strong>en</strong>d plus de la<br />

programmation du développem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> de la stimulation du pot<strong>en</strong>tiel des ressources loca<strong>les</strong> que de<br />

l'accumulation du capital <strong>et</strong> de la capacité d'investissem<strong>en</strong>t.<br />

** ** ** ** **<br />

Plus généralem<strong>en</strong>t, si, dans l'introduction de c<strong>et</strong>te thèse, nous avons comparé l'espace des<br />

ori<strong>en</strong>tations des ingénieurs occid<strong>en</strong>taux avec celui de leurs homologues syri<strong>en</strong>s, nous appelons<br />

maint<strong>en</strong>ant à une comparaison au sein du monde arabe ou arabo-musulman.<br />

De nombreux pays de la région ou plus généralem<strong>en</strong>t du Tiers-Monde subiss<strong>en</strong>t C<strong>et</strong>te<br />

relative surproduction des ingénieurs que <strong>les</strong> blocages <strong>et</strong> <strong>les</strong> échecs des politiques arabes de<br />

développem<strong>en</strong>t ne perm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t pas d'absorber, comme si le développem<strong>en</strong>t de ressources humaines<br />

avait anticipé sur celui de l'économie elle-même. Autrem<strong>en</strong>t dit, il y a un r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>t de l'ordre<br />

des déterminations <strong>en</strong>tre formation des cadres <strong>et</strong> besoins du marché.


Une autre caractéristique est Le rôle contestataire des ingénieurs. En Jordanie, leur<br />

syndicat a appelé à plusieurs reprises l'Etat à <strong>en</strong>tamer un processus démocratique. De même, <strong>les</strong><br />

ingénieurs soudanais à l'époque du Présid<strong>en</strong>t Nimayri ont joué un rôle important dans la<br />

contestation de sa politique <strong>et</strong> dans son r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>t. Dans le cas du Liban, <strong>les</strong> ingénieurs ont pu<br />

transgresser la pratique militaire <strong>et</strong> confessionnelle très fréqu<strong>en</strong>te de l'administration <strong>en</strong> dépassant<br />

la question de la représ<strong>en</strong>tativité des confessions <strong>en</strong> faveur de la compét<strong>en</strong>ce. 474<br />

Ces exemp<strong>les</strong> concernant l'ingénieur arabe montr<strong>en</strong>t la pot<strong>en</strong>tialité de ce groupe à jouer<br />

un rôle dans <strong>les</strong> processus de démocratisation <strong>et</strong> de mise <strong>en</strong> oeuvre d'une politique de<br />

développem<strong>en</strong>t plus "rationnelle" <strong>et</strong> plus "technocratique".<br />

Un autre trait qui ressort de notre analyse comparative est le rôle des ingénieurs islamistes<br />

dans une société qui connait une montée de courants d'inspiration islamique, surtout dans <strong>les</strong><br />

milieux éduqués. Nous allons illustrer ce point à partir de cas arabes <strong>et</strong> turc.<br />

Concernant <strong>les</strong> pays arabes 475 , il n'y a pas d'études sur l'ingénieur islamiste. Certes, des<br />

études généra<strong>les</strong> sur <strong>les</strong> intellectuels islamistes 476 nous propos<strong>en</strong>t des pistes mais el<strong>les</strong> rest<strong>en</strong>t trop<br />

généra<strong>les</strong> du point de vue sociologique. A partir des données que nous avons recueillies sur la<br />

situation des syndicats d'ingénieurs ou d'agronomes dans certains pays comme l'Egypte, la<br />

Jordanie, la Cisjordanie <strong>et</strong> Gaza, (où la marge de liberté perm<strong>et</strong>tait de t<strong>en</strong>ir des élections<br />

relativem<strong>en</strong>t libres), nous assistons à un développem<strong>en</strong>t d'influ<strong>en</strong>ce des mouvem<strong>en</strong>ts islamistes sur<br />

la direction des syndicats. A titre d'exemple, Hamas, le Mouvem<strong>en</strong>t de la résistance islamique<br />

pa<strong>les</strong>tini<strong>en</strong>ne, 477 a gagné quatre sièges sur neuf 478 (contre trois pour le Fateh, un pour le F.P.L.P. <strong>et</strong><br />

un indép<strong>en</strong>dant) dans la direction du syndicat des ingénieurs à Gaza le 17 décembre 1991. En<br />

Egypte ou <strong>en</strong> Jordanie, la prés<strong>en</strong>ce islamiste dans la direction est majoritaire. 479<br />

Les courants islamistes apparaiss<strong>en</strong>t ainsi prés<strong>en</strong>ts dans toutes <strong>les</strong> structures socia<strong>les</strong> :<br />

aussi bi<strong>en</strong> dans <strong>les</strong> milieux techniques <strong>et</strong> sci<strong>en</strong>tifiques qu'ailleurs. S'ils ne sont pas portés par <strong>les</strong><br />

seu<strong>les</strong> classes défavorisées, ils ne le sont pas davantage par la bourgeoisie déchue de l'anci<strong>en</strong><br />

régime. En eff<strong>et</strong>, nous m<strong>et</strong>tons <strong>en</strong> cause la t<strong>en</strong>dance qui établit une relation simple <strong>en</strong>tre l'islamisme<br />

<strong>et</strong> la misère. Car il ne faut pas lire le mouvem<strong>en</strong>t à un seul niveau de l'analyse, celui de la lutte de<br />

classes, même si <strong>les</strong> islamistes sont bi<strong>en</strong> ancrés dans l'organisation sociale périphérique. Il ne s'agit<br />

pas là seulem<strong>en</strong>t d'un problème de fonctionnem<strong>en</strong>t du système de production, mais égalem<strong>en</strong>t, à un<br />

mom<strong>en</strong>t plus élevé dans la hiérarchie de l'analyse sociale, d'une lutte pour ou contre l'Etat <strong>et</strong> d'une<br />

reconquête de l'historicité.<br />

Au-delà de l'indication statistique, nous ne disposons pas d'études analytiques sur le rôle<br />

des ingénieurs islamistes au sein de leurs mouvem<strong>en</strong>ts ou au sein de la société. Cep<strong>en</strong>dant, la<br />

474 - Cf. Nabil Beyhum <strong>et</strong> Jade Tab<strong>et</strong>, "Le rôle social des ingénieurs au Liban", in E. Longu<strong>en</strong>esse<br />

(Sous direction), Bâtisseurs .., op. cit., p.291-309.<br />

475 - Il est utile de rappeler que nous refusons la comparaison qui postule l'exist<strong>en</strong>ce d'une seule<br />

société arabe. Sociologiquem<strong>en</strong>t parlant, il y a des sociétés <strong>et</strong> même des nations arabes ayant des<br />

parcours de développem<strong>en</strong>t extrêmem<strong>en</strong>t divers, que ce soit par la population ou par l'ét<strong>en</strong>due, par<br />

<strong>les</strong> ressources humaines <strong>et</strong> financières disponib<strong>les</strong>, par l'anci<strong>en</strong>n<strong>et</strong>é <strong>et</strong> l'importance des politiques<br />

d'industrialisation. Ceci n'empêche pas tout de même qu'il peut y avoir une volonté politique très<br />

forte chez <strong>les</strong> peup<strong>les</strong> arabes de se réunir.<br />

476 - comme l'ouvrage collectif sous la direction de G. Kepel <strong>et</strong> Y. Richard, Intellectuels <strong>et</strong> militants<br />

dans l'islam contemporain, op. cit.<br />

477 - Ici l'évocation de Hamas n'est pas pour dire que ces membres sont des islamistes dés<strong>en</strong>gagés,<br />

mais pour montrer généralem<strong>en</strong>t un certain regain des islamistes dans <strong>les</strong> pays arabes.<br />

478 - Le M<strong>en</strong>suel Fa<strong>les</strong>tin al-musulima, février 1992, Londres, p.10.<br />

479 - En Jordanie, la direction du syndicat des ingénieurs issue de l'élection de mars 1994 est<br />

exclusivem<strong>en</strong>t composée des islamistes v<strong>en</strong>ant de deux listes différ<strong>en</strong>tes.


notion de l'esthétisme dans le fonctionnem<strong>en</strong>t de l'idéologie islamiste chez <strong>les</strong> ingénieurs s'avère<br />

très opératoire <strong>en</strong> étudiant <strong>les</strong> ingénieurs égypti<strong>en</strong>s réformistes <strong>et</strong> dépolitisés. Mais ceci ne nous<br />

amène pas a fortiori à généraliser c<strong>et</strong>te notion à cause des différ<strong>en</strong>ts contextes dans <strong>les</strong> pays<br />

arabes. En eff<strong>et</strong>, la répression m<strong>en</strong>ée <strong>en</strong> Syrie par le pouvoir politique, lors de la crise politique de<br />

1979-1982, a été tellem<strong>en</strong>t puissante, vigoureuse <strong>et</strong> massive qu'elle a empêché la reconstitution des<br />

regroupem<strong>en</strong>ts religieux ou politiques d'inspiration religieuse. L'abs<strong>en</strong>ce d'un tel regroupem<strong>en</strong>t 480 a<br />

<strong>en</strong>couragé des réflexions individuel<strong>les</strong> sur la religion, la possibilité de la r<strong>en</strong>ouveler <strong>et</strong> son rôle<br />

dans la société. Autrem<strong>en</strong>t dit, ces réflexions, qui aurai<strong>en</strong>t pu a priori être soit modérées soit<br />

extrémistes, sont dev<strong>en</strong>ues modérées, par rapport à certains pays arabes, car el<strong>les</strong> n'ont pas eu lieu<br />

dans des milieux d'exaltation <strong>et</strong> d'<strong>en</strong>thousiasme des regroupem<strong>en</strong>ts islamistes.<br />

** ** ** ** **<br />

Dans une perspective plus générale, la question des ingénieurs islamistes a une<br />

caractéristique qui se partage avec celle de nombreux pays musulmans, au-delà de la sphère arabe.<br />

La Turquie est certes <strong>en</strong>tre deux mondes, elle est plus proche de la Syrie par son modèle que<br />

l'Arabie Saoudite. Nous l'avons donc incluse, autant pour le parallélisme <strong>en</strong>tre l'évolution de<br />

quelques pays arabes <strong>et</strong> de leur voisine du nord, que leur proche passé commun. La comparaison<br />

avec la Turquie s'avère féconde grâce aux travaux précieux de Nilüfer Göle <strong>en</strong> Turquie sur <strong>les</strong><br />

ingénieurs <strong>en</strong> général <strong>et</strong> <strong>les</strong> ingénieurs islamistes <strong>en</strong> particulier.<br />

Tout d'abord, Göle dans sa thèse 481 a montré la difficulté de l'apparition de l'id<strong>en</strong>tité<br />

professionnelle <strong>et</strong> de l'idéologie des ingénieurs : une idéologie de gauche très politisée marquée<br />

autant par <strong>les</strong> rapports de production que par la situation générale de la Turquie (dép<strong>en</strong>dance,<br />

étatisme, volontarisme politique, <strong>et</strong>c.,). Un coup d'Etat militaire <strong>en</strong> 1980 affaiblissait<br />

considérablem<strong>en</strong>t <strong>les</strong> mouvem<strong>en</strong>ts oppositionnels de gauche <strong>et</strong> a profité au mouvem<strong>en</strong>t islamiste<br />

"de droite" 482 . Ces ingénieurs islamistes correspond<strong>en</strong>t , au-delà du r<strong>en</strong>ouveau de l'islam, à une<br />

mobilité asc<strong>en</strong>dante de nouvel<strong>les</strong> couches socia<strong>les</strong>. 483<br />

N. Göle distingue deux types d'ingénieurs islamistes : le premier type appelle à la<br />

politisation de l'islam dans une stratégie de rupture avec l'Occid<strong>en</strong>t. C<strong>et</strong>te consci<strong>en</strong>ce est accouplée<br />

à une certaine consci<strong>en</strong>ce nationaliste "tiers-mondiste" <strong>et</strong> "révolutionnaire". C<strong>et</strong>te t<strong>en</strong>dance est<br />

répandue parmi <strong>les</strong> membres du Parti de la prospérité (RP) 484 . L'autre type est constitué par des<br />

islamistes dont le vecteur religieux n'apparaît pas comme la revanche de la société contre l'Etat <strong>et</strong><br />

contre l'Occid<strong>en</strong>t ; ils ont une "conduite mixte" : pratique professionnelle <strong>et</strong> consci<strong>en</strong>ce islamique.<br />

Ces ingénieurs islamistes "modérés" pos<strong>en</strong>t la question de savoir "s'il peut y avoir une converg<strong>en</strong>ce<br />

<strong>en</strong>tre la modernité <strong>et</strong> l'islam. (...) Dans <strong>les</strong> lieux du pouvoir <strong>et</strong> de l'expression politique qu'ils ont<br />

investis, ils défi<strong>en</strong>t le proj<strong>et</strong> moderniste des élites antérieures <strong>en</strong> se référant à l'islam, mais cela dans<br />

une société ouverte <strong>et</strong> pluraliste. Par leurs conduites mixtes, <strong>les</strong> ingénieurs chang<strong>en</strong>t le paradigme<br />

480 - Sauf quelques regroupem<strong>en</strong>ts marginaux <strong>et</strong> très officiels comme celui de Koftaro. A propos de<br />

différ<strong>en</strong>tes composantes du champ religieux <strong>en</strong> Syrie, voir III-3-2.<br />

481 - Cf. N. Göle, ingénieurs <strong>en</strong> Turquie : avant-garde révolutionnaire où élite modernisatrice?,<br />

thèse de troisième cycle, EHESS, Paris, 1982.<br />

Cf. égalem<strong>en</strong>t "Modernité <strong>et</strong> société civile <strong>en</strong> Turquie : l'action <strong>et</strong> l'idéologie des ingénieurs", in<br />

Altan Gokalp (sous la direction), La Turquie <strong>en</strong> Transition. Disparité, id<strong>en</strong>tité <strong>et</strong> pouvoir, Paris,<br />

Maisonneuve <strong>et</strong> Larose, 1986.<br />

482 - N. Göle, "Entre le "gauchisme" <strong>et</strong> l'"islamisme" : l'émerg<strong>en</strong>ce de l'idéologie techniciste <strong>en</strong><br />

Turquie, in E. Longu<strong>en</strong>esse (sous la direction de), Bâtisseurs..., op. cit., p. 314.<br />

483 - Ibid., p. 315.<br />

484 - N. Göle, "Ingénieurs islamistes <strong>et</strong> étudiantes voilées <strong>en</strong> Turquie : <strong>en</strong>tre le totalitarisme <strong>et</strong><br />

l'individualisme, in G. Kepel <strong>et</strong> Y. Richard, Intellectuels <strong>et</strong> ..., op. cit., p. 176.


de la modernité" 485 , c'est-à-dire élabor<strong>en</strong>t la modernité <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ant compte des particularités<br />

culturel<strong>les</strong> de l'islam <strong>et</strong> non pas contre lui.<br />

Göle, à la fin, s'interroge pour savoir si c<strong>et</strong>te conception modérée l'emportera<br />

définitivem<strong>en</strong>t sur la t<strong>en</strong>dance totalitaire à laquelle appart<strong>en</strong>ait l'ingénieur islamiste "tiersmondiste".<br />

Ce groupe islamiste modéré révèle certaines caractéristiques communes avec ses collègues<br />

syri<strong>en</strong>s "esthétiquem<strong>en</strong>t" islamistes, mais la conception de l'islam comme "guide social" reste plus<br />

figée <strong>et</strong> réaffirmée chez <strong>les</strong> premiers que chez <strong>les</strong> seconds. Ce signe distinctif peut s'expliquer,<br />

d'une part, par la nature du champ politique turc, relativem<strong>en</strong>t démocratique, perm<strong>et</strong>tant l'action<br />

politique <strong>et</strong> une politisation <strong>et</strong> idéologisation de l'islam ; d'autre part, à l'instar de notre comparaison<br />

avec le monde arabe, par l'exist<strong>en</strong>ce d'un regroupem<strong>en</strong>t politique d'inspiration religieuse <strong>en</strong><br />

Turquie comme le Parti de la prospérité (RP) 486 <strong>en</strong>traînant une réflexion plus collective de la part<br />

des membres.<br />

* * * * *<br />

Tant bi<strong>en</strong> que mal, la Syrie se trouve <strong>en</strong>gagée dans un processus de réformes économiques<br />

qui pèse d'ores <strong>et</strong> déjà sur son évolution actuelle <strong>et</strong>, plus <strong>en</strong>core, exercera une influ<strong>en</strong>ce<br />

déterminante sur son av<strong>en</strong>ir. Dans c<strong>et</strong>te période de transition <strong>et</strong> dans un climat "extérieur" dominé<br />

par "le nouvel ordre mondial" (ou "le nouveau désordre mondial", pour parler comme Georges<br />

Corm 487 ), marqué, au niveau du Proche Ori<strong>en</strong>t, par la Pax américana <strong>et</strong> ses eff<strong>et</strong>s sur la dét<strong>en</strong>te <strong>et</strong><br />

la démilitarisation des Etats de la région, une mutation sociale devrait se produire. Quel que soit<br />

l'issue du processus de paix <strong>en</strong> cour, succès ou échec, elle constituera un élém<strong>en</strong>t de fragilisation du<br />

régime autoritaire qui tire l'ess<strong>en</strong>tiel de sa force de l'état de belligérance avec Israël. Cep<strong>en</strong>dant,<br />

l'importance pour nous est de savoir quel est la nature des év<strong>en</strong>tuel<strong>les</strong> élites dirigeantes qui<br />

pourront remplacer <strong>les</strong> anci<strong>en</strong>nes élites (c'est-à-dire <strong>les</strong> élites militaires, bureaucratico-étatiques <strong>et</strong><br />

composées d'apparatchiks sout<strong>en</strong>us souv<strong>en</strong>t par une bourgeoisie spéculatrice, commerciale <strong>et</strong><br />

terri<strong>en</strong>ne).<br />

Puisqu'il s'agit du prés<strong>en</strong>t, puisqu'il est question d'un contexte dont on ignore vers quoi il<br />

débouchera <strong>et</strong> dont on ne connaît pas toute l'évolution, la question posée pourra connaître diverses<br />

réponses :<br />

Pour amortir <strong>les</strong> eff<strong>et</strong>s qu'<strong>en</strong>traîne la crise économique <strong>et</strong> la libéralisation économique,<br />

l'expéri<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>gagée <strong>en</strong> Syrie pourrait s'acheminer, si le processus actuel suit son cours,<br />

progressivem<strong>en</strong>t vers une remise <strong>en</strong> cause du monopole que l'Etat-Parti exerce dans la vie publique.<br />

Dans ce cas, de nouvel<strong>les</strong> élites serai<strong>en</strong>t forcém<strong>en</strong>t plus technocratiques <strong>et</strong> plus industriel<strong>les</strong> sans<br />

pour autant att<strong>en</strong>dre une <strong>en</strong>trée fracassante de ceux-ci dans le jeu politique. Dans ce cadre, <strong>les</strong><br />

ingénieurs ou <strong>les</strong> ingénieurs-<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs pr<strong>en</strong>drai<strong>en</strong>t une place prépondérante <strong>en</strong> tant que<br />

composante caractérisée d'abord par leur capital culturel <strong>et</strong> non pas par leur capital financier. Sur<br />

ce point, nous sommes plus riches de questions que de réponses.<br />

Dans un autre hypothèse, le pouvoir espère, à travers l'amélioration de la situation<br />

économique globale, bénéficier d'une légitimité fondée sur le bi<strong>en</strong>-être. Si la Syrie a soufflé le<br />

chaud <strong>et</strong> le froid à la fin de la deuxième guerre du Golfe, craignant que l'Occid<strong>en</strong>t, surtout <strong>les</strong> Etats-<br />

Unis, ouvre le dossier des droits de l'homme <strong>en</strong> Syrie, elle se voit confortée, deux ans plus tard, par<br />

la quasi indiffér<strong>en</strong>ce de l'Occid<strong>en</strong>t à l'égard de c<strong>et</strong>te question. Si la situation demeure ainsi, la<br />

politique qui prévaut pourrait se caractériser, <strong>en</strong>tre autres, par <strong>les</strong> multip<strong>les</strong> avantages accordés<br />

seulem<strong>en</strong>t aux <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs dans toutes leurs catégories, mais sans pour autant risquer de fragiliser<br />

485 - Ibid., p. 181.<br />

486 - Pour connaître l'ampleur prépondérante de ce Parti, il aurait obt<strong>en</strong>u (résultat non définitif) 24,5<br />

% des voix à des élections partiel<strong>les</strong>, à savoir 10 % de plus par rapport à la dernière élection. Cf. Le<br />

journal Libération, 3 novembre 1992.<br />

487 - Georges Corm, Le nouveau désordre économique mondial, La Découverte, Paris, 1993


<strong>les</strong> l'équilibre politique <strong>et</strong> <strong>les</strong> groupes qui <strong>en</strong> sont le pivot : militaires, propriétaires fonciers <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

hauts fonctionnaires publics.<br />

Quant aux ingénieurs, ils ont des perceptions différ<strong>en</strong>tes vis-à-vis du processus des<br />

réformes économiques : pour <strong>les</strong> <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs, l'heure est au repositionnem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> au r<strong>en</strong>forcem<strong>en</strong>t<br />

du pouvoir acquis depuis quelques années ; pour <strong>les</strong> jeunes ingénieurs du secteur privé, l'heure est,<br />

par contre, à la réflexion sur <strong>les</strong> int<strong>en</strong>tions réel<strong>les</strong> du pouvoir politique ; <strong>en</strong>fin pour <strong>les</strong> jeunes<br />

ingénieurs du secteur public, ils craign<strong>en</strong>t d'être marginalisés.


ANNEXE METHODOLOGIQUE<br />

Répartition des ingénieurs syri<strong>en</strong>s interrogés:<br />

Les <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s se sont déroulés à trois mom<strong>en</strong>ts différ<strong>en</strong>ts 488 :<br />

-En janvier <strong>et</strong> février 1990, <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s <strong>en</strong> Syrie avec 141 ingénieurs .<br />

- Durant notre séjour <strong>en</strong> France, <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s avec 19 ingénieurs syri<strong>en</strong>s travaillant ou<br />

faisant leurs études supérieures <strong>en</strong> France.<br />

- En août <strong>et</strong> septembre 1991, <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s <strong>en</strong> Syrie avec 42 ingénieurs travaillant.<br />

Nombre total : 202 ingénieurs<br />

1-Selon <strong>les</strong> spécialités :<br />

nombre<br />

<strong>en</strong>%<br />

ingénieurs civils 85 42%<br />

ingénieurs électronici<strong>en</strong>s 29 14%<br />

ingénieurs mécanici<strong>en</strong>s 24 12%<br />

agronomes 22 11%<br />

architectes 32 16%<br />

ingénieurs du pétrole <strong>et</strong> chimistes 6 3%<br />

autres spécialités 4 2%<br />

total 202 100%<br />

488 - Au préalable, nous avons effectué une pré-<strong>en</strong>quête <strong>en</strong> janvier 1989 (dans le cadre de mon<br />

mémoire du D.E.A.) <strong>en</strong> interrogeant des étudiants <strong>et</strong> professeurs, des Facultés de génie, <strong>et</strong> des<br />

ingénieurs <strong>en</strong> activité.


3- Selon le secteur dans lequel <strong>les</strong> ingénieurs travaill<strong>en</strong>t :<br />

nombre<br />

<strong>en</strong>%<br />

<strong>en</strong>treprises publiques 98 48%<br />

Ministères 49 24%<br />

secteur privé 47 23%<br />

= mixte 10 5%<br />

total 202 100%<br />

4- Selon <strong>les</strong> années d'expéri<strong>en</strong>ce professionnelle accomplies par <strong>les</strong> ingénieurs :<br />

nombre<br />

<strong>en</strong>%<br />

de 2 à 5 ans 77 38%<br />

de 6 à 10 ans 75 37%<br />

plus de 10 ans 50 25%<br />

total 202 100%<br />

5- Selon le sexe :<br />

nombre<br />

<strong>en</strong>%<br />

ingénieurs hommes 158 78%<br />

ingénieurs femmes 44 22%<br />

total 202 100%


6- Selon la ville de travail 489 :<br />

nombre<br />

<strong>en</strong>%<br />

ingénieurs travaillant à Damas 138 69%<br />

ingénieurs travaillant à Alep 25 12%<br />

ingénieurs travaillant à Homs 8 4%<br />

ingénieurs travaillant à Hama 7 3,5%<br />

ingénieurs travaillant à Lataquié 9 4,5%<br />

ingénieurs travaillant dans<br />

d'autres vil<strong>les</strong> 15 7%<br />

total 202 100%<br />

7- Selon la région dont l'ingénieur est originaire :<br />

nombre<br />

<strong>en</strong>%<br />

ingénieurs originaires de Damas 92 46%<br />

ingénieurs originaires du milieu rural 29 14%<br />

ingénieurs originaires d'Alep 23 11%<br />

ingénieurs originaires de Hama 16 8%<br />

ingénieurs originaires de Homs 12 6%<br />

ingénieurs originaires de Lataquié 9 5%<br />

ingénieurs originaires d'autres vil<strong>les</strong> 20 10%<br />

total 202 100%<br />

* * * *<br />

Répartition des ingénieurs égypti<strong>en</strong>s interrogés<br />

Les <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s ont été effectués <strong>en</strong> Egypte durant le mois de mars 1993.<br />

Nombre total : 93 ingénieurs<br />

1-Selon <strong>les</strong> spécialités :<br />

nombre <strong>en</strong> %<br />

489 - Nous pouvons constater que "l'échantillon" est biaisé <strong>en</strong> faveur de la capitale. Ce biais est<br />

justifiable par la conc<strong>en</strong>tration des postes d'ingénieurs au sein d'un Etat c<strong>en</strong>tralisateur. C<strong>et</strong>te<br />

conc<strong>en</strong>tration se traduit par migration massive des ingénieurs vers la capitale (comme le montre la<br />

comparaison <strong>en</strong>tre le chiffre des ingénieurs travaillant à Damas avec celui de ceux qui sont<br />

originaires de Damas dans le tableau suivant). Mais égalem<strong>en</strong>t pour une raison pratique du fait que<br />

Damas est la ville où le chercheur a vécu, ce qui a facilité la sélection des ingénieurs à interroger.


ingénieurs civils 28 31%<br />

ingénieurs électronici<strong>en</strong>s 15 16%<br />

ingénieurs mécanici<strong>en</strong>s 19 21%<br />

agronomes 5 5%<br />

architectes 19 20%<br />

ingénieurs du pétrole <strong>et</strong> chimistes 5 5%<br />

autres spécialités 2 2%<br />

total 93 100%<br />

3- Selon le secteur dans lequel <strong>les</strong> ingénieurs travaill<strong>en</strong>t :<br />

nombre<br />

<strong>en</strong>%<br />

secteur public 64 69%<br />

secteur privé 28 30%<br />

secteur mixte 1 1%<br />

total 93 100%<br />

4- Selon <strong>les</strong> années d'expéri<strong>en</strong>ce professionnelle accomplies par <strong>les</strong> ingénieurs :<br />

nombre<br />

<strong>en</strong>%<br />

de 2 à 5 ans 30 32%<br />

de 6 à 10 ans 44 48%<br />

plus de 10 ans 19 20%<br />

total 93 100%


5- Selon le sexe :<br />

nombre<br />

<strong>en</strong>%<br />

ingénieurs hommes 76 82%<br />

ingénieurs femmes 17 17%<br />

total 93 100%<br />

6- Selon la ville de travail :<br />

nombre<br />

<strong>en</strong>%<br />

ingénieurs travaillant au Caire 73 79%<br />

ingénieurs travaillant à Alexandrie 4 4%<br />

ingénieurs travaillant à Assiot 5 5%<br />

ingénieurs travaillant dans<br />

d'autres vil<strong>les</strong> 11 12%<br />

total 93 100%


Guide d'<strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong><br />

Première partie :<br />

- Quel est le secteur dans lequel l'interlocuteur travaille ?<br />

- A-t-il des subordonnés ? Si oui la relation avec eux est-elle surtout d'ordre<br />

hiérarchique, avec un aspect de représ<strong>en</strong>tation de la direction ; ou s'agit-il plutôt d'une<br />

responsabilité d'ordre technique ?<br />

- Quel est son champ de décision ?<br />

- Sur quels critères se croit-il jugé ? Qu'est-ce qu'on att<strong>en</strong>d de lui, à son avis ? Est-ce un<br />

r<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t, une compét<strong>en</strong>ce précise, une fidélité par rapport à une consigne ?<br />

- La responsabilité par rapport à la direction est-elle d'ordre économique <strong>et</strong> financière<br />

ou plutôt d'ordre technique ?<br />

- Quelle est la nature de la connaissance mise <strong>en</strong> oeuvre dans le cadre de ses fonctions ?<br />

S'agit-il d'un savoir ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t tiré de l'expéri<strong>en</strong>ce, ou de connaissances plus fondam<strong>en</strong>ta<strong>les</strong> ?<br />

- Quels sont <strong>les</strong> suj<strong>et</strong>s de satisfaction ou d'insatisfaction de l'intéressé par rapport à son<br />

travail ? Quelle idée se fait-il d'un travail intéressant ?<br />

- Quel était le proj<strong>et</strong> professionnel au début de sa carrière, <strong>et</strong> quelle représ<strong>en</strong>tation se<br />

faisait-il de celle-ci ? Quelle est la stratégie qu'il a suivie ? Comm<strong>en</strong>t, par la suite, c<strong>et</strong>te ori<strong>en</strong>tation<br />

s'est-elle traduite au cours des diverses fonctions occupées ?<br />

- Pour lui, qu'est-ce que la réussite professionnelle? Se mesure-t-elle <strong>en</strong> termes de<br />

pouvoir, d'arg<strong>en</strong>t, de satisfaction intellectuelle ?<br />

- Quelle est la nature de ses relations avec <strong>les</strong> "gestionnaires".<br />

Deuxième partie :<br />

- Quelle est l'origine sociale de l'ingénieur?<br />

- Quelle est son attitude face à la crise économique actuelle ? Quel<strong>les</strong> sont, selon lui, <strong>les</strong><br />

perspectives de développem<strong>en</strong>t ?<br />

- Quelle est la modalité souhaitable de l'interv<strong>en</strong>tion de l'Etat dans le domaine de<br />

l'économie ?<br />

- Si l'unité arabe se réalisait, quels serai<strong>en</strong>t <strong>les</strong> changem<strong>en</strong>ts dans tous <strong>les</strong> domaines :<br />

sociaux, économiques, culturels, politiques ?<br />

- Certaines personnes p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t que l'islam pourrait être un proj<strong>et</strong> socio-économique <strong>et</strong><br />

politique à partir duquel on pourrait résoudre tous nos problèmes <strong>et</strong> par conséqu<strong>en</strong>t connaître un<br />

progrès considérable, qu'<strong>en</strong> p<strong>en</strong>se-t-il ?<br />

- le développem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> le progrès souhaitab<strong>les</strong> serai<strong>en</strong>t-ils à l'image d'un pays existant? si<br />

oui lequel <strong>et</strong> pourquoi ?<br />

- A son avis, quels sont <strong>les</strong> suj<strong>et</strong>s de satisfaction <strong>et</strong> de non-satisfaction par rapport au<br />

syndicat des ingénieurs ? Est ce qu'il vote pour l'élection de sa direction ?<br />

- Que p<strong>en</strong>se-t-il de la législation du travail de 1988 à laquelle tous <strong>les</strong> fonctionnaires<br />

sont soumis <strong>en</strong> <strong>les</strong> considérant comme ouvriers quels que soi<strong>en</strong>t leurs rangs ?


- Question sur le rôle des ingénieurs lors des troub<strong>les</strong> politiques de 1979-82.<br />

- Question sur la guerre du Golfe.<br />

- Question sur l'effondrem<strong>en</strong>t du communisme dans l'Europe de l'Est.


BIBLIOGRAPHIE<br />

Ouvrages<br />

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- Le quotidi<strong>en</strong> Al-Ahram, Le Caire, éd. Dar Al-Ahram.<br />

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Docum<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> arabe<br />

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Damas.<br />

- brochure "Les réalisation des syndicat p<strong>en</strong>dant 1991-1993", Le Caire, syndicat des ingénieurs,<br />

1993.

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