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introduction - Mission Ethnologie

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1<br />

MINISTERE DE LA CULTURE - D.A.P.A - MISSION DU PATRIMOINE<br />

ETHNOLOGIQUE<br />

.<br />

ENTRE VILLE ET LOGEMENT<br />

en quête d’espaces intermédiaires<br />

CHRISTIAN MOLEY<br />

ECOLE D’ARCHITECTURE DE PARIS - LA VILLETTE<br />

MAI 2003


2<br />

Direction de l’Architecture et du Patrimoine/ <strong>Mission</strong> du Patrimoine Ethnologique<br />

subvention du 18/09/01 pour la recherche AO 01 FR 48 « La transition entre espaces<br />

privé et public :aux sources d’une notion croisant sciences humaines et architecture »


3<br />

sommaire<br />

<strong>introduction</strong> 4<br />

aux origines d’une pensée dialectique sur l’espace résidentiel 11<br />

vie associative ou propriété d’une maison individuelle ? 12<br />

l’importance prise par la cour 15<br />

ouverture/fermeture spatiale et sociale 17<br />

de la cour à la rue : déplacement de la question 24<br />

l’abstraction progressive des « espaces libres » et de la « nature » 30<br />

hygiène, vide social et prolongements mythiques 34<br />

communauté et unité de résidence 38<br />

l’idée de communauté dans les sciences humaines naissantes :<br />

échelle intermédiaire et relations sociales<br />

l’ « unité de voisinage », une notion commune à la sociologie et à l’urbanisme<br />

condenser la cité-jardin<br />

des « échelons communautaires » voulus opératoires<br />

idéaux humanistes et concrétisations réductrices 80<br />

le renouvellement larvé de l’ « îlot ouvert »<br />

entre culturalisme et modernisme : les apports discordants du Team Ten<br />

domestiquer les dialectiques :<br />

« complexité » et « structure » face à l’opposition individu/grand nombre<br />

prolongements individuels<br />

d’une culture à un discours : pour clore et ouvrir 134<br />

convergences interdisciplinaires<br />

l’ « urbanité » face à la « résidentialisation »<br />

annexes : illustrations 155


4<br />

<strong>introduction</strong>


5<br />

Du point de vue de ses formes comme de ses pratiques, l’habitat urbain a fait<br />

l’objet de nombreux ouvrages. Plus ou moins orientés sur les unes ou sur les<br />

autres, ils peuvent être monographiques ou typologiques, privilégier des lieux<br />

ou des périodes, ou bien s’attacher à saisir sur la longue durée. On remarque<br />

aussi que des travaux concernent l’habitation proprement dite, ou alors l’espace<br />

public où elle s’inscrit, mais il semblerait que leur articulation ait été un peu<br />

moins étudiée . Sans doute une telle notion ne se laisse-t-elle pas aisément<br />

appréhender. Penser globalement les relations établies entre les sphères privée<br />

et publique de l’habitat, relations dialectiques, présente une certaine<br />

complexité. L’idée même de « relation » entre de tels domaines est en outre<br />

assez large : elle peut concerner le passage de l’un à l’autre, la perception par<br />

les cinq sens, les rapports sociaux ; elle peut également recouvrir un espace<br />

mis en forme (sas, filtre, seuil) avec le propos de l’instrumenter, en la facilitant<br />

et/ou en la contrôlant. Le peu d’études et de recherche correspondrait alors à<br />

la difficulté d’en cerner l’objet.<br />

Le constat trouverait son pendant dans les théories et les doctrines de<br />

conception. On en connaît qui portent essentiellement sur le logement, à l’ère<br />

fonctionnaliste, ou sur l’urbanisme, mais on peut se demander si l’interface<br />

ville/logement proprement dit a lui aussi autant mobilisé la réflexion des<br />

concepteurs. D’ailleurs, plus généralement, a-t-il fait l’objet d’une pensée<br />

explicitée, tant chez les chercheurs que chez les acteurs opérationnels de<br />

l’habitat ? A cette question, on serait tenté de répondre d’emblée en s’orientant<br />

en priorité sur les années 1970, décennie dont on se souvient qu’elle a été<br />

particulièrement riche en projets et en études conviant et nommant des<br />

relations et des dispositifs spatiaux entre espaces privé et public, de même que<br />

individuel et collectif.<br />

Ces années ont en effet, entre autres questions, vu l’avènement et la<br />

consécration d’une problématique d’espace intermédiaire, associée à une<br />

terminologie encore bien établie quoique passablement floue, sinon ambiguë.<br />

Afférent en effet à cette problématique des termes aussi variés que « espace<br />

intermédiaire », mais aussi « espace de transition », « espace semi-collectif »<br />

ou « …semi-public », ou bien encore « prolongement du logement ». Ces<br />

termes sont-il synonymes, employés indifféremment, ou sont-ils à distinguer<br />

avec précision au sein d’un champs notionnel dont ils relèveraient ?<br />

Deuxième constat à leur propos : ils sont employés depuis les années 1970<br />

aussi bien par les sociologues, dans leurs recherches, études et évaluations<br />

d’opérations, que par les architectes.<br />

Enfin, ces termes sont appliqués indistinctement à des espaces privatifs en<br />

extension externe du logement (terrasse, jardinet en pied d’immeuble), à<br />

l’espace collectif résidentiel (parties communes d’immeuble, espace vert dans<br />

l’opération) et à l’espace interposé entre la résidence et l’espace public.


6<br />

Face à cette floraison terminologique soudaine et plurielle, trois questions<br />

principales se posent :<br />

- pourquoi la décennie 1970 lui a-t-elle été propice ?<br />

- quelle en est en fait l’origine ?<br />

- quels sont le sens et la portée de ces termes ? Désignent-ils des espaces<br />

réels ou des enjeux et intentions de conception plus ou moins mythiques ?<br />

Par delà leurs variations, renvoient-ils à une problématique constante de<br />

l’habitat ?<br />

A ces trois interrogations correspondent trois ensembles d’hypothèses :<br />

Concernant l’incidence des années 1970, nous admettrons d’abord que la<br />

quête d’espace intermédiaire est l’un des avatars idéologiques consécutifs à<br />

Mai1968, en particulier les thèmes de la convivialité et des nouveaux rapport à<br />

l’autre. Plus précisément, on se souviendra que ce mouvement déjà en germe<br />

s’est déclenché pour une bonne part sous l’impulsion conjointe des étudiants en<br />

architecture aux Beaux-Arts et des étudiants en sociologie à Nanterre. Ce<br />

rapprochement de deux disciplines très concernées par le cadre de vie eut des<br />

retombées immédiates sur l’enseignement et la recherche. La création des<br />

Unité pédagogiques d’architecture en 1969 se traduit notamment par l’ouverture<br />

de l’enseignement aux sciences humaines, la notion d’espace étant l’une des<br />

plus séminales pour l’interdisciplinarité alors promue. Parallèlement, en<br />

contribuant à renforcer celle-ci, de facto, sont institués des programmes de<br />

recherche architecturale (CORDA), urbaine (DGRST) et finalisée sur le<br />

logement (Plan-Construction) ou plutôt sur l’habitat, puisque telle est la<br />

nouvelle orientation décrétée par son ministère de tutelle.<br />

L’évolution, toujours à partir de 1969, de la politique productiviste du logement<br />

vers une politique de l’habitat replacée dans le marché, traduit aussi la prise de<br />

conscience qu’habiter ne se limite pas à utiliser fonctionnellement l’intérieur<br />

d’une « cellule » mais induit une acception plus large, l’espace d’habitation luimême<br />

étant à considérer hors de cette seule enceinte. Cette évolution<br />

correspondait à celle de la demande, telle que les études sociologiques l’avait<br />

alors mise en évidence. Parmi elles, on peut distinguer :<br />

- l’observation critique de la vie quotidienne dans les grands ensembles ; elle<br />

stigmatisa en particulier le vide spatial et social que constituaient ces vastes<br />

espacements, sans équipements, entre les « barres » et contribua ainsi à<br />

plaider en faveur d’espaces collectifs présentant des qualités d’échelle.<br />

- les études visant à caractériser les pratiques des habitants, dans différents<br />

types d’habitat, individuel ou collectif ; elles ont comme point commun, pour<br />

nombre d’entre elles, de référer leurs analyses aux catégories proposées<br />

par N. & A. Haumont et M.G. & H. Raymond, à partir de leur ouvrage Les<br />

pavillonnaires, issu d’une enquête de 1966 en banlieue parisienne. Ils y ont<br />

révélé des pratiques et des représentations de la maison fondées pour des


7<br />

systèmes spatio-symboliques d’opposition et de gradation : dehors/dedans,<br />

devant/derrière, montré/caché, propre/sale, public/privé. Cette dernière<br />

opposition implique en particulier pour l’habitant, ainsi que l’ouvrage les<br />

nomme, des « espaces de transition » : la limite entre deux espaces<br />

opposés ne se réduit pas au rôle séparatif d’une simple frontière ou paroi,<br />

elle appelle un dispositif de franchissement graduel et contrôlé.<br />

Bien que cet ouvrage ait porté sur le pavillon, ses catégories furent souvent<br />

transposées à l’habitat collectif, tant par des sociologues que par des<br />

architectes, qui trouvèrent dans leur formulation structuraliste et rapportée à<br />

l’espace la possibilité de concepts opératoires, davantage sans doute que dans<br />

la critique des grands ensembles.<br />

Ce constat initial, sur lequel nous reviendrons plus en détail, mène au deuxième<br />

ensemble d’hypothèses. Si l’on peut trouver des raisons conjoncturelles<br />

objectives (politique nouvelle du logement, encouragement de la recherche,<br />

transformation de l’enseignement avec développement de sa pluridisciplinarité,<br />

soit des évolutions congruentes aux aspirations exprimées en 1968) à l’essor<br />

d’une réflexion repensant l’articulation des domaines privés et publics relatifs à<br />

l’habitat, on ne peut se contenter de cette causalité immédiate. S’agissant de la<br />

formation de notions, il faut avoir un regard plus étendu et retrospectif : elles se<br />

forment dans la durée, comme des éléments d’une culture dont on se<br />

demandera comment elle s’établit et se diffuse. Le fait qu’une même<br />

terminologie ait été reprise dans différentes disciplines concernées par l’habitat<br />

laisserait supposer des croisement et des va-et-vient entre elles. Une<br />

hypothèse sera donc qu’élucider l’émergence et le devenir des mots et discours<br />

sur l’interface du logement, comme sphère privative, et de ce qu’on pourrait<br />

appeler l’espace de l’autre (résidentiel et public) nécessite de confronter dans le<br />

temps les apports respectifs et les liens des sciences humaines, d’une part, et<br />

de l’architecture et de l’urbanisme, d’autre part, autour de cette question.<br />

Le travail d’archéologie du savoir, pour le dire comme Michel Foucault, sera<br />

ainsi essentiellement axé sur des textes et non pas directement sur la<br />

production architecturale, c’est-à-dire, plus sur les mots que sur les choses, en<br />

paraphrasant toujours le même auteur. Les écrits d’architectes, d’urbanistes et<br />

d’autres acteurs et idéologues de l‘habitat seront sélectionnés parmi les plus<br />

diffusés, à partir de leurs publications d’ouvrages et d’articles. Pour les sciences<br />

humaines (sociologie, anthropologie, géographie et philosophie principalement),<br />

seront privilégiés les auteurs cités par les précédents et/ou connus pour avoir<br />

noué des relations avec certains d’entre eux.<br />

Vouloir appréhender la genèse de leurs notions sur la longue durée correspond<br />

d’abord au passage graduel de la société traditionnelle (avec ses formes de<br />

communautés villageoises ou familiales ainsi que ses pratiques de l’espace<br />

public) à la société moderne industrielle (montée de la vie familiale repliée sur<br />

le couple, de la « société intimiste » sans « culture publique », selon Richard<br />

Sennett, de l’individualisme et de l’incivilité). Cette évolution, particulièrement


8<br />

éclairée dans les années 1970 par des travaux d’historiens, avait en fait déjà<br />

commencé à être caractérisée depuis le milieu du XIX e siècle, en France, en<br />

Allemagne ou en Amérique. Face à la disparition des communautés propres à<br />

la société rurale, nombre de ces études se sont demandées, s’il existait en ville<br />

de nouvelles formes de communauté.<br />

Le développement d’une micro-sociologie s’intéressant aux notions de<br />

proximité et de voisinage concerne notre sujet, dans la mesure où elle tend à<br />

les associer à l’espace. Une telle corrélation a été perçue plus finement avec du<br />

recul : il semble que ce soit dans les années 1960-70 que les historiens de la<br />

société aient eu le mieux conscience de ce qu’avaient été « les espaces<br />

privilégiés de la sociabilité originale du XIX e siècle » et des implications de « la<br />

disparition de ces espaces ou leur changement de fonction au XX e siècle »<br />

(Philippe Ariès). Ces recherches fleurissaient au moment où un constat<br />

analogue de disparition était dressé aussi bien par la sociologie de l’habitat<br />

alors en essor que par les architectes-urbanistes évaluant le cadre de vie<br />

procurés pas les grands ensembles et dénonçant les carences qualitatives de<br />

leurs extérieurs.<br />

Si bien que, en première approche, on est tenté de resituer notre travail dans<br />

une tendance lourde d’évolution historique sous trois aspects<br />

complémentaires : déclin des communautés traditionnelles, développement des<br />

sciences humaines s’interrogeant sur les nouvelles formes micro-sociales<br />

qu’elles pourraient prendre en milieu urbain, disparition progressive des<br />

espaces d’urbanité avec la montée de la production de masse cautionnée par<br />

l’idéologie rationaliste du Mouvement moderne. L’intérêt scientifique pour les<br />

« espaces intermédiaires », combiné à leur apologie, se comprend dans le<br />

procès des conséquences urbanistiques des Trente Glorieuses et dans une<br />

certaine propension nostalgique à vouloir rétablir les dimensions sociales et<br />

spatiales perdues.<br />

Il ne faudrait pas cependant s’en tenir à une représentation linéaire de l’histoire,<br />

mais adopter également un point de vue dialectique, ce qui constitue notre<br />

troisième ensemble d’hypothèses. L’idée d’espace intermédiaire est à<br />

considérer dans le temps parce qu’elle traduirait une problématique constante,<br />

tant dans l’habiter que dans la conception de l’habitat, régie par des enjeux<br />

contradictoires créant des dilemmes récurrents.<br />

Ainsi, le logement ouvrier, puis social, a toujours suscité, à l’interface avec ses<br />

extérieurs, un ensemble d’exigences antagonistes : ouvrir, à la pénétration de<br />

l’air et de la lumière, mais sans nuire à l’intimité visuelle et favoriser l’intrusion<br />

d’autrui ; refermer, pour des raisons sécuritaires, mais sans enfermer ;<br />

introvertir, pour contribuer à un sentiment de communauté résidentielle, mais<br />

sans parquer ; présenter une façade digne, mais sans farder l’identité de<br />

l’habitat et contrevenir à l’esthétique urbaine donnée à la rue où elle s’insère. La<br />

prise en compte, complexe et variable de ces paramètres sanitaires,<br />

sécuritaires, communautaires et identitaires induirait alors un jeu


9<br />

d’ouverture/fermeture constamment à l’œuvre dans l’idéologie de l’habitat et la<br />

conception de ses espaces. Relier et séparer l’habitation et ses abords, cette<br />

quête dialectique essentielle ne concerne pas que les seuls dispositifs spacieux<br />

de l‘habitat entre logement et ville, mais touche, à travers l’habiter, aux<br />

questions des relations entre individu et groupes sociaux, telles que les<br />

sciences humaines se les sont posées, en intégrant elles aussi<br />

progressivement une compréhension de plus en plus dialectique, à l’instar de<br />

H. Bergson, M. Mauss, G. Bachelard, G. Gurvitch ou H. Lefebvre.<br />

Pour l’habitant aussi, l’attente vis-à-vis de l’espace aux abords immédiats de<br />

son logement serait double : souhaite-t-il un espace qui favoriserait le lien social<br />

ou qui tiendrait autrui à distance tout en affirmant son domaine ? A ce titre, le<br />

pavillon, entouré de son jardin, prolongé par ses annexes extérieurs, pourvu de<br />

seuil, perron et clôture, peut être interrogé comme référence idéale de l’habitat<br />

collectif en quête d’espaces intermédiaires instrumentant le repli et la<br />

territorialisation, selon ce qu’on appellerait aujourd’hui la « résidentialisation ».<br />

Quant à l’espace intermédiaire vu sous l’angle de l’ouverture aux relations<br />

sociales de proximité, il renvoie en fait à une double interrogation. Parmi les<br />

nombreux aspects qu’elle implique, la conception de l’habitation dit « collectif »<br />

a, en effet, par rapport à ce qualificatif, toujours soulevé deux questions<br />

récurrentes : en quoi, d’une part, un ensemble d’habitation définit-il une<br />

communauté de résidence ; quelle relation, d’autre part, un tel ensemble<br />

entretient-il avec l’espace public.<br />

La première question concerne certes en premier lieu l’homogénéité/mixité de<br />

la composition sociale et du programme des logements constituant l’ensemble.<br />

Mais, par-delà, elle a toujours tendu à renvoyer aux effets que pourrait avoir la<br />

configuration spatiale de ses parties communes internes et externes sur la vie<br />

collective résidentielle. Cette idée a été largement entretenue par des cas<br />

particuliers et favorables se prêtant à admettre le rôle fédérateur de dispositifs<br />

spatiaux auprès des habitants. Ainsi, des communautés fondées sur le partage<br />

des mêmes valeurs ou idéologies peuvent avoir un habitat polarisé sur un<br />

espace collectif et/ou des équipements communs. Des exemples tels que les<br />

chartreuses, les béguinages ou les phalanstères ont pu notamment être<br />

conviés par des penseurs de l’habitat, hypostasiant l’espace central collectif, à<br />

la fois condensateur et célébrateur de rapports micro-sociaux forts au sein de<br />

l’unité de résidence. Dans ces conditions, la cour et le cœur d’îlot ont été et<br />

sont encore souvent envisagés comme des dispositifs spatiaux présumés avoir<br />

ces vertus, alors même que leurs habitants ne sont réunis par aucun lien<br />

véritable, autre que celui d’un même niveau de « solvabilité » selon la notion<br />

des gestionnaires actuels.<br />

La seconde question concerne les relations de l’habitat à l’espace public.<br />

L’alignement et le contact direct des immeubles avec la rue constituent, surtout<br />

depuis les opérations haussmanniennes, le rapport le plus établi de l’habitat<br />

avec l’espace urbain. Le front continu des immeubles mitoyens et alignés


10<br />

traduit d’abord une occupation maximale des parcelles dans des limites<br />

réglementaires imparties ; mais il semble indiquer aussi, à l’origine, la volonté<br />

de faire donner l’habitation principalement sur la rue, puisque toutes les belles<br />

pièces des appartements étaient placées en façade sur celle-ci. Cette mise en<br />

représentation de la bourgeoisie allait de pair avec le fait que la rue était à<br />

proprement dire un espace public, où « avait lieu » une vie sociale effective.<br />

Elle était ainsi, depuis la Révolution, l’endroit où se formait l’opinion publique.<br />

Le déclin d’une telle socialité urbaine – la mort de l’espace public selon<br />

J.Habermas – et la dévalorisation de la rue, devenue voie de circulation et<br />

source de nuisances, ont remis en question la relation de l’immeuble à la ville,<br />

relation ramenée dès lors surtout à l’esthétique et à l’hygiène. Assujettir les<br />

façade de chacun des immeubles à un ordonnancement d’ensemble, contrôler<br />

leur gabarit de façon à ce que le volume laissé à la rue dispense assez d’air et<br />

de lumière pour les appartements : telles sont à l’ère contemporaine, pour les<br />

édiles, les dimensions publiques de l’habitat urbain à l’interface avec ses<br />

intérieurs.<br />

Par rapport aux habitants, elles s’avèrent plus complexes, en impliquant une<br />

dialectique de l’ouverture et de la protection, tant du point de vue du confort que<br />

de la dualité du paraître et de l’intimité.<br />

La conception des relations spatiales de l’immeuble avec la rue, dans la mesure<br />

où elle doit intégrer des exigences contradictoires, évoluant en outre avec la<br />

société, a dès lors toujours fait l’objet de débats récurrents et de remise en<br />

cause, comme en témoignent l’histoire des doctrines architecturales, celle des<br />

règlements urbains et celle des formes bâties. Les façades au contact de la rue<br />

ont ainsi oscillé entre nette frontière plane et volumétrie poreuse, du bowwindow<br />

(depuis 1882 à Paris) jusqu’aux récentes anfractuosités de la « façade<br />

épaisse » ; entre saillie des balcons et renfoncement des loggias ; entre<br />

alignement et retrait, avec interposition d’un espace écrin/écran plus ou moins<br />

planté, de la simple plate-bande à la cour d’entrée.<br />

L’autre question, celle de la vie interne à la résidence et des espaces qui en<br />

seraient le vecteur, a tout autant tiraillé la conception. Les opérations<br />

comportant plusieurs unités d’immeuble sont souvent disposées autour d’une<br />

cour centrale. Ce cœur d’îlot n’est il alors qu’un vide d’air excluant toute<br />

pratique sociale et contribuant d’abord à mieux séparer les différentes montées<br />

d’escalier, ou est-il au contraire le lieu privilégié d’une convivialité de<br />

voisinage ? Est-il à ouvrir ou à refermer sur lui-même pour le couper de la rue,<br />

dans une idée de contrôle plus ou moins ségrégatif ou de préservation d’un<br />

havre paisible ? Pour quel ensemble d’habitants : à composition non spécifiée,<br />

mixte ou homogène ? L’habitat dit « collectif » peut-il reposer sur une notion à<br />

la fois spatiale et sociale d’ « unité de résidence », qui correspondrait à une<br />

idée de « communauté » ou de « voisinage », mais alors avec quelle taille et<br />

avec quels dispositifs spatiaux, mais surtout avec quelle réalité sociologique ?


11<br />

aux origines<br />

d’une conception dialectique<br />

de l’espace résidentiel


12<br />

vie associative ou propriété d’une maison individuelle ?<br />

Au milieu du XIX e siècle, moment connu comme celui de l’émergence des<br />

réflexions sur l’habitat et ses politiques, qu’en est-il de l’articulation des sphères<br />

du public et du privé ? Formulée ainsi, c’est-à-dire telle que nous l’entendons<br />

aujourd’hui dans ses implications spatiales pour l’habiter, cette interrogation est<br />

quelque peu anachronique. Du contexte de l’époque, on peut d’abord retenir,<br />

par rapport à notre sujet, une double gestation. Celle de la société industrielle et<br />

de la république, la question de la res publica correspondant alors à<br />

l’occurrence la plus fréquente du terme que nous opposons à « privé ».<br />

Pour Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’idée de république va de pair avec<br />

l’avènement de la démocratie, qui lui paraît inéluctable. Cette émergence de l’<br />

« égalité des conditions », et par-delà d’une vaste classe moyenne, aurait pour<br />

conséquence selon lui le désintérêt pour les affaires publiques, chacun se<br />

repliant sur soi pour se consacrer à ses ambitions et à son bien-être. Les<br />

citoyens « n’ont pas naturellement le goût de s’occuper du public, mais souvent<br />

le temps leur manque pour le faire. La vie privée est si active dans les temps<br />

démocratiques [ … ] qu’il ne reste presque plus d’énergie ni de loisir à chaque<br />

homme pour la vie politique [ … ]. L’amour de la tranquillité publique est<br />

souvent la seule passion politique que conservent ces peuples ». Dans des<br />

termes aussi actuels que son intuition de la demande sécuritaire, il constate<br />

que « l’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque<br />

citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa<br />

famille et ses amis." 1 .<br />

Tocqueville cherche le modèle de la démocratie en Amérique, où il séjourne, et<br />

en tire deux conclusions principales. Pour qu’une démocratie se prémunisse<br />

contre les risques de l’individualisme, elle doit s’appuyer, d’une part, sur l’ordre<br />

et la morale, d’autre part, sur des « corps intermédiaires » entre l’individu et le<br />

pouvoir central. Montesquieu avait déjà émis une telle idée, mais on se souvient<br />

que la Révolution avait interdit les associations et les corporations. C’est alors<br />

plutôt en Amérique que Tocqueville redécouvrira le rôle important de la vie<br />

associative. Sur ce plan, il amorce l’intérêt qui se manifestera plus tard au sein<br />

de la sociologie française vis-à-vis des travaux américains sur le « voisinage »,<br />

comme ceux de l’Ecole de Chicago.<br />

Tocqueville alimente dans l’immédiat la réflexion politique autour des structures<br />

administratives territoriales (sur les thèmes de la « décentralisation », de<br />

l’ « autonomie locale » ou de la régionalisation 2 , mais pas la question ouvrière<br />

alors qu’elle pouvait entrer dans son constat : la désintégration des<br />

1<br />

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835-1840.<br />

2<br />

En 1851, des hommes politiques de droite prônent, avec Auguste Comte et Frédéric Le Play, l’<br />

« autonomie locale ». Mais si des libéraux proposent des programmes de « décentralisation », que<br />

Maurras associe en 1900 au « régionalisme », des gens comme Proudhon pouvaient aussi défendre des<br />

idées assez proches, telles chez ce dernier la « fédération des communes » ainsi que « diviser la France en<br />

douze états indépendants et supprimer Paris » (1860). Après la guerre de 1870, la « nation » sera remise<br />

en avant, notamment par Fustel de Coulanges et Renan.


13<br />

communautés, l’atomisation sociale ou l ‘ « anomie », comme dira Durkheim,<br />

sont à mettre aussi au compte du développement de la société industrielle et du<br />

déplacement de la main d’œuvre rurale vers les villes.<br />

C’est seulement dans la mouvance des utopies fouriéristes que l’on retrouve<br />

des propositions qui rappellent Tocqueville. Ainsi, l’architecte Victor Calland<br />

projette en 1855 une « unité sociale » pour « faire passer de l’isolement de<br />

l’antagonisme à celui de rapprochement de solidarité et d’association ». Mais<br />

les réalisations sur le principe phalanstérien étant restées très marginales, la<br />

notion de « cité » ouvrière trouvera ses modèles idéologiques et spatiaux<br />

essentiellement à partir des réalisations à l’initiative du grand patronat.<br />

Que ce soit au Creusot, à Mulhouse, dans le bassin minier ou entre Rouen et<br />

Le Havre, on sait que ces cités du XIX e siècle étaient formées de maisons<br />

individuelles, plus ou moins groupées pour des raisons de densité et non de<br />

conditions favorables à la vie associative. Si la philosophie sociopolitique prône<br />

alors celle-ci, le patronat, dans ses cités ouvrières comme dans ses usines,<br />

l’empêche plutôt, rejoignant l’exigence d’ordre et de morale que même<br />

Tocqueville paradoxalement considérait nécessaire.<br />

Le choix de la maison plutôt que la « caserne », pour loger l’ouvrier ne doit pas<br />

être ou seulement sous l’angle disciplinaire et paternaliste. On ne peut nier que<br />

la maison et sa parcelle à jardiner renvoient à une dimension anthropologique<br />

et à un idéal de l’habiter, même s’il a été largement entretenu par des<br />

idéologues.<br />

Il s’ensuit que le développement de l’habitat collectif pour loger l’ouvrier en vile<br />

a été ressenti et admis comme un pis-aller, rendu inéluctable par les coûts<br />

fonciers et ses conséquences sur la densité. Pour autant, on ne renonce pas à<br />

préserver des liens, furent-ils purement symboliques, avec les idéaux originels<br />

de la maison. Lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1867, les<br />

« habitations ouvrières » mises en exergue sont des ensembles de maisons<br />

individuelles, groupées en bande ou par deux ou quatre, telles que les réalisent<br />

des patrons de manufactures ou de mines pour leurs employés. A partir d’un<br />

rapport sur ces habitations, le comte Foucher de Carell peut alors déclarer plus<br />

généralement : « le problème de l’hygiène et de l’architecture réside dans l’art<br />

de porter toute son attention sur les transitions et de rendre à l’ouvrier de la ville<br />

quelque chose de la campagne. (…) Vous voulez le loger et le conduire au<br />

bien-être : ne lui ôtez pas l’illusion du foyer, symbole de la famille et donnez-lui<br />

aussi, si vous le pouvez, l’illusion des « champs » 3 .<br />

Le terme de « transitions », employé sans autre explicitation, semble avoir ici<br />

une signification liée plus au temps qu’à l’espace : il s’agirait d’évoquer la<br />

maison natale, foyer familial indissociable d’une terre à cultiver, pour ces<br />

3<br />

A. Foucher de Carell, Les Habitations ouvrières, Paris, Exposition universelle de 1867, E. Lacroix<br />

éditeur, 1868.


14<br />

ouvriers d’extraction paysanne dont le changement de vie s’opérerait ainsi plus<br />

en douceur.<br />

On peut néanmoins penser dans cette même citation, que « transition » qualifie<br />

aussi un espace entre la maison et la rue, à savoir le jardin potager, ainsi que le<br />

propose l’une des réalisations la plus célébrée à cette exposition : le « carré<br />

mulhousien » de E. Cacheux et E. Müller 4 , c’est-à-dire le groupement en croix<br />

de quatre maisons assemblées au centre du terrain carré et partagé en autant<br />

de parcelles. Cette unité de cité ouvrière, basée sur un maillage viaire en grille<br />

orthogonale, place donc les jardins au contact et au vue de la rue, en avant de<br />

chaque maison. Dans les groupements habituels en bande, les jardins potagers<br />

sont sur l’arrière, parfois complétés d’un mince jardinet d’agrément en façade.<br />

Dans le cas présent le lopin de terre est d’un seul tenant, avec une implantation<br />

sur l’avant présentant plusieurs avantages : son bon entretien est d’abord<br />

visible par tous, selon une émulation et un contrôle mutuel correspondait aux<br />

volontés civilisatrices des logeurs patronaux 5 . Ensuite, le jardin interposé entre<br />

rue et maison donne un sentiment de protection et affirme aussi la propriété<br />

d’un territoire marqué par une clôture.<br />

Car le goût de l’effort inculqué ne provient pas seulement du travail qu’exige un<br />

potager, mais aussi de l’encouragement à l’épargne, puisque ces petites<br />

propriétés sont en accession par annuités. Une hypothèse est alors faite ici :<br />

appliquée à l’habitat collectif, la notion de transition a pour origine la maison,<br />

sur un plan à la fois temporel (évocation des racines) et spatial ; l’espace avant,<br />

sur rue, manifeste la propriété et permet un jardin, substitut de la campagne,<br />

qui expose au regard régulateur d’autrui, mais donne aussi une intimité à<br />

l’habitation en retrait.<br />

Aux origines de la question qui sera celle des espaces intermédiaires pour<br />

l’habitat collectif, il faut ainsi voir d’abord la compensation implicite de la perte<br />

des fondements de l’habiter, dont les idéaux tiennent en grande partie à la<br />

propriété d’une maison et de sa parcelle, marquée et jardinée.<br />

Mais il faut voir aussi une quête qui viserait à réifier et à instrumenter un autre<br />

idéal : celui d’une échelle sociale intermédiaire, entre l’individu et la société de<br />

masse anonyme qu’engendre l’ère industrielle. Pour l’habitat ouvrier en essor,<br />

cette quête s’ensuit dans deux voies inégales.<br />

Dans la première, les réalisations peu nombreuses plus ou moins dérivées du<br />

fouriérisme, tel le Familistère Godin à Guise, s’attacheront à introvertir l’habitat<br />

sur une partie commune centrale, dont la forme géométrique est supposée<br />

4<br />

Voir S. Jonas, P.-L. Heckner et J.-M. Knorr (A.R.I.A.S.), La Cité de Mulhouse (1853-1870) : un modèle<br />

d’habitat économique et social du XIX è siècle, Strasbourg, rapport de recherche pour le Bureau de<br />

Recherche Architecturale, 1981.<br />

5<br />

Il n’est pas nécessaire de développer davantage ce point largement éclairé par Lion Murard et Patrick<br />

Zylberman, Le Petit travailleur infatigable, Fontenay-sous-Bois, Recherches, n° 25, 1976 ou par Isaac<br />

Joseph, Discipline à domicile, Fontenay-sous-Bois, Recherches, n° 28, 1977, dans la lignée de Michel<br />

Foucault.


15<br />

avoir des effets sociaux directs et servir de célébration de la communauté<br />

réunie ; ce modèle concentrationnaire, au sens étymologique, d’un habitat<br />

autour d’un espace collectif interne privilégiant la vie entre résidents sera<br />

majoritairement rejeté. Cependant, il gardera une dimensions mythologique<br />

auprès de certains idéologues de l‘habitat social, en constituant notamment une<br />

référence pour les plus radicaux du Mouvement moderne.<br />

La seconde voie est celle qu’adopte la majorité des cités ouvrières d’initiative<br />

patronale cherchant à offrir des conditions d’habitat susceptibles de fixer une<br />

main d’œuvre qualifiée. Le modèle d’organisation spatiale de la « cité » va alors<br />

à l’inverse du précédent. Il part des habitations individualisées pour les mettre<br />

en relation spatiale progressive avec des lieux collectifs, qui sont alors plutôt<br />

des équipements (terme actuel commode pour désigner en fait ici un<br />

dispensaire, ou un magasin coopératif, ou un lieu de culte, par exemple) qu’un<br />

espace fédérateur. Une telle démultiplication hiérarchisée et en réseau (maison<br />

– jardin – rue – équipement) renvoie à une idée de communauté villageoise :<br />

peu évidente dans les premières cités encore disciplinaires, cette idée sera<br />

explicitement visée par les cités-jardins.<br />

Deux modèles idéologiques et topologiques s’opposent au milieu du XIX e siècle<br />

pour définir l’espace liant une « cité ouvrière, soit, pour simplifier, le phalanstère<br />

et le village. Si le premier contribue à la crainte des configurations trop propices<br />

au rassemblement, l’hygiénisme reste la raison majeure de la lutte contre<br />

l’excès de densité. Ainsi, les « courées » 6 seront vite abandonnées. Ces<br />

impasses, où le fort vis-à-vis des deux rangées de maisons provoquait<br />

promiscuité et insalubrité, n’en était pas moins le lieu de pratiques sociales qui<br />

se sont vues ainsi supprimées. La cour arrière de l’immeuble urbain fut aussi<br />

mise en cause.<br />

l’importance prise par la cour<br />

Parmi les espaces extérieurs de l’immeuble qui ont contribué historiquement à<br />

faire émerger la question des espaces dits intermédiaires, la cour représente un<br />

dispositif important. Par ses différents enjeux plus ou moins contradictoires<br />

hygiéniques, sociaux, esthétiques et foncier) et, par delà, par les débats les<br />

idéologies et les règlements successifs abordée ici qu’elle a suscités, elle est<br />

au cœur de la genèse.<br />

Etabli après 1770 environ, l’immeuble de rapport ne présente une cour centrale,<br />

composée sur une figure géométrique, que dans les grandes réalisations<br />

locatives de luxe. Dans la production courante sur parcellaire en lanières<br />

profondes, la cour est plutôt un résidu : face à la logique d’occupation maximale<br />

6<br />

Ces petites cités en impasse perpendiculaire à la rue, avec au fond leurs latrines et point d’eau, sont<br />

caractéristiques de l’habitat ouvrier des filatures du Nord, par exemple à Roubaix vers 1830. On en<br />

trouvait à la même époque dans d’autres agglomérations françaises.


16<br />

et de densification du terrain, elle est ce puits minimal concédé pour éclairer et<br />

aérer à peine la partie médiane du bâti.<br />

A ce titre, la cour arrière des immeubles a d’abord été visée, en tant qu’objet de<br />

proscriptions et de prescriptions, comme lieu principal de l’insalubrité. Les<br />

premières ordonnances la concernant s’attachent à réglementer son utilisation<br />

et non pas encore sa forme : la cour doit être entretenue, ne doit pas servir de<br />

débarras, de dépotoir, ni de réceptacle à des déjections diverses. Il s’agit en<br />

particulier d’éviter les eaux stagnantes, à une époque où les égouts n’ont pas<br />

encore été diffusés. En outre, ce même texte parisien de 1848 porte sur<br />

l’assainissement des « garnis » pour ouvrier, dont il est dit qu’ils doivent<br />

prendre « directement l’air de la rue ou d’une cour suffisamment étendue » 7 .<br />

On voit donc que les premiers textes concernant la cour visent les habitations<br />

ouvrières, dont l’hygiène est envisagée à la fois au plan des pratiques et des<br />

dispositifs spatiaux et techniques. Mais l’immeuble de rapport s’adresse à<br />

toutes les catégories sociales et relève de différentes « classes », ainsi que<br />

César Daly les a proposées. La cour est alors présente aussi bien dans<br />

l’immeuble bourgeois que dans l’immeuble économique. Ce n’est que pour le<br />

premier qu’elle contribue, en tant que « signe classant » (Bourdieu), à sa<br />

valorisation sociale, quand sa taille le permet.<br />

Par contre, en tant qu’espace primordial pour la salubrité, la cour concerne<br />

toutes les catégories d’immeuble.<br />

L’idée que la cour doive procurer un cubage minimal d’air devient l’objet de la<br />

réglementation de l’hygiène de l’habitat urbain dans son ensemble, au point<br />

d’en constituer le dispositif de base. A Paris, les cours, en même temps que les<br />

courettes où vont donner spécifiquement les seules pièces annexes, sont ainsi<br />

assujetties à des dimensions minimales, progressivement augmentées au fil<br />

des évolutions réglementaires jusqu’en 1902 8 . Cette lente évolution traduit la<br />

résistance des propriétaires à de telles mesures générant de l’espace<br />

inconstructible, c’est-à-dire perdu, selon la logique spéculative.<br />

Vidée du droit à construire pour garantir un vide d’air, la cour est devenue aussi<br />

un vide social. Débarrassée certes des miasmes, ordures et encombrements<br />

divers, elle a été en fait évacuée dans tous les sens du terme, vidée de ses<br />

pratiques, telles qu’elles existaient au temps des courées. La volonté<br />

d’éradiquer les pratiques populaires pour mieux diffuser des modèles<br />

« civilisés » a été largement éclairée. Le déclin des usages de la cour est à<br />

mettre également au compte de la distribution individuelle d’ « eau et gaz à tous<br />

les étages », comme l’indiquaient les plaques arborées par les immeubles<br />

dotés de ce confort moderne : on ne descend plus chercher de l’eau<br />

Si la cour s’est agrandie sous l’effet des règlements d’hygiène successifs, elle<br />

le doit également au changement d’échelle des opérations. Des investisseurs<br />

7<br />

Ordonnance du Préfet de police de Paris, 20 novembre 1848.<br />

8<br />

Décrets des 28 mars 1852, 27 octobre 1859, 18 juin 1872, 23 juillet 1884 et 12 août 1902.


17<br />

comme les compagnies d’assurance réalisent dans les beaux quartiers des<br />

ensembles importants sur plusieurs parcelles remembrées en une seule<br />

permettant une vaste cour alors valorisée ; d’abord par sa largeur qui peut être<br />

au moins égale à celle de la rue : de belles pièces donnent ainsi sur une telle<br />

cour, nommée alors parfois « rue-cour », c’est-à-dire dont la qualité n’est plus<br />

inférieure à celle de la rue. Elle devient même supérieure, puisque ce havre<br />

calme, juste accessible aux calèches des résidents, est aussi agrémenté de<br />

quelques plantations, en étant alors qualifié de « cour d’honneur » ou de « courjardin<br />

» 9 .<br />

Dans ces réalisations luxueuses, la cour voit donc son statut habituel inversé :<br />

d’ordinaire espace arrière subalterne par rapport à la partie noble sur rue, elle<br />

devient agrément central. Cette ambiguïté de la cour, tantôt simple vide<br />

utilitaire, tantôt espace valorisé, a certainement contribué à la difficulté de<br />

penser la relation qu’elle pouvait avoir avec l’immeuble.<br />

ouverture/fermeture spatiale et sociale<br />

Les grandes cours telles qu’elles viennent d’être citées, peuvent en outre,<br />

quelque dix ans plus tard voir accentuée leur ouverture sur rue, habituellement<br />

assurée par des grandes portes cochères, au point d’aboutir à une véritable<br />

interruption du front bâti. Cette disposition sera désignée par le terme « cour sur<br />

la rue » 10 .<br />

Il faut souligner qu’elle gagne d’abord de grandes opérations de rapport situées<br />

dans les beaux quartiers, avant de constituer la typologie hygiéniste<br />

caractéristique de la production des fondations philanthropiques puis des<br />

Offices publics d’H.B.M. 11 .<br />

Une telle ouverture relève, non pas tant de l’hygiène dans ces amples<br />

réalisations luxueuses et bien aérées, que de l’image donnée. De la rue, on<br />

peut ainsi entr’apercevoir le « square », dont bénéficie, sous ce terme donné<br />

par l’architecte, l’ensemble d’habitation implanté sur son pourtour 12 .<br />

9<br />

L’ensemble situé 83 à 87 avenue Montaigne (Paris 8 ème , Compagnie « La Nationale », arch. Dainville,<br />

1886) est ainsi qualifié par La Construction Moderne des 15 et 22 janvier 1887, puis des 2 et 9 mars 1889.<br />

10<br />

L’architecte et critique E. Rivoalen caractérise ainsi, dans l’article « cours et courettes » in La<br />

Construction Moderne du 25 août 1900, une réalisation de l’architecte Bénouville, boulevard Pasteur à<br />

Paris 15 ème .<br />

11<br />

A propos de la cour ouverte et sur le rôle précurseur de la production privée, anticipant pour une fois<br />

sur le logement social, voir Christian Moley, L’Architecture du logement, culture et logiques d’une<br />

norme héritée, Paris, Anthropos, « La Bibliothèque des formes », diffusion Economica, 1998, pp 80-82.<br />

12<br />

Cette réalisation de l’architecte Alfred Adolphe, rue de Courcelles à Paris, est publiée par La<br />

Construction Moderne du 26 novembre 1898.


18<br />

Mais, l’ouverture limitée précédemment à une dimension spatiale, renvoie<br />

également à une question sociale. Rivoalen voit dans cette nouvelle disposition<br />

un certain refus de « la cour fermée, ce cloître bourgeois » 13 . Une telle prise de<br />

conscience de la ségrégation urbaine se fait sans doute plus sensible à un<br />

moment où montent les tensions sociales et où se développe le syndicalisme<br />

désormais autorisé. Auparavant, la question ouvrier en « cité » avait été déjà<br />

largement débattue, mais à propos du logement.<br />

Regrouper les habitations ouvrières en un même ensemble refermé sur luimême,<br />

pour mieux surveiller et mettre à l’écart, avait d’abord été le dispositif<br />

privilégié en faubourgs. Ainsi, faisant le point sur « la question des habitations<br />

ouvrières à Paris », l’ingénieur Détain les classait en 1866 essentiellement<br />

selon ce critère, en distinguant, à la fois chronologiquement et par degré<br />

d’enfermement/ouverture :<br />

« 1. Les cités enfermées sous une seule porte, par laquelle se fait la circulation<br />

d’entrée ou de sortie, diurne ou nocturne, sous l’œil d’un concierge surveillant.<br />

(...)<br />

2. Les cités largement ouvertes pendant le jour à la circulation libre, mais<br />

enfermée pendant la nuit sous la garde d’un concierge établi à une porte<br />

principale. (...)<br />

3. Les cités (...) formées de maisons distinctes à l’exemple des maisons<br />

bourgeoises ordinaires », c’est-à-dire avec chacune leur entrée sur rue et un<br />

nombre limité de logements par montée, sans parties communes.<br />

Ce troisième cas représentait donc une alternative aux deux autres. Il joue sur<br />

un effet d’image, en évoquant en même temps la maison et un modèle<br />

d’embourgeoisement, et en gommant toute perception carcérale possible, et,<br />

simultanément, fragmente l’ensemble pour mieux séparer les habitants, c’est-àdire<br />

éviter le développement collectif d’une conscience de classe.<br />

La mauvaise image et le potentiel de danger social de parties communes<br />

internes et d’un seul tenant avaient été encore davantage perçus après<br />

l’expérience de la Cité Napoléon, dont, ajoute Détain, « l’aspect rappelle trop la<br />

caserne, l’hôpital ou le cloître » 14 . Avec ses coursives et escaliers dans un<br />

même volume refendant l’immeuble en deux et faisant pénétrer la lumière par<br />

éclairage zénithal d’une verrière, cette cité peut être vue comme un dérivé très<br />

réducteur de la « rue-galerie » fouriériste.<br />

On sait que Fourier tenait ce dispositif pour un condensateur social<br />

prépondérant dans son idée de phalanstère 15 . Introvertir un ensemble<br />

d’habitation autour d’un espace central supposé fédérateur 16 , thème constant,<br />

13<br />

« Cours et courettes » (article signé E.R.), La Construction Moderne, 10 février 1900.<br />

14<br />

Détain, Revue Générale de l’Architecture et des Travaux Publics, t.24, p.221 et suivantes. Sa critique de<br />

la Cité Napoléon (rue Rochechouart, Paris 9 e , Veugny arch., 1851) rejoint celle que les habitants en font,<br />

comme en témoigne le rapport qu’ils publient à l’occasion de l’exposition universelle de 1867.<br />

15<br />

Charles Fourier, Traité de l’association domestique agricole, Paris, 1822.


19<br />

qu’il soit rejeté ou valorisé, en particulier par les architectes, doit beaucoup à<br />

ces idéologies communautaires et à leurs traductions spatiales.<br />

Parmi les plus anciennes, on retiendra celle de l’architecte Victor Calland,<br />

admirateur de Fourier et protagoniste du catholicisme social naissant. Il<br />

propose en 1855, sur le modèle utopique du phalanstère et avec son confrère<br />

Albert Lenoir, un « Palais de famille », « plan d’unité sociale » groupant « une<br />

centaine de ménages (...) dans un vaste monument harmonieusement<br />

disposé ». Cette « société de copropriétaires », statut qui n’existe pas encore,<br />

procurerait des avantages économiques, grâce en particulier à de nombreux<br />

services collectifs et parties communes, mais répondait surtout à un but social :<br />

il s’agissait essentiellement, on l’avait déjà annoncé, de « faire passer de l’état<br />

d’isolement et d’antagonisme à celui de rapprochement, de solidarité et<br />

d’association ». Comme le revendique en effet Calland, dans des termes qui<br />

marqueront encore bien des générations de ses confrères portés par un tel<br />

idéal : « l’architecte a une mission sociale qui entraîne avec elle toute une<br />

réforme de la vie domestique et des rapports de sociabilité.» 17<br />

L’idée que « la vie individuelle et la vie commune soient toujours distinctes sans<br />

être divisées, et unies sans être confondues » passe par des formes de<br />

« communauté sociétaire », de « cercle de société parfaitement homogène » 18 ,<br />

dont Calland proposera des plans en 1862 sous le terme de « cité-square » 19 .<br />

Ce terme est intéressant à plusieurs titres. D’abord, il réfère à cette entité, alors<br />

en débat, de « cité ouvrière », qu’il revalorise par l’agrément d’un espace vert<br />

central et par la limitation, induite, de la taille.<br />

Ensuite, en tant que mot à trait d’union, « cité-square » annonce toute une série<br />

d’inventions terminologiques, visant à désigner et penser la conciliation<br />

harmonieuse de données contraires, telles que « cour-jardin », déjà vue,<br />

puis « cité-jardin », mais aussi « ville-parc » et, dans les années 1920,<br />

« immeuble-villas » de Le Corbusier, juste précédé par l’« appartement-jardin »<br />

new-yorkais (garden apartment).<br />

Sous un terme censé la réaliser, la recherche d’une échelle intermédiaire,<br />

entre la cité ouvrière et le petit square de pied d’immeuble, correspond enfin à<br />

une euphémisation : celle qui ferait admettre l’idée de refermer sur elle-même<br />

une communauté homogène. Or, la séparation des classes était alors perçue<br />

comme socialement dangereuse et Calland avait d’ailleurs dû modifier son<br />

projet, en introduisant un peu de mixité dans son programme. 20<br />

16<br />

Spatialité également contenue dans les propositions d’ « unité de vie » (1816) et de « village de la<br />

Nouvelle Harmonie » (1824) de Robert Owen.<br />

17<br />

Ces textes sont cités par Roger-Henri Guerrand, Les Origines du logement social en France, Les<br />

Editions ouvrières, 1967, pp.153-159.<br />

18<br />

Ibid. Extrait d’une brochure de Calland parue en 1858.<br />

19<br />

Ibid. Proposée, avec l’ancien phalanstérien Désiré Laverdant, à la Société d’économie charitable.<br />

20<br />

Ibid. Tenant compte des observations de ladite Société, Calland avait proposé de répartir dans un même<br />

ensemble soixante familles ouvrières et vingt quatre plus aisées.


20<br />

Indépendamment de toutes ces idées communautaires, qui ne connurent que<br />

très peu de réalisations, l’habitat ouvrier collectif resta essentiellement celui des<br />

« cités ordinaires, qui ressemblent à des casernes ou à des couvents et qui ont<br />

l’air de parquer les ouvriers dans un quartier à part, comme dans une sorte de<br />

‘’ghetto’’ » 21 .<br />

Pour échapper à ce dernier, Emile Cheysson préconise d’abord « la variété des<br />

types » ; « en variant les types, on rapproche des classes également dignes<br />

d’intérêt : celle des bons ouvriers et des petits employés » 22 . Ce principe de<br />

mixité sociale, certes relative à l’instar de Calland, représente le dispositif<br />

essentiel du premier grand concours national d’architecture consacré aux<br />

habitations à bon marché, celui que la Société françaises des HBM organise à<br />

la frange de St Denis en 1890, quelques mois après sa création 23 , et dont<br />

Cheysson inspire largement le programme. L’opération lauréate de l’architecte<br />

Georges Guyon offre donc cinq types, de la maison en bande à l’immeuble,<br />

disposés de part et d’autre une voie faisant le tour du terrain à partir de deux<br />

entrées ouvertes sur la rue. En ville et à Paris en particulier, une telle<br />

conception différera, réalisée avec uniquement des immeubles collectifs<br />

formant un ensemble clos, où la mixité sociale ne sera pas recherchée. « Nous<br />

ne croyons pas qu’il soit possible de rétablir les maisons mixtes à Paris, la<br />

division est trop profonde, entre les bourgeois et l’ouvrier pour espérer pouvoir y<br />

remédier.(...) Il faut résolument créer des maisons spéciales pour loger les<br />

travailleurs.» 24<br />

Emile Cheysson en définit un nouveau programme, repris dans le cadre de la<br />

Fondation Rothschild, dont il est membre du comité de direction dès sa création<br />

en 1904. Cette fondation philanthropique s’était donnée pour mission de<br />

réaliser des habitations à bon marché dans Paris et la ville lui offre à cet effet,<br />

pour sa première opération, un terrain d’un demi-hectare à l’emplacement de<br />

l’ancien hôpital Trousseau, rue de Prague 25 . Le concours d’idées, à deux<br />

degrés, qu’elle ouvre à tous les architectes, propose pour la première fois de<br />

concevoir un vaste îlot d’un seul tenant, sur la base d’un programme<br />

sommaire : d’abord, il recommande une variété des types qui n’est plus sociale,<br />

mais limitée à la taille des logements, ensuite outre une demande de services<br />

communs, il reprend les recommandations hygiénistes publiées deux mois plus<br />

tôt en conclusion du premier congrès international d’assainissement et de<br />

salubrité de l’habitation.<br />

21<br />

Emile Cheysson, La Question des habitations ouvrières en France et à l’étranger, Paris, 1886.<br />

22<br />

Ibid.<br />

23<br />

Emile Cheysson (1836-1910), disciple de Frédéric Le Play, Inspecteur général des Ponts et Chaussées,<br />

est vice-président de la Société française des habitations à bon marché, constituée le 2 février 1890, après<br />

le premier Congrès international des H.B.M. tenu à Paris dans le cadre de l’exposition universelle de<br />

1889.<br />

24<br />

Emile Cacheux, Habitations ouvrières à la fin du XIX e siècle, Paris,1891. Un an après l’important<br />

concours de St Denis, cette déclaration semble en contester directement la mixité prônée.<br />

25<br />

Voir Marie-Jeanne Dumont, Le Logement social à Paris, Liège, Mardaga, 1991.


21<br />

Ces recommandations prônaient notamment l’agrandissement des cours, en<br />

proportionnant leur largeur à la hauteur des immeubles, ainsi que leur ouverture<br />

partielle sur rue. Elles reprenaient en outre, en plus court, un texte qu’Emile<br />

Cheysson avait présenté au congrès. Ce texte fameux 26 est souvent cité, mais<br />

de façon tronquée, alors qu’il révèle dans sa totalité une pensée complexe de la<br />

relation du logement avec ses extérieurs, pas aussi disciplinaire qu’on a bien<br />

voulu la stigmatiser. Il préconise d’abord :<br />

« que l’immeuble soit desservi par plusieurs escaliers, de manière à supprimer<br />

ces couloirs longs, malsains et obscurs, qui établissent entre les habitants d’un<br />

même étage une dangereuse promiscuité ; que chaque palier ne donne accès<br />

qu’à deux ou trois appartements ; que les escaliers, largement éclairés et<br />

balayés par les vents qui en chassent les miasmes, semblent le prolongement<br />

de la voie publique et laissent à chaque locataire l’illusion du chez-soi<br />

individuel. » 27 .<br />

Cette fin de phrase doit retenir l’attention. Les raisons morales et hygiéniques<br />

de la suppression des couloirs sombres ont été largement mises en exergue ;<br />

mais il faut voir aussi dans le principe de paliers en plein-air, ne desservant que<br />

peu de logements, une évocation de perrons pavillonnaires, aboutissement<br />

d’une séquence graduelle du public au privé, du dehors au dedans. La suite de<br />

la citation qualifie justement ce type de palier de « seuil de l’appartement ».<br />

Même s’il ne faudrait pas surestimer une qualification de l’habitat économique<br />

aux raisons premières autres – Cheysson admet d’ailleurs les limites de<br />

« l’illusion » - on peut néanmoins reconnaître qu’il est, après Picot, l’un des<br />

premiers à formuler explicitement une idée de « prolongement » et de « seuil ».<br />

Ce prolongement envisagé de la voie publique vers le chez-soi, semble ainsi<br />

traduire une volonté implicite : il s’agirait d’assujettir les intérieurs aux modèles<br />

civilisateurs de la bonne société. Ou au moins d’y faire pénétrer, grâce à<br />

l’ouverture des cours, l’air que la rue assainie et élargie doit distribuer<br />

abondamment, si l’on se souvient d’un texte plus ancien de Cheysson :<br />

« Mais faites circuler l’air à grands flots dans ces tristes quartiers ; ménagez un<br />

écoulement à ces eaux putrides qui transforment le ruisseau en égout<br />

découvert ; disposez de spacieux trottoirs en avant des maisons ; plantez-y des<br />

arbres, lavez le pavé de la rue, blanchissez les façades, assainissez la<br />

maison » 28 .<br />

26<br />

Emile Cheysson, « Le Confort du logement populaire », in L’Economiste français, 28 mai, 16 et 23<br />

juillet, 1, 15 et 23 octobre 1904, reproduit dans le BSFHBM, n° 3, 1904, pp 254-271.<br />

27<br />

Ibid. On notera que ce texte reprend implicitement, en l’atténuant quelque peu, ce que G. Picot<br />

recommandait au Congrès international des habitations à bon marché, en juin 1899 : « les plans seront<br />

conçus dans la pensée d’éviter toute rencontre entre les locataires. Les paliers et les escaliers, en plus,<br />

doivent être considérés comme une prolongation de la voie publique. Il faut proscrire les corridors et les<br />

couloirs quels qu’ils soient ».<br />

28<br />

Idem note 21.


22<br />

En tout cas, qu’elle soit pensée depuis l’extérieur ou depuis l’intérieur, l’idée de<br />

prolongement fait aussi intervenir cet espace intermédiaire, entre la voie<br />

publique et les escaliers ouverts, que représente la cour.<br />

« La cour contribue avec la rue, à l’aérage et à l’éclairage de la maison. Outre<br />

ce rôle de poumon, elle doit encore remplir d’autres offices, qui la veulent<br />

spacieuse et bien accessible au vent et au soleil. On peut souhaiter qu’elle<br />

contienne un petit coin de terre et de jardin, entouré de grillage, où les enfants<br />

puissent jouer au sable et prendre leurs ébats, en dehors du logis étroit et<br />

encombré. » 29 .<br />

On entrevoit déjà ici l’une des raisons futures des « prolongements », à l’ère de<br />

la production de masse : compenser la faible surface des logements.<br />

Par ailleurs, ainsi aménagée pour l’enfant la cour devient, toujours d’après le<br />

même texte, un « square à domicile », complétant ce « jardin à domicile » que<br />

peuvent procurer à chaque logement des jardinières fleurissant les fenêtres,<br />

l’idéal pavillonnaire déjà avancé.<br />

Plus largement, Cheysson envisage « d’autres dépendances qui compléteraient<br />

les maisons ». Non seulement des « locaux à usage commun » assureraient<br />

des services que les logements ne peuvent pas offrir individuellement, mais ils<br />

« resserreraient les liens entre les locataires ».<br />

Alors que la plupart de ses idéologues pensent que le logement populaire ne<br />

doit pas comporter de lieux propices à la vie collective, Cheysson semble ici<br />

prôner l’inverse. Il n’entend pas pour autant permettre toutes pratiques sociales,<br />

mais plutôt contribuer à les civiliser. Le confirment la suppression de tout<br />

espace commun interne à l’immeuble et le fait que soient proposés des<br />

services généraux à vocation éducative (équipements d’hygiène, école<br />

ménagère, cours du soir). Quant à la grande cour, elle est en fait neutralisée<br />

dans ses usages, ramenés aux seuls jeux des enfants par la présence du<br />

square, également à comprendre comme agrément visuel avec évocation de la<br />

nature et adjuvant hygiénique à ce « réservoir d’air ».<br />

En résumant par rapport à notre sujet les préconisations de E. Cheysson 30 en<br />

1904 pour le logement économique, on peut dire qu’elles reviennent à trois<br />

sortes de compléments collectifs et extérieurs à l’immeuble :<br />

- l’escalier ouvert, « prolongement de la rue » jusqu’au « seuil de<br />

l’appartement » ;<br />

- des « dépendances », « locaux à usage commun » ;<br />

29<br />

Idem note 26.<br />

30<br />

Il est légitime de s’attarder sur les propos de E. Cheysson, dans la mesure où il est véritablement l’un<br />

des principaux acteurs ayant contribué aux fondements idéologiques du logement social, de par son rôle<br />

auprès de F. Le Play dans la Société d’économie sociale, puis de la S.F.H.B.M. de la Fondation<br />

Rothschild et du Musée Social (cf. note 30).


23<br />

- le « square à domicile », pour permettre le jeu des enfants « en dehors du<br />

logis ».<br />

Ces trois dispositifs impliquent une cour « spacieuse », « accessible au vent et<br />

au soleil », c’est-à-dire ouverte à ceux-ci.<br />

Toutes ces différentes notions de relation du logement avec ses extérieurs ainsi<br />

instaurées s’avéreront persister, non seulement au plan de la terminologie pour<br />

une bonne partie d’entre elles, mais aussi des réflexions et débats autour de la<br />

conception de l’habitat.<br />

Le débat majeur concerne la vie sociale résidentielle, à l’échelle de l’ensemble<br />

de logements, dont la taille croit, de la parcelle à l’îlot, et en recèle alors de plus<br />

en plus les potentialités. La vie collective apparaît à la fois crainte, au nom<br />

d’une dangerosité politique et morale, et recherchée, avec l’idée qu’une<br />

harmonieuse convivialité de voisinage aurait des effets pacificateurs et<br />

civilisateurs. L’impression d’unité potentielle de la résidence est d’autant plus<br />

ressentie que la composition sociale des ensembles d’habitation est homogène,<br />

du fait du renoncement généralisé, autour de 1900, aux quelques expériences<br />

de mixité. Elle a aussi à voir avec la configuration des ensembles, alignés sur<br />

rue, générant de facto, en cas d’îlot, un espace central prédisposé alors à se<br />

voir paré de vertus fédératrices.<br />

Une telle idée vient moins des fouriéristes que du catholicisme social et des<br />

réformateurs, tels Cheysson, dans la mouvance de Le Play (1803 -1882). Ses<br />

études sur les ouvriers, ainsi que la géographie humaine de Vidal de la Blache<br />

(1845 -1918) avaient dégagé des notions de milieu social et de solidarité, socle<br />

de pratiques existantes sur lequel ses disciples ont voulu fonder des projets<br />

d’éducation des masses par l’habitat. L’économie sociale, dans le cadre de<br />

l’Exposition universelle de 1889, avait ainsi donné lieu à un « village ouvrier »,<br />

modèle de « cité sociale » organisé autour d’un centre formé par des locaux<br />

communs tels que « cercle ouvrier », « café de tempérance », « restaurant<br />

populaire » et « dispensaire » 31 . Les réalisations des Fondations<br />

philanthropiques dans les années 1900, en particulier celle des Rothschild rue<br />

de Prague, s’inscrivent dans cette lignée.<br />

La SFHBM, de son côté, n’a pas le même point de vue 32 . Elle ne récuse certes<br />

pas l’aspect bénéfique du bon voisinage, mais ne veut pas en favoriser les<br />

pratiques sociales. Les équipements collectifs, onéreux et moins rentables que<br />

les boutiques finalement préférées, ne seront pas développés dans les HBM.<br />

La cour, telle qu’elle apparaît sur des plans d’époque, est appelée « grande<br />

cour », c’est-à-dire grand volume d’air, ou bien « cour-jardin », c’est-à-dire<br />

agrément ornemental d’un massif occupant son centre et empêchant tout<br />

usage, y compris le jeu des enfants. Ramenée à un vide sanitaire privé<br />

31<br />

D’après Susanna Magri, Les Laboratoires de la réforme de l’habitation populaire en France, Paris,<br />

PUCA, Recherche n° 72, 1995.<br />

32<br />

Ibid.


24<br />

volontairement de pratiques, la question de la cour centrale en tant qu’espace<br />

résidentiel est, si l’on ose dire, évacuée dans tous les sens du terme. Evacuée,<br />

mais aussi déplacée, en l’occurrence vers la rue.<br />

de la cour à la rue : déplacement de la question<br />

La relation de l’immeuble avec la rue et la notion même de rue mobilisent en<br />

effet particulièrement la réflexion des édiles et des idéologues de l’habitat au<br />

cours de la première décennie du XX e siècle. Le Paris mis en place par<br />

Haussmann a pris forme, ses réseaux techniques apportant le confort aux<br />

immeubles se généralisent. Mais il subsiste encore nombre de quartiers<br />

insalubres, poussant à renforcer la législation de l’hygiène notamment pour le<br />

volume d’air qu’est la rue. L’attention portée par ailleurs au cadre qu’elle offre<br />

aux promeneurs et chalands de la Belle Epoque se manifeste avec des débats<br />

esthétiques autour de la systématisation typologique très répétitive des<br />

immeubles haussmanniens ou encore avec des interrogations sur la place<br />

grandissante de l’automobile. Bref, on peut alors parler d’une complexification<br />

de la double quête marquant la relation pensée entre rue et immeubles<br />

(embellissement, d’une part, et rationalisation des différents flux, d’autre part) et<br />

se demander si leur articulation spatiale est aussi envisagée au travers de<br />

dispositifs autres que la seule façade.<br />

Par exemple, l’idée, déjà évoquée, que les accès de l’immeuble et la rue<br />

puissent être en prolongement l’un de l’autre a-t-elle été développée ? Les<br />

célèbres arcades parisiennes de la rue de Rivoli, réalisées par Fontaine et<br />

Percier, avaient été en leur temps largement commentées et semblaient<br />

amorcer une telle articulation. Malgré leur position, elles ne constituent pas un<br />

dispositif entre rue et immeubles, mais entre rue et jardin (des Tuileries ) : « la<br />

promenade est l’annexe du jardin ; s’il fait beau, on entre dans le jardin ; s’il<br />

pleut, le public reste sous l’abri qui lui est offert. La promenade couverte, c’est<br />

presque le jardin, c’est sa continuation. Elle est en communauté avec lui pour<br />

l’air et le soleil. Le jardin lui envoie ses odeurs, lui découvre sa verdure ; la<br />

promenade couverte (...) assure au jardin des promeneurs en tout temps. » 33 .<br />

Le commentaire fait comme si, à l’instar du Palais-Royal qui en représente le<br />

modèle, les arcades étaient au contact direct du jardin public, sans l’entremise<br />

de la rue.<br />

L’idée d’un lien graduel, de la rue aux montées d’escalier laissées en plein-air,<br />

tel que proposé plus tard Cheysson, n’est qu’un discours masquant la triviale<br />

réalité d’un dispositif hygiéniste. Entre rue et immeubles, la promenade longera<br />

en fait ceux-ci, en restant dans le domaine public et dans cette bande qu’est le<br />

trottoir (à partir de 1838 à Paris) souvent planté d’arbres, avec des raison pas<br />

seulement ornementales : on se souvient que l’injonction de Cheysson<br />

«(« disposez des spacieux trottoirs en avant des maisons ; plantez-y des<br />

33<br />

J.B. , Arcades de la rue de Rivoli, Paris, 1852, cité par Michaël Darin, « Rivoli : entre rue et jardin », in<br />

Les Traversés de Paris, op.cit.


25<br />

arbres » 34 entrait dans un ensemble de préconisations uniquement<br />

« salubristes », comme on disait alors.<br />

Dans une époque sensible aux idéologies de la modernité, la rue a pu en outre<br />

se prêter à des conceptions encore plus nettement instrumentales, associant sa<br />

fonction d’hygiène à une rationalisation des canalisations pour l’immeuble et<br />

des réseaux de circulation. L’une des propositions en ce sens de l’urbanisme<br />

naissant est celle, quelque peu futuriste, de Eugène Hénard, architecte auprès<br />

de la Ville de Paris. Dans le cadre d’une réflexion plus globale, il imagine la<br />

« rue future », conception technique d’une artère, aux deux sens du terme,<br />

raccordant au plus court les immeubles et leurs branchements (fig. 1) 35 . Avec la<br />

généralisation de l’eau courante, du gaz, de l’électricité et des égouts, mais<br />

aussi avec le développement du chemin de fer, du métropolitain et de<br />

l’automobile, Hénard a pu proposer cette idée de rue formant conduit<br />

d’alimentation et d’évacuation pour les immeubles s’y greffant, ainsi qu’une<br />

réflexion sur la fonction circulatoire avec séparation piétons/véhicules.<br />

Cette vision fonctionnelle de la rue, alors plutôt pensée et représentée en<br />

coupe, a eu plusieurs prédécesseurs, depuis Léonard de Vinci jusqu’à<br />

l’ingénieur Cerdà 36 . Chez ce dernier, c’est toute la ville qui constitue selon son<br />

terme un « instrument » ; elle est formée de « ces deux seuls éléments, voies et<br />

intervoies ». Autrement dit, elle est d’abord un système de voies de circulation<br />

reliant des ensembles d’habitation : « le point de départ comme le point<br />

d’arrivée de toutes les voies est toujours l’habitation ou la demeure de<br />

l’homme » 37 . Le lien entre demeurer et se déplacer change au XX e siècle avec<br />

le développement de l’automobile. Circuler devient alors une fonction qu’on a<br />

tendance à vouloir séparer de la rue dans les propositions de théoriciens.<br />

Mais, pour revenir à Hénard, s’il faut s’arrêter sur son projet de rue-outil<br />

abstraite de la vie citadine réelle, c’est parce que lui-même avait proposé,<br />

quelques années avant, un concept de rue d’un tout autre ordre, avec une<br />

vision complètement différente de la relation entre l’immeuble et la rue.<br />

Cette conception s’inscrivait d’abord dans le cadre d’élaboration de la loi<br />

générale de Santé publique (1902) et du règlement sanitaire qu’elle prévoit pour<br />

chaque ville 38 . Ce dernier, entre autres points, concerne la cour d’immeuble, en<br />

ce qu’il va fortement contribuer à l’ouvrir sur rue et même à la faire passer de<br />

34<br />

Cf. note 28.<br />

35<br />

Eugène Hénard (1849-1923), architecte à la Direction des travaux de la Ville de Paris, publie ses textes<br />

et dessins pour la « rue future », dans La Cité de demain, Paris, 1910.<br />

36<br />

Léonard de Vinci (Manuscrit B, feuillet 16) propose un principe de rue sur deux niveaux dont un<br />

réservé aux piétons, principe qu’on retrouve réalisé à Londres, quartier Adephi, par James et Robert<br />

Adam (1768-1779). Pierre Patte, architecte du roi (Louis XV) propose une coupe transversale plus<br />

technique de la rue, sans distinction de niveaux : il y montre le raccordement des immeubles et des<br />

caniveaux à un égout central, dans Mémoire sur les objets les plus importants de l’architecture, Paris,<br />

1769.<br />

37<br />

Ildefonso Cerdà, La Théorie générale de l’urbanisation, 1867, traduction A. Lopez de Aberastini, Paris,<br />

Le Seuil, 1979. Sa prépondérance accordée à la circulation inspirera la théorie de l’un de ses<br />

compatriotes, Soria y Mata, à savoir La Cité linéaire (Cf. note 61).


26<br />

son côté. Eugène Hénard et Louis Bonnier 39 sont les principaux artisans de ce<br />

règlement et de ses exemples d’application proposés dans ce sens.<br />

Le fichage sanitaire systématique, alors en cours, des immeubles parisiens<br />

confirmant qu’ils contribuaient à la forte persistance de la tuberculose,<br />

l’exigence d’aération devient plus drastique. Pour parvenir à la surface minimale<br />

de la cour, les architectes lui font annexer celle de la courette, ordinairement<br />

puits indépendant , ou la mette en communication avec la rue, en interrompant<br />

le front bâti.<br />

Une autre disposition, plus radicale, a aussi les faveurs de Bonnier et Hénard.<br />

Elle consiste à passer sur l’avant de l’immeuble sa cour habituellement arrière,<br />

pour n’y laisser que la courette, solution particulièrement intéressante pour les<br />

parcelles très peu profondes 40 . La cour échappe alors à l’obligation du<br />

minimum réglementaire, puisqu’elle se voit incorporée au volume d’air de la rue,<br />

augmenté du même coup. On assainit donc mieux à la fois l’immeuble et la rue<br />

en admettant son élargissement partiel par les reculs et ruptures ponctuelles<br />

d’alignement que produisent les cours d’entrée en renfoncement.<br />

Du point de vue typologique, l’immeuble à cour d’entrée ouverte sur rue<br />

présente deux redentements latéraux, alignés avec les bâtiments mitoyens, et<br />

un retrait central, créant un espace interposé entre la rue et le hall. On voit ainsi<br />

que des considérations autres que sanitaires interviennent également pour<br />

justifier la forme en U, tournée vers la rue, qui caractérise de tels immeubles.<br />

Cette forme a d’abord l’avantage d’offrir un développé de façade important,<br />

c’est-à-dire de permettre un grand nombre de pièces principales sur rue, ainsi<br />

qu’on le souhaite à l’époque.<br />

Ensuite, le plan en U n’est pas sans rappeler l’hôtel particulier à l’âge classique<br />

au fond de sa cour d’honneur encadrée de deux ailes. Il conférerait alors à<br />

l’immeuble de rapport une image sociale valorisante. Avant même le règlement<br />

de 1902, des immeubles des beaux quartiers avaient d’ailleurs adopté ce<br />

modèle de forme.<br />

Peut-on dire que nous avons à faire, avec la cour d’entrée, à un espace<br />

intermédiaire avant la lettre, tel que nous l’entendons aujourd’hui ? Quand le<br />

volume de la cour, passée en façade de l’immeuble, vient se compénétrer avec<br />

celui de la rue et ménager depuis celle-ci une séquence d’entrée graduelle, via<br />

un espace privé plus ou moins planté et limité par une grille, on a bien<br />

l’impression de reconnaître la topologie actuelle de la transition.<br />

38<br />

Pour le contenu détaillé du règlement de 1902, voir la revue La Construction Moderne : 20 janvier<br />

1900 (première version du règlement projeté), 25 octobre 1902, 22 Novembre 1902 et 31 janvier 1903<br />

(pour le règlement sanitaire type).<br />

39<br />

Louis Bonnier (1846-1956) est alors architecte-voyer en chef de la Ville de Paris.<br />

40<br />

L’immeuble réalisé par Auguste Perret, 25 bis rue Raynouard, Paris 16 ème , en 1903, est caractéristique<br />

de cette application du règlement. Voir Henri Bresler, Perret et l’immeuble à cour ouverte sur la rue,<br />

Versailles, LADRHAUS, novembre 1987.


27<br />

La cour d’entrée n’est en tout cas pas revendiquée en pareils termes, ses<br />

origines multiples la rendant quelque peu ambiguë : dispositif hygiénique,<br />

réponse inhabituelle aux contraintes réglementaires plutôt opportune pour les<br />

petits terrains, choix esthétique alors prônée par Bonnier et Hénard. Mais en<br />

tout cas, il ne s’agit pas, selon une attente actuelle, d’interposer un espacetampon<br />

entre le domaine public de la rue et la sphère intime de l’appartement.<br />

Rappelons qu’alors c’est la travée des pièces de représentation sur rue qui<br />

constitue, dans l’appartement lui-même, l’interface entre l’espace public, vers<br />

lequel elles s’affichent, et les pièces familiales et annexes retranchées vers<br />

l’arrière. La cour d’entrée est un espace supplémentaire dans l’appareil<br />

d’ostentation bourgeoise vers la rue, plus qu’un filtre protecteur entre le public<br />

et le privé. A ce titre, elle semble une caractéristique plutôt dévolue à<br />

l’immeuble de haut de gamme, ou voulant s’en donner l’apparence.<br />

Mais on remarquera d’abord que cette typologie est assez marginale au sein de<br />

l’immeuble de rapport, généralement formé d’un corps principal continu et<br />

aligné sur rue. Ensuite, elle n’est pas absente du logement économique.<br />

Comme nous l’avons vu, une tendance à l’ouverture de la cour s’était dessinée<br />

dans les années 1890, d’abord dans quelques ensembles d’immeubles de<br />

rapport 41 pour améliorer l’aération tout en donnant une impression de<br />

résidence moins cloîtrée. Le logement social adopte ensuite, beaucoup plus<br />

systématiquement, l’interruption du front bâti entre rue et cour. Les Fondations<br />

philanthropiques reprennent manifestement l’image de l’hôtel particulier pour<br />

anoblir leurs réalisations 42 , alors qu’ultérieurement les Offices d’HBM s’en<br />

tiendront à l’unique communication hygiénique de l’air entre la rue et la cour. On<br />

comprend bien les seules relations que pouvait entretenir le logement social<br />

avec la rue en interprétant les jugements interprétant les jugements au premier<br />

concours d’habitation à bon marché que la Ville de Paris avait organisé en<br />

1912-1913 sur deux terrains à vocations bien distinctes 43 .<br />

L’analyse des projets sélectionnés, mais aussi non retenus, confirme que les<br />

ensembles sociaux, même avec un programme recommandant toujours et<br />

encore de ne pas «évoquer l’idée de caserne, de la cité ouvrière ou de<br />

l’hospice », continuent à tourner le dos à la rue. Ils restent polarisés sur leur<br />

cour intérieure, fermée et contrôlée, qui donne accès à toutes les cages<br />

d’escaliers. Les brèches fragmentant le bâti aligné sur rue captent son air et<br />

forment comme de grands créneaux arrêtés avant le sol pour ne pas créer de<br />

passages : obturées par des boutiques surmontée de leurs logements, elles ne<br />

commencent généralement qu’à partir du deuxième étage, afin de maintenir le<br />

bouclage de la résidence, accessible par une seule porte.<br />

41<br />

Cf. notes 10 et 11.<br />

42<br />

Par exemple, les réalisations des Fondations Singer-Polignac (rue de la Colonie, Paris 13è, Vaudoyer<br />

arch., 1911) ou Lebaudy (rue de l’Amiral Roussin, Paris 15è, Labussière arch., 1907).<br />

43<br />

Ces deux concours simultanés et complémentaires, organisés sous la direction de l’architecte-voyer en<br />

chef A. Labussière, avaient pour objet la réalisation de logements de transit (terrain de 1408,50 m² rue<br />

Henri-Becque, Paris 13 ème ) et de HBM normales (terrain de 2 425,64 m² avenue Emile-Zola, Paris 15 ème ).


28<br />

On ne peut donc pas parler de cours ouvertes sur rue, puisqu’elles sont<br />

fermées en partie basse, empêchant, à l’exception de la trouée d’un porche<br />

pour le concierge, de passer, mais également de voir l’espace extérieur<br />

maintenu au cœur de ces opérations. Les projets qui dérogent à ces principes<br />

tacites ont été éliminés. Ainsi en est-il de ceux qui proposaient des cours<br />

d’entrée véritables (par exemple Deslandes) ou en complément de l’accès<br />

principal sur l’arrière (Gilbert et Poutaraud). De même, ont été refusés les<br />

projets qui voulaient contribuer à agrémenter la rue en laissant visible un<br />

« square des jeux » (Jean Walter) ou en plaçant entre elle et la façade une<br />

large plate-bande ornementale de pied d’immeuble (Jacques Greber) (fig. 2<br />

pour tous ces exemples).<br />

Mais au même moment, des sociétés, comme des compagnies d’assurance et<br />

l’Assistance publique 44 , réalisent à Paris quelques programmes économiques à<br />

cour d’entrée sur rue, confirmant que cette typologie présente en immeuble<br />

bourgeois correspond, quand elle est appliquée au logement social, à son haut<br />

de gamme et à l’intention d’en valoriser l’image.<br />

Une telle valorisation ne concerne pas que les seuls immeubles, mais<br />

l’ensemble qu’ils produisent en donnant forme à la rue.<br />

Car, pour Louis Bonnier et plus encore pour Eugène Hénard 45 , cette typologie<br />

d’immeuble à décrochement est aussi un moyen d’introduire, à Paris, du<br />

pittoresque dans la volumétrie des rues rendues trop monotones par<br />

l’alignement systématique et le découpage parcellaire répétitif de<br />

l’haussmannisation. Hénard propose donc le principe du « boulevard à<br />

redans », volumétrie obtenue par assemblage d’immeubles en front de voie,<br />

avec alternance d’alignements et de retraits en cours ouvertes.<br />

Il en voit une application pertinente pour l’aménagement des fortifications<br />

parisiennes déclassées. Pour illustrer sa proposition, il choisit comme segment<br />

de l’enceinte celui qui va de la Porte Maillot à la Porte d’Auteuil 46 .<br />

Le choix d’un tel quartier indique que les « alignements brisés » n’ont pas pour<br />

seules raisons l’hygiène et le pittoresque urbains, mais qu’ils peuvent concourir<br />

à la spéculation. L’évocation de la cour d’honneur héritée de l’hôtel particulier<br />

contribue à valoriser conjointement les immeubles et le boulevard qu’ils<br />

forment.<br />

44<br />

Immeubles de La Nationale (14 à 18, rue Jobbé-Duval, 14 ème , 1914) et de La Sécurité (59, rue des<br />

Epinettes, 17 ème , 1917) et, pour l’Assistance Publique dans le 14 ème : Square Delambre (1908 et 1913,<br />

l’application parisienne la plus nette du « boulevard à redans ») et 2, avenue René-Coty (1914).<br />

45<br />

Eugène Hénard (1849-1923), architecte à la Direction des travaux de la Ville de Paris, publie ses<br />

propositions dans Etudes sur les transformations de Paris, 1903. Réédition L’Equerre, 1982.<br />

46<br />

Jean-Louis Cohen, « La Porte Maillot ou le triomphe de la voirie », in Les Traversées de Paris, Paris,<br />

éd. du Moniteur, La Grande Halle – La Villette, 1989.


29<br />

Si, ponctuellement, l’immeuble de rapport, puis la promotion privée continuent<br />

jusqu’à aujourd’hui de reprendre le type de l’immeuble à cour d’entrée 47 , pour<br />

son effet de « résidentialisation » selon le terme actuel, le principe de Hénard<br />

n’a jamais été appliqué à l’échelle de l’urbanisme. Mais, bien qu’elle n’ait pas<br />

connu de réalisations amples, qui auraient amorcé une forme urbaine autre,<br />

l’idée du « boulevard à redans » a eu cependant un large écho. On citera par<br />

exemple, relativement au sujet traité ici, Emile Magne, imaginant<br />

« l’architectonique de la cité future » et prédisant : « la locomotion automobile<br />

nécessitera un élargissement énorme des chaussées. Les trottoirs en<br />

profiteront et, sur ceux-ci, les maisons avanceront en alignements brisés et à<br />

redans. Dans ces brisures et ces redans et au long de toutes les voies, des<br />

arbres innombrables s’échelonneront. Ces végétations réaliseront en partie le<br />

rêve utopique de voir chaque logis enfin dans son jardin privé.» 48 .<br />

Le mouvement de desserrement de la ville engagée au début du siècle ne<br />

procède pas seulement d’une dédensification hygiéniste, mais renvoie aussi au<br />

mythe du rétablissement d’un lien avec la nature. Le jardin est l’un des moyens<br />

d’en concrétiser l’évocation. Il soulève alors la question de son statut : public ou<br />

privé ?<br />

Pour l’immeuble, l’idée d’un jardin privé, c’est-à-dire réservé à l’ensemble<br />

résidentiel, avait d’abord été envisagée en son cœur, en lieu et place d’une<br />

cour centrale, qui serait devenue « cité-square » chez V. Calland ou « square à<br />

domicile » chez E. Cheysson, comme on l’a vu. On préféra éviter ce genre de<br />

configuration, impliquant des pratiques au sin de la résidence, pour s’en tenir à<br />

un strict décor végétal minimal, ayant pour nom « cour-jardin ». Réduite à ce<br />

rôle ornemental, une telle cour pouvait alors être « mise en avant », en<br />

représentation vers le côté rue, tout en contribuant à l’embellissement de celleci.<br />

C’est bien ainsi que E. Magne justifie les cours ouvertes entre redans. En<br />

outre, il entrevoit déjà l’importance que prendra l’automobile : l’élargissement<br />

des trottoirs, complétant les cours sur rue, traduit l’une des premières réflexions<br />

sur la nécessité d’un espace-tampon entre l’habitation et la voie publique<br />

comme source de nuisances.<br />

Mais bien entendu, l’idée d’un espace extérieur propre à l’immeuble et placé<br />

côté rue répond aussi, pour d’autres, à des raisons strictement hygiénistes.<br />

Dans une note présentée au Conseil Municipal de Paris, Ernest Moreau<br />

dénonce, selon le terme qu’a instauré Paul Juillerat (1854-1935) 49 et qui<br />

restera bien établi, les cours intérieures comme des « îlots insalubres ». Il<br />

propose par ailleurs, son diagnostic précédent nous faisant comprendre que de<br />

tels espaces donneraient sur rue : « ce qu’il faut, ce n’est pas de créer des<br />

47<br />

Voir Christian Moley, Regard sur l’immeuble privé, architecture d’un habitat 1880-1970, Paris,<br />

Editions du Moniteur, collection Architextes, 1999.<br />

48<br />

Emile Magne, L’Esthétique des villes, Paris, Mercure de France, 1908.<br />

49<br />

A partir d’une idée initiée par le D r Jacques Bertillon dès 1880, Paul Juillerat crée avec le D r A. J.<br />

Martin le « casier sanitaire des maisons », que la Préfecture de la Seine fait appliquer pour enrayer la<br />

tuberculose à partir de 1894. Ses conclusions sont publiées dans P. Juillerat, Une Institution nécessaire :<br />

le casier sanitaire, Paris, 1906.


30<br />

‘’espaces libres’’ à travers la ville exclusivement ; ce qu’il importe, c’est de créer<br />

‘’un espace libre pour chaque maison’’, c’est-à-dire permettre que chaque<br />

immeuble soit chaque jour baigné d’air et de lumière » 50 . Si le mot maison<br />

signifie encore immeuble de rapport, il est cependant difficile de ne pas le<br />

rapprocher de la maison individuelle et de l’idéal qu’elle représente : l’immeuble<br />

aurait lui aussi son propre espace extérieur, le propos d’ E.Moreau étant<br />

concomitant à la loi Ribot (1908), qui aide à accéder à la « petite propriété » de<br />

la maison et de son terrain dans la limite de 1 ha. De plus, l’idée d’espace<br />

annexe privatif avait été valorisée deux ans plus tôt, avec, dans le cadre de la<br />

loi Strauss, les mesures en faveur des jardins ouvriers.<br />

Quant à l’« espace libre », il renvoie sous ce terme à un débat d’alors. Le<br />

réserver à l’immeuble, selon Magne et Moreau, c’est-à-dire la cour d’entrée<br />

ouverte vers la rue telle qu’elle découle des idées de Bonnier et Hénard, restera<br />

assez peu suivi, à l’aune du nombre de réalisations qui, ponctuellement,<br />

adopteront cette typologie. Le Musée social, protagoniste important de cette<br />

question, se prononce d’ailleurs contre le « boulevard à redans » de Hénard et<br />

opte pour des espaces libres publics.<br />

l’ abstraction progressive<br />

des « espaces libres » et de la « nature »<br />

Le Musée social crée en effet en 1908 une section d’hygiène urbaine et rurale<br />

pour s’occuper de tout ce qui intéresse la vie familiale des travailleurs :<br />

habitations, jardins ouvriers, espaces libres, alimentation. A ses début, elle ne<br />

se consacrera en fait essentiellement qu’à la question des espaces verts 51 . En<br />

juin 1909, elle lance une « enquête sur les espaces libres en France et à<br />

l’étranger ainsi que sur les cités-jardins et les parcs urbains » 52 . L’année<br />

suivante, le Musée social suscite ainsi la création de la Société française des<br />

espaces libres et terrains de jeux, animée par Robert de Souza, et publie une<br />

conférence de Georges Risler sur « les espaces libres dans les grandes<br />

villes ». Elle reprend les recommandations de Juillerat, qui préconisait le jardin<br />

de proximité et le parc pour lutter contre la tuberculose.<br />

En fait, ces deux dispositifs complémentaires vont faire l’objet d’un débat<br />

d’ordre à la fois hygiéniste et esthétique autour des idées de ville développées<br />

au cours de la première décennie du XX e siècle. L’une des questions que<br />

posent les espaces libres dans la ville est celle de leur taille et de leur<br />

répartition : éparpillement diffus de petits squares ou concentration en quelques<br />

grands parcs ? Les tenants de ceux-ci s’inscrivent dans une réflexion engagée<br />

depuis quelques décennies par les partisans de vastes « poumons » pour<br />

50<br />

Ernest Moreau, in Bulletin Municipal Officiel, Paris, n° 290, 25 octobre 1907. Cité par Charles Lucas,<br />

Les Habitations à bon marché en France et à l’étranger, Paris, éd. Librairie de la Construction Moderne,<br />

1912 (nouvelle édition revue par Will Darvillé). Ce texte reprend les conclusions de Juillerat.<br />

51<br />

D’après Jean-Pierre Gaudin, L’Avenir en plan, technique et politique dans la prévision urbaine, 1900-<br />

1930, Seyssel, éd. du Champ Vallon, 1985.<br />

52<br />

S. Magri, op. cit.


31<br />

Paris, mais sont aussi influencés par la tradition américaine du « park-system »<br />

inaugurée par l’architecte paysagiste Frederick Law Olmsted 53 . En France,<br />

c’est l’urbaniste paysagiste et jardinier Jean-Claude Nicolas Forestier (1861-<br />

1930), polytechnicien de formation et conservateur des promenades de Paris,<br />

qui reprend cette notion et propose en 1906, dans un ouvrage marquant 54 , de<br />

relier, les différents espaces verts, en les envisageant sur l’ensemble de<br />

l’agglomération.<br />

Deux sortes de terrains rendent ces derniers possibles et contribuent à nourrir<br />

le débat sur leur affectation et leur localisation : ceux des îlots insalubres à<br />

exproprier et ceux de l’enceinte, zone des fortifications déclassées après la<br />

guerre de 1870. L’expropriation pour cause d’utilité publique, telle que définie<br />

par la loi, est trop onéreuse pour les municipalités, qui pourront peu l’appliquer<br />

en vue de « faciliter la construction d’habitation entourées d’espaces libres » 55 .<br />

Le problème du relogement est également un frein. Aussi les « îlots<br />

insalubres » resteront-ils d’actualité encore à la fin des années 1950, avec une<br />

idée de « curetage » concernant notre sujet comme on le verra.<br />

Dans ces conditions, la question sur les « espaces libres » a été<br />

essentiellement polarisée sur l’aménagement des anciennes enceintes de la<br />

ville et, par-delà, sur leur rôle face à l’extension de la ville. Initialement soulevée<br />

par rapport à l’assainissement de l’immeuble et à l’implantation des<br />

équipements collectifs le complétant, elle s’est vu ainsi implicitement changée<br />

d’échelle, pour passer à celle des limites de la ville, et non plus de l’unité de<br />

résidence. Changement d’échelle du logement à l’urbanisme en train de se<br />

constituer comme discipline, mais aussi début de l’abstraction, puisque<br />

« espace libre » restera le terme générique désignant les vastes espacements<br />

laissés entre les immeubles hauts des périphéries, au nom des principes du<br />

Mouvement moderne. Tous se passe comme si ces espaces libres, vides et<br />

sans échelle domestique, représentaient l’aboutissement d’un processus<br />

radicalisant peu à peu, de l’immeuble à la ville, l’hygiène urbaine de l’habitat,<br />

alors que celle-ci avait d’abord été envisagée à partir de la cour, sous un angle<br />

non seulement sanitaire, mais aussi sécuritaire, éducatif et esthétique.<br />

Ce sera l’un des thèmes majeurs des modernistes que de se focaliser sur<br />

l’aération et l’ensoleillement de la « rue-corridor » (comme la nomme<br />

notamment Le Corbusier) confinant l’air et portant ombre. Jugé trop timide sur<br />

ce point, le règlement sanitaire de 1902 a été poussé à évoluer plus<br />

53<br />

Olmsted traça Central Park à New-York en 1857, inspirant ensuite d’autres villes (Boston, Philadelphie,<br />

St Louis,...), puis développa sa théorie des parcs vers 1870. Elle connut un grand succès à l’exposition<br />

universelle de Chicago (1893), ville qui présentait depuis une trentaine d’années un étalement où<br />

s’immisçait la verdure.<br />

54<br />

Jean-Claude Nicolas Forestier, Grandes villes et systèmes de parcs, Paris, Hachette, 1906, réédité par<br />

Ifa-Norma, collection Essais, 1997.<br />

55<br />

Souhait de A.-A. Rey, in « La Ville hygiénique de l’avenir », Technique sanitaire et municipale, 1913,<br />

p.175, d’après J.P.Gaudin, op.cit. Sur le coût des expropriations, voir Maurice Halbwachs, Les<br />

Expropriations et le prix du terrain à Paris (1860-1900), Paris, E.Cornély et C ie , 1909 (thèse de doctorat<br />

de ce sociologue durkheimien).


32<br />

radicalement (par exemple par les architectes H. Sauvage, F. Jourdain, puis A.<br />

Lurçat ou G.H. Pingusson) vers le principe du « prospect H = L » 56 . La rue,<br />

pensée en coupe, y devient une largeur à proportionner à la hauteur des<br />

immeubles qui la bordent, mais qui seront ainsi portés à s’en reculer.<br />

Ce recul consécutif aux immeubles hauts, pour ne pas encaisser la rue, conduit<br />

finalement à la supprimer dans ses formes constitutives. La création d’<br />

« espaces libres » entre elle et les immeubles, ainsi que l’avance le Mouvement<br />

moderne, n’est pas réellement conçue dans cette perspective : elle est plutôt la<br />

résultante d’un raisonnement qui, de l’hygiénisme urbain, passe surtout, après<br />

1928, à l’idée d’économie foncière par des bâtiments à emprise limitée grâce à<br />

la grande hauteur 57 .<br />

Le dilemme des Modernes entre la rue-outil (supposant de rapprocher les<br />

immeubles de la rue pensée en galerie technique comme dans la « rue future »<br />

de Hénard) et la rue ensoleillée (supposant de les en écarter) a penché de fait<br />

en faveur de celle-ci. Pour autant, l’ espace résiduel entre rue et immeuble ne<br />

constituait pas un espace voulu intermédiaire. La promotion privée des années<br />

1960-1970, encline en ville aux barres hautes en retrait, mettra d’ailleurs des<br />

plaques indiquant « propriété privée» pour conférer un statut compréhensible à<br />

ces vides en pied d’immeuble.<br />

Alors que la question de l’articulation entre ville et logement est happée par la<br />

notion d’« espace libre » chez les Modernes et tend à l’abstraction d’un vide<br />

isotrope entourant des immeubles ponctuels, elle a pour référence la spatialité<br />

villageoise dans une tendance opposée. L’opposition de deux tendances, dans<br />

l’entre-deux-guerres, n’est pas revendiquée en tant que telle, c’est une lecture<br />

actuelle d’analystes qui reconfirme la distinction récurrente entre<br />

« progressistes » et « culturalistes » 58 . On peut néanmoins déceler une<br />

opposition de cet ordre dans le débat des années 1920 autour de la « citéjardin<br />

», dont les premiers sont les adversaires et les seconds les thuriféraires.<br />

Par rapport à la genèse de la notion d’ « espace intermédiaire », si les<br />

progressistes ont changé d’échelle et abstrait les « espaces libres » qui en<br />

constituaient une amorce, les culturalistes ont quant à eux contribué à une<br />

autre abstraction : celle de la Nature.<br />

La verdure représente en fait pour l’habitat collectif urbain l’une de ses<br />

principales quêtes de complément extérieur, mais un tel complément s’avère<br />

plus symbolique qu’effectif, voire mythique et conjuratoire. L’idée de nature, que<br />

56<br />

Cette règle est rendue obligatoire par le Règlement sanitaire départemental de 1937, puis par le<br />

Règlement national d’urbanisme (décret du 30 novembre 1961, art. 16).<br />

57<br />

La Loi Loucheur de 1928, inaugurant en France la production massive du logement, la crise<br />

économique issue de 1929 et le 3 ème Congrès international d’architecture moderne à Bruxelles (1930) sur<br />

le thème du « lotissement rationnel » ont contribué à l’émergence de l’immeuble haut.<br />

58<br />

La distinction d’idéologies « progressistes » (c’est-à-dire visant à faire évoluer et progresser les<br />

conceptions vers un progrès basé sur des idées de modernité) et « culturalistes » (c’est-à-dire visant à<br />

perpétuer des valeurs et des dispositifs vus caractéristiques d’une culture toujours active) correspond à<br />

celle qu’a proposée Françoise Choay, L’Urbanisme, utopies et réalités, Paris, éd. du Seuil, 1965.


33<br />

ne suffit pas à évoquer le maigre parterre d’une cour d’immeuble, est renvoyée<br />

vers les grands parcs, dans une moindre mesure vers les jardins ouvriers 59 ,<br />

comme on l’a vu, mais plus encore vers ce nouvel idéal promu par Ebenezer<br />

Howard (1850-1928) : la cité-jardin.<br />

Dès 1903 pour ce qui est de la France, le juriste Georges Benoît-Lévy (1880-<br />

1971), ébloui par les premières réalisations de Letchworth, s’en fait l’apôtre le<br />

plus efficace, en créant l’Association des cités-jardins de France et en<br />

multipliant les conférences et les publications 60 . Il déclarera : « que ce soit par<br />

la Cité-Jardin ou par la Cité Linéaire, ou par les deux combinées, nous ne<br />

pourrons donner une nouvelle vigueur à nos pauvres races de citadins<br />

dégénérées, qu’en les mettant plus près de la nature. Mulford Robinson dit : ‘’<br />

les parcs sont les cathédrales de la cité moderne ’’. Réservons les parcs dans<br />

nos anciennes villes, mais surtout plaçons nos villes nouvelles dans des parcs,<br />

créons nos villes parmi les champs. Transportons, suivant Proudhon, la ville à<br />

la campagne. » 61 . Joseph Proudhon aurait-il précédé Alphonse Allais comme<br />

auteur de ce fameux aphorisme ? Toujours est-il que Benoît-Lévy fait de la<br />

mise en relation de l’habitat avec une véritable nature un ailleurs mythique, qui<br />

ne saurait être réalisé que par des cités nouvelles sorties de la ville.<br />

Les premières étaient composées en majorité de maisons individuelles avec<br />

chacune son jardin sur l’arrière de leurs parcelles et son jardinet d’agrément sur<br />

l’avant, articulé à des espaces publics hiérarchisés. Ce faisant, elles,<br />

réalisaient, par leurs formes et échelles graduelles, des qualités d’espaces<br />

intermédiaires avant la lettre, mais sans qu’aucun discours n’explicite alors de<br />

telles intentions. Tout se passe comme si, inscrites dans une évocation<br />

villageoise qui faisait encore sens, elles allaient sans dire.<br />

A partir de la fin des années 1920, la conjoncture entraîna une évolution des<br />

cités-jardins vers la rationalisation et la densification. Pour Henri Sellier, qui<br />

mène l’Office public d’habitations du département de la Seine, « il va sans dire<br />

que cette orientation nouvelle a laissé rigoureusement intactes les<br />

préoccupations qui, initialement, étaient à la base de son intervention.<br />

Construction de maisons collectives, ne signifie pas obligatoirement diminution<br />

des espaces libres par rapport au nombre de logements. Cette formule signifie<br />

seulement la réduction de la surface de la voirie par logement et par<br />

conséquent, des frais d’aménagement de viabilité ; étant entendu qu’aux petits<br />

espaces libres individuels, qui dans l’autre hypothèse étaient annexés à la<br />

maison, sont substitués des espaces libres à intérêt et usage communs, de telle<br />

59<br />

Installés en particulier sur les anciennes fortifications de Paris, après la guerre de 1870, ils ont été<br />

officialisés dans le cadre de la loi Ribot de 1908, prévoyant notamment la création de sociétés de jardins<br />

ouvriers avec des dégrèvements fiscaux. Auparavant l’abbé Jules Auguste Lemire (1853-1928), élu<br />

député en 1893, avait fondé en 1896, pour promouvoir ceux-ci, la Ligue du Coin de terre et du Foyer.<br />

60<br />

Georges Benoît-Lévy, La Cité-jardin, 3 tomes, Paris, 1904-1911. Voir aussi Les Cités-jardins<br />

d’Amérique.<br />

61<br />

Georges Benoît-Lévy, « Souhaits de bienvenue » à la Compaña Madrileña de Urbanización exposant<br />

les réalisations des principes de Cité Linéaire (proposés par Arturo Soria y Mata de 1882 à 1894) à la<br />

section « Cité Moderne » du Premier congrès international de l’Art de construire les Villes, Gand, 1913.


34<br />

façon que la surface du terrain couvert soit réduite dans la proportion ou<br />

s’accroît le volume d’espace occupé.» 62 . L’idée de Nature s’estompe désormais<br />

au profit d’une justification purement comptable de la surface d’ « espaces<br />

libres », notion moderniste qu’elle rejoint alors.<br />

hygiène, vide social<br />

et prolongements mythiques<br />

Les origines de la problématique des espaces intermédiaires ont été cherchées<br />

à partir de trois enjeux dialectiques de conception de l’habitat collectif urbain :<br />

définir une relation entre ville et logement, compenser la disparition de la<br />

maison, définir une unité de résidence.<br />

Pour l’immeuble de rapport, sa relation à la rue repose essentiellement dans les<br />

décennies au tournant du XX e siècle sur la règle de l’alignement, sans qu’un tel<br />

contact direct, en l’absence de tout espace intercalaire, traduise une manque<br />

d’articulation privé/public. Cette articulation est en fait réalisée à l’intérieur de<br />

l’appartement (traversant à deux travées parallèles) par la bande avant de ses<br />

pièces de réception en enfilade le long de la façade sur la rue, à laquelle<br />

s’ajoute la saillie de bow-windows en encorbellement sur elle. On ne peut, à<br />

cette époque, parler de prémices d’espaces intermédiaires entre la rue et<br />

l’immeuble que dans deux cas : celui du trottoir public, valorisant la voie par des<br />

arbres et du mobilier urbain et contribuant à l’assainissement par son<br />

élargissement ; celui, plus particulier, de l’immeuble à cour d’entrée privée,<br />

dans quelques réalisations des Fondations philanthropiques et de l’assistance<br />

publique mais un peu plus dans des immeubles bourgeois. Un tel espace qui<br />

s’est révélé ambigu est à comprendre surtout comme un dispositif conciliant<br />

des exigences d’hygiène et d’apparence à la fois pour l’immeuble et la rue :<br />

c’est à ce titre qu’on peut dire qu’il sert d’intermédiaire.<br />

Cette relation dialectique est particulièrement marquée dans le logement social<br />

naissant, sans pour autant être opérée par un espace entre rue et immeuble.<br />

Dépourvu de bow-windows et de cour sur l’avant, il a des façades planes aux<br />

baies peu généreuses pour des raisons d’économie et d’absence d’ostentation,<br />

et même par volonté d’une certaine coupure sociale. Sur ce plan, il s’agit<br />

d’isoler sans enfermer, ainsi que de clore sans contredire l’exigence d’ouverture<br />

à l’air et à la lumière. La résolution dialectique de ces dilemmes passe par<br />

l’introversion sur un espace central en cœur d’îlot et par l’interruption du front<br />

bâti en pourtour, fendu de larges brèches assurant la salubrité sans permettre<br />

la vue et le passage, hormis l’unique porche d’accès. C’est dans ce dispositif en<br />

« îlot ouvert » qu’il faut trouver alors une articulation spatiale entre rue et<br />

immeuble ; il caractérise tout particulièrement, en France, la typologie des<br />

habitations à bon marché réalisées par les offices publics.<br />

62<br />

Henri Sellier, Réalisations de l’office public d’habitations du département de la Seine, Strasbourg,<br />

EDARI, 1933. H. Sellier est alors administrateur-délégué de l’office, ainsi que conseiller général de la<br />

Seine et maire de Suresnes.


35<br />

L’importance qu’y a prise la cour au tournant du siècle, du fait de son<br />

agrandissement réglementaire progressif et de la polarisation spatiale qu’elle<br />

induit, est quelque peu paradoxale. Cet espace potentiellement collectif s’est vu<br />

vidé, non seulement de ses risques d’insalubrité, mais aussi de ses pratiques<br />

sociales. Ne résultant plus alors pour l’essentiel que d’un calcul drastique de<br />

surface minimale et de l’alignement, tendant même à être supprimée par son<br />

ouverture vers la rue, la cour devient moins primordiale. La réflexion qu’elle<br />

suscitait se déplace vers la question des « espaces libres » posée à l’échelle de<br />

la ville, dont l’extension et le besoin de desserrement se font cruciaux et<br />

stimulent l’essor de l’urbanisme. Celui-ci dans sa tendance hygiéniste la plus<br />

radicale, visera même à faire disparaître à la fois la cour et la rue, en laissant<br />

l’immeuble flotter dans un vide isotrope et abstrait.<br />

A l’inverse de cette conception qu’on dira moderniste ou progressiste, un<br />

courant culturaliste, s’inscrivant notamment dans la mouvance du catholicisme<br />

social et de la philanthropie, s’avère plus attentif aux échelles intermédiaires,<br />

d’un point de vue social et spatial. En sont déjà un indice les notions de<br />

« transition » (Foucher de Carrel), puis de « prolongement » (Cheysson). Chez<br />

ce dernier nous avons noté trois thématiques relatives au logement pensé dans<br />

des relations avec l’extérieur. Elles ne relèvent pas seulement de<br />

l’assainissement physique et moral ainsi que souvent souligné, mais aussi de la<br />

compensation de qualités propres à l’habiter en maison, tel que l’avaient connu<br />

les ouvriers avant de venir vers la ville. Face à l’inéluctable habitat collectif, le<br />

souci de faire retrouver des qualités de maison correspond bien à l’idéalisation<br />

de la cité-jardin. On le décèle aussi dans les propositions de Cheysson :<br />

continuation de la rue jusqu’au seuil du logement, jardin résidentiel complétant<br />

les jardinières de fenêtres, services communs à l’instar d’une communauté<br />

villageoise. Mais, en dehors de quelques réalisations des Fondations et des<br />

cités-jardins de la première génération qui les concrétisent pour partie, ces trois<br />

thématiques du prolongement (sur la rue, sur une évocation de la nature, sur<br />

une idée de collectivité) trouvent alors peu de traduction dans l’habitat social.<br />

Elles se révéleront néanmoins à l’avenir constamment à l’œuvre, avec une<br />

dimension mythique, dans la quête des espaces intermédiaires<br />

Hormis la typologie minoritaire de l’immeuble à cour d’entrée, la liaison<br />

graduelle de la rue au cages d’escalier n’a pas été recherchée dans les HBM.


36<br />

Le fait de laisser la desserte de l’immeuble en plein air correspond plutôt à une<br />

volonté d’aération maximale.<br />

Les équipements collectifs, tels que proposés par les Fondations, se limiteront<br />

après elles, dans les HBM 63 , essentiellement à des équipements liés à<br />

l’enfance (santé, jeux, crèche et école dans les plus grandes opérations). Avec<br />

l’individualisation — très progressive — des salles d’eau, même les<br />

équipements d’hygiène, comme les bains-douches, les lavoirs ou les séchoirs<br />

communs, finiront par disparaître.<br />

On pourrait dire des équipements et des espaces verts plus réalisés dans le<br />

domaine public qu’au sein des ensembles d’habitation, qu’ils ont tendu, en<br />

voyant privilégiés le jeu et l’éducation de l’enfant, à se confondre plus ou<br />

moins : le square et l’école, avec sa cour de récréation plantée d’arbres,<br />

représentent en fait des prolongements majeurs de l’habitat urbain.<br />

Les espaces verts urbains, aux vertus à la fois hygiéniques, agréables et<br />

socialisantes, sont à voir par-delà d’abord comme de modestes traduction de<br />

l’idée de Nature : alors que la ville du XIX e siècle appréciait dans la densité des<br />

qualités de vie urbaine, dont le paradigme pourrait tenir au passage couvert,<br />

selon W. Benjamin, celle du XX e naissant recherche le desserrement, avec pour<br />

idéal mythique et littéralement utopique le contact avec la nature, tel<br />

qu’hypostasié par les culturalistes au travers des premières cités-jardins. Cette<br />

quête, nécessairement réductrice dans sa concrétisation et tournée vers une<br />

idée de relation plutôt individuelle à la nature, restera l’un des vecteurs forts<br />

dans la genèse des espaces intermédiaires. Les équipements collectifs, quant à<br />

eux beaucoup moins mythifiés, demeureront également peu réalisés, en<br />

comparaison de ce qu’ils avaient représenté dans les expériences<br />

philanthropiques initiales.<br />

Tous ces compléments du logement correspondent en effet à des services et à<br />

des qualités que celui-ci ne peut alors assurer individuellement, en raison de<br />

leur coût, et c’est sous cet angle programmatique qu’ils étaient alors<br />

essentiellement pensés. Dans la mesure où il n’était pas souhaité que des<br />

pratiques aient lieu dans les parties communes et espaces extérieurs des<br />

ensembles d’habitations, il n’est pas étonnant qu’aucune dimension sociale<br />

autre que celle des vertus civilisatrices n’ait été associée aux prolongements du<br />

logement.<br />

Pour autant, la question du lien social au sein même de l’unité de résidence<br />

n’était pas absente de la réflexion des idéologues de l’habitat. Vers 1900, le<br />

63<br />

En cas de coursives extérieures, elles ne sont jamais côté rue, mais côté cour. En outre, elles sont<br />

extrêmement rares. Après les « balcons-dégagements » de l’immeuble de la Société des logements<br />

populaires hygiéniques (Bd Bessière, Paris 17 ème , L. et A. Feine arch., 1911), les HBM de la Ville de<br />

Paris, seulement pour des programmes analogues de petits logements, ne réaliseront des coursives que rue<br />

Boyer (Paris 20 ème , Berry et Malot arch., 1914-1922) et boulevard Sérurier (Paris 19 ème , J. Walter et B.<br />

Thierry arch., 1914-1923 ; coursives découpées en tronçons courts).


37<br />

renoncement à la mixité sociale des programmes, déjà souligné auparavant 64 ,<br />

indique que les constructeurs ont pris conscience que les habitants ne la<br />

souhaitaient pas. Par-delà, cela signifie que l’homogénéité sociale ainsi<br />

recherchée correspondait à des relations harmonieuses, relations que les<br />

penseurs du logement chercheront constamment à saisir pour mieux définir<br />

l’unité de résidence. La définir dans sa taille, en tant qu’unité opérationnelle<br />

(découpage et phasage des ensembles, surtout lorsqu’ils deviendront<br />

importants, à partir de 1920), mais aussi du point de vue des pratiques sociales<br />

et de l’espace censé les permettre.<br />

Après que le couloir d’immeuble ait été proscrit et la cour vidée de ses<br />

pratiques populaires, tout se passe comme si les idéologues de l’habitat social<br />

voulaient les réinventer, essentiellement à partir d’équipements collectifs<br />

civilisateurs. L’abandon rapide de ceux-ci renvoie alors la recherche des<br />

dispositifs propices à l’harmonie de la résidence vers la mythologie de l’espace<br />

fédérateur. Celle-ci a été surtout nourrie par l’utopie sociétaire, modèle rejeté et<br />

seulement rémanent auprès de certains concepteurs portés à affirmer une<br />

spatialité communautaire. En outre, le début du siècle est marqué par des<br />

conflits sociaux, en décalage avec l’idée de promouvoir une sociabilité paisible<br />

dans l’habitat collectif.<br />

A la même époque, la sociologie, la géographie humaine et l’écologie urbaine<br />

investissent les notions de milieu, de solidarité, de communauté et de<br />

voisinage. Ces notions, à même d’aider à donner un contenu social aux<br />

programmes d’habitat collectif, interpelleront progressivement leurs acteurs,<br />

d’autant plus qu’elles ont des implications sur l’espace, ainsi que nous allons le<br />

voir.<br />

64<br />

Cf. notes 24 et 25. A signaler aussi que des réalisations de l’Assistance Publique (Paris 14 ème , Square<br />

Delambre, Azière arch., 1908-1913 ; avenue du Maine , 1914, et rue Daguerre, 1921, Rous arch.)<br />

assemblant des HBM et des immeubles de rapport, ne constituent pas des opérations de mixité sociale,<br />

mais des montages rentables.


38<br />

communauté et<br />

unité de résidence


39<br />

l’idée de communauté<br />

dans les sciences humaines naissantes :<br />

échelle intermédiaire et relations sociales<br />

Après les projets de l’utopie communautaire fouriériste et leurs effets mythiques<br />

ou repoussoirs selon les cas, les Fondations philanthropiques avaient ramené<br />

l’idée de communauté résidentielle à des préoccupations de services collectifs,<br />

d’éducation à la civilité et de contrôle plus ou moins mutuel. Les programmes<br />

d’habitat s’en tiennent à ces visées, d’ailleurs minorées ensuite, au temps des<br />

Offices d’HBM, sans chercher davantage de fondements sociaux à l’unité de<br />

résidence formée de facto par le regroupement d’habitants dans un même<br />

ensemble. Au tournant du siècle, différents courants de la sociologie<br />

s’intéressent pour leur part à la notion de communauté. A divers titres, certains<br />

d’entre eux finiront par avoir des incidences sur la conception de l’habitat<br />

collectif, dans ses formes de groupement et ses espaces communs,<br />

essentiellement après la seconde guerre mondiale en ce qui concerne la<br />

France.<br />

Le développement, via diverses approches, de ce qu’on pourrait appeler une<br />

sociologie des communautés a contribué en effet à faire prendre<br />

progressivement conscience de relations sociales de proximité pouvant<br />

impliquer l’habitat. Entre l’individu et l’abstraction de la « société », une telle<br />

sociologie s’intéresse aux forme de groupement intermédiaire et aux liens qui<br />

les sous-tendent. Elle met en évidence des relations plus interactives et plus<br />

complexes que celles associées à la hiérarchie sociale et à la division du<br />

travail, en prenant en compte des dimensions spirituelles et symboliques, et en<br />

s’attachant notamment aux pratiques de solidarité et d’échange. Elle conduira à<br />

s’interroger non seulement sur la structure des communautés, mais aussi sur<br />

leur taille et leur espace.<br />

L’idée de communauté se fonde d’abord sur l’opposition de deux échelles<br />

sociales.<br />

L’origine de cette opposition est le plus souvent rapportée au philosophe et<br />

sociologue allemand Ferdinand Tönnies (1855 -1936) et à la célèbre distinction<br />

qu’il introduit en 1887 : celle de la « société » (Gesellschaft) et celle de la<br />

« communauté » (Gemeinschaft) 65 . Mais on pourrait la faire remonter au moins<br />

à Jean-Jacques Rousseau. Il avait déjà opposé la « grande ville » et la « petite<br />

ville », distinction renvoyant selon lui à celles de liberté/contrainte,<br />

culture/nature et théâtre/authenticité.<br />

L’interrogation sur les relations sociales et les questions morales qu’elles<br />

soulèvent, se développe au XIX e siècle, dans le contexte de deux mouvements<br />

inverses. D’une part, la réduction de la famille à une famille nucléaire, plus ou<br />

65<br />

F. Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft. Abhandlung des Communismus und des Socialismus als<br />

empirische Culturformen, Leipzig, 1887.


40<br />

moins confondue avec l’idée de ménage et de sphère d’intimité ; d’autre part,<br />

l’essor de la société industrielle. Ces deux tendances ne sont pas<br />

indépendantes, comme nous l’avions vu avec Tocqueville, parmi les premiers à<br />

déceler le repli individualiste comme conséquence de l’avènement de la<br />

démocratie dans une telle société, ou chacun peut profiter des opportunités et<br />

des bienfaits de la modernisation.<br />

La dissociation entre l’individu et la société de masse a pour corollaire le déclin<br />

de la vie publique et des espaces où elle a lieu. Dans ces conditions, ont pu se<br />

développer des idéologies anti-urbaines et la nostalgie des communautés<br />

villageoises ainsi que des maisonnées, telles qu’il en avait existé à la<br />

campagne, mais aussi dans les villes anciennes.<br />

En France, à la fin du XIX e siècle, le médecin et sociologue Gustave Le Bon<br />

(1841-1931) contribue à cette pensée, en particulier au moment de l’Exposition<br />

Universelle de 1889. Il publie à cette occasion Premières civilisations, ouvrage<br />

qui complète implicitement celui de l’architecte Charles Garnier 66 et qui apporte<br />

un éclairage à l’idée de communauté, en prenant du recul et en la relativisant<br />

par étude d’autres sociétés que la nôtre. Il a notamment travaillé sur les<br />

civilisations arabes et hindoues. A ce regard bienveillant, mais évidemment<br />

ambigu, sur les communautés primitives s’oppose le constat inquiet de la<br />

montée d’une société industrielle massive et anonyme — « la foule » — ,<br />

donnant lieu à un nouvel ouvrage (Psychologie des Foules, 1895). Cette<br />

approche, qui sur son ensemble distingue société civilisée et foule a sans doute<br />

été influencée par des concepts de Tönnies. On retiendra de ceux-ci, en<br />

simplifiant, que la « communauté » est une forme de vie sociale marquée par<br />

des liens profonds, qualifiés d’organique et de « naturels » (famille, amitié, foi,<br />

morale, solidarité, enracinement dans la nature). La « société » quant à elle,<br />

plutôt « mécanique » et « virtuelle », se caractériserait par une vie sociale<br />

externe où règnent les rapports contractuels 67 .<br />

Dès 1889 également, Emile Durkheim (1858 -1917) reprend explicitement la<br />

distinction de Tönnies, mais avec une idéalisation inverse, aboutissant à<br />

inverser aussi sa terminologie, en avançant l’évolution des premières vers les<br />

secondes, avec une idée de progrès. Il oppose en effet les sociétés<br />

traditionnelles reposant sur une « solidarité mécanique » (faible différenciation<br />

entre les individus et forte cohésion par la participation au tout dans les<br />

communautés archaïques) aux sociétés à « solidarité organique » (division du<br />

travail social, avec avènement de la personne dans un individualisme<br />

moderne).<br />

De Rousseau à Durkheim, on peut noter comme une propension à une<br />

opposition quelque peu manichéenne entre deux formes de société, mais aussi<br />

66<br />

Charles Garnier, architecte de l’Exposition universelle de Paris en 1889, avait dirigé la reconstitution de<br />

maisons traditionnelles représentatives de différents pays exposants et publie, avec A. Amman,<br />

L’Habitation humaine, Paris, Hachette, 1892.<br />

67<br />

La distinction faite par Tönnies traduit une certaine nostalgie de temps idylliques, selon une tradition du<br />

romantisme allemand qu’on pourra déceler aussi chez G. Simmel (1858-1918) et O. Spengler.


41<br />

deux échelles (villageoise/urbaine, vicinale/massive, artisanale/industrielle),<br />

associée à des valeurs antagoniques. Ainsi s’engagerait la problématique de la<br />

distinction et des liens entre micro- et macrosociologie.<br />

L’opposition trop duale et idéologique de deux types de société ne pouvait<br />

qu’amener à s’interroger sur l’existence de relations plus complexes et de<br />

formes sociales intermédiaires. Il en va de même pour le classement<br />

typologique, déjà opéré par Le Play autour des types de famille chez les<br />

ouvriers européens, vers lequel s’oriente Durkheim en voulant mettre en<br />

évidence des « espèces sociales » 68 .<br />

Les critiques retiennent ainsi de Durkheim essentiellement son rationalisme et<br />

son positivisme inspiré d’Auguste Comte. Pourtant, son approche est plus<br />

dynamique qu’il n’y paraît. Même teintée de progressisme saint-simonien, la loi<br />

d’évolution des sociétés qu’il propose n’en indique pas moins la prise de<br />

conscience d’une notion de passage, d’une époque à une autre, notion donc<br />

d’abord temporelle avant d’intéresser plus tard la conception de l’espace.<br />

Une autre notion, qui s’avérera tout aussi importante pour celle-ci, dans sa<br />

quête de dispositifs intermédiaires et des relations qu’ils induiraient, est celle<br />

des liens de « solidarité », notamment quand ils sont vus « organiques », selon<br />

le terme que Tönnies, puis Durkheim prennent à la biologie.<br />

Depuis Descartes, les mathématiques constituaient le modèle dominant<br />

d’intelligibilité. Après les découvertes de Claude Bernard et de Pasteur, après<br />

les thèses évolutionnistes de Darwin, la biologie offre un nouveau modèle,<br />

aussi bien pour l’urbanisme et des courants architecturaux 69 que pour les<br />

sciences sociales. Plus exactement, sciences sociales et sciences de la nature<br />

se forment en s’empruntant mutuellement des notions et des modèles. Ainsi la<br />

sociologie de Herbert Spencer (1820 -1903), qui inspire pour partie celle de<br />

Durkheim, puise dans la biologie les notions d’ « organisme » et d’ « évolution »<br />

pour envisager la société comme une « totalité » vivante, marquée par l’<br />

« interdépendance des phénomènes sociaux ». Elle va même jusqu’à admettre<br />

une véritable homologie entre les « structures » et « fonctions » sociales et les<br />

structures et fonctions biologiques 70 .<br />

Le philosophe Henri Bergson (1859 -1941), condisciple de Durkheim, se réfère<br />

également à la nature organique pour proposer une notion générale de vie, qui<br />

serait « transition d’une espèce à une autre ». En ce qui concerne l’Homme, à<br />

partir d’une distinction entre un « moi superficiel » et un « moi profond » 7<br />

1<br />

annonçant l’inconscient chez Freud, il oppose la vie pratique tournée vers le<br />

monde extérieur, conventionnelle et inscrite dans un temps quantitatif, et la vie<br />

intérieure, dynamique spirituelle et créatrice, inscrite dans un temps qualitatif. A<br />

68<br />

Dans ses Règles de la méthode sociologique, publiées en 1895.<br />

69<br />

L’organicisme sous-tend nombre de théories urbanistiques ainsi que l’ « architecture organique ».<br />

70<br />

Dans Principes de sociologie, trois volumes écrits de 1870 à 1896.<br />

71<br />

Dans Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889.


42<br />

ce titre, elle appelle une expérience de la « durée », qu’il définit comme « une<br />

croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un<br />

présent qui empiète sur l’avenir », ou bien encore comme l’ « unité d’une<br />

pluralité de devenirs hétérogènes qui s’interpénètrent ».<br />

Bergson s’affirme ainsi comme le penseur du changement et du mouvement.<br />

Le changement, comme transformation, et non pas succession, comme<br />

altération continue d’un état à un autre 72 . Le mouvement dans l’espace, comme<br />

passage et progression continue d’un point à un autre 73 . On retiendra tout<br />

particulièrement sa définition d’ensemble : « enchaînement d’une variation<br />

qualitative […], la transition est l’essence même du mouvement et du<br />

changement ».<br />

Bergson a donc joué un rôle important dans le fait de reconsidérer l’espace par<br />

rapport au mouvement et au temps. C’est ce que semble penser Michel<br />

Foucault : « est-ce que ça a commencé avec Bergson ou avant ? L’espace<br />

c’est ce qui était mort, figé, non dialectique, immobile. En revanche le temps<br />

c’était riche, fécond, vivant, dialectique » 74 . On notera ainsi que les termes<br />

« prolongement » et de « transition », appliqués plus tard à des notions<br />

d’espace, sont employés par Bergson à propos du temps et du mouvement 75 .<br />

Dans l’<strong>introduction</strong>, nous nous étions demandé si des mots comme « espace<br />

intermédiaire » et « espace de transition » recouvraient la même notion. La<br />

réflexion de Bergson incite à les distinguer : le premier correspondrait à une<br />

approche statique de l’espace proprement dit, avec ses qualités le rendant<br />

intermédiaire du point de vue de l’échelle, du statut et du caractère<br />

(privé/public, intérieur/extérieur, fermé/ouvert, sombre/clair, …). Le second<br />

renverrait quant à lui à une notion dynamique, celle du passage, d’un espace à<br />

un autre, avec une transition atténuant leur opposition.<br />

La pensée dialectique sur l’espace n’aura un impact auprès de certains<br />

concepteurs, surtout parmi ceux formés aux alentours des années 1970,<br />

qu’après les travaux de G. Bachelard et H. Lefebvre. Au moment où Bergson<br />

l’initie, il est peu sur le devant de la scène intellectuelle. Au début du siècle, la<br />

pensée qui domine l’étude de la société française est celle de la sociologie<br />

officielle professée par l’école de Durkheim. Elle stimule, en réaction, des<br />

approches voulues autres, comme celles des géographes, des disciples de Le<br />

Play et des ethnologues. Elles permettront d’affiner les conséquences prêtées à<br />

la division du travail et les oppositions durkheimiennes (individu/société,<br />

communautés organiques/fonctionnelles) en les relativisant, en dégageant<br />

72<br />

Vois Matière et création, 1891, et L’évolution créatrice, 1907.<br />

73<br />

Voir La pensée et le mouvement, 1934.<br />

74<br />

In Hérodote, n° 1, 1976. Cité par A. Alvarenga et J. Maltcheff, « L’espace social, nouveau<br />

paradigme », in Espaces et Sociétés, n° 34-35, juillet-décembre 1980.<br />

75<br />

Rappelons néanmoins des occurrences antérieures de ces termes, déjà envisagés par rapport à la<br />

conception de l’habitat ouvrier : « prolongement » de la rue (Picot, Cheysson), « transitions », entendues<br />

dans un sens à la fois spatial et temporel par Foucher de Carell, soucieux du passage de la vie rurale à la<br />

vie urbaine. Cf. notes 3 et 27.


43<br />

d’autres critères et échelles de groupement social, en les rapportant à l’espace,<br />

en mettant en évidence des relations interactives entre les groupes et<br />

l’entremise de sous-groupes qu’elles peuvent appeler.<br />

Paul Vidal de la Blache, fondateur des Annates de Géographie, incite en 1903 à<br />

« comprendre quelles ont été dans le pays les relations de la nature et de<br />

l’homme », introduisant ainsi la géographie humaine. Dans la préface de l’Atlas<br />

général, il précise qu’il a « cherché à noter le rapport avec le lieu » et à « saisir<br />

une relation avec le sol ». Ainsi, il semble, par l’approche qu’il inaugure, avoir<br />

été l’un des premiers à envisager les liens concrets (qu’il nomme « relations »<br />

ou « rapports ») entre des pratiques et des espaces formant alors des « lieux ».<br />

En outre, croiser des données physiques et humaines lui permet d’avancer des<br />

notions de « région », « contrée » et « milieu » qui impliquent des différences<br />

et des emboîtements d’échelles, question majeure dans la formation de l’idée<br />

d’espace(s) intermédiaire(s).<br />

Elisée Reclus (1830-1905) s’inscrit dans la mouvance de la géographie<br />

humaine naissante, avec une perspective qui reflète pour partie son<br />

attachement à l’anarchisme. Ce libertaire remet en particulier en cause la notion<br />

de « frontière », dont selon lui la définition administrative ne correspond pas aux<br />

réalités des terrains et des usages observés. Il développe ainsi une « écologie<br />

sociale » 76 , et ce avant l’ « écologie urbaine » de l’Ecole de Chicago.<br />

Toujours au tournant du siècle, les continuateurs de Le Play mettent aussi en<br />

avant, de même que la géographie humaine, l’importance de ce qu’ils nomment<br />

des « milieux locaux » et les « solidarités » qui s’y développent, essentiellement<br />

à l’échelle de la commune, mais aussi de l’usine. En cela, leur point de vue ne<br />

diffère pas totalement de celui de Durkheim croyant à l’inéluctable logique des<br />

regroupements professionnels.<br />

Par ailleurs, le groupe qui s’est constitué autour de F. Le Play opère en 1885,<br />

soit trois ans après la mort de ce dernier, une scission emmenée par H. de<br />

Tourville (1842-1903) et E. Demolins (1852-1907). Estimant impossible de<br />

mener, comme le pensaient leur maître et une partie de ses disciples 77 , un<br />

projet à la fois réformateur et scientifique, ils privilégient ce seul objectif, en<br />

fondant la Société de la science sociale et la revue du même nom.<br />

Leur approche élargit la traditionnelle observation leplaysienne de la famille,<br />

resituée dans son ensemble social d’appartenance. Pour cela, ils proposent<br />

une nomenclature des faits sociaux, que Demolins envisagera en terme<br />

d’interaction, sur la base de son concept de « répercussions sociales ». Un tel<br />

concept, ainsi que sa critique de la « famille-souche » comme forme idéale de<br />

la stabilité sociale, sont en grande partie le fruit des observations de terrains<br />

qu’il effectue aux Etats-Unis. Il publie ainsi, en 1897, De la supériorité des<br />

Anglo-saxons, dans lequel il met en avant le modèle de la « formation<br />

76<br />

Notamment dans L’Homme et la terre, 1908.<br />

77<br />

Par exemple, le premier directeur du Musée social et Emile Cheysson (cf. notes 30 et 36).


44<br />

particulariste », celui où chaque enfant est mis en situation de fonder une<br />

famille grâce à l’éducation. La même année, les américains, en la personne de<br />

C. Wright, s’inspirent à leur tour de la méthode leplaysienne d’enquête<br />

perfectionnée par P. du Maroussem (1962-1937), pour constituer le Board of<br />

Trade, observatoire de la consommation ouvrière.<br />

Ainsi se nouent des liens entre les sociologies française et américaine,<br />

qu’avaient d’abord esquissés Tocqueville et C. Jannet 78 notamment, puis plus<br />

tard l’américaniste Paul Rivet et Maurice Halbwachs. On admet généralement<br />

que c’est surtout ce dernier qui a fait découvrir l’Ecole de Chicago en France en<br />

publiant des articles dans les années 1930. Avant qu’elle contribue à faire<br />

évoluer la pensée sur l’homme et la société, cette question était au début du<br />

XX e siècle, marquée pour l’essentiel par l’opposition entre les approches<br />

bergsonienne et durkheimienne. La première, qui porte déjà en elle la<br />

compréhension dynamique et dialectique des rapports au temps et à l’espace<br />

telle qu’elle s’affirmera dans les années 50-60 avec un rôle majeur pour notre<br />

sujet, est a son époque marginalisée par la prévalence de la seconde.<br />

Celle-ci, à l’inverse, repose sur une conception qu’on pourrait dire statique : elle<br />

cherche à établir sur un mode causaliste et classificatoire des faits sociaux,<br />

supposés pouvoir faire l’objet d’une science et de catégories universelles<br />

abstraites.<br />

Cette idée d’une « science » sociale n’a pas seulement à voir avec le modèle<br />

inspirateur que représente alors la biologie. Elle s’inscrit aussi dans le long<br />

débat sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, intervenue finalement le 9<br />

décembre 1905, la laïcisation prêtant au développement de références<br />

scientifiques. Pour autant, elle ne s’est pas coupée d’une tradition de pensée<br />

héritée de Le Play, sociologie française émergente relevant à la fois de la<br />

science, de la morale, de l’éducation et de l’action politique.<br />

Dès ses études d’ingénieur (Polytechnique, puis les Mines), Frédéric Le Play<br />

multipliait les voyages d’étude et manifestait l’ambition de fonder une science<br />

sociale basée sur des méthodes d’observation, monographique et sur le terrain,<br />

des familles ouvrières. Imprégnée de catholicisme social, sa démarche de<br />

connaissance scientifique est en fait indissociable du devoir de patronage qu’il<br />

prône avec pour visée la stabilisation de la société par la moralisation de la<br />

famille. L’intérêt de ses travaux ayant été rapidement repéré par l’ Etat, il s’est<br />

alors efforcé constamment de mener de front le développement d’une véritable<br />

école de pensée sociologique et une carrière de haut fonctionnaire, lui<br />

permettant d’être le théoricien de la Réforme sociale, selon son ouvrage publié<br />

en 1864, mais aussi de mettre en œuvre différentes actions en ce sens.<br />

Avec Le Play s’était ainsi amorcée une sociologie voulue opératoire pour les<br />

politiques, telle qu’on la reverra plus tard en France, notamment avec Economie<br />

78<br />

C. Jannet (1844-1894), disciple de Le Play, a publié en 1876 Les Etats-Unis contemporains.


45<br />

& Humanisme (fondé par L.-J. Lebret) et queques uns de ceux qu’on peut<br />

considérer dans sa mouvance (P.-H. Chombart de Lauwe ou L.Houdeville).<br />

Le rapprochement de la sociologie naissante avec la politique de l’habitat, elle<br />

aussi naissante, s’opère plus particulièrement dans le cadre du Musée social. A<br />

sa création, en 1894, il était animé par des continuateurs de Le Play, membres<br />

de la Société d’économie sociale, mais aussi pour certains de la Société<br />

française des H.B.M. 79 . Il s’était donné pour mission générale l’étude des<br />

questions sociales dans une perspective d’intervention réformatrice, avec pour<br />

orientation majeure la moralisation. Le terme de « musée » indiquait d’ailleurs<br />

que celui-ci se voulait le conservatoire des valeurs à montrer et à préparer.<br />

Moraliser la vie sociale impliquait deux volets d’action — assainir, puis<br />

éduquer — avec l’habitat comme l’un des vecteurs de cette moralisation.<br />

Destinée essentiellement aux ouvriers, elle vise d’abord à en faire régresser<br />

des pratiques considérées comme faisant obstacle à la diffusion des bonnes<br />

mœurs. Or, la sociabilité populaire étant traditionnellement tournée vers les<br />

extérieurs de l’habitation (rue, café,…), l’inculcation des codes bourgeois a<br />

conduit, à l’opposé, à valoriser le confort, l’intimité et l’indépendance des<br />

intérieurs, avec si possible pas plus de deux logements par palier. L’expérience<br />

des équipements résidentiels, telle que tentée par les fondations<br />

philanthropiques, n’ayant pas été poursuivie dans les H.B.M., on peut dire que<br />

l’apprentissage de la société bourgeoise par le biais de l’habitat s’est traduit,<br />

sans que cela soit paradoxal, par l’empêchement des relations sociales dans<br />

ses parties communes intérieures et extérieures. Plus largement, on avancera<br />

que l’action civilisatrice visait pour une fois le temps et l’espace entre le travail<br />

et le logement, les pratiques et les lieux « intermédiaires » étant associés à la<br />

marginalité, à l’interlope et au sporadique. Il faut noter que la crainte de<br />

pratiques échappant à la claire bipolarisation habiter/travailler va de pair avec la<br />

diminution du temps de travail accordée progressivement par la législation 80 .<br />

Les réflexions du Musée social par rapport au logement proprement dit, peu<br />

développées, ne différent pas vraiment de celles de la SFHBM et de la<br />

Fondation Rothschild. Il est vrai qu’on y retrouve certains de leurs<br />

administrateurs ainsi que des médecins, architectes et ingénieurs ayant œuvré<br />

auprès d’elles. Mais surtout, les principes d’hygiène, combinés à des dispositifs<br />

de plan transposés pour partie de l’appartement bourgeois, sont alors<br />

suffisamment consensuels pour ne pas devoir être débattus. Par contre,<br />

79<br />

A la création du Musée social, on trouve notamment le comte de Chambrun, Jules Simon, Pierre de<br />

Maroussem, E. Cheysson, G. Picot et Jules Siegfried. Celui-ci y préside la section d’hygiène urbaine et<br />

rurale créée en 1908. Outre les trois derniers cités, on y retrouve notamment Charles Gide (théoricien du<br />

mouvement coopératif), le Dr. Juillerat, des hommes politiques et réformateurs sociaux (P. Strauss, A.<br />

Rendu, G. Bechmann, L. Bourgeois, G. Riesler), l’apôtre des cités-jardins G. Benoit-Lévy, des architectes<br />

spécialistes du logement (E. Cacheux, L. Ferrand, A.-A. Rey), des théoriciens de l’espace urbain (L.<br />

Bonnier, E. Hénard , D.A. Agache, J.Greber) et d’autres architectes qui fonderont la Société française des<br />

urbanistes en 1913.<br />

80<br />

Lois de 1900 (journée de 10h), puis de 1919 (journée de 8 h) et de 1936 (semaine de 40 h et congés<br />

payés).


46<br />

l’espace public qui apparaît fortement impliqué par le projet de « réforme<br />

social », mobilise davantage le Musée social : sa section d’hygiène urbaine et<br />

rurale créée en 1908, s’y intéresse tout particulièrement, avec des positions<br />

différentes comme on l’a vu, et c’est dans ce domaine que l’influence des<br />

sciences sociales se fait le plus sentir. Les architectes sont cependant surtout<br />

fixés comme on l’a vu, sur la question des « espaces libres » et des « espaces<br />

verts », au moment où la réaffectation de l’ancienne zone des fortifications<br />

accélère leur prise de conscience d’un nouvel enjeu : l’urbanisme. C’est dans le<br />

développement de cette discipline théorique et pratique qu’on lit alors le mieux<br />

l’influence des sciences humaine auprès du Musée social, les idées de<br />

« réforme urbaine » et de « réforme sociale » se mêlant fortement.<br />

L’urbanisme naissant est d’abord marqué par le concept de « fonction » que la<br />

sociologie durkheimienne transpose elle-même, de la biologie 81 . Cela signifie<br />

dans son cas, que la forme de la ville doit être mise en correspondance avec<br />

ses fonction 82 . Celles-ci étant principalement ramenées aux « fonctions<br />

politiques, religieuses, intellectuelles ou économique de la grande ville », les<br />

urbanistes négligeraient alors de « s’attacher au côté notamment social du<br />

problème, c’est-à-dire la question de l’habitation », comme le remarque l’un<br />

d’eux 83 .<br />

Les notions de « milieu local », de « contrée » et de « région », proposées par<br />

la géographie humaine ainsi que sa pratique cartographique trouvent un écho<br />

chez les urbanistes dans leurs réflexions sur le « zonage » et l’organisation de<br />

la ville selon des schémas concentriques ou polynucléaires. Mais elles ne les<br />

sensibilisent pas immédiatement aux relations du social et du spatial ainsi<br />

qu’aux différentes échelles et à leur articulation. Il faudra attendre plus<br />

particulièrement Gaston Bardet. De même, c’est aussi à la géographie humaine<br />

que l’architecture et l’urbanisme doivent l’élargissement de la question du<br />

« logement » à celle de l’ «habitat » 84 , mais sans qu’une telle extension se<br />

traduise concrètement et à l’échelle domestique dans les réflexions de la<br />

section d’hygiène urbaine et rurale du Musée social.<br />

La pensée urbanistique développée par cette section est finalement plus en<br />

prise avec la sociologie durkheimienne, dont elle partage la même vocation :<br />

celle d’être à la fois une science et une morale. Pour les architectes urbanistes,<br />

ce double objectif se traduit pas une idée d’assainissement général de la ville,<br />

81<br />

Auparavant, un ouvrage, qui sera souvent cité, avait déjà proposé un rapprochement de la sociologie et<br />

de l’urbanisme sous les auspices de la biologie : Jean Izoulet, La Cité Moderne. Métaphysique de la<br />

Sociologie, Paris, Alcan, 1895 (2 ème édition).<br />

82<br />

Une telle idée est encore exprimée par Marcel Poëte en 1925. Il pense qu’on ne peut « séparer l’aspect<br />

que représente une cité de ses conditions de vie économique et sociale, car la fonction crie l’organe et, en<br />

l’espèce, la physionomie est la résultante de ses conditions d’existence ; en d’autres termes, sa forme<br />

exprime sa nature propre ». M. Poëte, Une vie de cité, Paris de sa naissance à nos jours, Paris, Auguste<br />

Picard, 1925.<br />

83<br />

Ce constat lucide, mais tardif, d’un architecte du Musée social est de D.-A. Agache, La remodélation<br />

d’une capitale, aménagement, extension, embellissement, Paris, Société coopérative d’architecte, 1932.<br />

84<br />

D’après le dictionnaire Robert, le terme géographique d’habitat est employé pour l’habitation humaine<br />

à partir de 1907.


47<br />

pas seulement physiologique et technique mais associé à son embellissement.<br />

C’est en ce sens que l’urbanisme peut se revendiquer « art urbain »,<br />

contribuant à l’ « art social » 85 . La réforme urbaine culturaliste s’intéresse en<br />

particulier à l’esthétique de la rue, suivant une sorte d’« haussmannisme<br />

amélioré » 86 , avec le propos d’inculquer le goût du beau.<br />

Le rôle éducatif que se donne la sociologie est encore plus net. Il s’inscrit dans<br />

le contexte de transformation de l’école publique instaurée depuis Jules Ferry.<br />

Dans sa Lettre aux instituteurs de 1883, il les invitait à enseigner aux enfants<br />

« ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins<br />

universellement acceptées que celle du langage et du calcul […], morale que<br />

nous avons reçu de nos pères et que nous nous honorons de suivre dans les<br />

relations de la vie ». Ce lien de l’enseignement et de la morale fait que, à côté<br />

de théoriciens de l’école et de sa réforme sociale comme Ferdinand Buisson, la<br />

sociologie française se définit d’abord comme la science des mœurs et de leur<br />

éducation. Ainsi le sociologue Lucien Lévy-Bruhl (1857-1934) publie en 1903<br />

La morale et la science des mœurs 87 , alors qu’Emile Durkheim donne à la<br />

Sorbonne un cours en dix-huit leçons, qui seront éditées sous le titre de<br />

L’éducation morale. Il en donne les trois préceptes : « l’esprit de discipline,<br />

l’attachement aux groupes sociaux et l’autonomie de la volonté » 88 . Tocqueville<br />

avait déjà, on s’en souvient, avancé des conditions analogues pour que<br />

réussisse la vie en société démocratique : « ordre », « autonomie » et nécessité<br />

de « corps intermédiaires ». Mais la notion d’ « attachement aux groupes<br />

sociaux » était trop abstraite pour être reprise par les architectes et urbanistes.<br />

En outre, au Musée social, la section d’hygiène urbaine et rurale, présidée par<br />

Jules Siegfried, restait quelque peu marquée par ses positions 89 : conjurer le<br />

socialisme et s’opposer à toutes formes d’habitat supposées propices à son<br />

développement.<br />

La cité composée de maisons individuelles, avec pour idéal la cité-jardin selon<br />

Benoit-Lévy, était le seul mode de groupement à privilégier, la « maison<br />

collective […], type factice », n’étant admise que comme « nécessité<br />

85<br />

L’ « art social », d’abord associé au logis, avait été prôné sous ce terme par J. Proudhon en 1875.<br />

J. Lahor (pseudonyme littéraire du Dr Cazalis) répond encore à cette idée en 1902 (dans Les habitations à<br />

bon marché et un art nouveau pour le peuple) au moment où elle est étendue à la ville et à ses<br />

manifestations. C’est pas exemple en 1903 qu’est créé le Salon d’automne.<br />

86<br />

Selon l’expression critique de Gaston Bardet, « vingt ans d’urbanisme appliqué », in L’Architecture<br />

d’aujourd’hui, n° 3 (10 ème année), mars 1939. L’intérêt pour la rue, manifesté dans les travaux de L.<br />

Bonnier et E. Hénard (cf. note 44) correspond aussi à la traduction française du Städtebau de Camillo<br />

Sitte (1889) par l’architecte genevois Camille Martin en 1902, qui y ajoute un chapitre sur la rue.<br />

87<br />

On retrouve encore cette définition de la sociologie chez P. Bureau, La science des mœurs, <strong>introduction</strong><br />

à la méthode sociologique, Paris, Blond et Gay, 1923.<br />

88<br />

Emile Durkheim, L’éducation morale, cours de sociologie (1902-1903) à la Sorbonne, Paris, éd. Alcan,<br />

1925.<br />

89<br />

Jules Siegfried (1837-1922), industriel protestant venu de Mulhouse dont il admirait la cité ouvrière de<br />

J. Dollfus ; il s’en inspire dans des réalisations en tant que député-maire du Havre. Il fut l’un des<br />

fondateurs de la SFHBM et proposa en 1892 une loi, adoptée le 30 novembre 1894, relative aux HBM, où<br />

l’encouragement à la maison individuelle en accession est très présent.


48<br />

inéluctable », comme l’avait déclaré Siegfried en 1892. Au sentiment qu’un<br />

compromis (solution « intermédiaire ») était à trouver entre l’impossible<br />

généralisation du pavillon et la fatalité de l’immeuble s’ajoutait au début du<br />

siècle une certaine remise en question des valeurs de Le Play : fonder<br />

l’harmonie sociale sur la « famille-souche » était notamment contesté par<br />

Demolins, qui se référait à des formes communautaires observées aux Etats-<br />

Unis.<br />

En France, la notion de communauté avait plutôt été associée, dans la tradition<br />

leplaysienne, à la communauté paroissiale. Aussi, malgré le contexte de<br />

séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’idée de communautés laîques, autres que<br />

liées au monde du travail et de l’économie (corporations, syndicats,<br />

coopératives, associations philotechniques), restait difficile à appréhender.<br />

Alors que Hegel avait proposé de distinguer, dans la société civile, la sphère de<br />

la vie professionnelle et la sphère de la vie domestique, celle-ci n’est pas mise<br />

en évidence par la sociologie française, qui en énonce plutôt les conditions<br />

morales. Ainsi, Durkheim met en avant l’exigence de solidarité.<br />

C’est avec la Grande Guerre qu’une telle exigence va prendre corps auprès des<br />

architectes et urbanistes, notamment chez ceux qui, avec d’autres<br />

personnalités concernées par la reconstruction des régions dévastées,<br />

constituent La Renaissance des Cités, association créée en 1916 et dite<br />

d’ « entraide sociale » 90 . L’urbanisme de plan et de composition à grande<br />

échelle va ainsi être amené à s’intéresser à des échelles humaines plus<br />

tangibles, où espaces et pratiques trouveraient des liens. Une échelle<br />

intermédiaire entre le logement et la ville va très progressivement en France,<br />

être de plus en plus conviée : celle de « solidarité locale », proposée par la<br />

sociologie et la géographie humaine française.<br />

l ’ « u n i t é d e v o i s i n a g e » ,<br />

u n e n o t i o n c o m m u n e<br />

à l a s o c i o l o g i e e t à l ’ u r b a n i s m e<br />

En France, le développement de l’urbanisme, en tant que théorie et pratique,<br />

mais également celui de la sociologie urbaine, connaissent à partir de l’entredeux-guerres<br />

une influence américaine, celle que l’on peut affilier à l’Ecole de<br />

Chicago. Elle concerne notre sujet dans la mesure où cette Ecole, après avoir<br />

elle-même réinterprété des idées allemandes et françaises, a vu réimportées en<br />

Europe ses notions de « voisinage », en particulier celle d‘ « unité de<br />

voisinage », adoptée conjointement par les universitaires et par les urbanistes.<br />

90<br />

Outre des personnalités comme G. Risler, R. Dautry ou M. Poëte, on retrouve notamment dans cette<br />

association des architectes fondateurs de la Société française d’urbanisme (D.-A. Agache, M. Auburtin,<br />

L. Jaussely) et d’autres comme L. Bonnier, F. Jourdain et même Le Corbusier.


49<br />

Le contexte américain se prêtait à dégager une telle notion. A la fin du XIX e<br />

siècle, l’importance des flux d’immigration à Chicago interpelle les sociologues<br />

et contribue largement à l’Ecole du même nom, créée en 1898 par le Dr William<br />

Isaac Thomas (1863-1946). Il développe une approche du contexte social dans<br />

la totalité de ses dimensions et s’intéresse aux différences de « situation ».<br />

Robert Ezra Park (1864-1944) devient ensuite la figure la plus marquante de<br />

l’Ecole de Chicago, où il entre en 1913. Formé à Harvard, puis à Berlin par G.<br />

Simmel, il a d’abord été journaliste pendant une dizaine d’années, période dont<br />

il garde une prédilection pour les études ethnographiques. Il propose en 1907<br />

d’appliquer le concept d’ « interaction » aux relations sociales. L’interaction, qui<br />

suppose des « formes naturelles de communication » et des « distances<br />

sociales », est la condition pour qu’un groupe se définisse dans l’espace et<br />

dans le temps. Park cherche ainsi à caractériser des modèles d’association<br />

sociale.<br />

Parmi ces formes d’association, il en est une qui mobilisera particulièrement la<br />

réflexion, jusqu’à influer sur celle des architectes : « le voisinage ». L’une de<br />

ses premières définitions américaines est due à Kellog, en 1909 91 : « le<br />

voisinage est un groupe intermédiaire entre la famille et la ville, dans ces<br />

organisations communautaires où les gens vivent par opposition aux<br />

organisations à finalité spécifique dans lesquelles ils travaillent ». D’autres<br />

auteurs proposent une définition associée à la notion de prolongement. Pour<br />

Taylor, « le voisinage doit être considéré comme un prolongement de la maison<br />

et de l’église et s’identifie étroitement aux deux » ; pour Wood il est « la forme la<br />

plus satisfaisante et la plus éclairée du prolongement social de la personnalité,<br />

de l’entrelacs et du réseau complexe d’interactions entre personnes ».<br />

Forme « intermédiaire » ou « prolongement », la notion de voisinage recèle<br />

d’emblée cette dimension à la fois sociale et spatiale qui la prédisposait à<br />

interpeller les architectes-urbanistes. Cette réappropriation du terme a en outre<br />

été facilitée par son flou, admis par Mac Kenzie lui même : « il est probable<br />

qu’aucun autre terme n’est employé de façon aussi vague ou avec un contenu<br />

aussi variable que le terme ‘’ voisinage ‘’, et bien peu de concepts sont plus<br />

difficiles à définir. Le mot a deux connotations générales : la proximité physique<br />

par rapport à un objet-repère donné ; la familiarité des relations entre gens<br />

vivant très près les uns des autres. » 92 .<br />

Un autre terme vague, contribuant à la confusion du social et du spatial ainsi<br />

qu’à son caractère opératoire, est celui d’unité. Si Wood voit dans le voisinage<br />

une « unité sociale » qu’il précise peu, Sanderson cherche à le distinguer de la<br />

communauté : « la communauté est la plus petite unité géographique<br />

d’organisation des activités humaines capitales ; […] le voisinage est le plus<br />

91<br />

Kellog, Charities and correction, 1909, cité par Roderick Mac Kenzie, « Le voisinage », in L’école de<br />

Chicago, naissance de l’écologie urbaine, présentation d’Y. Grafmeyer et I. Joseph, Paris, éd. du Champ<br />

urbain, 1979 (traduction de R.E. Park, E.W. Burgess et R. Mac Kenzie, The City, 1925).<br />

92<br />

Cité par R. Mac Kenzie, ibid.


50<br />

petit groupement associatif de familles à base territoriale ; il ne comporte pas<br />

d’organisation des activités.» 93 .<br />

Mais c’est finalement R. E. Park qui instaure en sociologie le terme d’ « unité de<br />

voisinage », dans un article de 1915 (La ville : proposition de recherche sur le<br />

comportement humain en milieu urbain). Après y avoir revendiqué d’emblée ce<br />

qui sera son domaine et deviendra « l’écologie urbaine », il décrit, d’après ses<br />

observations, comment les communautés et les groupes se distribuent dans<br />

l’espace de la ville, selon leurs appartenances sociales et culturelles. Il met en<br />

évidence des processus de regroupement, de filtrage et de ségrégation. Il<br />

avance alors la notion d’ « unité de voisinage », qui servirait de cadre aux<br />

différentes formes d’enracinement constatées, et souligne l’importance du<br />

« quartier », véritable milieu de vie à analyser sous un angle proprement<br />

écologique, sur le modèle des méthodes de l’écologie naturelle.<br />

La ville ainsi constituée est pour Park une mosaïque interactive d’aires locales<br />

en perpétuelle redéfinition. Ernest W. Burgess 94 cherche également, partir de<br />

l’agglomération de Chicago, à révéler la distribution spatiale des phénomènes<br />

sociaux, en caractérisant les tensions et les déséquilibres par observation<br />

directe et cartographie. Il propose ainsi, en 1925, une théorie sur la structure<br />

écologique des villes. Pour lui, la croissance urbaine procède par extension,<br />

succession et concentration. Le centre des affaires, en se développant, tend à<br />

recouvrir son pourtour, alors quitté par ses habitants aisés pour des quartiers<br />

résidentiels périphériques. Ces derniers se trouvent ainsi séparés du centre,<br />

selon ses termes, par une « zone de transition » instable et vouée à la<br />

dégradation progressive.<br />

Cette théorie de la croissance par cercles concentriques, qui sera contestée par<br />

Gaston Bardet mais inspirera pour partie la thèse de Chombart de Lauwe sur<br />

l’agglomération parisienne 95 , contribue à diffuser une vision de la ville initiée<br />

par Bergson ; son concept de « transition » y réapparaît, davantage lié à<br />

l’espace et à une idée d’échelles emboîtées, qui, plus réduites, finiront par être<br />

celles des abords de l’habitat.<br />

Au plan de la terminologie comme de l’exploitation opératoire par la conception<br />

urbanistique, l’«unité de voisinage » a eu dans l’immédiat un impact beaucoup<br />

plus fort aux Etats-Unis. Il est vrai qu’en outre l’Ecole de Chicago ne niait pas<br />

que « la solidarité du voisinage traditionnel englobait les réalités matérielles<br />

aussi bien que sociales. Le vieux bassin de natation, les collines et les arbres<br />

familiers, l’architecture et l’emplacement des bâtiments sont autant d’attaches<br />

93<br />

Idem.<br />

94<br />

Ernest W. Burgess (1886-1966), élève de W.-I. Thomas et professeur de 1916 à 1952, est au sein de<br />

l’Ecole de Chicago l’un des principaux représentants de l’écologie humaine.<br />

95<br />

Cette influence de Burgess est admise par P.-H. Chombart de Lauwe dans Un anthropologue dans le<br />

siècle, entretien avec Thierry Paquot, Paris, Descartes et Cie, 1996. Il aurait d’ailleurs souhaité que sa<br />

thèse soit dirigée par Maurice Halbwachs, qui a justement contribué à faire connaître l’Ecole de Chicago<br />

en France, notamment par l’article « Chicago, expérience ethnique », in Annales d’histoire économique et<br />

sociale, t.IV, Armand Colin, 1932.


51<br />

sentimentales au voisinage. L’individu s’identifie si étroitement à tous ces<br />

objets, familiers depuis toujours, qu’ils tendent à constituer une partie du ‘’moi<br />

élargi’’. » 96 .<br />

A partir de 1923, l’architecte et urbaniste américain Clarence-Arthur Perry<br />

(1872-1944), à la suite d’une étude pour le plan régional de New York, propose<br />

une unité spatiale de base pour la planification urbaine des espaces<br />

résidentiels. Il la nomme « neighborhood unit plan ». Son principe d’unité de<br />

voisinage, développé dans la publication d’un ouvrage en 1929, répond à deux<br />

préoccupations.<br />

La première est de définir des ensembles d’habitation à partir de leurs services<br />

de proximité liés à la vie quotidienne.<br />

La seconde entérine l’importance croissante de l’automobile et met en avant le<br />

problème de la sécurité des enfants se rendant à pied à l’école.<br />

Combinées, ces deux préoccupations conduisent Perry à placer les services et<br />

l’école au centre d’une aire protégée (« protected area ») de la circulation, mais<br />

aussi d’autrui, d’une certaine manière, puisque l’unité regroupe toutes les<br />

familles dont les enfants fréquentent l’école.<br />

Les critères que Perry fixe pour l’unité de voisinage sont :<br />

- nombre d’habitants à proportionner à la population nécessaire au<br />

fonctionnement optimal d’une école primaire. Sur la base d’une étude de<br />

l’agglomération new-yorkaise, Perry propose une fourchette entre 3000 et<br />

10000 habitants..<br />

- délimitation de l’unité par les voies de circulation en pourtour<br />

- répartition, sur l’ensemble de l’unité, d’un « système de parcs » et de zones<br />

de récréation représentant au moins 10 % de sa surface totale,<br />

- implantation centrale de l’école avec un rayon d’accès maximal de 400 m et<br />

des équipements publics, variables selon l’importance et le niveau de vie de<br />

la population (église, salle polyvalente, gymnase, piscine, bibliothèque, dans<br />

les cas les plus aisés, voire théâtre pour les grosses unités).<br />

- Implantation des commerces répondant aux besoins quotidiens en<br />

périphérie, de préférence au croisement des voies de circulation et en tout<br />

cas à la jonction de deux unités de voisinage. La distribution est ainsi<br />

facilitée, tout en respectant le principe de sécurité des piétons. 97<br />

On peut admettre que Perry est le premier à vouloir instaurer une terminologie<br />

et des normes pour un urbanisme basé sur des unités de voisinage.<br />

96<br />

R. Mac Kenzie, op.cit.<br />

97<br />

Pour plus de détail sur les propositions de C.-A. Perry, voir Waclaw Ostrowski, L’urbanisme<br />

contemporain, des origines à la Charte d’Athènes, Paris, C.R.U. 1968. Avant lui, c’est Maurice Barret,<br />

architecte-urbaniste, chargé de mission au Ministère de la reconstruction et de l’urbanisme, professeur<br />

d’urbanisme à Tulane University (U.S.A.), qui attribue la création de l’unité de voisinage à Perry dans<br />

Techniques et architecture, n°364, 1947 (« Urbanisme »).


52<br />

Cependant, ses idées étaient déjà bien esquissées et expérimentées avant lui<br />

aux Etats-Unis, avec en outre des influences européennes.<br />

Ainsi, dès 1917, Henry Atterburry Smith, proposait pour la classe ouvrière des<br />

ensembles en banlieue, refermés autour d’un grand parc interdit aux voitures,<br />

les garages étant laissés en périphérie extérieure (fig.4) 98 . Dans cette mise à<br />

l’écart de l’automobile alors en plein essor, on peut d’ailleurs voir la<br />

radicalisation d’une séparation piétons/véhicules déjà prônée bien plus tôt. En<br />

se limitant à la France, on pourrait citer comme précurseurs, d’abord Hector<br />

Horeau (1801-1872), puis Eugène Hénard et Tony Garnier.<br />

Dans la proposition de Perry, on retrouve aussi, bien évidemment, la tradition<br />

urbanistique américaine du « système de parcs », issue de Olmsted 99 . Enfin,<br />

on y reconnaît, si l’on veut revenir à la situation française, l’importance que le<br />

Musée social accordait au jeu et à l’éducation de l’enfant. Il se confirme que<br />

l’espace de l’enfant (l’école et le terrain de jeux) a constitué une première<br />

entrée majeure dans la question des « prolongements du logis », comme les<br />

appellera Le Corbusier. La séparation accrue de l’automobile se comprend<br />

alors plus particulièrement du point de vue de la sécurité de l’enfant.<br />

Même si lui-même les réélabore jusqu’en 1929, les principes théoriques de<br />

Perry connaîtraient, selon nombre de publications, leur première réalisation à<br />

Fairlawn (New Jersey), banlieue de New York à 30 km du centre, dans la cité<br />

Radburn, commencée en 1927 et stoppée par la crise deux ans après (fig.5).<br />

Son initiative revient à City Housing Corporation une société privée ayant<br />

acquis un terrain capable d’accueillir 25 000 habitants, en majorité employés à<br />

la City. Les architectes, Clarence Stein et Henri Wright, avaient prévu trois<br />

unités de voisinage de 7500 à 10 000 habitants, en les appelant aussi « unité<br />

scolaire », accessible dans un rayon pédestre de 800 mètres celle fois-ci. Autre<br />

différence avec Perry : les commerces occupent, avec l’école auprès d’eux, le<br />

centre de l’unité et prennent la place des équipements collectifs, pour lesquels<br />

des terrains sont réservés mais sans affectation précise ; les réalités<br />

économiques font évidemment modifier les principes théoriques.<br />

Dans les publications françaises de l’après-seconde guerre mondiale, on peut<br />

remarquer une étude comparative de Maurice Barret où il avance « l’influence<br />

considérable » de Radburn et affirme :<br />

« C’est la première ville au monde ayant mis en pratique la séparation du trafic<br />

des piétons et du trafic automobile. La rue corridor n’existe plus. Une nouvelle<br />

trame apparaît baptisée par ses auteurs le « super-block ». C’est l’amorce de<br />

l’unité résidentielle. La vie domestique s’inscrit dans une unité délivrée du bruit<br />

et des dangers de la rue avec, comme élément fédérateur, l’école, les terrains<br />

98<br />

Voir Richard Plunz, Habiter New York, la forme institutionnalisée de l’habitat new-yorkais 1850-1950,<br />

Liège, Mardaga, 1980.<br />

99<br />

Cf note 53.


53<br />

de jeux, la piscine, les espaces verts. Grâce au système de réseau circulatoire<br />

pour piétons, on marche dans la communauté sans jamais rencontrer une<br />

voiture automobile : des passerelles et des petits souterrains sont prévus aux<br />

points de croisement avec la route automobile. » 100 .<br />

D’un point de vue social, « l’amorce de l’unité résidentielle », ou encore « la<br />

communauté », n’est ici que piétonne, avec comme élément fédérateur la<br />

verdure et les équipements pour l’enfance. Par rapport aux idées du Musée<br />

social, la question de la sécurité a pris de l’importance ; elle est focalisée sur la<br />

voiture, mais elle a en fait, dans le contexte d’après-guerre, une résonance plus<br />

large. De même, la référence alors constante aux notions sans contenu social<br />

de « communauté » et d’ « unité de voisinage » relève d’une incantation<br />

humaniste, appelant à retrouver les valeurs perdues.<br />

Auparavant, Radburn avait été commentée un peu différemment, avec plus<br />

d’objectivité. Présentée par ses promoteurs comme « ville des temps<br />

motorisés », elle est effectivement montrée sous cet angle par L’Architecture<br />

d’Aujourd’hui, avec pour seule légende « rationalisation de la cité-jardin<br />

anglaise : classement des rues en rues d’automobiles et rues d’habitation » 101 .<br />

Ce bref commentaire affilie bien cette opération, dont les architectes viennent<br />

juste de réaliser pour la même City Housing Corporation, mais plus près de<br />

New York, dans Queens à Long Island, l’ensemble Sunnyside Gardens (1924-<br />

1928, fig.5), considéré aux Etats-Unis comme la première véritable cité-jardin<br />

en raison de sa promotion sociale 102 .<br />

Les architectes ont fait de Sunnyside l’opération de démonstration de leurs<br />

idées, référées aux principes de la cité-jardin, dont ils se revendiquent, un peu<br />

abusivement semble-t-il, les importateurs aux Etats-Unis. Clarence Stein et<br />

Henri Wright 103 sont en effet allés rencontrer Howard en Angleterre, avant de<br />

fonder avec Lewis Mumford (1895-1990) The Regional Planning Association of<br />

America, qui prétend diffuser le modèle howardien de la cité - jardin dans le<br />

pays.<br />

Les principes théoriques de Sunnyside sont :<br />

100<br />

Maurice Barret, chargé en 1947 d’un numéro spécial de Techniques et Architecture sur l’urbanisme.<br />

Voir note 97.<br />

101<br />

L’Architecture d’Aujourd’hui, 5 ème année, numéro 6, juin 1935, p. 85.<br />

102<br />

Bien auparavant, la référence, voire le terme de cité-jardin avaient déjà été conviés , mais pour des<br />

cités patronales (depuis Garden City de A.T. Stewart à Long Island en 1869) ou des lotissements privés.<br />

103<br />

Clarence Stein (1882-1975), architecte intéressé aux questions sociales, a réalisé dans cette perspective<br />

des études, des plans d’urbanisme et des opérations de logement dans l’agglomération new-yorkaise. Il a<br />

voyagé en Europe en restant principalement en France (1904-1910) où il fait ses étude d’architecture à<br />

l’Ecole des Beaux-Arts. Il participe au plan de l’exposition universelle de San Diego en 1915 et, après<br />

ses travaux pour la New York State Reconstruction Commission en 1919, exerce principalement dans cet<br />

état. Henri Wright (1878-1936), architecte et paysagiste, a notamment participé au plan de l’Exposition<br />

universelle de St Louis (1904) qui porte en germe celui de Radburn. Très impliqué dans Sunnyside, il y<br />

habitera, de même que Mumford.


54<br />

• Maillage régulier de voies en grille, avec distinction des avenues et des rues<br />

dans la tradition new-yorkaise et avec occupation des îlots ainsi définis par<br />

des Superblock à leur pourtour<br />

• Séparation piétons/auto, les maisons ayant une entrée arrière côté véhicule<br />

et la façade sur jardin.<br />

• Le park , d’un seul tenant au centre de l’îlot, est le fondement du voisinage.<br />

L’idée de favoriser ce dernier par un parc, préservé des rues par l’enceinte<br />

protectrice de l’habitat formant un bloc périmétrique, n’est pas nouvelle. New<br />

York la pratique depuis la fin du XIX e siècle, avec pour première opération<br />

emblématique Riverside Buildings (1890, fig.4). Dans cette réalisation<br />

philanthropique, l’espace central comporte des pelouses, des arbres, des<br />

fontaines, des jeux d’enfants et un kiosque à musique. La ville cherchera<br />

ensuite à systématiser le block et à l’agrandir, avec une longueur de 100 pieds<br />

et environ la moitié en largeur, en envisageant en 1901 de garder la propriété et<br />

l’entretien de l’espace vert central, de façon à attirer la promotion privée. Avec<br />

la prospérité des années 1920, la classe moyenne montante exige des<br />

appartements dont la qualité se rapproche des luxueux immeubles du centre.<br />

L’ancien Superblock philanthropique est alors transposé, dans des terrains un<br />

peu excentrés comme à Long Island, par la promotion privée, qui développe un<br />

type de programme dénommé Garden-Apartments. Le plan-masse en bloc<br />

complexifie quelque peu : les deux longues barres parallèles, encadrant le parc,<br />

se fractionnent en immeubles plus ponctuels et creusés en U par une cour<br />

ouvrant sur le parc commun, toujours associé à des vertus fédératrices (fig.4).<br />

Ainsi, les prospectus publicitaires de la première opération lancée la présente<br />

comme une « communauté d’appartements-jardins en coopérative » dont les<br />

membres, futurs copropriétaires, étaient « sélectionnés avec soin pour<br />

encourager au maximum la vie communautaire partagée par les habitants » 104 .<br />

Vie communautaire était un bien grand mot : Andrew Thomas, l’architecte qui a<br />

réalisé le plus ce genre de programme, ne voit finalement dans le vaste jardin<br />

central qu’ « un lieu de réunion, où les habitants des appartements sont invités<br />

à se promener. Ce but est atteint grâce à un système de circulation complet et<br />

grâce à des petits chemins pavés ou à des terrasses, où les gens peuvent<br />

s’asseoir dehors » 105 . Les Garden-Apartments représentent cependant un peu<br />

plus qu’un enclos agréable. Destinés à une sélection d’habitants de la classe<br />

moyenne désireux de devenir propriétaires, ils ont contribué, par leur<br />

homogénéité sociale et sa célébration, combinées à une typologie<br />

architecturale centripète, à la ségrégation urbaine, voire à amorcer, avec pas<br />

104<br />

Texte extrait d’un prospectus publicitaire de Queensboro Corporation pour Jackson Height, première<br />

opération d’appartements-jardin (1917-1918) à New York (Queens), G. H.Wells arch., d’après R. Plunz,<br />

op. cit.<br />

105<br />

Cité par R. Plunz, op.cit.


55<br />

encore autant de renferment sécuritaire, le phénomène devenu aujourd’hui<br />

celui des gated communauties.<br />

Sans aller jusque là, les Garden-Apartments, en Superblock autour d’un park,<br />

confirmeraient, comme l’avaient déjà suggéré les projets de Calland 106 , que la<br />

notion d’unité de voisinage s’est développée avec la copropriété, communauté<br />

de propriétaires ayant besoin de se refermer autour d’un parc valorisant,<br />

sécurisant, tenant à distance autant qu’il semble regrouper entre soi, sinon<br />

« parquer ». L’espace résidentiel commun, territoire symbolique ambigu d’une<br />

fédération unie par un statut, mais séparative, la propriété étant toujours perçue<br />

comme individuelle, cet espace donc aurait d’emblée eu à voir avec les enjeux<br />

que l’on retrouve aujourd’hui sous la « résidentialisation ».<br />

La citation précédente de A. Thomas invoque par ailleurs un « système complet<br />

de circulation ». Ce qu’il veut dire, c’est que l’espace intérieur de ses<br />

Superblock est dans la plupart des cas accessible aux voitures de leur<br />

habitants. Sur ce point, il diverge avec C. Stein, partisan de la nette séparation<br />

piétons/automobiles, dont il fait une condition majeure de l’unité de voisinage.<br />

Mais si Sunnyside respecte ce principe, Radburn l’applique de façon plutôt<br />

paradoxale. Ses encore nommés Superblocks, mais aussi Neighbourhood<br />

units, y sont devenus désormais des groupes d’une vingtaine de maisons<br />

jumelées et disposées de part et d’autre d’une impasse terminée en placette<br />

circulaire (fig.5).<br />

Cette composition évoque l’une des figures de Unwin, sans que Stein s’y réfère<br />

explicitement. Ce sont les principes de Howard qui l’ont intéressé, rappelons-le,<br />

et non pas les formes qu’en propose Unwin (fig. 3). Pourtant, ses principes sont<br />

bien mis à mal : l’espace central des unités de voisinage, a priori le plus<br />

fédérateur, en fait une voie distribuant les garages incorporés dans chaque<br />

maison et se terminant par une possibilité de demi-tour aisé, tandis qu’un étroit<br />

cheminement piéton forme bouclage extérieur en limites parcellaires (fig. 5) et<br />

mène à un parc commun à plusieurs unités, mais hors d’elles. La séparation<br />

avec la voiture est donc très relative et ce n’est pas en tout cas une mise à<br />

l’écart. L’automobile apparaît au contraire plutôt centrale au sens premier<br />

comme figuré, les promoteurs de cette « cité de l’âge motorisé » ayant bien<br />

perçu son rôle symbolique, mais aussi utilitaire dans cette lointaine banlieue de<br />

New York.<br />

La conception de Radburn, en faisant apparaître dans son argumentaire le<br />

terme d’ « unité de voisinage » peu après que l’Ecole de Chicago lui ait donné<br />

du retentissement par la publication de The City, peut passer pour une<br />

application immédiate de celle-ci. Clarence Stein, ouvert aux sciences sociales,<br />

a vraisemblablement connaissance des idées de R.E. Park, mais, pour autant,<br />

elles ne sauraient être considérées comme seule source de son projet. Ce<br />

dernier s’inscrit plutôt dans un processus de constitution et d’évolution d’une<br />

culture architecturale autour d’une typologie d’unité résidentielle développée<br />

106<br />

Cf notes 17 à 19.


56<br />

dans un contexte municipal, en fonction des situations sociales et conjonctures<br />

économiques successives.<br />

L’urbanisation de New York a majoritairement suivi la tradition du plan en grille<br />

à mailles rectangulaires oblongues. Pour les opérations sociales de grande<br />

taille d’un seul tenant sur l’une de ces mailles, l’implantation en bloc<br />

périmètrique créant un vaste espace central a été privilégiée dès la fin du<br />

siècle, avec l’idée que la verdure d’un parc et de terrains de jeu comme de<br />

sport pourraient fonder un sentiment de communauté résidentielle. Par rapport<br />

à la France, le choix de l’îlot de grande taille réglait de facto la question de<br />

l’hygiène, moins aussi fortement présente dès lors dans le discours.<br />

Ce socle idéologique, d’origine philanthropique, du parc fédérateur par son<br />

agrément et ses possibilité d’activités de détente, évolue avec la tendance<br />

progressive à dédensifier le Superblock, ainsi que le propose en particulier la<br />

promotion privée pour la classe moyenne, en l’associant à des intentions d’<br />

« appartements-jardins ». C’est dans ce terme que réside essentiellement la<br />

référence de Sunnyside à la cité-jardin, dont le pittoresque unwinien est<br />

totalement absent.<br />

Il semble plus généralement que le concept de cité-jardin n’ait pas eu la même<br />

interprétation en France et aux Etats-Unis. Du côté français, les partisans de la<br />

cité-jardin sont restés marqués par l’image qu’en avait promue G. Benoit-Lévy<br />

et par l’idéal leplaysien de la maison individuelle. On se rappelle que la<br />

première opération française baptisée « cité-jardin » est celle de Draveil (91,<br />

J.Walter arch.), réalisée en 1910 par la coopérative d’habitations « Parisjardins<br />

» dans le but de faire accéder à la propriété pavillonnaire par le système<br />

coopératif. Après la Grande Guerre, la première période de réalisations des<br />

cités-jardins par l’Office départemental d’HBM de la Seine continue à donner<br />

une place importante aux ensembles de maisons, désormais plus influencés<br />

par les figures d’Unwin (1863 -1940), dont Town Planning in Practice (1909)<br />

est traduit en 1923 sous le titre Etude pratique des plans de ville .<br />

Les architectes et urbanistes français regardent aussi vers les Etats-Unis, mais<br />

en gardant pour beaucoup la première vision donnée là encore par Benoit-Lévy<br />

dans les Cités-jardins d’Amérique, puis par Jacques Greber : parmi celles-ci, la<br />

réalisation américaine la plus montrée en France, en 1920, est Forest Hill<br />

Gardens, lotissement paysagé de cottages réalisé de 1908 à 1912 par une<br />

fondation philanthropique, le premier à déroger, par sa composition pittoresque<br />

en petits blocks (îlots) irréguliers, au plan en grille dominant New York. 107<br />

107<br />

Dans Art et Décoration, vol. XXXVI, 1919, pp. 56-64, l’article « cités-jardins et villes ouvrières aux<br />

E.-U. » est surtout consacré à Forest Hill Gardens construite par Russell Sage Fondation (architectes<br />

Frederick Law Olmsted Jr et Grosvenor Atterburry, formé à l’Ecole des Beaux-Arts), à partir de données<br />

de Jacques Greber. Celui-ci, dont le premier voyage aux E.U. remonte à 1910, est chargé en 1919 de<br />

diriger une mission auprès du Commissariat général aux affaires de guerre franco-américaines, sur<br />

l’architecture aux E.U. et sur ce qu’elle conserve de l’enseignement des Beaux-Arts. Il publie<br />

L’Architecture aux Etats-Unis, Paris, Payot, 1920, où il montre six cités ainsi que des appartements à<br />

services hôteliers. Il organise au Salon des Artistes français de 1921 une exposition d’architecture


57<br />

Mais cette réalisation hétérodoxe n’y a pas le même impact, si l’on en juge par<br />

le discours et les réalisations très différents des français. Comme s’il faisait<br />

allusion à celles-ci, Clarence Stein rappelle en 1920 : « la cité-jardin n’est pas<br />

une banlieue d’une ville existante. C’est une communauté autonome » 108 .<br />

Sunnyside, qu’il voulu emblème de cette conception, n’apparaît certes pas à la<br />

hauteur de cette ambition. Le terme de « communauté » y trouve néanmoins un<br />

sens. Au lieu de maisons individuelles avec chacune son propre jardin, il s’agit,<br />

dans cette opération comme dans d’autres à New York, d’ « appartementjardin<br />

», le jardin étant ici collectif, de même que le logement. L’appartement n’a<br />

aucun prolongement privatif extérieur, de type terrasse pouvant représenter un<br />

ersatz de jardin, comme il commence alors à être envisagé en France au<br />

travers de recherches typologiques nouvelle 109 .<br />

Si, dans des parties encore peu excentrées de l’agglomération new-yorkaise,<br />

des « cités-jardins », proposées avec succès aux classes moyennes, peuvent<br />

être entièrement collectives, alors que la production française ne peut s’y<br />

résoudre encore, c’est en raison du régime de la copropriété. Déjà instauré aux<br />

Etats-Unis, il ne le sera en France qu’à partir de la loi du 28 juin 1938,<br />

complétée par plusieurs lois et décrets entre 1954 et 1967. Aussi n’est il pas<br />

fortuit, que l’année 1922 en France connaisse à la fois une forte acuité de la<br />

crise du logement, deux congrès sur la copropriété comme solution a celle-ci,<br />

au moment où paraît un important bilan de sa pratique coutumière 110 , et des<br />

recherches typologiques pour concilier la maison et l’immeuble, dont celle de Le<br />

Corbusier destinée à ce nouveau statut comme on va le voir.<br />

La correspondance latente entre copropriété et unité de voisinage 111 pourra<br />

devenir plus réelle en France après la loi du 10 juillet 1965 : ce cadre juridique<br />

permettra à la promotion privée de proposer des copropriétés qui ne soient pas<br />

limitées aux seuls immeubles, notamment le programme de « résidence dans<br />

un parc » déjà valorisé, qui se voyait ainsi conforté.<br />

américaine, où l’on verra (Le Corbusier sans doute) notamment des travaux de Clarence Stein.<br />

108<br />

Rapport pour la New-York State Reconstruction Commission, extrait cité par S. Magri et Ch. Topalov<br />

Architecture et politique sociale, Europe-Etats-Unis, Paris, CSU, BRA, 1987.<br />

109<br />

En dehors du cas de l’Immeuble-villa de Le Corbusier, analysé plus loin et inauguré par un premier<br />

projet de 1922, cette année est aussi celle où H. Sauvage développe sa théorisation urbaine de<br />

l’immeuble-gradins (esquissée dès la rue Vavin en 1910). L’année après, L.C. Thomas, ancien<br />

collaborateur de Tony Garnier, publie dans le Manomètre un projet de « Maisons-jardins » en gradin<br />

exploitant une voie de recherche typologique amorcée par la Cité Industrielle.<br />

110<br />

Ch.-L. Julliot, Traité-formulaire de la division des maisons par étage et par appartements, Paris, éd.<br />

du Journal des notaires et des avocats, 1922 (2 ème édition remaniée et augmentée 1927).<br />

111<br />

Cette correspondance qu’instaure la promotion américaine est perçue en Europe : « groupés en<br />

associations de propriétaires, les habitants de ces quartiers souscrivent à un ensemble de servitudes<br />

constituées pour le bien commun et participent par une redevance annuelle aux frais d’entretien de<br />

l’ensemble. La rencontre des membres de l’association s’est faite sur des désirs et des exigences<br />

communs. L’esprit de communauté y trouve sa première justification Marcel Schmitz, La maison<br />

familiale, Bruxelles, éd. Famille et Jeunesse, sd (circa 1947), chapitre « Unités de voisinage ».


58<br />

Après la copropriété, l’autre paramètre important dans l’invention urbanistique<br />

de l’unité de voisinage tient à l’automobile, pour laquelle les situations<br />

américaine et française différent également dans les années 1920. La première<br />

est celle d’une production automobile déjà suffisamment développée, de même<br />

que les centres commerciaux nécessitant des parkings, pour que les<br />

promoteurs de Radburn puissent définir leur unité de voisinage avant tout<br />

comme « a motor-safe unit ». Dans la France juste sortie de la guerre et encore<br />

peu industrialisée, une telle définition n’y était cependant pas irrecevable par les<br />

architecte-urbanistes, acquis à l’ « air, lumière, verdure, circulation […], langage<br />

hygiéniste et circulatoire de la tradition de l’urbanisme français, dont le berceau<br />

avait été le Musée social et le patriarche Eugène Hénard » 112 . De fait, un projet<br />

comme celui primé au concours de 1919-1920 « Cité-jardin du Grand Paris »<br />

revendiquait avant tout « le pittoresque et la diversité des lotissements sans<br />

nuire aux grandes lignes nécessaires à une circulation facile » 113 . Mais, il faudra<br />

attendre les années 1950, c’est-à-dire après la seconde guerre mondiale, pour<br />

que des réalisations proposent des unités de voisinage basées sur la<br />

fonctionnalité d’un bouclage automobile extérieur traversant l’habitat autour<br />

d’un espace vert central 114 .<br />

En outre, dans le contexte humaniste de l’après-guerre, les notions de<br />

communauté basée sur la solidarité de voisinage et la proximité, telles qu’elles<br />

avaient été mises en avant pas l’Ecole de Chicago, connurent auprès de<br />

sociologues et d’urbanistes français un impact qu’elles n’avaient pas eu dans<br />

les années 1920. L’urbanisme en essor était alors plutôt marqué par les<br />

principe du zoning . D’origine allemande, ils avaient commencé à se diffuser<br />

d’abord au congrès international tenu à Londres un an après son Town<br />

Planning Act de 1909, puis aux Etats-Unis. George Burdette Ford les théorise<br />

en 1913 et les applique en 1919 au plan de zonage de New York 115 . Si un<br />

article de R.E. Park avance les notions de « quartier » et d’ « unité de<br />

voisinage » dès 1915, c’est dix ans plus tard qu’elle se voit consacrée par la<br />

publication collective de l’Ecole de Chicago, avec alors une interrogation sur<br />

l’origine réelle de cette publication. Compte tenu des études et expertises que<br />

lui confient des organismes publics, on peut en effet penser que ses travaux<br />

universitaires ont servi à légitimer la politique du zoning.<br />

112<br />

Francesco Passanti, « Le Corbusier et le gratte-ciel, aux origines du Plan Voisin », in J.-L. Cohen et H.<br />

Damisch (sous la dir. de), Américanisme et modernité, l’idéal américain dans l’architecture, Paris,<br />

EHESS – Flammarion, 1993.<br />

113<br />

De Rutté, Bassompierre, Sirvin et Payret-Dortail, in La Vie urbaine, n° 5, 1920.<br />

114<br />

La « Zone Verte » réalisée pour la reconstruction de Sotteville-les-Rouen est l’exemple français le<br />

plus abouti en ce sens. On remarquera que son architecte, Marcel Lods, avait effectué une mission<br />

d’étude aux Etats-Unis en 1945, mission commanditée par Raoul Dautry.<br />

115<br />

George Burdette Ford (1879-1930), architecte américain diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts (1904-<br />

1907), participe au congrès de Londres en 1910, publie The Scientific City en 1913 et créé aux E.U. le<br />

premier bureau d’études privé de planification urbaine juste après son plan de New York, il conçoit en<br />

1920, dans le cadre de la coopération franco-américaine pour la reconstruction, le plan de Reims, premier<br />

plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension à être agréé en France conformément à la loi<br />

Cornudet de 1919.


59<br />

L’importance que cette école accorde aux « communautés » en tant que<br />

regroupements volontaires selon les pays d’origine des immigrants, leurs<br />

ethnies et religions, sa croyance écologique à leur auto-régulation sociale et<br />

foncière ont pu servir à masquer les objectifs de la planification urbaine par<br />

zonage : le développement de l’industrie et de l’habitat ouvrier incitèrent les<br />

classes moyennes à exiger la préservation de leurs quartiers résidentiels.<br />

A travers l’exemple américain, par-delà sa propension à rapprocher pensée et<br />

action, on entrevoit un processus de formation mutuelle des notions de<br />

l’urbanisme et de la sociologie urbaine et non pas de simple application de l’une<br />

vers l’autre. Dans la France des années 1920, de tels liens n’existent pas de<br />

façon si nette. Le rapprochement qui s’est opéré par le biais du Musée social<br />

entre sciences humaines et des personnalités œuvrant pour la politique et<br />

conception de l’habitat urbain, a d’abord nourri son idéologie hygiéniste et<br />

éducatrice, développé, d’un côté, au sein du logement proprement dit et plus<br />

encore, de l’autre, dans cette discipline naissante qu’est l’urbanisme. Face à<br />

cette dichotomie, l’espace collectif résidentiel ne bénéficie pas de réflexions<br />

autres que proscriptrices.<br />

Un seul ouvrage français aurait pu permettre, mais en déplaçant son objet de<br />

réflexion, d’appréhender l’articulation de l’habitation a l’espace d’une<br />

collectivité : Les Rites de passage, œuvre majeure que A. Van Gennep publie<br />

en 1909.<br />

Cette somme d’un folkloriste, resté d’autant plus marginal qu’il n’avait pas voulu<br />

se plier à l’obédience durkheimienne, met en évidence des « séquences » de<br />

socialisation propres à des sociétés traditionnelles, mais il insiste beaucoup sur<br />

leur dimension spatiale, en particulier sur des pratiques de seuil, qui auraient pu<br />

donner plus de contenu à une notion juste évoquée par E. Cheysson. De<br />

même, on aurait pu penser que l’îlot, unité résidentielle adoptée de fait par la<br />

production des HBM instaurée en 1920, aurait bénéficié d’une réflexion sur son<br />

aspect social. L’absence de travaux sociologiques français autour de la<br />

question des regroupements d’habitants en « collectif » semblait prédisposer à<br />

une ouverture à la notion sociale et spatiale d’ « unité de voisinage » avancée<br />

par les américains, d’autant que ceux-ci représentaient alors des modèles dans<br />

bien des domaines. Mais cette notion, fondamentale en France comme<br />

prémices des espaces intermédiaires, n’y aura un impact que dans le contexte<br />

humaniste de la seconde, et pas de la première, guerre mondiale comme on le<br />

verra . Car les retombées immédiates de la sociologie américaine, déjà en prise<br />

sur la planification urbaine, tiennent plutôt aux notions opératoires de fonctions<br />

et de zonage, notions caractéristiques d’une City efficient auxquelles la France<br />

des années 1920 est encore rétive.<br />

L’idée de fonction, telle que reprise des durkheimiens, eux-mêmes inspirés par<br />

la biologie, est plutôt d’ordre métaphorique : la ville fonctionnerait comme un<br />

organisme vivant, ce qui ne veut pas dire qu’elle se prête à des découpages en<br />

zones fonctionnelles, comme le proposait A.-A. Rey dès 1910, sans aucun écho


60<br />

alors 116 . Encore en 1920, on remarque la résistance aux principes de G.B.<br />

Ford, qui ne parvient pas à réaliser son zoning pour le plan de Reims. Même si<br />

l’idée de zonage entre progressivement dans la pratique d’urbanistes, elle reste<br />

ressentie comme trop générale et coupée de l’aspect « social du problème,<br />

c’est-à-dire la question de l’habitation » selon D.-A. Agache 117 . Même Le<br />

Corbusier, considéré comme principal propagandiste du zonage par la Charte<br />

d’Athènes, n’emploiera ce terme que dans sa publication de 1941, alors que,<br />

juste après le IV e CIAM ( Athènes, 1933) où elle voit le jour, il définit l’urbanisme<br />

comme devant « fixer les relations entre les lieux considérés respectivement à<br />

l’habitation, au travail et au loisir selon le rythme de l’activité quotidienne des<br />

habitants » 118 .<br />

La pensée fonctionnaliste, sous-jacente à la spécialisation et à la séparation de<br />

zones, nous intéresse ici dans la mesure où elle a contribué à voir négligée,<br />

sinon évacuée, toute réflexion sur les chevauchements, interpénétrations ou<br />

articulations, relations consubstantielles aux notions d’espace intermédiaire.<br />

Rappelons donc que le fonctionnalisme ne fait pas irruption en France juste<br />

après la Grande Guerre : le taylorisme, auquel on l’associe et dont l’essor a été<br />

accéléré par l’organisation de la défense et de la production de l’armement, a<br />

un impact plus évident sur le credo de l’industrialisation. Les conséquences de<br />

la guerre font aussi évoluer le débat interne aux architectes et urbanistes, en<br />

accentuant le clivage latent entre ceux qui veulent préserver et reconstruire les<br />

valeurs patrimoniales et ceux qui veulent accélérer la modernisation.<br />

Cette distinction, déjà rencontrée, entre « progressistes » et « culturalistes »<br />

reste opérante pour comprendre les voies de formation des notions afférentes<br />

aux espaces intermédiaires. Leur émergence a rapport, au cours de la première<br />

moitié du siècle, avec la question des espaces micro-sociaux dans l’unité de<br />

résidence, et non pas encore avec l’articulation graduelle de l’espace public aux<br />

espaces privés, de la rue aux logements : d’une part, des travaux comme ceux<br />

de Bergson et Van Gennep n’ont pas pu avoir d’influence sur cette notion ;<br />

d’autre part, les cités-jardins recèlent de fait de telles gradations spatiales, sans<br />

être théorisées ni mises en avant, comme si l’application des principes de<br />

composition et d’art urbain de C. Sitte et R. Unwin allaient de soi.<br />

Par rapport aux notions fondatrices de l’espace susceptible de fédérer la<br />

résidence, ce sont finalement, puisque la sociologie française était alors muette<br />

sur cette question, les architectes qui auraient, de par leur propositions<br />

théoriciennes, un apport plus marquant. Du côté « culturaliste », nous verrons<br />

l’évolution de l’îlot ouvert, d’origine hygiéniste, vers des intentions plus sociales,<br />

empreintes d’idée de « voisinage », et ce surtout après la seconde guerre<br />

mondiale. Du côté moderniste, dans l’entre-deux-guerres d’abord, c’est dans la<br />

rationalisation de la cité-jardin qu’on trouvera des éléments de discours,<br />

116<br />

Au congrès de Londres déjà cité, il propose une organisation urbaine en quatre : la ville de l’industrie,<br />

la ville des affaires, la ville de l’administration, la ville des habitations.<br />

117<br />

Cf note 83.<br />

118<br />

Le Corbusier, La Ville Radieuse, Paris, éd. de l’Architecture d’aujourd’hui, 1935.


61<br />

associés à des dispositifs architecturaux, sur la voie des espaces<br />

intermédiaires.<br />

condenser la cité-jardin<br />

Rappelons brièvement en préambule l’idéal que constituait la Garden City<br />

proposée par E. Howard en 1898. Il s’agissait d’un ambitieux projet de « villecampagne<br />

», rationnelle, sociale et hygiéniste, où habitats et emplois créés sur<br />

place, agriculture et industrie auraient été équilibrés, avec pour condition la<br />

municipalisation du sol et la limitation du peuplement. Limitée à 30 000<br />

habitants sur un territoire de 1 500 hectares, elle est formée de cercles<br />

concentriques distribuant, du centre à la périphérie, édifices, maisons,<br />

boutiques et magasins de gros, fabriques et entrepôts publics. Chaque série de<br />

bâtiments est isolée entre deux bandes de parcs et de jardins, et la ville ellemême<br />

est isolée de toute autre ville par des champs et des bois.<br />

Cette organisation spatiale correspond à une idée de communauté bénéficiant<br />

de conditions de vie heureuse : travail attrayant, rétribution équitable, loyer<br />

faible, absence de coût de transport, denrées à bon marché, dépenses<br />

alimentaires allégées par les cultures de jardin, loisirs basés sur les fêtes, les<br />

réunions et les concerts dans une cité sans music hall ni public house.<br />

Les deux premières cités-jardins anglaises (Letchworth, à partir de 1903, et<br />

Welwyn, à partir de 1920), finalement réalisées par des fondations privées,<br />

eurent du mal à attirer des investisseurs industriels et des habitants. Leur<br />

réussite économique et sociale reste partielle, ce qui ne les empêche pas<br />

d’avoir un retentissement considérable et ce à deux points de vue.<br />

Le premier est d’ordre morphologique et compositionnel . Les figures de tracé<br />

et de composition tant urbaines que micro-urbaines (impasse, square,<br />

crescent,…), que Raymond Unwin appliqua à Letchworth et proposa dans son<br />

traité, furent largement reprises dans les cités-jardins européennes, mais aussi<br />

américaines. Elles inspirèrent même des adversaires de cette forme de cité<br />

comme Le Corbusier.<br />

L’autre point de vue est celui du concept mythique que représente la cité-jardin<br />

Dès 1911, G. Benoit-Lévy note :<br />

« l’estampille de Cité-jardin a acquis une telle réputation qu’elle a déjà tenté la<br />

contrefaçon. Aux lotissements accomplis par des spéculateurs, aux groupes les<br />

plus sordides de maisons ouvrières, le terme de cité-jardin a été attribué par<br />

des flibustiers ayant tout intérêt à créer cette confusion. […]. On a souvent<br />

tendance à abuser des notions et des mots qui vous sont nouveaux et je n’y ait<br />

pas échappé : j’ai parfois employé à tort le terme de Cité-jardin et j’ai fait<br />

débauche d’expressions anglaises dans la première édition. J’ai mis bon ordre<br />

à ces erreurs ».


62<br />

De fait, cette citation provient de son ouvrage intitulé Villages-jardins et<br />

banlieues-jardins. Cette évolution du terme, qu’on retrouvera aussi en France<br />

avec les faubourgs-jardins, entérine la réalité de ces nouveaux ensembles.<br />

L’ambition sociale et économique de la « cité » » sur le modèle d’Howard a<br />

disparu pour s’en tenir au desserrement sain de la ville 119 et à la qualité de<br />

l’habiter offertes par les jardins. L’apologie de leurs vertus, issue des cités<br />

patronales, entretenue par la ligue du coin de terre et du foyer 120 , est encore<br />

sous-jacente aux cités-jardins à la française.<br />

Une telle focalisation sur le jardin ne peut pas bien sur être mise au seul<br />

compte d’une idée de ville dédensifiée et pénétrée de verdure, mais aussi de<br />

prolongement extérieur individuel de la maison par un lopin appropriable.<br />

Donner à chacun la jouissance de son lopin de terre est aussi à comprendre au<br />

plan métaphorique au lendemain de la première guerre mondiale. La<br />

bienveillance humaniste que suscite la conception de l’habitat social dans le<br />

contexte de l’après-guerre se manifeste en particulier par la reconnaissance de<br />

la symbolique du jardin. A preuve, le fait que des projets d’habitat collectif<br />

proposent alors des terrasses explicitement envisagées comme substitut de ce<br />

dernier.<br />

On pense aux Maisons-gradins de Henri Sauvage ou de Louis Thomas 121 , mais<br />

c’est surtout Le Corbusier qui retiendra ici notre attention, dans la mesure où<br />

ses recherches d’alternatives à la cité-jardin ont largement contribué à établir le<br />

vocabulaire et les modèles conceptuels associés plus tard aux espaces<br />

intermédiaires, contrairement à ce que laissent penser bien des idées reçues.<br />

Lors du Salon d’Automne de 1922, Le Corbusier expose un projet d’<br />

Immeubles-Villas, projet à considérer sous deux angles : celui d’une opération<br />

pensée comme une communauté de copropriétaires, celui d’un projet urbain<br />

rationnel, dont les îlots condenseraient des qualités de cité-jardin.<br />

Issu de diverses influences dont surtout, selon lui, ses deux visites à la<br />

chartreuse d’Ema près de Florence, ce premier projet d’une lignée correspond<br />

d’abord à une proposition qu’il soumet de lui-même à la Société francoaméricaine<br />

d’habitation, celle-ci cherchant alors à développer la copropriété en<br />

France. L’intérêt pour ce statut qui, n’a pas encore de cadre juridique national,<br />

renvoie à l’une des réorientations imaginées alors dans la conjoncture de crise<br />

119<br />

En 1911, lors de l’exposition des projets lauréats au « concours de cités-jardins » du Comité<br />

départemental des HBM de la Seine, la Commission d’extension de Paris déclare : « c’est la forme la plus<br />

saine de l’agglomération urbaine, (…) à substituer aux entassements trop compacts des grandes villes ».<br />

120<br />

Louis Rivière, vice-président de la Ligue (dont est notamment membre G. Benoit-Lévy) y déclare en<br />

1904 « vous avez compris que le jardin ne fournirait pas seulement un supplément de bien être à la<br />

famille, mais que, de ces légumes et de ces fleurs, se dégagerait, comme un parfum subtil, toute une<br />

moisson de pensées saines et fortifiantes, susceptibles d’élever le niveau moral de l’existence et de<br />

détourner des plaisirs grossiers ».<br />

121<br />

Cf. note 109.


63<br />

du logement consécutive du découragement de l’investissement immobilier<br />

depuis le blocage des loyers de 1917 122 .<br />

Le Corbusier présente son projet comme un « système de groupement de<br />

cellules […} en vue de constituer une communauté ». Il s’agit de « former une<br />

agglomération régissable, régissable comme un hôtel, comme une commune, -<br />

une communauté qui, dans le fait urbain , devienne un élément organique<br />

clair », en évitant « la vie en communauté serrée (…) imposée par le fait même<br />

de la ville. » 123 .<br />

« Cellules » et « communauté » renvoient bien sûr au modèle chartreux, dans<br />

lequel Le Corbusier voit l’équilibre idéal du binôme individu-collectivité, ainsi<br />

qu’à l’organisation hôtelière du paquebot, son autre modèle favori. Mais on peut<br />

admettre aussi que le projet, bien que non argumenté sur ce plan, porte une<br />

idée implicite de communauté de copropriétaires, groupée autour d’un espace<br />

vert central et pourvue de services communs. Elle rappelle la « société de<br />

copropriétaires » que V. Calland proposait en 1855, traduite quelques années<br />

après sous la forme de « cité-square ». En outre, Le Corbusier, s’adressant à<br />

une société américaine de promotion de la copropriété, a pu juger opportun de<br />

regarder comment de telles opérations étaient alors conçues dans ce pays. De<br />

fait, est troublante la ressemblance de son projet avec les réalisations de<br />

l’architecte Clarence Stein à New York, en particulier ses Gardens-apartments<br />

en copropriété pour des société privées et dont nous venons de parler : deux<br />

rangées d’habitations, un espace vert d’agrément ou bien dévolu à des jeux et<br />

sports, principe retrouvé dans les Immeubles-villas 124 .<br />

Avec ce projet, en outre, on serait tenté de confirmer l’hypothèse que fédérer<br />

une résidence autour d’un espace central prend davantage corps dans les<br />

copropriétés périurbaines, à partir de leur émergence au cours des années<br />

1920. Il s’agit de démarquer et d’introvertir le territoire d’une catégorie<br />

d’habitants aisées, mais aussi de maintenir une distance entre ces propriétaires<br />

plus en quête de contact avec la verdure et d’individualité que de<br />

rassemblement collectif.<br />

Dans cet ordre d’idée, Le Corbusier appelle aussi l’immeuble-villas Lotissement<br />

fermé à alvéoles 125 . Le terme de lotissement renvoie bien à une répartition de<br />

la propriété. Il précise par ailleurs qu’il cherche à « réaliser l’aménagement de la<br />

propriété privée » 126 , c’est-à-dire « la suppression de la petite construction<br />

privée. La maison ne doit plus être faite aux mètre, mais au kilomètre » 127 . Dans<br />

122<br />

Cf. note 110.<br />

123<br />

Le Corbusier, « La liberté par l’ordre », in Almanach de l’Architecture moderne, Paris, éd. de l’ Esprit<br />

Nouveau, 1926, p. 122-127. Article extrait de L.C., Urbanisme, Paris, Crès et Cie, 1925. Vers une<br />

architecture, ibid, 1923, présente également l’l’immeuble-villas.<br />

124<br />

Clarence Stein expose au Salon des artistes français en 1921, voir C. Moley, « L’immeuble-villa :<br />

persistance d’un thème », in Techniques et architecture, n° 375, déc.1987 – janv.1988.<br />

125<br />

In Almanach…, op. cit., p. 125<br />

126<br />

Le Corbusier, La Ville radieuse, op. cit.<br />

127<br />

Le Corbusier, Précisions, Paris, G. Grès et Cie, 1930.


64<br />

ce plaidoyer, on reconnaît le postulat de l’industrialisation ainsi que la<br />

« poursuite de l’idéal d’économie » 128 , économie essentiellement foncière à la<br />

base de ce projet nommé aussi « cité-jardin verticale » 129 .<br />

La verticalisation se comprend de deux façons : elle correspond à une idée de<br />

superposition de maisons, combinée à de la construction en hauteur. Cet<br />

espace libre, dans les projets d’Immeubles-villas de 1922 et 1925 de Le<br />

Corbusier, est au centre d’un îlot ouvert, encadré par deux bâtiments parallèles<br />

et pourvu de verdure ainsi que de terrains de sport. Dès lors, ces projets<br />

typologiques novateurs visent à concilier l’individuel et le collectif non<br />

seulement dans la conception de l’immeuble proprement dit, mais aussi par les<br />

espaces extérieurs qui peuvent le « prolonger ».<br />

Ce mot, apparu en une seule occurrence chez Picot, puis Cheysson à propos<br />

de la relation rue-escalier à l’air libre-seuil du logement, est plus<br />

systématiquement employé par Le Corbusier, au point d’aboutir à la<br />

dénomination générique de « prolongement du logis ». Tantôt au singulier,<br />

tantôt au pluriel, cette expression récurrente recouvre globalement des espaces<br />

ou des équipements, individuels ou collectifs, internes ou externes à<br />

l’immeuble. Il faut remarquer que ses notions de prolongement correspondent<br />

implicitement à celles que nous avions repérées sous trois thèmes dans<br />

plusieurs textes de Emile Cheysson et plus particulièrement dans celui bien<br />

connu de 1904 130 . Reprenons ces thèmes.<br />

Dans le premier projet d’ Immeuble-villas, en 1922, la topologie de la chartreuse<br />

est directement transcrite : à l’instar de l’arcade autour du cloître, des coursives<br />

placées côté cœur d’îlot distribuent les « maisons » en duplex, mais se trouvent<br />

en façade opposée à la rue, sans réaliser la continuation de celle-ci jusqu’aux<br />

seuils, par comparaison avec la proposition de Cheysson.<br />

Dans le projet de 1925, inversant le précédent, « les façades tournent le dos à<br />

la rue ; elles ouvrent sur des parcs de 300 X 120 mètres ». Ce faisant, les<br />

coursives donnent sur l’avant et « la rue n’est pas que celle des voitures ; elle<br />

se continue en hauteur par les vastes escaliers (avec ascenseurs et montecharges)<br />

qui desservent chacun 100 à 150 villas ; elle se poursuit encore à<br />

diverses hauteurs par les passerelles qui franchissent la chaussée et se<br />

prolongent en corridors sur lesquels ouvrent les portes des villas » 131 . Ce texte<br />

indique non seulement la volonté de continuité du parcours en plein air menant<br />

de la rue au chez-soi, mais aussi le projet urbain dont les Immeubles-villas sont<br />

désormais clairement partie intégrante. Ces « lots » de 400 X 200 mètres<br />

entrent dans un maillage orthogonal de rues et, avec les escaliers en terre-plein<br />

central, sont assemblées par des passerelles. Regroupant ainsi toutes les<br />

128<br />

Idem.<br />

129<br />

Issu des projets de l’Immeuble-villas, ce terme est encore employé par Le Corbusier à propos de<br />

l’Unité d’Habitation dans Manière de penser l’urbanisme, Paris, éd. de l’Architecture d’Aujourd’hui,<br />

1946, dans le chapitre 6 (sous-chapitre ; « Unités d’habitation : logis et prolongement du logis »).<br />

130<br />

Cf. note 26.<br />

131<br />

Le Corbusier, in Almanach…, op. cit., p.125.


65<br />

circulations et les fluides, la rue et sa coupe ne sont pas sans rappeler la « rue<br />

future » de Hénard déjà citée 132 . On retrouve également sa séparation des<br />

piétons et des véhicules par niveaux. Le Corbusier voit en effet « le réseau des<br />

rues se poursuivre des chaussées inférieures et supérieures jusqu’à la porte de<br />

chaque villa ». Il distingue la desserte des garages prévus pour chacune,<br />

« circulation légère des automobiles ; elle est en l’air, sur pilotis. Les camions<br />

lourds, les autobus sont au-dessous, sur la terre et les camions peuvent<br />

accoster directement aux docks des immeubles qui sont les rez-de-chaussée » 1<br />

33<br />

. Ultérieurement, Le Corbusier déplace l’emploi du terme « rues en l’air » et le<br />

réserve aux coursives. Ainsi instaure-t-il une notion, qui sera reprise plus tard<br />

paradoxalement par ses contestataires du Team X, notamment les Smithson,<br />

alors que lui-même la dénature dès les années 1930.<br />

Vraisemblablement marqué par les principes américains d’ « unité de<br />

voisinage », il en reprend deux, notamment dans sa Ville Radieuse : « jamais<br />

un piéton ne rencontrera l’auto » et « le plus long trajet qu’il puisse faire à pied<br />

sera de moins de 100 mètres », principe qu’il applique à ses coursives<br />

devenues « rues intérieures » 134 . Elles sont désormais au centre de l’immeuble,<br />

progressivement rationalisé de l’Immeuble-villas à l’Unité d’Habitation, bâtiment<br />

épais où la coursive non éclairée commande l’imbrication tête-bêche des<br />

duplex. Alors que la rue en l’air avait été développée par Le Corbusier en même<br />

temps que ses « promenades architecturales » qualifiant la distribution des<br />

luxueuses villas qu’il réalise alors, ses projets d’immeubles évoluent vers<br />

l’abstraction fonctionnaliste, avec perte de l’articulation des échelles et des<br />

espaces formant parcours jusqu’au logement.<br />

La Charte d’Athènes rédigée en 1933, affirme la séparation des fonctions<br />

urbaines, « habiter, travailler, se récréer (dans les heures libres), circuler »,<br />

cette dernière étant elle-même décomposée selon ces quatre points : « les rues<br />

doivent être différenciées selon leur destinations : rues d’habitation, rues de<br />

promenade, rue de transit, voies maîtresses » 135 . L’enracinement du bâtiment<br />

dans le sol (par le biais de voies de desserte, garages, équipements et<br />

entrepôts) disparaît également au profit d’une libération aussi radicale<br />

qu’abstraite : « les maisons n’obstruent pas le sol. Elles sont sur pilotis. Le sol<br />

est libre entièrement » 136 . Si l’espace abrité sous l’immeuble à pilotis peut être<br />

considéré comme l’un de ses prolongements « (préaux couverts »…), il traduit<br />

surtout une coupure réelle et symbolique, entre l’objet-bâtiment industrialisé et<br />

le contexte foncier, dont la dimension parcellaire et la distribution public/privé<br />

sont totalement évacuées sous couvert de slogans abstraits, tels « espace<br />

libre », « air, soleil, lumière » et « Nature ».<br />

132<br />

L’influence de Hénard (la « rue future » dans Les cités de l’avenir et les « redans » dans Etudes sur les<br />

Transformations de Paris )est attestée par la connaissance de sa bibliothèque personnelle et de ses<br />

lectures à la Bibliothèque nationale.<br />

133<br />

In Almanach…, op. cit., p.125.<br />

134<br />

In Précisions.., op. cit., pp. 99-102.<br />

135<br />

LA Charte d’Athènes, C.I.A.M. IV, 1933, première édition 1941, Paris, éd. de Minuit, 1968.<br />

136<br />

In La Ville Radieuse, op. cit., p. 113.


66<br />

Le deuxième genre de prolongement du logement qui transparaissait déjà chez<br />

E. Cheysson concerne le jardin, avec sa verdure comme métonymie de la<br />

nature et comme l’une des sources d’hygiène. Ce double rôle du jardin ainsi<br />

que l’idée de le répartir entre les logements et le cœur d’îlot (jardinières de<br />

fenêtres et square résidentiel) se retrouvent chez Le Corbusier, qui les amplifie<br />

radicalement. Son Immeuble-villas, condensé de cité-jardins et l’une des<br />

possibles « synthèses nature-architecture », associe en effet grandes terrasses<br />

privatives et parc collectif.<br />

Les premières, de 50 m² chacune en alvéoles couvertes et fermées sur trois<br />

côtés par l’assemblage des duplex en équerre, sont présentées comme des<br />

« jardins en l’air » : un tel terme veut dire que « ce jardin est ‘’suspendu’’ »,<br />

mais qu’il est aussi « jardin prise d’air », puisque ces loggias à double hauteur<br />

sont pourvues en leur fond d’une trémie formant puits de ventilation et de<br />

lumière. La fonction réelle de jardin est très allusive, réduite à un bac à fleurs,<br />

pour éviter la « corvée de jardinage, usure du corps ». Il s’agit plutôt d’un lieu<br />

de culture physique, selon les dessins de Le Corbusier, avec en outre un rôle<br />

de contribution au territoire personnel : « un jardin isole une villa de sa<br />

voisine » 137 .<br />

Ainsi on retrouve dans ce projet davantage l’idéologie d’un espace privatif<br />

extérieur, interposé entre des maisons en propriété, qu’une idée d’espace<br />

intermédiaire. Ces grandes loggias, renfoncées et couvertes constituent certes<br />

un espace intermédiaire entre le dedans et le dehors, thème moderniste qui<br />

fera florès, mais pas entre les parties communes et les « villas » ; celles-ci<br />

captent en effet les « jardins suspendus », qui tournent le dos, sans aucun<br />

contact avec elle, à la « rue en l’air» Ces prolongements individuels du<br />

logement, sorte de pièce en plus en plein air, amorcent, en même temps que<br />

les projets d’immeubles-gradins de H. Sauvage, la thématique de la terrasse,<br />

substitut de jardin particulièrement en exergue dans l’ « habitat intermédiaire »<br />

des années 1970. 138<br />

L’articulation des terrasses-jardins avec les espaces collectifs, telle que la<br />

projette Le Corbusier, n’est pas claire. Toujours coupées des coursives<br />

extérieures, elles se tournent d’abord vers la rue (1922), puis vers le parc au<br />

centre de l’îlot (1925). Le premier cas correspond à une volonté d’esthétique<br />

urbaine, celle « du boulevard à redent des cellules jardins » 139 , transposition de<br />

l’idée, non citée, de E. Hénard. L’évolution vers le second signifie que les<br />

jardins suspendus veulent trouver leur prolongement vers le parc collectif, mais<br />

137<br />

Toutes ces citations relatives à l’Immeuble-villas, proviennent de Prévisions…, op. cit., pp. 99-102.<br />

138<br />

C’est en particulier Maison-Gradin-Jardin, Modèle Innovation des architectes M. Andrault et P. Parat,<br />

qui est devenu emblème de l’habitat intermédiaire dans les années 1970.<br />

139<br />

in Précisions…, op. cit., p. 104. Cette transposition porte à la fois sur la forme générale de l’immeuble,<br />

représentée ici par un plan en frise grecque, et sur ses pans de façade, « animés par les grands trous des<br />

jardins », à double hauteur, c’est à dire à échelle urbaine. On remarque que l’évolution des deux premiers<br />

projets d’Immeubles-villas correspond à celle de Hénard, du « boulevard à redans » à la « rue future »,<br />

avec le même passage d’une esthétique urbaine à une urbanistique fonctionnelle.


67<br />

dans une continuité qui n’est que visuelle, sans transition spatiale. Le Corbusier<br />

dit d’ailleurs « le grand parc est au pied des appartements » 140 , expression qui<br />

reviendra ultérieurement en devenant « le sport est au pied des maisons ».<br />

L’autre pied de l’ Immeuble-villas, en façade opposée, prévoyait des « cultures<br />

maraîchères » réparties en jardins ouvriers, idée sans suite chez Le Corbusier,<br />

qui s’en tiendra à associer culture physique et verdure au sol comme sur les<br />

« toits-jardins » 141 .<br />

Dans l’évolution de ce projet initial jusqu’aux Unités d’habitation, on notera la<br />

montée en puissance des équipements collectifs : « la cellule humaine doit<br />

donc être prolongée par les services communs, […] solution parachevant la<br />

cellule munie déjà de la rue en l’air et du jardin prise d’air » 142 .<br />

« Parachevant », au point même de supplanter ces derniers, qui disparaissent<br />

progressivement au fur et à mesure du processus compactant et rationalisant<br />

son idée d’immeuble : « c’est par l’organisation des services communs que<br />

s’expliquent les raisons d’être des cités-jardins verticales » conclut Le Corbusier<br />

en 1946 143 . Sa conception des services connaît trois périodes. Il y a d’abord<br />

celle des « services hôteliers », répartis entre le socle (consacré<br />

essentiellement au ravitaillement, avec sa propre « usine alimentaire », ainsi<br />

qu’à un « hall hôtelier ») et le toit (solarium, piscine, gymnase 144 . Cette<br />

typologie n’est pas sans rappeler deux réalisations antérieures de H. Sauvage,<br />

l’une dans la tradition philanthropique, l’autre relative à la première copropriété<br />

parisienne 145 . De fait, les copropriétés proposées par la mouvance moderne<br />

vont souvent de pair avec une offre de services hôteliers 146 .<br />

La conception de ceux-ci, déjà inspirés des « bienfaits du paquebot », évolue<br />

ensuite chez Le Corbusier vers les « loisirs », rubrique présente dans La<br />

Charte d’Athènes : « les espaces libres n’avaient jadis d’autre raison d’être que<br />

l’agrément de certains privilégiés. Le point de vue social n’était pas encore<br />

intervenu qui donne aujourd’hui un sens nouveau à leur destination. Ils peuvent<br />

être les prolongements directs ou indirects du logis ; directs s’ils entourent<br />

l’habitation elle-même, indirects s’ils sont concentrés en quelques grandes<br />

surfaces d’une proximité moins immédiate. Dans les deux cas, leur affectation<br />

sera la même : accueillir les activités collectives de la jeunesse, fournir un<br />

terrain favorable aux distractions, aux promenades ou aux jeux des heures de<br />

loisirs.»<br />

140<br />

in Almanach …, op. cit., p. 125.<br />

141<br />

in Précisions…, op. cit., pp. 99-109. Les jardins ouvriers en pied d’immeubles, caractéristique de la<br />

Siedlung allemande, sont alors réalisés dans la 2 ème tranche de la cité-jardins du Plessis-Robinson (Payret-<br />

Dortail arch.) et proposée dans le Lotissement Soleil, projet théorique de A. Lurçat (1929).<br />

142<br />

Ibid.<br />

143<br />

Manière de penser…, op. cit., p. 63.<br />

144<br />

Voir l’Almanach, et Précisions, op. cit.<br />

145<br />

Il s’agit de l’immeuble pour la Société des logements hygiéniques à bon marché, rue Trétaigne, Paris<br />

18 ème , et de la « Maison à gradins-sportive » 26, rue Vavin, Paris 6 ème , 1911-1912.<br />

146<br />

Des architectes comme Lubetkin, Ginsberg, ou Novarina ont réalisé de telles opérations des années<br />

1930 aux années 1960.


68<br />

On sait que les loisirs constituent le thème central du C.I.A.M. suivant, à Paris,<br />

en 1937, au moment de l’exposition internationale, soit un an après que le Front<br />

populaire ait décrété les congés payés. En outre, dans la conjoncture portant<br />

aux surfaces réduites, le logement minimal incite littéralement à « se détendre »<br />

et à trouver des prolongements. Après la seconde guerre mondiale et dans ce<br />

contexte Le Corbusier évolue enfin vers une conception plus utilitaire de ce qu’il<br />

appelle globalement « les prolongements du logis », qu’il classe selon « deux<br />

natures : strictement matérielle d’abord : le ravitaillement, le service<br />

domestique, le service sanitaire, l’entretien et l’amélioration physique du corps.<br />

De portée plus particulièrement spirituelle ensuite : la crèche, la maternelle,<br />

l’école primaire, l’atelier de jeunesse. La position proche ou éloignée de ces<br />

outils quotidiens », c’est-à-dire « la fonction temps-distance » 147 , est finalement<br />

le seul critère qualifiant l’idée de prolongement.<br />

Deux questions récurrentes ont été avancées ici comme constamment sousjacentes<br />

à la quête et aux avatars des espaces intermédiaires : l’articulation<br />

spatiale de la résidence avec l’espace public, l’espace fédérateur de la<br />

résidence pensée comme une « unité ». Après avoir abordé globalement ces<br />

deux questions dans ses projets d’Immeubles-villas, Le Corbusier ne privilégie<br />

plus que la seconde, en faisant évoluer implicitement ces derniers vers l’Unité<br />

d’Habitation. Il témoigne d’une vision autarcique de la communauté des<br />

habitants, avec des « rues » et des équipements incorporés à l’immeuble,<br />

comme s’il avait laissé de côté son projet d’alternative à la cité-jardin pour ne<br />

plus se référer qu’au modèle hôtelier du paquebot.<br />

Alors que la réinterprétation de la chartreuse d’Ema visait à en reprendre le<br />

« binôme individuel-collectif » 148 , cette recherche de dispositifs architecturaux le<br />

favorisant s’estompe au profit d’un discours de plus en plus abstrait sur les<br />

prolongements, ramenés à des programmes d’équipements collectifs à réaliser<br />

par « les pouvoirs édilitaires ». Du point de vue de l’espace, ces prolongements<br />

vers l’extérieur relèvent d’une relation purement visuelle et lointaine avec un<br />

vide « air, soleil, lumière », depuis un immeuble-barre coupé du sol par ses<br />

pilotis.<br />

S’il faut s’attarder sur Le Corbusier, c’est en raison de son apport double et<br />

paradoxal aux notions d’espace intermédiaire. Du point de vue de la<br />

terminologie, il a donné un fort retentissement à la notion, discrètement apparue<br />

chez E. Cheysson, de « prolongement », en la rendant globale, mais en<br />

perdant, au fur et à mesure de l’affirmation du discours, la spatialité impliquée<br />

par un tel terme. Celle-ci était présente dans les dispositifs caractérisant son<br />

Immeuble-Villas (escalier en plein air, « rues en l’air », « jardins suspendus »)<br />

147<br />

In Manière de penser…, op.cit., pp. 60-61.<br />

148<br />

Extrait de l’entretien avec Le Corbusier dans le cadre de l’enquête menée par l’équipe de sociologues<br />

de Chombart de Lauwe. Voir Chombart de Lauwe et le Groupe d’ethnologie sociale, Famille et<br />

habitation, Sciences humaines et conceptions de l’habitation, éditions du CNRS, 1959, t. 1, p. 199 (2 ème<br />

édition 1967, reproduction photomécanique de l’édition de 1959).


69<br />

et dans la « promenade architecturale » que proposent plusieurs de ses villas<br />

réalisées dans les années 1920.<br />

Parvenu au stade de l’Unité d’Habitation, Le Corbusier apparaît avoir un<br />

discours sur les prolongements de plus en plus en contradiction avec la réalité<br />

de ses immeubles, tenus généralement pour des Machines à habiter coupées<br />

de la ville au nom de la Charte d’Athènes. Mais si l’on regarde bien ceux-ci, on<br />

notera qu’ils ont en fait déplacé l’articulation avec l’ « espace libre » extérieur et<br />

public vers l’intérieur même du logement, le vide à double hauteur de la<br />

terrasse alvéolaire d’origine étant désormais celui d’un duplex à mezzanine,<br />

redoublé d’un mince homologue en façade : celui du balcon-loggia réduit<br />

essentiellement à une fonction de brise-soleil et de modénature. « Dehors est<br />

toujours un autre dedans » avait dit Le Corbusier. Cette spatialité, évidente<br />

dans nombre de ses villas ou dans le couvent de La Tourette, se joue, pour ses<br />

immeubles, dans l’épaisseur d’un dispositif, en fait issu d’un de ses « cinq<br />

points de l’architecture moderne » : la Façade libre.<br />

S’inspirant de l’ossaturisme de A. Perret et poursuivant ce qu’il avait proposé<br />

clairement dès la Maison Dom-Ino en 1915, Le Corbusier voudrait « qu’on<br />

ouvre au rayonnement solaire, non pas une faible partie, mais le cent pour cent<br />

d’une façade. Cela, à cause d’un événement révolutionnaire survenu, il y a<br />

trente ans, dans la technique du bâtiment, mais dont toutes les conséquences<br />

n’ont pas encore été tirées : la séparation des deux fonctions de l’ancien mur,<br />

la fonction portante et la fonction d’enveloppe. La façade ne porte plus rien<br />

désormais, toute la charge de l’immeuble se concentrant sur des poteaux (…).<br />

La rangée extérieure de ces poteaux peut, d’ailleurs, s’implanter en retrait du<br />

masque en pans de verre qui constituera la façade. (…) Dans ce nouvel état de<br />

l’art de bâtir, la poésie peut entrer dans le logis des villes .» 149 .<br />

La position des « poteaux portant planchers (…) en retrait, isolés » de la<br />

façade-enveloppe crée en effet de facto un espace intercalé entre ces deux<br />

plans et potentiellement intermédiaire entre le dedans et le dehors. Tout le<br />

Mouvement moderne a souscrit à ce principe de continuité spatiale : « le plan,<br />

se déployant à partir de l’intérieur, n’arrête pas aux murs extérieurs de la<br />

maison. (…). Il se prolonge dans l’extérieur. » 150 .<br />

Une telle qualité de relation visuelle, mais surtout pratique, avec le jardin est<br />

exploitée au mieux dans ses villas, qui constituent alors pour le logement un<br />

modèle à transposer, mais nécessairement dans le sens de sa réduction. De<br />

l’Immeuble-villas à l’Unité d’habitation on ne peut cependant pas dire que Le<br />

Corbusier a renoncé à superposer des maisonnettes pour ne garder qu’un<br />

immeuble très collectif ou les équipements en toiture et « rues » intérieures.<br />

L’idée toujours présente de maison a été incorporée aux cellules, désormais<br />

149<br />

François de Pierrefeu et Le Corbusier, La Maison des hommes, Paris, Librairie Plon, 1942, p. 54 et p.<br />

117 (légende du croquis).<br />

150<br />

Giedion, Espace, temps et architecture, La naissance d’une nouvelle tradition, traduit de l’allemand,<br />

Bruxelles, éd. La Connaissance, 1968, p. 366 (à propos des villas de Mies Van der Rohe).


70<br />

juste portée par le duplex ; sa double hauteur de part et d’autre de la façade<br />

constitue un espace intermédiaire individualisé, dont la large ouverture amène<br />

une transition d’échelle avec un vide urbain dégagé, sinon abstrait, mais traduit<br />

aussi une conception nietzschéenne de l’habitat 151 .<br />

Elle transparaît dans l’une des récapitulations de Le Corbusier, qui, par rapport<br />

au problème fondamental de l’habitation, dit aussi « trouver sa solution :<br />

1) Un homme debout sur un plancher isolé du sol.<br />

2) Il est devant une fenêtre dont la forme et la surface peuvent évoluer<br />

jusqu’au ‘’pan de verre’’ (…)<br />

3) Devant lui, est aménagée une vaste réserve d’espace.<br />

4) A ses pieds sont des frondaisons d’arbres et des pelouses.<br />

5) Sur sa tête est un plafond imperméabilisé.<br />

6) La porte du logis ouvre sur une rue. Ce n’est pas une rue de cité-jardin, c’est<br />

une ‘’rue intérieure’’ » 152 .<br />

Les dessins schématiques de Le Corbusier en coupe (fig. 7), combinés à ces<br />

slogans percutants, sont largement repris par les revues d’architecture, qui<br />

contribuent, en plus de ses ouvrages nombreux, à diffuser sa pensée si souvent<br />

prise en référence. Mais il faut la réenvisager plus justement, dans la totalité de<br />

son apport, même s’il a été paradoxal et détourné. Le fameux procès – « c’est<br />

la faute à Corbu » - des grands ensembles semblant appliquer la Charte<br />

d’Athènes est à compléter par un regard plus positif. A partir des années 1920<br />

jusqu’aux années 1950, Le Corbusier a posé une problématique d’articulation<br />

du privé et du collectif, associée dans des idéaux originels à des dispositifs<br />

spatiaux, progressivement réduits par le passage aux réalisations de l’Unité<br />

d’habitation, et à des notions, restées opérantes dans les réflexions que<br />

constitueront la quête des espaces intermédiaires.<br />

Enfin, chez Le Corbusier, nous avons vu que l’évolution de l’articulation du privé<br />

et du collectif renvoyait ce dernier à des prolongements de plus en plus virtuels,<br />

tandis que le logement voyait se déplacer vers lui des dispositifs de mise en<br />

relation du dehors et du dedans : ils accordent une importance croissante à la<br />

vue et sont totalement privatisés. Le Corbusier contribue ainsi à un mouvement<br />

plus général d’individualisation des espaces qu’on pourrait dire intermédiaires<br />

avant la lettre, ceux notamment que recèlent les cités-jardins.<br />

Pour celles-ci, en France, le discours relatif à de tels espaces est peu explicité.<br />

Henri Sellier, dans la présentation de son projet de cités-jardins pour<br />

l’agglomération parisienne soumis au Conseil Général de la Seine le 1 er janvier<br />

1919, reconnaît d’emblée qu’il ne propose pas de suivre à la lettre l’idéal<br />

151<br />

L’influence de Nietzsche sur Le Corbusier, dès sa jeunesse, est bien montrée par Paul V. Turner, La<br />

formation de Le Corbusier, idéalisme et mouvement moderne, traduction Paris, éd. Macula, 1987. Il<br />

faudrait également élucider l’influence de Georges Bataille (1897–1962), notamment autour de 1940, lors<br />

de séjours à Vézelay. Adepte à la fois de Nietzsche et de Fournier, G. Bataille apparaît tiré entre solitude<br />

et tentations de communautés. Il a publié notamment Critique des fondements de la dialectique<br />

hégélienne (1932).<br />

152<br />

Le Corbusier, Sur les quatre routes, Paris, Gallimard, 1941.


71<br />

howardien de ville complète héritée de Owen. Il s’agit pour lui de<br />

décongestionner Paris et ses faubourgs par des « groupes d’habitations<br />

dégagées », dont les « modes d’aménagement esthétiques » puissent « servir<br />

d’exemple aux lotisseurs » et qui fournissent « un logement présentant le<br />

maximum de confort » 153 . Pour lui, une cité-jardin a donc pour objectif « un<br />

aménagement plus humain des conditions d’habitation », qui passe par « le<br />

désir d’organiser une vie commune et de procurer à tous les jouissances<br />

réservées à quelques uns » 154 .<br />

Si l’organisation de la vie commune est manifeste dans les réalisations, où<br />

abondent les équipements collectifs et les aménagements d’espaces publics et<br />

semi-publics, Sellier lui-même en parle peu. Tout se passe pour lui comme si<br />

les équipements étaient devenus simplement des services, pour des habitants<br />

tous assimilés à des salariés, en ayant perdu leur symbolique de représentation<br />

des valeurs publiques. Paradoxalement, le développement de services collectifs<br />

irait dans le sens d’un accroissement de l’individualisation 155 .<br />

La valorisation de l’intérieur des logements se traduit effectivement dans les<br />

années 1920, en particulier dans la création progressive de quatre catégories<br />

de logement social (HBM, HBM bis, HBMA, ILM), surtout différenciées par leurs<br />

prestations de confort ou dans l’instauration du Salon des Arts Ménagers à<br />

partir de 1923.<br />

Améliorer le niveau de confort, le diffuser, le rendre accessible au plus grand<br />

nombre de logements, dont les habitants sont aussi vus comme des<br />

consommateurs d’équipements ménagers par une industrie en essor : cette<br />

conception de la modernisation ou son succès individuel auprès des ménages<br />

semble gouverner la politique étatique naissante du logement. Par rapport à<br />

notre question des relations entre le logement et la ville, la distinction déjà<br />

admise entre les postures progressiste et culturaliste des acteurs de l’habitat se<br />

confirme et se précise. La première aurait bien pour tendance de vouloir<br />

« résoudre les problèmes posés par la relation de chaque homme avec la ville.<br />

Cette pensée optimiste est orientée vers l’avenir et dominée par l’idée de<br />

progrès ». Par contre, le fondement de l’approche culturaliste « n’est plus la<br />

situation d’un individu, mais celle du groupement humain, de la cité » 156 .<br />

des « échelons communautaires »<br />

voulus opératoires<br />

153<br />

Cité par H. Sellier dans sa préface de Réalisations de l’office public d’habitations du département de<br />

la Seine, Strasbourg, E.D.A.R.I., 1933, p. 6.<br />

154<br />

Henri Sellier, La crise du logement et l’intervention publique en matière d’habitations, populations<br />

dans l’agglomération parisienne, Paris, OPHBM de la Seine, 1920.<br />

155<br />

Voir G. Baty-Tornikian, « Jeux de boules et bacs à sable, les équipements de la cité-jardin dans<br />

l’agglomération parisienne », in Cahiers de la recherche architecturale, n° 15/16/17, 1985.<br />

156<br />

Françoise Choay, L’urbanisme, utopies et réalités, op. cit. cf. note 58.


72<br />

Quel regard sur le groupement humain peuvent avoir des architectes-urbanistes<br />

de cette mouvance, dans l’entre-deux-guerres ? Celui qui est alors le plus à<br />

même d’en avoir un est sans doute Donat-Alfred Hubert Agache (1875 – 1934),<br />

architecte formé à l’Ecole des Beaux-Arts, qui avait complété sa formation au<br />

Collège libre des sciences sociales. Le Musée social lui avait confié en 1904 la<br />

responsabilité d’une mission à l’exposition universelle de Saint-Louis aux Etats-<br />

Unis. C’est à partir de ce moment qu’il a cherché sans cesse à associer réforme<br />

sociale et urbanisme. Ainsi, lors du congrès international de l’urbanisme et<br />

d’hygiène municipale, qu’organise à Strasbourg en 1923 la SFU (dont il est l’un<br />

des fondateurs et secrétaire général), il réaffirmera qu’un « plan de ville a<br />

besoin d’être étudié en fonction des données anthropogéographiques,<br />

économiques et sociales bien définies 157 .<br />

Il applique ce principe dès l’année suivante pour le plan de Creil, puis<br />

notamment pour Deuil-la-Barre, où il propose que « la ville s’atomise en<br />

quartiers satellites réassociés ». Ces quartiers apparaissent sur le plan défini à<br />

partir de la « répartition des écoles et jardins publics » et de leurs rayons<br />

d’influence (fig. 6). Ces « noyaux satellites (…) aménagés en cités de<br />

résidence » 158 , tels que projetés à Deuil alors que C.A. Perry publie ses<br />

principes urbanistiques de neighbourhood units, en constituent selon nous<br />

vraisemblablement la première transposition française, même si la terminologie<br />

américaine n’apparaît pas directement, une transposition qui reste de l’ordre de<br />

la « technique de l’urbanisme », comme le dira R. Auzelle, fait apparaître<br />

graphiquement, par ses cercles égaux donnant des distances pédestres<br />

maximales, une échelle fonctionnelle de quartier centrée sur l’école. La<br />

dimension sociale que recouvre de telles unités n’est pas approfondie. Si l’on<br />

regarde l’enseignement de l’urbanisme, inauguré par l’Ecole des hautes études<br />

urbaines fondée en 1919, on note d’abord que Agache, l’un des rares qui<br />

auraient pu opérer un rapprochement entre science sociale et pratique<br />

opérationnelle, n’y est pas présent. L’enseignement est dominé par la figure de<br />

Marcel Poëte (historien chartiste ayant notamment fondé la Bibliothèque<br />

historique de la ville de Paris) et par son cours caractérisant l’« évolution des<br />

villes » par des stades de croissance organique.<br />

Dans un autre cours, Edouard Fuster, professeur au Collège de France, traite<br />

de l’« organisation sociale des villes», en s’appuyant sur des observations et<br />

statistiques de la population de l’agglomération parisienne, où les aspects<br />

démographiques et sanitaires sont privilégiés. Un troisième cours distinct est<br />

celui que Léon Jaussely, alors président de la Société française des urbanistes,<br />

assure sous le titre d’«art urbain» : il y traite des « groupements des éléments<br />

constitutifs de la ville », rapportés à quatre types de zone (habitat, travail,<br />

circulation, parcs) 159 , puis des « groupements de maisons par - bloc, - îlot, -<br />

quartier ». Cette notion de groupement correspond ainsi à une idée d’habitat<br />

157<br />

Voir Society of Architectural Historians Journal, « Alfred Agache, French sociology and modern<br />

urbanism in France and Brazil », vol. 50, n° 2, 1991 June, pp. 130-166.<br />

158<br />

Selon sa théorisation ultérieure de 1932 ; cf. note 83 et J. Ch. Tougeron, « Donat-Alfred Agache, un<br />

architecte urbaniste » in Les Cahiers de la recherche architecturale, n°8, avril 1981 avec une erreur : la<br />

figure 26 représente Deuil-la-Barre et non pas Creil.


73<br />

inscrit dans des échelles croissantes, définies dans leur morphologie, mais<br />

sans appréhender leur dimension sociale. Celle-ci, à l’époque de l’E.H.E.U.,<br />

était abordée à l’Institut d’ethnologie sous un angle qui allait s’avérer<br />

ultérieurement plus fécond auprès des architectes urbanistes. Cet institut est<br />

créé en 1925 par Lucien Lévy-Bruhl, Paul Rivet et Marcel Mauss (1873 –<br />

1950) , neveu de Durkheim.<br />

Mauss poursuit l’œuvre de son oncle, en la faisant notablement évoluer. Très<br />

axé sur les relations de l’individu à la société du travail, Durkheim s’était aussi<br />

intéressé par ailleurs aux Formes élémentaires de la vie religieuse selon un de<br />

ses ouvrages. Mauss généralise ces différentes approches, en proposant de<br />

saisir l’«homme total » dans toutes ses dimensions, en particulier<br />

psychologiques et anthropologiques. Mettant en avant ce qu’il nomme le<br />

« relationisme sociologique », il développe des méthodes ethnologiques, pour<br />

une compréhension plus réelle de l’individu dans les situations concrètes et<br />

complexes de la vie sociale. Elles lui permettent d’abord de révéler l’importance<br />

de l’espace et du temps dans l’analyse d’un « fait social total ».<br />

Ainsi, l’une de ses premières études ethnologiques 160 montre chez les<br />

esquimaux la variation saisonnière de l’habitat, individuel et dispersé en été,<br />

collectif et concentré en hiver. Elle contribue à sensibiliser au fait que les<br />

pratiques d’habitation impliquent des alternances entre contraction et expansion<br />

de l’espace vécu. Un autre apport de M. Mauss est d’être allé au-delà de l’idée<br />

durkheimienne d’« appartenance aux groupes sociaux», en s’attachant à<br />

comprendre l’aspect interactif des relations, en terme de tensions, d’échanges<br />

et de dons, compris au plan symbolique. Il met en évidence l’importance de la<br />

notion de « médiation » dans les rapports sociaux, le système social global ne<br />

pouvant fonctionner selon lui que par l’intermédiaire de « sous-groupes » plus<br />

élémentaires.<br />

L’un des élèves de Mauss, le sociologue René Maunier (1887 – 1951), poursuit<br />

cette idée avec un Essai sur les groupements sociaux paru en 1923. Maunier 161<br />

avait d’abord commencé par analyser des villes et leur organisation, en<br />

privilégiant la répartition spatiale de leurs composantes sociales, puis se tourne<br />

vers l’ethnologie. Il mène ainsi, dans une perspective solidariste, des<br />

recherches en Afrique du Nord, surtout en Kabylie, sur les échanges rituels, les<br />

contrats et les groupes d’intérêt, de même que sur la construction collective de<br />

la maison. Il est ainsi conduit à proposer de distinguer trois formes de<br />

groupements sociaux : les « groupements de parenté », les « groupements<br />

d’activité » et les « groupements de localité ».<br />

159<br />

Ces quatre catégories ne sont pas sans rappeler les quatre zones de fonctions urbaines que Le Corbusier<br />

mettra en avant : habiter, travailler, circuler, se détendre.<br />

160<br />

Marcel Mauss, « Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos », in L’Année sociologique,<br />

1904–1905, Nouvelle rédaction avec Beuchat, 1906. Cette étude sera redécouverte avec grand intérêt au<br />

moment de l’orientation de l’enseignement de l’architecture aux sciences sociales après 1969.<br />

161<br />

Voir Alain Mahé, « René Maunier : un disciple méconnu de Marcel Mauss », in Revue internationale<br />

de sciences sociales, Genève, tome XXXIV, n° 105, 1990., pp. 209–228.


74<br />

Cette proposition de classement théorique retient particulièrement l’attention de<br />

Gaston Bardet (1907–1989), figure « culturaliste » majeure de la pensée<br />

urbanistique française. Faisant aussi référence, dans son approche voulue<br />

pluridisciplinaire de la ville, à Bergson, au géographe Max Sorre et à L.J.<br />

Lebret, Bardet s’inspire en fait plus précisément de la classification de Maunier<br />

pour avancer des « échelons communautaires dans les agglomérations<br />

urbaines » 162 . Il a conscience que « les groupes de parenté se sont réduits à<br />

l’unique famille conjugale et instable » et que les « groupes d’activité provenant<br />

d’une spécialisation indépendante du sang et du sol (…) sont des associations<br />

de personnes, dépourvues de base géographique, infiniment changeantes de<br />

position et de dimension ». Aussi ne pense-t-il opératoire pour l’urbanisme,<br />

« science des agglomérations humaines », que le principe des « groupes de<br />

localité, basés sur la fixation, le voisinage ». Ils « occupent une portion de site<br />

définie, qui peut se délimiter » et, « stabilisés par leur fixation même, ils<br />

constituent la structure propre de l’être urbain » 163 .<br />

Cette notion de voisinage, une fois encore conviée, Bardet l’appréhende par<br />

plusieurs voies, en se référant d’une part à des données ethnologiques et<br />

sociologiques mais aussi architecturales, et en la restituant parmi différents<br />

« échelons communautaires ». Dès sa thèse, il distingue des groupes liés au<br />

sol (famille, village, quartier, région) 164 , classement qu’il approfondit après, en<br />

proposant six échelons, distingués selon deux ensembles : « hypo-urbains »<br />

d’une part, (échelons « patriarcal », « domestique » et « paroissial ») et<br />

« hyper-urbains » (échelons « urbain », « métropolitain régional » et<br />

« métropolitain capitale ») 165 .<br />

Les premiers échelons sont particulièrement intéressants pour notre sujet. C’est<br />

à travers eux que Bardet vise à résoudre « la dualité : individualisme et<br />

collectivisme – que certains se plaisent à opposer au lieu de chercher<br />

l’harmonie du moyen de ternaire – (…), la double dissociation des<br />

communautés traditionnelles : poussée nietzschéenne vers l’individualisme,<br />

dilution dans un collectivisme amorphe ». Le procès à peine voilé fait à Le<br />

Corbusier est un plaidoyer « pour de petites sociétés simples et closes<br />

(Bergson) (…) où chacun pourra s’épanouir » et que Bardet s’efforce de définir.<br />

Si l’on comprend bien que de tels groupes sociaux restreints tiennent au<br />

voisinage, son échelon de référence n’apparaît pas d’emblée évident :<br />

l’«échelon patriarcal» est d’abord associé au « groupe familial de voisinage »,<br />

alors que plus loin Bardet affirme : « C’est toujours la proximité, le voisinage qui<br />

fait naître l’échelon domestique ». Il précise cependant les différences entre ces<br />

deux échelons.<br />

162<br />

Gaston Bardet, « Les échelons communautaires dans les agglomérations urbaines », extrait de Pierre<br />

sur pierre, éditions LCB, Paris, 1946 (recueil d’articles, 1934-1945). Rapport présenté à la Première<br />

Session des Journées du Mont-Dore et paru dans Economie & Humanisme, n o 8.<br />

163<br />

Ibid.<br />

164<br />

Il soutient sa thèse à l’IUUP, sous la direction de Marcel Poëte, en 1932. Edition : Gaston Bardet, La<br />

Rome de Mussolini. Une nouvelle ère romaine sous le signe du Faisceau, Paris, Massin, 1937.<br />

165<br />

« Les échelons communautaires…», op. cit. note 162. Les citations suivantes ont la même provenance.


75<br />

Il caractérise d’abord le plus petit à partir d’exemples idéalisés pris à des<br />

sociétés traditionnelles (la « rangée » bretonne analysée par le Père Lebret, le<br />

tonarigoumi japonais à l’époque des Shogouns, la « longue maison des<br />

Eskimos », allusion non citée à Mauss). Mais il admet que leur transposition à<br />

notre société, « survivance indispensable », ne peut se limiter qu’à la<br />

« solidarité » et à l’« entraide » qu’implique « la famille conjugale actuelle (…)<br />

trop petite », sans traduction spatiale – et a fortiori architecturale – fixe.<br />

Par contre, l’échelon domestique n’est plus un groupe élémentaire de<br />

personnes. C’est un groupe élémentaire de foyers, de domus, suffisamment<br />

nombreux pour pouvoir vivre en économie urbaine. Ce nombre de feux semble<br />

évoluer entre 50 à 150. C’est ce groupement de maisons qui suscite<br />

l’établissement de ces petits commerces multiples tels que les épiceriesmerceries-buvettes<br />

des villages ou les petites boucheries-charcuteries de<br />

banlieue. Il correspond à la solidarité nécessaire jour par jour, tandis que<br />

l’échelon précédent répond à une interdépendance quasi minute par minute<br />

(…). Les échelons supérieurs correspondront à une solidarité encore plus<br />

espacée dans le temps. Au fur et à mesure que les échelons se fédèrent pour<br />

passer à un échelon supérieur, celui-ci satisfait à des besoins moins immédiats<br />

dans l’espace, moins rapprochés dans le temps. »<br />

Ainsi, alors que Bardet est imprégné de travaux sociologiques et ethnologiques<br />

et qu’il a développée une « méthode de topographie sociale », on voit que<br />

l’exploitation opératoire qu’il en tire est d’abord marquée, rabattement concret<br />

de son souci chrétien de la solidarité, par les distances-temps. Cette notion était<br />

déjà apparue dans des réflexions urbanistiques inspirées de l’Ecole de<br />

Chicago 166 , aux Etats-Unis comme en France, avec ici les projets de D.A.<br />

Agache. De fait, ce même article de Bardet présente en illustration, mais sans<br />

en donner l’auteur, le plan de Agache (fig. 6) pour Deuil en 1925. Par cet<br />

oubli 167 , Bardet indique là, malgré lui, son véritable inspirateur. Sa contestation<br />

de la ville pensée « comme une cible, composée d’anneaux concentriques »<br />

correspond à la démarche d’Agache, avec comme lui, une approche qu’il veut<br />

pluridisciplinaire (économique, sociale, géographique, historique) et qui lui<br />

permet de révéler « la ville telle qu’elle est : une grappe, une fédération de<br />

communautés » (fig. 6). Sur cette figure ainsi commentée, les différents<br />

échelons sont schématisés par des cercles formant noyaux et se recoupant :<br />

ces « échelons aux franges mouvantes » présentent ainsi des « limites<br />

anastomosées », selon l’adjectif qu’il emprunte à l’anatomie, métaphore<br />

biologique habituelle oblige, et à la géographie (se dit de deux vaisseaux<br />

sanguins, nerfs, fibres musculaires ou bras de rivière séparés et réunis par des<br />

tronçons intermédiaires).<br />

Si cette terminologie associée à une schématisation graphique paraît avoir pu<br />

jouer un rôle dans l’émergence conceptuelle des espaces, interpénétrés et<br />

166<br />

Cf. notes 91à 96.<br />

167<br />

Auquel s’ajoute le gommage de la légende du plan (« répartition des écoles et jardins publics »),<br />

comme si Bardet ne voulait pas accorder trop d’importance à ces équipements pour définir ses échelons et<br />

masquer ainsi sa référence à l’ « unité du voisinage » américain.


76<br />

intermédiaires, les références architecturales données par Bardet dans son<br />

article sont plus convenues. S’agissant de voisinage, on retrouve d’abord<br />

Radburn, qui, avec ses quelque 600 familles, représente pour lui son premier<br />

exemple d’« échelon paroissial», ou encore d’«unité-résidentielle » comme il<br />

l’avait nommée trois ans plus tôt dans Problèmes d’urbanisme, en la définissant<br />

lui aussi, avant tout par les distances pédestres maximale pour se rendre à la<br />

crèche, à l’école et aux terrains de jeux. En outre, Bardet apprécie Radburn<br />

pour sa hiérarchisation d’unités morphologiques, à savoir des îlots composés<br />

d’ « une quinzaine de groupes de cottages disposés en U, chaque U<br />

comportant une quinzaine de maisons. Autrement dit, chaque îlot est un<br />

échelon domestique composé d’échelons patriarcaux ».<br />

Dans sa propre concrétisation des échelons, Gaston Bardet réfute une mise en<br />

correspondance tentante avec les « trois unités officielles (…) : l’îlot, le secteur,<br />

la zone ». Cependant, il ne rejette pas vraiment l’îlot auquel il voit plusieurs<br />

potentialités : régie par une association syndicale des propriétaires (la<br />

reconstruction, d’une part, le curetage des îlots insalubres, d’autre part),<br />

fourniront l’occasion de cette forme de communauté solidaire, clarification des<br />

domaines privés et publics, hygiène et intimité de la « cour d’îlot » pouvant<br />

conduire « à ouvrir sur elle les pièces habitables et à repasser sur rue les<br />

pièces de services ».<br />

Dans les tissus urbains existants, Bardet a conscience qu’un tel îlot, tourné vers<br />

sa propre « cour intérieure » comme sur un « patio » ou un « cloître », « ne joue<br />

pas le rôle organique d’unité sociale » qu’il pourra jouer dans les extensions.<br />

Là, lui-même partie constituante de l’ « échelon paroissial » conçu comme<br />

« unité résidentielle future », l’ « échelon domestique » sera cet « îlot futur »<br />

ainsi décrit : « Au lieu de planter chaque habitation isolément, il suffit de les<br />

réunir par trois ou quatre formant des maisons en rangées, ces rangées étant<br />

elles-mêmes en amphithéâtre autour d’un petit espace libre commun, forum<br />

nécessaire pour individualiser le groupe. Cette solution (…) réalise à la fois la<br />

solidarité sur le petit forum central et la discrétion sur les jardins, car les<br />

maisons profitent de vues plus profondes et plus divergentes. Unwin l’a<br />

magistralement démontré ».<br />

Prétendant jouer à la fois sur l’introversion et sur l’extraversion, cet « îlot futur »,<br />

péri-urbain, différerait finalement peu, sur ce plan, du principe de l’ Immeublevillas<br />

de Le Corbusier. Mais son rapport à l’espace public ne s’appuie pas sur<br />

des notions de « prolongement » aussi abstraites qu’elles avaient pu le devenir<br />

chez celui-ci. Au contraire, Bardet s’inquiète que « la haie de clôture, le petit<br />

jardin de bordure disparaissent peu à peu ». Ce dernier terme est aussi utilisé<br />

pour la « bordure de rue » et la « bordure de cheminement », à constituer<br />

également par les commerces, quant à eux à l’alignement, sans<br />

« marge d’isolement », de façon à permettre une « continuité », réalisable aussi<br />

par « l’abri de portiques ».


77<br />

Si l’on ajoute enfin l’idée de « lieu de réunion public ou semi-public, couvert ou<br />

à l’air libre », ainsi que de lien, et non de coupure, de « proximité », on voit que<br />

l’apport de Bardet à la formation des notions d’espaces intermédiaires apparaît<br />

substantiel. Il les développe essentiellement à l’échelle des « groupements<br />

domestiques », terme à comprendre, en fin de compte, plutôt au plan des<br />

formes et de leur expression d’architecture domestique, la dimension sociale<br />

impliquée restant vague. Bardet invoque Proudhon pour rappeler que « seuls<br />

les groupes en liaison intime avec le sol, seules les répartitions qui épousent les<br />

réalités géographiques restent à l’échelle de l’homme, elles restent fonction du<br />

mètre ou des possibilités psychologiques de la vue ou du toucher ».<br />

Ce « groupe de localité » qu’il privilégie chez R. Maunier, paraît donc<br />

correspondre principalement à « l’échelon domestique », dont la qualité<br />

essentielle tiendrait à l’échelle humaine, dans une forme réactualisée de l’îlot.<br />

Le béguinage de Bruges, illustration donnée sans commentaire, doit sans doute<br />

indiquer un archétype de cette bonne échelle, que Bardet retrouve chez Unwin,<br />

qu’il cite, ou chez J.M. Auburtin, dont il montre la cité-jardins du Chemin Vert à<br />

Reims, planifiée en 1920 et réalisée par le Foyer Rémois créé à l’initiative du<br />

catholicisme social.<br />

Si d’un point de vue morphologique, l’échelon domestique trouve ses racines<br />

dans les figures traditionnelles du close, sa modernité revendiquée d’ « îlot<br />

futur » est prise à Radburn : Bardet, après l’avoir décrite, la reprend<br />

implicitement à son compte, avec une organisation de l’ « échelon paroissial »<br />

basée sur « des tracés enveloppants, des groupements en U venant se<br />

brancher en peigne sur le cheminement formateur (…) des édifices-organes de<br />

l’unité-résidentielle (…) essentiels tels que l’école ». On reconnaît les principes<br />

de « neighbourhood-unit », qu’il avait salués, quelques pages auparavant, dans<br />

le « faubourg-jardin de Radburn » attribué au seul Henry Wright.<br />

Ainsi, Gaston Bardet semble procéder à une sorte de mixage entre formes de la<br />

cité-jardin et fonctionnement organique de l’unité de voisinage, avec des<br />

groupements domestiques élémentaires tenant de l’îlot ouvert en U, et assurant<br />

une échelle humaine favorable au lien social. Si sa pensée sur les « échelons »<br />

contribue à l’idée de hiérarchisation et d’interpénétration des échelles<br />

architecturales et urbaines de l’habitat, nous avons noté qu’il attache une<br />

importance particulière à l’échelon « domestique ». Pour les relations sociales<br />

qu’il impliquerait, on s’attendrait à ce que Bardet, ouvert à la sociologie, se soit<br />

intéressé à l’Ecole de Chicago. En fait, la connaissance qu’il en a provient du<br />

sociologue et urbaniste américain Lewis Munford. L’influence que ce dernier a<br />

sur lui tient d’ailleurs plus à The Culture of the City, ouvrage fameux de 1938<br />

dont les notions sociologiques relèvent en fait d’une approche sensible<br />

(« échelle humaine », « vie du piéton ») et métaphorique, puisqu’on y retrouve<br />

le darwinisme de la ville organique.<br />

Cette tendance à convier des métaphores biologiques plutôt que de véritables<br />

savoirs sociologiques, avérée entre autres par sa référence à l’ « élan vital » de


78<br />

Bergson, se confirme encore avec l’intérêt qu’il a manifesté pour les travaux de<br />

Patrick Geddes (1854-1932), biologiste et généticien de formation avant de<br />

devenir l’un des fondateurs de l’urbanisme contemporain 168 . L’influence de<br />

Geddes sur Bardet est généralement imputée à ses méthodes de Survey, qui<br />

imprègnent effectivement la topographie sociale développée par ce dernier.<br />

Mais à une échelle plus micro-urbaine, « domestique » donc selon Bardet,<br />

Geddes a pu aussi l’avoir inspiré. Après avoir proposé pour des villes indiennes<br />

existantes un « principe de chirurgie conservatrice » créant des placettes<br />

centrales plantées (fig. 8), il le systématise pour le plan d’urbanisme de Tel Aviv<br />

(1925), basé sur l’idée de « communauté urbaine verte » à faible densité.<br />

Mais c’est surtout avec ses projets d’universités que Geddes révèle sa<br />

croyance dans les effets sociaux d’un espace fédérateur. A l’Université de<br />

Indore (1918), de Jérusalem (1919) et dans une moindre mesure de Montpellier<br />

(« Collège des Ecossais », 1924), il dispose les bâtiments d’enseignement<br />

autour d’un cœur central, en cité de jardins, favorisant la rencontre d’étudiants<br />

de disciplines différentes. L’espace de nature intermédiaire projeté se veut en<br />

quelque sorte carrefour et agent de l’interdisciplinarité, il correspond aussi, par<br />

un effet inconscient de miroir, à la démarche de conception de Geddes, équipe<br />

pluridisciplinaire à lui tout seul, comme Bardet, faisant converger divers savoirs<br />

dans sa démarche personnelle.<br />

Ce dernier justifie aussi le cœur d’îlot propice aux pratiques sociales en<br />

référence aux vertus du « forum », comme on l’a vu. Une telle invocation<br />

renvoie clairement à la pensée de Camillo Sitte, dans Der Städtebau, ouvrage<br />

où il valorise particulièrement le Forum, dont selon lui « les principes essentiels<br />

de la composition (…) se sont conservés jusqu’à nos jours » 169 . Leur maintien<br />

sur la longue durée signifie qu’ils sont selon lui « naturels », parce que primitifs,<br />

et fait du forum un idéal archétypal, aux vertus que Sitte apprécie, notamment<br />

du point de vue des structures psychiques de l’individu, censé avoir un<br />

« besoin de protection latérale », auquel répondraient les places closes par des<br />

maisons contiguës.<br />

Sitte insiste sur une exigence de « vide central ». Ce faisant, il entérine entre<br />

autre l’obsolescence des « fontaines publiques (…) désertées par les foules<br />

vivantes (…), puisque les canalisations modernes apportent bien plus<br />

commodément l’eau directement dans les maisons ». Plus généralement, il<br />

168<br />

Après différentes études et activités d’enseignement (chimie, botanique, physiologie, géologie,<br />

histologie, zoologie), Geddes se consacre essentiellement à l’étude du milieu urbain dès 1880. A partir de<br />

voyages dans les grandes villes industrielles, il s’intéresse aux quartiers ouvriers et à leurs conditions de<br />

vie, avec une approche dans la lignée des travaux de La Play qu’il découvre par une conférence de<br />

Demolin. Il fonde en 1902, avec Bradford, la Société sociologique, puis une école de sociologie à<br />

l’Université d’Edimbourg. Il publie en 1915 L’évolution des villes (rééd. Editions Temenos, Paris, 1994),<br />

où il montre la solidarité de l’agglomération avec la région avoisinante par la méthode du Regional<br />

Survey, qu’il applique comme urbaniste notamment en Inde (1915-1922). Ami du groupe Elisée Reclus, il<br />

séjourne à Montpellier, où il mourra. Voir, Le Carré Bleu, n° 2, 1993 (numéro faisant suite à un colloque<br />

à l’E.A. Montpellier, novembre 1992).<br />

169<br />

Op. cit. note 87. Voir aussi Daniel Wieckzorek, Camillo Sitte et les débuts de l’urbanisme moderne,<br />

Liège, Mardaga, 1981.


79<br />

admet que la société industrielle a « perdu l’habitude de l’animation de la foule<br />

sur les places et dans les rues ». Dès lors, l’intérêt de Sitte pour des<br />

configurations telles que le forum traduit une nostalgie des pratiques et des<br />

valeurs d’antan, risque tendanciel des approches « culturalistes ». Il faut<br />

justement remarquer que la parution de Der Städtebu suit de deux ans celle<br />

des travaux de F. Tönnies hypostasiant, comme on l’a vu, la « communauté »<br />

plus restreinte face à la « société » de masse.<br />

Par ailleurs, la représentation de l’espace urbain que développe Sitte est<br />

concomitante à l’impressionnisme et à la naissance de la Gestalt 170<br />

L’attachement aux qualités du forum relèverait ainsi de la recherche d’une<br />

« bonne forme » perçue en relation avec un fond. Voulant intégrer la dimension<br />

socioculturelle des espaces urbains et leurs conditions de perception, Sitte<br />

annonce en fait, par son refus de l’abstraction fonctionnaliste comme de la<br />

modélisation d’objets architecturaux, la notion de pattern que propose<br />

Christopher Alexander à partir de la fin des années 1960 171 .<br />

Bien avant Robert Venturi 172 , sa modernité potentielle tient aussi à sa<br />

reconnaissance de la complexité impliquée par la perception duelle des lieux.<br />

Evoquant en effet des exemples de ville comme Amalfi, Sitte souligne les<br />

qualités résultant de « l’utilisation, par l’architecture d’extérieur, des motifs de<br />

l’architecture d’intérieur (escaliers, galeries) (…) : on en arrive à se trouver dans<br />

le même temps à l’intérieur d’une maison et dans la rue ». Le charme et le<br />

pittoresque des villes du passé résident essentiellement pour Sitte dans le<br />

« mélange des motifs intérieurs et extérieurs » assurant une continuité entre<br />

sphère privée et espace public. D’où son attrait réitéré dans Städtebau pour les<br />

perrons, parvis, esplanades, passages couverts, portails, loggias et autres<br />

encorbellements.<br />

Pour en revenir à Gaston Bardet, très influencé par C. Sitte, son intérêt pour de<br />

tels dispositifs de transition est peu présent, en dehors de la notion de<br />

« bordure » que nous avons vue. Il questionne surtout les rapports d’échelle,<br />

mais sans investir les formes bâties qui les articulent concrètement. Pour son<br />

« échelon domestique », celui où la dimension morphologique intervient le plus<br />

chez lui, il semble bien que Bardet ait retenu de Sitte son aphorisme : « le<br />

forum joue dans les villes le rôle de l’atrium à la maison » 173 . Ce serait sa<br />

« bonne forme » à lui, mais sans aucun socle gestaltiste, une telle référence ne<br />

transparaissant pas de ses écrits. Il s’inscrirait plus simplement dans la<br />

tendance humaniste de l’après-guerre à reprendre la topologie de l’îlot, pour<br />

son échelle humaine, mais sans ses formes haussmaniennes.<br />

170<br />

D. Wieckzorek, op. cit., avance en particulier l’influence du Viennois Christian von Ehrenfels (1859-<br />

1932), qu’il considère comme le père de la psychologie de la forme, sur les travaux de Sitte.<br />

171<br />

Voir notamment Ch. Alexander, « Thick wall pattern », in Architectural Design, n° 2, 1968.<br />

172<br />

Robert Venturi, Museum of Modern Art, 1966, Complexity and Contradiction in Architecture, New<br />

York, traduction française De l’ambiguïté en architecture, Paris, Dunod, 1976.<br />

173<br />

Citation extraite, comme toutes les précédentes, de Sitte, Der Städtebau, op. cit. Cette homologie<br />

ville-maison reprend un propos du De re aedificatoria de Alberti, livre V, chapitre XVII, comme le<br />

souligne F.Choay, in La Règle…, op.cit. note 58.


80<br />

idéaux humanistes et<br />

concrétisations réductrices


81<br />

le renouvellement larvé<br />

de l’îlot ouvert<br />

Que la question de l’îlot soit toujours présente après la seconde guerre<br />

mondiale peut étonner. Après le cadre de la loi de 1902 sur la santé publique,<br />

les règlements de l’hygiène renforcés ainsi que les propositions plus radicales<br />

d’architectes modernistes accélèrent le processus qui mènera tendanciellement<br />

« de l’îlot à la barre » 174 . La rationalisation industrielle des formes et la<br />

radicalisation des vides sanitaires urbains sont cependant loin d’être<br />

généralisées avant l’ère des grands ensembles, en restant encore pour<br />

l’essentiel l’apanage des propositions doctrinaires des Modernes.<br />

A partir des années 1920, l’îlot voit se déplacer son enjeu : de forme<br />

d’habitation créant une cour centrale à assainir, il devient unité urbaine<br />

opérationnelle de la ville en développement. « L’urbanisme ne considère plus la<br />

maison, mais le quartier comme l’unité de la ville moderne ». En citant ce<br />

propos 175 , le conseiller municipal Modeste Amédée Dherbécourt souligne en<br />

1929 « les problèmes d’aménagement urbain « que pose la construction de<br />

logement à grande échelle sur l’emplacement des anciens bastions de<br />

l’enceinte parisienne. Ce chantier important prévu dans le programme<br />

quinquennal de la loi Loucheur (200 000 HBM et 60 000 ILM de 1928 à 1933)<br />

contribue à la réflexion sur la définition des unités opérationnelles. Si, dans son<br />

contexte politique, une ville comme Vienne choisit entre 1919 et 1933 pour sa<br />

ceinture de grands Höfe, Paris reste dans une tradition haussmanienne du<br />

découpage fractionné en îlots. En définir une unité renvoie d’abord à la question<br />

quantitative de la surface des parcelles et du nombre de logements à fixer selon<br />

une densité et une concentration de population, voulue limitée à Paris. Son<br />

Office d’HBM retient comme taille optimale d’unité, pour les opérations de la<br />

ceinture, 8 000 à 12 000 m² de terrain, occupé pour moitié par le bâti<br />

comprenant de 400 à 600 logements 176 .<br />

La définition d’une unité résidentielle est aussi une question de plan-masse :<br />

quelle forme d’espace(s) extérieur(s) les types d’immeubles et leur implantation<br />

vont-ils générer ? Compte tenu des débats antérieurs et des options<br />

préférentielles qu’ils ont dégagées, la configuration en « îlot ouvert », ou plutôt<br />

entr’ouvert, est prédominante. C’est une forme qui permet un accès commode<br />

et contrôlé aux différentes montées d’escalier, qui ménage une cour plantée et<br />

calme en cœur d’îlot, tout en la laissant transparaître un peu par une brèche<br />

destinée à faire circuler l’air, mais aussi à éviter une image d’enfermement.<br />

174<br />

Pour reprendre le titre d’un ouvrage qui a fait date : Jean Castex, Philippe Panerai et Jean-Charles<br />

Depaule, Formes urbaines : de l’îlot à la barre, Paris, Dunod, 1977, réédition éd. Parenthèses, 1997.<br />

175<br />

Chargé d’établir un rapport au nom de la commission des HBM sur l’action de l’office parisien,<br />

Dherbécourt a lu un travail équivalent, fait en Belgique en 1920 par Huib Hoste, dont il reprend un<br />

propos. Voir Jean Taricat et Martine Villars, Le Logement à bon marché, chronique, Paris, 1850-1930,<br />

Boulogne, éd. Apogée, 1982, p. 124.<br />

176<br />

D’après J. Taricat, ibid.


82<br />

Cette exigence d’ouverture/fermeture aux implications sociales contradictoires<br />

se traduit par des différences de conception cependant jamais explicitées de ce<br />

point de vue. En France, au moment du concours de la Fondation Rothschild de<br />

1905, deux conceptions principales s’étaient implicitement dégagées des<br />

projets rendus par les architectes : le renfermement de l’opération sur ellemême<br />

autour d’un grand espace le plus souvent occupé en son centre par un<br />

équipement collectif ; le fractionnement en plusieurs cours plus ou moins<br />

ouvertes vers la rue, sans mise en scène particulière des équipements. Avec<br />

une certaine homologie, ces deux conceptions de l’ouverture/fermeture<br />

transparaissent aussi de l’ouvrage déjà cité de Unwin, sans qu’il tranche<br />

vraiment entre l’introversion de l’unité, appelée alors close et son ouverture à<br />

l’espace public. Il propose même des configurations intermédiaires (fig. 3).<br />

Les cités-jardins françaises reprennent, comme unité de programme et de<br />

composition, ces différentes figures micro-urbaines d’Unwin. Elles ont en<br />

commun d’évoquer par leur configuration et leur échelle a priori « humaine »,<br />

une convivialité harmonieuse. La dimension sociale des groupements<br />

d’habitation refermés autour d’un espace central est abordée par contre plus<br />

nettement en ville, dans les îlots existants et insalubres.<br />

Le problème des « îlots insalubres », comme on les appelle depuis le casier<br />

sanitaire de Paul Juillerat et la première législation de 1915, n’est en effet<br />

toujours pas résolu, du fait surtout des difficultés à fixer des modalités et des<br />

montants d’indemnisation des expropriés. Dans les années 1930,<br />

l’administration s’attelle à un nouveau projet de loi pour la reconquête de ces<br />

îlots dont l’insalubrité a encore progressé. Ajoutée au blocage des loyers, la<br />

crise de l’économie et du logement a entraîné l’initiative privée vers de<br />

nouvelles formes d’investissement immobilier. Entre autres, la densification des<br />

intérieurs d'îlot s'est accentuée, au point d’interpeller des architectes urbanistes,<br />

en particulier Georges-F. Sébille, professeur à l’Institut d’urbanisme de<br />

l’Université de Paris.<br />

Les « aménagements d’îlots » qu’il propose en 1932 dépassent la simple idée<br />

d’assainissement pour intégrer la question de la maîtrise foncière globale de<br />

leur cour et la coordination des travaux individuels, selon un projet d’ensemble<br />

à faire approuver par l’administration. Une telle proposition impliquait que la<br />

législation instaure des « syndicats de propriétaires d’îlots » 177 et des<br />

possibilités de remembrement à l’intérieur de ceux-ci. Pour Sébille donc, « l’îlot,<br />

élément complexe intermédiaire entre la maison et la cité n’est soumis à<br />

aucune règle ; c’est un chaînon oublié » 178 . Si les possibilités légales<br />

d’association syndicale et de remembrement n’interviennent finalement que<br />

bien plus tard, annoncées en fait par le dédommagement des destructions de la<br />

177<br />

Georges Sébille, « Les aménagements d’îlots », in Urbanisme, 1932.<br />

178<br />

Georges Sébille, « L’îlot, base de la transformation urbaine », in Paris et la région capitale, n° 1, mai<br />

1937. Cité par Henri Sellier, « la destruction des îlots insalubres et les décrets-lois », in Urbanisme, n° 65,<br />

août -septembre, 1938, et par Robert Auzelle (voir note 180).


83<br />

guerre 179 , elles confirment encore, dans les années 1930-1940, une corrélation<br />

idéologique déjà rencontrée : celle d’une communauté de copropriétaires<br />

constituée autour d’une cour d’îlot, telle que nous l’avions rencontrée<br />

auparavant dans les modèles new-yorkais.<br />

A Paris, où l’exposition internationale de 1937 a contribué à des projets pour<br />

leur résorption, 17 îlots insalubres sont précisément relevés. Parmi eux, trois<br />

sont distingués en raison de leurs bâtiments d’intérêt historique à conserver et<br />

suscitent, combinée à la réhabilitation de ceux-ci, une démarche dite de<br />

« curetage ». Entre la Seine et le Marais, l’îlot insalubre n°16 (Saint-Gervais et<br />

Saint-Paul) représente un enjeu important et sert de laboratoire à cette<br />

démarche. Les démolitions, envisagées trop massivement que révèlent les<br />

maquettes montrées à l’exposition de 1937 font réagir notamment les disciples<br />

de Marcel Poëte, apôtres de la continuité historique de la ville.<br />

L’un d’eux, Robert Auzelle (1913-1984), alors jeune architecte et futur urbaniste<br />

diplômé de l’Institut d’Urbanisme de Paris, outre sa réflexion sur le curetage,<br />

nous intéresse plus globalement, dans la formation des notions afférentes aux<br />

espaces intermédiaires, en tant que théoricien, praticien et professeur 180 . A<br />

partir d’un premier projet, encadré en 1939 par Gaston Bardet, dans un atelier<br />

extérieur à l’I.U.P., il publie quatre ans plus tard un article où il expose la<br />

méthode de curetage, « nettoyage intense de l’îlot ». Supposant « l’association<br />

syndicale », elle vise à empêcher la libre densification, cause<br />

d’« enchevêtrement des bâtiments parasitaires » ; « l’air et la lumière rentrent<br />

moins dans la cour », alors que « c’est dans l’îlot qu’il faut trouver de l’air » 181 .<br />

Ces propos dans la tradition hygiéniste intègrent aussi la perception esthétique<br />

de ce volume en creux recréé en quartier historique. L’évidement central par<br />

destruction des adjonctions « parasitaires » dans un double but<br />

d’assainissement et de reconstruction du caractère d’origine, revendique en<br />

outre la perspective d’ « une élévation sociale des habitants, d’après le même<br />

texte. Celui-ci développe une argumentation assez alambiquée pour justifier<br />

entre les lignes qu’il ne serait pas souhaitable, dans un tel quartier de reloger<br />

sur place les populations issues des taudis supprimés. Mais la proposition<br />

d’Auzelle, vraisemblablement pour éviter de clore un îlot de privilégiés,<br />

entrouvre ce dernier à quelques passages piétonniers publics menant à la cour<br />

dotée de parterres.<br />

179<br />

Ces décrets-lois projetés en 1938 débouchent, du fait de la guerre, sur les lois du 11/10/1940<br />

(autorisation de la Ville de Paris à expulser et démolir les îlots insalubres et la Zone) et du 12/07/1941<br />

(associations syndicales des sinistrés). Voir Jacques Lucan, « Les points noirs des îlots insalubres », in<br />

Paris, 100 ans de logement social (sous la direction de J.L.), Paris, éditions du Pavillon de l’Arsenal et<br />

Picard, 1992.<br />

180<br />

Robert Auzelle, diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts en 1936, puis de l’I.U.P. en 1942, y succède à<br />

Jacques Greber comme professeur (1946-1973). Après la loi du 15 juin 1943 sur les projets<br />

d’aménagement et la création des services d’urbanisme, il seconde, comme architecte en chef, André<br />

Prothin (1902-1971), Directeur de l’aménagement du territoire et de la reconstruction au MRU, où il<br />

deviendra urbaniste en chef.<br />

181<br />

Robert Auzelle, « La rénovation des quartiers insalubres », in Bernard Champigneulle et alii., Destinée<br />

de Paris, Paris, éd. du Chêne, 1943.


84<br />

A l’inverse, son confrère Jean-Charles Moreux n’hésite pas, en proposant aussi<br />

des passages, à les fermer par des « clôtures basses et ajourées », qui les<br />

réduiront alors à des accès réservés aux habitations, avec leur propre square,<br />

et nommés « percées d’insolation et d’aération avec portique et grille de<br />

protection » 182 (fig. 8).<br />

La dialectique d’ouverture / fermeture de l’espace extérieur réunissant des<br />

groupes d’habitation reste présente. Avant le futur mot-valise d’ « espace<br />

intermédiaire », d’autres formulations permettent de ne pas désigner<br />

précisément le statut, collectif et/ou public, d’un tel espace. Ainsi, Albert<br />

Laprade, l’un des auteurs, avec M. Roux-Spitz et R. David, du nouveau plan de<br />

l’Ilot 16 en 1942, prône de « multiples îlots de verdure mis en commun, avec, si<br />

possible, des affectations spéciales, tantôt pour les tout-petits, tantôt pour les<br />

jeux des grands… sans oublier des oasis de paix pour les vieux ». Cette notion<br />

vague de mise en commun évite d’entrer plus précisément dans le dilemme<br />

intérêt public / intérêt privé juste évoqué : « il va falloir tenir compte des<br />

voisinages, sauvegarder au maximum notre patrimoine artistique et<br />

historique », des propriétaires devant accepter quelque peu de discipliner<br />

l’aspect architectural et de « ménager des espaces libres » 183 .<br />

Evacuer les épineuses questions sociales en les ramenant aux besoins de jeux<br />

des enfants est une tendance déjà rencontrée de longue date, que l’on retrouve<br />

à nouveau chez André Gutton 184 . Impliqué lui aussi dans la réflexion sur les<br />

îlots insalubres, il propose de « construire des îlots, salubres et ventilés, qui<br />

possèdent en leur centre de larges jardins ouverts aux enfants et qui soient<br />

reliés les uns aux autres par des cheminements de piétons (…). Ce n’est pas, à<br />

mon idée une ville à la campagne qu’il faut rechercher, mais une ville<br />

‘’ hygiénique ‘’ où la nature est mise à son échelle urbaine dans la ville, et<br />

naturellement, à sa juste place, c’est-à-dire à l’intérieur d’îlots ouverts, zone de<br />

silence dans la ville » 185 . Si ce point de vue rejoint quelque peu Laprade et<br />

Auzelle, il laisse entrevoir aussi l’influence de l’ « unité de voisinage », qu’il<br />

revendiquera plus tard et reprendra en détail dans son cours théorique aux<br />

Beaux-Arts 186 . Pour l’instant, il ne fait que retrouver implicitement les trois<br />

182<br />

Jean-Charles Moreux, « Quelques considérations sur l’aménagement des villes », in L’Illustration, 24<br />

mai 1941 (numéro spécial « Construire »).<br />

183<br />

Albert Laprade, « De la discipline de tous naît la prospérité de chacun », in L’Illustration, op.cit.<br />

184<br />

André Gutton, né en 1904, architecte diplômé en 1927, urbaniste de l’I.U.P. en 1932, y deviendra<br />

professeur (1946-1963), ainsi que professeur à l’E.N.S.B.-A. (1948-1968), chargé du cours de théorie de<br />

l’architecture. Il participe au projet de loi sur l’insalubrité. Voir : André Gutton, « Les décrets-lois de<br />

1938 », in Urbanisme, n° 65, août-septembre 1938.<br />

185<br />

André Gutton, De la nuit à l’aurore, conversations sur l’architecture, Paris, Zodiaque, 1985, tome 1,<br />

p. 42. Dans cette autobiographie chronologique, ce texte est situé par l’auteur en 1932, au moment de sa<br />

thèse à l’I.U.P.<br />

186<br />

André Gutton, Conversations sur l’architecture, Paris, éd. Vincent, Fréal et Cie, 1962, tome VI,<br />

« L ‘Urbanisme au service de l’homme », pp. 385-422. Outre l’habituelle référence à C. Perry, C. Stein et<br />

H. Wright, Gutton cite l’influence anglaise de Patrick Abercrombie pour son plan de Clyde Valley en<br />

1946.


85<br />

critères que Cheysson recommandait trente ans plus tôt pour l’intérieur de l’îlot :<br />

ouverture hygiénique, jeu de l’enfant, évocation de la nature.<br />

Par rapport à celle-ci, Robert Auzelle continue à s’interroger : « alors que nos<br />

contemporains, pour compléter l’absence de végétation qui caractérise maints<br />

quartiers populaires, se ruent chaque fin de semaine vers la campagne à la<br />

découverte de la nature, comment pourrait-on envisager ne pas créer à<br />

l’occasion de la rénovation des villes des ensembles équilibrés où l’arbre<br />

constituera l’un des éléments de la composition». Conscient que, « sous<br />

prétexte d’espace vert, il ne faudrait pas considérer l’arbre comme un moyen<br />

facile pour arranger des conceptions architecturales qui ne tiendraient aucun<br />

compte de l’environnement des édifices », il reconnaît par ailleurs ne pas avoir<br />

tranché par rapport à la question de l’ouverture publique de l’îlot : «les espaces<br />

plantés doivent-ils être constitués en cheminement continu, ou se ramasser<br />

dans des sortes de placettes ? (…) Doit-on tenir compte des anciens<br />

alignements ou peut-on les modifier ? » 187 .<br />

Ce texte appelle plusieurs remarques. D’abord, il montre un procédé de<br />

synecdoque (l’arbre donné pour équivalent de la nature), qui va de pair avec<br />

une tendance à la miniaturisation (valable également pour la place, qui devient<br />

placette) et qui s’avérera à l’œuvre dans l’invention des espaces intermédiaires,<br />

réduction de la question de l’espace du lien social. Ensuite, par rapport à la<br />

conception de l’îlot, ce texte traduit deux dilemmes : ouverture / fermeture du<br />

cœur central, alignement / retrait par rapport à la rue. Leur résolution passera<br />

en fait par la définition d’une solution justement « intermédiaire » : entre l’îlot<br />

traditionnel à cour et une conception moderne d’îlot occupé par des immeubles<br />

en bandes parallèles, Auzelle 188 propose un « îlot à composition ouverte »<br />

combinant les deux principes.<br />

Il parvient ainsi à une configuration de plan-masse qui comporte à la fois les<br />

deux sortes d’espaces intermédiaires déjà avancés : d’une part, une bande de<br />

terrain entre la voie publique et la façade de chacun des immeubles, dont les<br />

pignons sont quant à eux plus près de celle-là ; d’autre part, un espace collectif<br />

central, refermant à la fois la résidence tout en l’entr’ouvrant sur des<br />

perspectives extérieures. Les vues indiquées sur le schéma de plan en pied-depoule<br />

confirment cette volonté de continuité entre l’intérieur et l’extérieur (fig. 9).<br />

Le refus et de l’alignement et de l’enferment d’une cour avait déjà été proposé<br />

par l’îlot théorique qui ressort des propositions successives de Tony Garnier<br />

pour sa Cité industrielle, entre 1902 et 1917, année de sa publication finale. Ici,<br />

l’idée première était la continuité spatiale de la rue à l’îlot, rendu traversable par<br />

les piétons séparés des voies de circulation, mais dans un semis plutôt libre<br />

d’habitations ne définissant pas d’espace collectif à l’îlot. L’apport de Auzelle<br />

187<br />

Les citations de ce paragraphe sont extraites de Robert Auzelle, « L’arbre et la rénovation des villes »,<br />

in Urbanisme n° 5-6, p. 172-173. La dernière se poursuit par des questions autour de la transition entre<br />

l’ancien et le neuf (hauteur, matériaux, …) et de l’architecture d’ « accompagnement ».<br />

188<br />

Robert Auzelle, « L’implantation des bâtiments à usage d’habitation », in La Vie urbaine, n° 57,<br />

juillet-septembre 1950.


86<br />

réside dans la création de ce dernier, avec une systématisation géométrique<br />

permettant de lui conférer une impression de fermeture, mais aussi des liaisons<br />

piétonnes ininterrompues.<br />

Une telle disposition dialectisée ne sera pas réalisée sous cette forme<br />

systématique. Elle est abstraite et ne correspond à aucune situation urbaine<br />

précise. Son propos est plutôt de traduire une position théorique, visant à<br />

appliquer à l’urbanisme les travaux déjà cités du sociologue René Maunier.<br />

Auzelle, comme Bardet, privilégie son idée de « groupe de localité » : le lien<br />

social est ici la résidence commune, ce que René Maunier appelle la<br />

« demeurance », solidarité d’immeuble ou de quartier dont la puissance<br />

affective n’est plus à démontrer et donne sa mesure dans toutes les<br />

circonstances difficiles – particulièrement dans les secteurs d’habitation<br />

modestes, voire misérables » 189 .<br />

Cette assertion exacte a montré, dans le cas où de tels secteurs se situaient<br />

dans des quartiers à sauvegarder pour leur valeur historique, que le<br />

« curetage » ne destinait pas son potentiel de « demeurance » à ces<br />

populations modestes en fait les plus concernées, mais conduites à se reloger<br />

ailleurs. Si sur ce plan la politique de curetage en tissu ancien à caractère<br />

historique a été un échec, du moins a-t-elle contribué à réactiver la réflexion sur<br />

le cœur d’îlot, ses pratiques et son statut juridique entre le privé et le public.<br />

L’impossibilité, dans un centre ancien rénové en quartier-musée, de tenir un<br />

discours crédible sur la conception d’espace de voisinage, incite, comme on l’a<br />

vu à d’autres époques, à déplacer le problème vers l’extérieur de la ville, c’està-dire<br />

dans des situations où le foncier est moins prédéterminant et où l’idée de<br />

nature est plus présente.<br />

Le déplacement de la réflexion vers le péri-urbain est très net chez R. Auzelle.<br />

Afin « de favoriser les relations de voisinage par une implantation judicieuse<br />

des bâtiments et de faciliter les groupements d’activité par des circulations bien<br />

distribuées et par des lieux de rassemblement à usages multiples », sa<br />

préconisation est : « il faut premièrement rechercher la création d’un milieu<br />

équilibré, possédant les avantages du milieu rural et du milieu urbain, mais en<br />

évitant la trop grande dilution sociale et l’isolement campagnard, sans tomber<br />

dans l’entassement et la promiscuité des agglomérations géantes. » 190 . On<br />

retrouve, avec d’ailleurs ici comme une sorte d’écho avec la théorie des Trois<br />

aimants de E. Howard, la pensée dialectique de Auzelle déjà signalée. Sa<br />

recherche de conception intermédiaire apparaît ainsi double : îlot à la fois<br />

ouvert et refermant un espace résidentiel, ensemble à la fois urbain et<br />

dédensifié. Une telle conception est particulièrement à la base de la Cité de la<br />

Plaine à Clamart, qu’Auzelle conçoit à partir de 1947 pour une réalisation<br />

débutée en 1953.<br />

189<br />

Robert Auzelle, Technique de l’urbanisme, Paris, P.U.F., 1953, pp. 40-41 dans la 3 e édition « Que saisje<br />

» n° 609, 1965.<br />

190<br />

Ibid. Ensuite, Auzelle recommande en outre « que dans un même groupe d’habitations, et, à plus forte<br />

raison, dans un même quartier, un large brassage social s’effectue, qui ne pourra être obtenu qu’en<br />

prévoyant une certaine diversité dans les occupations et dans les revenus ».


87<br />

Cette réalisation représente en France celle qui combine au plus près les<br />

principes de composition de la cité-jardin et ceux de l’unité de voisinage. Fidèle<br />

à son idée de « brassage social », Auzelle y prévoit un éventail large de types<br />

de logement, de la maison jumelée jusqu’au collectif à R + 4, pour des<br />

locataires comprenant aussi les jeunes ménages en studios et les personnes<br />

âgées. Tous ces différents types bénéficient de trois échelles d’espaces libres<br />

(jardins privatifs, espaces verts communs aux unités d’immeubles, places et<br />

parcs dépendant de la commune) desservis par un système de voies clairement<br />

hiérarchisées. Elles séparent automobiles, cyclistes et piétons, avec pour ceuxci<br />

le souci des courtes distances et de la sécurité « pour se rendre à l’école, aux<br />

terrains de jeu, au dispensaire, aux établissements de douches, au centre<br />

commercial et au centre administratif » 191 , programme d’équipements qui<br />

semble mixer ceux des cités-jardins français et des cités américaines .<br />

Par rapport à celles-ci et plus particulièrement à Radburn, on note par ailleurs<br />

que Auzelle utilise comme unité de base des groupements plus ou moins<br />

dérivés de la forme en U. Pour les groupes de maisons, Auzelle est plus près<br />

des figures d’ Unwin que de celles de Radburn, dans la mesure où l’automobile,<br />

alors peu présente en logement social, n’est pas systématiquement prévue.<br />

Quand elle l’est, c’est par desserte externe, à partir des voies de circulation, et<br />

non pas en pénétrant au cœur de chaque unité de voisinage (fig. 10). Pour<br />

celles formées de collectifs, Auzelle propose également une figure en U, elle<br />

aussi plus ou moins déformée selon la topographie, mais avec pour constante<br />

de constituer un îlot ouvert. Là encore, les parkings sont plutôt à l’extérieur de<br />

chacun des îlots, tandis qu’un espace vert occupe leur centre.<br />

La question de la séparation des voies automobiles et piétonnes, ces dernières<br />

étant largement partie prenante dans la genèse des espaces intermédiaires,<br />

doit distinguer les unités de voisinage selon qu’elles sont constituées<br />

uniquement de maisons individuelles ou d’immeubles collectifs. Dans le premier<br />

cas, le modèle issu de Radburn ne gagnera pas immédiatement la France. Au<br />

tournant de 1950, il n’était pas encore envisageable de donner pour seul<br />

espace central, à un groupe de maisons, une voie automobile en impasse et sa<br />

« pipe de retournement » - selon le jargon récent des lotisseurs - à une<br />

communauté qui serait d’abord celle de propriétaires de voitures soucieux de<br />

l’accès aisé à leurs garages, de même que pour les livraisons. Auzelle propose<br />

une variété d’emplacements de stationnement pour ses différentes figures de<br />

petit groupement des maisons à Clamart. Par contre, pour l’îlot ouvert constitué<br />

d’immeubles, sa forme et son principe de séparation piétons/automobiles sont<br />

plus identifiables, avec préservation d’un cœur vert et desserte en pourtour<br />

externe.<br />

Dans les réalisations de l’époque, ce genre d’îlot ouvert à immeubles disjoints<br />

est en fait peu fréquent. Il sera l’apanage de quelques opérations modernistes,<br />

notamment pour la reconstruction, comme celles conçues en 1946 à<br />

191<br />

Voir L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 16, 1947.


88<br />

Wittelsheim par Jean Ginsberg et la « Zone verte » de Sotteville-lès-Rouen par<br />

Marcel Lods, qui dilate fortement l’îlot et systématise le parallélisme des barres<br />

l’encadrant. Une telle conception disparaît à l’ère des grands ensembles. Ces<br />

derniers privilégient généralement l’orientation solaire, ce qui conduit, en cas<br />

d’immeubles-barres parallèles, à placer les voies de desserte par rapport à<br />

celles-ci, c’est-à-dire sans la symétrie qu’implique un espace central rendu<br />

piétonnier par rejet de la circulation le long des façades externes. Marcel Lods<br />

associe cette conception à une exposition est-ouest des immeubles, dont les<br />

logements traversants se prêtent alors à leur retournement symétrique, du fait<br />

d’un ensoleillement considéré comme équivalent.<br />

Réserver un grand espace vert au centre d’un îlot à l’échelle du superblock<br />

renvoie aux conditions foncières. A Sotteville, dans le cadre de la reconstruction<br />

et du remembrement, le vaste terrain central a été acquis par la municipalité. A<br />

Marly-le-Roi par contre, l’opération « Les Grandes Terres » (fig. 10), également<br />

conçue par Marcel Lods, a été réalisée à partir de 1953 par un promoteur privé,<br />

André Manera : dans le projet final, 1471 logements sont répartis en neuf<br />

« squares » ouverts en U, formés de deux barres parallèles et d’un plot<br />

destinés à l’accession à la propriété, enserrent un parc doté d’un centre<br />

commercial et de groupes scolaires publics.<br />

Dans cet ensemble explicitement référé à l’idée d’ «unité de voisinage »,<br />

chacun des « squares » identifie une copropriété, d’autant plus qu’avec les<br />

reventes au sein de l’opération, ceux-ci ont fini par correspondre nettement,<br />

pour chacun d’eux, à une catégorie sociale homogène 192 .<br />

L’association entre copropriété et îlot ouvert à immeubles distincts, accolés ou<br />

séparés, peut aussi correspondre comme à Neuilly - Bagatelle (R.-A. Coulon<br />

architecte coordonateur de l’îlot, 1954 -1959, fig. 10), à un groupe d’immeubles<br />

appartenant à différents propriétaires et confiés à différents architectes, mais<br />

fédéré par un espace collectif. Une fois encore, il faut souligner le rôle de la<br />

copropriété dans la genèse d’une exigence d’espace extérieur résidentiel<br />

confirmant la valorisation d’un statut d’habitation, donc d’habitant.<br />

Si l’opération coordonnée par René-André Coulon distingue des immeubles<br />

pourtant assemblés, c’est aussi en raison de l’état de la législation sur la<br />

copropriété, qui est encore celle de la loi du 29 juin 1938, complétée par le<br />

décret du 10 novembre 1954 : la définition de la copropriété ne portait alors que<br />

sur la seule division interne de l’immeuble en appartements et en parties<br />

communes. Autrement dit, les espaces verts extérieurs n’entraient pas encore<br />

dans la répartition en millièmes de copropriété et relevaient d’une gestion<br />

collective dans laquelle, suivant les montages financiers et fonciers, la<br />

municipalité pouvait être partie prenante. On a donc un nouvel éclairage<br />

possible de l’îlot ouvert : le manque de statut clair et éventuellement la gestion<br />

192<br />

Claire Parin – Sénémaud et alii, Espaces collectifs et insertion sociale, Paris, éd. Institut de<br />

l’Environnement, 1973. Selon les auteurs, les 27 immeubles, tous à quatre niveaux, devraient beaucoup à<br />

l’interdiction, sur le site de Marly, de construire à plus de 15 m de haut.


89<br />

mixte du cœur d’îlot contribueraient également au maintien d’une continuité<br />

avec l’espace public. On objectera que, dans un quartier comme Neuilly –<br />

Bagatelle, l’ensemble de René-André Coulon, entouré d’autres opérations tout<br />

aussi luxueuses, ne portait pas au retranchement sécuritaire. Le sentiment<br />

d’appartenir à une résidence pouvait d’autant plus facilement se passer du<br />

besoin d’une nette délimitation territoriale.<br />

Avec la loi du 10 juillet 1965, la définition de la copropriété englobe désormais<br />

toute l’opération sur sa parcelle, ce qui signifie qu’elle est étendue aux espaces<br />

extérieurs des immeubles. Chaque copropriétaire possède donc, outre la partie<br />

privative de son appartement, des tantièmes virtuels de toutes les parties<br />

communes intérieures et extérieures. Cette extension de la notion de<br />

copropriété, en clarifiant la distinction juridique entre domaine public et domaine<br />

« privé », y compris pour ce qui est de l’espace collectif résidentiel, a-t-elle<br />

renforcé l’exigence de clôture de la résidence, notamment à jardin central ? Ce<br />

n’est pas si sûr et, plus tard, les halls vitrés et grilles à digicode y remédieront<br />

sans obstruer visuellement son lien avec la rue, puisque le désir de paraître<br />

semble assez fort pour laisser une possibilité d’entrevoir. Quoiqu’il en soit, on<br />

peut admettre que l’îlot « ouvert » l’était également, avant 1965, du point de vue<br />

des possibilités de gestion de son espace central.<br />

Dans les années 1950 et le contexte d’après-guerre, il renvoyait aussi<br />

métaphoriquement à l’ouverture humaniste à autrui. Les réalisations d’alors de<br />

ce type, pas très nombreuses et à la postérité déclinant avec l’essor du mode<br />

de production propre aux grands ensembles, traduisaient plutôt un<br />

positionnement idéologique : celui d’architectes urbanistes dans la mouvance<br />

chrétienne d’Economie & Humanisme, également en quête de conceptions<br />

modernes sortant des défauts hygiénistes de l’îlot fermé ou issu de la tradition<br />

HBM, sans adhérer pour autant à tout le systématisme de Le Corbusier.<br />

Une telle volonté de théorisation est particulièrement nette chez André<br />

Gutton 193 . Sur un même terrain théorique de 15 000 m² et pour un même<br />

nombre de 200 logements, il propose quatre solutions en îlot ouvert, en faisant<br />

varier la hauteur et le nombre d’immeubles. Le « plan théorique n° 1 » (fig. 9),<br />

caractéristique de l’îlot ouvert à immeubles bas, a ses faveurs. Il mixte<br />

assemblage linéaire continu sur la moitié nord de l’ensemble, le sud étant<br />

occupé par des immeubles ponctuels.<br />

Un propos proche, basé sur le même genre d’abstraction théoricienne, avait<br />

déjà été tenu par Antoinette Prieur 194 , qui ne chiffre pas, quant à elle, la<br />

densité des îlots qu’elle compare, du plus fermé au plus ouvert. Sa déclinaison<br />

morphologique des plans-masses théoriques stigmatise d’abord les îlots<br />

totalement fermés ou presque, de même que les dispositions en « peigne » ou<br />

en « grecque », principalement au nom des problèmes d’orientation solaire<br />

qu’ils posent. Elle ne retient donc pas le principe, ni même le mot, d’îlot ouvert.<br />

193<br />

In Conversations…, op. cit. note 185, tome II « L’architecte et la maison des hommes », 1954.<br />

194<br />

Antoinette Prieur, « Habitation collective et urbanisme », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 16, 1948.


90<br />

Au contraire de Auzelle et Gutton, qui le prônent en complétant l’espace<br />

résidentiel central par un parterre en pourtour externe (Coulon, fig. 10) – soit les<br />

deux types d’espace intermédiaire qui s’affirment historiquement – A. Prieur<br />

voudrait confondre ceux-ci, en Moderne qu’elle est, dans un seul et même<br />

« espace libre ». Deux dispositions parmi sa série le confirment.<br />

D’abord les immeubles implantés perpendiculairement à la rue ou, mieux selon<br />

elle, en épi pour libérer l’orientation solaire des contraintes d’alignement, fût-il<br />

limité aux pignons sur rue. La disparition de l’opposition rue sur l’ouest / cour<br />

sur l’arrière que permet ce type de plan-masse en créant une continuité<br />

d’espace extérieur, n’est pas directement revendiquée par Prieur ; elle dénonce<br />

plutôt, sans doute à la faveur du contexte de remembrement impliqué par la<br />

reconstruction, « l’obligation de respecter le parcellaire qui s’oppose à la<br />

création d’espaces libres».<br />

L’idée d’espace libre des contraintes parcellaires et foncières est encore plus<br />

nette dans l’autre de ses deux derniers plans théoriques (fig.9), stade ultime de<br />

la dissolution de l’îlot fermé en un semis d’immeubles ponctuels dispersés dans<br />

la nature. La conception d’un îlot à libre implantation de ses bâtiments<br />

ponctuels, pour laisser pénétrer verdure et cheminements, avait déjà été<br />

proposée bien avant par Tony Garnier dans sa Cité Industrielle (fig. 9). Ici, toute<br />

référence à une trame viaire découpant des îlots disparaît pour une évocation<br />

sans limite de forêt qui enserrerait de petits immeubles séparés et disséminés.<br />

Sous ce nouvel avatar du mythe de la nature et de la cité-jardin, il faut voir en<br />

fait un projet plus précis :<br />

« brisant avec des dispositions architecturales commandées par d’anciens<br />

tracés de villes depuis longtemps impropres à contenir la population actuelle, le<br />

plan libéré de l’alignement permet des formes nouvelles, inscrites dans un<br />

urbanisme à base d’ensoleillement, qui supprime toutes les servitudes dues au<br />

morcellement des lotissements. On arrive à la conception de l’unité de<br />

résidence où les formes implantées dans des parcs, munies de services<br />

autonomes intérieurs (ravitaillement et entretien), et de prolongements<br />

extérieurs (écoles des premiers degrés, jardins d’enfants, instituts culturels),<br />

nous semblent être la réalité vers laquelle doit tendre toute construction<br />

d’habitation dans les villes d’aujourd’hui. » 195 .<br />

Si ce texte reste fidèle, d’une part à l’antienne de la verdure et des équipements<br />

liés à l’enfance comme prolongements extérieurs primordiaux, d’autre part à<br />

l’espace libre, c’est-à-dire en fait libéré des servitudes, il révèle aussi des<br />

nouveautés : l’idée d’une « unité de résidence » formée de petits immeubles,<br />

dotés de « services autonomes intérieurs » et répartis dans un « parc ».<br />

Une telle idée remonte à des réalisation américaines, mais renvoie plus<br />

explicitement à des opération suédoises. La Suède, l’un des pays nordiques<br />

peu peuplés et à la nature préservée, a en outre échappé à la seconde guerre<br />

mondiale. Elle a pu ainsi développer sans cette rupture une politique sociale du<br />

195<br />

Ibid.


91<br />

logement très en pointe, avec de nombreux services et équipements collectifs<br />

et un niveau de confort élevé. L’attrait des édiles et des architectes français<br />

pour la Suède, ainsi que pour le Danemark, se manifeste dès les années 1930.<br />

Pour étudier les méthodes de pédagogie active de ces pays, Henri Sellier et le<br />

docteur Hazemann, qui l’assiste dans la politique sanitaire du département de<br />

la Seine, y font un voyage avec l’architecte Marcel Lods 196 . Il construira ainsi en<br />

1935 l’école de plein air de Suresnes, destinée à des enfants de santé fragile :<br />

grâce à son système de façades vitrées repliables, elle permet de prolonger<br />

totalement l’intérieur des classes sur le dehors et ses activités éducatives 197 .<br />

On remarquera que ce dispositif flexible de prolongement de l’espace concerne<br />

l’enfant, confirmant une fois encore que ce dernier constitue, depuis au moins<br />

E . Cheysson, l’un des arguments majeurs dans l’émergence d’une telle notion.<br />

Après la guerre, la Suède inspire des architectes et des urbanistes français, de<br />

tendance plutôt culturaliste ou moderniste tempérée, dans la mesure où ses<br />

quartiers nouveaux semblent combiner harmonieusement les principes<br />

humanistes d’unité de voisinage et l’implantation idéale dans une nature<br />

préservée. Alexandre Persitz s’y rend en 1946 et publie son enquête 198 ; trois<br />

ans plus tard, c’est le Père L.J. Lebret, au moment d’ailleurs où l’Union<br />

Internationale des Architectes (U.I.A.) se réunit à Stockholm. Enfin, André<br />

Gutton (qui était au congrès précédent), dans son cours, et Robert Auzelle,<br />

dans ses monographies d’exemples, donnent une place importante aux<br />

ensembles suédois péri-urbains 199 . En comparant leurs plans-masses, deux<br />

principes de composition ressortent implicitement. L’un pourrait être appelé<br />

celui de la « clairière » : des immeubles linéaires et/ou ponctuels sont implantés<br />

en pourtour d’un grand espace laissé naturel, forme forestière et très dilatée de<br />

l’îlot ouvert 200 . L’autre correspond à l’éparpillement d’immeubles-plots,<br />

dispersion plutôt libre, à l’exception de l’observation des courbes de niveau et<br />

de l’orientation solaire.<br />

Ces deux sortes de plan-masse seront transposées en France d’abord et<br />

surtout par la promotion privée. Dès 1950, on verra des projets de copropriété<br />

selon la formule « Vivre dans un parc », avec par exemple un programme qui<br />

« comprend quatre-vingts appartements répartis en dix blocs de huit<br />

appartements » 201 . Cette formule est particulièrement prônée, d’abord par le<br />

196<br />

D’après Bernard Barraqué, « L’école de plein air de Suresnes, symbole d’un projet de réforme sociale<br />

par l’espace ? », in Katherine Burlen (sous la dir.), La Banlieue oasis, Henri Sellier et les cités jardins,<br />

1900-1940, Saint-Denis, P.U.V., 1987.<br />

197<br />

La même année et sur le même principe, mais avec des façades coulissantes, Richard Neutra réalise<br />

une école expérimentale à Los Angeles.<br />

198<br />

Dans L’Architecture d’aujourd’hui, n° 7-8, 1946.<br />

199<br />

R. Auzelle et I. Jankovic, Encyclopédie de l’urbanisme, Paris, éd. Vincent et Fréal, 1 er tome, 1952.<br />

Pour A. Gutton, cf note 193.<br />

200<br />

Outre Marly-le-Roi, déjà cité, on retiendra sur ce principe, du même promoteur Manera, « La Prairie »<br />

à Vaucresson (H. Pottier arch.), ou encore le Hameau de Courcelles à Gif-sur-Yvette (Duromédi<br />

promoteur et J. Ginsberg arch., 1961-1966).<br />

201<br />

L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 32, oct-nov. 1950, à propos d’un projet de A.Manera à Meudon de H.<br />

Pottier, J. Tessier et M. Veriguine.


92<br />

promoteur André Manera, et gagnera les banlieues résidentielles, effectivement<br />

le plus souvent sous la forme de plots disséminés dans un parc 202 .<br />

L’idée d’ « îlot ouvert », telle que promue à la fin des années 1940, en<br />

particulier par la théorisation de Auzelle et son quartier La Plaine à Clamart, a<br />

eu peu de suites 203 . En locatif HLM, elle sera bien évidemment supplantée, à<br />

partir des conditions données par le Plan Courant de 1953, par le mode de<br />

production des grands ensembles, peu propice aux formes sortant de la<br />

rationalisation industrielle. De plus, l’impossible confirmation sociale de ce que<br />

pourrait recouvrir une notion d’unité de voisinage, fédérée par un espace<br />

central refermé sur lui-même mais entrouverte sur l’espace public, n’a pas<br />

favorisé le développement de cette conception.<br />

Cependant, même si les réalisations en îlot ouvert ont été alors peu<br />

nombreuses, elles ont eu l’intérêt, autant par les réflexions publiées que par les<br />

opérations proprement dites, de mettre en évidence des qualités concrètes<br />

d’une échelle domestique pour un espace collectif associé à une idée de<br />

résidence. Si les visées humanistes d’échelles articulant des niveaux de<br />

communauté venaient plutôt de l’urbanisme, jusqu’à G. Bardet et L.J. Lebret,<br />

elles trouvaient alors une expression architecturale tangible.<br />

Mais la notion d’îlot ouvert ne pouvait pas être perçue clairement. D’un côté,<br />

elle renvoyait à l’îlot urbain expurgé de l’insalubrité par curetage ; de l’autre, à<br />

l’unité de voisinage, principe exogène s’étant prêté à différentes interprétations,<br />

surtout dévoyées par le fonctionnalisme urbanistique, avec le changement<br />

d’échelle des opérations en Z.U.P. Ainsi, l’ « unité de voisinage », terme très<br />

employé par les concepteurs des grands ensembles, se limite le plus souvent<br />

au bouclage automobile externe des groupes d’habitation 204 , ce rejet des<br />

parkings préservant une partie centrale qui a perdu toute véritable référence<br />

spatiale et morphologique. L’invention du terme « espace intermédiaire » dans<br />

les années 1970 reconfirmera bien ce désir de réparer, réellement autant que<br />

symboliquement, une telle perte.<br />

La question d’un îlot urbain « ouvert », en tant qu’espace de sociabilité sans<br />

frontière nette entre résidents et passants, idée humaniste peu compatible avec<br />

les réalités foncières et sociales des centres, a été déplacée vers ces lieux de<br />

l’utopie que semblaient davantage offrir des banlieues agrestes, investies alors<br />

par les idées de la promotion privée naissante ; idées que des architectes<br />

comme Auzelle, Gutton, Persitz ou Prieur avançaient aussi comme applicables<br />

202<br />

André Manera, « Initiative privée et problème du logement en France », in Techniques et Architecture,<br />

n° 1, 1958. Sur le développement des résidences en plots dans des parcs, voir C. Moley, Regards sur…,<br />

pp. 176-177, op. cit. note 46.<br />

203<br />

Des exemples : reconstruction de Boulogne-sur-mer (Groupe des Quatre Moulins, P.Sonrel arch.) ou<br />

d’Amiens (Groupe Faidherbe, A. et P.Dufau et Sirvin arch.), groupes d’HLM (La Ciotat, Chantiers<br />

Navals, Sourdeau arch.).<br />

204<br />

A Saint-Etienne-du-Rouvray (76), commune jouxtant Sotteville-lès-Rouen célèbre par la Zone Verte de<br />

Marcel Lods, ce dernier a également conçu le plan-masse de la Z.U.P. du Château Blanc avec pour nom<br />

Les Œufs, la voirie en ellipses tangentes étant son principe urbanistique premier.


93<br />

au logement social, en référence au modèle suédois. Sa nature préservée et<br />

son niveau de services collectifs ne trouveront pas leur équivalent dans la<br />

production française, renforçant ainsi le côté mythique de ces prolongements,<br />

tel qu’il s’est progressivement accentué depuis leurs tentatives dans les projets<br />

des fondations philanthropiques.<br />

Cette question initialement sociale confirme aussi sa tendance à être déplacée<br />

vers la production privée, propension déjà entrevue et soulignée<br />

précédemment. Si la promotion a finalement donné implicitement, pour les<br />

banlieues résidentielles, la préférence aux plans-masses en semis de plots<br />

plutôt qu’en clairière centrale, c’est sans doute parce qu’un ensemble de<br />

copropriétaires ne constitue en fait qu’une fausse communauté. Les plots, petits<br />

immeubles librement disséminés et enfouis dans un écrin de verdure,<br />

correspondent plus à une idée d’individualisation que de réunion par un parc<br />

collectif. L’îlot ouvert à vocation humaniste disposé autour d’un espace commun<br />

et accessible, trouve ainsi, au sens propre et figuré, l’un des modes de sa<br />

dissolution.<br />

entre culturalisme et modernisme :<br />

les apports discordants du Team Ten<br />

Dans ses écrits, Gaston Bardet s’en prend souvent aux principes émis par Le<br />

Corbusier et la perception de cette polémique a contribué à l’habitude fréquente<br />

d’admettre un fort antagonisme entre les positions des « culturalistes » et des<br />

« modernes ». Il n’est pourtant pas aussi net, car ceux-ci voient d’abord<br />

s’accentuer entre eux des divergences au fil des C.I.A.M., qui reprennent en<br />

1947 avec le VI e , jusqu’au X e , officialisant en 1956 la sécession d’un groupe<br />

baptisé Team Ten, puis au dernier trois ans plus tard, proclamant leur<br />

dissolution définitive.<br />

Mais ce groupe dissident, le Team X, n’est pas aussi en rupture avec<br />

l’orthodoxie des principes corbuséens qu’il le revendique. En outre, ses<br />

préoccupations et ses positions ne sont pas si éloignées de Gaston Bardet et<br />

de sa mouvance. A tel point qu’on peut considérer son apport comme un autre<br />

culturalisme, ou bien comme une tentative de troisième voie entre celui-ci et la<br />

tendance progressiste radicalement rationaliste et moderne, telle qu’impulsée<br />

par Le Corbusier, Gropius et Giedion.<br />

Par ailleurs, les différents protagonistes du Team X étant bien connus pour<br />

avoir avancé des notions telles que, par exemple, « seuil » ou « entre-deux »,<br />

et même plus généralement toute une terminologie concernant a priori le<br />

champ notionnel des espaces intermédiaires, il semblerait que l’on doive leur<br />

accorder une importance primordiale. On verra, disons-le d’emblée pour<br />

introduire ce chapitre, que cette piste, sans doute un peu trop évidente, est à


94<br />

relativiser, ne serait-ce déjà du fait que la réalité des espaces et de leurs<br />

pratiques ne se décrète pas par la seule instauration des mots.<br />

Enfin, le Team X n’est jamais parvenu à parler d’une seule voix, même au<br />

moment de l’établissement de son manifeste, lors de sa première réunion<br />

constitutive à Doorn en janvier 1954. Deux versions différentes de ce<br />

« Manifeste de Doorn » ont été en effet publiées : celle d’Alison Smithson dans<br />

Team Ten Primer et celle d’Aldo Van Eyck dans la revue Forum, sous le titre<br />

« The Story of Another Idea ». Les différences d’interprétations des mêmes<br />

notions prônées par les principaux architectes du groupe 205 , ainsi que l’écart<br />

fréquent entre leurs discours et leurs réalisations, comme on va le voir, ont<br />

brouillé le message de ce qui ne fut pas vraiment une équipe. Il en restera<br />

néanmoins des images et des mots, qui contribueront à inspirer le discours des<br />

années 1970 sur les espaces intermédiaires.<br />

Dès le CIAM 6 (Bridgewater, 1947) 206 , une nouvelle génération d’architectes<br />

affirme sa rupture avec les principes du fonctionnalisme urbanistique issus de la<br />

Charte d’Athènes de 1933. Avec le rejet des quatre fonctions (habiter, travailler,<br />

se détendre, circuler) au profit de la recherche des échelles sociales et<br />

spatiales constituant la ville à partir de l’habitation, elle rejoint implicitement<br />

Gaston Bardet, nourrie comme lui par P. Geddes et l’intérêt pour les sciences<br />

sociales.<br />

Mais cette parenté peut surprendre. S’ils vont en contester les excès<br />

rationalistes et modernistes, les futurs membres du Team X participent<br />

néanmoins aux CIAM, contrairement à la tendance culturaliste, proche quant à<br />

elle d’Economie & Humanisme et de son catholicisme (plus ou moins<br />

traditionnel selon les cas, mais penchant plutôt vers le syndicalisme chrétien de<br />

gauche). De leur côté, même s’ils ne l’expriment pas directement dans leurs<br />

écrits, les architectes du Team X adhèrent à l’idéologie communiste.<br />

L’un des points communs entre ces deux courants humanistes de l’aprèsguerre<br />

réside dans leur investigation, à la fois sociale et spatiale, des échelles<br />

urbaines. Si Bardet cherchait à faire correspondre chacun de ses « échelons »<br />

avec une « communauté », les différents membres du Team X ne s’en tiendront<br />

pas à des corrélations aussi directes.<br />

Lors du CIAM de 1947, J.B. Bakema (1914 -1981) élargit la question du<br />

logement à toutes ses dimensions, en plaidant pour « la création d’un<br />

environnement physique qui satisfasse les besoins émotionnels et matériels de<br />

l’homme (…) et stimule son épanouissement spirituel ». A cet élargissement<br />

s’ajoute, dans le même ordre d’idée, celui qui fut débattu à Sigtuna (Suède)<br />

pour préparer le CIAM de 1953. Le terme d’ « habitat », confronté à « dwelling »<br />

205<br />

Jacob Berend (dit Jaap) Bakema, Aldo Van Eyck, Alison et Peter Smithson, Georges Candilis et<br />

Shadrach Woods, Gian Carlo de Carlo.<br />

206<br />

Rappelons les CIAM d’après-guerre : 6 (Bridgewater, 1947), 7 (Bergame, 1949), 8 (Hoddesdon,<br />

1951), 9 (Aix-en-Provence, 1953), 10 (Dubrovnik, 1956) et Otterlo (1959). Parmi leurs réunions<br />

préparatoires : Sigtuna (1952), Doorn (1954) et La Sarraz (1955).


95<br />

et à « housing », fut ainsi mis en avant pour ses implications sociales et<br />

géographiques, et fit proposer à Aix que soit établie pour le congrès suivant une<br />

Charte de l’Habitat. Celle-ci était souhaitée surtout par l’ancienne génération,<br />

au point que la jeune organisa, avant la réunion préparatoire de La Sarraz, lieu<br />

symbolique s’il en est, sa propre réunion à Doorn pour se constituer en Team X<br />

et élaborer son Manifeste. Les réflexions émises alors, avec des divergences<br />

sur lesquelles on reviendra, reposaient néanmoins sur un certain nombre de<br />

points consensuels.<br />

Ces bases communes tiennent à la volonté de saisir l’ « habitat » globalement,<br />

comme un « environnement » physique et social, c’est-à-dire comme un<br />

« établissement humain », selon la notion des géographes reprise aussi par Le<br />

Corbusier, mais ici non décomposée en fonctions. Aux quatre fonctions de la<br />

Charte d’Athènes sont opposées quatre échelles successives, formant ce que<br />

les Smithson appelèrent au congrès d’Aix une « hiérarchie des associations<br />

humaines ». Une telle dénomination indique bien la prépondérance qu’ils<br />

accordent, comme les autres protagonistes du Team X en formation, tous<br />

ouverts à la sociologie et plus encore à l’anthropologie, aux dimensions<br />

sociales de l’habitat. Mais, si tous cherchent à caractériser celles-ci en terme de<br />

« relation », cela ne signifie pas qu’ils excluent la forme de la définition des<br />

échelles.<br />

La réflexion des Smithson part de « trois éléments de la ville : l’habitation, la<br />

rue, le quartier ». Chacune de ces échelles doit présenter une « identité », de<br />

façon à ce que les habitants éprouvent un sentiment d’appartenance à la fois à<br />

une « communauté » et aux formes architecturales données pour cadre à celleci.<br />

On pourrait croire à une approche strictement culturaliste, mais A. et P.<br />

Smithson nous mettent en garde : « le problème de la ré-identification de<br />

l’homme avec l’environnement ne peut être résolu en utilisant les formes<br />

historiques de la maison - groupements, rues, squares, pelouses » 207 . Ils<br />

présentent leur pensée plus systématiquement à Doorn en 1954, lors de la<br />

tentative d’établissement du manifeste commun du groupe et énoncent huit<br />

principes 208 :<br />

1. It is useless to consider the house except as a part of community owing to the interaction of<br />

these on each other.<br />

2. We should not waste our time codifying the elements of the house until the other<br />

relationship has been crystallized.<br />

3. “Habitat” is concerned with the particular house in the particular type of community.<br />

4 Communities are the same everywhere.<br />

(1) Detached house-farm.<br />

(2) Village<br />

(3) Towns of various sorts (industrial / admin. / special);<br />

207<br />

Citation extraite, comme les précédentes des Smithson, de leur communication du 24 juillet 1953 au<br />

C.I.A.M. d’Aix-en-Provence.<br />

208<br />

Cette version du Manifeste de Doorn est publiée dans Alison Smithson, Team Ten Primer, Cambridge,<br />

M.I.T. Press, 1968.


96<br />

(4) Cities (multi-fonctional).<br />

5 They can be shown in relationship to their environment (habitat) in the Geddes valley section.<br />

6 Any community must be internally convenient – have an ease of circulation, in consequence,<br />

whatever type of transport is available, density must increase as population increases, i.e. (1) is<br />

least dense, (4) is most dense.<br />

7 We must therefore study the dwelling and the groupings that are necessary to produce<br />

convenient communities at various points on the valley section.<br />

8 The appropriateness of any solution may lie in the field of architectural invention rather than<br />

social anthropology.”<br />

La décomposition de cette déclaration en huit points distincts n’empêche pas le<br />

flou et la redondance. On retient donc d’abord le postulat, à nouveau réaffirmé,<br />

que l’habitation ne peut être dissociée d’une « communauté », dont la définition<br />

est renvoyée aux méthodes de Patrick Geddes et implicitement aux catégories<br />

typologiques de la géographie humaine, ainsi que plus vaguement encore à<br />

l’anthropologie sociale.<br />

Ce plaidoyer pour une conception de l’habitat non cantonnée au seul logement<br />

et rendue particulière à chaque situation n’est pas propre aux Smithson. C’est<br />

une tendance d’alors, présente aussi dans l’architecture organique et qu’on<br />

retrouvera dans le contextualisme ou dans les démarches typomorphologiques<br />

attentives aux tissus existants. Mais les Smithson, rejetant la référence aux<br />

caractères issus de l’histoire, sont portés à une certaine abstraction. Dans leur<br />

discours, la question de la mise en « relation », terme récurrent, de l’habitation<br />

avec un environnement ou une communauté reste un slogan très général ;<br />

cependant, elle tend aussi à être ramenée à des dispositifs architecturaux<br />

pouvant opérer concrètement, pour la conception au moins, ces relations. Aussi<br />

les Smithson proposent-ils d’appréhender les trois échelles successives à partir<br />

de notions impliquant, non pas tant leur caractérisation respective que leur<br />

passage de l’une à l’autre : doorstep, stem et web sont ces trois notions voulant<br />

signifier la dynamique des relations que doivent engendrer l’habitation, la rue et<br />

le quartier.<br />

Doorstep, c’est-à-dire le pas-de-porte ou le seuil, invite à penser l’habitation<br />

dans ses relations intérieur/extérieur, privé/public et individuel/collectif, en<br />

s’attachant, métaphoriquement ou réellement – là réside déjà une ambiguïté – à<br />

leur dispositif principal : l’entrée. Stem évoque la rue, non pas dans sa forme,<br />

mais dans son mouvement et son rattachement à un « système », le Web donc,<br />

terme préféré à la notion statique de quartier. Notons d’ailleurs que les<br />

Smithson furent chargés, entre autres thèmes parmi ceux que s’était répartis le<br />

Team Ten, de la « mobilité ». La trilogie Web, Stem, Doorstep trouve une<br />

correspondance dans les trois chapitres de l’ouvrage déjà cité Team Ten<br />

Primer, à savoir « Urban Infrastructure », « Housing groups » et « Doorstep ».<br />

Si les deux premiers renvoient à une terminologie opérationnelle classique, le<br />

maintien du troisième indique l’importance que les Smithson accordent à cette<br />

notion, qu’ils avaient présentée dès le congrès d’Aix, avec un impact certain<br />

mais divergent selon les interprétations de ceux qui formeront le Team X. Avant<br />

de revenir sur ces divergences, finissons de rappeler les notions proposées par<br />

les Smithson, en particulier celle de cluster, qu’ils définissent à Dubrovnik et qui


97<br />

elle aussi sera différemment interprétée. Pour eux donc : « The word ‘’cluster’’<br />

meaning a specific pattern of association has been introduced to replace such<br />

group concepts as ‘’house, street, district, city’’ (community sub-divisions), or<br />

‘’isolate, village, town, city’’ (group entities), which are too loaded with historical<br />

overtones. Any coming together is ‘’cluster’’ ; cluster is a sort of clearing-house<br />

term during the period of creation of new types. Certain studies have been<br />

undertaken as to the nature of ‘’cluster’’ ».<br />

Ce terme, qui signifie à la fois groupe de personnes et formes de groupement,<br />

est proposé par les Smithson pour leurs différents « niveaux d’association »,<br />

dans l’idée d’empêcher, avec une telle généralité abstraite, toute évocation du<br />

passé. Au contraire, cluster se veut un terme ouvert et incitatif, appelant à un<br />

renouvellement typologique, coupé des formes historiques. Cette définition<br />

n’est pas sans rappeler l’ « îlot futur » de G. Bardet. En outre, les réflexions<br />

autour de l’échelle impliquées par le cluster se sont plutôt polarisées sur celle<br />

correspondant à l’îlot.<br />

C’est J.B. Bakema qui, parmi les futurs membres du Team X, est le premier à<br />

s’attacher à concevoir celui-ci, pensé comme une Housing Unit entrant dans la<br />

composition d’une Neighbourhood Unit, notions dont la pénétration en Europe<br />

se confirme encore une fois. En 1949, son projet Pendrecht pour la<br />

reconstruction de Rotterdam, avec le groupe Opbouw, comporte cinq unités de<br />

voisinage. Chacune d’elle est formée d’unités résidentielles en îlot ouvert, dont<br />

la composition semble croiser celle de R. Auzelle (fig. 9), en pied-de-poule, et le<br />

superblock en barres parallèles : c’est un îlot oblong de dimensions 70 x 150<br />

mètres, axé nord-sud et un espace central (fig. 11). Cette conception<br />

correspond aux préconisations d’un ouvrage anglais ayant contribué à<br />

vulgariser les principes d’urbanisme basés sur les unités de voisinage sousdivisées<br />

en unités résidentielles 209 .<br />

De fait, les réflexions urbanistiques anglaises des années 1940 jouent un rôle<br />

important dans l’évolution des idées des Modernes vers celles des<br />

protagonistes du Team X. On sait qu’en 1943 « Sir Patrick Abercrombie, dans<br />

son aménagement du Grand Londres, réserve, dans ses conceptions, une<br />

grande place à ces quartiers-clos, réplique moderne du dispositif aimable des<br />

‘’ precincts ‘’ ou cours intérieures dont les Inns of Court, pour ne citer que le<br />

plus connu, offrent un si charmant exemple » 210 . La reprise des C.I.A.M. après<br />

la guerre, en Angleterre justement, semble marquée par cette conception. Dans<br />

la Déclaration de Bridgewater (C.I.A.M. 6, 1947), Bakema plaide pour la<br />

« création d’un environnement physique qui satisfasse les besoins émotionnels<br />

et matériels de l’homme […] et stimule son épanouissement spirituel ».<br />

209<br />

Thomas Sharp, Town Planning, Londres, Pelican Books, 1946. Alors président de la Société des<br />

urbanistes anglais, Sharp, également auteur de Ville et Campagne (1931) a développé son interprétation<br />

des unités de voisinage dans le cadre de son apologie des « cités-satellites », telles que les promeut<br />

l’urbaniste Sir Patrick Abercrombie (1879-1957), depuis Town and Country Planning (1933) jusqu’à son<br />

plan du Grand-Londres (1943).<br />

210<br />

Marcel Schmitz, op. cit., note 111.


98<br />

Le C.I.A.M. 8 de 1951 a encore lieu en Angleterre, à Hoddesdon, avec pour<br />

thème « The Heart of the City », abordé par plusieurs participants 211 en terme<br />

de Core, question que Le Corbusier traduit par « cœur » et définit comme celle<br />

de « la création de centres de vie sociale ». La véritable question qui transparaît<br />

de ce congrès est en fait celle de ce pluriel mis à centre, que certains voient en<br />

unique cœur de ville ou de quartier, tandis que d’autres les multiplient, en les<br />

ramenant à l’échelle de l’unité de résidence.<br />

C’est le cas de Bakema, qui a d’ailleurs agrandi avec ce propos ses « Housing<br />

Units » dans la nouvelle version de son projet pour Pendrecht exposé à<br />

Hoddesdon. Au contraire, Aldo Van Eyck expose quant à lui un projet, conçu<br />

pour Nagele à partir de 1948 avec le groupe De 8, qui ne comporte qu’un seul<br />

« cœur » central sur lequel les différentes unités résidentielles s’articulent (fig.<br />

11).<br />

Non seulement le nombre et la taille des « cœurs » varient, entre place du<br />

village et cours d’îlots, mais aussi leur conception. Chez Van Eyck, l’espace<br />

central est « an open green space », à la fois espace protecteur entouré<br />

d’arbres et point nodal de la composition globale articulant les différentes<br />

échelles de l’habitat.<br />

Bakema se demande pour sa part « à quel moment on peut vraiment parler de<br />

cœur, ce cœur que nous pouvons envisager aussi bien en architecture qu’en<br />

urbanisme. La réponse est peut-être qu’il y a des moments de notre vie dans<br />

lesquels l’isolement de l’homme par rapport aux objets est rompu : à ce<br />

moment nous découvrons le miracle des relations entre l’homme et les objets.<br />

C’est le moment du cœur. Le moment où nous devenons conscients de la<br />

plénitude de la vie grâce à l’action collective ». Sous cette ferveur se perçoit la<br />

volonté de définir le « cœur » moins par ses formes que par les relations qu’il<br />

favorise et qui y ont lieu. Bakema le redira souvent : même si elles doivent<br />

receler une identité, les formes importent moins que les « relations ».<br />

Cette position se confirmera au fil des projets de Bakema, avec les plans<br />

d’Alexanderpolder : celui qui fut présenté à Aix en 1953 a encore dilaté les<br />

« Housing Units » auparavant identifiées chacune par un « core ». Ce même<br />

plan repris en 1956 et exposé à Dubrovnik éclate encore davantage les unités<br />

résidentielles au profit de l’affirmation de la trame de circulation, au moment où<br />

le Team X met justement en exergue ses principes de Stem et de Web. Mais,<br />

au-delà de l’affichage doctrinal, le dernier projet pour Alexanderpolder confirme<br />

un phénomène déjà constaté ici à propos des architectes dans la mouvance de<br />

G. Bardet, : la difficulté à instaurer la conception urbaine par îlot ouvert, certes<br />

supplantée par les formes produites selon la rationalisation industrielle, mais<br />

aussi et surtout très floue sur l’idée de « communauté » qu’elle était censée<br />

servir.<br />

211<br />

En particulier Le Corbusier, J.L. Sert, J. Bakema et A . Van Eyck.


99<br />

Deux questions aporétiques empêchent d’adhérer à cette idée. D’une part,<br />

« communauté » induit une unité qui pourrait s’avérer en contradiction avec la<br />

prise de conscience d’une nécessaire mixité sociale. D’autre part, le sentiment<br />

de communauté ne serait pas vraiment spontané et semblerait devoir être<br />

entretenu, selon une idéologie récurrente traditionnelle, sinon conservatrice 212 .<br />

Chez les protagonistes du futur Team Ten, la question de la communauté, très<br />

présente également, est encore plus difficile à cerner, puisqu’ils cherchent à la<br />

poser dialectiquement, en l’envisageant au travers de rapports entre les<br />

différentes échelles de l’habitat. Si l’interprétation des notions de core, puis de<br />

cluster contribue à leurs divergences sur les dimensions et relations des unités<br />

de voisinage et des unités de résidence, elle les a portés néanmoins,<br />

initialement, à s’intéresser à l’idée d’espace central fédérateur, à l’instar de<br />

l’ « îlot ouvert » des « culturalistes ». Mais leur volonté de sortir des formes<br />

historiques familières, en se référant à l’ « identité » et au sentiment<br />

d’appartenance, qui proviennent justement plutôt de celles-ci, ne pouvait<br />

aboutir. Leur réflexion première, implicitement marquée par la réactualisation de<br />

l’espace du cœur d’îlot, en particulier dans le cas des architectes hollandais<br />

Bakema et Van Eyck 213 , sera minorée pour se tourner davantage vers<br />

l’extérieur de l’unité de résidence et les « relations » qu’elle entretient avec les<br />

espaces publics.<br />

Quelle communauté résidentielle, avec quelle configuration spatiale qui la<br />

conforterait : l’impossible question de l’espace véritablement collectif proposé à<br />

la résidence se voit déplacée, par le Team X, à nouveau vers la rue, tendance<br />

déjà signalée dans la première partie pour le tournant du siècle.<br />

La notion de « relation » est en effet celle qui apparaît, au moins dans le<br />

discours, la plus commune aux membres du Team Ten. En fait, même s’ils la<br />

mettent tous en avant, elle est celle qui les divise le plus. On pourra même dire<br />

qu’elle a contribué largement à brouiller non seulement le message du Team<br />

Ten, mais aussi les réinterprétations ultérieures du terme de « relation » que<br />

constituent les notions d’ « intermédiaire ».<br />

C’est Bakema qui a introduit la question des « relations », dans sa déclaration<br />

diffusée au C.I.A.M. d’Hoddesdon en 1951, en révélant d’emblée son<br />

212<br />

Prenons par exemple le propos, en 1946, de l’architecte urbaniste belge Marcel Schmitz, op. cit. note<br />

111, se référant à Bardet, Munford et plus précisément à Mme d’Hennezel. Constatant la contiguïté de<br />

« groupes différents, sans aucun lien d’intérêt commun », il propose d’ « y obvier (…) en ménageant des<br />

ponts entre les différentes classes (…). Ce climat humain, cet esprit de bon voisinage, l’ordonnance<br />

nouvelle des quartiers résidentiels, basé sur un retour aux formes bien traditionnelles, y pourvoira en<br />

partie, mais pour les réaliser pleinement et les maintenir, il faut des agents de liaison (…). Ce rôle<br />

pourrait être tenu avantageusement par l’assistante sociale. Installée au cœur de la communauté dans un<br />

centre social (…, elle servirait d’intermédiaire (…). Au point de vue de la communauté, son rôle<br />

consistera à découvrir le plan humain sur lequel peut s’établir une entente entre les groupes, à préparer le<br />

terrain, à développer le sens de la solidarité, à créer un climat favorable aux relations humaines ».<br />

213<br />

Rappelons l’importance de l’îlot dans les réalisations de l’Ecole d’Amsterdam pour les extensions de<br />

cette ville et dans celles, plus modernes, de Rotterdam (réalisations de J.J.P. Oud dans le quartier<br />

Tusschendijken , 1920-1921, et dans le quartier Spangen, 1919-1922, avec aussi M.Brinkman).


100<br />

ambiguïté. De l’analyse de ses écrits, il transparaît en effet qu’il donne et mêle<br />

trois sens, sans bien les distinguer, aux relations : les relations sociales, les<br />

relations que l’individu peut avoir avec son cadre architectural et les relations<br />

des bâtiments entre eux, éléments à relier en continuité pour former un tout. Au<br />

congrès de 1951, il affirme ainsi : « The relationship between the things has to<br />

be recognized and this has to be ‘‘visualized’’ in order to put things in a good<br />

order ».<br />

L’importance accordée aux relations sous l’angle de la perception visuelle est<br />

croissante, Bakema réaffirmant encore : « New architecture is an expression of<br />

a new relationship between men and man-made universe. More and more a<br />

building is made from elements, each of them having their own relationship to<br />

total space » 214 . L’expression d’une relation, perceptive ou affective, de<br />

l’homme à son univers bâti ne sera jamais précisée 215 . Sera par contre plus<br />

efficient pour la conception future le glissement d’ordre métaphorique que<br />

recèle la seconde phrase: la relation de chaque bâtiment-élément à un espace<br />

total constituerait, au plan architectural et urbanistique, une métaphore des<br />

relations insaisissables des individus à la « communauté ». En outre, le fait que<br />

Bakema, ainsi que Van Eyck, se soient vus confiés, pour la préparation de<br />

Dubrovnik, le thème « Croissance et changement » a contribué à détourner<br />

l’investigation des relations entre éléments vers des considérations sur<br />

l’ « esthétique du nombre » et l’ « esthétique de la forme ouverte ».<br />

La notion de relation a divisé aussi les membres du Team Ten, en particulier<br />

Van Eyck et les Smithson, à propos du caractère opératoire qu’elle pourrait<br />

avoir pour le projet. Les Smithson ne parlent jamais de relations<br />

indépendamment de dispositifs architecturaux qui les permettraient. Ainsi les<br />

relations sociales seraient pour eux facilitées par la rue, qu’ils incorporent en<br />

façade d’immeuble dès le projet du concours Golden Lane Housing (1951-<br />

1952), sous le terme de streets-in-the-air. Etonnante conception pour des<br />

opposants à Le Corbusier qui semblent finalement reprendre l’Immeuble-villas,<br />

avec néanmoins pour différence des logements en simplex dont la terrasse<br />

(deck) est accessible depuis la coursive, pour un prolongement continu vers<br />

l’extérieur.<br />

Cette voie en continuité est développée dans un projet suivant (Terraced<br />

Houses Project, 1953) où apparaissent désormais, dans la séquence<br />

intérieur/extérieur, des « seuils », représentés comme occasion de rencontres<br />

au quotidien et traduits architecturalement de manière presque littérale (fig. 12).<br />

La même année, à Aix, ils confirment l’importance conceptuelle que revêt pour<br />

eux cette transition entre le logement et la « rue en l’air », en énonçant la notion<br />

de doorstep.<br />

214<br />

In Forum, n° 7, 1956.<br />

215<br />

L’architecte du Team Ten qui s’est attaché le plus à cette question est Gian Carlo de Carlo. Il a cherché<br />

à éclairer les relations qu’on pouvait avoir avec l’architecture en terme de « formes dialogiques ». Voir<br />

L’Architecture d’Aujourd’hui, n o 332, janvier-février 2001, p. 73.


101<br />

Mais quelle était la « réalité du seuil », pour paraphraser la critique qu’en fera<br />

Van Eyck ? Les deux marches à monter, pour entrer dans le logement,<br />

n’avaient-elles pas comme véritable raison de surélever celui-ci pour mieux le<br />

protéger des vues depuis la coursive ? De fait, le seuil et le souci d’échelle<br />

domestique qu’il manifestait, se perdent dans les projets suivants des<br />

Smithson, où les interminables coursives, corollaires de la continuité linéaire<br />

donnée au bâti, sont dites répondre au « concept de mobilité » et aux<br />

« nouvelles significations de la communication » 216 . Les rues en l’air<br />

résidentielles, connectées en une structure urbaine commandant les quatre<br />

« niveaux d’association », sont de plus en plus hypostasiées, avec la<br />

célébration croissante des vertus de la « communication » qu’appellent les<br />

évolutions sociales et techniques d’alors : « It is quite clear that in an ideal city<br />

at the present time, the communication net should serve (and indicate) placesto-stop-and-do-things-in.<br />

This is somewhat different from saying that every city<br />

needs a core .» 217 . Cette dernière phrase reprend mot à mot, pour la réfuter, la<br />

déclaration de J.L. Sert au C.I.A.M. 8 d’Hoddesdon en 1951. Huit ans plus tard,<br />

au moment de la dissolution des C.I.A.M. à Otterlo, l’heure n’est plus au souci<br />

humaniste d’un cœur de ville, mais à l’ouverture à la « communication ».<br />

L’ambiguïté de ce terme, préféré à la « circulation » selon la Charte d’Athènes,<br />

l’a déjà desservi, mais moins encore que l’application que les Smithson en<br />

proposent avec leur première opération d’habitat réalisée : Robin Hood<br />

Gardens, à Tower Hamlets (1966-1970), qui concrétise Golden Lane quinze<br />

ans plus tard. Les deux très longs immeubles linéaires à coursive du côté voie<br />

publique, encadrent un vaste parc plutôt à la manière d’un superblock<br />

démesuré. Les deck-streets, sans échelle humaine ni véritable seuil, ne<br />

peuvent convaincre de leurs vertus sociales. Non reliés, ils ne constituent pas<br />

non plus cette structure urbaine qualifiée de stem. En outre, les Smithson, en<br />

contradiction avec leur doctrine essentiellement axée sur celle-ci et affiliée à la<br />

tendance brutaliste, ont plaidé simultanément en faveur de l’échelle humaine<br />

(« nous devrions être capables de créer des places qui soient d’un usage<br />

plaisant ») 218 .<br />

Ils ont aussi envisagé la notion de doorstep uniquement depuis l’intérieur du<br />

logement, en terme de « real space needs of family life, especially for children.<br />

Everyone needs a bit of sheltered outdoor space, as an extension to his<br />

house » 219 . Ils rejoignent cette tendance à privilégier les besoins en surface<br />

privative, problème quantitatif crucial à la fin des années 1950, alors que le<br />

baby-boom de l’après-guerre est au plus fort de ses effets.<br />

L’écartèlement du discours des Smithson sur l’immeuble-rue, entre gigantisme<br />

des ouvertures urbaines et petite échelle du seuil, provient peut-être aussi de<br />

l’impact des positions différentes de Aldo Van Eyck sur ces thèmes. Très<br />

216<br />

A. et P. Smithson in Architectural Design, octobre 1958.<br />

217<br />

Ibid., avril 1959.<br />

218<br />

P. Smithson, lors de la réunion du Team Ten à Royaumont en 1962. Voir Architectural Design, n° 11,<br />

nov. 1975, vol. 45, pp. 664-669.<br />

219<br />

In Architectural Design, n° 4, avril 1959.


102<br />

centrales pour lui aussi sont les notions de « relation », mais plus au plan des<br />

idées que des formes architecturales censées les opérer. Sa réflexion première<br />

s’appuie d’ailleurs plutôt sur la « relativité » 220 , notion nourrie d’une expérience<br />

et d’une connaissance du rapport à l’espace, d’une part chez l’enfant, d’autre<br />

part dans une société traditionnelle africaine.<br />

Dans le village dogon, dont il observe sur place plusieurs exemples avec<br />

enthousiasme, Van Eyck voit le paradigme du phénomène de dualité (« twin<br />

phenomena paradigm). Il admire dans l’assemblage compact des maisons une<br />

« simplicité complexe », une « clarté labyrinthique », et affirme à son tour : « la<br />

ville est une grande maison et la maison une petite ville » 221 .<br />

Van Eyck est nourri d’ethnologie et on peut penser que sa « relativité » est<br />

empreinte du « relativisme sociologique » de Marcel Mauss. De ce dernier, il<br />

semble plutôt avoir réinterprété à sa manière un autre concept, le « fait social<br />

total », en proposant, au congrès d’Otterlo en 1959, sa définition du cluster :<br />

« The problem of cluster is one of developing a distinct total structure for each<br />

community and not one of sub-dividing a community into parts. To relate the<br />

parts of a community into a total cluster a new discipline must be developed » 2<br />

22<br />

. Chaque communauté est relative à une communauté totale, selon une<br />

structure d’ensemble qui ne doit pas opérer des sous-divisions. Inspirée de<br />

l’observation de la société dogon, ce postulat ne pourra trouver sa transposition<br />

sociale et Van Eyck s’en tiendra à l’instrumentation spatiale des relations<br />

proprement dites entre les « niveaux d’association », avec « un argumentaire<br />

d’ordre anthropologique : « redécouvrir les principes archaïques de la nature<br />

humaine », à savoir ici essentiellement sa dualité.<br />

Le projet d’urbanisme pour Nagele (1948-1953, fig. 11) esquissait déjà la<br />

recherche d’articulation spatiale des unités résidentielles avec un core. Mais<br />

c’est plus concrètement, avec la réalisation de l’orphelinat d’Amsterdam (1955-<br />

1960), que Van Eyck revient à une échelle humaine, celle qu’exigent des<br />

espaces pour l’enfance, et expérimente toute une série de dispositifs spatiaux<br />

pour assembler des « lieux », intérieurs et extérieurs et plus ou moins collectifs.<br />

A partir de deux trames carrées différentes, superposées et décalées, il réalise<br />

une nappe modulaire évidée par des cours et des patios. Le décalage des<br />

trames (fig. 13) lui permet de décentrer et d’ouvrir les espaces en diagonale, et<br />

surtout de créer un intervalle entre elles, à l’origine de son apport théorique le<br />

plus connu.<br />

En 1956, puis à nouveau en 1959, Aldo Van Eyck énonce en effet un principe<br />

marquant : « quelque chose de plus a germé dans mon esprit depuis que les<br />

220<br />

Voir Francis Strauven, the Shape of Relativity, Amsterdam, éd. Architecture & Nature, 1995.<br />

221<br />

Dans le chapitre IX du De re aedificatoria, Alberti tient exactement le même propos, dont Françoise<br />

Choay, op.cit., remarque qu’on le retrouve plus tard dans la Teoria de Cerdà, à la faveur du<br />

développement de la sociologie, et chez Camille Sitte (cf. notes 37, 58 et 173). Puis Louis Kahn fait de la<br />

maison et de la ville une « société de pièces ». C’est lui qui inspire le plus directement Van Eyck, qui l’a<br />

contacté à la fin des années 1950.<br />

222<br />

.Extrait de Oscar Newman, C.I.A.M. 59 in Otterlo, Stuggart, Karl Krämer Verlag, 1961.


103<br />

Smithson ont prononcé à Aix le mot de doorstep (seuil). Il ne m’a plus quitté<br />

depuis. Je l’ai repris, en élargissant sa signification aussi loin que je le pouvais.<br />

Je suis allé jusqu’à l’identifier au symbole de ce que signifie l’architecture et de<br />

ce qu’elle pourrait accomplir. Etablir l’inbetween (entre-deux), c’est réconcilier<br />

les polarités en conflit. Instituez le lieu où elles peuvent s’interpénétrer et vous<br />

rétablirez le phénomène double originel. Je l’ai appelé ‘’ la plus grande réalité<br />

du seuil ‘’ à Dubrovnik. » 223 .<br />

Déjà chez les Dogons, il avait remarqué des pièces ouvertes et couvertes qui<br />

lui avaient suggéré qu’on pouvait « abolir les barrières de l’antagonisme entre<br />

espace ouvert et espace fermé ». Car, avec l’in-between, il s’agit bien<br />

essentiellement de cela. Dans l’orphelinat, les 125 enfants sont répartis par âge<br />

dans huit « maisons » à patio, assemblées elles-mêmes en deux groupes, avec<br />

une cour approximativement centrale confirmant une structuration hiérarchisée.<br />

Celle-ci assure une gradation vers le collectif, mais en restant au sein d’une<br />

même institution. On ne peut donc pas considérer ce projet comme l’équivalent<br />

d’une mise en relation des quatre « niveaux d’association » du Team Ten, de<br />

l’habitation à la ville, du plus privé au plus public. La réconciliation des polarités<br />

contraires qu’il réalise se limite ainsi surtout à un fin travail de transition entre le<br />

dedans et le dehors, sans impliquer des rapports sociaux entre des<br />

« communautés ». On remarquera d’ailleurs que ses deux réalisations phares<br />

sont des foyers (orphelins, filles-mères), c’est-à-dire des programmes pour<br />

communautés homogènes.<br />

La déjà difficile question, pour la conception, des espaces micro- et macrosociaux<br />

aux échelles de la résidence, du voisinage et du quartier, trouve encore<br />

l’occasion d’être un peu plus amenée avec l’impact de l’importante réflexion de<br />

Van Eyck. Si elle contribue effectivement, sans être comme pour les Smithson<br />

desservie par son application architecturale 224 , à la genèse des notions<br />

d’ « espace intermédiaire » dans les années 1970, c’est en les ramenant<br />

essentiellement aux dispositifs de transition entre l’intérieur et l’extérieur. Ses<br />

deux réalisations notoires et probantes sont d’ailleurs à l’échelle d’un bâtiment,<br />

tandis que les opérations urbaines des Smithson (Robin Hood Gardens) ou de<br />

Candilis (Toulouse – Le Mirail), trop basées sur une idée de stem confondue<br />

avec d’interminables coursives avancées comme rues-en-l’air, ne parviennent<br />

pas à passer pour des ensembles articulant différentes échelles d’espaces<br />

sociaux.<br />

Paradoxalement, c’est à l’apogée du Team Ten, qui voit l’arrêt des C.I.A.M. puis<br />

l’organisation de son propre congrès à Royaumont en 1962, que la disparité<br />

des points de vue et des réalisations de ses protagonistes est à son comble.<br />

Dans leur langue commune, l’anglais, ils emploient les mêmes termes, mais<br />

avec d’importantes différences, tant au plan des idées que de leurs tentatives<br />

223<br />

Ibid.<br />

224<br />

Le foyer Hubertus Huis pour filles-mères, Amsterdam, Plantage Middlenlaan (1973-1981) est une<br />

réalisation largement publiée, qui a convaincu alors bien des architectes sur ses qualités de seuil et<br />

d’espaces intermédiaires, entre la rue et le foyer ainsi que dans l’opération elle-même.


104<br />

d’application, brouillant ainsi leur message. Pour ce qui est des quatre<br />

« niveaux d’association » et de l’idée de « communauté » et d’ « identité » qu’ils<br />

recouvrent , les membres du Team X ne sont pas parvenus à les préciser et à<br />

se départir de l’influence anglo-saxonne des « unités de résidence » et des<br />

« unités de voisinage », sans pouvoir à leur tour en dégager une définition<br />

consensuelle. Un angle original a été alors de privilégier les « relations » entre<br />

ces niveaux plus que l’investigation difficile de ceux-ci en eux-mêmes.<br />

L’articulation de l’habitation avec ses abords immédiats les a particulièrement<br />

mobilisés autour de la notion de « seuil », mais avec des divergences<br />

conséquentes, quant aux échelles et aux formes qu’elle implique. Tiraillé entre<br />

l’utopie de la structuration urbaine par des rues-en-l’air et sa réduction aux<br />

marches d’un pas-de-porte, le seuil (doorstep) gagnera en fécondité pour les<br />

réflexions et projets ultérieurs, en étant réenvisagé par Van Eyck, de façon plus<br />

conceptuelle et donc plus ouverte, en terme d’ « entre-deux » (in-between).<br />

Potentiellement, ce terme englobe aussi bien l’idée de transition que d’espace<br />

intermédiaire, deux notions qui émergent plus nettement quelques années<br />

après, mais que Van Eyck annonce : « two worlds clashing, no transition. The<br />

individual on one side, the collective on the other. Between the two, society in<br />

general throws up lots of barriers.» 225 .<br />

domestiquer les dialectiques :<br />

« complexité » et « structure »<br />

face à l’opposition individu/grand nombre<br />

La dialectique de la vie individuelle et de la vie en collectivité nous est apparue<br />

tout au long de l’ouvrage constamment sous-jacente à la pensée architecturale<br />

sur l’habitat. Vers la fin des années cinquante, à la fois plus attentive à<br />

l’individu et marquée par l’essor du « grand nombre » anonyme, cette<br />

dialectique devient plus explicite. Elle le doit notamment à des réflexions<br />

d’architectes, comme celles de A.Van Eyck, de G.Candilis et de G.C. de Carlo<br />

présentées à Otterlo, mais aussi à des travaux de philosophes et de<br />

sociologues, à un moment où ils publient des ouvrages qui l’éclairent<br />

particulièrement.<br />

Parmi ceux-ci, différentes approches peuvent être distinguées : celle qui<br />

procède d’une lecture critique de la dialectique théorisée par Marx, celle qui<br />

développe une pensée structuraliste à partir de l’anthropologie (Lévi-Strauss,<br />

l’analyse de la maison kabyle par Bourdieu,…), celle qui relève de l’ontologie et<br />

de la phénoménologie (Husserl, Heidegger, Bachelard,…).<br />

225<br />

D’après O. Newman, C.I.A.M.’ 59 in Otterlo, op. cit. note 222.


105<br />

Pour la première, on pense d’emblée à Georges Gurvitch, puis à Henri<br />

Lefebvre, mais en fait, parmi les approches sociologiques françaises en relation<br />

effective avec des urbanistes et des architectes, c’est paradoxalement celle du<br />

Père Louis Joseph Lebret (1897-1966) qui introduit la première, au moins<br />

auprès de la mouvance « culturaliste », l’analyse de la dialectique marxiste.<br />

De sa jeunesse bretonne et de son ancien métier d’officier de marine, il garde<br />

une sensibilisation aux rapports de classe ainsi qu’aux conflits entre laïcs et<br />

croyants, qui l’amène, pendant son noviciat inachevé de dominicain à partir de<br />

1928, à fonder un mouvement pour dépasser ces clivages et une revue de<br />

sociologie. Jusqu’en 1940, il développe le « Mouvement de Saint-Malo » en<br />

faveur du secteur de la pêche, action syndicale professionnelle d’esprit<br />

chrétien. C’est dans ce contexte de solidarité qu’il s’interroge sur le<br />

corporatisme, mais aussi sur le marxisme. La capitulation de la France précipite<br />

sa volonté de changement social. Il crée alors Economie & Humanisme, Centre<br />

d’études des Complexes sociaux, renonçant finalement à l’appeler Centre<br />

d’études sur le Marxisme, avec pour objectif de développer l’économie humaine<br />

et communautaire. Cette idée divise quelque peu les sociologues membres de<br />

l’association. Si F. Perroux se réfère scientifiquement à Tönnies et à Gurvitch,<br />

G. Thibon exalte davantage l’idéal des pratiques villageoises, à l’instar du<br />

régime de Vichy.<br />

Le Père Lebret lui-même apparaît avoir une réflexion dialectique, entre l’utopie<br />

et le pragmatisme, qui le porte notamment à s’enthousiasmer pour les<br />

réalisation des travaillistes anglais et suédois et à développer des méthodes<br />

d’enquête issues de Le Play. S’il cherche à comprendre comment « l’histoire<br />

des groupes humains se déroule entre le pôle sociétaire et le pôle<br />

communautaire, ses Principes pour l’action le conduisent à proposer dès 1944<br />

une « organisation communautaire des territoires », dont la traduction spatiale<br />

et institutionnelle inspirera les échelons de G. Bardet, puis évoluera vers une<br />

définition plus opérationnelle.<br />

C’est ce que confirment ses unités progressives d’aménagement, de l’unité<br />

locale de base à l’ensemble supranational, principe repris par G. Dessus au<br />

Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme. En 1949, son ministre<br />

Eugène Claudius-Petit, proche de Economie & Humanisme, crée une Direction<br />

de l’Aménagement du Territoire, dont le Père Lebret sera l’un des experts<br />

consultés 227 . Ce rôle auprès de l’administration centrale, en contradiction avec<br />

ses positions premières, contribue à faire évoluer sa pensée dialectique vers<br />

des grilles normatives 228 . Plus généralement, dans les années 1960, la<br />

technocratie, grâce à la complexité des rapports sociaux et de l’organisation<br />

spatiale qu’elle appelle, est tentée de la résoudre par l’établissement de telles<br />

grilles.<br />

227<br />

Pour toutes les informations données précédemment sur le Père Lebret, voir Paul Houée, Louis Joseph<br />

Lebret, un éveilleur d’humanité, Paris, les Editions de l’Atelier, 1997.<br />

228<br />

Voir en particulier ses « seuils de satisfaction en fonction des échelons des équipements » in Economie<br />

et Humanisme, n° spécial « Des villes pour les hommes », 1965.


106<br />

De son côté, Georges Gurvitch 229 , d’abord philosophe, puis sociologue, est à<br />

cette époque celui qui a approfondi le plus l’analyse comparative des<br />

différentes pensées dialectiques ayant traversé l’histoire. Selon lui, « la<br />

sociologie est une science qui étudie les phénomènes sociaux totaux dans<br />

l’ensemble de leurs aspects et de leur mouvements, en les captant dans des<br />

types dialectiques micro-sociaux, groupaux et globaux, en train de se faire et de<br />

se défaire » 230 . Du « phénomène social total » de Mauss, qu’il a mis ici au<br />

pluriel, il dit aussi : « la réalité sociale (…) est disposée en paliers, niveaux,<br />

plans étagés ou couches en profondeur » ; ces entités mouvantes et<br />

«essentiellement interpénétrées (…) entrent d’autre part en tension, en conflit<br />

perpétuel » 231 . Ce propos n’est pas loin des analyses du Team Ten, comme du<br />

Père Lebret (ils ont d’ailleurs en commun d’avoir questionné le marxisme). Pour<br />

autant, il ne vise pas des applications concrètes. Gurvitch note même que les<br />

dialectiques, « même les plus concrètes (celles de Proudhon et de Marx), n’ont<br />

pas évité de devenir des dialectiques consolantes et apologétiques (…). Elles<br />

ont toutes été domestiquées » 232 .<br />

Une telle notion de domestication des dialectiques nous intéresse ici, la<br />

formulation de notions d’ « espace intermédiaire » ou de « transition » étant à<br />

considérer comme l’une de ses formes, en particulier quand elle a été opérée<br />

par les architectes, du tournant des années 1960 jusqu’au milieu des années<br />

1970.<br />

Au début de cette période, nous avons vu que les architectes formant le Team<br />

Ten se saisissent, avec leurs notions de « relations », d’une pensée dialectique<br />

issue du marxisme. Mais certains d’entre eux la puise aussi dans<br />

l’anthropologie et dans la philosophie. Aux Pays-Bas, des anthropologues<br />

publient, dans les années 1950, des analyses d’organisations sociales<br />

indonésiennes, qui en éclairent le « dualisme ». Ces travaux inspirent<br />

largement, comme il le dit lui-même, Claude Lévi-Strauss, qui publie en 1956<br />

dans une revue hollandaise « Les organisations dualistes existent-elles ? »,<br />

article repris comme chapitre de Anthropologie structurale. C’est ainsi que A.<br />

Van Eyck découvre Lévi-Strauss et ses analyses de sociétés primitives et de<br />

leur organisation en village, où, distinguant des « niveaux de structure » et des<br />

structures « diamétrales » et « concentriques », il pose « le problème de la<br />

typologie des structures dualistes et de la dialectique qui les unit. » 233 . Ces<br />

229<br />

Philosophe de formation, Georges Gurvitch (1894-1965), d’abord intéressé par la morale et le droit,<br />

s’oriente ensuite vers la sociologie, en particulier après un séjour à New York, conclu par la publication<br />

en 1947 des deux importants volumes de La Sociologie du XX e siècle. Il occupe, en 1948, la chaire de<br />

sociologie fondée par Durkheim, dirige au CNRS le Centre d’études sociologiques et crée les Cahiers<br />

Internationaux de Sociologie.<br />

230<br />

G. Gurvitch (sous la direction de), Traité de sociologie, tome I, 1958.<br />

231<br />

In Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. XV, 1953. Voir, également de Gurvitch, La vocation<br />

actuelle de la sociologie, 1 ère éd. 1950, éd. remaniée 1963 et Le concept de classe sociale de Marx à nos<br />

jours, 1954.<br />

232<br />

G. Gurvitch, Dialectique et sociologie, Paris, Flammarion, 1962, p. 19.<br />

233<br />

Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1 ère édition 1958, réédition 1974. Dans le<br />

chapitre VIII, « Les organisations dualistes existent-elles », éd. cit. P.E. de Josselin de Jong et Justus M.


107<br />

structures reposent sur les règles de parenté exogamiques ou endogamiques et<br />

sur les différentes « oppositions entre : mâle – femelle ; célibat – mariage ;<br />

sacré – profane » 234 . Elles se traduiront dans la topologie du village, qui joue<br />

sur des divisions par moitié et/ou sur des oppositions centre/périphérie, ainsi<br />

que sur l’orientation solaire.<br />

A partir de cet ouvrage séminal de Lévi-Strauss , A. Van Eyck développe à la<br />

fois un discours sur la « relativité » 235 et des principes généralistes de<br />

structuration de l’espace, non référés à des données sociales. Il est vrai que la<br />

modélisation structuraliste des correspondances entre le social et le spatial<br />

divise fortement le monde des sciences humaines, comme le montre tout<br />

particulièrement la polémique entre Gurvitch et Lévi-Strauss, ainsi qu’avec<br />

d’autres 236 .<br />

De plus, il faut noter la propension d’alors, chez certains architectes, à se faire<br />

eux-mêmes ethnologues en quelque sorte, dans le contexte colonial et aussi de<br />

leurs propres voyages d’études, à l’instar du Voyage en Orient de Le Corbusier,<br />

l’un des premiers Modernes après Tony Garnier à se montrer fasciné par<br />

l’habitat méditerranéen.<br />

Initialement, c’est à partir d’enquêtes et de relevés sur l’habitation tant rurale<br />

qu’urbaine, que les architectes ont manifesté un intérêt pour l’architecture<br />

vernaculaire, en particulier celle du Maghreb, qu’ils caractérisent en valorisant<br />

notamment les qualités de patio et de cour .<br />

Les ensembles de maisons qu’ils projettent pour ces pays, réinterprètent<br />

directement la typologie traditionnelle telle qu’ils la saisissent 237 . Puis leur<br />

intérêt s’élargit et s’inverse dans sa finalité : la médina et la casbah<br />

représentent alors un tissu urbain, riche et complexe dans ses rapports sociaux<br />

comme spatiaux, qui pourrait être transposé à l’urbanisme occidental.<br />

Après la Turquie entre autres, Le Corbusier continue sa découverte de l’altérité<br />

culturelle à Alger, où il s’émerveille : « la Casbah n’est qu’un immense escalier,<br />

Van des Kroef. Le chapitre XII, « Structure et dialectique », provient aussi d’un article publié en 1956 à<br />

La Haye.<br />

234<br />

Ibid.<br />

235<br />

Ibid. ; Dans l’<strong>introduction</strong> du même ouvrage, cette notion apparaît aussi : « la connaissance des faits<br />

sociaux ne peut résulter que d’une solution, à partir de la connaissance individuelle et concrète de groupes<br />

sociaux localisés dans l’espace et dans le temps. Celle-ci ne peut, à son tour, résulter que de l’histoire de<br />

chaque groupe ».<br />

236<br />

Ibid. C. Lévi-Strauss relate longuement son différent avec Gurvitch qui conteste sa théorisation<br />

abusive selon lui, en termes de « modèle » et de « structure » (pp. 353-375, éd. 1974, avec également ses<br />

démêlés polémiques avec M. Rodinson et V.F. Revel).<br />

237<br />

Voir V. Valensi, L’habitation tunisienne, Paris, Charles Massin, 1923. Plus globalement et dans un<br />

ouvrage critique contemporain, voir F. Béguin, Arabisances, Paris, Dunod, 1983. Il cite Augustin<br />

Bernard, Enquêtes sur l’habitation rurale des indigènes en Tunisie, 1924, et, dans L’Urbanisme aux<br />

colonies, « Une ville indigène créée spécialement pour les indigènes à Casablanca », par Albert Laprade,<br />

dont le projet de 1917 assemble des maisons en L.


108<br />

une tribune envahie le soir par des milliers d’adorateurs de la nature ». Il y voit<br />

un « chef-d’œuvre urbanistique – cellule, rue et terrasses » 238 , trilogie<br />

éminemment fondatrice pour ses idées de « prolongement », mais qui ne remet<br />

pas en cause ses principes concomitants énoncés dans la Charte d’Athènes.<br />

Georges Candilis, au contraire, importe les réflexions et le savoir développés à<br />

l’occasion de ses études et réalisations au Maroc. En particulier, il montre au<br />

C.I.A.M. d’Aix en 1953, en intéressant tout particulièrement Van Eyck et les<br />

Smithson qui contribueront à former avec lui le Team Ten, les immeubles Nid<br />

d’Abeilles réalisés l’année précédente aux Carrières centrales (Casablanca). Il<br />

y revendique la prise en compte de l’ « aspect ethnologique », comme il nomme<br />

les modèles sociaux et culturels des habitants, et affirme sa conviction que<br />

toute « architecture pour le plus grand nombre » doit être conçue ainsi,<br />

rejoignant sur ce point la notion d’ « identité » prônée notamment par les<br />

Smithson.<br />

Le respect de l’identité culturelle tient selon Candilis, toujours dans la même<br />

opération, au « maintien pour chaque logement du ‘’patio’’ dans sa conception<br />

traditionnelle, c’est-à-dire à ciel ouvert ; fermé aux regards étrangers et restant<br />

au centre du logement sur lequel donnent toutes les pièces » 239 . On notera le<br />

fait que la reconnaissance de l'identité culturelle d'un habitat traditionnel révèle<br />

souvent l'importance des espaces articulant le dedans et le dehors. C’est le cas<br />

avec le Corpus des Arts et Traditions Populaires alors en cours d’élaboration (y<br />

sont notamment mis en évidence des escaliers extérieurs, perrons et seuils<br />

propres à plusieurs types de maison paysanne française), avec le village dogon<br />

étudié par Van Eyck et avec les patios, cours et terrasses de l’habitat arabe.<br />

Mais Candilis ajoute également : « exemple caractéristique d’un type de<br />

logement en hauteur qui permet, en respectant le mode d’habitat traditionnel,<br />

de réaliser un urbanisme à trois dimensions », autrement dit de retrouver le<br />

principe de la cité-jardin verticale avec un immeuble à patios suspendus. On<br />

comprend ainsi toute l’ambiguïté de l’appel « Vers une Casbah organisée » que<br />

les Hollandais du Team Ten publient dans leur revue Forum en 1959.<br />

S’agissait-il de transposer les vertus de la Casbah à l’architecture moderne ou<br />

d’apporter à celle-là le rationalisme de celle-ci ?<br />

Cette dernière proposition semblerait à retenir, tant la tentation d’exporter des<br />

modèles modernes a marqué même les architectes les plus ouverts aux autres<br />

cultures. Ainsi Ernst May, qui a exercé en Afrique (1934-1953), projette en 1952<br />

pour Monbasa un ensemble de logements sur une idée d’African<br />

neighbourhood : c’est un quartier qui aurait réuni autour d’une vaste zone verte<br />

huit unités de voisinage formées de maisons en bande, de petits collectifs et<br />

d’équipements. Une telle conception n’est pas sans rappeler Radburn, ce qui<br />

238<br />

Le Corbusier, La Ville Radieuse, op. cit. , note 118. Cette administration lui fait respecter la casbah<br />

presque son P/an Obus (1931-1932) comporte un projet de viaduc habité qui l’enjambe. On notera que ce<br />

long immeuble à rue en l’air et cellules-maisonnettes en duplex est l’évident modèle des Smithson pour<br />

Golden Lane.<br />

239<br />

In L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 60, 1955, « Spécial Afrique du Nord », p. 38.


109<br />

étonne peu quand on se souvient que E. May correspondait avec W. Gropius et<br />

M. Wagner alors aux Etats-Unis 240 .<br />

De même, Georges Candilis, avec une conception autre – « une nouvelle forme<br />

d’expression que je considère comme importante : le plan masse sous forme de<br />

trame » - reconnaît : « les problèmes posés par le grand nombre, surtout dans<br />

les pays à évolution massive et accélérée, devraient être résolus dans leur<br />

ensemble (…), mais c’est surtout en Afrique du Nord (…) qu’elle a évolué (M.<br />

Ecochard, Maroc) » 241 . « Elle », c’est-à-dire la « nouvelle forme d’expression »,<br />

précisée dans ce même article. Le « plan masse sous forme de trame » est<br />

présenté comme un moyen d’obtenir des « relations harmoniques entre les<br />

volumes bâtis et les espaces libres : la recherche de l’ESPACE dans le plan<br />

masse devient de plus en plus, pour les architectes, l’inquiétude primordiale et<br />

la collaboration entre lui et les plasticiens apparaît comme indispensable ». Ce<br />

propos, qui rejoint la thématique de « l’esthétique du plus grand nombre » alors<br />

développée par le Team Ten et privilégie la dimension plastique, peut<br />

surprendre chez un urbaniste.<br />

Société de « masse » ou du « plus grand nombre », en expansion au tournant<br />

des années 1960 : bien que, pour certains, ils aient été sensibilisés par<br />

l’ethnologie à la nécessité de l’adaptation locale et socioculturelle des principes<br />

du Mouvement moderne, les architectes-urbanistes ne parviennent pas à saisir<br />

d’autres références pour leur propre société que ces notions numériques<br />

anonymes.<br />

Non fondé sur une connaissance sociale, le tissu opérant les articulations du<br />

privatif et du collectif, tel que le proposent alors les concepteurs, tend à se<br />

confondre avec le système géométrique à donner aux trames. Ils ramènent la<br />

question de la structuration de l’espace urbain à une dimension morphologique,<br />

inspirée d’architectures traditionnelles, comme si elles étaient garantes de<br />

valeurs humaines et pérennes, mais en se référant à des architectures<br />

exogènes, comme pour mieux éviter d’affronter leur propre société : après la<br />

référence moderniste à l’unité de voisinage américaine, ce sont des formes<br />

vernaculaires du tissu de la ville arabe ou du village dogon qui ont été conviées<br />

pour argumenter la mise en relation du social et du spatial en une structure<br />

urbaine imbriquant leurs échelles.<br />

240<br />

Voir Eckhard Herrel, Ernst May, Architekt und Stadplanner in Afrika 1934-1953, Francfort/Berlin,<br />

Deutsches Architektur – Museum / Ernst Wasmuth, 2001.<br />

241<br />

Georges Candilis, « Habitations collectives – L’esprit du Plan de Masse », in L’Architecture<br />

d’Aujourd’hui, n° 57, déc. 1954. Cet article et d’autres études sur « l’habitat pour le plus grand nombre »<br />

ont été réalisés dans la perspective du C.I.A.M. de Dubrovnik en 1956, où Candilis était chargé du thème<br />

« Urbanism as a part of habitat ».


110<br />

Les revues s’efforcent d’ailleurs de comparer les différentes propositions de<br />

« tissus résidentiels » 242 , mais sans parvenir vraiment à y voir autre chose que<br />

des plans masses, ni à trancher entre « cluster, casbah, grappes » 243 .<br />

L’hypostase de la trame, outil de rationalisation du projet, abstrait de toute prise<br />

en compte du contexte, sera alors l’un des moyens de proposer des systèmes<br />

de tissu urbain socialement indéfinis.<br />

La majorité de cette veine, qui caractérise les projets de « méga-structures » et<br />

conduira à l’« architecture proliférante » selon le terme de ses détracteurs,<br />

adoptera une structure à trame carrée, à l’instar de Candilis réalisant « le<br />

mariage de la Casbah et du Meccano » 244 , avec notamment une propension à<br />

valoriser les terrasses privatives (nous y reviendrons). Mais, par opposition à un<br />

tel systématisme, d’autres architectes rechercheront ce qu’ils nomment la<br />

« complexité », en l’appliquant plutôt à des trames et/ou des formes, traduction<br />

métaphorique implicite de la représentation de l’espace social et de ses<br />

pratiques individuelles et collectives, aussi diverses qu’intriquées.<br />

242<br />

Titre de l’article de André Hermant, in Techniques et Architecture, n° 7-8, 1947, numéro spécial<br />

« Résidences », réalisé sous sa direction. La page de garde de ce numéro est une photo légendée « village<br />

dans l’oasis ».<br />

243<br />

Titre d’un paragraphe de « Vers un urbanisme spatial », Alexandre Persitz, in L’Architecture<br />

d’Aujourd’hui, n° 101, 1962.<br />

244<br />

Brian Brice Taylor, « Candilis, Josic, Woods, le mariage de la Casbah et du Meccano », in<br />

L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 177, janvier– février 1975. Sur la critique de l’architecture proliférante,<br />

voir Christian Moley, L’innovation architecturale dans la production du logement social, Paris, éd. Plan-<br />

Construction, 1979, et Edith Girard et alii, « Enfin libres et soumis », in L’Architeture d’Aujourd’hui,<br />

n o 174, 1974. Cet article dénonce aussi la « complexité mimétique, qui n’est qu’une combinatoire », quand<br />

elle cherche à reproduire « la complexité de la ville ancienne ».


Rappelons que G. Bardet avait déjà proposé de ne plus considérer « l’espace urbain<br />

en tant qu’espace physique ou étendue relativement homogène et simple », mais en<br />

tant qu’« espace social, complexe et hétérogène, qui n’est autre que la projection de<br />

toute société sur la proportion de l’étendue qu’elle occupe » 245 . Cette idée de<br />

« projection » des rapports sociaux sur l’espace mobilisera en fait, un peu plus tard,<br />

la réflexion d’inspiration marxiste, dans une partie de la sociologie urbaine comme<br />

dans la mouvance Team Ten.<br />

Celle-ci, face à la complexité de l’espace social et de sa transposition architecturale<br />

et urbaine, s’est de plus en plus ouverte à de multiples références dans l’espoir de<br />

parvenir à la saisir et à la rendre opératoire pour la conception. On notera d’abord<br />

que la fin des années 1950 est marquée par différents événements historiques<br />

(débat autour de la déstalinisation, écrasement de l’insurrection hongroise en 1956,<br />

guerre d’Algérie de 1954 à 1962 et prise de pouvoir du général De Gaulle en 1958)<br />

qui ont contribué à des remises en cause idéologiques et à des divisions dans la<br />

société française. L’idée de communauté avancée par les urbanistes devient moins<br />

évidente et, par exemple, les réflexions et travaux présentés au congrès d’Otterloo<br />

en 1959 par G.Candilis semblent refléter cette nouvelle donne.<br />

Ses confrères hollandais l’enregistrent aussi : « opposés de façon manichéenne, les<br />

notions de ’’public’’ et de ’’privé’’, de ’’collectif’’ et d’ ’’individuel’’, sont des concepts<br />

usés, de fausses alternatives comparables à celles de ’’général’’ et de ’’spécifique’’,<br />

ou d’ «objectif » et de ’’subjectif’’. De pareilles oppositions sont les symptômes d’une<br />

désintégration des relations humaines primordiales, d’une polarisation entre un<br />

individualisme forcené et un collectivisme également exagéré. L’accent est mis sur<br />

ces deux bastions, alors que dans la relation humaine dont nous nous occupons<br />

dans notre métier d’architecte, il n’est jamais question de personnes ou de groupes<br />

pour eux-mêmes, mais de leurs rapports et de leurs implications réciproques. […] La<br />

seule façon de réconcilier intérieur et extérieur est alors de détruire ces bastions, de<br />

les relativiser l’un par rapport à l’autre. Cela devient possible dès que nous nous<br />

concentrons sur les qualités qui engendrent l’accessibilité : cette notion peut en effet<br />

être considérée comme l’un des buts premiers de l’architecture. L’accessibilité des<br />

espaces intérieurs est mise en évidence à travers l’emploi de formes et de matériaux<br />

associés aux espaces extérieurs ; de même les espaces extérieurs seront<br />

intériorisés au moyen d’éléments associés aux espaces intérieurs. C’est donc ce jeu<br />

de la relativité des aspects intérieurs et extérieurs qui renforce à la fois l’accessibilité<br />

des espaces et le sens de l’intimité. La lente progression des indications fournies par<br />

les moyens architecturaux nous permet d’entrer et de sortir d’un bâtiment sans<br />

rupture violente. […] La zone du seuil exprime la transition et la liaison entre des<br />

domaines correspondant à des responsabilités territoriales différentes. Elle offre les<br />

conditions spatiales de la rencontre et du dialogue entre des domaines de caractère<br />

différent, en tant que lieu de réconciliation où s’interpénètrent la maison et la rue, le<br />

privé et le public. » 246 .<br />

La difficulté à identifier, dans toutes leurs dimensions, tant le groupe familial et son<br />

espace public que les groupes sociaux investissant l'espace public, conduit<br />

245<br />

Gaston Bardet, Problèmes d’urbanisme, Paris, Dunod, 1941. Cité par Jean-Pierre Frey, « [Jean]-Gaston<br />

Bardet, l’espace social d’une pensée urbanistique », in Les Etudes Sociales, n° 130, 2 e semestre 1999.<br />

246<br />

Ce texte de Hertzberger est cité dans Herain Hertzberger Six architectes photographiés par Vogan Van<br />

Keuken, Milan, Electa Moniteur, 1985. Il est issu de sa collaboration avec A. Van Eyck qui l’avait appelé à<br />

rejoindre l’équipe de la revue Forum.


Hertzberger, dans la lignée de Van Eyck, à se focaliser sur le dispositif qui peut les<br />

mettre dans un contact contrôlé et graduel, à savoir le « seuil ». On note que la<br />

transition qu’il assurait est quelque peu réduite ici à sa dimension visuelle, avec des<br />

continuités de formes et de matériaux prônés pour lier la perception de l’intérieur et<br />

de l’extérieur, loin de la déclaration emphatique de J. Bakéma 247 .<br />

Alors que les architectes du Team Ten avaient déclaré initialement l’importance des<br />

« relations » à chacun des « niveaux d’association humaine », c’est finalement le<br />

seuil qui cristallise, chez eux et leurs continuateurs, cette exigence, avec pour effet<br />

de mettre l’accent sur l’opposition privé/public qu’il prétend dépasser.<br />

Georges Candilis énonce dans un article 248 paru l’année d’Otterloo une liste de<br />

préceptes pour revoir la conception de l’habitat, parmi lesquels :<br />

« (…) 3. LIBERTE FAMILIALE, FACTEUR PRIMORDIAL DE L’HABITAT<br />

Il faut rechercher des solutions entièrement nouvelles qui peuvent aider les hommes à s’adapter<br />

aux conditions changeantes de notre époque. Il faut trouver des solutions qui dans notre temps<br />

du grand nombre permettent aux individus et aux familles de sauvegarder leur identité et leur<br />

personnalité.<br />

4. CONTINUITE<br />

Les mêmes besoins fondamentaux, hier, aujourd’hui et demain. La notion de logis-abri. La<br />

notion de logis-feu-foyer. La notion logis-nature. Mais si on peut déterminer ce qui est commun<br />

à des groupes humains importants, il est impossible de saisir ce qui est particulier à chaque<br />

homme.<br />

Ainsi il est impossible de normaliser dans les logis les conceptions suivantes :<br />

- l’organisation des espaces,<br />

- la séparation des fonctions,<br />

- l’interpénétration de l’espace de l’intérieur à l’extérieur et vice versa,<br />

- la conception spirituelle et plastique,<br />

- le besoin de changement, d’addition et d’amélioration.<br />

Ce sont des conceptions indéterminées. Non normalisables. Particulières à chacun. Dans notre<br />

époque de répétition de nombres. Dans notre époque du grand nombre. Ces notions assurent<br />

la liberté familiale qui détermine la personnalité et l’identité des familles.<br />

5. MOBILITE<br />

Mais la vie familiale est intégrée dans le milieu social et « collectif », constamment changeant,<br />

en évolution permanente. C’est le seuil de son logis qui sépare ou unit ces deux conceptions :<br />

le logis (liberté familiale) + milieu social (organisation collective). C’est la plus grande réalité du<br />

seuil. Le logis dans l’organisation collective suit les cycles de la conception et de l’élimination :<br />

l’homme doit de plus en plus oublier la conception « maison de famille », pour toute sa vie, pour<br />

la conception : logis utile et flexible qui change au cours de sa vie. L’homme d’aujourd’hui<br />

occupe de plus en plus de surface : pour vivre, pour circuler, pour se distraire, pour s’instruire ».<br />

Si ce texte sanctifie une fois encore « la plus grande réalité du seuil » invoquée par<br />

Van Eyck, on note aussi qu’il interprète la distinction individuel/collectif sous l’angle<br />

des besoins particuliers et communs, afin de pouvoir différencier, pour la production<br />

et la conception, le normalisable et le non-normalisable, le fixe et l’évolutif. Candilis,<br />

Josic et Woods présentent d’ailleurs une « proposition pour un habitat évolutif », où<br />

ils mettent ainsi en avant « deux grandes familles de composants : les éléments<br />

déterminés, les éléments indéterminés ». Parmi ceux-ci figuraient, on l’aura<br />

remarqué dans leur article, « l’interpénétration de l’espace de l’intérieur à l’extérieur<br />

247<br />

« La nouvelle architecture est fondée sur un nouveau rapport entre l’espace intérieur et l’espace extérieur », J.<br />

Bakéma, « Notes sur la situation actuelle de l’architecture et de l’urbanisme », in L’Architecture d’Aujourd’hui,<br />

n° 91-92, 1960.<br />

248<br />

Extraits de G. Candilis, A. Josic et S. Woods, « Repenser le problème », in L’Architecture d’Aujourd’hui, n°<br />

87, 1959.


et vice versa » ainsi que, moins directement, l’évocation du besoin d’extension de la<br />

surface, deux points importants de l’évolution, que leur projet, circonscrit à l’intérieur<br />

du logement, ne traite pas.<br />

On retiendra de l’article de Candilis, avant de revenir plus loin sur le rôle important<br />

qu’il accorde aux terrasses privatives, cette opposition déterminé/indéterminé, en<br />

l’interrogeant comme une « idée-force de la flexibilité [en réponse aux] exigences de<br />

la vie moderne […] si complexes et changeantes » 249 .<br />

Face à cette complexité accrue, deux tendances de pensée architecturale<br />

transparaissent au tournant des années 1960 : tenter de la mettre en ordre, selon<br />

une démarche marquée par le structuralisme, ou au contraire l’exalter, en la<br />

traduisant dans des formes et espaces à géométrie complexe censée correspondre<br />

à la vie.<br />

L’une des transpositions du structuralisme à l’architecture réside dans une<br />

propension à trouver dans des jeux d’opposition binaire un mode de pensée<br />

opératoire pour le projet. A l’idée antérieure d’articuler quatre échelles urbaines, de<br />

l’habitation à la ville, se substitue progressivement, alors que s’exacerbe le hiatus<br />

entre l’individu et la société du « grand nombre », l’intention de résoudre des<br />

dualités. Le couple Indéterminé/déterminé correspond ainsi implicitement à une<br />

représentation de l’espace des pratiques individuelles face au cadre de production<br />

technique et de politique étatique du logement.<br />

Cette pensée, rapportée dans le contexte français à l’influence qu’y a eu G. Candilis,<br />

s’inscrit dans une mouvance plus large. Le colloque que le Team Ten organise à<br />

Royaumont en 1962 illustre bien l’ouverture à de nouvelles approches, celles<br />

notamment de Christophe Alexander, présent au colloque, et de Louis Kahn (1901-<br />

1974), qui y est souvent cité.<br />

Kahn, qu’on sait être plus largement reconnu en France à partir des années 1970,<br />

notamment grâce à Bernard Huet, est en fait quelque dix ans plus tôt déjà réputé, à<br />

la fois pour son architecture et sa pensée. La clarté de l’une comme de l’autre<br />

semble se correspondre, dans une même essentialité saluée par la critique 250 . Avec<br />

un discours qui apparaît en même temps rationnel et poétique, avec des formes<br />

simples qui allient logique constructive et héritage du classicisme sous un jour autre<br />

que Perret, la synthèse kahnienne touche les architectes, avec l’appui d’aphorismes<br />

autour de Form, Order, Design. Pour s’en tenir à notre sujet, c’est d’abord la notion<br />

de « structure » mise en avant par L. Kahn qui marque le Team Ten, dans la mesure<br />

où elle associe une pensée constructive et un principe d’organisation de l’espace.<br />

Les structures anthropologiques de Lévi-Strauss trouvant un écho auprès d’une<br />

partie des architectes, on peut admettre qu’ils ont à leur tour cherché plus ou moins<br />

consciemment à développer un structuralisme architectural. De même que Lévi-<br />

Strauss met en évidence l’importance d’oppositions binaires (comme le cru/le cuit ou<br />

bien le haut/le bas, etc.) dans le fonctionnement des mythes, de même des<br />

249<br />

Alan Colquhoun, Recueil d’essais critiques, architecture moderne et changement historique, Liège, Martaga,<br />

1981.<br />

250<br />

Voir par exemple, juste après Royaumont, l’article de R. et E. Katan, « Le fondamentalisme dans l’œuvre de<br />

Kahn », in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 105, décembre-janvier 1962-1963.


architectes se montrent réceptifs à celles-ci. C’est dans ce contexte qu’on peut<br />

comprendre leur intérêt pour l’opposition entre « structure servante » et « espace<br />

servi » proposée par Louis Kahn et appliquée à ses bâtiments, par exemple les<br />

Laboratoires A.N. Richards (Université de Pennsylvanie, Philadelphie, 1957-1961).<br />

Alors que cette conception avait une portée plus large, elle se voit ramenée par<br />

beaucoup à une dimension technique. Elle rejoint d’ailleurs pour partie la distinction<br />

déterminé/indéterminé de Candilis, mais également les recherches que mène<br />

Nicolas Habraken, à partir de 1960, puis dans le cadre du S.A.R. à Eindhoven qu’il<br />

dirige de 1965 à 1975. S’inscrivant dans un « structuralisme hollandais » 251 ,<br />

Habraken publie en 1961 De Dragers en de mensen (« Les structures porteuses et<br />

les hommes ») 252 . Il propose lui aussi, de faire d’une séparation d’ouvrages, en<br />

l’occurrence le Support/Infill (structure/remplissage) l’un des modes techniques de la<br />

participation des habitants à la conception et de la flexibilité de leurs logements.<br />

La formulation théorique et la schématisation de son idée ne sont pas sans rappeler<br />

le thème du « casier à bouteilles » de Le Corbusier et ses immeubles projetés pour<br />

le Plan Obus : Habraken propose de réaliser ses bâtiments selon un mode de<br />

production industrielle d’éléments de construction distinguant les éléments de<br />

« rapport immobile » et les « unités détachables, marchandise commercialisable » ;<br />

les premiers relèvent de la « communauté », les secondes de l’ «individu ».<br />

La question fondamentale de l’habitat – les relations qu’il établit entre « individu » et<br />

« communauté » - évolue pour certains, dans les années 1960, vers la recherche de<br />

nouveaux processus de production-conception. Ils visent à donner davantage de<br />

pouvoir à l’habitant et à revoir en conséquence les systèmes constructifs,<br />

décomposés en différentes familles d’éléments. Mais, s’il faut s’attarder sur les idées<br />

d’Habraken, très représentatives de ces démarches et de leur idéologie<br />

participationniste, c’est aussi en raison des notions et des schémas de conception du<br />

logement qu’il a proposés, en contribuant à valoriser les espaces entre intérieur et<br />

extérieur en terme de « marge ». Distinguant d’abord, dans un logement envisagé<br />

comme une « structure » au plan typologique et constructif, les « zones » en contact<br />

avec l’extérieur et celles qui ne le sont pas, Habraken propose ensuite de repenser la<br />

délimitation interne et externe de ces zones, en laissant des « marges » entre elles.<br />

L’ensemble des zones et des marges forme un schéma structurant un immeuble, a<br />

priori traversant et linéaire, selon des bandes parallèles, parmi lesquelles l’espace de<br />

la façade (fig. 13) 253 .<br />

Ces « marges » ont plusieurs significations. Pour Habraken, elles représentent<br />

d’abord le jeu permis par le procès qu’il prône. Il s’agit à la fois d’une marge de choix<br />

dans la typologie de l’immeuble (à coursive en façade ou à balcons et loggias) et<br />

dans les possibilités d’aménagement offertes aux concepteurs, comme aux usagers<br />

251<br />

Selon le terme de K. Frampton et J. Sautereau dans un article de Encyclopedia Universalis.<br />

252<br />

Nicolas John Habraken, né en 1928, est architecte diplômé de l’Ecole de Delft en 1955. Son ouvrage De<br />

Dragers en de mensen, Het heinde van de massawoningbouw, est traduit en anglais en 1962 : Supports, an<br />

Alternative to Mass Housing et en français en 1972. En Angleterre, le PSSHAK (Primung Support Structure and<br />

Housing Assembly Kits) applique le système du S.A.R.<br />

253<br />

En France, les travaux de N.J. Habraken sont récapitulés dans Techniques et Architecture, n° 311, octobrenovembre<br />

1976. Auparavant, L’Architecture d’Aujourd’hui, dans ses numéros de février-mars 1970 et de 1974<br />

(n° 174) en avaient donné un aperçu. L’habitat comme pratique (B. Fortier, sous la dir. de), Paris, Institut de<br />

l’Environnement, 1973, analyse la pensée de Habraken ainsi que celle de Ch. Alexander.


(« variantes » et « sous-variantes » pour le cloisonnement). Il s’agit aussi d’un<br />

dispositif de coordination modulaire. Dans cette perspective, on note que le schéma<br />

de marge tend à se concrétiser en trames dimensionnées, en formant avec les zones<br />

des grilles qui alternent bandes minces et bandes larges. Nombre d’architectes, en la<br />

justifiant aussi par l’opposition trame servante/trame servie empruntée à L. Kahn, se<br />

sont orientés vers cette pensée technique de l’espace d’habitation et de son tissu<br />

urbain. Si les villes nouvelles fournissaient déjà l’occasion d’élaborer des outils et<br />

méthodes de projet adaptés à leur échelle et à leurs objectifs urbains, le lancement<br />

en 1970 d’une politique d’ « industrialisation ouverte » par composants compatibles<br />

contribua à déplacer la réflexion vers les techniques constructives.<br />

Vouloir mettre en ordre les multiples paramètres de la conception architecturale et<br />

urbaine de l’habitat, en s’inspirant peu ou prou du structuralisme, s’est traduit par une<br />

plus grande réceptivité aux oppositions duales (privé/public, intérieur/extérieur,<br />

individuel/collectif seront celles-ci), mais aussi par une certaine confusion dans la<br />

notion même de « structure ». D’abord entendue comme une pensée sur<br />

l’organisation de l’espace, elle dérive finalement vers une polarisation sur les<br />

structures porteuses, comme un support collectif devant permettre les<br />

individualisations.<br />

L’idée de « marge » pouvait concerner les espaces intermédiaires. Mais le fait de<br />

l’associer à une réflexion sur les techniques constructives l’a cantonnée plutôt dans<br />

le bâtiment lui-même. Dès lors, elle rencontre notre sujet en ayant contribué à faire<br />

émerger le thème de l’espace de la façade, qui recouvre plusieurs questions :<br />

extension de la surface du logement, personnalisation, incorporation à la fois intime<br />

et urbaine des balcons et loggias, transition visuelle (intérieur/extérieur, échelles<br />

domestique et urbaine) et climatique 254 .<br />

L’impact du thème de l’espace-façade à partir du milieu des années 1960 est l’un<br />

des indices de la montée de l’exigence de dispositifs de transition entre le logement<br />

et l’espace extérieur, de moins en moins rapporté à une idée de communauté. Celleci<br />

était encore débattue en 1962 à Royaumont, où Christopher Alexander vient<br />

présenter ses travaux publiés l’année suivante sous le titre Communauty and<br />

Privacy 255 . Mais déjà, comparée aux approches antérieures du Team Ten, on pouvait<br />

remarquer que sa notion de communauté concernait davantage, à l’instar de la<br />

« société de pièces » de Kahn, l’organisation interne de l’habitation, où lui aussi<br />

distingue deux catégories d’espace : les zones et leurs articulations, soit joints ou<br />

locks (fig. 13). Parmi ces zones, Alexander affirmera, après avoir analysé des<br />

habitats traditionnels et notamment péruviens, l’importance des patios intérieurs.<br />

254<br />

A la fin des années 1970, plusieurs recherches vont dans ce sens, notamment pour le PUCA en 1978 ; Michel<br />

Rémon, La façade épaisse (éditée en 1980) ou Alain Rénier, Les lieux de la façade. Suivra ensuite Domus<br />

demain, où Yves Lion et François Leclerc proposeront la « bande active », plaçant en mince redoublement de<br />

façade les pièces humides ainsi éclairées et rationalisées quant à la construction et l’entretien des canalisations.<br />

255<br />

Christopher Alexander, né à Vienne en 1936, mathématicien et architecte diplômé à Cambridge , vit aux<br />

Etats-Unis depuis 1958. Il y rencontre un autre émigré, depuis 1940, Serge Charmayeff (1900-1996) avec qui il<br />

soutient un doctorat (« Shape of communauty : realization of human potential ») et le publie (Communauty and<br />

Privacy, New York, Doubleday, 1963). Puis il publie seul Notes on the synthesis of Form, Cambridge,<br />

Massachusets, Harvard University Press, 1964, traduction Dunod, 1971, et notamment A Pattern Language,<br />

New York, Oxford University Press, 1977.


A la différence de Kahn et de Habraken, Alexander ne cherchera pas à référer la<br />

conception à des principes de structure et de géométrie, mais plutôt à une sorte de<br />

répertoire de modèles spatiaux correspondant à différentes pratiques de l’habitat et<br />

de lieux publics. Il propose ainsi, progressivement, 278 modèles (patterns),<br />

constitutifs d’un langage, puisqu’il fait de la démarche de conception un Pattern<br />

Language. Parmi ces modèles, l’un des premiers qu’il définit, en écho implicite aux<br />

« marges », est le thick wall pattern, modèle du « mur épais », permettant « aux<br />

habitants d’individualiser leurs murs par des sièges près des fenêtres, des niches,<br />

des étagères, des placards, des rangements, etc. » 256 . D’autres modèles, qui peuvent<br />

aussi illustrer sa notion de joint, concernent directement la transition<br />

intérieur/extérieur, comme ceux qu’il intitule « espace de la fenêtre », « espace de<br />

jeu long et continu », « lieux en bordure des bâtiments » 257 , « transition pour<br />

l’entrée » 258 ou un « escalier est une scène ».<br />

L’idée que la conception architecturale puisse être assimilée à l’utilisation d’un<br />

langage est l’un des avatars de l’influence du structuralisme sur les architectes, en<br />

l’occurrence celle du structuralisme linguistique. Les travaux de l’Américain Noam<br />

Chomsky entre autres, depuis Structures syntaxiques (1957) jusqu’à Le langage et la<br />

pensée (1968) en particulier, contribuent à cette influence, évidente dans une partie<br />

de la recherche architecturale, axée sur la sémiotique, mais moins effective dans la<br />

production proprement dite et en tout cas peu probante, sous diverses variantes des<br />

systèmes combinatoires.<br />

En tant que méthodologie du projet, le langage des modèles d’Alexander a eu peu<br />

d’impact dans le milieu architectural français. Certains de ses modèles publiés par<br />

les revues ont pu par contre corroborer le discours qui s’attache au début des<br />

années1970 de plus en plus à la notion de transition, comme in le reverra. Sa<br />

thématique initiale des joints s’est précisée au travers de plusieurs modèles de<br />

relations intérieur/extérieur, ceux qui apparaissent plus particulièrement choisis par<br />

l’article cité de L’Architecture d’Aujourd’hui en 1974.<br />

Pour conclure sur la volonté de mise en ordre « structuraliste » des données de la<br />

conception telle qu’envisagée par nombre d’architectes autour de 1970, on retiendra<br />

d’abord que le terme de « structure » a tendu à dériver vers un excès de réification<br />

géométrique et constructive, avec une certaine propension aux trames « servantes »,<br />

« marges », « joints » ou « bandes ». Tous ces espaces intercalaires procéderaient<br />

de deux genres de raisons, combinés ou non : donner des possibilités de<br />

personnalisation face aux cadres normatifs, assurer une transition entre l’intérieur et<br />

l’extérieur. Ces deux soucis traduisent le rabattement de la question de l’articulation<br />

des niveaux d’association humaine sur des conceptions plus concrètes et marquées<br />

par la perception d’une bipolarisation montante : des exigences individuelles face à<br />

la société de masse. L ‘idée d’oppositions binaires est l’autre conséquence à retenir<br />

de la diffusion de la pensée structuraliste : elle imprègne fortement le renouvellement<br />

du discours architectural au moment de la réforme totale de l’enseignement des<br />

256<br />

Ch. Alexander, « Thick wall pattern », in Architectural Design, février 1968, traduction dans L’Habitat<br />

comme pratique, op. cit.<br />

257<br />

« Faire des abords de bâtiments, des espaces de connexion et de transition entre l’intérieur et l’extérieur, en<br />

aménageant des allées, des sièges et des arcades », d’après le résumé de quelques modèles publié dans<br />

L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 174, 1974.<br />

258<br />

« Créer un espace entre la rue et la porte de devant dans lequel la lumière, les sons, l’orientation, le niveau, la<br />

vue, tout contribue à créer un espace de transition entre le public et le privé ». Ibid.


Beaux-Arts. L’une des voies envisagées pour résoudre ces oppositions sera de<br />

développer des notions d’articulation ou de médiation.<br />

Alors qu’une partie de la réflexion architecturale s’ouvre à la pensée structuraliste<br />

pour mettre de l’ordre dans la complexité des données, une autre a tenté à l’inverse<br />

d’exploiter le potentiel formel et spatial que celle-ci recelait a priori.<br />

Jean Renaudie (1925-1981, architecte diplômé en 1958, année de constitution de<br />

l’Atelier de Montrouge qu’il rejoint alors) développe une pensée qu’on peut affilier<br />

pour partie au Team Ten, notamment de par sa définition de la ville : « la ville est une<br />

combinatoire où, à tous les échelons d’organisation, s’établissent sur une structure<br />

complexe des phénomènes de communication dans tous les sens ». Il investit plus<br />

particulièrement la notion de complexité : « il ne peut y avoir de bonne solution que<br />

dans la mesure où elle tient compte d’une certaine complexité, car les relations<br />

sociales en milieu urbain ne sont jamais simples et jamais juxtaposées les unes aux<br />

autres. Elles s’interpénètrent et se superposent. » 259 .<br />

Un tel propos semble faire écho à celui des Smithson, qui, certes très loin de la<br />

réalité de leurs projets, avaient décrit leurs rues-en-l’air comme « un continuum<br />

complexe, connecté au sol quand cela est nécessaire au fonctionnement de chaque<br />

niveau d’association ; notre hiérarchie associative ondule dans un flux continu<br />

représentant la véritable complexité des rapports humains ». Ce terme d’ondulation<br />

également, dans une perspective métaphorique sinon effectrice, implique la forme<br />

donnée aux bâtiments et à leurs decks, comme en témoignent Golden Lane et Robin<br />

Hoods Garden, où elles s’incurvent légèrement. Plus nettement, Emile Aillaud (1902-<br />

1988), avec Les Courtillères (Pantin, 1958-1964) puis La Grande Borne (Grigny,<br />

1964-1971), accentue l’idée d’une ondulation morphologique configurant une rue<br />

plus urbaine. Ses immeubles serpentent en alternant rapprochement et éloignement<br />

de façon à suggérer « un urbanisme de la vie privée » 260 .<br />

Chez Aillaud, à la différence des conceptions des Smithson où la rue s’incorpore en<br />

l’air aux immeubles ainsi reliés, elle sort de ceux-ci, même avec le propos d’une<br />

urbanité plus intime, en retrouvant sa position traditionnelle au pied des bâtiments.<br />

Aillaud revendique pour les grands ensembles « la complexité des agglomérations<br />

anciennes faites de hasards, d’accident », leurs « conditions d’une vie<br />

harmonieuse », avec « des replis, des clôtures, des ouvertures et des enclos<br />

auxquels chacun s’adapte, se modèle et s’attache ». Il propose de les transposer en<br />

« lieux » favorables « à la complexité organique de la vie, mentale et affective » 261 .<br />

Mais ses réalisations aux façades planes et peu percées, ne remettent pas en cause<br />

la frontière nette entre le logement et l’espace public. Ce qu’il recherche plutôt, c’est<br />

un retour au pittoresque de la rue en faisant varier l’écartement entre les immeubles<br />

et leur forme linéaire avec pour objectif : « Il importe de créer des ‘’lieux ‘’ qui<br />

individualisent la collectivité en permettant à un enfant, par exemple, de rattacher ses<br />

émotions au choc psychologique d’un paysage, à l’apparent désordre d’une<br />

259<br />

Ces textes de J. Renaudie sont publiés notamment par L’Architecture d’Aujourd’hui dans les numéros 138<br />

(1968), 146 (« Pour une connaissance de la ville », 1969), 196 et 285 (1993, notamment « Complexité, éléments<br />

de théorie »). Parmi les ouvrages commentant sa pensée, Renaudie, la logique de la complexité, publié en 1992<br />

par l’I.F.A.<br />

260<br />

Emile Aillaud, « Un urbanisme de la vie privée », in Techniques et Architecture, 4 e série, 1961, article<br />

introductif d’un numéro sur les grands ensembles ainsi critiqués d’emblée.<br />

261<br />

Ibid.


architecture qui évoque un organisme vivant. Il faut que l’individu se sente moins<br />

seul, qu’il échappe à la ségrégation qu’impose l’aspect géométrique d’une<br />

construction. » 262 .<br />

Individualisation de l’espace collectif : nous ne sommes pas encore dans une<br />

perspective de résidentialisation, mais dans l’idée que complexifier les formes, selon<br />

l’antienne de l’évocation d’un organisme vivant, donnera le sentiment d’une<br />

collectivité échappant à la répétitivité morne et anonyme qu’engendrent les grands<br />

ensembles rectilignes.<br />

La notion de « lieu », reprise plusieurs fois dans les deux articles d’Aillaud,<br />

commence ainsi à gagner les architectes français vers 1960. Elle est associée chez<br />

lui à une nécessaire complexification des formes, pour rendre plus intime et varier la<br />

configuration des espaces verts et des rues par des immeubles sinueux, mais aux<br />

plans normaux.<br />

Bien que son architecture soit tout à fait différente, on retrouve à la même époque un<br />

plaidoyer pour la complexité, avec un argumentaire pour partie analogue, chez Jean<br />

Renaudie : « Reconnaître et admettre la complexité de l’organisation de la ville dans<br />

la pratique de l’architecture c’est, pour moi, attribuer à l’architecture le rôle de<br />

satisfaire la diversité humaine » 263 . Même si Renaudie est ouvert aux idées<br />

communistes, on note qu’il se soucie d’abord des différences individuelles. En cela, il<br />

rejoint un renversement de tendances se manifestant à partir des années 1960 :<br />

l’idée de « communauté », quête de deux décennies précédentes, s’efface du<br />

discours qui s’oriente davantage vers la question des diversités et évolutions<br />

individuelles. Sur un rythme d’environ 500 000 logements sociaux par an, la<br />

production de masse à son apogée, dans les grands ensembles, puis dans les villes<br />

nouvelles, rend de plus en plus insaisissable toute notion de collectivité. A l’inverse,<br />

l’individu est mis de plus en plus en avant : la diffusion du confort dans le logement<br />

de chacun, la société de consommation, les erreurs des grands ensembles perçues<br />

dès la fin des années 1950, ainsi que le développement des sciences humaines<br />

contribuent à reconsidérer la dialectique des dimensions collectives et individuelles à<br />

partir de celles-ci.<br />

Un tel glissement est particulièrement évident chez Renaudie, qui plaide en faveur<br />

d’une diversification des logements par l’intérieur de chacun d’eux, rendus tous<br />

différents les uns des autres pour une meilleure appropriation active : « l’inattendu, la<br />

découverte, la diversité dans l’organisation des formes du logement sont des<br />

conditions favorables pour que nous devenions acteurs, et il ne peut y avoir de<br />

perception de l’espace autrement que dans l’action. L’importance de la diversité à<br />

l’intérieur du logement, favorisant son appropriation, grandit avec le fait que celle-ci<br />

est appliquée à l’ensemble, et fait en sorte que tous les logements sont différents les<br />

uns des autres et non plus conçus sur le principe de l’appartement-type. […] Il faut<br />

que chaque logement joue son rôle dans l’organisation de l’ensemble. C’est la<br />

combinaison des maisons entre elles qui a créé les villages que l’on trouve<br />

agréables, intéressants, sympathiques. L’organisation de nos logements est toujours<br />

fonction de celui d’à côté. Il ne s’agit ni de logement-type, ni de juxtaposition… mais<br />

de faire en sorte que chaque logement trouve sa place parmi les autres en<br />

262<br />

Emile Aillaud, in « Points de vue d’architectes », Techniques et Architecture, 19 e série, n° 2, mars/avril 1959.<br />

263<br />

In « Complexité, éléments de théorie », op. cit. note 259.


influençant l’organisation de l’ensemble qui, elle-même, résonne sur celle interne, du<br />

logement. Chaque logement s’imbrique, se projette, sur les autres et s’organise en<br />

fonction de l’environnement du reste de la ville.» 264 .<br />

Cette imbrication variée passe pour Renaudie par une complexification formelle des<br />

trames, comme en témoigne l’évolution de ses projets (fig.14), sous l’influence<br />

notamment des métabolistes japonais, de R. Pietilä et de F. Gehry. Elle se traduit par<br />

un renouvellement du pittoresque 265 de la ville historique, mais ses décrochements,<br />

creusements et saillies ont aussi pour but de multiplier les formes de terrasses<br />

privatives à donner à chaque logement.<br />

La maîtrise de la complexité urbaine est l’un des mythes des années 1960 auquel les<br />

architectes-urbanistes se sont efforcés de répondre, en ne pouvant éviter d’être<br />

réducteurs. Leurs propositions de trames urbaines diversifiées, tendanciellement<br />

marquées par un excès de systématisation combinatoire d’ordre technique et/ou<br />

morphologique, ont peu connu de réalisations à grande échelle. Elles ont plutôt eu<br />

des incidences sur la conception de l’immeuble, complexifié dans ses relations avec<br />

l’espace extérieur immédiat.<br />

Au sein des sciences humaines est en train de se constituer en France, à la même<br />

époque, une discipline qui s’intitule « sociologie urbaine ». Si Paul-Henry Chombart<br />

de Lauwe en est le principal initiateur, c’est le philosophe et sociologue Henri<br />

Lefebvre (1901-1991) qu’il faut retenir comme celui qui a cherché à saisir la<br />

complexité urbaine, avec des publications ayant trouvé un écho important auprès<br />

des architectes.<br />

Attiré par plusieurs disciplines dont la linguistique, mais rejetant le structuralisme,<br />

Lefebvre est d’abord connu comme un penseur marxiste, ou plutôt « marxien » ainsi<br />

qu’il se définit lui-même après son exclusion du parti communiste en 1958. Dans<br />

cette optique, il s’intéresse à la ville comme production sociale et aux « phénomènes<br />

d’urbanisation », à partir de 1960, avec d’abord une réflexion sur la vie ouvrière à<br />

Mourenx, ensemble urbain réalisé par la SCIC pour les gaziers de Lacq. 1963<br />

officialise en quelque sorte pour lui le démarrage de la sociologie urbaine, puisqu’il<br />

crée à l’Institut de sociologie de Strasbourg un enseignement de cette discipline 266 et<br />

qu’il fonde et préside l’Institut de sociologie urbaine, dont font notamment partie<br />

Nicole Haumont et Henri Raymond. Nous sommes en effet à l’époque de l’essor des<br />

contrats d’études, avec entre autres le CRU, la DAFU, l’IAURP.<br />

Attentif à la vie quotidienne et soucieux de ne pas être « témoin et juge extérieur à la<br />

vie », Henri Lefebvre essaye de définir la distance à laquelle la philosophie doit se<br />

placer : « ni trop loin, ni trop près : à bonne distance » 267 .<br />

Dans ce positionnement proposé à la philosophie, on retrouve, comme en écho<br />

homologique, celui que s’est constamment cherché la sociologie, entre micro- et<br />

macrosociologie. En outre, cet aphorisme signifie, s’agissant de Lefebvre, qu’il prône<br />

264<br />

Ibid<br />

265<br />

Il faut d’ailleurs noter que, parmi les catégories du pittoresque telles qu’elles ont été développées en<br />

Angleterre, l’une est justement nommée Intricacy (d’après Philippe Gresset).<br />

266<br />

Pour un aperçu sur ce cours voir les articles de Maïté Clavel et Michèle Jolé, anciennes étudiantes, dans<br />

Urbanisme, n° 319, juin/juillet 2001, où d’autres hommages à Henri Lefebvre sont également publiés.<br />

267<br />

Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, 2 e éd., 1958.


un juste équilibre entre point de vue théorique abstrait et observation concrète du<br />

terrain, dans la banalité des faits.<br />

Il s’agit aussi pour lui, grâce à un recul suffisant, d’avoir la possibilité de multiplier et<br />

croiser les regards : ceux de la philosophie, de la sociologie, de l’anthropologie, de<br />

l’histoire et du marxisme dans son cas. Ainsi, cette bonne distance intermédiaire<br />

serait celle qui permettrait une interdisciplinarité qui conviendrait pour appréhender la<br />

dialectique de « l’échelle individuelle » et de « l’échelle sociale et nationale » 268 .<br />

D’une certaine façon, on serait tenté de dire que la notion émergente d’espace<br />

intermédiaire a à voir, sur un plan métaphysique, avec la quête d’un espace<br />

interdisciplinaire, terrain de recouvrement et de convergence, tant théorique que<br />

méthodologique, que cherchent les différentes disciplines impliquées par l’urbain.<br />

Henri Lefebvre s’intéresse aux approches théoriques des architectes et des<br />

urbanistes. Il critique la Charte d’Athènes et apprécie notamment Kevin Lynch ainsi<br />

que Christopher Alexander. Il se réfère aussi à des « notions méthodologiquement<br />

déjà connues : dimensions, niveaux. Ces notions permettent d’introduire un certain<br />

ordre dans les discours confus concernant la ville et l’urbain » 269 . Sans les citer,<br />

Lefebvre fait probablement allusion aux « niveaux d’association humaine » avancés<br />

par le Team Ten et aux « échelons communautaires » de G. Bardet, que Auzelle et<br />

Gutton amendent alors ainsi : individu, famille, groupe, communauté 270 . Lefebvre<br />

quant à lui propose trois niveaux, qu’il nomme global (G), mixte (M) et privé (P).<br />

Le niveau global est celui où s’exerce le pouvoir étatique, dont les idéologies et<br />

stratégies se projettent sur l’espace institutionnel (aménagement du territoire,<br />

infrastructures, urbanisme, édifices publics non communaux). « Le niveau M (mixte,<br />

médiateur ou intermédiaire) c’est le niveau spécifiquement urbain. C’est celui de ‘’ la<br />

ville ‘’ […] : rues, places, avenues, édifices publics […] forme en rapport avec le site<br />

(l’entourage immédiat) […]. Cet ensemble […] offre l’unité caractéristique du ‘’ réel ‘’<br />

social, le groupement ». Enfin, le niveau privé correspond aux différentes formes de<br />

logement, Lefebvre insistant sur la nécessité de bien distinguer l’habiter et l’habitat.<br />

Sous cette dernière notion, qu’il juge réductrice, il incrimine à la fois le<br />

fonctionnalisme « restreignant ‘’l’être humain‘’ à quelques actes élémentaires », et<br />

l’influence de l’Ecole de Chicago : en ne mettant en avant que « la famille, le groupe<br />

des voisins et des ‘’relations primaires’’, elle a contribué à faire négliger l’importance<br />

de « la demeure et l’habiter ».<br />

Du point de vue du thème traité ici, l’apport de Lefebvre est pluriel. D’abord, il a mis<br />

l’accent sur un niveau « mixte » ou « intermédiaire » correspondant à la vie<br />

quotidienne urbaine dans des espaces de proximité tels que la rue. Cette réflexion va<br />

dans le sens des enquêtes et observations alors menées dans les grands<br />

ensembles, avec une stigmatisation de l’absence de tels lieux. Elle a aussi à voir<br />

avec une influence de la philosophie également décelable chez quelques architectes,<br />

comme Gian Carlo de Carlo, qui se réfère au Lebenswelt (le monde concret vécu et<br />

268<br />

Ibid.<br />

269<br />

Henri Lefebvre, La révolution urbaine, Paris, NRF Gallimard, collection Idées, 1970, chapitre IV : « Niveaux<br />

et dimensions ».<br />

270<br />

En 1966-1967, Robert Auzelle et André Gutton ont ainsi nommé les travaux qu’ils dirigent au Séminaire<br />

Tony Garnier et publient : Séminaire et atelier Tony Garnier, Cahier 66-67, l’espace et l’individu, la famille, le<br />

groupe, la communauté, Paris, E.N.S.B.A., 1969.


les formes de l’usage) de Husserl 271 . Plus simplement, c’est bien la notion de « vie<br />

quotidienne » qui mobilise la sociologie urbaine et fait débat parmi ses courants,<br />

notamment celui de Paul-Henry Chombart de Lauwe, qui s’oppose à celui de<br />

Lefebvre. L’approche de ce dernier est plus ancrée dans la philosophie et dans une<br />

pensée dialectique.<br />

Celle-ci représente l’autre aspect des travaux de Lefebvre qui ont marqué la réflexion<br />

architecturale axée sur ma mise en relation des espaces. Estimant que la pensée a<br />

été dominée par la logique cartésienne, attachée au « constat des cohérences »,<br />

Henri Lefebvre a en effet prôné « la pensée dialectique et l’analyse des<br />

contradictions » pour comprendre le « phénomène urbain ». Elles concernent dans<br />

leur ensemble l’opposition du « planifié » et du « spontané ». Au « niveau global », à<br />

la « rationalité urbanistique » et à la ville planifiée s’oppose l’urbain ; mais également,<br />

à l’habitat nommé s’oppose « l’habiter », consubstantiel à « l’être », selon la<br />

« méditation métaphilosophique » qu’il attribue à Nietzsche, Heidegger et Hölderlin.<br />

De cette investigation ontologique, il retient que « l’être humain […] est<br />

contradiction : désir et raison, spontanéité et rationalité. […]. A cet ‘’ être humain ‘’<br />

ambigu ; […] comment offrir une ‘’demeure ‘’ ? […]. Comment exprimer<br />

architecturalement et urbanistiquement cette situation […] ? » 272 . H. Lefebvre donne<br />

quelques pistes opératoires, en proposant de distinguer et différencier les « propriété<br />

topologiques de l’espace urbain » selon trois dimensions :<br />

- la symbolique (relative aux « monuments » et « institutions », et donc aux<br />

« idéologies »)<br />

- la paradigmatique, ensemble ou système d’oppositions<br />

- La syntagmatique, enchaînements (parcours).» 273 .<br />

Lefebvre, capteur, passeur et éveilleur d’idées, a été l’un de ceux qui, comme par<br />

exemple Umberto Eco, ont envisagé de transposer les concepts de la linguistique à<br />

l’architecture et à l’urbanisme. De fait, le syntagme a donné un éclairage nouveau et<br />

espéré plus scientifique au thème architectural du parcours, des séquences spatiales<br />

et de leur enchaînement, au moment d’ailleurs où se développait, comme on l’a vu,<br />

la notion de « transition ».<br />

Quant aux oppositions, Lefebvre en donne un aperçu significatif dans le même<br />

ouvrage 274 :<br />

« - le privé et le public ;<br />

- le haut et le bas ;<br />

- l’ouvert et le clos ;<br />

- le symétrique et le non-symétrique ;<br />

- le dominé et le résiduel, etc. ».<br />

Dans cette liste hétérogène, on retrouve des traces de la sociologie urbaine, de<br />

l’Anthropologie structurale, sans doute aussi de la Poétique de l’espace selon<br />

271<br />

Cette influence apparaît dès le congrès d’Otterlo en 1959, où De Carlo présenta ses réalisations à Matera<br />

(1954-1997). Voir L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 332, janvier-février 2000, p. 73.<br />

272<br />

La révolution urbaine, op. cit. note 269, pp. 114-116.<br />

273<br />

Ibid, p. 118.<br />

274<br />

Il ne s’agit pas de dire ici que La révolution urbaine est l’ouvrage le plus fondamental de Lefebvre. La plupart<br />

de ses idées sont aussi présentes dans d’autres ouvrages, mais celui-ci a connu un certain impact dans les U.P.<br />

d’Architecture, puisque paru alors qu’elles se créaient.


Bachelard et de « l’espace résiduel » de Venturi, ainsi que des « luttes urbaines »<br />

comme on les appelait alors. D’ailleurs, Lefebvre définit son niveau M (« mixte » ou<br />

« intermédiaire ») essentiellement comme « lieu et terrain où des stratégies<br />

s’affrontent », celles du global et du local. Une telle définition ne va pas dans le sens<br />

d’une concrétisation tangible de la notion d’espace intermédiaire . De fait, H.<br />

Lefebvre a pu inspirer les discours de l’espace intermédiaire plus que sa conception.<br />

Il en va de même pour sa dialectique de l’habitat et de l’habiter, ce dernier procédant<br />

à son tour de la nature humaine conflictuelle : ces phénomènes dialectiques, cette<br />

fois plus éclairés à l’échelle domestique qu’urbaine, ont connu des répercussions<br />

essentiellement sur le discours de la conception.<br />

La « contradiction » et l’ « ambiguïté », qui caractérisent l’être humain selon<br />

Lefebvre, n’ont pas été particulièrement interrogées plus avant par lui en ces termes,<br />

alors qu’elles l’ont été par des théoriciens de l’architecture.<br />

C’est d’abord Aldo Van Eyck qui, à Royaumont en 1962, reprend son idée d’inbetween<br />

: « I identify architecture with the in-between realm […]. Its ambiguity is a<br />

kind I should like to see transposed in architecture […]. I am concerned with<br />

ambivalence, not with equivalence ». Cette notion d’ambiguïté n’apparaît cependant<br />

pas assez explicitée et en tout état de cause est elle-même ambiguë, puisqu’il<br />

ajoute : « l’architecture devrait être conçue comme un assemblage d’espaces<br />

intermédiaires clairement délimités. Cela n’implique pas nécessairement une<br />

transition perpétuelle ou une hésitation permanente sur le lieu et le moment. Au<br />

contraire, cela signifie une rupture avec la conception contemporaine (disons la<br />

maladie) de la continuité spatiale et avec la tendance à effacer toute articulation<br />

entre les espaces, c’est-à-dire entre l’intérieur et l’extérieur, entre un espace et un<br />

autre (entre une réalité et une autre). Au lieu de cela la transition doit être articulée<br />

en utilisant des espaces intercalaires bien définis permettant de prendre<br />

simultanément conscience de ce qui caractérise chaque côté. Dans cette optique un<br />

espace intercalaire fournit le terrain commun grâce auquel des extrêmes<br />

incompatibles peuvent encore devenir des phénomènes doubles. » 275 .<br />

A.Van Eyck réaffirme donc que la transition n’a rien à voir avec l’ouverture et la<br />

continuité visuelle entre intérieur et extérieur telles que la prône le Mouvement<br />

moderne, mais sans approfondir la notion d’ambiguïté qu’il revendique. C’est Robert<br />

Venturi, dans son fameux livre cité précédemment, qui s’en fera le héraut. Après<br />

avoir travaillé chez Louis Kahn et Eero Saarinen, puis avoir réalisé plusieurs projets<br />

sur ce principe, il le théorise et le publie donc en 1966. Cet ouvrage très lu met en<br />

fait en avant deux façons de complexifier l’architecture en jouant sur des<br />

contradictions : il préconise, d’une part, de concevoir des éléments à « double<br />

fonction » ou à « plusieurs niveaux de signification » ; il s’attache, d’autre part, aux<br />

« tensions » produites par les plans selon qu’ils sont conçus « en partant de<br />

l’extérieur vers l’intérieur, aussi bien que de l’intérieur vers l’extérieur ». Ainsi, pour<br />

lui, « l’architecture apparaît à l’intersection des forces intérieures et extérieures<br />

d’utilisation et d’espace. Les forces internes et les forces l’environnant sont à la fois<br />

générales et particulières, génériques et occasionnelles. L’architecture, comme le<br />

mur qui sépare l’intérieur de l’extérieur, devient à la fois l’expression dans l’espace et<br />

275<br />

Architectural Design 12, vol. XXXII, décembre 1962, p. 560. Cité par Robert Venturi, Complexity and<br />

Contradiction in Architecture, New York, The Museum of Modern Art, 1966, et traduit ainsi dans l’édition<br />

française De l’ambiguïté en architecture, Paris, Dunod, 1976 (cf note 172).


le théâtre de cet affrontement. Et par la mise en évidence de la différence entre<br />

l’intérieur et l’extérieur l’architecture débouche […] sur l’urbanisme ».<br />

Ce qui est donc proposé par Venturi, dans la lignée de Wright et Aalto, c’est une<br />

méthode de projet pour concevoir globalement l’espace interne d’un bâtiment et sa<br />

relation au site, en exploitant leurs dualités et la complexité ainsi induite. Une telle<br />

démarche, même si elle ne s’y oppose pas, n’implique pas nécessairement de<br />

formaliser des entre-deux, comme le propose Van Eyck.<br />

Les parentés, mais aussi la diversité des méthodes architecturales face à la<br />

complexité des facteurs qu’elles cherchent à mettre en ordre vers la fin des années<br />

1960, peuvent encore être illustrées par les publications de Amos Rapoport qui,<br />

même si elles ont été plus contestées pour son approche jugée trop déterministe,<br />

n’en ont pas moins contribué à ouvrir le débat. Ce professeur d’architecture est<br />

connu pour avoir proposé, plus à partir des démarches de la géographie humaine<br />

que de l’anthropologie, d’ordonner les besoins fondamentaux, les facteurs<br />

socioculturels et les facteurs « modifiants » (climat, matériaux, technique) de<br />

l’habitation. Parmi ces besoins, « le besoin d’une stimulation et d’une satisfaction<br />

sensorielles, et donc le besoin d’une complexité visuelle et sociale de<br />

l’environnement, semble constant chez l’homme et chez l’animal » 276 . Complexité et<br />

ambiguïté (on remarquera la proximité de ce titre avec celui de Venturi publié un an<br />

plus tôt) sont donc à nouveau conviées, mais en termes de besoins personnels à<br />

présent.<br />

Au tournant des années 1960, alors qu’elle fait aussi l’objet de recherches dans<br />

d’autres disciplines dont les mathématiques, la « complexité » apparaît dans<br />

plusieurs écrits et paroles d’architectes. Du point de vue de leurs doctrines, on peut<br />

considérer l’émergence de cette notion comme un avatar de l’évolution des idées<br />

émises par la mouvance du Team Ten autour des « relations » spatiales et sociales.<br />

Les prises de position en faveur de la complexité représentent l’une des mises en<br />

cause des séparations fonctionnalistes prônées par la Charte d’Athènes et fondent<br />

les idées d’interpénétration d’espaces alors proposées. Mais ces propositions sont<br />

tiraillées entre la grande échelle urbaine (elles visent à contrer l’excès de<br />

systématisme des projets de méga-structures tramées) et l’échelle domestique, voire<br />

corporelle.<br />

Différents travaux de sciences humaines sensibilisent en effet des architectes à<br />

l’espace qui se développe à partir du corps : l’espace péri-corporel et la distance<br />

critique que suggère la proxémique d’Edward Hall, l’Expérience émotionnelle de<br />

l’espace (P. Kauffman) ou l’Image du corps (Schilder) viennent notamment après la<br />

Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, renforcer l’idée d’un espace<br />

labile et complexe se construisant à partir de l’individu 277 .<br />

276<br />

Idée avancée par Amos Rapoport et Robert Kantor, « Complexity and Ambiguity in Environmental Design »,<br />

Journal of the AIP, XXXIII, n°4, juillet 1967, pp. 210-221, et citée par Rapoport, House, form and culture,<br />

Englewood clifs N.J., Prentice Hall, 1969. Traduction française Pour une anthropologie de la maison, Paris,<br />

Dunod, 1972.<br />

277<br />

Edward T. Hall, the Hidden Dimension, New York, 1966, trad. française La dimension cachée, Paris, Le<br />

Seuil, 1971.Pierre Kauffman, L’expérience émotionnelle de l’espace, Paris, Vrin, 1 ère édition 1967. Paul Schilder,<br />

The Image and Appearance of the Human Body, I.U.P., 1950, trad. française L’image du corps, Paris, Gallimard,<br />

1968.


prolongements individuels<br />

Le déplacement de la pensée sur l’espace davantage reconsidéré par rapport à ses<br />

pratiques individuelles que par rapport à une « communauté » de plus en plus<br />

difficile à cerner, s’avère également au sein de cette autre mouvance déjà proposée<br />

ici : celle qu’on peut affilier à G. Bardet et L.-J. Lebret, avec R. Auzelle et P.-H.<br />

Chombart de Lauwe comme figures majeures autour de 1960. Comme celle du<br />

Team Ten, nous l’avions vu avec ses « niveaux d’association », cette mouvance<br />

s’intéresse initialement aux « échelons communautaires ». Elle aussi aura tendance<br />

à réduire cette question, pour se cantonner plutôt à l’intérieur du logement. Elle le<br />

fera d’autant plus qu’elle cherche à répondre aux exigences de la production de<br />

masse, axée sur le logement proprement dit et son confort.<br />

On peut d’ailleurs établir un parallèle entre les programmes théoriques d’habitat<br />

étudiés par des architectes et les questions que leur posent des sociologues : on y<br />

constate une évolution vers la « cellule-logement » 278 , dont le confort et le<br />

fonctionnement ne sont plus envisagés qu’à l’intérieur du logis.<br />

Juste après la guerre, l’habitation était encore imaginée dans un lien de<br />

complémentarité avec des services communs extérieurs : « chaque fonction de<br />

l’habitation, chacune des activités qui s’y rattachent, peuvent s’exercer partiellement<br />

ou totalement, soit dans l’habitation individuelle, soit dans un service commun à<br />

plusieurs logements : elles peuvent également sortir du cadre familial et faire l’objet<br />

d’un service extérieur, plus ou moins spécialisé et indépendant. Pour le lavage du<br />

linge, par exemple, on peut avoir la buanderie familiale, la buanderie commune<br />

comme on allait autrefois au lavoir ; enfin, ce service peut être effectué par un<br />

industriel spécialisé.» 279 . Il s’agissait dans une période de difficultés économiques,<br />

de trouver des solutions pour assurer le confort à tous, plus que d’un encouragement<br />

aux pratiques communautaires encore que l’allusion au lavoir le laisse entrevoir. Peu<br />

à peu jusqu’aux années 1960, une telle idée de lien à une communauté de proximité<br />

disparaîtra des programmes fonctionnels proposés successivement par les<br />

architectes 280 .<br />

De la sociologie de l’habitat que développe Paul-Henry Chombart de Lauwe se<br />

dégage la même tendance. Dans son fameux ouvrage Famille et habitation 281 , les<br />

deux derniers chapitres traitent des « tendances actuelles des architectes »,<br />

retranscrites sous forme d’entretiens avec quelques architectes plutôt « modernes » :<br />

M. Bataille, A. Debaecker, M. Ecochard, A. Hermant, M. Lods, Ch. Perriand, G.H.<br />

Pingusson, A. Prieur, A. Wogenscky, B.Zehrfuss. Les questions qui leur sont posées<br />

concernent principalement l’aménagement du logement eu égard aux « besoins »,<br />

avec une seule évocation de leur dimension collective : « 1) à quels besoins d’une<br />

famille doit en principe répondre le logement y compris les besoins d’ordre collectif ?<br />

278<br />

Jacques Dreyfus et Jean Tribel (sous la direction de), « La cellule-logement », Cahier de CSTB, 48-382, 1961.<br />

279<br />

Maurice Crevel, « Le programme de l’habitat », in Œuvres et maîtres d’œuvre : les architectes au service de<br />

la Reconstruction, Paris, S.A.D.G., sd (1945).<br />

280<br />

Outre celui de M. Crevel, on peut citer ceux de R. Auzelle, F. Dumail, A. Gutton, A. Hermant, L.G. Noviant,<br />

P. Sonrel ou J. Tribel, Voir Christian Moley, L’Architecture de logement, op. cit. note 11.<br />

281<br />

Paul-Henry Chombart de Lauwe, Famille et Habitation, Sciences humaines et conceptions de l’habitation,<br />

Paris, éd. CNRS, n° 1, 1959.


Ces besoins définis, quelles fonctions essentielles du logement leur<br />

correspondent ? ». Seuls trois des architectes donnent une réponse dépassant le<br />

cadre de la cellule.<br />

En insistant sur la place de l’enfant, Antoinette Prieur déclare : « Il faut étudier le<br />

logement en lui-même, cela est bien entendu. Mais c’est aussi à ses prolongements<br />

et à leur groupement que nous devons penser. Cela nous entraîne immédiatement<br />

aux problèmes d’urbanisme ». Le terme de prolongement, écho corbuséen, est<br />

évidemment employé aussi par son ancien collaborateur André Wogensky : « il faut<br />

rajouter les besoins collectifs extérieurs au logis qui représentent de véritables<br />

besoins, ce que Le Corbusier a appelé si joliment les ‘’ prolongements du logis ‘’. Par<br />

exemple, à proximité, on devrait prévoir des écoles maternelles, les écoles primaires<br />

pouvant être un peu plus éloignées. A proximité aussi les services commerciaux qui<br />

servent quotidiennement, laverie, tabac, peut-être bien le coiffeur. Le Corbusier a dit<br />

une chose extrêmement forte : à proximité du logis, il faut mettre ce qui sert<br />

quotidiennement aux habitants et éviter d’y prévoir ce qui est intermittent, tel que<br />

églises bijoutiers, tailleurs, cinéma… Il faut que cela corresponde à une autre<br />

échelle, à un brassage de la population.».<br />

Mais G.-H. Pingusson (1894 -1978) est le seul à véritablement tenir un propos non<br />

fonctionnaliste. Déjà en 1935, dans L’Architecture d’Aujourd’hui, il affirme que « le<br />

problème du logement à bon marché » ne doit pas être « traité en soi, dans ses<br />

limites étroites, mais par rapport à la cité entière ». Dans l’enquête de Chombart, il<br />

précise son propos : « le logement répond à des besoins d’ordre matériel ou<br />

psychologique, et peut-être bien animique. […] Nous devons également prévoir des<br />

espaces de transition entre l’intérieur et l’extérieur, comme un prolongement du foyer<br />

(balcons, terrasses). Ces besoins psychologiques sont très importants après les<br />

besoins fonctionnels». Pingusson récapitule ses principes d’organisation du<br />

logement en trois parties (« vie en commun », « vie intime », « service ») par un<br />

« schéma fonctionnel » montrant « les liaisons entre les trois zones et celle de<br />

chacune d’elles avec l’extérieur. […] Il y a une quatrième zone, qu’on ne voudrait pas<br />

dire secondaire, la zone de transition entre intérieur et extérieur – petit jardin ou<br />

balcon ou loggia ou terrasse, assurant le lien avec la nature (ciel, arbres, air, vent,<br />

vie végétale). ».<br />

Il se peut que Pingusson ait été encore davantage sensibilisé à l’idée de transition<br />

intérieur/extérieur par les écrits concomitants de Van Eyck. On note en tout cas qu’il<br />

l’applique aussi en restant à l’intérieur du logement, puisque, à propos de l’isolement<br />

des membres d’une famille, il prône : « une progression de l’intimité, depuis les<br />

escaliers qui représentent le domaine public, l’entrée, puis le services et la salle de<br />

séjour, enfin les chambres qui sont du domaine privé à la manière un peu de l’ancien<br />

gynécée. » Il propose aussi que la coupure entre ces zones soit assurée par une<br />

« pièce à deux fins ». Enfin, il faut remarquer qu’il n’oppose pas, comme le fait alors<br />

la production courante, une partie « jour » et une partie « nuit », mais la « vie en<br />

commun » à la « vie intime ».<br />

En 1966, les sociologues N. Haumont et H. Raymond caractériseront la pratique<br />

pavillonnaire, en montrant qu’elle oppose le public et le privé, pas seulement selon la<br />

division rue/maison, mais aussi à l’intérieur de celle-ci, et ce avec l’entremise de<br />

dispositifs qu’ils nomment à leur tour « espaces de transition », avec un propos<br />

assez proche de celui que l’architecte Pingusson tenait sept ans plus tôt. La


distinction en ces termes de « vie en commun » et de « vie intime », qu’il introduit<br />

dans l’enceinte de l’habitation indiquerait que la question de l’articulation entre<br />

pratiques sociales et pratiques individuelles est déplacée vers et au profit du<br />

logement.<br />

Un tel déplacement se confirme dans le contenu des revues d’architecture, par<br />

exemple un numéro de Techniques et Architecture consacré tout entier au logement<br />

et à son équipement ; c’est dans ce numéro de 1959 que Chombart du Lauwe publie<br />

des conclusions de différentes enquêtes sociologiques antérieures et ce avant même<br />

la sortie de Famille et habitation. Elles sont suivies de deux articles de fond (Georges<br />

Candilis, puis Charlotte Perriand) et de points de vue d’autres architectes sur la<br />

conception du logement 282 . Ceux qui ont été choisis par la revue ne sont pas les<br />

mêmes que ceux de l’enquête de Chombart.<br />

Les « conclusions d’enquêtes sociologiques », titre de l’article de ce dernier dans le<br />

numéro de revue cité, présentent un « essai de détermination des besoins et<br />

aspirations fondamentaux », classés selon dix points. Neuf d’entre eux concernent la<br />

vie à l’intérieur du logement et seul le dernier concerne les « besoins de relations<br />

sociales extérieures », avec distinction des « relations hors du quartier » et du<br />

« voisinage ». C’est sur cette notion que se porte davantage son attention et ce sans<br />

doute en partie du fait qu’il y a été sensibilisé de par sa connaissance plus ou moins<br />

critique des travaux de l’Ecole de Chicago.<br />

Pour Chombart, « dans la recherche d’une harmonie à l’intérieur de l’unité<br />

résidentielle, le développement des équipements sociaux apparaît comme l’impératif<br />

le plus urgent ». Il ne parvient pas cependant à préciser la nature de ces<br />

équipements, en mettant la difficulté au compte de la question de la « composition<br />

socio-professionnelle aux divers échelons de voisinage » :<br />

« le dosage des catégories sociales – dans la mesure où les attributions de<br />

logements neufs permettent cette intervention artificielle – doit-il se faire à l’image de<br />

la « ségrégation » à laquelle l’évolution spontanée des agglomérations urbaines nous<br />

a habitués ou peut-il prétendre, dans le cadre des rapports sociaux engendrés par<br />

les structures actuelles, préfigurer cette Cité mythique où la diversité ne sera pas<br />

source de mésentente ? Et dans cette dernière alternative, quels accommodements,<br />

quelles sortes d’équipements sociaux ou culturels doit-on prévoir pour que cette<br />

cohabitation porte tous ses fruits ? Et n’y a-t-il pas des incompatibilités irréductibles ?<br />

A quels échelons de voisinage doit-on préconiser les regroupements possibles ou<br />

souhaitables ? Autant de questions qui restent ouvertes ».<br />

On retrouve dans ce propos la traditionnelle difficulté à cerner, et l’échelle, et les<br />

équipements impliqués par la notion de voisinage, à laquelle s’ajoute un doute quant<br />

à la mixité sociale. Chombart, à partir de ses enquêtes antérieures 283 , avance en<br />

effet une « sociabilité naturelle » importante chez les ouvriers, alors que les<br />

« intermédiaires », selon son terme, auraient du mal à s’adapter à la vie de quartier<br />

et aux rapports de voisinage. Il n’approfondit pas cependant ce diagnostic social et<br />

préfère voir dans l’ « opposition des enquêtés aux mesures qui favorisent la vie<br />

282<br />

Techniques et Architecture, 19 e série, n° 2, mars-avril 1959 (« Le logement. Conception-équipement »).<br />

283<br />

En particulier La vie quotidienne des familles ouvrières, et Ménages et catégories sociales dans les<br />

habitations nouvelles, UNCAF, 1958.


collective » l’effet d’une « impression de contrainte » : manque de moyens de<br />

transport pour des loisirs hors des cités, sentiment de promiscuité dû au manque<br />

d’insonorisation et aux surface réduites des logements comme des paliers. Chombart<br />

plaide ainsi à la fois, et de façon contradictoire, pour des « possibilités d’ouverture<br />

sur l’extérieur, moyens de se libérer de la vie collective par des sorties lorsque cela<br />

est nécessaire » et pour des « dispositions intérieures des bâtiments donnant plus de<br />

souplesse dans les contacts sociaux, rues intérieures (ou paliers et escaliers avec<br />

nombreux logements) » 284 .<br />

Non seulement ces recommandations apparaissent quelque peu paradoxales, mais<br />

en outre elles portent, soit sur l’intérieur de l’immeuble (et des logements)<br />

proprement dit, soit sur le désenclavement des cités, en restant muettes sur les<br />

espaces extérieurs collectifs et floues sur les équipement à programmer. Tout se<br />

passe comme si Chombart entérinait la réalité des grands ensembles, sans espaces<br />

ni équipements collectifs, et admettait implicitement l’impossibilité d’y remédier.<br />

Toujours dans ce même numéro de Techniques et Architecture sur le logement,<br />

important puisqu’il regroupe pour la première fois dans une telle revue des points de<br />

vue de sociologues et d’architectes, Georges Candilis, puis Charlotte Perriand<br />

traitent tous deux de la nécessaire évolutivité du logement 285 . Ils semblent ainsi<br />

répondre à l’inadaptation de ce dernier, telle que Chombart l’analyse quelques pages<br />

avant.<br />

Comme lui également, ces articles n’abordent pratiquement pas la mise en relation<br />

du logement avec l’extérieur. Ch. Perriand l’évoque en terme d’équipement. Se<br />

demandant « où s’arrêtera la limite individuel-collectif » du logement, elle propose<br />

pour « son prolongement collectif » une seule idée, celle du retour aux bains publics,<br />

en prenant comme exemples contemporains les habitudes finlandaises et japonaises<br />

d’ « hygiène collective ». Cette proposition exotique, quelque peu utopique pour<br />

notre contrée, apparaît comme un évitement de la question. Elle dit d’ailleurs : « les<br />

installations collectives posent le double problème de l’entretien et de l’exploitation.<br />

(…) Un certain nombre d’expériences ont été tentées, un certain nombre d’échecs<br />

enregistrés ».<br />

Finalement, sa seule véritable idée tangible de prolongement est que « la grande<br />

baie du séjour devrait être étudiée pour apporter le maximum de détente, par une<br />

utilisation heureuse de la vue, de la diffusion de la lumière, etc. ». Elle en donne un<br />

exemple construit, sorte de cas-limite, puisqu’il s’agit de la Maison du Sahara, habitat<br />

saharien présenté au Salon des Arts Ménagers de 1958 et réalisé avec Jean Prouvé<br />

et Guy Lagneau : elle comporte une possibilité d’extension temporaire, par toiles et<br />

canisses amovibles, de façon à permettre « aux heures favorables de la journée un<br />

prolongement extérieur de la vie conditionnée des cabines ».<br />

284<br />

Les « rues intérieures » sont un hommage à celles de Le Corbusier à Rezé, dont Chombart dit, sur la base de<br />

son enquête pour Famille et habitation : « dans les rues intérieures, on pourrait choisir de connaître très<br />

facilement ses voisins ou de rester complètement isolé » (in P.-H. Chombart de Lauwe, Un anthropologue dans<br />

le siècle, entretien avec Thierry Paquot, Paris, Descartes et Cie, 1996). Cette enquête portant également sur La<br />

Bénauge à Bordeaux et La Plaine à Clamart, on est étonné que Chombart n’en salue pas leurs réelles qualités<br />

d’espaces extérieurs intermédiaires, surtout à Clamart, où il prétend, compte tenu d’ailleurs des liens qu’il a de<br />

longue date avec lui, avoir inspiré Robert Auzelle dans ses notions de voisinage.<br />

285<br />

Leurs deux titres d’article sont : « Proposition pour un habitat évolutif » (équipe G. Candilis, A. Josic, S.<br />

Woods) et « Tendances évolutives du logement économique ».


On retrouve une certaine convergence d’idée dans l’article de Candilis, bien qu’il ne<br />

s’inscrive pas dans l’amélioration normative du logement que Ch. Perriand<br />

recherche, en l’occurrence par le biais de ses équipements intérieurs. Il s’attache<br />

même à sortir de la norme, qu’il limite, selon la conception que nous avons vue 286 , à<br />

quelques « éléments déterminés » (les « composants » produisant le confort)<br />

opposés aux « éléments indéterminés : 1 -- organisation des espaces ; 2 –<br />

séparation des fonctions ; 3 – interpénétration de l’espace intérieur et extérieur ; 4 –<br />

conception spirituelle et plastique ; 5 – changement, addition, amélioration ». Si les<br />

deux premiers points renvoient clairement à la flexibilité du cloisonnement telle<br />

qu’elle prévaudra par la suite, le troisième (et pour partie le cinquième avec<br />

l’ « addition ») concerne la souplesse d’usage et l’extension de surface apportées en<br />

particulier par la terrasse, comme le confirme la coupe schématique donnée en<br />

illustration (fig. 16).<br />

La question primordiale que soulève constamment le logement social est celle de sa<br />

surface imposée trop restreinte. L’augmenter sans implication sur ladite « surface<br />

habitable » servant de base au calcul du loyer, conduit alors le plus souvent à lui<br />

chercher des prolongements non comptés dans celle-ci. La terrasse, le balcon, la<br />

loggia, le séchoir, le cellier, le palier externe formant seuil d’entrée seront les plus<br />

conviés dans ce sens.<br />

A la Reconstruction, l’exigence d’ouverture du logement sur l’extérieur concerne<br />

encore l’hygiène, mais aussi les qualités de maison que devrait offrir l’immeuble : on<br />

dénonce les<br />

« fenêtres étriquées, donnant sur une rue sans joie ou sur une cour que le soleil ne<br />

visite jamais, longue course nécessaire pour atteindre l’illusion d’un petit morceau de<br />

nature, dans un square poussiéreux. […] Souvent aussi, l’immeuble collectif est<br />

dépourvu de bien des avantages de la maison individuelle et d’abord de la possibilité<br />

de vivre en plein air ; en été, à la campagne, bien des choses se font dehors ; le<br />

jardin aussi fait partie de l’habitation, on y suppléera dans l’immeuble collectif, par<br />

des loggias et balcons de service. Il semble que celui-ci, muni de tous les<br />

compléments nécessaires, reprendra rapidement l'avantage, car il est susceptible de<br />

services communs plus perfectionnés (éviers-vidoirs, etc.). » 287 .<br />

En 1951, l’architecte Louis-Georges Noviant publie des principes de conception du<br />

plan du logement, avec une nomenclature de pièces terminée par des<br />

« éléments de plein air : prolongements de l’habitation et lien entre la vie intérieure,<br />

qui ne doit pas être une vie de cellule close, et la nature extérieure, ces éléments,<br />

réalisables pour les maisons individuelles (terrasse, jardin privé), posent des<br />

problèmes techniques et financiers dans le cas de l’appartement. Le balcon-loggia<br />

peut agréablement prolonger la surface de la pièce de séjour, mais il faut qu’il ait<br />

certaines dimensions ; les balcons ‘’décoratifs’’ sont périmés. Il faut aussi que son<br />

orientation (vue, soleil, bruits) soit judicieusement choisie. Les conditions remplies, ils<br />

constituent une véritable pièce de plein air dont la valeur, tant psychique que<br />

286<br />

Georges Candilis présente la même année ces principes au congrès d’Otterlo et les publie aussi dans<br />

L’Architecture d’Aujourd’hui, op. cit., note 24.<br />

287<br />

Maurice Crevel, op. cit., note 279.


physiologique ne sera pas négligeable. Le balcon de service, en liaison avec la<br />

cuisine et la laverie, sera, s’il est bien protégé, un séchoir naturel. » 288 .<br />

Le balcon de service, même limité au séchoir, aura une vie courte dans les H.L.M.<br />

L.-G. Noviant réaffirme que des services peuvent être assurés en commun, tout en<br />

précisant les « locaux annexes » individuels du logement, dans celui-ci ou<br />

franchement hors de lui, mais sans idée de prolongement. Dans les années 1950-<br />

1960, avec la production massive de logements, hors de contextes urbains<br />

préexistants où s’articulent clairement le public et le privé, il apparaît ainsi que la<br />

réflexion sur les prolongements du logement concerne essentiellement<br />

l’augmentation de sa surface et peu son complément par des espaces et<br />

équipements.<br />

Le principe du logement minimum des années trente avait été admis avec l’idée de le<br />

compenser par des services collectifs et des espaces verts généreux. Ceux-ci<br />

n’ayant pas vraiment été réalisés par les grands ensembles, tout se passe comme si<br />

la question avait été réduite aux prolongements individuels de la surface de<br />

l’habitation.<br />

Le terme de prolongement, discrètement apparu dans les écrits de E. Cheysson, très<br />

largement diffusé par le discours de Le Corbusier, va être encore très employé après<br />

la seconde guerre mondiale, mais en changeant progressivement de sens et de<br />

portée. Une telle évolution se lit notamment dans les écrits de Robert Auzelle. Au<br />

moment de sa théorisation de l’îlot ouvert, il s’intéresse corrélativement à la notion de<br />

prolongement, comme en témoignent les exemples de groupes d’habitations, qu’il<br />

compare à partir de réalisations américaines, anglaises, danoises et suédoises<br />

surtout. Il y salue à la fois les loggias qui « servent aux bains de soleil », les « vastes<br />

espaces libres » et verts pour le enfants notamment ainsi que les « services<br />

collectifs ». Dans son encyclopédie, où il établit des fiches monographiques classées<br />

par programme, il va jusqu’à créer une catégorie, qui suit celle de l’habitat et qu’il<br />

nomme les prolongements, avec douze catégories :<br />

« 1 hôtel, pension<br />

2 restaurant<br />

3 salle de réunion<br />

4 atelier de bricolage<br />

5 club de jeunes<br />

6 jeux d’enfants (aire, sable, eau)<br />

7 jardins et parcs publics<br />

8 jardins et parcs privés<br />

9 zone de protection<br />

10 bain-douche<br />

11 lavoir<br />

12 buanderie » 289 .<br />

Les premières correspondent à des services et agréments où perce la référence<br />

hôtelière fréquente à l’époque. Puis, viennent l’enfant et les espaces verts, enfin les<br />

288<br />

Louis-Georges Noviant, « L’aménagement du logis », in Sciences et Vie hors série L’habitation, 1951. Voir<br />

aussi du même auteur, dans L’Architecture Française, deux articles : « Le logis d’aujourd’hui, éléments et<br />

conditions de plan » (n° 111-112, 1951) et « L’organisation du logis, condition essentielle de son efficacité » (n°<br />

185-186, 1957).<br />

289<br />

Robert Auzelle et Ivan Jankovic, Encyclopédie de l’urbanisme, Paris, Vincent et Fréal, t. 1, 1952, t. 2, 1954.


équipements d’hygiène. Seule « zone de protection » (9) annonce les espaces de<br />

limitation de l’intrusion d’autrui.<br />

Dix ans plus tard, Auzelle décrit et classe les prolongements dans l’esprit des grilles<br />

fonctionnalistes qui prévalent alors. En outre, pour définir les différents besoins des<br />

usagers et les traduire dans leur cadre de vie, il insiste sur la nécessaire<br />

collaboration entre les divers spécialistes concernés par l'homme et son milieu de vie<br />

ainsi que sur l'utilisation des enquêtes sociologiques. Il en conclut : « Toute une série<br />

de questions concerne le logement proprement dit : surfaces, répartition intérieure,<br />

éclairement, ensoleillement, vue, bruits, ventilation, chauffage, eau, w-c. ; puis une<br />

autre concerne les prolongements immédiats du logis : jardin, balcon, séchoir,<br />

buanderie, cave, grenier, escalier, palier, ascenseur ; enfin, viennent les<br />

prolongements plus lointains : jeux d’enfants, crèches, garderies, écoles,<br />

commerces, sports, espaces libres, etc. jusqu’à l’ensemble des services publics.» 290 .<br />

Affirmant que « le logement n’est rien sans ses prolongements », Auzelle reste<br />

néanmoins réaliste ; d’abord quant à la réalisation des équipements : « cessons donc<br />

de construire des logements qui attendent pendant des mois ou des années la voirie<br />

et les équipements indispensables. Toutes les expériences le prouvent : c’est par les<br />

équipements qu’il faut avoir l’honnêteté de commencer si l’on veut que la vie sociale<br />

s’installe harmonieusement avec les nouveaux occupants. ». Réaliste aussi quant<br />

aux surfaces du logement : « plus le logement est petit, plus les prolongements du<br />

logis doivent être importants et onéreux. Les décisions qui font fi du caractère<br />

incompressible des besoins fondamentaux de l’individu et de la famille ne font que<br />

déplacer les difficultés : si ces besoins ne sont pas satisfaits à un échelon, ils devront<br />

l'être à un échelon supérieur. » 291 .<br />

Quand on sait que, ni la réalisation des équipements collectifs, ni la surface des<br />

logements ne donneront satisfaction, on peut comprendre que la notion de<br />

prolongement se soit vue ramenée à un interface, « cette ouverture qui fait<br />

communiquer l’espace intérieur, proprement interne, avec l’espace extérieur ou<br />

social. C’est une tâche écrasante, en effet, que de créer l’habitat humain. N’est-ce<br />

pas protéger, entourer, préserver l’œuvre la plus mystérieuse du monde, la<br />

transmission et la perpétuation de la vie. Logements et prolongements du logis, lieux<br />

de détente, de jeu, de sport, tous les services publics à quelque échelon qu'ils soient,<br />

ne sont que les aspects de cette grandiose mission d'euphorie humaine, matérielle et<br />

morale». L'exaltation et le lyrisme de Auzelle, toujours dans ce même article sont à la<br />

mesure de la difficulté à réaliser ces prolongements, individuels et collectifs, dans<br />

leur complétude.<br />

Avec ce texte s’entr’aperçoit un phénomène qui sera encore plus marquant dans les<br />

années 1970 : le discours sur les « prolongements » sert implicitement à conjurer<br />

leur absence ou leur disparition. Auzelle en donne un autre exemple : « l’éclosion de<br />

la vie sociale exige – nous ne cesserons de le redire – des prolongements au logis<br />

familial. C’est, répétons-le, la conséquence du passage d’un type de civilisation à un<br />

autre, d’un mode de vie agraire à un mode de vie urbain, du régime de la famille<br />

290<br />

Robert Auzelle, Plaidoyer pour une organisation consciente de l’espace. Le Roman prosaïque de Monsieur<br />

Urbain, Vincent, Fréal et Cie, Paris, 1962. Résumé dans un article de même titre dans L’Architecture<br />

d’Aujourd’hui, n° 104, 1962.<br />

291<br />

Ibid.


patriarcale au régime de la famille conjugale. » 292 . L’atomisation des familles<br />

nucléaires pouvait ainsi être contrée par des « prolongements », qui permettaient de<br />

perpétuer la sociabilité villageoise et ses valeurs.<br />

La réalité est cependant celle du contexte de l’après-guerre polarisé sur la question<br />

prioritaire du logement. Non seulement la notion de prolongement semble désormais<br />

pensée de l’intérieur de ce dernier vers différentes sortes de compléments<br />

extérieurs, mais elle peut même être appliquée en restant dans l’enceinte de la<br />

cellule. Ainsi, un plan de logement, présenté par son architecte, comporte « une<br />

cuisine de petite superficie : 5,85 m², mais se prolongeant en un coin repas pris entre<br />

elle et le séjour. Le séjour lui-même s’ouvre sur une loggia. Le séchoir complète la<br />

cuisine ». Les mêmes mots un peu plus loin : « une loggia prolonge le séjour », « la<br />

cuisine se prolonge sur une réserve » 293 . Cette citation suggère trois remarques.<br />

D’abord, à force d’avoir martelé son terme de prolongement du logis, Le Corbusier<br />

est parvenu à faire entrer dans le vocabulaire des architectes, même chez ceux qui,<br />

comme Pison, ne sont pas véritablement des disciples.<br />

Ensuite, l’idée de prolongement à l’intérieur du logement est une autre façon de<br />

qualifier des proximités fonctionnelles et un relatif décloisonnement entre les pièces.<br />

On y verra la marque de l’ «espace ouvert », toujours selon l’un des slogans<br />

modernistes corbuséens, mais aussi en tant que discours visant à occulter et<br />

compenser les surfaces restreintes du logement social.<br />

Enfin, Guy Pison est spécialisé dans l’architecture rurale 294 et à ce titre est<br />

particulièrement sensibilisé aux « annexes » et « dépendances » de l’habitation,<br />

comme il les appelle, ainsi qu’à leur emplacement extérieur au logement.<br />

La notion de prolongement nous est constamment apparue sous deux angles : celui<br />

d’une recherche d’ouverture à la « communauté » ; celui de l’espace perçu et<br />

développé à partir de l’individu. Cette seconde conception s’avérant monter de plus<br />

en plus en puissance, les prolongements individuels trouvent leur idéal dans la<br />

maison, avec ses dispositifs formant seuil, ses différentes annexes et son territoirejardin.<br />

Même des architectes apôtres des prolongements communautaires sont<br />

gagnés par cette évolution.<br />

Ainsi, J.B. Bakema réalise à Eindhoven (1961-1972) un quartier basé sur un tissu de<br />

maisons à patio, prolongement extérieur particulièrement intime. A. Van Eyck fait<br />

également évoluer son in-between en ce sens, avec des jardins clos isolant les<br />

maisons par rapport à l’espace public, dans un projet d’habitations sociales (Lima,<br />

1969-1970). Candilis, alors qu’il prône des structures très urbaines, rappelle en<br />

même temps l’un de ses principes fondamentaux : « possibilité d’union entre<br />

l’extérieur et l’intérieur, désir de donner à l’homme les joies essentielles du soleil, de<br />

l’espace et de la verdure », ce principe étant particulièrement bien réalisé dans son<br />

architecture par des grandes terrasses privatives. Certes, Candilis fait ce celles-ci un<br />

élément important plus dans ses réalisation marocaines que françaises. Mais la<br />

292<br />

Ibid.<br />

293<br />

Guy Pison, in Techniques et Architecture, « Le logement, conception – équipement », 1959, op. cit. note 282.<br />

294<br />

Architecte de nombreux logements sociaux, il est l’un de ceux qui peuvent revendiquer une compétence pour<br />

le logement rural, ayant été chargé par Marcel Rivière de la coordination des relevés nécessaires au corpus des<br />

Arts et Traditions Populaires (ATP).


France sera néanmoins gagnée par la vague des terrasses, avec, pour les justifier<br />

initialement des références mal comprises à l’architecture traditionnelle maghrébine.<br />

Quand par exemple, A. Persitz, faisant le point sur l’ «urbanisme spatial », montre<br />

des « projets de type casbah », il confond celle-ci avec le ksar du sud marocain,<br />

puisqu’il s’agit d’ensembles pyramidaux à terrasses privatives, comme ceux de<br />

Santa Monica (par exemple Ocean Park de W.-L. Pereire) 295 .<br />

Si, dans sa typologie, l’habitat en terrasses n’a a priori rien à voir avec les espaces<br />

intermédiaires – il en représenterait plutôt une négation du rapport des logements à<br />

l’espace public – , le discours qu’il a suscité a par contre des liens avec ceux-ci, en<br />

tant que notion employée dans les années 1970.<br />

Ses réalisations les plus commentées en France remontent à 1963 avec le concours<br />

« Habitat individuel » organisé par le district de la Région de Paris sous l’égide de<br />

Paul Delouvrier, avec pour thème « composition de groupements de résidences<br />

individuelles dans le cadre d’une région urbaine ». Le lauréat, Jacques Bardet,<br />

« nuance la traditionnelle classification ‘’logements collectifs – logements<br />

individuels’’ », en proposant « d’individualiser le logement pris dans un complexe<br />

collectif ». Il revendique, à l’encontre du « plan masse », la « cellule » comme point<br />

de départ d’une conception voulue combinatoire, à partir de modules carrés 5m x 5m<br />

assemblés de façon à créer des terrasses. « Les différents jeux et décalages entre<br />

les alvéoles permettent des variations d’orientation et de prospects. Ainsi, l’intimité<br />

de chaque foyer et de chaque jardin est facilement préservée, ce qui est essentiel<br />

dans un logement individuel ». Pour autant, la dimension collective n’était pas<br />

négligée, le projets se divisant en quartiers, « eux-mêmes redivisés en plus petits<br />

groupes ménageant places, squares, rues parfois volontairement étroites » et se<br />

référant au « genre ‘’résidence autour d’un parc ‘’ » 296 .<br />

On voit donc, à travers ce projet représentatif, que les conceptions par combinaisons<br />

modulaires, privilégiant les grandes terrasses individuelles, ne faisaient pas<br />

forcément fi, selon leur réputation, des espaces micro-urbains, qu’on pourrait dire<br />

« intermédiaires » si ce qualificatif n’avait pas été attribué finalement à ce genre<br />

d’habitat.<br />

Ainsi, un autre projet alors très emblématique des habitations disposées en gradins,<br />

Habitat 67 297 , était en fait conçu autour d’un support collectif important (rues<br />

intérieures et autres lieux publics éclairés par de grands vides en cœur de pyramide).<br />

Il en va de même pour les Etoiles de J. Renaudie à Ivry et leur infrastructure publique<br />

et commerciale. Cependant, il est vrai que la plupart des réalisations d’habitat en<br />

terrasses ne seront pas associées à une recherche de dimension collective, leur<br />

propos étant plutôt de se rapprocher des qualités de la maison. Même le projet de J.<br />

Bardet perdra également, à sa réalisation au Val d’Yerres par la SCIC, son espace<br />

central collectif, morcelé par les parkings et les accès pompiers 298 . Cependant, une<br />

295<br />

Alexandre Persitz, « Vers un urbanisme spatial », op. cit. note 243. Sa typologie fait apparaître, après<br />

« cluster, casbah, grappe », « casbah plus ziggourat », ville mésopotamienne effectivement pyramidale.<br />

296<br />

Texte du projet de concours. Documentation personnelle. Pour le genre « Résidence autour d’un parc », voir<br />

note 202.<br />

297<br />

Conçu pour l’Exposition Internationale de Montréal de 1967, ce projet (1964-1967) de Moshe Safdie a<br />

finalement connu une réalisation d’ampleur un peu moindre, mais néanmoins à fort impact en France, à partir de<br />

L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 119, puis 120 (1965), puis de nombreuses publications.<br />

298<br />

Voir Christian Moley, « La Nérac, un aîné encore vert », Le Moniteur – AMC, n° 199, 1993.


enquête sociologique révélera une vie communautaire, la résidence dans son<br />

ensemble s’étant d’autant plus soudée qu’elle faisait à l’époque face aux réactions<br />

négatives du voisinage. Les habitants ajoutent qu’ «on est d’autant mieux en<br />

commun qu’on a la possibilité de s’isoler ». L’équipe conclut : « le souci<br />

d’individualisme et de protection est la condition de la vie communautaire détendue.<br />

L’architecte paraît avoir l’intuition que la terrasse peut constituer un espace<br />

intermédiaire, à la fois élément protégé et facteur de relation entre le dedans et le<br />

dehors, la famille et les voisins.» 299 .<br />

Ainsi le terme d’ «espace intermédiaire » apparaît ici pour désigner une terrasse<br />

privative, confirmant l’hypothèse faite d’un glissement de la problématique vers le<br />

logement et ses propres extérieurs. Considérer la terrasse comme un intermédiaire<br />

entre la vie familiale et les relations de voisinage n’est d’ailleurs pas faux, puisque<br />

plusieurs enquêtes sociologiques ont montré, dans les habitats en gradins, que la<br />

terrasse jouait plus un rôle de représentation et de réception que d’ersatz de jardin<br />

intime.<br />

On se voit et on se parle d’une terrasse à l’autre, on y invite, les plantes et le mobilier<br />

de jardin contribuent à donner une image sociale 300 . Ces pratiques ne semblaient<br />

pas envisagées par la conception, qui va même jusqu’à être jugée anti-urbaine dans<br />

le cas où les terrasses sont prévues pour être entièrement plantées. Elles sont alors<br />

vues comme « partie intégrante de l’image idéale d’un habitat, dont une fonction<br />

attendue est d’occulter la vie urbaine, d’établir un écran de nature entre soi et les<br />

autres. Avoir la nature à sa porte : cette image est celle d’une ouverture sur<br />

l’extérieur, mais définie comme le contraire de l’urbain, comme la ’’campagne’’,<br />

enlève au logement, lieu de refuge de la famille, son caractère de prison ; le désir de<br />

repli défensif complète l’idée d’une extension du corps, ressentie comme expansion<br />

libératoire. » 301 .<br />

299<br />

COFREMCA, Histoire de cellules, Paris, édition SRERP, 1975, chapitre « les Casbahs du Val d’Yerres »<br />

(enquête de 1972-1973 par le District de la Région Parisienne).<br />

300<br />

Ce sont principalement des enquêtes commanditées par la Direction de la Construction et relatives à des<br />

opérations « Maisons Gradins Jardins » (Modèle-innovation des architectes M.Andrault et P.Parat, réalisé par<br />

exemple à Epinay s/ Seine et à Fontenay s/ Bois) qui ont montré ces pratiques.<br />

301<br />

Françoise Lugassy, Les premières réactions à l’immeuble Danielle-Casanova, Paris, C.E.P., rapport ronéoté<br />

pour le Plan-Construction, 1974. Il s’agit de l’une des réalisations de J. Renaudie au centre d’Ivry.


d’une culture à un discours:<br />

pour clore et ouvrir


Sur la longue durée, la recherche d’une échelle spatiale et sociale correspondant à<br />

une unité de résidence, échelle intermédiaire entre le logement et la ville, nous est<br />

apparue une quête récurrente de la conception de l’habitat. L’idée humaniste d’une<br />

taille et d’une forme préférentielle de l’ensemble résidentiel, envisagé comme une<br />

communauté harmonieuse, n’a cependant jamais trouvé de confirmation vraiment<br />

précise. Deux questions sous-jacentes ne parviennent pas à être élucidées : en quoi<br />

l’espace peut-il, de par sa configuration, étayer des pratiques sociales ; qu’est-ce<br />

qu’une communauté qui serait liée à l’organisation de l’habitat.<br />

A partir des années soixante, la recherche d’espaces micro-communautaires, à<br />

l’échelle de la résidence et du voisinage, est supplantée, comme on l’a vu, par la<br />

question de l’articulation entre ces espaces, plus particulièrement de l’articulation du<br />

logement avec son entourage immédiat. Alors qu’après les deux guerres mondiales,<br />

le contexte avait porté à valoriser la solidarité et le lien social, les Trente Glorieuses<br />

consacrent la montée de la satisfaction des exigences individuelles. Corrélativement,<br />

le rapport à l’espace collectif change, en voyant s’accroître l’exigence de privatisation<br />

et de contrôle du rapport à l’Autre. Le développement d’une pensée dialectique, à<br />

cette époque, tant dans les sciences humaines que dans les courants de<br />

l’architecture, s’inscrit dans cette évolution sociétale.<br />

Dans le discours des architectes, on note que le souci des relations et articulations<br />

entre les espaces est exprimé en utilisant, de plus en plus souvent, les termes déjà<br />

employés de prolongement, puis de transition, mais en réduisant les phénomènes<br />

dialectiques qu’ils transcrivent : d’une part, ce sont les relations entre « intérieur » et<br />

« extérieur » qui apparaissent privilégiées, d’autre part, la notion de<br />

« prolongement » est surtout pensée à partir du logement ; il s’agit d’en étendre la<br />

surface et les qualités, tout en formant un tampon avec l’espace public.<br />

En plus des termes de prolongement et de transition, dont pour ce dernier l’usage<br />

s’accroîtra à partir des années 1970 comme on le verra, un terme émerge au cours<br />

de cette période, celui d’ « espace intermédiaire », non rencontré jusqu’à lors et donc<br />

apparemment nouveau. Plusieurs raisons peuvent être proposées pour expliquer<br />

l’essor de ce terme qualifiant un espace proprement dit, alors que les deux autres<br />

caractérisent des relations.<br />

Tout d’abord, on avancera une extension de l’emploi du terme « intermédiaire », déjà<br />

utilisé plusieurs fois par le passé pour désigner des catégories existantes ou créées<br />

entre des extrêmes : ainsi avaient été nommées des catégories de HBM, puis de<br />

HLM ; des constructions ni basses, ni de grande hauteur (à partir du CIAM III ; Le<br />

Corbusier notamment); des situations urbaines entre ville et campagne ; des<br />

couches sociales (Chombart par exemple) et finalement cette typologie dite de<br />

l’ « habitat intermédiaire » et officialisée par l’Etat comme une catégorie de<br />

financement durant la « politique des modèles ». Le développement d’une telle<br />

typologie sous ce nom est concomitant à l’émergence du terme « espace<br />

intermédiaire ». Certes sa grande terrasse, perçue comme une pièce liant l’intérieur<br />

et l’extérieur, et intervenant dans les relations sociales, prêtait également, par<br />

contamination du nom donné au type d’habitat qu’elle identifiait pour l’essentiel, à se<br />

voir nommée ainsi. Mais on peut voir aussi, plus généralement, sous le terme<br />

d’espace intermédiaire, la volonté de créer une catégorie d’espace, correspondant à


des pratiques sociales de proximité ou de voisinage qu’elle appellerait, à un moment<br />

où l’on a conscience de leur déclin et où Mai 1968 a semblé pouvoir leur redonner un<br />

souffle.<br />

convergences interdisciplinaires<br />

Le fait de vouloir donner un nom recouvrant à la fois la spatialité et la pratique a<br />

aussi à voir avec le croisement de l’architecture et des sciences humaines, qui<br />

s’intensifie alors. Alors que, on l’a vu, Agache, Geddes et Bardet ainsi que certains<br />

du Team Ten avaient développé eux-mêmes leur propre démarche pluridisciplinaire,<br />

celle-ci est envisagée et prônée dès la fin des années 1950 plutôt dans le cadre<br />

d’une équipe. C’est ce que propose Robert Auzelle pour son « organisation<br />

consciente de l’espace ».<br />

De son côté, Paul Henry Chombart de Lauwe proposait de « bien distinguer la<br />

pluridisciplinarité de l’interdisciplinarité, et de ce que l’on a appelé à un moment<br />

donné la « métadisciplinarité ». […] Pour faire de l’interdisciplinarité, il fut sortir de sa<br />

discipline, mais que pour en sortir encore faut-il y être entré. […] Nous avons<br />

toujours mis l’accent dans mon groupe sur une pluridisciplinarité qui permette à des<br />

gens d’origines diverses de travailler ensemble, et ce principalement dans des<br />

disciplines telles que la sociologie, la psychologie et l’ethnologie, d’où notre nom de<br />

Groupe d’ethnologie sociale et de psychologie. A côté du pluridisciplinaire, il y a<br />

l’interdisciplinaire, mais là les difficultés s’accumulent. L’interdisciplinaire est le<br />

processus par lequel surgit, entre deux disciplines, une discipline nouvelle, […] il<br />

s’agit à chaque fois, à partir d’un ensemble de préoccupations et de techniques<br />

différentes, d’un processus de création qui s’opère. Si l’on considère ainsi nos<br />

travaux sur l’urbanisme, on observe un premier niveau, l’aspect géographique,<br />

économique et juridique, puis un second, celui de l’aspect proprement sociologique<br />

et psychologique. » 302 .<br />

Que ce soit pour la pluridisciplinarité ou pour la constitution d’un champ<br />

interdisciplinaire, on note que Chombart ne cite comme discipline, ni l’architecture, ni<br />

l’urbanisme, à l’exception des travaux réalisés au sein de son groupe.<br />

De même, malgré leur estime mutuelle, nous avions souligné l’absence d’une<br />

collaboration véritablement poussée entre Chombart et Auzelle lors de la conception<br />

du quartier de La Plaine, pourtant nourrie d’influences et d’intentions sociologiques.<br />

C’était là l’occasion de concrétiser les convictions de Chombart, à moins qu’il limite<br />

l’interdisciplinaire à un échange purement spirituel : « la démarche d’esprit commune<br />

aux urbanistes et aux sociologues consiste à penser les hommes dans l’espace et à<br />

rechercher pour eux les moyens de s’approprier l’espace.» 303 . La phrase d’avant<br />

éclaire un peu plus ce vœu : « autant nous serions défiants d’une conception de<br />

‘’ l’Homme ’’ qui tendrait à imposer à une société tout entière l’idéologie de quelquesuns,<br />

autant nous croyons nécessaire la réflexion philosophique qui évitera aux<br />

sciences humaines de devenir une nouvelle technocratie, la pire de toutes».<br />

302<br />

D’après son entretien avec Thierry Paquot, op. cit. note 284.<br />

303<br />

Paul-Henry Chombart de Lauwe, « Sciences humaines, planification et urbanisme », in L’Architecture<br />

d’Aujourd’hui, n° 91-92, 1960.


Alors que la production des grands ensembles bat son plein, la crainte que ses<br />

acteurs la fondent sur une application trop réductrice des savoirs se comprend ; mais<br />

elle est ici formulée au sein des seules sciences humaines, en restant dans un débat<br />

qui leur serait interne. Tout se passe comme si la nouvelle « interdiscipline » était<br />

pour elles la « sociologie urbaine », à positionner par rapport à une sociologie de<br />

l’habitat également en constitution, et ce dans une émulation, sinon rivalité, entre les<br />

équipes de recherches, avec pour figures le G.E.S.P. de Chombart et l’I.S.U. de<br />

Lefebvre.<br />

Du côté des architectes, on retrouve une quête analogue d’interdisciplinarité, sans<br />

qu’elle soit aussi explicitement visée et nommée, mais, cette fois, entre l’architecture<br />

et l’urbanisme. A partir du CIAM d’Aix, notamment, on pouvait remarquer que cette<br />

quête, occasionnée par la volonté commune de dépasser la Charte d’Athènes,<br />

donnait lieu là encore à deux tendances, comme s’il y avait une homologie avec le<br />

débat Chombart/Lefebvre : celle des partisans de la Charte de l’Habitat, celle du<br />

Team Ten en formation, comme nous l’avions vu.<br />

Parmi les premiers, V. Bodiansky conclut : « La Charte de l’Habitat traitera donc de<br />

l’aspect précaire, temporaire et variable du domaine bâti, tandis que la Charte<br />

d’Athènes considère son aspect durable sinon permanent. Alors qu’aucune demimesure<br />

ne saurait être tolérée dans l’application des règles de l’Urbanisme, la mise<br />

en pratique de la Charte de l’Habitat sera une suite de recherches des meilleurs<br />

compromis entre une foule de facteurs contradictoires. » 304 . L’habitat apparaît ici<br />

comme un domaine qui s’oppose à celui de l’urbanisme des Modernes,<br />

essentiellement par la conception dialectique qu’il implique, à l’encontre de tous<br />

principes doctrinaux, tels que postulés par la Charte d’Athènes. L’habitat constitue<br />

ainsi un champ nécessitant de confronter et croiser les disciplines.<br />

Cette question a été particulièrement polarisée, chez les architectes, sur la<br />

clarification des liens entre architecture et urbanisme, et ce même et surtout au sein<br />

du Team Ten pourtant ouvert aux sciences humaines. Après J. Bakema<br />

(« l’Urbanisme s’occupe de l’espace extérieur, l’Architecture de l’espace intérieur. La<br />

nouvelle architecture est fondée sur un nouveau rapport entre l’espace intérieur et<br />

extérieur. »), c’est S. Woods qui déclare : « l’architecture et l’urbanisme sont<br />

complémentaires et ont pour objet d’organiser les lieux et les cheminements pour<br />

l’accomplissement des activités de l’homme. » 305 .<br />

On voit que les liens entre deux disciplines sont ci confondus avec des liaisons<br />

spatiales entre leurs objets de conception.<br />

Chacun de leur côté initialement, les sciences humaines intéressées à la vie<br />

quotidienne dans les espaces urbains et dans l’habitat, d’une part, l’architecture et<br />

l’urbanisme, d’autre part, se sont attachés à préciser une sorte d’interdisciplinarité<br />

interne, autour des questions de l’habitat. Après Mai 1968, où s’étaient déjà établis<br />

des liens entre des étudiants des Beaux-Arts et de Nanterre, le rapprochement<br />

d’ensemble des disciplines devient plus effectif à la faveur de la réforme de<br />

l’enseignement de l’architecture, qui s’ouvre en particulier aux sciences humaines. Si<br />

304<br />

In L’Architecture d’Aujourd’hui , n° 49, 1953.<br />

305<br />

Jaap Bakema, in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 91-92, 1960. Shadrach Woods, « Le Web », in Le Carré<br />

Bleu, n° 3, 1962.


elles ne cherchent plus entre elles, selon le vœu de Chombart, une interdisciplinarité,<br />

elles trouvent chacune par contre comme terrain commun avec l’architecture celui de<br />

l’ « espace » 306 . La notion d’espace servirait ainsi de médiation pour confronter la<br />

conception architecturale, dans l’ensemble de ses intentions et sujétions, et la<br />

connaissance des pratiques (réelles, symboliques et imaginaires) telle que les<br />

sciences humaines lui suggèrent de les prendre en compte. L’élaboration d’une<br />

notion, permettant le dialogue entre différents acteurs et des chercheurs, et<br />

identifiant une perspective consensuelle, avait déjà été rencontrée dans le cadre du<br />

Musée social comme on l’a vu, avec la question de l’ « espace libre », où<br />

apparaissait déjà le terme d’espace avec un tel rôle implicite.<br />

Dans les années 1970, si « espace » s’impose , les différents qualificatifs qui lui sont<br />

adjoints sont très variables, en particulier en ce qui concerne la notion d’espace<br />

intermédiaire, qui, quant à elle, ne règne pas d’emblée sous ce terme. La sociologie<br />

de l’habitat va être conduite à cette notion, d’abord à partir de l’observation des<br />

pratiques sociales dans les espaces extérieurs des grands ensembles.<br />

Certains s’intéressent à leurs « surfaces non-construites » et à leurs aménagements,<br />

envisagés comme des « espaces d’accompagnement » du logement destinés à ses<br />

activités extérieures 307 , dont le jeu des enfants, qui à nouveau confirme son<br />

importance dans cette problématique.<br />

D’autres analysent les espaces collectifs comme des « espaces partagés » par<br />

différents groupes sociaux, qui y coexistent, en s’appropriant chacun leurs territoires,<br />

et « expriment par le conflit ou l’évitement, la distance sociale que leur<br />

rapprochement spatial ne saurait, à lui seul, réduire. » 308 .<br />

On reconnaît l’allusion au fameux article de Chamboredon et Lemaire 309 , cité par la<br />

plupart des sociologues rappelant aux architectes qu’ils ne sauraient escompter un<br />

effet direct de rapprochement social par des formes parées de ces vertus<br />

supposées. Ce texte, qui a largement contribué à démystifier sur ce plan, auprès des<br />

concepteurs, les rues intérieures, placettes, forum ou agora, a pu d’ailleurs favoriser<br />

par contrecoup le recours à un terme tel qu’ « espace intermédiaire », dont le flou<br />

permettait de recouvrir à la fois la dimension architecturale et la dimension sociale,<br />

sans les préciser, ni aborder la question de leur lien.<br />

Analysons un exemple d’occurrence de ce terme, à ses débuts. Dans une recherche<br />

comparative effectuée à partir de trois quartiers différents, entre 1968 et 1969, pour<br />

éclairer le rapport dialectique vécu entre le logement et son environnement,<br />

Jacqueline Palmade emploie quelquefois le terme d’ « espace intermédiaire », mais<br />

ce sous deux acceptions différentes. D’un côté, celui de l’approche psychanalytique<br />

et psychosociologique de l’habitant en tant que sujet, elle renvoie l’espace<br />

intermédiaire à l’appropriation de l’espace intérieur et de l’espace extérieur<br />

306<br />

Espaces des sciences humaines, questions d’enseignement de l’architecture, ouvrage édité en 1973 par<br />

l’Institut de l’Environnement et réalisé par son Centre de recherches en sciences humaines, confirme notamment,<br />

de par son titre au pluriel, que chacune de ces dernières proposait aux architectes son approche de l’espace.<br />

307<br />

André Grandsard, « A propos des surfaces non-construites dans les grands ensembles », ibid.<br />

308<br />

Michel Pinçon, Cohabiter, groupes sociaux et modes de vie dans une cité HLM, Paris, éd. Plan Construction,<br />

« Recherches », 1982.<br />

309<br />

Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale », in Revue<br />

française de sociologie, XI (1), janvier-mars 1970.


considérés en relation dialectique. De l’autre, celui des intentions qu’elle prête aux<br />

concepteurs, elle dit « rappeler que l’intention (parfois perçue) de l’urbaniste a été de<br />

créer des espaces intermédiaires (espaces socialisés, places et cheminements<br />

piétons reliant différents niveaux d’unités de voisinage. Ces espaces intermédiaires<br />

seraient peut-être trop socialisés et renverraient à des espaces d’environnement<br />

refusés. » 310 .<br />

Le même mot, commun aux psychosociologues et aux architectes et urbanistes, est<br />

donc ici employé avec un sens différent. Pour ceux ici, il se confirme que les espaces<br />

intermédiaires sont bien un avatar de la quête des espaces constitutifs d’unités de<br />

voisinage.<br />

On se rappellera d’ailleurs que, aux Etats-Unis dans les années 1920, le<br />

rapprochement entre la sociologie de l’Ecole de Chicago et des architectesurbanistes<br />

s’était opéré, comme nous l’avions vu, autour de la notion de voisinage et<br />

d’unité spatiale qu’elle pouvait inférer. Nous avions vu également à son propos que<br />

l’hypothèse communément admise d’une application architecturale d’une notion<br />

élaborée par la sociologie était à relativiser, toute une tradition urbanistique newyorkaise,<br />

du Superblok aux garden-apartments, et ce avec l’essor de la copropriété,<br />

ayant constitué une culture antécédente à l’émergence de la notion d’unité de<br />

voisinage.<br />

Ce terme correspond aussi aux Etats-Unis à l’époque de création des bureaux<br />

d’études d’urbanisme. Il serait alors l’un des indices du développement de ce qu’on<br />

nomme aujourd’hui une ingénierie du projet, avec l’invocation terminologique<br />

qu’appelle l’affirmation d’un nouveau métier d’expertise et le dialogue entre de<br />

nouveaux partenaires. Pour autant l’instauration d’une notion, même<br />

interdisciplinaire, n’est pas automatiquement susceptible de transformer les<br />

conceptions établies par la culture architecturale et urbanistique. Si Radburn donne<br />

l’impression de représenter un nouveau modèle de conception, ce n’est pas tant par<br />

l’intégration de connaissances sociologiques sur le voisinage que par la prise en<br />

compte d’une nouvelle donne : l’automobile et le danger qu’elle représente pour<br />

l’enfant.<br />

Il en va de même en France (et ce pas seulement parce que, comme beaucoup<br />

d’autres pays européens, elle s’est essayée à appliquer, de la Libération jusqu’à la<br />

fin des années soixante, l’unité de voisinage). Toute une culture architecturale et<br />

urbanistique de la hiérarchisation des espaces, de leurs limites et de leurs<br />

enchaînements, existe préalablement à la profusion terminologique qui cherche à la<br />

caractériser à partir des années 1970.<br />

A ce moment, l’Etat fait évoluer sa politique du logement vers une prise en compte<br />

de la demande, plus attachée à la qualité définie sous l’angle de l’habitat.<br />

Corrélativement, la recherche, embryonnaire au cours de la décennie précédente,<br />

310<br />

Jacqueline Palmade, Françoise Lugassy, Françoise Couchard, La dialectique du logement et de son<br />

environnement, Paris, Ministère de l’Equipement et du Logement, Publication de recherches urbaines, 1970, p.<br />

39.


s’institutionnalise alors plus nettement 311 et suscite auprès des sciences humaines<br />

des vocations de chercheurs intéressés par le domaine de l’habitat.<br />

En congruence implicite avec l’avènement de la « société urbaine » annoncée par<br />

Lefebvre, les recherches relevant du champs traité ici investissent ce qu’elles<br />

nomment toutes, quelles que soient leurs disciplines, l’ « espace urbain ». Des<br />

architectes comme Castex et Panerai cherchent à en caractériser la structure, par<br />

typologie des éléments bâtis et non-bâtis qui la composent, puis par analyse de leur<br />

articulation et hiérarchie du privé à l’urbain. La mise en évidence de niveaux en<br />

relations graduelles n’est pas nouvelle et pourrait être affiliée à une analyse<br />

morphologique de la ville traditionnelle dans la veine de C. Sitte. Est par contre<br />

nouvelle la référence de ces analyses à différents travaux (paysagers, historiques,<br />

sociologiques, structuralistes) permettant d’envisager plus finement, d’une part, les<br />

séquences visuelles et parcours dans une idée de lisibilité morpho-syntaxique de la<br />

ville, d’autre part, des « lieux » en tant que formes, significations et pratiques 312 .<br />

Ainsi, ils s’intéressent en particulier au « privé ‘’collectif’’ qui constitue le niveau<br />

élémentaire de la ville et se définit par rapport à l’individu comme la sphère de<br />

proximité immédiate », aux « lieux qui mettent en relation le niveau privé et l’espace<br />

public », aux « espaces de relations (gradués sur un axe public-privé ». « Au-delà du<br />

privé », ils proposent le « niveau quotidien, […], territoire dans lequel l’individu a fixé<br />

ses habitudes, sélectionné des lieux et établi des relations. » 313 .<br />

On remarque que la caractérisation des lieux constitutifs de l’espace urbain n’a pas<br />

suscité dans cet article de création de vocable nouveau. Est néanmoins proposée,<br />

entre le privé et l’urbain, une notion de « niveau quotidien », abstraite de la forme et<br />

tournée vers la pratique. Elle semble en effet faire écho à la « vie quotidienne »,<br />

thème de la sociologie urbaine chez Chombart comme chez Lefebvre, et correspond<br />

à ce que Henri Raymond nomme des « espaces de familiarisation », c’est-à-dire<br />

« des espaces familiers constitutifs de la pratique urbaine quotidienne. […] Ils sont<br />

de trois types : les alentours de l’habitat ; le centre ; certains espaces verts » 314 .<br />

Dans le champ de l’habitation et de ses questions, il semblerait que le<br />

rapprochement de l’architecture et des sciences humaines ait particulièrement<br />

privilégié les « alentours de l’habitat », aux appellations d’autant plus variées qu’ils<br />

constituent une notion difficile à préciser dans ses liens entre pratiques sociales et<br />

configuration spatiale. La multiplicité des références conviées par les architectes 315 ,<br />

311<br />

Après les recherches de la DGRST, dont le programme « Urbanisation » en 1967, les recherches urbaines<br />

(<strong>Mission</strong> de la Recherche Urbaine), architecturale (C.O.R.D.A.) et finalisée sur l’habitat (Plan Construction) sont<br />

constituées simultanément, entre 1969 et 1970.<br />

312<br />

Jean Castex, Philippe Panerai, « Notes sur la structure de l’espace urbain » in L’Architecture d’Aujourd’hui,<br />

n°153 (« La ville »), déc. 1970 – janv. 1971. Cet article se réfère entre autres à Alexander et Chermaïeff,<br />

Community and Privacy, op. cit. ; Henri Lefebvre, La révolution urbaine, op. cit. ; Kevin Lynch, The image of<br />

the city, M.I.T. Press, 1960 ; Haumont et Raymond, Les pavillonnaires, op. cit. ; Aldo Rossi, L’architettura<br />

della cita, Padoue, 1966 ; Abraham Moles, « Les coquilles de l’hommes », in Revue de la SADG, n° 165, 1968.<br />

313<br />

Ibid.<br />

314<br />

Henri Raymond et al., Espace urbain et image de la ville, Paris, I.S.U., rapport ronéoté, 1970. Ce résumé est<br />

fait par le sociologue Depaule dans Jean Castex, Jean-Charles Depaule, Philippe Panerai, Principes d’analyse<br />

urbaine, Paris, ADROS, CORDA, 1975 (dans la « deuxième partie : articulation à la pratique sociale », la<br />

première étant consacrée aux « analyses morphologiques »).<br />

315<br />

Il faut souligner l’importance qu’à eue la collection « Aspects de l’urbanisme », dirigée par René Loué aux<br />

éditions Dunod. Il a en effet publié entre 1969 et 1976, une grande partie des ouvrages à fort impact sur les


autour de cette notion en a enrichi leur compréhension, tout en la dispersant. Mais<br />

c’est surtout l’impossible coïncidence de l’espace architecturé et de l’espace<br />

pratiqué, envisagée qui plus est dans un espace mal cerné (dans son statut ni privé,<br />

ni public, dans ses pratiques micro-sociales de voisinage), qui a prédisposé à opter<br />

plutôt pour un terme générique flou : « espace intermédiaire ».<br />

Ce terme permet d’évoquer sans explication précise, à la fois une échelle<br />

intermédiaire, aussi bien du point de vue architectural et urbanistique que des<br />

relations sociales, et une médiation entre l’espace et son usage. S’il n’est pas<br />

totalement généralisé, le vocable d’ « espace intermédiaire » apparaît néanmoins<br />

assez établi pour rester aujourd’hui l’un des plus employés par les architectes, les<br />

urbanistes et les sociologues, à propos des abords de l’immeuble et/ou de ses<br />

parties communes, mais aussi de l’interface entre le dedans et le dehors en général.<br />

Ainsi se confirmerait encore actuellement une sorte de convention implicite de<br />

langage entre ceux qui conçoivent des espaces collectifs hiérarchisés jusqu’aux<br />

logements et ceux qui en évaluent l’usage. Mais au-delà d’un terme générique<br />

englobant indistinctement différents types d’espaces construits, tant intérieurs<br />

qu’extérieurs, sans préciser leur statut juridique, « espace intermédiaire » apparaît<br />

comme une notion ni cognitive, ni opératoire. 316<br />

Dans la quête constante pour penser l’interface entre ville et logement , une<br />

ambiguïté est toujours apparue: est-il question d’espace en soi ou de relations ?<br />

Le contexte humaniste de l’après-guerre, aussi bien dans les milieux proches du<br />

catholicisme social que dans la mouvance communiste, avait porté à hypostasier des<br />

relations, qui, de notion sociale, glissèrent dans le discours architectural vers des<br />

dispositifs spatiaux censés les opérer. Le mouvement idéologique accompagnant<br />

Mai 1968 réactive la valorisation des relations.<br />

En 1967, Henri Lefebvre, qui enseigne désormais à Nanterre, publie en ce sens des<br />

propositions aux architectes 317 . Il y stigmatise le repli sur la vie privée (« la<br />

privatisation de l’existence ») et l’urbanisme fonctionnel, qui ne parvient pas à<br />

favoriser la vie sociale qu’il souhaite. Il critique ainsi la fonctionnalisation normative<br />

des terrains de jeux 318 . Mais, pour parvenir à « une restitution de la vie spontanée »,<br />

il propose des pistes plutôt contradictoires. Toujours dans ce même article, il vante,<br />

d’un côté, les vertus de lieux précis, comme le bistrot et la rue (il faut, dit-il,<br />

« reconstituer la rue dans l’intégralité de ses fonctions, et aussi dans son caractère<br />

transfonctionnel »). De l’autre, il en appelle à cette « transfonctionnalité », à la<br />

« dimension poétique », sans vouloir la référer à l’espace, allant jusqu’à « réclamer la<br />

architectes et notamment ceux qui éclairent, chacun à sa façon, l’articulation entre l’habitation et ses espaces<br />

extérieurs, soit : E. Howard, Les cités-jardins de demain (1969) ; Kevin Lynch, L’image de la cité (1969) ;<br />

C. Alexander, De la synthèse de la forme (1970) ; S. Chermayeff et C. Alexander, Intimité et vie communautaire<br />

(1971) ; A. Rapoport, Pour une anthropologie de la maison (1972) ; Robert Venturi, De l’ambiguïté en<br />

architecture (1976).<br />

316<br />

Ainsi ce mot n’apparaît pas dans le Guide pratique des espaces extérieurs dans l’habitat, Paris, CREPAH –<br />

UNFOHLM, sd (1979 ?).<br />

317<br />

Henri Lefebvre, « Propositions », in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 132, juin-juillet, 1967. Auparavant, il<br />

avait publié, sur ce thème, « Utopie expérimentale », Revue française de sociologie, n° 3, 1961.<br />

318<br />

On retrouve une fois de plus l’importance accordée au jeu de l’enfant pour saisir l’appropriation de l’espace<br />

proche du logement. En ce sens, L’Architecture d’Aujourd’hui consacre un numéro entier à « l’Architecture et<br />

l’enfant », n° 154, février-mars 1971.


éhabilitation de l’utopisme ».Et, de fait, dans une continuation certes réductrice de la<br />

pensée de Lefebvre, l’ « espace intermédiaire » apparaît bien de l’ordre de l’utopie.<br />

L’une des raisons de l’ouverture de l’architecture aux sciences humaines tenait à la<br />

volonté de sortir du fonctionnalisme basé sur une représentation généraliste et<br />

simplificatrice des besoins de l’homme. Dans ces conditions, bon nombre<br />

d’architectes, mais aussi de philosophes, se sont alertés du risque de néofonctionnalisme<br />

insidieux que pouvaient présenter des savoirs issus de la sociologie<br />

de la ville et de l’habitat. C’est pourquoi, on avancera que les connaissances<br />

sociologiques les plus retenues par les architectes des années 1970 concernaient<br />

moins les pratiques de chacun des espaces de l’habitation considérés séparément<br />

que celles rapportées aux relations entre ceux-ci.<br />

On s’expliquera ainsi l’impact, auprès de quelques architectes, qu’ont pu avoir<br />

certains travaux psychanalytiques pourtant loin de paraître présenter un caractère<br />

potentiellement opératoire pour la conception.<br />

Ce sont nomment et sans surprise, eu égard à la résonance de ces termes, leurs<br />

catégories de l’ « intériorité » et de « l’extériorité » 319 , ou de la « limite », qui s’avèrent<br />

impliqués, plus qu’appliquées, dans des conceptions différentes d’un architecte à<br />

l’autre. Par exemple, la spatialité de l’architecture de Christian de Portzamparc, qui a<br />

travaillé à la fin de ses études un temps avec Lugassy et Palmade, semble faire écho<br />

aux phénomènes dialectiques qu’elles mettaient en avant, mais sans transposition<br />

revendiquée.<br />

A travers une suite de projets théoriques, puis construit pour ce qui du dernier,<br />

Christian Ricordeau semble quant à lui expliciter davantage une démarche d’analyse<br />

et de conception, mais sans pour autant vraiment montrer comment elle procède de<br />

ses références à des travaux psychanalytiques, dont ceux de Bruno Bettelheim. Il tire<br />

sans doute de ce dernier l’importance à donner à la prise en compte des adolescents<br />

(autonomie/relations avec les parents et avec l’extérieur), l’un des soucis fondateurs<br />

de son projet Piazzetta. Des logements en L autour d’une terrasse permettent de<br />

séparer et de réunir par celle-ci les domaines des parents et des enfants. Cette<br />

terrasse privée est dotée d’un balcon-coursive créant un second accès, autonome,<br />

au logement. Ces deux entrées se font à partir d’un grand palier, en plein air, se<br />

voulant « placette » à partager entre voisins d’étage et donnant sur la place semiouverte<br />

formée par le plan-masse des immeubles 320 .<br />

A partir des portes des pièces ouvrant sur la terrasse (« prolongement en plein air du<br />

séjour ») et sur le balcon-coursive, toute une gamme d’espaces extérieurs<br />

s’articulent graduellement, du « logis » jusqu’au « lieu public », dans une idée de<br />

« transition », selon les termes de Ricordeau. On remarque que sa conception,<br />

même si elle est dialectique, va préférentiellement de l’intérieur vers l’extérieur (la<br />

319<br />

Voir Le dedans et le dehors, thème d’ensemble du n° 9 (printemps 1974) de La nouvelle revue de<br />

psychanalyse, Paris, Gallimard.<br />

320<br />

Cette conception est résumée par Christian Ricordeau, « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée », in<br />

Techniques et Architecture, n° 312, 1976. Pour une appréciation plus complète du développement de sa<br />

thématique, voir son mémoire de diplôme publié en 1972 par l’Institut de l’Environnement (La porte ouverte),<br />

son article dans Espaces des sciences humaines (op. cit. note 306), son projet lauréat au Programme Architecture<br />

Nouvelle, son modèle innovation agréé Piazzetta et son unique réalisation à Reims – Val de Murigny (voir<br />

Urbanisme ,n° 175, 1979).


forme micro-urbaine n’est pas travaillée dans son ensemble), comme si elle partait<br />

du corps. Dans le nouvel enseignement de l’architecture, l’impact qu’a alors L’image<br />

du corps de Schilder, cité par la plupart des psychanalystes s’intéressant au rapport<br />

à l’espace, ainsi que La phénoménologie de la perception (Merleau-Ponty),<br />

correspond bien à cette conception par le dedans, qui trouve un nouvel argument,<br />

autre que l’ancien besoin d’extension des surfaces individuelles et d’ouverture à un<br />

simulacre de nature.<br />

Le projet de Ricordeau est un bon révélateur de l’imprégnation de l’esprit de Mai<br />

1968, dont il recèle deux aspirations plutôt antagoniques : donner plus de possibilité<br />

et d’autonomie à l’individu, développer la convivialité et l’ouverture à l’autre. Sur ce<br />

deuxième point, une autre réalisation de l’époque croit aussi aux vertus fédératrices<br />

des paliers d’étage, devenus Surfaces d’activités partagées entre voisins, selon leurs<br />

souhaits ; plusieurs scenarii sont envisagés, dont deux extrêmes : « privatisation » et<br />

« mouvement communautaire » 321 .<br />

Piazzetta chez Ricordeau, S.A.P. chez Architecture Studio : on constate que les<br />

architectes mettant en avant un genre d’ « espace intermédiaire » n’emploient pas ce<br />

vocable. Ils préfèrent évidemment personnaliser chacun leur projet et son discours<br />

sous leur propre slogan, mais le détail de leur argumentations révèle aussi une<br />

préférence pour les termes qualifiant le passage d’un espace à l’autre, leur<br />

articulation, « prolongement » et « transition » étant les plus employés. Dans cette<br />

propension à valoriser le rôle dynamique de l’espace plutôt qu’à le caractériser en<br />

lui-même, on peut voir une traduction métonymique de l’idéologie de changement<br />

social, alors clairement exprimé par bien des architectes. Architecture Studio croit<br />

aux communautés résidentielles telles qu’expérimentées par la social-démocratie<br />

suédoise 322 .<br />

Pour Alfred M., il ne s’agit pas de « recréer une mythique communauté », mais un<br />

« espace collectif magnifique, et non fonctionnel, qui rendrait tout son sens au terme<br />

d’habitat collectif. [celui-ci] doit, sous peine d’être un nouveau ghetto […] s’articuler<br />

dialectiquement à l’espace public de la ville» 323 . Une telle articulation passe-t-elle par<br />

la création de nouveaux types d’espaces ? Non pour A.M., qui s’en tient à l’idée<br />

d’une H.L.M., qui aurait des espaces collectifs internes et une insertion urbaine de la<br />

qualité de celle [de] l’immeuble haussmannien, le porche, l’escalier, la façade.<br />

Ce texte présente deux aspects. D’une part, il relève d’un discours empreint de<br />

l’influence de la pensée dialectique sur l’espace. D’autre part, il appelle concrètement<br />

à reprendre des éléments formels, hérités de la culture de l’architecture urbaine, en<br />

321<br />

Cette autre Réalisation expérimentale du Plan-Construction est à Poitiers (J-F. Galmiche, Y.-J. Laval, M.<br />

Robain arch., Architecture Studio ; Pierre Colombot psychosociologue) et est présentée dans « Une échelle<br />

d’échange », dans le même Techniques et Architecture n° 312 que Ricordeau et d’autres projets représentatifs de<br />

la « question du logement » à l’époque.<br />

322<br />

Architecture Studio, ibid., stigmatise d’abord notre politique de l’habitat, qu’il voudrait voir changée : « on<br />

protège au maximum le noyau rescapé de la famille : il était enfermé dans la cellule, on en a fait une cage dorée;<br />

on redonne vie au vieux mythe de la maison individuelle, superposée pour des raisons d’économie, en isolant la<br />

cellule de tout contact social et en lui donnant un prolongement extérieur privatif ;on propose un paradis<br />

individuel et individualiste, espace de vie en monde clos ». Pour le modèle plus collectif qu’il escompte, il donne<br />

en exemple les expériences suédoises, dernier avatar en date de cette référence rencontrée plusieurs fois ici.<br />

323<br />

Alfred M., « Les cloisons sont aussi les murs de la ville », in Techniques et Architecture, n° 312, op. cit. ;<br />

article répondant à Paul Chemetov, sous le pseudonyme, déjà employé pour débattre avec le même dans<br />

L’Architecture d’Aujourd’hui, de Alfred Max (il s’agirait, semble-t-il, de Christian Devillers).


l’occurrence la façade, le porche et l’escalier ménageant dans l’immeuble<br />

haussmannien l’articulation graduelle de la rue à l’appartement. S’il est à la fois,<br />

d’une certaine façon, « instaurateur » d’un discours et « commentateur » d’une<br />

culture, cet article est aussi révélateur d’un moment charnière, qui s’opère vers 1974.<br />

Du milieu des années soixante jusqu’autour de 1974 s’opère une convergence entre<br />

l’architecture et les sciences humaines, avec pour question centrale la notion<br />

d’ « espace » et plus particulièrement d’espace « intermédiaire » ou de « transition ».<br />

Dans la période suivante, les architectes mettent aussi en avant la question des<br />

formes urbaines, qui viendra interférer, sous le vocable d’ « urbanité », avec celle<br />

des espaces micro-sociaux entre ville et logement. Nous allons détailler cette<br />

hypothèse et les raisons qui contribuent à faire évoluer le discours.<br />

l’« urbanité » face à la « résidentialisation »<br />

Depuis l’après-guerre, avec une accélération au cours des années soixante, la<br />

sociologie de l’habitat, largement constituée à partir de l’observation des grands<br />

ensembles, et les architectes développant une réflexion critique et théorique par<br />

rapport au Mouvement moderne et ses conséquences, ont en commun la<br />

contestation du fonctionnalisme urbanistique de la Charte d’Athènes. Face aux<br />

séparations que celle-ci induisait, cette contestation a mis en exergue les relations<br />

entre les espaces dans leurs différentes échelles sociales. Chez les architectesurbanistes,<br />

une telle préoccupation est d’abord active aussi bien dans la tendance<br />

issue de G. Bardet que dans celle du Team Ten. Après la « complexité », avatar<br />

terminologique des « relations », les années soixante-dix verront des architectes<br />

invoquer des relations « dialectiques ». Si cette notion est toujours dans la lignée du<br />

Team Ten et de l’opposition aux conceptions héritées des Modernes, elle porte aussi<br />

plus nettement la marque des sciences humaines.<br />

Plus précisément, l’ouverture à la pensée dialectique s’est vue réactivée sous une<br />

double influence : d’une part, celle du marxisme, avec pour passeur auprès des<br />

architectes un certain nombre d’équipes de recherche en sociologie urbaine. D’autre<br />

part, celle de Gaston Bachelard, dont l’ontologie de la maison a magistralement<br />

éclairé « la dialectique du dehors et du dedans » 324 . D’un côté, la « question<br />

urbaine », de l’autre l’être et la maison : ces deux angles de la pensée dialectique<br />

attachée à l’espace ont pu contribuer à écarteler l’exploitation que la conception<br />

architecturale en a tentée. On admettra qu’ils ont été appréhendés globalement par<br />

Henri Lefebvre, « marxien » comme il le dit, mais aussi heideggerien, à travers son<br />

idée de « quotidien urbain ». C’est sans doute, dans le contexte post-mai 1968, l’une<br />

des raisons de son large impact sur le renouveau de la pensée architecturale.<br />

Une autre raison de l’influence des écrits de Lefebvre tient à leur formulation plus<br />

philosophique et évocatrice que destinée à établir un savoir sociologique précis.<br />

Cette pensée stimulante et ouverte, même à l’utopie, se prêtait à des<br />

324<br />

Titre du chapitre IX de Gaston Bachelard, La péitique de l’espace, Paris, P.U.F., 1957. Les autres chapitres<br />

approfondissent d’autres aspects de cette dialectique : cave/grenier, maison/univers, nid/coquille, « immensité<br />

intime ». Rappelons en outre que l’influence de Heidegger en France, qui va de pair avec celle de Bachelard,<br />

connaît un moment d’accélération avec sa première venue dans notre pays lors d’un colloque à Cerisy en 1955.


éappropriations par le discours architectural d’alors, voulu en rupture avec toute<br />

forme de fonctionnalisme.<br />

Nous avions dit que cette volonté de rupture se traduisait entre autre par un intérêt<br />

accru pour les rapports entre espaces plutôt que pour les espaces en eux-mêmes.<br />

Ramenées à des oppositions binaires, ces relations dialectiques étaient à même<br />

d’être mieux appréhendées et transposées par les architectes. Outre celles<br />

dégagées chez Lefebvre 325 , ont été particulièrement retenues les oppositions<br />

proposées par l’équipe Haumont et Raymond dans L’habitat pavillonnaire, comme en<br />

témoignent les présentations de projets et articles de revue 326 . « Public/privé »,<br />

« montré/caché », « devant/derrière », « propre/sale » : ces binômes, sans être<br />

généralisés et avec des occurrences actuelles moins fréquentes, sont passés dans<br />

le vocabulaire des architectes comme des sociologues ; ils sont dans la lignée de<br />

Lefebvre, mais sans doute aussi de Lévi-Strauss et de Bourdieu 327 .<br />

Haumont et Raymond ont montré, à partir des pratiques en pavillon, que les<br />

oppositions entre espaces n’étaient pas abruptes, les habitants ménageant des<br />

« espaces de transition ». Auparavant, en France, ceux-ci avaient déjà pu être<br />

révélés par l’enquête de Chombart de Lauwe 328 , où l’architecte G.-H. Pingusson<br />

plaidait pour eux exactement avec ce même terme, peut-être inspiré de l’in-between<br />

que Van Eyck développait au même moment en trouvant un écho certain. Ce sont<br />

cependant Haumont et Raymond qu sont parvenus à mettre en exergue, dans le<br />

milieu français, le terme d’ « espace de transition ».<br />

Ils englobaient inconsciemment sous ce terme, par-delà les pratiques pavillonnaires<br />

qui le leur avaient suggéré, une multiplicité de lieux que la culture architecturale<br />

produisait de longue date avec le même propos implicite, sans aucun discours<br />

théorisant. La transition graduelle, du point de vue de la perception et du passage,<br />

entre les échelles, entre les espaces extérieurs et intérieurs (découverts et abrités,<br />

ouverts et clos, clairs et sombres, …), fait partie des dispositifs que l’architecture a<br />

traditionnellement réalisés, à différentes époques et pour différents types d’édifices,<br />

sans chercher à la conceptualiser sous ce vocable. Perrons, porches, seuils,<br />

marquises, auvents, propylées, narthex ou cours d’entrée, par exemple, assurent de<br />

facto ce rôle.<br />

Qu’on ait voulu faire entrer dans une catégorie, en lui donnant un nom savant, les<br />

divers lieux que produisent des pratiques de construction et d’usage, d’ordre culturel<br />

sinon anthropologique, est l’un des indices d’un rapprochement interdisciplinaire,<br />

nous l’avions dit, entre l’architecture et les sciences humaines intéressées par<br />

l’habitat et l’urbanisme. Le concept d’ « espace » était celui qui pouvait permettre le<br />

mieux la confrontation entre les disciplines finalisées sur la conception du cadre bâti<br />

et celles concernées par la connaissance des pratiques qui s’y inscrivent. Evaluer les<br />

correspondances et les décalages entre l’espace de l’architecture et espace de<br />

325<br />

Cf. note 275.<br />

326<br />

H. et M.-G. Raymond, N. et A. Haumont, L’habitat pavillonnaire, Paris, Centre de recherche d’urbanisme,<br />

1966. Des architectes comme Dominique Druenne, dans son projet lauréat au PAN 5, puis Christian Devillers,<br />

dans son projet lauréat au PAN 7, réfèrent leurs conceptions aux notions proposées par cet ouvrage.<br />

327<br />

Voir ses analyses de la maison kabyle réalisées en 1963-1964 : Pierre Bourdieu, « La maison ou le monde<br />

renversé », in Trois études d’ethnologie kabyle, Genève, librairie Droz, 1972.<br />

328<br />

Cf. note 281.


l’usage est l’intention majeure de la sociologie appliquée à l’habitat. Cependant,<br />

l’impact qu’elle a eu après des architectes a tenu surtout aux possibilités de<br />

dépassement du fonctionnalisme. La connaissance des pratiques de l’habitation<br />

dans chacun de ses espaces leur a semblé moins porteuse que les oppositions<br />

duales entre ceux-ci et leur résolution dialectique.<br />

Dans l’idée d’atténuation d’une dualité, c’est bien la notion d’ « espace de transition »<br />

(plus que celles d’ « espace de renvoi » et d’ « espace de réserve ») qui a été la plus<br />

retenue de l’ouvrage des Haumont et Raymond. Les architectes ont pu y être<br />

sensibilisés dans la mesure où cette notion rejoignait implicitement des savoirs<br />

propres à leur culture : exemples d’architecture vernaculaire ou des cités-jardins,<br />

écrits théoriques (C. Sitte, R. Unwin, G.. Bardet, A. Van Eyck ou G.-H. Pingusson,<br />

comme on l’a vu).<br />

Il faut aussi remarquer que cette notion est issue d’analyses portant sur des<br />

maisons, en l’occurrence des pavillons de banlieue construits à l’initiative de leurs<br />

habitants, alors qu’elle a été largement reprise pour la conception et l’observation<br />

sociologique de l’habitat collectif. On retrouve ainsi l’importance originelle, étudiée<br />

dans le premier chapitre, de la maison avec jardin et de sa propriété dans<br />

l’émergence de la notion correspondant aujourd’hui à l’espace « intermédiaire » ou<br />

« de transition. Le fait que la maison, au tournant des années soixante-dix, soit<br />

encore celle qui joue un rôle déterminant, mais à présent dans la formulation de ce<br />

dernier terme, est à interroger.<br />

Le passage de la politique du logement à celle de l’habitat, associé à une conception<br />

de la qualité élargie, des besoins et fonctions aux usages, s’est notamment traduit<br />

par une recrudescence de l’idéal de la maison. Les enquêtes, notamment auprès des<br />

habitants des grands ensembles, avaient montré que 80 % des français aspiraient à<br />

la maison individuelle. Alors que l’anthropologie 329 , la philosophie (ontologie et<br />

phénoménologie) et la psychanalyse contribuaient à sensibiliser, autour de 1970, à la<br />

richesse de l’ « habiter » en maison, c’est surtout le jardin qui a représenté la qualité<br />

essentielle à transposer de la maison au collectif. L’ « habitat intermédiaire » nous<br />

était apparu sous ce jour, en survalorisant les grandes terrasses.<br />

Dans L’habitat pavillonnaire, l’analyse du jardin tient aussi une place importante. Il<br />

est traité d’abord au plan symbolique, sous l’angle du « marquage de l’espace » par<br />

la clôture, puis comme « devant du pavillon » en tant qu’ « espace de transition entre<br />

le public et le privé ». Il est ensuite davantage analysé à travers ses usages<br />

concrets, comme un « espace de renvoi », comme un « espace montré » et comme<br />

un « espace de transition », et ce essentiellement pour les enfants.<br />

Deux sens sont donc explicitement donnés ici à « espace de transition » : articulation<br />

du privé et du public, lieu de plein air pour les enfants, hors du « danger de la<br />

circulation » dans la rue (argument qui n’est pas sans rappeler celui de la<br />

neighbourhood unit). S’y ajouterait l’idée initiale de « territoire marqué », à l’instar de<br />

l’éthologie animale, avec F. Bourlière comme spécialiste cité.<br />

329<br />

Il faut rappeler l’importance de l’article de l’ethnologue Robert Cresswell, « Les concepts de la maison : les<br />

peuples non industriels », in Zodiac, n° 7, 1960, pp. 182-197, auprès des architectes. Dans cette lignée, même un<br />

ouvrage aussi controversé que celui de A. Rapoport (architecte de formation, Pour une anthropologie de la<br />

maison, op. cit. note 315) est à considérer pour son éclairage de la maison en tant qu’articulation de domaines<br />

privés et publics. Pour les « seuils », voir pp. 111-113.


La recherche suivante de la même équipe porte sur la copropriété. Bien que les cas<br />

qu’elle a étudiés en comportent, l’équipe ne s’est pas penchée sur les espaces<br />

extérieurs collectifs plus ou moins plantés des résidences, pour s’en tenir aux<br />

« espaces communs […]. Dans l’immeuble collectif, entre l’espace extérieur et<br />

l’espace intérieur, existe une zone ambiguë comprenant l’entrée ou « hall », les<br />

escaliers, l’ascenseur, les paliers. C’est une zone de transition entre un espace<br />

public (la rue, la ville), et un espace privé (l’appartement) 330 . Quelques lignes plus<br />

loin, ce texte, qui semble s’appliquer exactement aux « parties communes » de<br />

l’immeuble, au sens juridique du terme, trouve « le statut de ces espaces encore plus<br />

indéterminé que dans un immeuble locatif : ils sont totalement publics, puisque<br />

d’autres peuvent y venir sans mon consentement, mais cependant ils<br />

m’appartiennent et je dois en assurer l’entretien comme pour mon appartement ».<br />

Dès lors, ils « participent au ‘’chez soi’’, tout en étant encore extérieurs ».<br />

Ces espaces impliquent donc de contrôler l’intrusion publique (interphones et<br />

digicodes sont loin d’être généralisés à l’époque) pour devenir « espace privé du<br />

groupe des copropriétaires » 331 . Que peut bien signifier un tel terme ? Les auteurs,<br />

conscients qu’une copropriété est plus une « coexistence » qu’une « communauté »,<br />

admettent que « les espaces intermédiaires sont une représentation donnée […],<br />

qu’ils doivent témoigner de l’existence d’un groupe de copropriétaires d’un certain<br />

niveau social économique ». Mais quelle représentation collective donner, d’autant<br />

plus que, « si ces espaces intermédiaires font partie du ‘’chez soi’’, alors ils doivent<br />

être marqués par l’habitant. » 332 .<br />

On note que, dans une même continuité de texte, les espaces communs ont été<br />

désignés de différentes façons. « Espace intermédiaire » renverrait ici à la possibilité<br />

d’appropriation d’un lieu ambigu et aux conflits qu’elle suscite avec les non-résidents<br />

et entre résidents, autrement dit renverrait à une question de marquage de la<br />

propriété (en maison ou en immeuble) et à la médiation impliquée par les conflits ;<br />

tandis qu’ « espaces de transition » qualifierait un rôle d’articulation entre deux<br />

espaces de statuts différents.<br />

Quoiqu’il en soit, au cours de la recherche suivante, l’équipe éprouva le besoin de<br />

confirmer une définition de l’ « espace de transition », notion qui pouvait encore<br />

présenter un peu de flou, même dans ses propres travaux antérieurs : « nous<br />

appelons ‘’espaces de transition’’ tous les espaces du logement qui permettent à<br />

l’habitant de constituer la relation entre le dedans et le dehors de son logement.<br />

Cette relation est très complexe et pourtant nous devons signaler que ce sont très<br />

largement les espaces de transition qui assurent, pour l’habitant, l’action d’insérer<br />

l’espace de son logement dans l’espace urbain. » 333 .<br />

Cet ouvrage peut faire figure de synthèse de leurs approches précédentes des<br />

pratiques de l’habitation, puisqu’il s’appuie sur sept opérations différentes, couvrant<br />

330<br />

Nicole Haumont, Henri Raymond et Antoine Haumont (I.S.U.), La copropriété, Paris, Centre de recherches<br />

d’urbanisme, 1971.<br />

331<br />

Ibid., p. 115.<br />

332<br />

Ibid., p. 116.<br />

333<br />

N.Haumont et H. Raymond, Habitat et pratique de l’espace, étude des relations entre l’intérieur et l’extérieur<br />

du logement, Paris, Plan Construction, 1972.


la maison, tant individuelle que groupée, l’immeuble collectif, ainsi que le locatif et<br />

l’accession (individuelle et en copropriété). La définition des « espaces de<br />

transition » leur est commune (le terme d’espace intermédiaire a disparu) et<br />

comprend : « entrée de l’immeuble ou de la maison », « fenêtre-balcon-jardin »,<br />

-loggia<br />

« façade », « espaces de transition au-delà de l’espace du logement ».<br />

Cette dernière catégorie n’est pas développée. On remarque en outre que tous les<br />

espaces internes, comme les couloirs et les escaliers, ne sont plus mentionnés, pour<br />

se concentrer sur l’interface immédiate de l’intérieur et de l’extérieur, et même sur la<br />

façade, considérée comme un dispositif spatial les mettant en relation. On peut<br />

penser que l’observation de l’Unité d’Habitation de Marseille, avec ses loggias et ses<br />

brise-soleil, a sensibilisé l’équipe à l’idée de l’espace-façade, puisque ce bâtiment de<br />

Le Corbusier faisait partie de son corpus. Mais avec ce resserrement de leur champs<br />

d’investigation sur la façade et la « prolongation du séjour », comme ils disent, sur un<br />

extérieur privatif, Haumont et Raymond s’inscrivent implicitement dans la tendance<br />

d’alors déjà constatée : celle qui privilégie l’extension des qualités individuelles du<br />

logement en immeuble par référence à celles de la maison, avec le balcon pour<br />

substitut du jardin.<br />

Au tournant des années soixante-dix, on a donc assisté à une confirmation du déclin<br />

de l’idée de voisinage assimilable à une communauté qu’on pourrait associer à une<br />

unité de résidence ou de quartier. Le rapprochement des sciences humaines avec<br />

l’architecture, à l’occasion de la réforme de son enseignement, a contribué à<br />

démystifier cette hypothèse naïve.<br />

Les enquêtes sociologiques ont montré plutôt que les parties communes d’immeuble<br />

et leurs abords extérieurs immédiats, pouvaient s’avérer des lieux de territorialisation<br />

en conflit. Dans ces conditions, ils ont été souvent nommés « espaces<br />

intermédiaires », terme qui a l’avantage de rester flou, tout an représentant une sorte<br />

d’inconscient collectif entre les différentes disciplines de la recherche, mais aussi les<br />

acteurs opérationnels, en quête, sinon d’interdisciplinarité, du moins d’un vocabulaire<br />

de dialogue et de médiation.<br />

Au cours de cette période, en congruence avec la demande et l’évolution de la<br />

politique de l’habitat, les sciences humaines ont aussi conforté la mise en exergue de<br />

la relation individuelle à l’espace. Cette relation, envisagée préférentiellement à partir<br />

du corps, de l’intérieur vers l’extérieur sans pour autant exclure sa dimension<br />

dialectique, a été particulièrement mise en évidence dans le champ de la maison,<br />

vecteur essentiel de l’instauration plus manifeste d’un terme déjà en germe<br />

auparavant : l’espace de transition. On aura donc noté que ce terme a à voir avec les<br />

pratiques de la maison et de l’affirmation de sa propriété.<br />

A partir de 1973, année du premier choc pétrolier, la nouvelle conjoncture se traduit,<br />

du point de vue de notre question, par sa réduction et par une sorte de retournement,<br />

la ville primant désormais le logement. La politique de masse et de productivité d’un<br />

logement modélisé va être ainsi remise en cause, jusqu’à l’arrêt de l’ « aide à la<br />

pierre » en 1977. La taille des opérations diminue et ne justifie plus de construire en<br />

série, hors des villes, des modèles, dont l’agrément est abandonné (c’est donc le cas<br />

entre autres pour Maisons-Gradins-Jardins, « modèle innovation » phare de l’habitat


intermédiaire à terrasses). Le développement de plus petites réalisations insérées en<br />

tissu urbain, dont les qualités patrimoniales et morphologiques sont à nouveau<br />

reconnues, va occasionner auprès des architectes une évolution de la question des<br />

espaces intermédiaires ou transitionnels, reprise sous l’angle des formes héritées de<br />

la ville traditionnelle.<br />

La critique architecturale et urbanistique de la Charte d’Athènes, après celles de la<br />

tendance Bardet-Auzelle et de la mouvance du Team Ten, connaît alors de<br />

nouvelles références et reformulations théoriques, redécouvrant les vertus d’une<br />

« architecture urbaine », c’est-à-dire pensée comme partie intégrante de l’<br />

« architecture de la ville » 334 .<br />

Alors que la réflexion sur l’usage avait été enclenchée surtout à partir de<br />

l’observation de la vie dans les grands ensembles, la question de la morphologie<br />

urbaine a été appréhendée plus à partir de la ville ancienne et des conséquences<br />

néfastes pour elle du Règlement national d’urbanisme décrété en 1961. Généralisant<br />

par la règle du prospect l’autorisation de construire haut et en retrait des voies, il a,<br />

sans créer entre celles-ci et les immeubles de véritables espaces intermédiaires,<br />

entraîné surtout des ruptures d’alignement. Ce dernier sera alors réintroduit par les<br />

POS en 1977, notamment à Paris où l’A.P.U.R. demanda au préalable, afin de mieux<br />

élucider la question de la relation morphologique entre l’immeuble et la rue, une<br />

étude approfondie à l’historien de l’art F. Loyer 335 . Elle était en phase avec la montée<br />

en puissance d’un courant de recherche architecturale attachée à la typomorphologie<br />

urbaine de l’habitat 336 et au devenir de la ville en tant que forme. Son évolution est<br />

caractérisée le plus souvent sur une période allant de l’haussmannisation aux Trente<br />

Glorieuses, en retenant le passage progressif « de l’îlot à la barre ». 337<br />

De l’adhésion à l’ « architecture urbaine », largement partagée à cette époque, on<br />

retiendra ici trois remarques.<br />

La première concerne l’émergence corrélative d’un discours sur l’ « urbanité »,<br />

qualité attribuée aux formes présumées dès lors, mais implicitement, avoir de tels<br />

effets sociaux. Si, pour cela, des projets se limitent à un décor urbain de façade,<br />

d’autres investissent les espaces intermédiaires de ce rôle, à l’intérieur de<br />

l’opération, à son articulation avec l’espace public, ou aux deux 338 . C’est par<br />

exemple le cas d’une réalisation expérimentale (PUCA, Conception et usage de<br />

l’habitat) que son architecte et l’équipe de suivi sociologique présente sous le titre<br />

« de l’habitat à l’urbanité » 339 , sans définir cette notion. Par contre, dans une filiation<br />

revendiquée avec Haumont et Raymond, sont bien précisés ce que sont des<br />

espaces intermédiaires, catégorie dite ici regrouper deux sous-ensembles : les<br />

espaces de transition et les espaces de renvoi. Il est curieux que ces notions, issues<br />

334<br />

Titre de l’ouvrage de Aldo Rossi (Clup, Milano, 1978), édité et traduit sous ce titre par L’Equerre (19881), et<br />

par Livre et Communication, 1990.<br />

335<br />

Commandée par l’A.P.U.R. en 1974, elle aboutit à l’ouvrage : François Loyer, Paris au XIXème siècle,<br />

l’immeuble et la rue, Paris, éd. Hazan, 1980.<br />

336<br />

Ces recherches autour des relations entre typologie de l’habitat et morphologie urbaine s’amorcent dès 1970<br />

pour véritablement éclore en 1974 et 1980. Elles sont principalement initiées par le I.E.R.A.U. mené par B. Huet<br />

et par l’ADROS à partir des travaux de Jean Castex et Philippe Panerai.<br />

337<br />

Titre de l’ouvrage fameux des précédents, op. cit. note 174.<br />

338<br />

Voir Christian Moley, « Mythes et paradoxes de l’urbain », in Urbanisme, n° 214, juin-juillet 1986.<br />

339<br />

Il s’agit d’une opération au centre-ville de Meyzieu conçue à partir de 1986 par Laurent Salomon et observée<br />

par Laurette WIttner et alii, De l‘habitat à l’urbanité, Paris, PUCA, collection « Expérimentations », 1990.


des dispositifs de contrôle et filtrage propres aux pratiques pavillonnaires, servent<br />

désormais à qualifier des configurations estimées propices à l’ « urbanité ».<br />

S’ouvrir à l’autre, le tenir à distance, cette quête contradictoire est particulièrement à<br />

l’œuvre dans le discours aporétique sur les espaces intermédiaires. « Urbanité », en<br />

confondant les formes et les pratiques, n’a pas contribué à le clarifier.<br />

La deuxième remarque relative à l’ « architecture urbaine » est qu’elle va, pour<br />

beaucoup, de pair avec le retour à l’alignement et, plus encore, à la rue. Alignés<br />

directement sur celle-ci, les immeubles ne peuvent voir interposés un espace entre<br />

eux et elle. Dans ces conditions, la rue elle-même représenterait alors à nouveau le<br />

lieu de la sociabilité de proximité entre l’immeuble et le quartier, mais en relevant<br />

bien sur du domaine public. Dès lors, c’est la façade qui va condenser, compresser<br />

même, l’idée d’un espace articulant le public et le privé. Dans la conception « néohaussmannienne<br />

», balcons et bow-windows veulent jouer à nouveau ce rôle, mais,<br />

finalement, les « néo-modernes » de filiation corbuséenne s’en empareront de façon<br />

plus nette, avec la thématique de la « façade épaisse » 340 . Il s’agit en quelque sorte<br />

de dédoubler la façade, en incorporant dans cet interstice des balcons rendus plus<br />

intimes, des fenêtres d’angle ou des encorbellements, et de les laisser derrière un<br />

pan avant composé à l’échelle urbaine. La seconde « façade », celle des logements<br />

proprement dits, est au second plan, traitée à l’échelle domestique.<br />

Ainsi, ces « façades épaisses » assurent une transition visuelle entre deux échelles :<br />

c’est l’une des réductions, à la fois physique et intellectuelle, de la question des<br />

espaces intermédiaires. Elles placent aussi nettement les espaces qu’elles créent du<br />

côté de l’immeuble. C’est une conception qui s’avère réaliste, d’abord parce que les<br />

espaces sont de statut, soit public (la rue forme alors un espace intermédiaire), soit<br />

privé (balcons privatifs et entrée de l’immeuble). Mais c’est aussi une conception<br />

réaliste du point de vue social, puisque, en optant sans ambages pour des espaces<br />

pris dans l’épaisseur et dès lors de statut privé, elle entérine l’inexistence de<br />

véritables relations conviviales entre les passants et les habitants d’un immeuble.<br />

La vision initialement idyllique de tels rapports micro-sociaux, qualifiés d’ « urbanité »<br />

parce qu’ils seraient en outre en osmose avec un cadre bâti aux formes y<br />

prédisposant, a été en outre progressivement battue en brèche, d’abord par le souci<br />

des gestionnaires, puis par la montée du sentiment d’insécurité. Clarifier le statut des<br />

espaces, en évitant leur chevauchement de façon à bien identifier qui doit les<br />

entretenir, prévenir l‘intrusion d’autrui : cette préoccupation des gestionnaires, qui va<br />

à l’encontre des irréalistes espaces intermédiaires, si elle a été réactivée par la<br />

conjoncture récente, ne doit pas être considérée comme nouvelle. Elle remonte aux<br />

débuts de l’immeuble collectif dans ses différentes catégories de programme comme<br />

on l’a vu. Stübben avait déjà signalé le risque de nuisances provenant de la rue,<br />

lorsque l’immeuble est laissée « accessible à tout le monde ». Son entrée est ainsi<br />

ressentie exclue du territoire des habitants, qui la négligent alors ; ils « ne prennent<br />

soin que des parties qu’ils utilisent. L’entrée de l’immeuble et les escaliers<br />

constituent en réalité un appendice de l’espace public de la rue » 341 en l’absence<br />

d’une fermeture.<br />

340<br />

Michel Rémon, La Façade épaisse, Paris, Plan Construction, 1980.<br />

341<br />

J. Stübben, Der Städtebau,Vienne, 1890.


Faire des parties communes un espace « propre », aux deux sens du terme, renvoie<br />

aussi à une idéologie dans la lignée de E. Cheysson qu’on trouvera encore chez<br />

Pingusson en 1959 :<br />

« tout ce qui précède l’accès au logis, a un rôle éducatif : un vaste hall d’entrée qui<br />

permette de ne pas se trouver immédiatement dans les cages d’escaliers, par<br />

exemple. Il nous faut trouver une générosité de l’espace, cette entrée avec un beau<br />

dallage seulement pour le plaisir de regarder avant de rentrer chez soi. » 342 .<br />

Un tel plaisir des yeux ne concerne pas que les seuls habitants. L’image sociale que<br />

peuvent donner les espaces précédant l’entrée dans le logement est un souci<br />

attribué généralement à la promotion privée, mais elle gagne de plus en plus l’habitat<br />

social. Pour l’ensemble de ce qu’elle a défini comme des « espaces intermédiaires »,<br />

L. Wittner 343 affirme qu’ « un traitement véritable de ces espaces est de nature à<br />

promouvoir l’habitat social, tant par ce qu’il apporte en confort supplémentaire, dans<br />

l’ « économie » générale du logement que dans la valorisation de l’image de soi ».<br />

L’importance prise par la dimension visuelle, qui ressortait déjà de la notion d’espace<br />

de transition et de la façade épaisse, se voit confirmée par l’idée que les espaces<br />

intermédiaires contribuent à l’image sociale des résidents. Les « abords » de<br />

l’immeuble en donnent en effet le premier abord.<br />

Enfin, la troisième remarque que suggère l’ « architecture urbaine » est que son<br />

plaidoyer a été, le plus souvent et encore actuellement, légitimé par la nécessité de<br />

remédier aux conséquences d’un long processus historique ayant engendré du vide,<br />

sous couvert d’ « espace libre », comme on l’a vu. Le constat d’un « desserrement<br />

de l’agglomération » est imputé à une « évolution lente, mais constante et<br />

inexorable, des réglementations urbaines, qui a fait que les rues se sont élargies,<br />

que les cours se sont agrandies pour qu’y entrent lumière et soleil, que les courettes<br />

(haussmanniennes) ont définitivement disparu. L’élargissement des rues, l’ouverture<br />

des îlots, la distanciation des bâtiments, l’extension des emprises des espaces libres<br />

et des espaces publics, sont des phénomènes patents, qui font souvent de<br />

l’expérience urbaine des quartiers construits dans ce siècle, l’expérience spatiale de<br />

la vacuité où les seuils disparaissent, les limites se dissolvent et les démarcations<br />

s’effacent, exceptées celles, brutales, omnipotentes et omniprésentes que sont<br />

aujourd’hui les frontières armées de digicodes. » 344 .<br />

Ce mouvement, vu linéaire quand il est associé essentiellement aux exigences<br />

d’hygiène urbaine croissantes et traduites en réglementations successives,<br />

provoquerait à l’acmé de ses conséquences spatiales atomisantes, une contreréaction.<br />

Elle viserait à rétablir une qualité première de la ville, celle de permettre<br />

« d’avoir une expérience du phénomène de la limite », selon Walter Benjamin. 345<br />

342<br />

Dans l’enquête de Chombart de Lauwe, Famille et habitation ,op. cit. note 148.<br />

343<br />

Laurette Wittner et alii, op. cit. note 339.<br />

344<br />

Jacques Lucan, « Les trois reconquêtes de Paris », in Bruno Fortier (sous la dir.), Métamorphoses parisiennes,<br />

Paris, catalogue d’exposition, éd. Pavillon de l’Arsenal et Mardaga, 1996.<br />

345<br />

Cité par J. Lucan, ibid, pour introduire son propos, comme extrait de W. Benjamin, « Paris, capitale du XIX e<br />

siècle », Le Livre des passages, Paris, Les Editions du Cerf, 1993.


En fait, on ne peut pas opposer strictement deux grandes périodes, l’une qui aurait<br />

été régie par la radicalisation progressive de l’hygiène, l’autre qui (re)découvrirait les<br />

vertus de l’urbanité. Si elles ont bien été chacune marquées par une idéologie<br />

dominante, elles ont aussi été imprégnées simultanément par d’autres attentes.<br />

La question de la « limite », que W. Benjamin soulève surtout à propos de la ville,<br />

s’avère également fondamentale à l’interface de l’ensemble de logements et de ses<br />

extérieurs immédiats, dans la mesure où elle implique différents enjeux plus ou<br />

moins antagonistes ou convergents. Ces enjeux, apparus avec l’émergence du<br />

logement social, ont fortement marqué sa conception et les dilemmes qu’elle a<br />

toujours continué de susciter de façon récurrente comme on l’a vu.<br />

L’occurrence de la notion de « limite », qui devient plus fréquente au cours des<br />

années quatre-vingt-dix, au point qu’on peut se demander si elle ne supplante pas<br />

alors celle d’espace intermédiaire, marque en effet une évolution. L’habitat réalisé<br />

pendant les Trente Glorieuses a provoqué en fait, par rapport au thème traité ici,<br />

deux sortes de critique à bien distinguer.<br />

La première concerne la pratique du logement. La « cellule » relève d’une conception<br />

trop réductrice et trop « limitée » dans tous les sens du terme, de l’habitat, confiné<br />

dans un enclos agrégeant pièce par pièce des fonctions élémentaires sans pensée<br />

sur leurs articulations, notamment avec les différents espaces « extérieurs ». Cette<br />

critique, qui s’inscrit dans celle du fonctionnalisme, a été particulièrement nourrie par<br />

le rapprochement sciences humaines/architecture et précède de quelques années la<br />

seconde critique.<br />

Celle-ci, à l’opposé de la stigmatisation de l’excès de délimitation fonctionnelle,<br />

pointe la disparition des limites, selon le point de vue des formes urbaines et de leur<br />

histoire menée par le milieu de la recherche architecturale, et voudrait les voir<br />

rétablies.<br />

On notera que l’apparition d’un discours en référant aux limites est concomitant avec<br />

la montée des exigences gestionnaires (appelant à bien délimiter les statuts des<br />

espaces) et sécuritaires (appelant à clôturer). L’amuïssement des discours sur les<br />

espaces intermédiaires et les interpénétrations qu’ils impliquent, se comprend dans<br />

ce contexte.<br />

Que pourrait-on rétablir comme limites autres que des barrières, clôtures ou grilles ?<br />

Sous l’angle de la morphologie urbaine, il semble qu’il faille distinguer centre-ville et<br />

périphéries. Dans le premier cas, les façades en majorité alignées sur rue<br />

constituent la limite du public et du privé. Ce qui tiendrait lieu d’espaces<br />

intermédiaires ne peut être alors que « côté cour » 346 , étonnant retournement du<br />

long processus historique, qui en avait justement évacué ce rôle, comme on l’a vu.<br />

Dans nombre de Z.A.C. urbaines, des résidences reprennent aussi le principe de<br />

l’îlot, mais sans tourner aussi nettement le dos à la rue. Evitant l’impression de repli<br />

cloîtré et l’excès d’assombrissement, elles ont souvent comme raison d’ouverture un<br />

parc public sur lequel elles forment un front, dans un rapport purement visuel depuis<br />

346<br />

Pierre Gangnet (sous la dir. de), Paris côté cours, la ville derrière la ville, Paris, catalogue d’exposition, éd.<br />

Pavillon de l’Arsenal et Picard, 1998.Il remet en lumière « cour, jardin, cité, hameau, villa, porche, hall ».


les balcons. La fragmentation de ce front renoue avec l’îlot ouvert, mais plutôt celui<br />

de Jean-Charles Moreux le limitant à des « percées d’insolation et d’aération, avec<br />

portiques et grilles de protection » 347 . Complétées aujourd’hui par des digicodes et<br />

des interphones, ces grilles interrompent la continuité des accès aux cœur d’îlot,<br />

mais pas de vues. Laisser pénétrer l’œil, mais non les pas, tel est le paradigme<br />

actuel de la relation entre espace public et espace collectif de la résidence.<br />

Dans les périphéries, la démultiplication de limites et d’espaces, sur l’avant des<br />

maisons individuelles ou groupées, ou de petites résidences, est plus manifeste.<br />

Cependant, matérialiser des séparations 348 entre le public et le privé n’est qu’une<br />

réponse réductrice face à ce que Françoise Choay appelle « la disparition de la<br />

culture des limites » 349 . Il semblerait que le développement d’un discours prolixe, à<br />

partir des années soixante-dix, et flou autour des espaces intermédiaires ou de<br />

transition ait pour raison implicite de vouloir conjurer cette disparition. Une telle<br />

pratique conjuratoire s ‘est étendue à la conception, qui ramène de plus en plus la<br />

question des limites à celle du besoin de clôture d’un territoire démarqué et sécurisé.<br />

Dans cette réduction des limites aux clôtures, des « espaces de l’être » aux<br />

« espaces de l’avoir » 350 pourrait-on dire, on pense à un texte de J.-B. Pontalis<br />

s’interrogeant sur le paradoxe d’une liberté par la « stricte délimitation des<br />

espaces » : « l’image de la clôture est aussi bien celle de la prison que du paradis,<br />

du dénuement que de la manne. Tout est là, tout manque, c’est selon. » 351 .<br />

La culture des limites menacée de disparaître est de deux ordres : d’un côté celle<br />

des savoir-faire de l’art urbain, de l’autre, celle des pratiques sociales correspondant<br />

à la « civilité ». Si l’on peut rétablir des éléments morphologiques constitutifs de<br />

l’architecture urbaine et de ses espaces hiérarchisés, il est plus difficile de redonner<br />

vie à des pratiques sociales, telles que la ville du passé en a secrétées ou montrées,<br />

par exemple à ladite Belle Epoque. Le discours sur l’urbanité des espaces entre ville<br />

et logement révèle la nostalgie d’une culture perdue. Il peut aussi correspondre à<br />

une certaine déréliction des concepteurs aux repères brouillés 352 .<br />

347<br />

Cf. note 181 pour cette conception proposée en 1941 pour le quartier du Marais à Paris.<br />

348<br />

Déjà en 1909, Georg Simmel, en prenant acte que « la limitation informe prend figure », s’interroge sur les<br />

limites, « parce que l’homme est l’être de liaison qui doit toujours séparer, et qui ne peut relier sans avoir<br />

séparé ». Georg Simmel, « Ponts et portes », in La tragédie de la culture et autres essais, éd. Rivages pour la<br />

trad. française, 1988.<br />

349<br />

Citée par Chris Younès, « Entre urbain et nature, inventer et ménager », in Urbanisme, n° 322, janvier-février<br />

2002 (analyse des projets Europan 6).<br />

350<br />

Ces termes sont empruntés à Jean-Loup Gourdon, La rue, essai sur l’économie de la forme urbaine, La Tour<br />

d’Aigues, éd. de l’Aube, 2001.<br />

351<br />

J.-B. Pontalis, L’amour des commencements, Paris, NRF Gallimard, 1986. Il s’agit de l’un des romans (ainsi<br />

que chez le même éditeur Fenêtres, 2000) de ce psychanalyste important pour l’approche du « dedans » et du<br />

« dehors ».<br />

352<br />

Voir Jean-François Chevrier, « L’intimité territoriale », in Le Visiteur, n° 8, 2002. Il montre le déplacement et<br />

le dépassement du rapport public/privé qui ainsi ne coïncide plus avec le découpage juridique : « l’intimité<br />

territoriale peut résulter d’une obligation de repli mais elle participe d’une ouverture. Elle instaure une autre<br />

« dimension » - dans tous les sens du terme – de la subjectivité : irréductible au partage privé-public qui fonde la<br />

définition légale et normative de l’autonomie du sujet depuis la mise en place de la sphère publique bourgeoise.<br />

Ce qui apparaît dans cette ouverture n’est pas l’horizon d’un sujet collectif ni même l’imaginaire d’une<br />

communauté alternative édifiée sur les ruines du contrat politique. L’opposition binaire privé-public est<br />

suspendue par la soustraction de l’intimité et son déplacement dans la dimension territoriale ». A l’inverse, il<br />

montre aussi comment le public s’est immiscé dans le privé.


S’il est par contre une culture qui s’est avérée bien vivace sur la longue durée, c’est<br />

bien celle de la propriété et de son affirmation. Le rôle du jardin pavillonnaire comme<br />

marquage d’un territoire ne s’est jamais démenti. Pour ce qui est des copropriétés<br />

péri-urbaines, ainsi que le confirment des recherches sociologiques actuelles, elles<br />

ne font pas de leur espace extérieur collectif un lieu véritablement partagé entre<br />

résidents. Mais ceux-ci néanmoins se le représentent tous ( ce serait alors la seule<br />

dimension collective qu’on pourrait trouver dans ce type de copropriétés) comme un<br />

écrin valorisant et un écran à autrui. A tel point que cette figure sert aujourd’hui de<br />

modèle à la requalification des ensembles sociaux des années soixante, engagée<br />

sous le terme de « résidentialisation ». Un tel terme représenterait ainsi le dernier<br />

avatar linguistique en date de cette question aporétique et mythique des espaces<br />

intermédiaires, en en attendant alors de nouveaux.


annexes :<br />

illustrations


Figure 1 – Eugène Hénard :<br />

1 – Le « boulevard à redans » (in Etudes sur les transformations de Paris, 1903-1909).<br />

2 – La « rue future » (in La ville de demain, 1910).


Figure 2 – Projets aux deux concours HBM de la Ville de Paris, 1912-1913 (1 et 2 : rue Henri-Becque,<br />

Paris 13 ème , 3 et 4 : avenue Emile Zola, Paris 15 ème ).<br />

1 – Gilbert et Poutaraud<br />

2 – Jean Walter<br />

3 – Jacques Greber<br />

4 – Deslandes


Ilot fermé<br />

(cœur inaccessible,<br />

préservé, avec aire de<br />

jeux)..<br />

Impasse<br />

(ouverture à la pénétration d’une<br />

voie)<br />

disposition intermédiaire<br />

(place accessible)<br />

Figure 3 – Trois cas de figures unwiniennes réunis en un ensemble formant redans, à Birds Hill,<br />

Letchworth (1904-1920), R. Unwin, B. Parker, B. Scot et S.P. Taylor arch.


Figure 4 – New York, du Superblock au Garden-Apartmens : vers l’unité de voisinage (Neighbourhood<br />

unit).<br />

1 – Riverside, réalisation philanthropique (A.T. White), W. Field et fils arch. 1890.<br />

2 – Proposition de Superblock, I. N. Phelps-Stokes arch., 1901.<br />

3 – Forest HIlls Gardens, F.L. Olmsted Jr et G. Atterbury arch. : deux alternatives pour le block<br />

(Fondation Russel Sage, 1908).<br />

4 – Projets de H.A. Smith (1917)<br />

5 – Andrew Thomas : proposition (1919) et Garden-apartments, « Opération n° 8 » pour Queensboro<br />

Corporation, 1920.


Figure 5 – Clarence Stein<br />

1 – Proposition pour un Superblock new-yorkais (1919)<br />

2 – Sunnyside Gardens (1924-1928, avec Henry Wright)<br />

3 – Radburn N.J. (1927 – 1929, avec H. Wright): projet ,réalisation et détail d’une unité de voisinage.


Figure 6<br />

1 – Donat Alfred Agache : plan de Deuil-la Barre (1924) : « la ville s’atomise en quartiers satellites<br />

réassociés ».<br />

2 – Gaston Bardet , « la ville telle qu’elle est : une grappe, une fédération de communauté », d’après<br />

Les échelons communautaires dans les agglomérations urbaines (publiés en 1946) : les « limites<br />

anamostosées ».<br />

3 – Jean Renaudie : projet de village de vacances à Gigaro (1963 – 1964).


Figure 7 – Le Corbusier : plusieurs genres de « prolongement » :<br />

1 – d’après Sur les quatre chemins (1941)<br />

2 – d’après La maison des hommes (1942)


Figure 8 – Curetage des îlots insalubres et dégagement d’un cœur d’îlot :<br />

1 – Patrick Geddes : « Principe de chirurgie conservatrice » pour la ville indienne (1915).<br />

2 – Robert Auzelle, étude théorique publiée dans Destinée de Paris (1943).<br />

3 – Jean-Charles Moreux (1941).


Figure 9 – Théorisations de l’îlot ouvert :<br />

1 – Tony Garnier : Cité Industrielle (1902)<br />

2 – Robert Auzelle, de l’îlot traditionnel à la composition ouverte (1950)<br />

3 – Antoinette Prieur : schémas comparatifs, de l’îlot fermé aux unités de résidences dans des parcs<br />

(1947)<br />

4 – André Gutton : « plan théorique n° 1» , 1951.<br />

5 – Jaap Bakema : Housing Unit pour Pendrecht I (1949).


Figure 10 – Réalisations d’îlots ouverts avec parcs :<br />

1 – Robert Auzelle, Cité de La Plaine, Clamart, 1950-1969<br />

2 – Marcel Lods, Marly – Les Grandes Terres, 1953-1964<br />

3 – René André Coulon, Neuilly-Bagatelle, 1954-1959


Figure 11 – Deux conceptions différentes du Core :<br />

1 – Jaap Bakema, projet de Pendrecht, 1949 – 1951<br />

2 – Aldo Van Eyck, projet de Nagele, 1948 -- 1958


Figure 12 – A. et P. Smithson :<br />

1 – Etudes théoriques pour Golden Lane (1951 – 1952) : house/street/district/city ; deck-housing,<br />

street-in-the-air, yard garden<br />

2 – Projet de terraced houses (1953)<br />

3 – Robin Hood Gardens (Londres, 1966-1970)


Figure 13 – Aldo Van Eyck :<br />

1 – Schémas spatiaux<br />

2 – Orphelinat d’Amsterdam (1955 – 1960)


Figure 14 – La communauté / l’individu :<br />

1 - Christopher Alexander : diagramme théorique et exemple de pattern<br />

2 – Nicklas Habraken : zone et marge.


Figure 15 – Jean Renaudie : complexité et espace privatifs extérieurs.<br />

1 – Village de vacances Bonne -Terrasse, 1962.<br />

2 – Village de vacances de Gigaro, La Croix-Valmer, 1963-1964<br />

3 – Ivry ( à partir de 1969)


Figure 16 – Georges Candilis :<br />

1 – Recherches pour un habitat à terrasses au Maroc : « nid d’abeilles » et « Sémiramis » (1952-<br />

1953)<br />

2 – L’habitat de loisirs : marines à Barcarès-Leucate.

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