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Table ronde : Les nouvelles relations humaines au travail - rimhe

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<strong>Table</strong> <strong>ronde</strong> :<br />

<strong>Les</strong> <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong><br />

Une table <strong>ronde</strong> a été organisée le 30 novembre 2012 à la Faculté de Droit de l’Université Paris V<br />

Descartes en partenariat avec le CEDAG (EA 1516) et le master Ethique et Organisations dans le cadre<br />

du PRES Sorbonne Paris Cité lors du colloque 2012 de l’ARIMHE, l’association pour la recherche<br />

interdisciplinaire sur le management des entreprises, qui se tenait sur le thème : « L’Humanisme et<br />

le Management des Entreprises ». Elle était animée par Ariel MENDEZ, Professeur en Sciences de<br />

gestion à l’Université d’Aix-Marseille et Directrice du LEST (UMR 7317) et centrée sur « <strong>Les</strong> <strong>nouvelles</strong><br />

<strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong> ». Quatre intervenants ont bien voulu se prêter à l’exercice : Marie-France<br />

HIRIGOYEN, Psychiatre et chargée de cour à l’Université Paris V Descartes, Pierre LOUART, Professeur<br />

en Sciences de gestion à l’IAE de Lille, L<strong>au</strong>rent MAHIEU, Secrétaire général adjoint de la CFDT-Cadres<br />

et Louis-Jérôme TEXIER, Directeur des Ressources Humaines de la SACEM. Leurs échanges ont été<br />

enregistrés 1 et des extraits ont été retranscrits pour, une fois relus par leurs <strong>au</strong>teurs, être présentés dans<br />

cet article, puis commentés par chacun en dernière page.<br />

Ariel MENDEZ : […] Pour dire un tout petit mot sur cette question de la nouve<strong>au</strong>té<br />

des <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong>, certes on est dans un contexte de crise économique, est ce<br />

que ça suffit pour se poser la question de la nouve<strong>au</strong>té de ces <strong>relations</strong> ? On sait<br />

qu’il y a des évolutions structurelles, moins de stabilité organisationnelle, plus<br />

d’individualisation des rapports soci<strong>au</strong>x, une montée d’attentes de la part des salariés<br />

<strong>au</strong> <strong>travail</strong>, notamment des plus jeunes, mais est ce que tout ça, cette évolution du<br />

contexte des <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> justifie que l’on parle <strong>au</strong>jourd’hui de <strong>nouvelles</strong><br />

<strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong> ? Dans l’actualité, il y a depuis quelques semaines une<br />

négociation en cours <strong>au</strong>tour de la question de la qualité de vie <strong>au</strong> <strong>travail</strong>, il me semble<br />

que l’émergence ou peut-être la réémergence de cette préoccupation <strong>au</strong>tour de ce<br />

que l’on appelle la « QVT » traduit sinon de <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong>,<br />

<strong>au</strong> moins la volonté de renouveler les questionnements et les discussions <strong>au</strong>tour<br />

de <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> qui ces dernières années ont été très largement structurées<br />

<strong>au</strong>tour de la problématique des risques et notamment des risques psychosoci<strong>au</strong>x. Il<br />

me semble que ce qui pourrait être nouve<strong>au</strong> _ mais nous allons en discuter_ c’est<br />

cette volonté de sortir de cette vision centrée sur les risques pour rechercher un<br />

nouve<strong>au</strong> compromis socio-productif ou socio-organisationnel qui puisse combiner<br />

bien-être <strong>au</strong> <strong>travail</strong>, performance économique et notamment grâce <strong>au</strong> dialogue<br />

social. Pour entamer cette table <strong>ronde</strong> je vais commencer par me tourner vers Louis-<br />

Jérôme TEXIER, puisque vous êtes <strong>au</strong> cœur de ces <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong>, vous vivez<br />

<strong>au</strong> quotidien ces <strong>relations</strong>, la manière dont le législateur peut les orienter, les faire<br />

évoluer et je voudrais que vous disiez comment vous percevez l’évolution de ces<br />

<strong>relations</strong> <strong>au</strong>jourd’hui. On parlait be<strong>au</strong>coup d’individualisation il y a quelques années<br />

comme levier de motivation, de performance : est ce qu’on n’a pas dépassé cela pour<br />

refonder d’<strong>au</strong>tres <strong>relations</strong> entre les salariés et leur entreprise et pour mieux prendre<br />

en compte peut-être les personnes et pas seulement l’individu dans l’entreprise.<br />

1 - La vidéo réalisée par le service multimédia de la DISI de l’Université Paris Descartes est en ligne sur<br />

le site de la revue : http://www.<strong>rimhe</strong>.com/ et de l’université : http://media2.parisdescartes.fr/ (rubriques :<br />

Droit, Ethique et entreprise, <strong>Table</strong>s <strong>ronde</strong>s)<br />

RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme<br />

n°7 - mai/juin/juillet 2013<br />

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<strong>Table</strong> <strong>ronde</strong> : <strong>Les</strong> <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong><br />

Marie-France HIRIGOYEN, Pierre LOUART, L<strong>au</strong>rent MAHIEU et Louis-Jérôme TEXIER, animée par Ariel MENDEZ<br />

Louis-Jérôme TEXIER : Oui, cela va être un peu ce sur quoi je vais essayer<br />

d’éclairer cette table <strong>ronde</strong> […]. Ma contribution sera une contribution pratique,<br />

pragmatique puisque je suis un praticien de l’entreprise. Aujourd’hui, si je suis<br />

directeur des ressources <strong>humaines</strong>, par rapport à il y a quelques années, je passe<br />

cependant plus de temps à gérer les <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> que les ressources <strong>humaines</strong>.<br />

Peut-être que je devrais à nouve<strong>au</strong> m’appeler directeur des <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong><br />

comme nous nous appelions lorsque j’ai commencé ma carrière. Ce dont je vais<br />

parler ce sont des <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> du <strong>travail</strong> entre direction et salariés, entre<br />

managers et collaborateurs, voire même entre collègues. Le thème de la table<br />

<strong>ronde</strong>, les <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong>, est d’actualité parce qu’il y a vraiment un<br />

nouve<strong>au</strong> système qui est en train de se dessiner dans les <strong>relations</strong> de <strong>travail</strong> <strong>au</strong> sein de<br />

l’entreprise. Ce nouve<strong>au</strong> système se définit à l’<strong>au</strong>ne tout simplement des évolutions<br />

sociétales, qui sont traduites par des évolutions législatives. Ne pas oublier non plus<br />

l’intégration des <strong>nouvelles</strong> générations dans nos entreprises depuis des années qui<br />

ont fondamentalement changé <strong>au</strong>ssi notre approche des <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> du <strong>travail</strong>,<br />

et puis sans doute <strong>au</strong>ssi l’impact de la crise sur la gestion d’entreprise. Aujourd’hui<br />

les politiques RH et les pratiques managériales font face à une nouvelle donne, sur<br />

laquelle on a des <strong>nouvelles</strong> règles du jeu, et peut-être en effet le besoin de construire<br />

un nouve<strong>au</strong> pacte social _ le projet d’entreprise intègre <strong>au</strong>ssi un pacte social _ qui<br />

assure pour l’entreprise et le collectif qui la compose à la fois la sécurité, la stabilité<br />

mais <strong>au</strong>ssi l’adaptabilité, et la performance mais <strong>au</strong>ssi le bien-être. Quand je cite<br />

tous ces mots finalement on voit que nous sommes <strong>au</strong>jourd’hui dans un contexte<br />

dans lequel on gère de plus en plus de paradoxes dans l’entreprise et les <strong>nouvelles</strong><br />

<strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> du <strong>travail</strong> sont avant tout, et c’est ce qu’on demande à nos<br />

managers, c’est gérer be<strong>au</strong>coup de paradoxes. Le premier paradoxe, puisqu’on parle<br />

de <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong>, c’est le paradoxe entre le collectif et l’individu,<br />

qui est de plus en plus présent, de plus en plus pressant, et je vais revenir sur la<br />

notion de personne : comment elle est intégrée dans les <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> de <strong>travail</strong><br />

avec la personnalisation tout en essayant de garantir le sens commun et l’équité.<br />

[…] Fondamentalement, la nouvelle relation de <strong>travail</strong> est « donnant-donnant ». Elle<br />

est « donnant-donnant » dans le collectif dans le sens commun ; elle est « donnantdonnant<br />

» dans la relation individuelle de personne à personne dans l’entreprise. Il<br />

y a de plus en plus de droits qui sont ouverts <strong>au</strong>x salariés et les salariés sont de plus<br />

en plus exigeants. L’entreprise de son côté doit assurer sa sécurité avec de plus en<br />

plus d’exigences et puis doit toujours assurer également sa performance et donc<br />

doit faire preuve d’imagination pour mobiliser les collaborateurs de l’entreprise,<br />

fidéliser ses talents, et tout ça en fait ça relève d’un concept de réciprocité, et de<br />

réciprocité exemplaire. […] Derrière cette recherche de l’équité et ce besoin d’équité<br />

qui impliquent be<strong>au</strong>coup de transparence de la part de la direction, de la part des<br />

managers et le fait de traiter tout le monde non pas de façon égale mais tout le monde<br />

avec la même égalité des chances, et bien on tombe dans le paradoxe opposé que<br />

pour assurer l’égalité des chances associée à cette équité, il f<strong>au</strong>t prendre en compte<br />

les personnes, et les situations subjectives des personnes. […] Pour à la fois assurer<br />

la justesse de la gestion des ressources <strong>humaines</strong> et pour assurer la sécurité de<br />

l’entreprise, les managers doivent prendre en compte les personnes. Donc on est très<br />

loin de l’individualisation et de l’individualisme qui étaient un peu à la mode dans<br />

le siècle dernier et <strong>au</strong>jourd’hui j’ai plus tendance à parler de personnalisation. Donc<br />

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RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme<br />

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<strong>Table</strong> <strong>ronde</strong> : <strong>Les</strong> <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong><br />

Marie-France HIRIGOYEN, Pierre LOUART, L<strong>au</strong>rent MAHIEU et Louis-Jérôme TEXIER, animée par Ariel MENDEZ<br />

prendre en compte la situation de chacune des personnes avec ses dimensions propres<br />

pour gérer les <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> de <strong>travail</strong>. Alors cela place les managers<br />

et les directions d’entreprise dans la gestion de paradoxes, la gestion de dilemmes<br />

éthiques importants. Lorsqu’on gère ceux-ci, quelque soient les éléments du domaine<br />

de la gestion des ressources <strong>humaines</strong> concernés, que ce soient les rémunérations ou<br />

les opérations <strong>au</strong>ssi courantes comme la régulation de la charge de <strong>travail</strong> […] cela<br />

entraîne des différences fondamentales entre les personnes. Il y a très peu de cas<br />

de harcèlement moral si je prends le problème extrême des risques psychosoci<strong>au</strong>x,<br />

dans lequel je n’ai pas été confronté à des situations de déclaration de harcèlement<br />

croisé. Là <strong>au</strong>ssi, la question posée est : comment gérer la situation des personnes, la<br />

personnalisation de ces risques psychosoci<strong>au</strong>x et l’équité collective de l’équipe dans<br />

laquelle les situations se croisent ? C’est donc quelque part une nouvelle forme de<br />

management qu’il f<strong>au</strong>t inventer, cela relève parfois un peu de l’acrobatie, mais c’est<br />

ça qui est <strong>au</strong>ssi intéressant : garantir l’équité, garantir une gestion personnalisée avec<br />

la prise en compte des situations subjectives _ et j’insiste bien là-dessus _ de chacun,<br />

c’est un peu remettre l’homme <strong>au</strong> centre des pratiques des ressources <strong>humaines</strong>,<br />

s<strong>au</strong>f que l’homme, c’est à la fois l’humanité et puis c’est à la fois la personne. Dans<br />

la pratique managériale, c’est ce à quoi on est confronté <strong>au</strong>jourd’hui, ce qui est<br />

relativement nouve<strong>au</strong> par rapport à la première partie de la deuxième moitié du<br />

siècle dernier, où on avait une gestion extrêmement collective ; dernière partie, où<br />

c’était une gestion très individualiste. Aujourd’hui, c’est be<strong>au</strong>coup plus complexe et<br />

c’est le mélange des deux entre l’équité collective et la gestion personnalisée.<br />

Ariel MENDEZ : Louis-Jérôme TEXIER, merci be<strong>au</strong>coup. Je vais passer la parole<br />

maintenant à Marie-France HIRIGOYEN. […] Ces <strong>relations</strong> du <strong>travail</strong> qui seraient<br />

moins inégalitaires et qui remettent <strong>au</strong> cœur des <strong>relations</strong> les personnes, est ce que<br />

dans vos consultations, vous avez le sentiment que ces transformations sont de nature<br />

à réduire le mal-être <strong>au</strong> <strong>travail</strong> et facilitent la réintroduction de l’humain <strong>au</strong> <strong>travail</strong> ?<br />

Est-ce que cette personnalisation dont parle Louis-Jérôme TEXIER n’est pas de<br />

nature à valoriser les individus ? À leur permettre de se réaliser <strong>au</strong> mieux <strong>au</strong> cours<br />

de leur parcours professionnel ? Ou <strong>au</strong> contraire, ces modèles de management qui<br />

donnent plus de place <strong>au</strong>x personnes ne sont-ils pas de nature, paradoxalement, à les<br />

fragiliser car les individus doivent assumer eux-mêmes des responsabilités, des choix,<br />

qui <strong>au</strong>paravant étaient pris en charge par les organisations qui les emploient ?<br />

Marie-France HIRIGOYEN : Oui il existe un changement dans les <strong>relations</strong><br />

<strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong> mais l’origine n’en est pas la crise économique, c’est bien plus la<br />

résultante du changement des méthodes de management. <strong>Les</strong> gens souffrent. Quand<br />

on parle des risques psychosoci<strong>au</strong>x on parle du harcèlement, des conflits, du stress,<br />

des violences, mais on parle <strong>au</strong>ssi d’un mal-être difficile à définir, une souffrance<br />

psychique diffuse difficile à cadrer. À quoi relier ce malaise ? <strong>Les</strong> salariés tendent à<br />

l’attribuer à leurs conditions de <strong>travail</strong>, et ce n’est pas f<strong>au</strong>x. <strong>Les</strong> employeurs parlent<br />

de la vulnérabilité des personnes et ce n’est pas f<strong>au</strong>x non plus. On entend dire que les<br />

personnes sont devenues fragiles, exigeantes, désinvesties. C’est parfois vrai. Mais<br />

si les individus sont effectivement devenus plus vulnérables, c’est qu’ils tentent tant<br />

bien que mal de s’adapter à un monde qui s’est durci et qu’ils sont fragilisés par un<br />

environnement professionnel qui est frustrant. La généralisation des instruments de<br />

RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme<br />

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<strong>Table</strong> <strong>ronde</strong> : <strong>Les</strong> <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong><br />

Marie-France HIRIGOYEN, Pierre LOUART, L<strong>au</strong>rent MAHIEU et Louis-Jérôme TEXIER, animée par Ariel MENDEZ<br />

contrôle pour maximiser les rendements s’est étendue à tous les nive<strong>au</strong>x de notre<br />

société et cela a amené un changement des personnes. Au <strong>travail</strong>, l’individualisation<br />

des tâches a amené une responsabilisation plus grande des personnes, ce qui entraîne<br />

de la peur. Mais dans la vie privée également les individus sont sans cesse amenés à<br />

choisir ce qui est meilleur pour eux, et à mesure qu’ils sont livrés à eux-mêmes pour<br />

des choix qu’ils ne peuvent pas assumer, ils cherchent de l’aide, et, parce que c’est plus<br />

simple et qu’ils sont épuisés, ils se laissent parfois manipuler par des personnes ou<br />

des instances extérieures. […] Par ailleurs nous sommes dans un monde d’apparence<br />

et que ce soit <strong>au</strong> <strong>travail</strong> ou dans la vie affective, il f<strong>au</strong>t séduire. Ce qui importe ce n’est<br />

pas tant ce que l’on est mais ce que l’on donne à voir. Il ne suffit plus de <strong>travail</strong>ler,<br />

d’apporter des bons résultats, il f<strong>au</strong>t se montrer et se faire mieux apprécier. Ce qui<br />

compte c’est la visibilité plus que le rendement et l’efficacité. […] Notre société<br />

exalte la performance, et cela s’est étendu du <strong>travail</strong> à la vie privée car, en plus de la<br />

pression directe du <strong>travail</strong>, il existe une pression be<strong>au</strong>coup plus subtile qui vient de<br />

la société. Il f<strong>au</strong>t être en forme, paraître heureux, épanoui, performant. Il f<strong>au</strong>t aller<br />

vite, obtenir des résultats. L’accélération croissante des processus de changement, et<br />

pas uniquement dans le monde du <strong>travail</strong>, amène une exacerbation de l’incertitude.<br />

L’homme moderne ne sait pas vers quoi il tend car tout peut basculer très vite. Le<br />

problème c’est que ce monde rapide ne nous laisse pas d’espaces pour réfléchir et<br />

avoir une vision de notre propre vie à longs termes, ce qui est générateur d’angoisse.<br />

On demande <strong>au</strong>x personnes de s’adapter <strong>au</strong> <strong>travail</strong> et même de s’hyper-adapter, mais<br />

en plus des changements professionnels, il fait s’adapter <strong>au</strong>x changements dans<br />

l’environnement socio-familial. […] Un <strong>au</strong>tre point qui caractérise notre époque,<br />

c’est la méfiance et la susceptibilité. Notre société narcissique loin d’être joyeuse ou<br />

libératrice génère be<strong>au</strong>coup de peurs. C’est la peur de l’<strong>au</strong>tre, la peur des agressions,<br />

la peur de la maladie, la peur de la vieillesse, la peur de ne pas y arriver, mais surtout<br />

la peur de ne pas être conforme à ce que l’<strong>au</strong>tre attend. Ces peurs peuvent amener<br />

à se protéger et à se méfier, ce qui provoque un durcissement dans la relation <strong>au</strong>x<br />

<strong>au</strong>tres et peut entraîner des violences. La fragilité narcissique de certaines personnes,<br />

qui n’ont <strong>au</strong>cune distance par rapport à l’exercice de leur rôle ou de leur fonction,<br />

peut les amener à s’écrouler à la moindre critique d’un supérieur hiérarchique ou<br />

du public. C’est cette hypersensibilité <strong>au</strong>x confrontations sociales qui impliquent<br />

la domination et le dénigrement, qui peut amener les personnes à interpréter de<br />

manière erronée le comportement des <strong>au</strong>tres comme agressif ou à porter plainte un<br />

peu vite pour harcèlement moral. […]Alors effectivement ces changements dans<br />

le monde du <strong>travail</strong> et dans les sociétés ont amené un changement des personnes.<br />

Dans nos cabinets de consultation, nous rencontrons de moins en moins des névrosés<br />

rongés par la culpabilité, mais be<strong>au</strong>coup plus des personnalités narcissiques qui,<br />

quand elles décompensent, présentent des pathologies narcissiques, c’est-à-dire<br />

des addictions, des dépressions, des troubles psychosomatiques ou des états limites<br />

et des fonctionnements pervers. Ce sont des pathologies de notre temps car elles<br />

sont hyper-adaptées <strong>au</strong>x exigences du monde moderne. Œdipe a laissé la place à<br />

Narcisse. […] D’une certaine façon on pourrait dire que les individus se sont trop<br />

bien adaptés <strong>au</strong>x contraintes actuelles du <strong>travail</strong>, mais c’est une adaptation qui perd<br />

son sens puisqu’elle n’aboutit pas à la réalisation de soi. Pour conclure je dirais que<br />

quand le monde est incertain et que le <strong>travail</strong> change très vite, il est inévitable que les<br />

personnes soient déstabilisées. On demande en permanence <strong>au</strong>x salariés de s’adapter<br />

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<strong>Table</strong> <strong>ronde</strong> : <strong>Les</strong> <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong><br />

Marie-France HIRIGOYEN, Pierre LOUART, L<strong>au</strong>rent MAHIEU et Louis-Jérôme TEXIER, animée par Ariel MENDEZ<br />

<strong>au</strong>x changements de l’organisation <strong>au</strong> <strong>travail</strong>, mais est ce que le management s’est<br />

adapté <strong>au</strong> changement des personnes ? Je crois que ce n’est pas évident parce que<br />

l’humain, c’est compliqué. C’est sans doute ce que Louis-Jérôme appelle la nécessité<br />

de personnalisation du management.<br />

Ariel MENDEZ : Merci be<strong>au</strong>coup Marie-France HIRIGOYEN. […] D’après vous,<br />

L<strong>au</strong>rent MAHIEU, est ce que la qualité de vie <strong>au</strong> <strong>travail</strong> qui fait actuellement l’objet<br />

d’une négociation entre les partenaires soci<strong>au</strong>x peut changer quelque chose, est ce<br />

qu’elle peut améliorer les <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong> ? <strong>Les</strong> deux interventions<br />

précédentes ont pointé ces processus de personnalisation qui sont <strong>au</strong>tant libérateurs<br />

qu’aliénants pour les individus. Est-ce que la QVT n’est pas un moyen de réintroduire<br />

du collectif dans ces <strong>relations</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong> ? Je rappelle la définition que propose<br />

l’ANACT de la QVT : « un processus social visant à transformer l’organisation<br />

du <strong>travail</strong> en (re) combinant les dimensions technologiques, managériales et<br />

organisationnelles ». Ce processus intègre, par exemple, la (re) conception des postes<br />

de <strong>travail</strong>, l’<strong>au</strong>to-organisation des équipes de production, l’amélioration continue,<br />

l’engagement des salariés dans les décisions d’organisation. Ce processus s’appuie<br />

toujours sur la participation des salariés, leurs savoirs et expériences, leurs initiatives<br />

et capacité d’innovation socio-organisationnelle. C’est un processus dynamique<br />

et réflexif qui implique les parties prenantes engagées dans la transformation des<br />

conditions d’emploi et de <strong>travail</strong> en réponse à des exigences internes et externes.<br />

Ce processus est supposé avoir des effets positifs <strong>au</strong> plan de la performance de<br />

l’entreprise et du développement des salariés, définie par leur capacité d’agir, leur<br />

santé et leur employabilité.<br />

L<strong>au</strong>rent MAHIEU : Tout d’abord, est ce que les partenaires soci<strong>au</strong>x ont envie de<br />

parler des <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> dans le <strong>travail</strong> ? C’est en tous cas quelque chose<br />

qui remonte de loin. Nous avons eu par le passé un certain nombre de négociations<br />

centrées sur seule une problématique. Par exemple, lorsque l’on a négocié le<br />

télé<strong>travail</strong> en 2005, on a mis le focus sur le risque d’isolement des salariés, donc que<br />

la destruction des liens, l’app<strong>au</strong>vrissement des <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong>. Cependant, on a<br />

toujours abordé ces différentes négociations sous l’angle des risques : la prévention<br />

des risques psychosoci<strong>au</strong>x, celle de la violence <strong>au</strong> <strong>travail</strong>. On a parfois essayé d’avoir<br />

une vision plus positive, plus ouverte, par exemple lorsque nous avons négocié<br />

l’accord national sur la diversité. Alors engager <strong>au</strong>jourd’hui une négociation sur la<br />

qualité de vie <strong>au</strong> <strong>travail</strong>, c’est s’engager sur un « projet anticipatoire », une visée que<br />

l’on ne connaît pas bien, assez floue mais qui peut traduire un certain désir même<br />

si parfois _ il ne f<strong>au</strong>t pas se le cacher_ on essaye de trouver <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> national un<br />

objet de négociation qui va nous permettre de trouver un accord « à bon compte »,<br />

« soft », assez facile, pour entretenir le dialogue productif. En effet en même temps<br />

qu’on négocie sur la qualité de vie <strong>au</strong> <strong>travail</strong>, on mène une négociation be<strong>au</strong>coup<br />

plus dure sur la sécurisation des parcours et la sécurisation de l’emploi ! Ceci dit<br />

sur la qualité de vie <strong>au</strong> <strong>travail</strong>, il y a eu entre les partenaires soci<strong>au</strong>x, en amont<br />

de la négociation, un <strong>travail</strong> d’appropriation et de clarification du sujet appuyé sur<br />

les trav<strong>au</strong>x de l’ANACT [Agence nationale pour l’amélioration des conditions de<br />

<strong>travail</strong>] qui porte cette question de la qualité de vie <strong>au</strong> <strong>travail</strong> depuis une dizaine<br />

d’années. Comme c’est notre habitude à la CFDT, on ne va pas se contenter de la<br />

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<strong>Table</strong> <strong>ronde</strong> : <strong>Les</strong> <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong><br />

Marie-France HIRIGOYEN, Pierre LOUART, L<strong>au</strong>rent MAHIEU et Louis-Jérôme TEXIER, animée par Ariel MENDEZ<br />

condamnation de la déshumanisation dans les pratiques professionnelles ; ce n’est<br />

pas notre posture. On ne va pas non plus se contenter d’une ré-humanisation limitée<br />

<strong>au</strong> périmètre de la machine à café, limitée <strong>au</strong> périmètre de la boite mails, limitée <strong>au</strong><br />

périmètre des ERP, et pas se contenter non plus d’une ré-humanisation, pour <strong>au</strong>tant<br />

qu’elle ait déjà existé, qui soit sans lendemain comme on voit fleurir dans les pratiques<br />

d’entreprise : la journée de l’équipe (chez Ren<strong>au</strong>lt), la journée de la gentillesse (c’est<br />

une campagne nationale), la journée sans mails (ça, c’est chez Canon). On sait très<br />

bien que si ce n’est pas intégré dans un projet de portée plus large tout ceci est vain.<br />

Un <strong>au</strong>tre écueil est de trouver les mots pour écrire le projet, puisque l’épreuve que<br />

nous avons, c’est d’écrire les choses dans un accord. […] Et enfin que sur la mise<br />

en œuvre effective des accords qu’on a pu signer en entreprise, par exemple sur la<br />

prévention des risques psychosoci<strong>au</strong>x, on n’en est qu’<strong>au</strong>x balbutiements ! Alors pour<br />

un accord portant sur la qualité de vie <strong>au</strong> <strong>travail</strong> (et donc sur les <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong><br />

dans le <strong>travail</strong>) il va falloir dix ans pour arriver à transformer ce futur accord national<br />

en accords d’entreprise et ensuite ces accords d’entreprise en vie de l’entreprise et<br />

dans la vie des salariés : c’est un changement culturel. En matière de singularité,<br />

l’entreprise RATP – mon entreprise – a négocié l’an dernier un accord sur la<br />

prévention des risques psychosoci<strong>au</strong>x, en y incorporant toute sa culture du risque.<br />

Vous avez été voyageurs ou vous avez vu les campagnes « Attentifs ensemble ! » par<br />

rapport notamment à la vigilance sur les paquets suspects. Et bien cela se retrouve<br />

dans le vocabulaire qu’utilise l’entreprise lorsqu’elle veut parler des <strong>relations</strong><br />

<strong>humaines</strong>. Ainsi il est écrit : « Il s’agit de mobiliser l’ensemble des salariés dans une<br />

dynamique d’attention <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres pour alerter sur des situations à risques », c’està-dire<br />

que la question de l’attention <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres, elle est pour éviter qu’il y ait des<br />

dégâts par la suite. On en est resté à une culture de l’entreprise qui est une culture de<br />

prévention des risques et une culture de la sécurité marquée par à la fois des grands<br />

incidents techniques et des grands drames humains. Cependant l’entreprise arrive à<br />

dépasser simplement cette vision de la relation à l’<strong>au</strong>tre comme étant une vision de<br />

prévention, puisqu’on lit par ailleurs dans l’accord qu’il f<strong>au</strong>t mettre en œuvre des<br />

valeurs de respect dans les <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong>, de confiance, d’exemplarité. Et puis,<br />

il y a une injonction qui est destinée <strong>au</strong>x managers quant à l’importance particulière<br />

qui doit être apportée <strong>au</strong> collectif de <strong>travail</strong> tout en préservant les individualités.<br />

Un <strong>au</strong>tre aspect très proche de la culture de l’entreprise, c’est l’outillage qui a été<br />

mis en place face à toutes les situations qui pourraient être problématiques, tous<br />

les conflits qui pourraient survenir plutôt dans les <strong>relations</strong> interpersonnelles. Il y<br />

a donc un outil de conciliation que l’entreprise appelle « la demande d’attention »<br />

par exemple lorsque vous sentez qu’il y a un problème d’équité de traitement,<br />

vous avez la possibilité d’enclencher une démarche écrite, organisée, de demande<br />

d’attention. L’accord prévoit également la mise en place de l’accompagnement<br />

professionnel individuel et collectif avec des modérateurs qui sont dans l’entreprise<br />

pour aider les collectifs à avancer en étant accompagnés professionnellement. Enfin,<br />

l’accord prévoit un outil de médiation managériale avec des médiateurs externes<br />

pour aborder « l’objet professionnel, source d’incompréhension et de conflits ». Ce<br />

qui est intéressant ici c’est qu’on parle d’un objet professionnel et pas simplement<br />

d’une tension dans les <strong>relations</strong> interindividuelles qui est souvent l’unique façon<br />

d’aborder les problématiques de tensions dans l’entreprise en les réduisant à des<br />

querelles interpersonnelles sans jamais regarder comment l’organisation produit<br />

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RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme<br />

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<strong>Table</strong> <strong>ronde</strong> : <strong>Les</strong> <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong><br />

Marie-France HIRIGOYEN, Pierre LOUART, L<strong>au</strong>rent MAHIEU et Louis-Jérôme TEXIER, animée par Ariel MENDEZ<br />

finalement ces situations. Je voudrais terminer en pointant qu’à travers bon nombre<br />

de négociations professionnelles nous avons instrumenté les <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> dans<br />

le face à face manager/collaborateur, sous forme d’entretiens individuels. Sur les<br />

dix dernières années, nous avons été très inventifs : les entretiens d’évaluation, les<br />

entretiens professionnels, les entretiens mi-carrière, les entretiens de suivi du forfait<br />

annuel en jours par exemple. Aujourd’hui, dans la négociation sur la qualité de vie<br />

<strong>au</strong> <strong>travail</strong>, on voit poindre la demande d’inst<strong>au</strong>ration d’espaces collectifs d’échange<br />

de paroles de capacité et partant, la production d’une ingénierie de ces espaces. Là<br />

<strong>au</strong>ssi, on pense qu’on ne peut plus se contenter des échanges informels <strong>au</strong>tours de<br />

la machine à café. Ces questions de <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> on pourrait <strong>au</strong>ssi<br />

se les poser à propos de l’acteur syndical, dans ses <strong>relations</strong> avec les salariés de<br />

l’entreprise et les managers, mais <strong>au</strong>ssi entre les adhérents de la CFDT. Mais c’est<br />

un <strong>au</strong>tre sujet !<br />

Ariel MENDEZ : Merci be<strong>au</strong>coup L<strong>au</strong>rent MAHIEU. Je passe tout de suite la parole<br />

à Pierre LOUART qui va donner son point de vue d’universitaire sur les <strong>nouvelles</strong><br />

<strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong> et qui va réagir <strong>au</strong>x trois interventions précédentes.<br />

En particulier, la question que je voudrais vous poser est celle-ci : est-ce que ces<br />

interventions vous paraissent complémentaires, convergentes, ou est-ce qu’elles<br />

vous semblent traduire des points de vue très éloignés les uns des <strong>au</strong>tres ? Y a-t-il des<br />

éléments sur lesquels ces interventions se rejoignent ? Dans ce qu’elles expriment par<br />

exemple de la relation des individus à l’entreprise et plus généralement à la société ?<br />

Ou bien, vous semble-t-il qu’elles sont porteuses de normes et de représentations<br />

difficilement conciliables ?<br />

Pierre LOUART : Commençons par dire que c’est très difficile d’échanger<br />

ensemble quand on dispose de compétences et de formes d’expression différentes.<br />

Au fond, chacun a ses langages et c’est très compliqué de les concilier. Je viens<br />

d’écouter très attentivement des discours très intéressants mais peu conciliables.<br />

Nous parlons de vérités partielles (souvent stabilisées dans nos interprétations<br />

explicatives) et nous avons du mal à parler ensemble de ce qu’il f<strong>au</strong>drait changer<br />

concrètement sur le terrain de l’action. Et c’est vrai même du praticien, du DRH,<br />

car lui <strong>au</strong>ssi est rempli de langages qui disent ce qu’il f<strong>au</strong>t voir pour pouvoir agir.<br />

C’est normal ! Mais nous sommes tous dans des découpages de la réalité qui sont<br />

très idéologisés, très structurants. Evidemment, chacun est prolixe dans sa propre<br />

interprétation, tout en repérant ce qui se répète ou fonctionne de façon réductrice<br />

dans la pensée ou dans la pratique des <strong>au</strong>tres. Dès lors, on n’est pas dans une<br />

réalité pratique, on est dans la théorisation d’une réalité pratique, même pour un<br />

DRH. Ce n’est pas sans poser problème, car la juxtaposition des interprétations ne<br />

fait pas débat. Elle fait penser à certaines soutenances de thèses où les gens ne se<br />

parlent pas entre eux mais se succèdent dans l’analyse, comme si c’était <strong>au</strong> seul<br />

doctorant – stressé en l’occurrence – de faire les liens. Prenons un <strong>au</strong>tre exemple.<br />

Quand Marie-France HIRIGOYEN discutait avec subtilité des devenirs subjectifs<br />

des gens dans des contextes particuliers, je me suis demandé s’il s’agissait d’états<br />

(figés) ou vraiment de devenirs (dans ce cas, quel potentiel de transformation laisset-on<br />

<strong>au</strong>x individus, <strong>au</strong>x groupes ou <strong>au</strong>x systèmes ?). F<strong>au</strong>t-il parler d’états psychiques<br />

(individualisés) ou f<strong>au</strong>t-il voir les conduites comme des effets de systèmes (à<br />

RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme<br />

n°7 - mai/juin/juillet 2013<br />

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<strong>Table</strong> <strong>ronde</strong> : <strong>Les</strong> <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong><br />

Marie-France HIRIGOYEN, Pierre LOUART, L<strong>au</strong>rent MAHIEU et Louis-Jérôme TEXIER, animée par Ariel MENDEZ<br />

changer) ? Une réalité psychique n’est-elle pas liée <strong>au</strong>ssi à des effets soci<strong>au</strong>x, à<br />

des jeux de socialisation qu’on peut transformer ? Continuons sur les remarques<br />

extraordinaires de L<strong>au</strong>rent MAHIEU. Quelle complication idéologique et formelle,<br />

dans les systèmes soci<strong>au</strong>x ou dans les <strong>relations</strong> professionnelles d’<strong>au</strong>jourd’hui, là<br />

où l’on pourrait exprimer les choses de façon probablement plus simple ! Pourquoi<br />

cette ingénierie mentale et ces langages détournés ? Pourquoi ces enjeux paradox<strong>au</strong>x<br />

du genre : « Il f<strong>au</strong>t être attentif ! ». N’est-ce pas ce que reproche Watzlawick (1980,<br />

Le langage du changement, Editions du Seuil, p. 106) par le : « Soyez spontané » ?<br />

Obligez-vous à ce qu’on vous demande et soyez vous-mêmes ! En bref, tous tant<br />

que nous sommes, nous avons du mal à sortir de nos langages… Je me suis permis<br />

de pointer les fonctionnements dans lesquels nous sommes, car sans cette prise de<br />

conscience nous n’arrivons pas à faire évoluer notre réalité. Sur les <strong>relations</strong> de<br />

<strong>travail</strong>, <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> universitaire, nous avons déjà be<strong>au</strong>coup <strong>travail</strong>lé. J’ai donc envie<br />

un peu de sourire quand j’entends que l’on juge nouve<strong>au</strong>x des débats sur la qualité<br />

de vie <strong>au</strong> <strong>travail</strong>, alors qu’ils ont fait l’objet de trav<strong>au</strong>x scientifiques nombreux<br />

dès les années 80. Bien sûr, il s’agissait de papiers de recherche et leurs résultats<br />

n’ont pas été assez appliqués. Mais on peut y recourir <strong>au</strong>jourd’hui encore ! Dans<br />

les années 70, les salariés participaient avec les dirigeants à la réorganisation de<br />

leurs loc<strong>au</strong>x, voire à la construction de leurs entreprises, et il y avait des débats<br />

soci<strong>au</strong>x, des arbitrages démocratiques qui n’ont plus cours <strong>au</strong>jourd’hui, parce qu’on<br />

a remplacé le débat direct par une technocratie du discours, dans laquelle nous<br />

sommes prisonniers, enfermés et pervertis. Clairement, on ne se parle plus assez<br />

ni avec simplicité dans les organisations. On a déguisé le discours comme si on<br />

avait peur de sa « nudité ». Partout, nous avons abusé de l’outil technologique, dans<br />

les ingénieries, dans les objets produits, dans les processus opératoires, mais <strong>au</strong>ssi<br />

dans la communication. Non que la technologie soit néfaste a priori, mais si on<br />

l’utilise dans trop de bricolages, de perversités ou d’excès, elle se met entre nous et<br />

le réel, en finissant par nous écarter de certaines réalités concrètes. Terminons sur<br />

la question de l’individualisation qui revient be<strong>au</strong>coup dans les propos des acteurs.<br />

Nous serions devenus trop « individualistes » et il f<strong>au</strong>drait donc nous resocialiser.<br />

De mon point de vue, on met les choses à l’envers. Aujourd’hui, les gens ne sont pas<br />

assez socialisés dans leurs lieux de vie. Ils sont d’emblée individualisés (dans une<br />

f<strong>au</strong>sse croyance à l’indépendance), ce qui les amène à regarder la société comme<br />

si elle leur était extérieure : « Ah ! Que me veut la société ? ! ». Dès lors, on entre<br />

dans un fonctionnement de peur, de narcissisme et d’apparence. On devrait d’abord<br />

passer par la socialisation avant d’être individualisé. C’est ce qu’avait compris le<br />

courant de l’antipsychiatrie (Laing et Cooper). Car c’est à partir d’une socialisation<br />

qu’on parvient vraiment à s’individualiser. Sinon, on est borderline ou narcisse<br />

errant ! Vygotski [1934, 1985, Pensée et langage, Editions sociales] l’expliquait très<br />

bien : « on commence par imiter et ensuite on se détache ». Autrefois, on socialisait<br />

à l’excès, à travers be<strong>au</strong>coup de contraintes, et on créait des êtres dépendants ou<br />

coupables. Aujourd’hui, on ne socialise pas assez, ce qui produit des narcissiques<br />

flottants, p<strong>au</strong>més, car ils ne sont pas inscrits dans la société mais installés devant elle<br />

(à la fois détachés, f<strong>au</strong>ssement libérés, mais frappant à sa porte !). C’est un problème<br />

majeur que nous devons régler ensemble en nous occupant très vite de nos enfants.<br />

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RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme<br />

n°7 - mai/juin/juillet 2013


<strong>Table</strong> <strong>ronde</strong> : <strong>Les</strong> <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong><br />

Marie-France HIRIGOYEN, Pierre LOUART, L<strong>au</strong>rent MAHIEU et Louis-Jérôme TEXIER, animée par Ariel MENDEZ<br />

<strong>Les</strong> intervenants et l’animatrice de la table <strong>ronde</strong> ont été invités par le comité de<br />

rédaction de ce dossier à commenter ces extraits après-coup.<br />

L<strong>au</strong>rent MAHIEU : Si la CFDT a essayé de <strong>travail</strong>ler son rapport avec les salariés<br />

(proximité, écoute, restitution, formulation de revendications et proposition<br />

d’adhésion) elle n’a pas <strong>travail</strong>lé la dimension de la socialisation des adhérents, de<br />

leur intégration puis de leur émancipation : Quelle qualité de vie sociale proposonsnous<br />

? De même, dans nos trav<strong>au</strong>x sur les premiers pas dans l’entreprise, la<br />

question de la socialisation est ressortie comme une attente forte des jeunes cadres.<br />

L’intégration est un be<strong>au</strong> chantier pour les RH, <strong>au</strong> travers de processus légers (pas<br />

trop d’ingénierie des espaces de parole), pour les managers <strong>au</strong> travers d’une présence<br />

attentive et d’une disponibilité réelle, pour des tiers professionnels de confiance, en<br />

distinguant le monitoring du mentoring !<br />

Marie-France HIRIGOYEN : Contrairement à ce que dit Pierre [Louart], je ne<br />

pense pas que nos langages aient été inconciliables. Au contraire il me semble que<br />

nous disons des choses très proches mais sous des angles différents, ce qui est normal<br />

vu nos pratiques différentes. Effectivement parler actuellement de la notion de<br />

qualité de vie <strong>au</strong> <strong>travail</strong> peut faire sourire car c’est une façon de vouloir réintroduire<br />

– artificiellement – ce que la technicisation du management a progressivement cassé.<br />

C’est peut-être <strong>au</strong>ssi une façon de s’illusionner er d’éviter de remettre le système<br />

en question. De même, comme l’a dit L<strong>au</strong>rent [Mahieu], on a d’abord cherché une<br />

solution à l’isolement des salariés et à l’app<strong>au</strong>vrissement des <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong>, en<br />

l’abordant sous l’angle des RPS, comme si la solitude et le manque de lien faisait<br />

partie du package que l’on distribue <strong>au</strong> salarié en même temps qu’un emploi. Mais<br />

il f<strong>au</strong>t remonter bien plus en amont. C’est vrai, les gens ne sont pas socialisés, car<br />

le management moderne a formaté les individus qui sont devenu ce que le système<br />

attendait d’eux. C’est ainsi que toutes les <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong>, <strong>au</strong> <strong>travail</strong> et à l’extérieur,<br />

ont été modifiée. J’ai conscience que nous ne répondons pas à la question d’Ariel<br />

[Mendez] et de Martine [Brasseur] : « Comment rest<strong>au</strong>rer le lien social, et que f<strong>au</strong>t-il<br />

changer dans les <strong>relations</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong> ? ». Il semble que nous soyons tous les quatre<br />

d’accord sur le fait que cela ne se fera pas avec un pseudo pacte social ou des accords<br />

sur la QVT, car ce ne sont que des c<strong>au</strong>tères sur des jambes de bois. Il f<strong>au</strong>t, d’une part<br />

comme l’a dit L<strong>au</strong>rent [Mahieu], essayer de comprendre comment l’organisation<br />

produit ce situations, mais cela ne suffit pas, il f<strong>au</strong>t étendre ce questionnement à<br />

la société toute entière, ce qui est plus compliqué puisque ce doit être un choix<br />

politique, alors en attendant, je rejoins Pierre [Louart] pour dire qu’il f<strong>au</strong>t que nous<br />

agissions <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> de nos enfants.<br />

Louis-Jérôme TEXIER : Heureusement, l’entreprise n’est pas déconnectée<br />

des évolutions sociétales, parfois, elle peut même y contribuer. La question était<br />

celle des <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong>, et ma réponse est : oui, il y a<br />

une nouvelle forme de <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong>, et déjà, reparler de <strong>relations</strong><br />

<strong>humaines</strong>, c’est essentiel. Je ne suis pas sûr qu’il y ait un « sens » ou un « ordre »<br />

entre socialisation et individualisation, car pour moi, la particularité et l’ambition de<br />

la gestion d’<strong>au</strong>jourd’hui des <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong>, c’est justement de gérer<br />

les paradoxes entre les deux dans une vision plutôt systémique et interdépendante,<br />

en essayant de recréer du lien social et du sens à la vie sociale dans l’entreprise. Je<br />

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<strong>Table</strong> <strong>ronde</strong> : <strong>Les</strong> <strong>nouvelles</strong> <strong>relations</strong> <strong>humaines</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong><br />

Marie-France HIRIGOYEN, Pierre LOUART, L<strong>au</strong>rent MAHIEU et Louis-Jérôme TEXIER, animée par Ariel MENDEZ<br />

mets l’espoir comme L<strong>au</strong>rent Mahieu, sur le fait que la nouvelle approche de la QVT<br />

puisse rapprocher tout le monde sur cela et favoriser la construction d’un nouve<strong>au</strong><br />

pacte social, indispensable à mes yeux pour sortir des risques majeurs présentés par<br />

Marie France Hirigoyen.<br />

Ariel MENDEZ : En réaction à l’intervention de Pierre Louart sur l’inconciliabilité<br />

des langages qui serait en partie due à une théorisation d’une réalité pratique, je<br />

voudrais simplement dire que cette théorisation me paraît inévitable, car tout<br />

praticien construit sa propre représentation de sa pratique et de la réalité en général.<br />

Cette représentation va s’exprimer par un langage qui se construit dans un espace<br />

social qui est celui de l’espace professionnel du praticien. Cet espace a ses propres<br />

normes, ses codes, ses définitions. Du coup, il me semble que ce qui est essentiel ce<br />

n’est pas que chaque espace ait ses propres normes, langages, etc… mais qu’il existe<br />

entre ces groupes et ces espaces des dispositifs, des lieux, des personnes en capacité<br />

d’opérer des traductions, des circulations d’idées, de connaissances, d’expériences,<br />

des confrontations, exactement comme nous le faisons <strong>au</strong>jourd’hui. C’est la diversité<br />

plutôt que la conformité qui produit de l’innovation sociale, organisationnelle.<br />

La difficulté (et le défi) est plutôt d’organiser la mise en discussion d’espaces de<br />

représentations différents pour faire avancer les choses.<br />

Pierre LOUART : L’intérêt de ces conclusions, c’est qu’elles font déjà leur part du<br />

<strong>travail</strong> de circulation, de confrontation et de traduction conjointe réclamé à juste titre<br />

par Ariel Mendez. Je suis d’accord sur l’importance de garder des interprétations<br />

séparées ou des langages appropriés <strong>au</strong>x différentes façons de comprendre le réel,<br />

mais cela ne nous oblige pas pour <strong>au</strong>tant à faire compliqué quand nous pourrions<br />

simplifier, ni à créer des discours qui fassent obstacle <strong>au</strong> réel plutôt que de le donner<br />

à comprendre. Une bonne théorie est un moyen de mieux accéder <strong>au</strong> réel, ce n’est<br />

pas une façon de s’en éloigner (ce qu’on observe malheureusement dans certains<br />

types de langages organisationnels). Sur la question d’un nouve<strong>au</strong> pacte social,<br />

il n’est pas possible d’y parvenir sans avoir repensé ce que nous attendons d’une<br />

société, donc d’une socialisation opportune qui se traduise dans les choix éducatifs,<br />

dans l’intégration sociale et, à partir de là, dans tout activité collective <strong>au</strong> sein des<br />

organisations.<br />

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