introduction - Mission Ethnologie
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1<br />
MINISTERE DE LA CULTURE - D.A.P.A - MISSION DU PATRIMOINE<br />
ETHNOLOGIQUE<br />
.<br />
ENTRE VILLE ET LOGEMENT<br />
en quête d’espaces intermédiaires<br />
CHRISTIAN MOLEY<br />
ECOLE D’ARCHITECTURE DE PARIS - LA VILLETTE<br />
MAI 2003
2<br />
Direction de l’Architecture et du Patrimoine/ <strong>Mission</strong> du Patrimoine Ethnologique<br />
subvention du 18/09/01 pour la recherche AO 01 FR 48 « La transition entre espaces<br />
privé et public :aux sources d’une notion croisant sciences humaines et architecture »
3<br />
sommaire<br />
<strong>introduction</strong> 4<br />
aux origines d’une pensée dialectique sur l’espace résidentiel 11<br />
vie associative ou propriété d’une maison individuelle ? 12<br />
l’importance prise par la cour 15<br />
ouverture/fermeture spatiale et sociale 17<br />
de la cour à la rue : déplacement de la question 24<br />
l’abstraction progressive des « espaces libres » et de la « nature » 30<br />
hygiène, vide social et prolongements mythiques 34<br />
communauté et unité de résidence 38<br />
l’idée de communauté dans les sciences humaines naissantes :<br />
échelle intermédiaire et relations sociales<br />
l’ « unité de voisinage », une notion commune à la sociologie et à l’urbanisme<br />
condenser la cité-jardin<br />
des « échelons communautaires » voulus opératoires<br />
idéaux humanistes et concrétisations réductrices 80<br />
le renouvellement larvé de l’ « îlot ouvert »<br />
entre culturalisme et modernisme : les apports discordants du Team Ten<br />
domestiquer les dialectiques :<br />
« complexité » et « structure » face à l’opposition individu/grand nombre<br />
prolongements individuels<br />
d’une culture à un discours : pour clore et ouvrir 134<br />
convergences interdisciplinaires<br />
l’ « urbanité » face à la « résidentialisation »<br />
annexes : illustrations 155
4<br />
<strong>introduction</strong>
5<br />
Du point de vue de ses formes comme de ses pratiques, l’habitat urbain a fait<br />
l’objet de nombreux ouvrages. Plus ou moins orientés sur les unes ou sur les<br />
autres, ils peuvent être monographiques ou typologiques, privilégier des lieux<br />
ou des périodes, ou bien s’attacher à saisir sur la longue durée. On remarque<br />
aussi que des travaux concernent l’habitation proprement dite, ou alors l’espace<br />
public où elle s’inscrit, mais il semblerait que leur articulation ait été un peu<br />
moins étudiée . Sans doute une telle notion ne se laisse-t-elle pas aisément<br />
appréhender. Penser globalement les relations établies entre les sphères privée<br />
et publique de l’habitat, relations dialectiques, présente une certaine<br />
complexité. L’idée même de « relation » entre de tels domaines est en outre<br />
assez large : elle peut concerner le passage de l’un à l’autre, la perception par<br />
les cinq sens, les rapports sociaux ; elle peut également recouvrir un espace<br />
mis en forme (sas, filtre, seuil) avec le propos de l’instrumenter, en la facilitant<br />
et/ou en la contrôlant. Le peu d’études et de recherche correspondrait alors à<br />
la difficulté d’en cerner l’objet.<br />
Le constat trouverait son pendant dans les théories et les doctrines de<br />
conception. On en connaît qui portent essentiellement sur le logement, à l’ère<br />
fonctionnaliste, ou sur l’urbanisme, mais on peut se demander si l’interface<br />
ville/logement proprement dit a lui aussi autant mobilisé la réflexion des<br />
concepteurs. D’ailleurs, plus généralement, a-t-il fait l’objet d’une pensée<br />
explicitée, tant chez les chercheurs que chez les acteurs opérationnels de<br />
l’habitat ? A cette question, on serait tenté de répondre d’emblée en s’orientant<br />
en priorité sur les années 1970, décennie dont on se souvient qu’elle a été<br />
particulièrement riche en projets et en études conviant et nommant des<br />
relations et des dispositifs spatiaux entre espaces privé et public, de même que<br />
individuel et collectif.<br />
Ces années ont en effet, entre autres questions, vu l’avènement et la<br />
consécration d’une problématique d’espace intermédiaire, associée à une<br />
terminologie encore bien établie quoique passablement floue, sinon ambiguë.<br />
Afférent en effet à cette problématique des termes aussi variés que « espace<br />
intermédiaire », mais aussi « espace de transition », « espace semi-collectif »<br />
ou « …semi-public », ou bien encore « prolongement du logement ». Ces<br />
termes sont-il synonymes, employés indifféremment, ou sont-ils à distinguer<br />
avec précision au sein d’un champs notionnel dont ils relèveraient ?<br />
Deuxième constat à leur propos : ils sont employés depuis les années 1970<br />
aussi bien par les sociologues, dans leurs recherches, études et évaluations<br />
d’opérations, que par les architectes.<br />
Enfin, ces termes sont appliqués indistinctement à des espaces privatifs en<br />
extension externe du logement (terrasse, jardinet en pied d’immeuble), à<br />
l’espace collectif résidentiel (parties communes d’immeuble, espace vert dans<br />
l’opération) et à l’espace interposé entre la résidence et l’espace public.
6<br />
Face à cette floraison terminologique soudaine et plurielle, trois questions<br />
principales se posent :<br />
- pourquoi la décennie 1970 lui a-t-elle été propice ?<br />
- quelle en est en fait l’origine ?<br />
- quels sont le sens et la portée de ces termes ? Désignent-ils des espaces<br />
réels ou des enjeux et intentions de conception plus ou moins mythiques ?<br />
Par delà leurs variations, renvoient-ils à une problématique constante de<br />
l’habitat ?<br />
A ces trois interrogations correspondent trois ensembles d’hypothèses :<br />
Concernant l’incidence des années 1970, nous admettrons d’abord que la<br />
quête d’espace intermédiaire est l’un des avatars idéologiques consécutifs à<br />
Mai1968, en particulier les thèmes de la convivialité et des nouveaux rapport à<br />
l’autre. Plus précisément, on se souviendra que ce mouvement déjà en germe<br />
s’est déclenché pour une bonne part sous l’impulsion conjointe des étudiants en<br />
architecture aux Beaux-Arts et des étudiants en sociologie à Nanterre. Ce<br />
rapprochement de deux disciplines très concernées par le cadre de vie eut des<br />
retombées immédiates sur l’enseignement et la recherche. La création des<br />
Unité pédagogiques d’architecture en 1969 se traduit notamment par l’ouverture<br />
de l’enseignement aux sciences humaines, la notion d’espace étant l’une des<br />
plus séminales pour l’interdisciplinarité alors promue. Parallèlement, en<br />
contribuant à renforcer celle-ci, de facto, sont institués des programmes de<br />
recherche architecturale (CORDA), urbaine (DGRST) et finalisée sur le<br />
logement (Plan-Construction) ou plutôt sur l’habitat, puisque telle est la<br />
nouvelle orientation décrétée par son ministère de tutelle.<br />
L’évolution, toujours à partir de 1969, de la politique productiviste du logement<br />
vers une politique de l’habitat replacée dans le marché, traduit aussi la prise de<br />
conscience qu’habiter ne se limite pas à utiliser fonctionnellement l’intérieur<br />
d’une « cellule » mais induit une acception plus large, l’espace d’habitation luimême<br />
étant à considérer hors de cette seule enceinte. Cette évolution<br />
correspondait à celle de la demande, telle que les études sociologiques l’avait<br />
alors mise en évidence. Parmi elles, on peut distinguer :<br />
- l’observation critique de la vie quotidienne dans les grands ensembles ; elle<br />
stigmatisa en particulier le vide spatial et social que constituaient ces vastes<br />
espacements, sans équipements, entre les « barres » et contribua ainsi à<br />
plaider en faveur d’espaces collectifs présentant des qualités d’échelle.<br />
- les études visant à caractériser les pratiques des habitants, dans différents<br />
types d’habitat, individuel ou collectif ; elles ont comme point commun, pour<br />
nombre d’entre elles, de référer leurs analyses aux catégories proposées<br />
par N. & A. Haumont et M.G. & H. Raymond, à partir de leur ouvrage Les<br />
pavillonnaires, issu d’une enquête de 1966 en banlieue parisienne. Ils y ont<br />
révélé des pratiques et des représentations de la maison fondées pour des
7<br />
systèmes spatio-symboliques d’opposition et de gradation : dehors/dedans,<br />
devant/derrière, montré/caché, propre/sale, public/privé. Cette dernière<br />
opposition implique en particulier pour l’habitant, ainsi que l’ouvrage les<br />
nomme, des « espaces de transition » : la limite entre deux espaces<br />
opposés ne se réduit pas au rôle séparatif d’une simple frontière ou paroi,<br />
elle appelle un dispositif de franchissement graduel et contrôlé.<br />
Bien que cet ouvrage ait porté sur le pavillon, ses catégories furent souvent<br />
transposées à l’habitat collectif, tant par des sociologues que par des<br />
architectes, qui trouvèrent dans leur formulation structuraliste et rapportée à<br />
l’espace la possibilité de concepts opératoires, davantage sans doute que dans<br />
la critique des grands ensembles.<br />
Ce constat initial, sur lequel nous reviendrons plus en détail, mène au deuxième<br />
ensemble d’hypothèses. Si l’on peut trouver des raisons conjoncturelles<br />
objectives (politique nouvelle du logement, encouragement de la recherche,<br />
transformation de l’enseignement avec développement de sa pluridisciplinarité,<br />
soit des évolutions congruentes aux aspirations exprimées en 1968) à l’essor<br />
d’une réflexion repensant l’articulation des domaines privés et publics relatifs à<br />
l’habitat, on ne peut se contenter de cette causalité immédiate. S’agissant de la<br />
formation de notions, il faut avoir un regard plus étendu et retrospectif : elles se<br />
forment dans la durée, comme des éléments d’une culture dont on se<br />
demandera comment elle s’établit et se diffuse. Le fait qu’une même<br />
terminologie ait été reprise dans différentes disciplines concernées par l’habitat<br />
laisserait supposer des croisement et des va-et-vient entre elles. Une<br />
hypothèse sera donc qu’élucider l’émergence et le devenir des mots et discours<br />
sur l’interface du logement, comme sphère privative, et de ce qu’on pourrait<br />
appeler l’espace de l’autre (résidentiel et public) nécessite de confronter dans le<br />
temps les apports respectifs et les liens des sciences humaines, d’une part, et<br />
de l’architecture et de l’urbanisme, d’autre part, autour de cette question.<br />
Le travail d’archéologie du savoir, pour le dire comme Michel Foucault, sera<br />
ainsi essentiellement axé sur des textes et non pas directement sur la<br />
production architecturale, c’est-à-dire, plus sur les mots que sur les choses, en<br />
paraphrasant toujours le même auteur. Les écrits d’architectes, d’urbanistes et<br />
d’autres acteurs et idéologues de l‘habitat seront sélectionnés parmi les plus<br />
diffusés, à partir de leurs publications d’ouvrages et d’articles. Pour les sciences<br />
humaines (sociologie, anthropologie, géographie et philosophie principalement),<br />
seront privilégiés les auteurs cités par les précédents et/ou connus pour avoir<br />
noué des relations avec certains d’entre eux.<br />
Vouloir appréhender la genèse de leurs notions sur la longue durée correspond<br />
d’abord au passage graduel de la société traditionnelle (avec ses formes de<br />
communautés villageoises ou familiales ainsi que ses pratiques de l’espace<br />
public) à la société moderne industrielle (montée de la vie familiale repliée sur<br />
le couple, de la « société intimiste » sans « culture publique », selon Richard<br />
Sennett, de l’individualisme et de l’incivilité). Cette évolution, particulièrement
8<br />
éclairée dans les années 1970 par des travaux d’historiens, avait en fait déjà<br />
commencé à être caractérisée depuis le milieu du XIX e siècle, en France, en<br />
Allemagne ou en Amérique. Face à la disparition des communautés propres à<br />
la société rurale, nombre de ces études se sont demandées, s’il existait en ville<br />
de nouvelles formes de communauté.<br />
Le développement d’une micro-sociologie s’intéressant aux notions de<br />
proximité et de voisinage concerne notre sujet, dans la mesure où elle tend à<br />
les associer à l’espace. Une telle corrélation a été perçue plus finement avec du<br />
recul : il semble que ce soit dans les années 1960-70 que les historiens de la<br />
société aient eu le mieux conscience de ce qu’avaient été « les espaces<br />
privilégiés de la sociabilité originale du XIX e siècle » et des implications de « la<br />
disparition de ces espaces ou leur changement de fonction au XX e siècle »<br />
(Philippe Ariès). Ces recherches fleurissaient au moment où un constat<br />
analogue de disparition était dressé aussi bien par la sociologie de l’habitat<br />
alors en essor que par les architectes-urbanistes évaluant le cadre de vie<br />
procurés pas les grands ensembles et dénonçant les carences qualitatives de<br />
leurs extérieurs.<br />
Si bien que, en première approche, on est tenté de resituer notre travail dans<br />
une tendance lourde d’évolution historique sous trois aspects<br />
complémentaires : déclin des communautés traditionnelles, développement des<br />
sciences humaines s’interrogeant sur les nouvelles formes micro-sociales<br />
qu’elles pourraient prendre en milieu urbain, disparition progressive des<br />
espaces d’urbanité avec la montée de la production de masse cautionnée par<br />
l’idéologie rationaliste du Mouvement moderne. L’intérêt scientifique pour les<br />
« espaces intermédiaires », combiné à leur apologie, se comprend dans le<br />
procès des conséquences urbanistiques des Trente Glorieuses et dans une<br />
certaine propension nostalgique à vouloir rétablir les dimensions sociales et<br />
spatiales perdues.<br />
Il ne faudrait pas cependant s’en tenir à une représentation linéaire de l’histoire,<br />
mais adopter également un point de vue dialectique, ce qui constitue notre<br />
troisième ensemble d’hypothèses. L’idée d’espace intermédiaire est à<br />
considérer dans le temps parce qu’elle traduirait une problématique constante,<br />
tant dans l’habiter que dans la conception de l’habitat, régie par des enjeux<br />
contradictoires créant des dilemmes récurrents.<br />
Ainsi, le logement ouvrier, puis social, a toujours suscité, à l’interface avec ses<br />
extérieurs, un ensemble d’exigences antagonistes : ouvrir, à la pénétration de<br />
l’air et de la lumière, mais sans nuire à l’intimité visuelle et favoriser l’intrusion<br />
d’autrui ; refermer, pour des raisons sécuritaires, mais sans enfermer ;<br />
introvertir, pour contribuer à un sentiment de communauté résidentielle, mais<br />
sans parquer ; présenter une façade digne, mais sans farder l’identité de<br />
l’habitat et contrevenir à l’esthétique urbaine donnée à la rue où elle s’insère. La<br />
prise en compte, complexe et variable de ces paramètres sanitaires,<br />
sécuritaires, communautaires et identitaires induirait alors un jeu
9<br />
d’ouverture/fermeture constamment à l’œuvre dans l’idéologie de l’habitat et la<br />
conception de ses espaces. Relier et séparer l’habitation et ses abords, cette<br />
quête dialectique essentielle ne concerne pas que les seuls dispositifs spacieux<br />
de l‘habitat entre logement et ville, mais touche, à travers l’habiter, aux<br />
questions des relations entre individu et groupes sociaux, telles que les<br />
sciences humaines se les sont posées, en intégrant elles aussi<br />
progressivement une compréhension de plus en plus dialectique, à l’instar de<br />
H. Bergson, M. Mauss, G. Bachelard, G. Gurvitch ou H. Lefebvre.<br />
Pour l’habitant aussi, l’attente vis-à-vis de l’espace aux abords immédiats de<br />
son logement serait double : souhaite-t-il un espace qui favoriserait le lien social<br />
ou qui tiendrait autrui à distance tout en affirmant son domaine ? A ce titre, le<br />
pavillon, entouré de son jardin, prolongé par ses annexes extérieurs, pourvu de<br />
seuil, perron et clôture, peut être interrogé comme référence idéale de l’habitat<br />
collectif en quête d’espaces intermédiaires instrumentant le repli et la<br />
territorialisation, selon ce qu’on appellerait aujourd’hui la « résidentialisation ».<br />
Quant à l’espace intermédiaire vu sous l’angle de l’ouverture aux relations<br />
sociales de proximité, il renvoie en fait à une double interrogation. Parmi les<br />
nombreux aspects qu’elle implique, la conception de l’habitation dit « collectif »<br />
a, en effet, par rapport à ce qualificatif, toujours soulevé deux questions<br />
récurrentes : en quoi, d’une part, un ensemble d’habitation définit-il une<br />
communauté de résidence ; quelle relation, d’autre part, un tel ensemble<br />
entretient-il avec l’espace public.<br />
La première question concerne certes en premier lieu l’homogénéité/mixité de<br />
la composition sociale et du programme des logements constituant l’ensemble.<br />
Mais, par-delà, elle a toujours tendu à renvoyer aux effets que pourrait avoir la<br />
configuration spatiale de ses parties communes internes et externes sur la vie<br />
collective résidentielle. Cette idée a été largement entretenue par des cas<br />
particuliers et favorables se prêtant à admettre le rôle fédérateur de dispositifs<br />
spatiaux auprès des habitants. Ainsi, des communautés fondées sur le partage<br />
des mêmes valeurs ou idéologies peuvent avoir un habitat polarisé sur un<br />
espace collectif et/ou des équipements communs. Des exemples tels que les<br />
chartreuses, les béguinages ou les phalanstères ont pu notamment être<br />
conviés par des penseurs de l’habitat, hypostasiant l’espace central collectif, à<br />
la fois condensateur et célébrateur de rapports micro-sociaux forts au sein de<br />
l’unité de résidence. Dans ces conditions, la cour et le cœur d’îlot ont été et<br />
sont encore souvent envisagés comme des dispositifs spatiaux présumés avoir<br />
ces vertus, alors même que leurs habitants ne sont réunis par aucun lien<br />
véritable, autre que celui d’un même niveau de « solvabilité » selon la notion<br />
des gestionnaires actuels.<br />
La seconde question concerne les relations de l’habitat à l’espace public.<br />
L’alignement et le contact direct des immeubles avec la rue constituent, surtout<br />
depuis les opérations haussmanniennes, le rapport le plus établi de l’habitat<br />
avec l’espace urbain. Le front continu des immeubles mitoyens et alignés
10<br />
traduit d’abord une occupation maximale des parcelles dans des limites<br />
réglementaires imparties ; mais il semble indiquer aussi, à l’origine, la volonté<br />
de faire donner l’habitation principalement sur la rue, puisque toutes les belles<br />
pièces des appartements étaient placées en façade sur celle-ci. Cette mise en<br />
représentation de la bourgeoisie allait de pair avec le fait que la rue était à<br />
proprement dire un espace public, où « avait lieu » une vie sociale effective.<br />
Elle était ainsi, depuis la Révolution, l’endroit où se formait l’opinion publique.<br />
Le déclin d’une telle socialité urbaine – la mort de l’espace public selon<br />
J.Habermas – et la dévalorisation de la rue, devenue voie de circulation et<br />
source de nuisances, ont remis en question la relation de l’immeuble à la ville,<br />
relation ramenée dès lors surtout à l’esthétique et à l’hygiène. Assujettir les<br />
façade de chacun des immeubles à un ordonnancement d’ensemble, contrôler<br />
leur gabarit de façon à ce que le volume laissé à la rue dispense assez d’air et<br />
de lumière pour les appartements : telles sont à l’ère contemporaine, pour les<br />
édiles, les dimensions publiques de l’habitat urbain à l’interface avec ses<br />
intérieurs.<br />
Par rapport aux habitants, elles s’avèrent plus complexes, en impliquant une<br />
dialectique de l’ouverture et de la protection, tant du point de vue du confort que<br />
de la dualité du paraître et de l’intimité.<br />
La conception des relations spatiales de l’immeuble avec la rue, dans la mesure<br />
où elle doit intégrer des exigences contradictoires, évoluant en outre avec la<br />
société, a dès lors toujours fait l’objet de débats récurrents et de remise en<br />
cause, comme en témoignent l’histoire des doctrines architecturales, celle des<br />
règlements urbains et celle des formes bâties. Les façades au contact de la rue<br />
ont ainsi oscillé entre nette frontière plane et volumétrie poreuse, du bowwindow<br />
(depuis 1882 à Paris) jusqu’aux récentes anfractuosités de la « façade<br />
épaisse » ; entre saillie des balcons et renfoncement des loggias ; entre<br />
alignement et retrait, avec interposition d’un espace écrin/écran plus ou moins<br />
planté, de la simple plate-bande à la cour d’entrée.<br />
L’autre question, celle de la vie interne à la résidence et des espaces qui en<br />
seraient le vecteur, a tout autant tiraillé la conception. Les opérations<br />
comportant plusieurs unités d’immeuble sont souvent disposées autour d’une<br />
cour centrale. Ce cœur d’îlot n’est il alors qu’un vide d’air excluant toute<br />
pratique sociale et contribuant d’abord à mieux séparer les différentes montées<br />
d’escalier, ou est-il au contraire le lieu privilégié d’une convivialité de<br />
voisinage ? Est-il à ouvrir ou à refermer sur lui-même pour le couper de la rue,<br />
dans une idée de contrôle plus ou moins ségrégatif ou de préservation d’un<br />
havre paisible ? Pour quel ensemble d’habitants : à composition non spécifiée,<br />
mixte ou homogène ? L’habitat dit « collectif » peut-il reposer sur une notion à<br />
la fois spatiale et sociale d’ « unité de résidence », qui correspondrait à une<br />
idée de « communauté » ou de « voisinage », mais alors avec quelle taille et<br />
avec quels dispositifs spatiaux, mais surtout avec quelle réalité sociologique ?
11<br />
aux origines<br />
d’une conception dialectique<br />
de l’espace résidentiel
12<br />
vie associative ou propriété d’une maison individuelle ?<br />
Au milieu du XIX e siècle, moment connu comme celui de l’émergence des<br />
réflexions sur l’habitat et ses politiques, qu’en est-il de l’articulation des sphères<br />
du public et du privé ? Formulée ainsi, c’est-à-dire telle que nous l’entendons<br />
aujourd’hui dans ses implications spatiales pour l’habiter, cette interrogation est<br />
quelque peu anachronique. Du contexte de l’époque, on peut d’abord retenir,<br />
par rapport à notre sujet, une double gestation. Celle de la société industrielle et<br />
de la république, la question de la res publica correspondant alors à<br />
l’occurrence la plus fréquente du terme que nous opposons à « privé ».<br />
Pour Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’idée de république va de pair avec<br />
l’avènement de la démocratie, qui lui paraît inéluctable. Cette émergence de l’<br />
« égalité des conditions », et par-delà d’une vaste classe moyenne, aurait pour<br />
conséquence selon lui le désintérêt pour les affaires publiques, chacun se<br />
repliant sur soi pour se consacrer à ses ambitions et à son bien-être. Les<br />
citoyens « n’ont pas naturellement le goût de s’occuper du public, mais souvent<br />
le temps leur manque pour le faire. La vie privée est si active dans les temps<br />
démocratiques [ … ] qu’il ne reste presque plus d’énergie ni de loisir à chaque<br />
homme pour la vie politique [ … ]. L’amour de la tranquillité publique est<br />
souvent la seule passion politique que conservent ces peuples ». Dans des<br />
termes aussi actuels que son intuition de la demande sécuritaire, il constate<br />
que « l’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque<br />
citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa<br />
famille et ses amis." 1 .<br />
Tocqueville cherche le modèle de la démocratie en Amérique, où il séjourne, et<br />
en tire deux conclusions principales. Pour qu’une démocratie se prémunisse<br />
contre les risques de l’individualisme, elle doit s’appuyer, d’une part, sur l’ordre<br />
et la morale, d’autre part, sur des « corps intermédiaires » entre l’individu et le<br />
pouvoir central. Montesquieu avait déjà émis une telle idée, mais on se souvient<br />
que la Révolution avait interdit les associations et les corporations. C’est alors<br />
plutôt en Amérique que Tocqueville redécouvrira le rôle important de la vie<br />
associative. Sur ce plan, il amorce l’intérêt qui se manifestera plus tard au sein<br />
de la sociologie française vis-à-vis des travaux américains sur le « voisinage »,<br />
comme ceux de l’Ecole de Chicago.<br />
Tocqueville alimente dans l’immédiat la réflexion politique autour des structures<br />
administratives territoriales (sur les thèmes de la « décentralisation », de<br />
l’ « autonomie locale » ou de la régionalisation 2 , mais pas la question ouvrière<br />
alors qu’elle pouvait entrer dans son constat : la désintégration des<br />
1<br />
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835-1840.<br />
2<br />
En 1851, des hommes politiques de droite prônent, avec Auguste Comte et Frédéric Le Play, l’<br />
« autonomie locale ». Mais si des libéraux proposent des programmes de « décentralisation », que<br />
Maurras associe en 1900 au « régionalisme », des gens comme Proudhon pouvaient aussi défendre des<br />
idées assez proches, telles chez ce dernier la « fédération des communes » ainsi que « diviser la France en<br />
douze états indépendants et supprimer Paris » (1860). Après la guerre de 1870, la « nation » sera remise<br />
en avant, notamment par Fustel de Coulanges et Renan.
13<br />
communautés, l’atomisation sociale ou l ‘ « anomie », comme dira Durkheim,<br />
sont à mettre aussi au compte du développement de la société industrielle et du<br />
déplacement de la main d’œuvre rurale vers les villes.<br />
C’est seulement dans la mouvance des utopies fouriéristes que l’on retrouve<br />
des propositions qui rappellent Tocqueville. Ainsi, l’architecte Victor Calland<br />
projette en 1855 une « unité sociale » pour « faire passer de l’isolement de<br />
l’antagonisme à celui de rapprochement de solidarité et d’association ». Mais<br />
les réalisations sur le principe phalanstérien étant restées très marginales, la<br />
notion de « cité » ouvrière trouvera ses modèles idéologiques et spatiaux<br />
essentiellement à partir des réalisations à l’initiative du grand patronat.<br />
Que ce soit au Creusot, à Mulhouse, dans le bassin minier ou entre Rouen et<br />
Le Havre, on sait que ces cités du XIX e siècle étaient formées de maisons<br />
individuelles, plus ou moins groupées pour des raisons de densité et non de<br />
conditions favorables à la vie associative. Si la philosophie sociopolitique prône<br />
alors celle-ci, le patronat, dans ses cités ouvrières comme dans ses usines,<br />
l’empêche plutôt, rejoignant l’exigence d’ordre et de morale que même<br />
Tocqueville paradoxalement considérait nécessaire.<br />
Le choix de la maison plutôt que la « caserne », pour loger l’ouvrier ne doit pas<br />
être ou seulement sous l’angle disciplinaire et paternaliste. On ne peut nier que<br />
la maison et sa parcelle à jardiner renvoient à une dimension anthropologique<br />
et à un idéal de l’habiter, même s’il a été largement entretenu par des<br />
idéologues.<br />
Il s’ensuit que le développement de l’habitat collectif pour loger l’ouvrier en vile<br />
a été ressenti et admis comme un pis-aller, rendu inéluctable par les coûts<br />
fonciers et ses conséquences sur la densité. Pour autant, on ne renonce pas à<br />
préserver des liens, furent-ils purement symboliques, avec les idéaux originels<br />
de la maison. Lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1867, les<br />
« habitations ouvrières » mises en exergue sont des ensembles de maisons<br />
individuelles, groupées en bande ou par deux ou quatre, telles que les réalisent<br />
des patrons de manufactures ou de mines pour leurs employés. A partir d’un<br />
rapport sur ces habitations, le comte Foucher de Carell peut alors déclarer plus<br />
généralement : « le problème de l’hygiène et de l’architecture réside dans l’art<br />
de porter toute son attention sur les transitions et de rendre à l’ouvrier de la ville<br />
quelque chose de la campagne. (…) Vous voulez le loger et le conduire au<br />
bien-être : ne lui ôtez pas l’illusion du foyer, symbole de la famille et donnez-lui<br />
aussi, si vous le pouvez, l’illusion des « champs » 3 .<br />
Le terme de « transitions », employé sans autre explicitation, semble avoir ici<br />
une signification liée plus au temps qu’à l’espace : il s’agirait d’évoquer la<br />
maison natale, foyer familial indissociable d’une terre à cultiver, pour ces<br />
3<br />
A. Foucher de Carell, Les Habitations ouvrières, Paris, Exposition universelle de 1867, E. Lacroix<br />
éditeur, 1868.
14<br />
ouvriers d’extraction paysanne dont le changement de vie s’opérerait ainsi plus<br />
en douceur.<br />
On peut néanmoins penser dans cette même citation, que « transition » qualifie<br />
aussi un espace entre la maison et la rue, à savoir le jardin potager, ainsi que le<br />
propose l’une des réalisations la plus célébrée à cette exposition : le « carré<br />
mulhousien » de E. Cacheux et E. Müller 4 , c’est-à-dire le groupement en croix<br />
de quatre maisons assemblées au centre du terrain carré et partagé en autant<br />
de parcelles. Cette unité de cité ouvrière, basée sur un maillage viaire en grille<br />
orthogonale, place donc les jardins au contact et au vue de la rue, en avant de<br />
chaque maison. Dans les groupements habituels en bande, les jardins potagers<br />
sont sur l’arrière, parfois complétés d’un mince jardinet d’agrément en façade.<br />
Dans le cas présent le lopin de terre est d’un seul tenant, avec une implantation<br />
sur l’avant présentant plusieurs avantages : son bon entretien est d’abord<br />
visible par tous, selon une émulation et un contrôle mutuel correspondait aux<br />
volontés civilisatrices des logeurs patronaux 5 . Ensuite, le jardin interposé entre<br />
rue et maison donne un sentiment de protection et affirme aussi la propriété<br />
d’un territoire marqué par une clôture.<br />
Car le goût de l’effort inculqué ne provient pas seulement du travail qu’exige un<br />
potager, mais aussi de l’encouragement à l’épargne, puisque ces petites<br />
propriétés sont en accession par annuités. Une hypothèse est alors faite ici :<br />
appliquée à l’habitat collectif, la notion de transition a pour origine la maison,<br />
sur un plan à la fois temporel (évocation des racines) et spatial ; l’espace avant,<br />
sur rue, manifeste la propriété et permet un jardin, substitut de la campagne,<br />
qui expose au regard régulateur d’autrui, mais donne aussi une intimité à<br />
l’habitation en retrait.<br />
Aux origines de la question qui sera celle des espaces intermédiaires pour<br />
l’habitat collectif, il faut ainsi voir d’abord la compensation implicite de la perte<br />
des fondements de l’habiter, dont les idéaux tiennent en grande partie à la<br />
propriété d’une maison et de sa parcelle, marquée et jardinée.<br />
Mais il faut voir aussi une quête qui viserait à réifier et à instrumenter un autre<br />
idéal : celui d’une échelle sociale intermédiaire, entre l’individu et la société de<br />
masse anonyme qu’engendre l’ère industrielle. Pour l’habitat ouvrier en essor,<br />
cette quête s’ensuit dans deux voies inégales.<br />
Dans la première, les réalisations peu nombreuses plus ou moins dérivées du<br />
fouriérisme, tel le Familistère Godin à Guise, s’attacheront à introvertir l’habitat<br />
sur une partie commune centrale, dont la forme géométrique est supposée<br />
4<br />
Voir S. Jonas, P.-L. Heckner et J.-M. Knorr (A.R.I.A.S.), La Cité de Mulhouse (1853-1870) : un modèle<br />
d’habitat économique et social du XIX è siècle, Strasbourg, rapport de recherche pour le Bureau de<br />
Recherche Architecturale, 1981.<br />
5<br />
Il n’est pas nécessaire de développer davantage ce point largement éclairé par Lion Murard et Patrick<br />
Zylberman, Le Petit travailleur infatigable, Fontenay-sous-Bois, Recherches, n° 25, 1976 ou par Isaac<br />
Joseph, Discipline à domicile, Fontenay-sous-Bois, Recherches, n° 28, 1977, dans la lignée de Michel<br />
Foucault.
15<br />
avoir des effets sociaux directs et servir de célébration de la communauté<br />
réunie ; ce modèle concentrationnaire, au sens étymologique, d’un habitat<br />
autour d’un espace collectif interne privilégiant la vie entre résidents sera<br />
majoritairement rejeté. Cependant, il gardera une dimensions mythologique<br />
auprès de certains idéologues de l‘habitat social, en constituant notamment une<br />
référence pour les plus radicaux du Mouvement moderne.<br />
La seconde voie est celle qu’adopte la majorité des cités ouvrières d’initiative<br />
patronale cherchant à offrir des conditions d’habitat susceptibles de fixer une<br />
main d’œuvre qualifiée. Le modèle d’organisation spatiale de la « cité » va alors<br />
à l’inverse du précédent. Il part des habitations individualisées pour les mettre<br />
en relation spatiale progressive avec des lieux collectifs, qui sont alors plutôt<br />
des équipements (terme actuel commode pour désigner en fait ici un<br />
dispensaire, ou un magasin coopératif, ou un lieu de culte, par exemple) qu’un<br />
espace fédérateur. Une telle démultiplication hiérarchisée et en réseau (maison<br />
– jardin – rue – équipement) renvoie à une idée de communauté villageoise :<br />
peu évidente dans les premières cités encore disciplinaires, cette idée sera<br />
explicitement visée par les cités-jardins.<br />
Deux modèles idéologiques et topologiques s’opposent au milieu du XIX e siècle<br />
pour définir l’espace liant une « cité ouvrière, soit, pour simplifier, le phalanstère<br />
et le village. Si le premier contribue à la crainte des configurations trop propices<br />
au rassemblement, l’hygiénisme reste la raison majeure de la lutte contre<br />
l’excès de densité. Ainsi, les « courées » 6 seront vite abandonnées. Ces<br />
impasses, où le fort vis-à-vis des deux rangées de maisons provoquait<br />
promiscuité et insalubrité, n’en était pas moins le lieu de pratiques sociales qui<br />
se sont vues ainsi supprimées. La cour arrière de l’immeuble urbain fut aussi<br />
mise en cause.<br />
l’importance prise par la cour<br />
Parmi les espaces extérieurs de l’immeuble qui ont contribué historiquement à<br />
faire émerger la question des espaces dits intermédiaires, la cour représente un<br />
dispositif important. Par ses différents enjeux plus ou moins contradictoires<br />
hygiéniques, sociaux, esthétiques et foncier) et, par delà, par les débats les<br />
idéologies et les règlements successifs abordée ici qu’elle a suscités, elle est<br />
au cœur de la genèse.<br />
Etabli après 1770 environ, l’immeuble de rapport ne présente une cour centrale,<br />
composée sur une figure géométrique, que dans les grandes réalisations<br />
locatives de luxe. Dans la production courante sur parcellaire en lanières<br />
profondes, la cour est plutôt un résidu : face à la logique d’occupation maximale<br />
6<br />
Ces petites cités en impasse perpendiculaire à la rue, avec au fond leurs latrines et point d’eau, sont<br />
caractéristiques de l’habitat ouvrier des filatures du Nord, par exemple à Roubaix vers 1830. On en<br />
trouvait à la même époque dans d’autres agglomérations françaises.
16<br />
et de densification du terrain, elle est ce puits minimal concédé pour éclairer et<br />
aérer à peine la partie médiane du bâti.<br />
A ce titre, la cour arrière des immeubles a d’abord été visée, en tant qu’objet de<br />
proscriptions et de prescriptions, comme lieu principal de l’insalubrité. Les<br />
premières ordonnances la concernant s’attachent à réglementer son utilisation<br />
et non pas encore sa forme : la cour doit être entretenue, ne doit pas servir de<br />
débarras, de dépotoir, ni de réceptacle à des déjections diverses. Il s’agit en<br />
particulier d’éviter les eaux stagnantes, à une époque où les égouts n’ont pas<br />
encore été diffusés. En outre, ce même texte parisien de 1848 porte sur<br />
l’assainissement des « garnis » pour ouvrier, dont il est dit qu’ils doivent<br />
prendre « directement l’air de la rue ou d’une cour suffisamment étendue » 7 .<br />
On voit donc que les premiers textes concernant la cour visent les habitations<br />
ouvrières, dont l’hygiène est envisagée à la fois au plan des pratiques et des<br />
dispositifs spatiaux et techniques. Mais l’immeuble de rapport s’adresse à<br />
toutes les catégories sociales et relève de différentes « classes », ainsi que<br />
César Daly les a proposées. La cour est alors présente aussi bien dans<br />
l’immeuble bourgeois que dans l’immeuble économique. Ce n’est que pour le<br />
premier qu’elle contribue, en tant que « signe classant » (Bourdieu), à sa<br />
valorisation sociale, quand sa taille le permet.<br />
Par contre, en tant qu’espace primordial pour la salubrité, la cour concerne<br />
toutes les catégories d’immeuble.<br />
L’idée que la cour doive procurer un cubage minimal d’air devient l’objet de la<br />
réglementation de l’hygiène de l’habitat urbain dans son ensemble, au point<br />
d’en constituer le dispositif de base. A Paris, les cours, en même temps que les<br />
courettes où vont donner spécifiquement les seules pièces annexes, sont ainsi<br />
assujetties à des dimensions minimales, progressivement augmentées au fil<br />
des évolutions réglementaires jusqu’en 1902 8 . Cette lente évolution traduit la<br />
résistance des propriétaires à de telles mesures générant de l’espace<br />
inconstructible, c’est-à-dire perdu, selon la logique spéculative.<br />
Vidée du droit à construire pour garantir un vide d’air, la cour est devenue aussi<br />
un vide social. Débarrassée certes des miasmes, ordures et encombrements<br />
divers, elle a été en fait évacuée dans tous les sens du terme, vidée de ses<br />
pratiques, telles qu’elles existaient au temps des courées. La volonté<br />
d’éradiquer les pratiques populaires pour mieux diffuser des modèles<br />
« civilisés » a été largement éclairée. Le déclin des usages de la cour est à<br />
mettre également au compte de la distribution individuelle d’ « eau et gaz à tous<br />
les étages », comme l’indiquaient les plaques arborées par les immeubles<br />
dotés de ce confort moderne : on ne descend plus chercher de l’eau<br />
Si la cour s’est agrandie sous l’effet des règlements d’hygiène successifs, elle<br />
le doit également au changement d’échelle des opérations. Des investisseurs<br />
7<br />
Ordonnance du Préfet de police de Paris, 20 novembre 1848.<br />
8<br />
Décrets des 28 mars 1852, 27 octobre 1859, 18 juin 1872, 23 juillet 1884 et 12 août 1902.
17<br />
comme les compagnies d’assurance réalisent dans les beaux quartiers des<br />
ensembles importants sur plusieurs parcelles remembrées en une seule<br />
permettant une vaste cour alors valorisée ; d’abord par sa largeur qui peut être<br />
au moins égale à celle de la rue : de belles pièces donnent ainsi sur une telle<br />
cour, nommée alors parfois « rue-cour », c’est-à-dire dont la qualité n’est plus<br />
inférieure à celle de la rue. Elle devient même supérieure, puisque ce havre<br />
calme, juste accessible aux calèches des résidents, est aussi agrémenté de<br />
quelques plantations, en étant alors qualifié de « cour d’honneur » ou de « courjardin<br />
» 9 .<br />
Dans ces réalisations luxueuses, la cour voit donc son statut habituel inversé :<br />
d’ordinaire espace arrière subalterne par rapport à la partie noble sur rue, elle<br />
devient agrément central. Cette ambiguïté de la cour, tantôt simple vide<br />
utilitaire, tantôt espace valorisé, a certainement contribué à la difficulté de<br />
penser la relation qu’elle pouvait avoir avec l’immeuble.<br />
ouverture/fermeture spatiale et sociale<br />
Les grandes cours telles qu’elles viennent d’être citées, peuvent en outre,<br />
quelque dix ans plus tard voir accentuée leur ouverture sur rue, habituellement<br />
assurée par des grandes portes cochères, au point d’aboutir à une véritable<br />
interruption du front bâti. Cette disposition sera désignée par le terme « cour sur<br />
la rue » 10 .<br />
Il faut souligner qu’elle gagne d’abord de grandes opérations de rapport situées<br />
dans les beaux quartiers, avant de constituer la typologie hygiéniste<br />
caractéristique de la production des fondations philanthropiques puis des<br />
Offices publics d’H.B.M. 11 .<br />
Une telle ouverture relève, non pas tant de l’hygiène dans ces amples<br />
réalisations luxueuses et bien aérées, que de l’image donnée. De la rue, on<br />
peut ainsi entr’apercevoir le « square », dont bénéficie, sous ce terme donné<br />
par l’architecte, l’ensemble d’habitation implanté sur son pourtour 12 .<br />
9<br />
L’ensemble situé 83 à 87 avenue Montaigne (Paris 8 ème , Compagnie « La Nationale », arch. Dainville,<br />
1886) est ainsi qualifié par La Construction Moderne des 15 et 22 janvier 1887, puis des 2 et 9 mars 1889.<br />
10<br />
L’architecte et critique E. Rivoalen caractérise ainsi, dans l’article « cours et courettes » in La<br />
Construction Moderne du 25 août 1900, une réalisation de l’architecte Bénouville, boulevard Pasteur à<br />
Paris 15 ème .<br />
11<br />
A propos de la cour ouverte et sur le rôle précurseur de la production privée, anticipant pour une fois<br />
sur le logement social, voir Christian Moley, L’Architecture du logement, culture et logiques d’une<br />
norme héritée, Paris, Anthropos, « La Bibliothèque des formes », diffusion Economica, 1998, pp 80-82.<br />
12<br />
Cette réalisation de l’architecte Alfred Adolphe, rue de Courcelles à Paris, est publiée par La<br />
Construction Moderne du 26 novembre 1898.
18<br />
Mais, l’ouverture limitée précédemment à une dimension spatiale, renvoie<br />
également à une question sociale. Rivoalen voit dans cette nouvelle disposition<br />
un certain refus de « la cour fermée, ce cloître bourgeois » 13 . Une telle prise de<br />
conscience de la ségrégation urbaine se fait sans doute plus sensible à un<br />
moment où montent les tensions sociales et où se développe le syndicalisme<br />
désormais autorisé. Auparavant, la question ouvrier en « cité » avait été déjà<br />
largement débattue, mais à propos du logement.<br />
Regrouper les habitations ouvrières en un même ensemble refermé sur luimême,<br />
pour mieux surveiller et mettre à l’écart, avait d’abord été le dispositif<br />
privilégié en faubourgs. Ainsi, faisant le point sur « la question des habitations<br />
ouvrières à Paris », l’ingénieur Détain les classait en 1866 essentiellement<br />
selon ce critère, en distinguant, à la fois chronologiquement et par degré<br />
d’enfermement/ouverture :<br />
« 1. Les cités enfermées sous une seule porte, par laquelle se fait la circulation<br />
d’entrée ou de sortie, diurne ou nocturne, sous l’œil d’un concierge surveillant.<br />
(...)<br />
2. Les cités largement ouvertes pendant le jour à la circulation libre, mais<br />
enfermée pendant la nuit sous la garde d’un concierge établi à une porte<br />
principale. (...)<br />
3. Les cités (...) formées de maisons distinctes à l’exemple des maisons<br />
bourgeoises ordinaires », c’est-à-dire avec chacune leur entrée sur rue et un<br />
nombre limité de logements par montée, sans parties communes.<br />
Ce troisième cas représentait donc une alternative aux deux autres. Il joue sur<br />
un effet d’image, en évoquant en même temps la maison et un modèle<br />
d’embourgeoisement, et en gommant toute perception carcérale possible, et,<br />
simultanément, fragmente l’ensemble pour mieux séparer les habitants, c’est-àdire<br />
éviter le développement collectif d’une conscience de classe.<br />
La mauvaise image et le potentiel de danger social de parties communes<br />
internes et d’un seul tenant avaient été encore davantage perçus après<br />
l’expérience de la Cité Napoléon, dont, ajoute Détain, « l’aspect rappelle trop la<br />
caserne, l’hôpital ou le cloître » 14 . Avec ses coursives et escaliers dans un<br />
même volume refendant l’immeuble en deux et faisant pénétrer la lumière par<br />
éclairage zénithal d’une verrière, cette cité peut être vue comme un dérivé très<br />
réducteur de la « rue-galerie » fouriériste.<br />
On sait que Fourier tenait ce dispositif pour un condensateur social<br />
prépondérant dans son idée de phalanstère 15 . Introvertir un ensemble<br />
d’habitation autour d’un espace central supposé fédérateur 16 , thème constant,<br />
13<br />
« Cours et courettes » (article signé E.R.), La Construction Moderne, 10 février 1900.<br />
14<br />
Détain, Revue Générale de l’Architecture et des Travaux Publics, t.24, p.221 et suivantes. Sa critique de<br />
la Cité Napoléon (rue Rochechouart, Paris 9 e , Veugny arch., 1851) rejoint celle que les habitants en font,<br />
comme en témoigne le rapport qu’ils publient à l’occasion de l’exposition universelle de 1867.<br />
15<br />
Charles Fourier, Traité de l’association domestique agricole, Paris, 1822.
19<br />
qu’il soit rejeté ou valorisé, en particulier par les architectes, doit beaucoup à<br />
ces idéologies communautaires et à leurs traductions spatiales.<br />
Parmi les plus anciennes, on retiendra celle de l’architecte Victor Calland,<br />
admirateur de Fourier et protagoniste du catholicisme social naissant. Il<br />
propose en 1855, sur le modèle utopique du phalanstère et avec son confrère<br />
Albert Lenoir, un « Palais de famille », « plan d’unité sociale » groupant « une<br />
centaine de ménages (...) dans un vaste monument harmonieusement<br />
disposé ». Cette « société de copropriétaires », statut qui n’existe pas encore,<br />
procurerait des avantages économiques, grâce en particulier à de nombreux<br />
services collectifs et parties communes, mais répondait surtout à un but social :<br />
il s’agissait essentiellement, on l’avait déjà annoncé, de « faire passer de l’état<br />
d’isolement et d’antagonisme à celui de rapprochement, de solidarité et<br />
d’association ». Comme le revendique en effet Calland, dans des termes qui<br />
marqueront encore bien des générations de ses confrères portés par un tel<br />
idéal : « l’architecte a une mission sociale qui entraîne avec elle toute une<br />
réforme de la vie domestique et des rapports de sociabilité.» 17<br />
L’idée que « la vie individuelle et la vie commune soient toujours distinctes sans<br />
être divisées, et unies sans être confondues » passe par des formes de<br />
« communauté sociétaire », de « cercle de société parfaitement homogène » 18 ,<br />
dont Calland proposera des plans en 1862 sous le terme de « cité-square » 19 .<br />
Ce terme est intéressant à plusieurs titres. D’abord, il réfère à cette entité, alors<br />
en débat, de « cité ouvrière », qu’il revalorise par l’agrément d’un espace vert<br />
central et par la limitation, induite, de la taille.<br />
Ensuite, en tant que mot à trait d’union, « cité-square » annonce toute une série<br />
d’inventions terminologiques, visant à désigner et penser la conciliation<br />
harmonieuse de données contraires, telles que « cour-jardin », déjà vue,<br />
puis « cité-jardin », mais aussi « ville-parc » et, dans les années 1920,<br />
« immeuble-villas » de Le Corbusier, juste précédé par l’« appartement-jardin »<br />
new-yorkais (garden apartment).<br />
Sous un terme censé la réaliser, la recherche d’une échelle intermédiaire,<br />
entre la cité ouvrière et le petit square de pied d’immeuble, correspond enfin à<br />
une euphémisation : celle qui ferait admettre l’idée de refermer sur elle-même<br />
une communauté homogène. Or, la séparation des classes était alors perçue<br />
comme socialement dangereuse et Calland avait d’ailleurs dû modifier son<br />
projet, en introduisant un peu de mixité dans son programme. 20<br />
16<br />
Spatialité également contenue dans les propositions d’ « unité de vie » (1816) et de « village de la<br />
Nouvelle Harmonie » (1824) de Robert Owen.<br />
17<br />
Ces textes sont cités par Roger-Henri Guerrand, Les Origines du logement social en France, Les<br />
Editions ouvrières, 1967, pp.153-159.<br />
18<br />
Ibid. Extrait d’une brochure de Calland parue en 1858.<br />
19<br />
Ibid. Proposée, avec l’ancien phalanstérien Désiré Laverdant, à la Société d’économie charitable.<br />
20<br />
Ibid. Tenant compte des observations de ladite Société, Calland avait proposé de répartir dans un même<br />
ensemble soixante familles ouvrières et vingt quatre plus aisées.
20<br />
Indépendamment de toutes ces idées communautaires, qui ne connurent que<br />
très peu de réalisations, l’habitat ouvrier collectif resta essentiellement celui des<br />
« cités ordinaires, qui ressemblent à des casernes ou à des couvents et qui ont<br />
l’air de parquer les ouvriers dans un quartier à part, comme dans une sorte de<br />
‘’ghetto’’ » 21 .<br />
Pour échapper à ce dernier, Emile Cheysson préconise d’abord « la variété des<br />
types » ; « en variant les types, on rapproche des classes également dignes<br />
d’intérêt : celle des bons ouvriers et des petits employés » 22 . Ce principe de<br />
mixité sociale, certes relative à l’instar de Calland, représente le dispositif<br />
essentiel du premier grand concours national d’architecture consacré aux<br />
habitations à bon marché, celui que la Société françaises des HBM organise à<br />
la frange de St Denis en 1890, quelques mois après sa création 23 , et dont<br />
Cheysson inspire largement le programme. L’opération lauréate de l’architecte<br />
Georges Guyon offre donc cinq types, de la maison en bande à l’immeuble,<br />
disposés de part et d’autre une voie faisant le tour du terrain à partir de deux<br />
entrées ouvertes sur la rue. En ville et à Paris en particulier, une telle<br />
conception différera, réalisée avec uniquement des immeubles collectifs<br />
formant un ensemble clos, où la mixité sociale ne sera pas recherchée. « Nous<br />
ne croyons pas qu’il soit possible de rétablir les maisons mixtes à Paris, la<br />
division est trop profonde, entre les bourgeois et l’ouvrier pour espérer pouvoir y<br />
remédier.(...) Il faut résolument créer des maisons spéciales pour loger les<br />
travailleurs.» 24<br />
Emile Cheysson en définit un nouveau programme, repris dans le cadre de la<br />
Fondation Rothschild, dont il est membre du comité de direction dès sa création<br />
en 1904. Cette fondation philanthropique s’était donnée pour mission de<br />
réaliser des habitations à bon marché dans Paris et la ville lui offre à cet effet,<br />
pour sa première opération, un terrain d’un demi-hectare à l’emplacement de<br />
l’ancien hôpital Trousseau, rue de Prague 25 . Le concours d’idées, à deux<br />
degrés, qu’elle ouvre à tous les architectes, propose pour la première fois de<br />
concevoir un vaste îlot d’un seul tenant, sur la base d’un programme<br />
sommaire : d’abord, il recommande une variété des types qui n’est plus sociale,<br />
mais limitée à la taille des logements, ensuite outre une demande de services<br />
communs, il reprend les recommandations hygiénistes publiées deux mois plus<br />
tôt en conclusion du premier congrès international d’assainissement et de<br />
salubrité de l’habitation.<br />
21<br />
Emile Cheysson, La Question des habitations ouvrières en France et à l’étranger, Paris, 1886.<br />
22<br />
Ibid.<br />
23<br />
Emile Cheysson (1836-1910), disciple de Frédéric Le Play, Inspecteur général des Ponts et Chaussées,<br />
est vice-président de la Société française des habitations à bon marché, constituée le 2 février 1890, après<br />
le premier Congrès international des H.B.M. tenu à Paris dans le cadre de l’exposition universelle de<br />
1889.<br />
24<br />
Emile Cacheux, Habitations ouvrières à la fin du XIX e siècle, Paris,1891. Un an après l’important<br />
concours de St Denis, cette déclaration semble en contester directement la mixité prônée.<br />
25<br />
Voir Marie-Jeanne Dumont, Le Logement social à Paris, Liège, Mardaga, 1991.
21<br />
Ces recommandations prônaient notamment l’agrandissement des cours, en<br />
proportionnant leur largeur à la hauteur des immeubles, ainsi que leur ouverture<br />
partielle sur rue. Elles reprenaient en outre, en plus court, un texte qu’Emile<br />
Cheysson avait présenté au congrès. Ce texte fameux 26 est souvent cité, mais<br />
de façon tronquée, alors qu’il révèle dans sa totalité une pensée complexe de la<br />
relation du logement avec ses extérieurs, pas aussi disciplinaire qu’on a bien<br />
voulu la stigmatiser. Il préconise d’abord :<br />
« que l’immeuble soit desservi par plusieurs escaliers, de manière à supprimer<br />
ces couloirs longs, malsains et obscurs, qui établissent entre les habitants d’un<br />
même étage une dangereuse promiscuité ; que chaque palier ne donne accès<br />
qu’à deux ou trois appartements ; que les escaliers, largement éclairés et<br />
balayés par les vents qui en chassent les miasmes, semblent le prolongement<br />
de la voie publique et laissent à chaque locataire l’illusion du chez-soi<br />
individuel. » 27 .<br />
Cette fin de phrase doit retenir l’attention. Les raisons morales et hygiéniques<br />
de la suppression des couloirs sombres ont été largement mises en exergue ;<br />
mais il faut voir aussi dans le principe de paliers en plein-air, ne desservant que<br />
peu de logements, une évocation de perrons pavillonnaires, aboutissement<br />
d’une séquence graduelle du public au privé, du dehors au dedans. La suite de<br />
la citation qualifie justement ce type de palier de « seuil de l’appartement ».<br />
Même s’il ne faudrait pas surestimer une qualification de l’habitat économique<br />
aux raisons premières autres – Cheysson admet d’ailleurs les limites de<br />
« l’illusion » - on peut néanmoins reconnaître qu’il est, après Picot, l’un des<br />
premiers à formuler explicitement une idée de « prolongement » et de « seuil ».<br />
Ce prolongement envisagé de la voie publique vers le chez-soi, semble ainsi<br />
traduire une volonté implicite : il s’agirait d’assujettir les intérieurs aux modèles<br />
civilisateurs de la bonne société. Ou au moins d’y faire pénétrer, grâce à<br />
l’ouverture des cours, l’air que la rue assainie et élargie doit distribuer<br />
abondamment, si l’on se souvient d’un texte plus ancien de Cheysson :<br />
« Mais faites circuler l’air à grands flots dans ces tristes quartiers ; ménagez un<br />
écoulement à ces eaux putrides qui transforment le ruisseau en égout<br />
découvert ; disposez de spacieux trottoirs en avant des maisons ; plantez-y des<br />
arbres, lavez le pavé de la rue, blanchissez les façades, assainissez la<br />
maison » 28 .<br />
26<br />
Emile Cheysson, « Le Confort du logement populaire », in L’Economiste français, 28 mai, 16 et 23<br />
juillet, 1, 15 et 23 octobre 1904, reproduit dans le BSFHBM, n° 3, 1904, pp 254-271.<br />
27<br />
Ibid. On notera que ce texte reprend implicitement, en l’atténuant quelque peu, ce que G. Picot<br />
recommandait au Congrès international des habitations à bon marché, en juin 1899 : « les plans seront<br />
conçus dans la pensée d’éviter toute rencontre entre les locataires. Les paliers et les escaliers, en plus,<br />
doivent être considérés comme une prolongation de la voie publique. Il faut proscrire les corridors et les<br />
couloirs quels qu’ils soient ».<br />
28<br />
Idem note 21.
22<br />
En tout cas, qu’elle soit pensée depuis l’extérieur ou depuis l’intérieur, l’idée de<br />
prolongement fait aussi intervenir cet espace intermédiaire, entre la voie<br />
publique et les escaliers ouverts, que représente la cour.<br />
« La cour contribue avec la rue, à l’aérage et à l’éclairage de la maison. Outre<br />
ce rôle de poumon, elle doit encore remplir d’autres offices, qui la veulent<br />
spacieuse et bien accessible au vent et au soleil. On peut souhaiter qu’elle<br />
contienne un petit coin de terre et de jardin, entouré de grillage, où les enfants<br />
puissent jouer au sable et prendre leurs ébats, en dehors du logis étroit et<br />
encombré. » 29 .<br />
On entrevoit déjà ici l’une des raisons futures des « prolongements », à l’ère de<br />
la production de masse : compenser la faible surface des logements.<br />
Par ailleurs, ainsi aménagée pour l’enfant la cour devient, toujours d’après le<br />
même texte, un « square à domicile », complétant ce « jardin à domicile » que<br />
peuvent procurer à chaque logement des jardinières fleurissant les fenêtres,<br />
l’idéal pavillonnaire déjà avancé.<br />
Plus largement, Cheysson envisage « d’autres dépendances qui compléteraient<br />
les maisons ». Non seulement des « locaux à usage commun » assureraient<br />
des services que les logements ne peuvent pas offrir individuellement, mais ils<br />
« resserreraient les liens entre les locataires ».<br />
Alors que la plupart de ses idéologues pensent que le logement populaire ne<br />
doit pas comporter de lieux propices à la vie collective, Cheysson semble ici<br />
prôner l’inverse. Il n’entend pas pour autant permettre toutes pratiques sociales,<br />
mais plutôt contribuer à les civiliser. Le confirment la suppression de tout<br />
espace commun interne à l’immeuble et le fait que soient proposés des<br />
services généraux à vocation éducative (équipements d’hygiène, école<br />
ménagère, cours du soir). Quant à la grande cour, elle est en fait neutralisée<br />
dans ses usages, ramenés aux seuls jeux des enfants par la présence du<br />
square, également à comprendre comme agrément visuel avec évocation de la<br />
nature et adjuvant hygiénique à ce « réservoir d’air ».<br />
En résumant par rapport à notre sujet les préconisations de E. Cheysson 30 en<br />
1904 pour le logement économique, on peut dire qu’elles reviennent à trois<br />
sortes de compléments collectifs et extérieurs à l’immeuble :<br />
- l’escalier ouvert, « prolongement de la rue » jusqu’au « seuil de<br />
l’appartement » ;<br />
- des « dépendances », « locaux à usage commun » ;<br />
29<br />
Idem note 26.<br />
30<br />
Il est légitime de s’attarder sur les propos de E. Cheysson, dans la mesure où il est véritablement l’un<br />
des principaux acteurs ayant contribué aux fondements idéologiques du logement social, de par son rôle<br />
auprès de F. Le Play dans la Société d’économie sociale, puis de la S.F.H.B.M. de la Fondation<br />
Rothschild et du Musée Social (cf. note 30).
23<br />
- le « square à domicile », pour permettre le jeu des enfants « en dehors du<br />
logis ».<br />
Ces trois dispositifs impliquent une cour « spacieuse », « accessible au vent et<br />
au soleil », c’est-à-dire ouverte à ceux-ci.<br />
Toutes ces différentes notions de relation du logement avec ses extérieurs ainsi<br />
instaurées s’avéreront persister, non seulement au plan de la terminologie pour<br />
une bonne partie d’entre elles, mais aussi des réflexions et débats autour de la<br />
conception de l’habitat.<br />
Le débat majeur concerne la vie sociale résidentielle, à l’échelle de l’ensemble<br />
de logements, dont la taille croit, de la parcelle à l’îlot, et en recèle alors de plus<br />
en plus les potentialités. La vie collective apparaît à la fois crainte, au nom<br />
d’une dangerosité politique et morale, et recherchée, avec l’idée qu’une<br />
harmonieuse convivialité de voisinage aurait des effets pacificateurs et<br />
civilisateurs. L’impression d’unité potentielle de la résidence est d’autant plus<br />
ressentie que la composition sociale des ensembles d’habitation est homogène,<br />
du fait du renoncement généralisé, autour de 1900, aux quelques expériences<br />
de mixité. Elle a aussi à voir avec la configuration des ensembles, alignés sur<br />
rue, générant de facto, en cas d’îlot, un espace central prédisposé alors à se<br />
voir paré de vertus fédératrices.<br />
Une telle idée vient moins des fouriéristes que du catholicisme social et des<br />
réformateurs, tels Cheysson, dans la mouvance de Le Play (1803 -1882). Ses<br />
études sur les ouvriers, ainsi que la géographie humaine de Vidal de la Blache<br />
(1845 -1918) avaient dégagé des notions de milieu social et de solidarité, socle<br />
de pratiques existantes sur lequel ses disciples ont voulu fonder des projets<br />
d’éducation des masses par l’habitat. L’économie sociale, dans le cadre de<br />
l’Exposition universelle de 1889, avait ainsi donné lieu à un « village ouvrier »,<br />
modèle de « cité sociale » organisé autour d’un centre formé par des locaux<br />
communs tels que « cercle ouvrier », « café de tempérance », « restaurant<br />
populaire » et « dispensaire » 31 . Les réalisations des Fondations<br />
philanthropiques dans les années 1900, en particulier celle des Rothschild rue<br />
de Prague, s’inscrivent dans cette lignée.<br />
La SFHBM, de son côté, n’a pas le même point de vue 32 . Elle ne récuse certes<br />
pas l’aspect bénéfique du bon voisinage, mais ne veut pas en favoriser les<br />
pratiques sociales. Les équipements collectifs, onéreux et moins rentables que<br />
les boutiques finalement préférées, ne seront pas développés dans les HBM.<br />
La cour, telle qu’elle apparaît sur des plans d’époque, est appelée « grande<br />
cour », c’est-à-dire grand volume d’air, ou bien « cour-jardin », c’est-à-dire<br />
agrément ornemental d’un massif occupant son centre et empêchant tout<br />
usage, y compris le jeu des enfants. Ramenée à un vide sanitaire privé<br />
31<br />
D’après Susanna Magri, Les Laboratoires de la réforme de l’habitation populaire en France, Paris,<br />
PUCA, Recherche n° 72, 1995.<br />
32<br />
Ibid.
24<br />
volontairement de pratiques, la question de la cour centrale en tant qu’espace<br />
résidentiel est, si l’on ose dire, évacuée dans tous les sens du terme. Evacuée,<br />
mais aussi déplacée, en l’occurrence vers la rue.<br />
de la cour à la rue : déplacement de la question<br />
La relation de l’immeuble avec la rue et la notion même de rue mobilisent en<br />
effet particulièrement la réflexion des édiles et des idéologues de l’habitat au<br />
cours de la première décennie du XX e siècle. Le Paris mis en place par<br />
Haussmann a pris forme, ses réseaux techniques apportant le confort aux<br />
immeubles se généralisent. Mais il subsiste encore nombre de quartiers<br />
insalubres, poussant à renforcer la législation de l’hygiène notamment pour le<br />
volume d’air qu’est la rue. L’attention portée par ailleurs au cadre qu’elle offre<br />
aux promeneurs et chalands de la Belle Epoque se manifeste avec des débats<br />
esthétiques autour de la systématisation typologique très répétitive des<br />
immeubles haussmanniens ou encore avec des interrogations sur la place<br />
grandissante de l’automobile. Bref, on peut alors parler d’une complexification<br />
de la double quête marquant la relation pensée entre rue et immeubles<br />
(embellissement, d’une part, et rationalisation des différents flux, d’autre part) et<br />
se demander si leur articulation spatiale est aussi envisagée au travers de<br />
dispositifs autres que la seule façade.<br />
Par exemple, l’idée, déjà évoquée, que les accès de l’immeuble et la rue<br />
puissent être en prolongement l’un de l’autre a-t-elle été développée ? Les<br />
célèbres arcades parisiennes de la rue de Rivoli, réalisées par Fontaine et<br />
Percier, avaient été en leur temps largement commentées et semblaient<br />
amorcer une telle articulation. Malgré leur position, elles ne constituent pas un<br />
dispositif entre rue et immeubles, mais entre rue et jardin (des Tuileries ) : « la<br />
promenade est l’annexe du jardin ; s’il fait beau, on entre dans le jardin ; s’il<br />
pleut, le public reste sous l’abri qui lui est offert. La promenade couverte, c’est<br />
presque le jardin, c’est sa continuation. Elle est en communauté avec lui pour<br />
l’air et le soleil. Le jardin lui envoie ses odeurs, lui découvre sa verdure ; la<br />
promenade couverte (...) assure au jardin des promeneurs en tout temps. » 33 .<br />
Le commentaire fait comme si, à l’instar du Palais-Royal qui en représente le<br />
modèle, les arcades étaient au contact direct du jardin public, sans l’entremise<br />
de la rue.<br />
L’idée d’un lien graduel, de la rue aux montées d’escalier laissées en plein-air,<br />
tel que proposé plus tard Cheysson, n’est qu’un discours masquant la triviale<br />
réalité d’un dispositif hygiéniste. Entre rue et immeubles, la promenade longera<br />
en fait ceux-ci, en restant dans le domaine public et dans cette bande qu’est le<br />
trottoir (à partir de 1838 à Paris) souvent planté d’arbres, avec des raison pas<br />
seulement ornementales : on se souvient que l’injonction de Cheysson<br />
«(« disposez des spacieux trottoirs en avant des maisons ; plantez-y des<br />
33<br />
J.B. , Arcades de la rue de Rivoli, Paris, 1852, cité par Michaël Darin, « Rivoli : entre rue et jardin », in<br />
Les Traversés de Paris, op.cit.
25<br />
arbres » 34 entrait dans un ensemble de préconisations uniquement<br />
« salubristes », comme on disait alors.<br />
Dans une époque sensible aux idéologies de la modernité, la rue a pu en outre<br />
se prêter à des conceptions encore plus nettement instrumentales, associant sa<br />
fonction d’hygiène à une rationalisation des canalisations pour l’immeuble et<br />
des réseaux de circulation. L’une des propositions en ce sens de l’urbanisme<br />
naissant est celle, quelque peu futuriste, de Eugène Hénard, architecte auprès<br />
de la Ville de Paris. Dans le cadre d’une réflexion plus globale, il imagine la<br />
« rue future », conception technique d’une artère, aux deux sens du terme,<br />
raccordant au plus court les immeubles et leurs branchements (fig. 1) 35 . Avec la<br />
généralisation de l’eau courante, du gaz, de l’électricité et des égouts, mais<br />
aussi avec le développement du chemin de fer, du métropolitain et de<br />
l’automobile, Hénard a pu proposer cette idée de rue formant conduit<br />
d’alimentation et d’évacuation pour les immeubles s’y greffant, ainsi qu’une<br />
réflexion sur la fonction circulatoire avec séparation piétons/véhicules.<br />
Cette vision fonctionnelle de la rue, alors plutôt pensée et représentée en<br />
coupe, a eu plusieurs prédécesseurs, depuis Léonard de Vinci jusqu’à<br />
l’ingénieur Cerdà 36 . Chez ce dernier, c’est toute la ville qui constitue selon son<br />
terme un « instrument » ; elle est formée de « ces deux seuls éléments, voies et<br />
intervoies ». Autrement dit, elle est d’abord un système de voies de circulation<br />
reliant des ensembles d’habitation : « le point de départ comme le point<br />
d’arrivée de toutes les voies est toujours l’habitation ou la demeure de<br />
l’homme » 37 . Le lien entre demeurer et se déplacer change au XX e siècle avec<br />
le développement de l’automobile. Circuler devient alors une fonction qu’on a<br />
tendance à vouloir séparer de la rue dans les propositions de théoriciens.<br />
Mais, pour revenir à Hénard, s’il faut s’arrêter sur son projet de rue-outil<br />
abstraite de la vie citadine réelle, c’est parce que lui-même avait proposé,<br />
quelques années avant, un concept de rue d’un tout autre ordre, avec une<br />
vision complètement différente de la relation entre l’immeuble et la rue.<br />
Cette conception s’inscrivait d’abord dans le cadre d’élaboration de la loi<br />
générale de Santé publique (1902) et du règlement sanitaire qu’elle prévoit pour<br />
chaque ville 38 . Ce dernier, entre autres points, concerne la cour d’immeuble, en<br />
ce qu’il va fortement contribuer à l’ouvrir sur rue et même à la faire passer de<br />
34<br />
Cf. note 28.<br />
35<br />
Eugène Hénard (1849-1923), architecte à la Direction des travaux de la Ville de Paris, publie ses textes<br />
et dessins pour la « rue future », dans La Cité de demain, Paris, 1910.<br />
36<br />
Léonard de Vinci (Manuscrit B, feuillet 16) propose un principe de rue sur deux niveaux dont un<br />
réservé aux piétons, principe qu’on retrouve réalisé à Londres, quartier Adephi, par James et Robert<br />
Adam (1768-1779). Pierre Patte, architecte du roi (Louis XV) propose une coupe transversale plus<br />
technique de la rue, sans distinction de niveaux : il y montre le raccordement des immeubles et des<br />
caniveaux à un égout central, dans Mémoire sur les objets les plus importants de l’architecture, Paris,<br />
1769.<br />
37<br />
Ildefonso Cerdà, La Théorie générale de l’urbanisation, 1867, traduction A. Lopez de Aberastini, Paris,<br />
Le Seuil, 1979. Sa prépondérance accordée à la circulation inspirera la théorie de l’un de ses<br />
compatriotes, Soria y Mata, à savoir La Cité linéaire (Cf. note 61).
26<br />
son côté. Eugène Hénard et Louis Bonnier 39 sont les principaux artisans de ce<br />
règlement et de ses exemples d’application proposés dans ce sens.<br />
Le fichage sanitaire systématique, alors en cours, des immeubles parisiens<br />
confirmant qu’ils contribuaient à la forte persistance de la tuberculose,<br />
l’exigence d’aération devient plus drastique. Pour parvenir à la surface minimale<br />
de la cour, les architectes lui font annexer celle de la courette, ordinairement<br />
puits indépendant , ou la mette en communication avec la rue, en interrompant<br />
le front bâti.<br />
Une autre disposition, plus radicale, a aussi les faveurs de Bonnier et Hénard.<br />
Elle consiste à passer sur l’avant de l’immeuble sa cour habituellement arrière,<br />
pour n’y laisser que la courette, solution particulièrement intéressante pour les<br />
parcelles très peu profondes 40 . La cour échappe alors à l’obligation du<br />
minimum réglementaire, puisqu’elle se voit incorporée au volume d’air de la rue,<br />
augmenté du même coup. On assainit donc mieux à la fois l’immeuble et la rue<br />
en admettant son élargissement partiel par les reculs et ruptures ponctuelles<br />
d’alignement que produisent les cours d’entrée en renfoncement.<br />
Du point de vue typologique, l’immeuble à cour d’entrée ouverte sur rue<br />
présente deux redentements latéraux, alignés avec les bâtiments mitoyens, et<br />
un retrait central, créant un espace interposé entre la rue et le hall. On voit ainsi<br />
que des considérations autres que sanitaires interviennent également pour<br />
justifier la forme en U, tournée vers la rue, qui caractérise de tels immeubles.<br />
Cette forme a d’abord l’avantage d’offrir un développé de façade important,<br />
c’est-à-dire de permettre un grand nombre de pièces principales sur rue, ainsi<br />
qu’on le souhaite à l’époque.<br />
Ensuite, le plan en U n’est pas sans rappeler l’hôtel particulier à l’âge classique<br />
au fond de sa cour d’honneur encadrée de deux ailes. Il conférerait alors à<br />
l’immeuble de rapport une image sociale valorisante. Avant même le règlement<br />
de 1902, des immeubles des beaux quartiers avaient d’ailleurs adopté ce<br />
modèle de forme.<br />
Peut-on dire que nous avons à faire, avec la cour d’entrée, à un espace<br />
intermédiaire avant la lettre, tel que nous l’entendons aujourd’hui ? Quand le<br />
volume de la cour, passée en façade de l’immeuble, vient se compénétrer avec<br />
celui de la rue et ménager depuis celle-ci une séquence d’entrée graduelle, via<br />
un espace privé plus ou moins planté et limité par une grille, on a bien<br />
l’impression de reconnaître la topologie actuelle de la transition.<br />
38<br />
Pour le contenu détaillé du règlement de 1902, voir la revue La Construction Moderne : 20 janvier<br />
1900 (première version du règlement projeté), 25 octobre 1902, 22 Novembre 1902 et 31 janvier 1903<br />
(pour le règlement sanitaire type).<br />
39<br />
Louis Bonnier (1846-1956) est alors architecte-voyer en chef de la Ville de Paris.<br />
40<br />
L’immeuble réalisé par Auguste Perret, 25 bis rue Raynouard, Paris 16 ème , en 1903, est caractéristique<br />
de cette application du règlement. Voir Henri Bresler, Perret et l’immeuble à cour ouverte sur la rue,<br />
Versailles, LADRHAUS, novembre 1987.
27<br />
La cour d’entrée n’est en tout cas pas revendiquée en pareils termes, ses<br />
origines multiples la rendant quelque peu ambiguë : dispositif hygiénique,<br />
réponse inhabituelle aux contraintes réglementaires plutôt opportune pour les<br />
petits terrains, choix esthétique alors prônée par Bonnier et Hénard. Mais en<br />
tout cas, il ne s’agit pas, selon une attente actuelle, d’interposer un espacetampon<br />
entre le domaine public de la rue et la sphère intime de l’appartement.<br />
Rappelons qu’alors c’est la travée des pièces de représentation sur rue qui<br />
constitue, dans l’appartement lui-même, l’interface entre l’espace public, vers<br />
lequel elles s’affichent, et les pièces familiales et annexes retranchées vers<br />
l’arrière. La cour d’entrée est un espace supplémentaire dans l’appareil<br />
d’ostentation bourgeoise vers la rue, plus qu’un filtre protecteur entre le public<br />
et le privé. A ce titre, elle semble une caractéristique plutôt dévolue à<br />
l’immeuble de haut de gamme, ou voulant s’en donner l’apparence.<br />
Mais on remarquera d’abord que cette typologie est assez marginale au sein de<br />
l’immeuble de rapport, généralement formé d’un corps principal continu et<br />
aligné sur rue. Ensuite, elle n’est pas absente du logement économique.<br />
Comme nous l’avons vu, une tendance à l’ouverture de la cour s’était dessinée<br />
dans les années 1890, d’abord dans quelques ensembles d’immeubles de<br />
rapport 41 pour améliorer l’aération tout en donnant une impression de<br />
résidence moins cloîtrée. Le logement social adopte ensuite, beaucoup plus<br />
systématiquement, l’interruption du front bâti entre rue et cour. Les Fondations<br />
philanthropiques reprennent manifestement l’image de l’hôtel particulier pour<br />
anoblir leurs réalisations 42 , alors qu’ultérieurement les Offices d’HBM s’en<br />
tiendront à l’unique communication hygiénique de l’air entre la rue et la cour. On<br />
comprend bien les seules relations que pouvait entretenir le logement social<br />
avec la rue en interprétant les jugements interprétant les jugements au premier<br />
concours d’habitation à bon marché que la Ville de Paris avait organisé en<br />
1912-1913 sur deux terrains à vocations bien distinctes 43 .<br />
L’analyse des projets sélectionnés, mais aussi non retenus, confirme que les<br />
ensembles sociaux, même avec un programme recommandant toujours et<br />
encore de ne pas «évoquer l’idée de caserne, de la cité ouvrière ou de<br />
l’hospice », continuent à tourner le dos à la rue. Ils restent polarisés sur leur<br />
cour intérieure, fermée et contrôlée, qui donne accès à toutes les cages<br />
d’escaliers. Les brèches fragmentant le bâti aligné sur rue captent son air et<br />
forment comme de grands créneaux arrêtés avant le sol pour ne pas créer de<br />
passages : obturées par des boutiques surmontée de leurs logements, elles ne<br />
commencent généralement qu’à partir du deuxième étage, afin de maintenir le<br />
bouclage de la résidence, accessible par une seule porte.<br />
41<br />
Cf. notes 10 et 11.<br />
42<br />
Par exemple, les réalisations des Fondations Singer-Polignac (rue de la Colonie, Paris 13è, Vaudoyer<br />
arch., 1911) ou Lebaudy (rue de l’Amiral Roussin, Paris 15è, Labussière arch., 1907).<br />
43<br />
Ces deux concours simultanés et complémentaires, organisés sous la direction de l’architecte-voyer en<br />
chef A. Labussière, avaient pour objet la réalisation de logements de transit (terrain de 1408,50 m² rue<br />
Henri-Becque, Paris 13 ème ) et de HBM normales (terrain de 2 425,64 m² avenue Emile-Zola, Paris 15 ème ).
28<br />
On ne peut donc pas parler de cours ouvertes sur rue, puisqu’elles sont<br />
fermées en partie basse, empêchant, à l’exception de la trouée d’un porche<br />
pour le concierge, de passer, mais également de voir l’espace extérieur<br />
maintenu au cœur de ces opérations. Les projets qui dérogent à ces principes<br />
tacites ont été éliminés. Ainsi en est-il de ceux qui proposaient des cours<br />
d’entrée véritables (par exemple Deslandes) ou en complément de l’accès<br />
principal sur l’arrière (Gilbert et Poutaraud). De même, ont été refusés les<br />
projets qui voulaient contribuer à agrémenter la rue en laissant visible un<br />
« square des jeux » (Jean Walter) ou en plaçant entre elle et la façade une<br />
large plate-bande ornementale de pied d’immeuble (Jacques Greber) (fig. 2<br />
pour tous ces exemples).<br />
Mais au même moment, des sociétés, comme des compagnies d’assurance et<br />
l’Assistance publique 44 , réalisent à Paris quelques programmes économiques à<br />
cour d’entrée sur rue, confirmant que cette typologie présente en immeuble<br />
bourgeois correspond, quand elle est appliquée au logement social, à son haut<br />
de gamme et à l’intention d’en valoriser l’image.<br />
Une telle valorisation ne concerne pas que les seuls immeubles, mais<br />
l’ensemble qu’ils produisent en donnant forme à la rue.<br />
Car, pour Louis Bonnier et plus encore pour Eugène Hénard 45 , cette typologie<br />
d’immeuble à décrochement est aussi un moyen d’introduire, à Paris, du<br />
pittoresque dans la volumétrie des rues rendues trop monotones par<br />
l’alignement systématique et le découpage parcellaire répétitif de<br />
l’haussmannisation. Hénard propose donc le principe du « boulevard à<br />
redans », volumétrie obtenue par assemblage d’immeubles en front de voie,<br />
avec alternance d’alignements et de retraits en cours ouvertes.<br />
Il en voit une application pertinente pour l’aménagement des fortifications<br />
parisiennes déclassées. Pour illustrer sa proposition, il choisit comme segment<br />
de l’enceinte celui qui va de la Porte Maillot à la Porte d’Auteuil 46 .<br />
Le choix d’un tel quartier indique que les « alignements brisés » n’ont pas pour<br />
seules raisons l’hygiène et le pittoresque urbains, mais qu’ils peuvent concourir<br />
à la spéculation. L’évocation de la cour d’honneur héritée de l’hôtel particulier<br />
contribue à valoriser conjointement les immeubles et le boulevard qu’ils<br />
forment.<br />
44<br />
Immeubles de La Nationale (14 à 18, rue Jobbé-Duval, 14 ème , 1914) et de La Sécurité (59, rue des<br />
Epinettes, 17 ème , 1917) et, pour l’Assistance Publique dans le 14 ème : Square Delambre (1908 et 1913,<br />
l’application parisienne la plus nette du « boulevard à redans ») et 2, avenue René-Coty (1914).<br />
45<br />
Eugène Hénard (1849-1923), architecte à la Direction des travaux de la Ville de Paris, publie ses<br />
propositions dans Etudes sur les transformations de Paris, 1903. Réédition L’Equerre, 1982.<br />
46<br />
Jean-Louis Cohen, « La Porte Maillot ou le triomphe de la voirie », in Les Traversées de Paris, Paris,<br />
éd. du Moniteur, La Grande Halle – La Villette, 1989.
29<br />
Si, ponctuellement, l’immeuble de rapport, puis la promotion privée continuent<br />
jusqu’à aujourd’hui de reprendre le type de l’immeuble à cour d’entrée 47 , pour<br />
son effet de « résidentialisation » selon le terme actuel, le principe de Hénard<br />
n’a jamais été appliqué à l’échelle de l’urbanisme. Mais, bien qu’elle n’ait pas<br />
connu de réalisations amples, qui auraient amorcé une forme urbaine autre,<br />
l’idée du « boulevard à redans » a eu cependant un large écho. On citera par<br />
exemple, relativement au sujet traité ici, Emile Magne, imaginant<br />
« l’architectonique de la cité future » et prédisant : « la locomotion automobile<br />
nécessitera un élargissement énorme des chaussées. Les trottoirs en<br />
profiteront et, sur ceux-ci, les maisons avanceront en alignements brisés et à<br />
redans. Dans ces brisures et ces redans et au long de toutes les voies, des<br />
arbres innombrables s’échelonneront. Ces végétations réaliseront en partie le<br />
rêve utopique de voir chaque logis enfin dans son jardin privé.» 48 .<br />
Le mouvement de desserrement de la ville engagée au début du siècle ne<br />
procède pas seulement d’une dédensification hygiéniste, mais renvoie aussi au<br />
mythe du rétablissement d’un lien avec la nature. Le jardin est l’un des moyens<br />
d’en concrétiser l’évocation. Il soulève alors la question de son statut : public ou<br />
privé ?<br />
Pour l’immeuble, l’idée d’un jardin privé, c’est-à-dire réservé à l’ensemble<br />
résidentiel, avait d’abord été envisagée en son cœur, en lieu et place d’une<br />
cour centrale, qui serait devenue « cité-square » chez V. Calland ou « square à<br />
domicile » chez E. Cheysson, comme on l’a vu. On préféra éviter ce genre de<br />
configuration, impliquant des pratiques au sin de la résidence, pour s’en tenir à<br />
un strict décor végétal minimal, ayant pour nom « cour-jardin ». Réduite à ce<br />
rôle ornemental, une telle cour pouvait alors être « mise en avant », en<br />
représentation vers le côté rue, tout en contribuant à l’embellissement de celleci.<br />
C’est bien ainsi que E. Magne justifie les cours ouvertes entre redans. En<br />
outre, il entrevoit déjà l’importance que prendra l’automobile : l’élargissement<br />
des trottoirs, complétant les cours sur rue, traduit l’une des premières réflexions<br />
sur la nécessité d’un espace-tampon entre l’habitation et la voie publique<br />
comme source de nuisances.<br />
Mais bien entendu, l’idée d’un espace extérieur propre à l’immeuble et placé<br />
côté rue répond aussi, pour d’autres, à des raisons strictement hygiénistes.<br />
Dans une note présentée au Conseil Municipal de Paris, Ernest Moreau<br />
dénonce, selon le terme qu’a instauré Paul Juillerat (1854-1935) 49 et qui<br />
restera bien établi, les cours intérieures comme des « îlots insalubres ». Il<br />
propose par ailleurs, son diagnostic précédent nous faisant comprendre que de<br />
tels espaces donneraient sur rue : « ce qu’il faut, ce n’est pas de créer des<br />
47<br />
Voir Christian Moley, Regard sur l’immeuble privé, architecture d’un habitat 1880-1970, Paris,<br />
Editions du Moniteur, collection Architextes, 1999.<br />
48<br />
Emile Magne, L’Esthétique des villes, Paris, Mercure de France, 1908.<br />
49<br />
A partir d’une idée initiée par le D r Jacques Bertillon dès 1880, Paul Juillerat crée avec le D r A. J.<br />
Martin le « casier sanitaire des maisons », que la Préfecture de la Seine fait appliquer pour enrayer la<br />
tuberculose à partir de 1894. Ses conclusions sont publiées dans P. Juillerat, Une Institution nécessaire :<br />
le casier sanitaire, Paris, 1906.
30<br />
‘’espaces libres’’ à travers la ville exclusivement ; ce qu’il importe, c’est de créer<br />
‘’un espace libre pour chaque maison’’, c’est-à-dire permettre que chaque<br />
immeuble soit chaque jour baigné d’air et de lumière » 50 . Si le mot maison<br />
signifie encore immeuble de rapport, il est cependant difficile de ne pas le<br />
rapprocher de la maison individuelle et de l’idéal qu’elle représente : l’immeuble<br />
aurait lui aussi son propre espace extérieur, le propos d’ E.Moreau étant<br />
concomitant à la loi Ribot (1908), qui aide à accéder à la « petite propriété » de<br />
la maison et de son terrain dans la limite de 1 ha. De plus, l’idée d’espace<br />
annexe privatif avait été valorisée deux ans plus tôt, avec, dans le cadre de la<br />
loi Strauss, les mesures en faveur des jardins ouvriers.<br />
Quant à l’« espace libre », il renvoie sous ce terme à un débat d’alors. Le<br />
réserver à l’immeuble, selon Magne et Moreau, c’est-à-dire la cour d’entrée<br />
ouverte vers la rue telle qu’elle découle des idées de Bonnier et Hénard, restera<br />
assez peu suivi, à l’aune du nombre de réalisations qui, ponctuellement,<br />
adopteront cette typologie. Le Musée social, protagoniste important de cette<br />
question, se prononce d’ailleurs contre le « boulevard à redans » de Hénard et<br />
opte pour des espaces libres publics.<br />
l’ abstraction progressive<br />
des « espaces libres » et de la « nature »<br />
Le Musée social crée en effet en 1908 une section d’hygiène urbaine et rurale<br />
pour s’occuper de tout ce qui intéresse la vie familiale des travailleurs :<br />
habitations, jardins ouvriers, espaces libres, alimentation. A ses début, elle ne<br />
se consacrera en fait essentiellement qu’à la question des espaces verts 51 . En<br />
juin 1909, elle lance une « enquête sur les espaces libres en France et à<br />
l’étranger ainsi que sur les cités-jardins et les parcs urbains » 52 . L’année<br />
suivante, le Musée social suscite ainsi la création de la Société française des<br />
espaces libres et terrains de jeux, animée par Robert de Souza, et publie une<br />
conférence de Georges Risler sur « les espaces libres dans les grandes<br />
villes ». Elle reprend les recommandations de Juillerat, qui préconisait le jardin<br />
de proximité et le parc pour lutter contre la tuberculose.<br />
En fait, ces deux dispositifs complémentaires vont faire l’objet d’un débat<br />
d’ordre à la fois hygiéniste et esthétique autour des idées de ville développées<br />
au cours de la première décennie du XX e siècle. L’une des questions que<br />
posent les espaces libres dans la ville est celle de leur taille et de leur<br />
répartition : éparpillement diffus de petits squares ou concentration en quelques<br />
grands parcs ? Les tenants de ceux-ci s’inscrivent dans une réflexion engagée<br />
depuis quelques décennies par les partisans de vastes « poumons » pour<br />
50<br />
Ernest Moreau, in Bulletin Municipal Officiel, Paris, n° 290, 25 octobre 1907. Cité par Charles Lucas,<br />
Les Habitations à bon marché en France et à l’étranger, Paris, éd. Librairie de la Construction Moderne,<br />
1912 (nouvelle édition revue par Will Darvillé). Ce texte reprend les conclusions de Juillerat.<br />
51<br />
D’après Jean-Pierre Gaudin, L’Avenir en plan, technique et politique dans la prévision urbaine, 1900-<br />
1930, Seyssel, éd. du Champ Vallon, 1985.<br />
52<br />
S. Magri, op. cit.
31<br />
Paris, mais sont aussi influencés par la tradition américaine du « park-system »<br />
inaugurée par l’architecte paysagiste Frederick Law Olmsted 53 . En France,<br />
c’est l’urbaniste paysagiste et jardinier Jean-Claude Nicolas Forestier (1861-<br />
1930), polytechnicien de formation et conservateur des promenades de Paris,<br />
qui reprend cette notion et propose en 1906, dans un ouvrage marquant 54 , de<br />
relier, les différents espaces verts, en les envisageant sur l’ensemble de<br />
l’agglomération.<br />
Deux sortes de terrains rendent ces derniers possibles et contribuent à nourrir<br />
le débat sur leur affectation et leur localisation : ceux des îlots insalubres à<br />
exproprier et ceux de l’enceinte, zone des fortifications déclassées après la<br />
guerre de 1870. L’expropriation pour cause d’utilité publique, telle que définie<br />
par la loi, est trop onéreuse pour les municipalités, qui pourront peu l’appliquer<br />
en vue de « faciliter la construction d’habitation entourées d’espaces libres » 55 .<br />
Le problème du relogement est également un frein. Aussi les « îlots<br />
insalubres » resteront-ils d’actualité encore à la fin des années 1950, avec une<br />
idée de « curetage » concernant notre sujet comme on le verra.<br />
Dans ces conditions, la question sur les « espaces libres » a été<br />
essentiellement polarisée sur l’aménagement des anciennes enceintes de la<br />
ville et, par-delà, sur leur rôle face à l’extension de la ville. Initialement soulevée<br />
par rapport à l’assainissement de l’immeuble et à l’implantation des<br />
équipements collectifs le complétant, elle s’est vu ainsi implicitement changée<br />
d’échelle, pour passer à celle des limites de la ville, et non plus de l’unité de<br />
résidence. Changement d’échelle du logement à l’urbanisme en train de se<br />
constituer comme discipline, mais aussi début de l’abstraction, puisque<br />
« espace libre » restera le terme générique désignant les vastes espacements<br />
laissés entre les immeubles hauts des périphéries, au nom des principes du<br />
Mouvement moderne. Tous se passe comme si ces espaces libres, vides et<br />
sans échelle domestique, représentaient l’aboutissement d’un processus<br />
radicalisant peu à peu, de l’immeuble à la ville, l’hygiène urbaine de l’habitat,<br />
alors que celle-ci avait d’abord été envisagée à partir de la cour, sous un angle<br />
non seulement sanitaire, mais aussi sécuritaire, éducatif et esthétique.<br />
Ce sera l’un des thèmes majeurs des modernistes que de se focaliser sur<br />
l’aération et l’ensoleillement de la « rue-corridor » (comme la nomme<br />
notamment Le Corbusier) confinant l’air et portant ombre. Jugé trop timide sur<br />
ce point, le règlement sanitaire de 1902 a été poussé à évoluer plus<br />
53<br />
Olmsted traça Central Park à New-York en 1857, inspirant ensuite d’autres villes (Boston, Philadelphie,<br />
St Louis,...), puis développa sa théorie des parcs vers 1870. Elle connut un grand succès à l’exposition<br />
universelle de Chicago (1893), ville qui présentait depuis une trentaine d’années un étalement où<br />
s’immisçait la verdure.<br />
54<br />
Jean-Claude Nicolas Forestier, Grandes villes et systèmes de parcs, Paris, Hachette, 1906, réédité par<br />
Ifa-Norma, collection Essais, 1997.<br />
55<br />
Souhait de A.-A. Rey, in « La Ville hygiénique de l’avenir », Technique sanitaire et municipale, 1913,<br />
p.175, d’après J.P.Gaudin, op.cit. Sur le coût des expropriations, voir Maurice Halbwachs, Les<br />
Expropriations et le prix du terrain à Paris (1860-1900), Paris, E.Cornély et C ie , 1909 (thèse de doctorat<br />
de ce sociologue durkheimien).
32<br />
radicalement (par exemple par les architectes H. Sauvage, F. Jourdain, puis A.<br />
Lurçat ou G.H. Pingusson) vers le principe du « prospect H = L » 56 . La rue,<br />
pensée en coupe, y devient une largeur à proportionner à la hauteur des<br />
immeubles qui la bordent, mais qui seront ainsi portés à s’en reculer.<br />
Ce recul consécutif aux immeubles hauts, pour ne pas encaisser la rue, conduit<br />
finalement à la supprimer dans ses formes constitutives. La création d’<br />
« espaces libres » entre elle et les immeubles, ainsi que l’avance le Mouvement<br />
moderne, n’est pas réellement conçue dans cette perspective : elle est plutôt la<br />
résultante d’un raisonnement qui, de l’hygiénisme urbain, passe surtout, après<br />
1928, à l’idée d’économie foncière par des bâtiments à emprise limitée grâce à<br />
la grande hauteur 57 .<br />
Le dilemme des Modernes entre la rue-outil (supposant de rapprocher les<br />
immeubles de la rue pensée en galerie technique comme dans la « rue future »<br />
de Hénard) et la rue ensoleillée (supposant de les en écarter) a penché de fait<br />
en faveur de celle-ci. Pour autant, l’ espace résiduel entre rue et immeuble ne<br />
constituait pas un espace voulu intermédiaire. La promotion privée des années<br />
1960-1970, encline en ville aux barres hautes en retrait, mettra d’ailleurs des<br />
plaques indiquant « propriété privée» pour conférer un statut compréhensible à<br />
ces vides en pied d’immeuble.<br />
Alors que la question de l’articulation entre ville et logement est happée par la<br />
notion d’« espace libre » chez les Modernes et tend à l’abstraction d’un vide<br />
isotrope entourant des immeubles ponctuels, elle a pour référence la spatialité<br />
villageoise dans une tendance opposée. L’opposition de deux tendances, dans<br />
l’entre-deux-guerres, n’est pas revendiquée en tant que telle, c’est une lecture<br />
actuelle d’analystes qui reconfirme la distinction récurrente entre<br />
« progressistes » et « culturalistes » 58 . On peut néanmoins déceler une<br />
opposition de cet ordre dans le débat des années 1920 autour de la « citéjardin<br />
», dont les premiers sont les adversaires et les seconds les thuriféraires.<br />
Par rapport à la genèse de la notion d’ « espace intermédiaire », si les<br />
progressistes ont changé d’échelle et abstrait les « espaces libres » qui en<br />
constituaient une amorce, les culturalistes ont quant à eux contribué à une<br />
autre abstraction : celle de la Nature.<br />
La verdure représente en fait pour l’habitat collectif urbain l’une de ses<br />
principales quêtes de complément extérieur, mais un tel complément s’avère<br />
plus symbolique qu’effectif, voire mythique et conjuratoire. L’idée de nature, que<br />
56<br />
Cette règle est rendue obligatoire par le Règlement sanitaire départemental de 1937, puis par le<br />
Règlement national d’urbanisme (décret du 30 novembre 1961, art. 16).<br />
57<br />
La Loi Loucheur de 1928, inaugurant en France la production massive du logement, la crise<br />
économique issue de 1929 et le 3 ème Congrès international d’architecture moderne à Bruxelles (1930) sur<br />
le thème du « lotissement rationnel » ont contribué à l’émergence de l’immeuble haut.<br />
58<br />
La distinction d’idéologies « progressistes » (c’est-à-dire visant à faire évoluer et progresser les<br />
conceptions vers un progrès basé sur des idées de modernité) et « culturalistes » (c’est-à-dire visant à<br />
perpétuer des valeurs et des dispositifs vus caractéristiques d’une culture toujours active) correspond à<br />
celle qu’a proposée Françoise Choay, L’Urbanisme, utopies et réalités, Paris, éd. du Seuil, 1965.
33<br />
ne suffit pas à évoquer le maigre parterre d’une cour d’immeuble, est renvoyée<br />
vers les grands parcs, dans une moindre mesure vers les jardins ouvriers 59 ,<br />
comme on l’a vu, mais plus encore vers ce nouvel idéal promu par Ebenezer<br />
Howard (1850-1928) : la cité-jardin.<br />
Dès 1903 pour ce qui est de la France, le juriste Georges Benoît-Lévy (1880-<br />
1971), ébloui par les premières réalisations de Letchworth, s’en fait l’apôtre le<br />
plus efficace, en créant l’Association des cités-jardins de France et en<br />
multipliant les conférences et les publications 60 . Il déclarera : « que ce soit par<br />
la Cité-Jardin ou par la Cité Linéaire, ou par les deux combinées, nous ne<br />
pourrons donner une nouvelle vigueur à nos pauvres races de citadins<br />
dégénérées, qu’en les mettant plus près de la nature. Mulford Robinson dit : ‘’<br />
les parcs sont les cathédrales de la cité moderne ’’. Réservons les parcs dans<br />
nos anciennes villes, mais surtout plaçons nos villes nouvelles dans des parcs,<br />
créons nos villes parmi les champs. Transportons, suivant Proudhon, la ville à<br />
la campagne. » 61 . Joseph Proudhon aurait-il précédé Alphonse Allais comme<br />
auteur de ce fameux aphorisme ? Toujours est-il que Benoît-Lévy fait de la<br />
mise en relation de l’habitat avec une véritable nature un ailleurs mythique, qui<br />
ne saurait être réalisé que par des cités nouvelles sorties de la ville.<br />
Les premières étaient composées en majorité de maisons individuelles avec<br />
chacune son jardin sur l’arrière de leurs parcelles et son jardinet d’agrément sur<br />
l’avant, articulé à des espaces publics hiérarchisés. Ce faisant, elles,<br />
réalisaient, par leurs formes et échelles graduelles, des qualités d’espaces<br />
intermédiaires avant la lettre, mais sans qu’aucun discours n’explicite alors de<br />
telles intentions. Tout se passe comme si, inscrites dans une évocation<br />
villageoise qui faisait encore sens, elles allaient sans dire.<br />
A partir de la fin des années 1920, la conjoncture entraîna une évolution des<br />
cités-jardins vers la rationalisation et la densification. Pour Henri Sellier, qui<br />
mène l’Office public d’habitations du département de la Seine, « il va sans dire<br />
que cette orientation nouvelle a laissé rigoureusement intactes les<br />
préoccupations qui, initialement, étaient à la base de son intervention.<br />
Construction de maisons collectives, ne signifie pas obligatoirement diminution<br />
des espaces libres par rapport au nombre de logements. Cette formule signifie<br />
seulement la réduction de la surface de la voirie par logement et par<br />
conséquent, des frais d’aménagement de viabilité ; étant entendu qu’aux petits<br />
espaces libres individuels, qui dans l’autre hypothèse étaient annexés à la<br />
maison, sont substitués des espaces libres à intérêt et usage communs, de telle<br />
59<br />
Installés en particulier sur les anciennes fortifications de Paris, après la guerre de 1870, ils ont été<br />
officialisés dans le cadre de la loi Ribot de 1908, prévoyant notamment la création de sociétés de jardins<br />
ouvriers avec des dégrèvements fiscaux. Auparavant l’abbé Jules Auguste Lemire (1853-1928), élu<br />
député en 1893, avait fondé en 1896, pour promouvoir ceux-ci, la Ligue du Coin de terre et du Foyer.<br />
60<br />
Georges Benoît-Lévy, La Cité-jardin, 3 tomes, Paris, 1904-1911. Voir aussi Les Cités-jardins<br />
d’Amérique.<br />
61<br />
Georges Benoît-Lévy, « Souhaits de bienvenue » à la Compaña Madrileña de Urbanización exposant<br />
les réalisations des principes de Cité Linéaire (proposés par Arturo Soria y Mata de 1882 à 1894) à la<br />
section « Cité Moderne » du Premier congrès international de l’Art de construire les Villes, Gand, 1913.
34<br />
façon que la surface du terrain couvert soit réduite dans la proportion ou<br />
s’accroît le volume d’espace occupé.» 62 . L’idée de Nature s’estompe désormais<br />
au profit d’une justification purement comptable de la surface d’ « espaces<br />
libres », notion moderniste qu’elle rejoint alors.<br />
hygiène, vide social<br />
et prolongements mythiques<br />
Les origines de la problématique des espaces intermédiaires ont été cherchées<br />
à partir de trois enjeux dialectiques de conception de l’habitat collectif urbain :<br />
définir une relation entre ville et logement, compenser la disparition de la<br />
maison, définir une unité de résidence.<br />
Pour l’immeuble de rapport, sa relation à la rue repose essentiellement dans les<br />
décennies au tournant du XX e siècle sur la règle de l’alignement, sans qu’un tel<br />
contact direct, en l’absence de tout espace intercalaire, traduise une manque<br />
d’articulation privé/public. Cette articulation est en fait réalisée à l’intérieur de<br />
l’appartement (traversant à deux travées parallèles) par la bande avant de ses<br />
pièces de réception en enfilade le long de la façade sur la rue, à laquelle<br />
s’ajoute la saillie de bow-windows en encorbellement sur elle. On ne peut, à<br />
cette époque, parler de prémices d’espaces intermédiaires entre la rue et<br />
l’immeuble que dans deux cas : celui du trottoir public, valorisant la voie par des<br />
arbres et du mobilier urbain et contribuant à l’assainissement par son<br />
élargissement ; celui, plus particulier, de l’immeuble à cour d’entrée privée,<br />
dans quelques réalisations des Fondations philanthropiques et de l’assistance<br />
publique mais un peu plus dans des immeubles bourgeois. Un tel espace qui<br />
s’est révélé ambigu est à comprendre surtout comme un dispositif conciliant<br />
des exigences d’hygiène et d’apparence à la fois pour l’immeuble et la rue :<br />
c’est à ce titre qu’on peut dire qu’il sert d’intermédiaire.<br />
Cette relation dialectique est particulièrement marquée dans le logement social<br />
naissant, sans pour autant être opérée par un espace entre rue et immeuble.<br />
Dépourvu de bow-windows et de cour sur l’avant, il a des façades planes aux<br />
baies peu généreuses pour des raisons d’économie et d’absence d’ostentation,<br />
et même par volonté d’une certaine coupure sociale. Sur ce plan, il s’agit<br />
d’isoler sans enfermer, ainsi que de clore sans contredire l’exigence d’ouverture<br />
à l’air et à la lumière. La résolution dialectique de ces dilemmes passe par<br />
l’introversion sur un espace central en cœur d’îlot et par l’interruption du front<br />
bâti en pourtour, fendu de larges brèches assurant la salubrité sans permettre<br />
la vue et le passage, hormis l’unique porche d’accès. C’est dans ce dispositif en<br />
« îlot ouvert » qu’il faut trouver alors une articulation spatiale entre rue et<br />
immeuble ; il caractérise tout particulièrement, en France, la typologie des<br />
habitations à bon marché réalisées par les offices publics.<br />
62<br />
Henri Sellier, Réalisations de l’office public d’habitations du département de la Seine, Strasbourg,<br />
EDARI, 1933. H. Sellier est alors administrateur-délégué de l’office, ainsi que conseiller général de la<br />
Seine et maire de Suresnes.
35<br />
L’importance qu’y a prise la cour au tournant du siècle, du fait de son<br />
agrandissement réglementaire progressif et de la polarisation spatiale qu’elle<br />
induit, est quelque peu paradoxale. Cet espace potentiellement collectif s’est vu<br />
vidé, non seulement de ses risques d’insalubrité, mais aussi de ses pratiques<br />
sociales. Ne résultant plus alors pour l’essentiel que d’un calcul drastique de<br />
surface minimale et de l’alignement, tendant même à être supprimée par son<br />
ouverture vers la rue, la cour devient moins primordiale. La réflexion qu’elle<br />
suscitait se déplace vers la question des « espaces libres » posée à l’échelle de<br />
la ville, dont l’extension et le besoin de desserrement se font cruciaux et<br />
stimulent l’essor de l’urbanisme. Celui-ci dans sa tendance hygiéniste la plus<br />
radicale, visera même à faire disparaître à la fois la cour et la rue, en laissant<br />
l’immeuble flotter dans un vide isotrope et abstrait.<br />
A l’inverse de cette conception qu’on dira moderniste ou progressiste, un<br />
courant culturaliste, s’inscrivant notamment dans la mouvance du catholicisme<br />
social et de la philanthropie, s’avère plus attentif aux échelles intermédiaires,<br />
d’un point de vue social et spatial. En sont déjà un indice les notions de<br />
« transition » (Foucher de Carrel), puis de « prolongement » (Cheysson). Chez<br />
ce dernier nous avons noté trois thématiques relatives au logement pensé dans<br />
des relations avec l’extérieur. Elles ne relèvent pas seulement de<br />
l’assainissement physique et moral ainsi que souvent souligné, mais aussi de la<br />
compensation de qualités propres à l’habiter en maison, tel que l’avaient connu<br />
les ouvriers avant de venir vers la ville. Face à l’inéluctable habitat collectif, le<br />
souci de faire retrouver des qualités de maison correspond bien à l’idéalisation<br />
de la cité-jardin. On le décèle aussi dans les propositions de Cheysson :<br />
continuation de la rue jusqu’au seuil du logement, jardin résidentiel complétant<br />
les jardinières de fenêtres, services communs à l’instar d’une communauté<br />
villageoise. Mais, en dehors de quelques réalisations des Fondations et des<br />
cités-jardins de la première génération qui les concrétisent pour partie, ces trois<br />
thématiques du prolongement (sur la rue, sur une évocation de la nature, sur<br />
une idée de collectivité) trouvent alors peu de traduction dans l’habitat social.<br />
Elles se révéleront néanmoins à l’avenir constamment à l’œuvre, avec une<br />
dimension mythique, dans la quête des espaces intermédiaires<br />
Hormis la typologie minoritaire de l’immeuble à cour d’entrée, la liaison<br />
graduelle de la rue au cages d’escalier n’a pas été recherchée dans les HBM.
36<br />
Le fait de laisser la desserte de l’immeuble en plein air correspond plutôt à une<br />
volonté d’aération maximale.<br />
Les équipements collectifs, tels que proposés par les Fondations, se limiteront<br />
après elles, dans les HBM 63 , essentiellement à des équipements liés à<br />
l’enfance (santé, jeux, crèche et école dans les plus grandes opérations). Avec<br />
l’individualisation — très progressive — des salles d’eau, même les<br />
équipements d’hygiène, comme les bains-douches, les lavoirs ou les séchoirs<br />
communs, finiront par disparaître.<br />
On pourrait dire des équipements et des espaces verts plus réalisés dans le<br />
domaine public qu’au sein des ensembles d’habitation, qu’ils ont tendu, en<br />
voyant privilégiés le jeu et l’éducation de l’enfant, à se confondre plus ou<br />
moins : le square et l’école, avec sa cour de récréation plantée d’arbres,<br />
représentent en fait des prolongements majeurs de l’habitat urbain.<br />
Les espaces verts urbains, aux vertus à la fois hygiéniques, agréables et<br />
socialisantes, sont à voir par-delà d’abord comme de modestes traduction de<br />
l’idée de Nature : alors que la ville du XIX e siècle appréciait dans la densité des<br />
qualités de vie urbaine, dont le paradigme pourrait tenir au passage couvert,<br />
selon W. Benjamin, celle du XX e naissant recherche le desserrement, avec pour<br />
idéal mythique et littéralement utopique le contact avec la nature, tel<br />
qu’hypostasié par les culturalistes au travers des premières cités-jardins. Cette<br />
quête, nécessairement réductrice dans sa concrétisation et tournée vers une<br />
idée de relation plutôt individuelle à la nature, restera l’un des vecteurs forts<br />
dans la genèse des espaces intermédiaires. Les équipements collectifs, quant à<br />
eux beaucoup moins mythifiés, demeureront également peu réalisés, en<br />
comparaison de ce qu’ils avaient représenté dans les expériences<br />
philanthropiques initiales.<br />
Tous ces compléments du logement correspondent en effet à des services et à<br />
des qualités que celui-ci ne peut alors assurer individuellement, en raison de<br />
leur coût, et c’est sous cet angle programmatique qu’ils étaient alors<br />
essentiellement pensés. Dans la mesure où il n’était pas souhaité que des<br />
pratiques aient lieu dans les parties communes et espaces extérieurs des<br />
ensembles d’habitations, il n’est pas étonnant qu’aucune dimension sociale<br />
autre que celle des vertus civilisatrices n’ait été associée aux prolongements du<br />
logement.<br />
Pour autant, la question du lien social au sein même de l’unité de résidence<br />
n’était pas absente de la réflexion des idéologues de l’habitat. Vers 1900, le<br />
63<br />
En cas de coursives extérieures, elles ne sont jamais côté rue, mais côté cour. En outre, elles sont<br />
extrêmement rares. Après les « balcons-dégagements » de l’immeuble de la Société des logements<br />
populaires hygiéniques (Bd Bessière, Paris 17 ème , L. et A. Feine arch., 1911), les HBM de la Ville de<br />
Paris, seulement pour des programmes analogues de petits logements, ne réaliseront des coursives que rue<br />
Boyer (Paris 20 ème , Berry et Malot arch., 1914-1922) et boulevard Sérurier (Paris 19 ème , J. Walter et B.<br />
Thierry arch., 1914-1923 ; coursives découpées en tronçons courts).
37<br />
renoncement à la mixité sociale des programmes, déjà souligné auparavant 64 ,<br />
indique que les constructeurs ont pris conscience que les habitants ne la<br />
souhaitaient pas. Par-delà, cela signifie que l’homogénéité sociale ainsi<br />
recherchée correspondait à des relations harmonieuses, relations que les<br />
penseurs du logement chercheront constamment à saisir pour mieux définir<br />
l’unité de résidence. La définir dans sa taille, en tant qu’unité opérationnelle<br />
(découpage et phasage des ensembles, surtout lorsqu’ils deviendront<br />
importants, à partir de 1920), mais aussi du point de vue des pratiques sociales<br />
et de l’espace censé les permettre.<br />
Après que le couloir d’immeuble ait été proscrit et la cour vidée de ses<br />
pratiques populaires, tout se passe comme si les idéologues de l’habitat social<br />
voulaient les réinventer, essentiellement à partir d’équipements collectifs<br />
civilisateurs. L’abandon rapide de ceux-ci renvoie alors la recherche des<br />
dispositifs propices à l’harmonie de la résidence vers la mythologie de l’espace<br />
fédérateur. Celle-ci a été surtout nourrie par l’utopie sociétaire, modèle rejeté et<br />
seulement rémanent auprès de certains concepteurs portés à affirmer une<br />
spatialité communautaire. En outre, le début du siècle est marqué par des<br />
conflits sociaux, en décalage avec l’idée de promouvoir une sociabilité paisible<br />
dans l’habitat collectif.<br />
A la même époque, la sociologie, la géographie humaine et l’écologie urbaine<br />
investissent les notions de milieu, de solidarité, de communauté et de<br />
voisinage. Ces notions, à même d’aider à donner un contenu social aux<br />
programmes d’habitat collectif, interpelleront progressivement leurs acteurs,<br />
d’autant plus qu’elles ont des implications sur l’espace, ainsi que nous allons le<br />
voir.<br />
64<br />
Cf. notes 24 et 25. A signaler aussi que des réalisations de l’Assistance Publique (Paris 14 ème , Square<br />
Delambre, Azière arch., 1908-1913 ; avenue du Maine , 1914, et rue Daguerre, 1921, Rous arch.)<br />
assemblant des HBM et des immeubles de rapport, ne constituent pas des opérations de mixité sociale,<br />
mais des montages rentables.
38<br />
communauté et<br />
unité de résidence
39<br />
l’idée de communauté<br />
dans les sciences humaines naissantes :<br />
échelle intermédiaire et relations sociales<br />
Après les projets de l’utopie communautaire fouriériste et leurs effets mythiques<br />
ou repoussoirs selon les cas, les Fondations philanthropiques avaient ramené<br />
l’idée de communauté résidentielle à des préoccupations de services collectifs,<br />
d’éducation à la civilité et de contrôle plus ou moins mutuel. Les programmes<br />
d’habitat s’en tiennent à ces visées, d’ailleurs minorées ensuite, au temps des<br />
Offices d’HBM, sans chercher davantage de fondements sociaux à l’unité de<br />
résidence formée de facto par le regroupement d’habitants dans un même<br />
ensemble. Au tournant du siècle, différents courants de la sociologie<br />
s’intéressent pour leur part à la notion de communauté. A divers titres, certains<br />
d’entre eux finiront par avoir des incidences sur la conception de l’habitat<br />
collectif, dans ses formes de groupement et ses espaces communs,<br />
essentiellement après la seconde guerre mondiale en ce qui concerne la<br />
France.<br />
Le développement, via diverses approches, de ce qu’on pourrait appeler une<br />
sociologie des communautés a contribué en effet à faire prendre<br />
progressivement conscience de relations sociales de proximité pouvant<br />
impliquer l’habitat. Entre l’individu et l’abstraction de la « société », une telle<br />
sociologie s’intéresse aux forme de groupement intermédiaire et aux liens qui<br />
les sous-tendent. Elle met en évidence des relations plus interactives et plus<br />
complexes que celles associées à la hiérarchie sociale et à la division du<br />
travail, en prenant en compte des dimensions spirituelles et symboliques, et en<br />
s’attachant notamment aux pratiques de solidarité et d’échange. Elle conduira à<br />
s’interroger non seulement sur la structure des communautés, mais aussi sur<br />
leur taille et leur espace.<br />
L’idée de communauté se fonde d’abord sur l’opposition de deux échelles<br />
sociales.<br />
L’origine de cette opposition est le plus souvent rapportée au philosophe et<br />
sociologue allemand Ferdinand Tönnies (1855 -1936) et à la célèbre distinction<br />
qu’il introduit en 1887 : celle de la « société » (Gesellschaft) et celle de la<br />
« communauté » (Gemeinschaft) 65 . Mais on pourrait la faire remonter au moins<br />
à Jean-Jacques Rousseau. Il avait déjà opposé la « grande ville » et la « petite<br />
ville », distinction renvoyant selon lui à celles de liberté/contrainte,<br />
culture/nature et théâtre/authenticité.<br />
L’interrogation sur les relations sociales et les questions morales qu’elles<br />
soulèvent, se développe au XIX e siècle, dans le contexte de deux mouvements<br />
inverses. D’une part, la réduction de la famille à une famille nucléaire, plus ou<br />
65<br />
F. Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft. Abhandlung des Communismus und des Socialismus als<br />
empirische Culturformen, Leipzig, 1887.
40<br />
moins confondue avec l’idée de ménage et de sphère d’intimité ; d’autre part,<br />
l’essor de la société industrielle. Ces deux tendances ne sont pas<br />
indépendantes, comme nous l’avions vu avec Tocqueville, parmi les premiers à<br />
déceler le repli individualiste comme conséquence de l’avènement de la<br />
démocratie dans une telle société, ou chacun peut profiter des opportunités et<br />
des bienfaits de la modernisation.<br />
La dissociation entre l’individu et la société de masse a pour corollaire le déclin<br />
de la vie publique et des espaces où elle a lieu. Dans ces conditions, ont pu se<br />
développer des idéologies anti-urbaines et la nostalgie des communautés<br />
villageoises ainsi que des maisonnées, telles qu’il en avait existé à la<br />
campagne, mais aussi dans les villes anciennes.<br />
En France, à la fin du XIX e siècle, le médecin et sociologue Gustave Le Bon<br />
(1841-1931) contribue à cette pensée, en particulier au moment de l’Exposition<br />
Universelle de 1889. Il publie à cette occasion Premières civilisations, ouvrage<br />
qui complète implicitement celui de l’architecte Charles Garnier 66 et qui apporte<br />
un éclairage à l’idée de communauté, en prenant du recul et en la relativisant<br />
par étude d’autres sociétés que la nôtre. Il a notamment travaillé sur les<br />
civilisations arabes et hindoues. A ce regard bienveillant, mais évidemment<br />
ambigu, sur les communautés primitives s’oppose le constat inquiet de la<br />
montée d’une société industrielle massive et anonyme — « la foule » — ,<br />
donnant lieu à un nouvel ouvrage (Psychologie des Foules, 1895). Cette<br />
approche, qui sur son ensemble distingue société civilisée et foule a sans doute<br />
été influencée par des concepts de Tönnies. On retiendra de ceux-ci, en<br />
simplifiant, que la « communauté » est une forme de vie sociale marquée par<br />
des liens profonds, qualifiés d’organique et de « naturels » (famille, amitié, foi,<br />
morale, solidarité, enracinement dans la nature). La « société » quant à elle,<br />
plutôt « mécanique » et « virtuelle », se caractériserait par une vie sociale<br />
externe où règnent les rapports contractuels 67 .<br />
Dès 1889 également, Emile Durkheim (1858 -1917) reprend explicitement la<br />
distinction de Tönnies, mais avec une idéalisation inverse, aboutissant à<br />
inverser aussi sa terminologie, en avançant l’évolution des premières vers les<br />
secondes, avec une idée de progrès. Il oppose en effet les sociétés<br />
traditionnelles reposant sur une « solidarité mécanique » (faible différenciation<br />
entre les individus et forte cohésion par la participation au tout dans les<br />
communautés archaïques) aux sociétés à « solidarité organique » (division du<br />
travail social, avec avènement de la personne dans un individualisme<br />
moderne).<br />
De Rousseau à Durkheim, on peut noter comme une propension à une<br />
opposition quelque peu manichéenne entre deux formes de société, mais aussi<br />
66<br />
Charles Garnier, architecte de l’Exposition universelle de Paris en 1889, avait dirigé la reconstitution de<br />
maisons traditionnelles représentatives de différents pays exposants et publie, avec A. Amman,<br />
L’Habitation humaine, Paris, Hachette, 1892.<br />
67<br />
La distinction faite par Tönnies traduit une certaine nostalgie de temps idylliques, selon une tradition du<br />
romantisme allemand qu’on pourra déceler aussi chez G. Simmel (1858-1918) et O. Spengler.
41<br />
deux échelles (villageoise/urbaine, vicinale/massive, artisanale/industrielle),<br />
associée à des valeurs antagoniques. Ainsi s’engagerait la problématique de la<br />
distinction et des liens entre micro- et macrosociologie.<br />
L’opposition trop duale et idéologique de deux types de société ne pouvait<br />
qu’amener à s’interroger sur l’existence de relations plus complexes et de<br />
formes sociales intermédiaires. Il en va de même pour le classement<br />
typologique, déjà opéré par Le Play autour des types de famille chez les<br />
ouvriers européens, vers lequel s’oriente Durkheim en voulant mettre en<br />
évidence des « espèces sociales » 68 .<br />
Les critiques retiennent ainsi de Durkheim essentiellement son rationalisme et<br />
son positivisme inspiré d’Auguste Comte. Pourtant, son approche est plus<br />
dynamique qu’il n’y paraît. Même teintée de progressisme saint-simonien, la loi<br />
d’évolution des sociétés qu’il propose n’en indique pas moins la prise de<br />
conscience d’une notion de passage, d’une époque à une autre, notion donc<br />
d’abord temporelle avant d’intéresser plus tard la conception de l’espace.<br />
Une autre notion, qui s’avérera tout aussi importante pour celle-ci, dans sa<br />
quête de dispositifs intermédiaires et des relations qu’ils induiraient, est celle<br />
des liens de « solidarité », notamment quand ils sont vus « organiques », selon<br />
le terme que Tönnies, puis Durkheim prennent à la biologie.<br />
Depuis Descartes, les mathématiques constituaient le modèle dominant<br />
d’intelligibilité. Après les découvertes de Claude Bernard et de Pasteur, après<br />
les thèses évolutionnistes de Darwin, la biologie offre un nouveau modèle,<br />
aussi bien pour l’urbanisme et des courants architecturaux 69 que pour les<br />
sciences sociales. Plus exactement, sciences sociales et sciences de la nature<br />
se forment en s’empruntant mutuellement des notions et des modèles. Ainsi la<br />
sociologie de Herbert Spencer (1820 -1903), qui inspire pour partie celle de<br />
Durkheim, puise dans la biologie les notions d’ « organisme » et d’ « évolution »<br />
pour envisager la société comme une « totalité » vivante, marquée par l’<br />
« interdépendance des phénomènes sociaux ». Elle va même jusqu’à admettre<br />
une véritable homologie entre les « structures » et « fonctions » sociales et les<br />
structures et fonctions biologiques 70 .<br />
Le philosophe Henri Bergson (1859 -1941), condisciple de Durkheim, se réfère<br />
également à la nature organique pour proposer une notion générale de vie, qui<br />
serait « transition d’une espèce à une autre ». En ce qui concerne l’Homme, à<br />
partir d’une distinction entre un « moi superficiel » et un « moi profond » 7<br />
1<br />
annonçant l’inconscient chez Freud, il oppose la vie pratique tournée vers le<br />
monde extérieur, conventionnelle et inscrite dans un temps quantitatif, et la vie<br />
intérieure, dynamique spirituelle et créatrice, inscrite dans un temps qualitatif. A<br />
68<br />
Dans ses Règles de la méthode sociologique, publiées en 1895.<br />
69<br />
L’organicisme sous-tend nombre de théories urbanistiques ainsi que l’ « architecture organique ».<br />
70<br />
Dans Principes de sociologie, trois volumes écrits de 1870 à 1896.<br />
71<br />
Dans Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889.
42<br />
ce titre, elle appelle une expérience de la « durée », qu’il définit comme « une<br />
croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un<br />
présent qui empiète sur l’avenir », ou bien encore comme l’ « unité d’une<br />
pluralité de devenirs hétérogènes qui s’interpénètrent ».<br />
Bergson s’affirme ainsi comme le penseur du changement et du mouvement.<br />
Le changement, comme transformation, et non pas succession, comme<br />
altération continue d’un état à un autre 72 . Le mouvement dans l’espace, comme<br />
passage et progression continue d’un point à un autre 73 . On retiendra tout<br />
particulièrement sa définition d’ensemble : « enchaînement d’une variation<br />
qualitative […], la transition est l’essence même du mouvement et du<br />
changement ».<br />
Bergson a donc joué un rôle important dans le fait de reconsidérer l’espace par<br />
rapport au mouvement et au temps. C’est ce que semble penser Michel<br />
Foucault : « est-ce que ça a commencé avec Bergson ou avant ? L’espace<br />
c’est ce qui était mort, figé, non dialectique, immobile. En revanche le temps<br />
c’était riche, fécond, vivant, dialectique » 74 . On notera ainsi que les termes<br />
« prolongement » et de « transition », appliqués plus tard à des notions<br />
d’espace, sont employés par Bergson à propos du temps et du mouvement 75 .<br />
Dans l’<strong>introduction</strong>, nous nous étions demandé si des mots comme « espace<br />
intermédiaire » et « espace de transition » recouvraient la même notion. La<br />
réflexion de Bergson incite à les distinguer : le premier correspondrait à une<br />
approche statique de l’espace proprement dit, avec ses qualités le rendant<br />
intermédiaire du point de vue de l’échelle, du statut et du caractère<br />
(privé/public, intérieur/extérieur, fermé/ouvert, sombre/clair, …). Le second<br />
renverrait quant à lui à une notion dynamique, celle du passage, d’un espace à<br />
un autre, avec une transition atténuant leur opposition.<br />
La pensée dialectique sur l’espace n’aura un impact auprès de certains<br />
concepteurs, surtout parmi ceux formés aux alentours des années 1970,<br />
qu’après les travaux de G. Bachelard et H. Lefebvre. Au moment où Bergson<br />
l’initie, il est peu sur le devant de la scène intellectuelle. Au début du siècle, la<br />
pensée qui domine l’étude de la société française est celle de la sociologie<br />
officielle professée par l’école de Durkheim. Elle stimule, en réaction, des<br />
approches voulues autres, comme celles des géographes, des disciples de Le<br />
Play et des ethnologues. Elles permettront d’affiner les conséquences prêtées à<br />
la division du travail et les oppositions durkheimiennes (individu/société,<br />
communautés organiques/fonctionnelles) en les relativisant, en dégageant<br />
72<br />
Vois Matière et création, 1891, et L’évolution créatrice, 1907.<br />
73<br />
Voir La pensée et le mouvement, 1934.<br />
74<br />
In Hérodote, n° 1, 1976. Cité par A. Alvarenga et J. Maltcheff, « L’espace social, nouveau<br />
paradigme », in Espaces et Sociétés, n° 34-35, juillet-décembre 1980.<br />
75<br />
Rappelons néanmoins des occurrences antérieures de ces termes, déjà envisagés par rapport à la<br />
conception de l’habitat ouvrier : « prolongement » de la rue (Picot, Cheysson), « transitions », entendues<br />
dans un sens à la fois spatial et temporel par Foucher de Carell, soucieux du passage de la vie rurale à la<br />
vie urbaine. Cf. notes 3 et 27.
43<br />
d’autres critères et échelles de groupement social, en les rapportant à l’espace,<br />
en mettant en évidence des relations interactives entre les groupes et<br />
l’entremise de sous-groupes qu’elles peuvent appeler.<br />
Paul Vidal de la Blache, fondateur des Annates de Géographie, incite en 1903 à<br />
« comprendre quelles ont été dans le pays les relations de la nature et de<br />
l’homme », introduisant ainsi la géographie humaine. Dans la préface de l’Atlas<br />
général, il précise qu’il a « cherché à noter le rapport avec le lieu » et à « saisir<br />
une relation avec le sol ». Ainsi, il semble, par l’approche qu’il inaugure, avoir<br />
été l’un des premiers à envisager les liens concrets (qu’il nomme « relations »<br />
ou « rapports ») entre des pratiques et des espaces formant alors des « lieux ».<br />
En outre, croiser des données physiques et humaines lui permet d’avancer des<br />
notions de « région », « contrée » et « milieu » qui impliquent des différences<br />
et des emboîtements d’échelles, question majeure dans la formation de l’idée<br />
d’espace(s) intermédiaire(s).<br />
Elisée Reclus (1830-1905) s’inscrit dans la mouvance de la géographie<br />
humaine naissante, avec une perspective qui reflète pour partie son<br />
attachement à l’anarchisme. Ce libertaire remet en particulier en cause la notion<br />
de « frontière », dont selon lui la définition administrative ne correspond pas aux<br />
réalités des terrains et des usages observés. Il développe ainsi une « écologie<br />
sociale » 76 , et ce avant l’ « écologie urbaine » de l’Ecole de Chicago.<br />
Toujours au tournant du siècle, les continuateurs de Le Play mettent aussi en<br />
avant, de même que la géographie humaine, l’importance de ce qu’ils nomment<br />
des « milieux locaux » et les « solidarités » qui s’y développent, essentiellement<br />
à l’échelle de la commune, mais aussi de l’usine. En cela, leur point de vue ne<br />
diffère pas totalement de celui de Durkheim croyant à l’inéluctable logique des<br />
regroupements professionnels.<br />
Par ailleurs, le groupe qui s’est constitué autour de F. Le Play opère en 1885,<br />
soit trois ans après la mort de ce dernier, une scission emmenée par H. de<br />
Tourville (1842-1903) et E. Demolins (1852-1907). Estimant impossible de<br />
mener, comme le pensaient leur maître et une partie de ses disciples 77 , un<br />
projet à la fois réformateur et scientifique, ils privilégient ce seul objectif, en<br />
fondant la Société de la science sociale et la revue du même nom.<br />
Leur approche élargit la traditionnelle observation leplaysienne de la famille,<br />
resituée dans son ensemble social d’appartenance. Pour cela, ils proposent<br />
une nomenclature des faits sociaux, que Demolins envisagera en terme<br />
d’interaction, sur la base de son concept de « répercussions sociales ». Un tel<br />
concept, ainsi que sa critique de la « famille-souche » comme forme idéale de<br />
la stabilité sociale, sont en grande partie le fruit des observations de terrains<br />
qu’il effectue aux Etats-Unis. Il publie ainsi, en 1897, De la supériorité des<br />
Anglo-saxons, dans lequel il met en avant le modèle de la « formation<br />
76<br />
Notamment dans L’Homme et la terre, 1908.<br />
77<br />
Par exemple, le premier directeur du Musée social et Emile Cheysson (cf. notes 30 et 36).
44<br />
particulariste », celui où chaque enfant est mis en situation de fonder une<br />
famille grâce à l’éducation. La même année, les américains, en la personne de<br />
C. Wright, s’inspirent à leur tour de la méthode leplaysienne d’enquête<br />
perfectionnée par P. du Maroussem (1962-1937), pour constituer le Board of<br />
Trade, observatoire de la consommation ouvrière.<br />
Ainsi se nouent des liens entre les sociologies française et américaine,<br />
qu’avaient d’abord esquissés Tocqueville et C. Jannet 78 notamment, puis plus<br />
tard l’américaniste Paul Rivet et Maurice Halbwachs. On admet généralement<br />
que c’est surtout ce dernier qui a fait découvrir l’Ecole de Chicago en France en<br />
publiant des articles dans les années 1930. Avant qu’elle contribue à faire<br />
évoluer la pensée sur l’homme et la société, cette question était au début du<br />
XX e siècle, marquée pour l’essentiel par l’opposition entre les approches<br />
bergsonienne et durkheimienne. La première, qui porte déjà en elle la<br />
compréhension dynamique et dialectique des rapports au temps et à l’espace<br />
telle qu’elle s’affirmera dans les années 50-60 avec un rôle majeur pour notre<br />
sujet, est a son époque marginalisée par la prévalence de la seconde.<br />
Celle-ci, à l’inverse, repose sur une conception qu’on pourrait dire statique : elle<br />
cherche à établir sur un mode causaliste et classificatoire des faits sociaux,<br />
supposés pouvoir faire l’objet d’une science et de catégories universelles<br />
abstraites.<br />
Cette idée d’une « science » sociale n’a pas seulement à voir avec le modèle<br />
inspirateur que représente alors la biologie. Elle s’inscrit aussi dans le long<br />
débat sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, intervenue finalement le 9<br />
décembre 1905, la laïcisation prêtant au développement de références<br />
scientifiques. Pour autant, elle ne s’est pas coupée d’une tradition de pensée<br />
héritée de Le Play, sociologie française émergente relevant à la fois de la<br />
science, de la morale, de l’éducation et de l’action politique.<br />
Dès ses études d’ingénieur (Polytechnique, puis les Mines), Frédéric Le Play<br />
multipliait les voyages d’étude et manifestait l’ambition de fonder une science<br />
sociale basée sur des méthodes d’observation, monographique et sur le terrain,<br />
des familles ouvrières. Imprégnée de catholicisme social, sa démarche de<br />
connaissance scientifique est en fait indissociable du devoir de patronage qu’il<br />
prône avec pour visée la stabilisation de la société par la moralisation de la<br />
famille. L’intérêt de ses travaux ayant été rapidement repéré par l’ Etat, il s’est<br />
alors efforcé constamment de mener de front le développement d’une véritable<br />
école de pensée sociologique et une carrière de haut fonctionnaire, lui<br />
permettant d’être le théoricien de la Réforme sociale, selon son ouvrage publié<br />
en 1864, mais aussi de mettre en œuvre différentes actions en ce sens.<br />
Avec Le Play s’était ainsi amorcée une sociologie voulue opératoire pour les<br />
politiques, telle qu’on la reverra plus tard en France, notamment avec Economie<br />
78<br />
C. Jannet (1844-1894), disciple de Le Play, a publié en 1876 Les Etats-Unis contemporains.
45<br />
& Humanisme (fondé par L.-J. Lebret) et queques uns de ceux qu’on peut<br />
considérer dans sa mouvance (P.-H. Chombart de Lauwe ou L.Houdeville).<br />
Le rapprochement de la sociologie naissante avec la politique de l’habitat, elle<br />
aussi naissante, s’opère plus particulièrement dans le cadre du Musée social. A<br />
sa création, en 1894, il était animé par des continuateurs de Le Play, membres<br />
de la Société d’économie sociale, mais aussi pour certains de la Société<br />
française des H.B.M. 79 . Il s’était donné pour mission générale l’étude des<br />
questions sociales dans une perspective d’intervention réformatrice, avec pour<br />
orientation majeure la moralisation. Le terme de « musée » indiquait d’ailleurs<br />
que celui-ci se voulait le conservatoire des valeurs à montrer et à préparer.<br />
Moraliser la vie sociale impliquait deux volets d’action — assainir, puis<br />
éduquer — avec l’habitat comme l’un des vecteurs de cette moralisation.<br />
Destinée essentiellement aux ouvriers, elle vise d’abord à en faire régresser<br />
des pratiques considérées comme faisant obstacle à la diffusion des bonnes<br />
mœurs. Or, la sociabilité populaire étant traditionnellement tournée vers les<br />
extérieurs de l’habitation (rue, café,…), l’inculcation des codes bourgeois a<br />
conduit, à l’opposé, à valoriser le confort, l’intimité et l’indépendance des<br />
intérieurs, avec si possible pas plus de deux logements par palier. L’expérience<br />
des équipements résidentiels, telle que tentée par les fondations<br />
philanthropiques, n’ayant pas été poursuivie dans les H.B.M., on peut dire que<br />
l’apprentissage de la société bourgeoise par le biais de l’habitat s’est traduit,<br />
sans que cela soit paradoxal, par l’empêchement des relations sociales dans<br />
ses parties communes intérieures et extérieures. Plus largement, on avancera<br />
que l’action civilisatrice visait pour une fois le temps et l’espace entre le travail<br />
et le logement, les pratiques et les lieux « intermédiaires » étant associés à la<br />
marginalité, à l’interlope et au sporadique. Il faut noter que la crainte de<br />
pratiques échappant à la claire bipolarisation habiter/travailler va de pair avec la<br />
diminution du temps de travail accordée progressivement par la législation 80 .<br />
Les réflexions du Musée social par rapport au logement proprement dit, peu<br />
développées, ne différent pas vraiment de celles de la SFHBM et de la<br />
Fondation Rothschild. Il est vrai qu’on y retrouve certains de leurs<br />
administrateurs ainsi que des médecins, architectes et ingénieurs ayant œuvré<br />
auprès d’elles. Mais surtout, les principes d’hygiène, combinés à des dispositifs<br />
de plan transposés pour partie de l’appartement bourgeois, sont alors<br />
suffisamment consensuels pour ne pas devoir être débattus. Par contre,<br />
79<br />
A la création du Musée social, on trouve notamment le comte de Chambrun, Jules Simon, Pierre de<br />
Maroussem, E. Cheysson, G. Picot et Jules Siegfried. Celui-ci y préside la section d’hygiène urbaine et<br />
rurale créée en 1908. Outre les trois derniers cités, on y retrouve notamment Charles Gide (théoricien du<br />
mouvement coopératif), le Dr. Juillerat, des hommes politiques et réformateurs sociaux (P. Strauss, A.<br />
Rendu, G. Bechmann, L. Bourgeois, G. Riesler), l’apôtre des cités-jardins G. Benoit-Lévy, des architectes<br />
spécialistes du logement (E. Cacheux, L. Ferrand, A.-A. Rey), des théoriciens de l’espace urbain (L.<br />
Bonnier, E. Hénard , D.A. Agache, J.Greber) et d’autres architectes qui fonderont la Société française des<br />
urbanistes en 1913.<br />
80<br />
Lois de 1900 (journée de 10h), puis de 1919 (journée de 8 h) et de 1936 (semaine de 40 h et congés<br />
payés).
46<br />
l’espace public qui apparaît fortement impliqué par le projet de « réforme<br />
social », mobilise davantage le Musée social : sa section d’hygiène urbaine et<br />
rurale créée en 1908, s’y intéresse tout particulièrement, avec des positions<br />
différentes comme on l’a vu, et c’est dans ce domaine que l’influence des<br />
sciences sociales se fait le plus sentir. Les architectes sont cependant surtout<br />
fixés comme on l’a vu, sur la question des « espaces libres » et des « espaces<br />
verts », au moment où la réaffectation de l’ancienne zone des fortifications<br />
accélère leur prise de conscience d’un nouvel enjeu : l’urbanisme. C’est dans le<br />
développement de cette discipline théorique et pratique qu’on lit alors le mieux<br />
l’influence des sciences humaine auprès du Musée social, les idées de<br />
« réforme urbaine » et de « réforme sociale » se mêlant fortement.<br />
L’urbanisme naissant est d’abord marqué par le concept de « fonction » que la<br />
sociologie durkheimienne transpose elle-même, de la biologie 81 . Cela signifie<br />
dans son cas, que la forme de la ville doit être mise en correspondance avec<br />
ses fonction 82 . Celles-ci étant principalement ramenées aux « fonctions<br />
politiques, religieuses, intellectuelles ou économique de la grande ville », les<br />
urbanistes négligeraient alors de « s’attacher au côté notamment social du<br />
problème, c’est-à-dire la question de l’habitation », comme le remarque l’un<br />
d’eux 83 .<br />
Les notions de « milieu local », de « contrée » et de « région », proposées par<br />
la géographie humaine ainsi que sa pratique cartographique trouvent un écho<br />
chez les urbanistes dans leurs réflexions sur le « zonage » et l’organisation de<br />
la ville selon des schémas concentriques ou polynucléaires. Mais elles ne les<br />
sensibilisent pas immédiatement aux relations du social et du spatial ainsi<br />
qu’aux différentes échelles et à leur articulation. Il faudra attendre plus<br />
particulièrement Gaston Bardet. De même, c’est aussi à la géographie humaine<br />
que l’architecture et l’urbanisme doivent l’élargissement de la question du<br />
« logement » à celle de l’ «habitat » 84 , mais sans qu’une telle extension se<br />
traduise concrètement et à l’échelle domestique dans les réflexions de la<br />
section d’hygiène urbaine et rurale du Musée social.<br />
La pensée urbanistique développée par cette section est finalement plus en<br />
prise avec la sociologie durkheimienne, dont elle partage la même vocation :<br />
celle d’être à la fois une science et une morale. Pour les architectes urbanistes,<br />
ce double objectif se traduit pas une idée d’assainissement général de la ville,<br />
81<br />
Auparavant, un ouvrage, qui sera souvent cité, avait déjà proposé un rapprochement de la sociologie et<br />
de l’urbanisme sous les auspices de la biologie : Jean Izoulet, La Cité Moderne. Métaphysique de la<br />
Sociologie, Paris, Alcan, 1895 (2 ème édition).<br />
82<br />
Une telle idée est encore exprimée par Marcel Poëte en 1925. Il pense qu’on ne peut « séparer l’aspect<br />
que représente une cité de ses conditions de vie économique et sociale, car la fonction crie l’organe et, en<br />
l’espèce, la physionomie est la résultante de ses conditions d’existence ; en d’autres termes, sa forme<br />
exprime sa nature propre ». M. Poëte, Une vie de cité, Paris de sa naissance à nos jours, Paris, Auguste<br />
Picard, 1925.<br />
83<br />
Ce constat lucide, mais tardif, d’un architecte du Musée social est de D.-A. Agache, La remodélation<br />
d’une capitale, aménagement, extension, embellissement, Paris, Société coopérative d’architecte, 1932.<br />
84<br />
D’après le dictionnaire Robert, le terme géographique d’habitat est employé pour l’habitation humaine<br />
à partir de 1907.
47<br />
pas seulement physiologique et technique mais associé à son embellissement.<br />
C’est en ce sens que l’urbanisme peut se revendiquer « art urbain »,<br />
contribuant à l’ « art social » 85 . La réforme urbaine culturaliste s’intéresse en<br />
particulier à l’esthétique de la rue, suivant une sorte d’« haussmannisme<br />
amélioré » 86 , avec le propos d’inculquer le goût du beau.<br />
Le rôle éducatif que se donne la sociologie est encore plus net. Il s’inscrit dans<br />
le contexte de transformation de l’école publique instaurée depuis Jules Ferry.<br />
Dans sa Lettre aux instituteurs de 1883, il les invitait à enseigner aux enfants<br />
« ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins<br />
universellement acceptées que celle du langage et du calcul […], morale que<br />
nous avons reçu de nos pères et que nous nous honorons de suivre dans les<br />
relations de la vie ». Ce lien de l’enseignement et de la morale fait que, à côté<br />
de théoriciens de l’école et de sa réforme sociale comme Ferdinand Buisson, la<br />
sociologie française se définit d’abord comme la science des mœurs et de leur<br />
éducation. Ainsi le sociologue Lucien Lévy-Bruhl (1857-1934) publie en 1903<br />
La morale et la science des mœurs 87 , alors qu’Emile Durkheim donne à la<br />
Sorbonne un cours en dix-huit leçons, qui seront éditées sous le titre de<br />
L’éducation morale. Il en donne les trois préceptes : « l’esprit de discipline,<br />
l’attachement aux groupes sociaux et l’autonomie de la volonté » 88 . Tocqueville<br />
avait déjà, on s’en souvient, avancé des conditions analogues pour que<br />
réussisse la vie en société démocratique : « ordre », « autonomie » et nécessité<br />
de « corps intermédiaires ». Mais la notion d’ « attachement aux groupes<br />
sociaux » était trop abstraite pour être reprise par les architectes et urbanistes.<br />
En outre, au Musée social, la section d’hygiène urbaine et rurale, présidée par<br />
Jules Siegfried, restait quelque peu marquée par ses positions 89 : conjurer le<br />
socialisme et s’opposer à toutes formes d’habitat supposées propices à son<br />
développement.<br />
La cité composée de maisons individuelles, avec pour idéal la cité-jardin selon<br />
Benoit-Lévy, était le seul mode de groupement à privilégier, la « maison<br />
collective […], type factice », n’étant admise que comme « nécessité<br />
85<br />
L’ « art social », d’abord associé au logis, avait été prôné sous ce terme par J. Proudhon en 1875.<br />
J. Lahor (pseudonyme littéraire du Dr Cazalis) répond encore à cette idée en 1902 (dans Les habitations à<br />
bon marché et un art nouveau pour le peuple) au moment où elle est étendue à la ville et à ses<br />
manifestations. C’est pas exemple en 1903 qu’est créé le Salon d’automne.<br />
86<br />
Selon l’expression critique de Gaston Bardet, « vingt ans d’urbanisme appliqué », in L’Architecture<br />
d’aujourd’hui, n° 3 (10 ème année), mars 1939. L’intérêt pour la rue, manifesté dans les travaux de L.<br />
Bonnier et E. Hénard (cf. note 44) correspond aussi à la traduction française du Städtebau de Camillo<br />
Sitte (1889) par l’architecte genevois Camille Martin en 1902, qui y ajoute un chapitre sur la rue.<br />
87<br />
On retrouve encore cette définition de la sociologie chez P. Bureau, La science des mœurs, <strong>introduction</strong><br />
à la méthode sociologique, Paris, Blond et Gay, 1923.<br />
88<br />
Emile Durkheim, L’éducation morale, cours de sociologie (1902-1903) à la Sorbonne, Paris, éd. Alcan,<br />
1925.<br />
89<br />
Jules Siegfried (1837-1922), industriel protestant venu de Mulhouse dont il admirait la cité ouvrière de<br />
J. Dollfus ; il s’en inspire dans des réalisations en tant que député-maire du Havre. Il fut l’un des<br />
fondateurs de la SFHBM et proposa en 1892 une loi, adoptée le 30 novembre 1894, relative aux HBM, où<br />
l’encouragement à la maison individuelle en accession est très présent.
48<br />
inéluctable », comme l’avait déclaré Siegfried en 1892. Au sentiment qu’un<br />
compromis (solution « intermédiaire ») était à trouver entre l’impossible<br />
généralisation du pavillon et la fatalité de l’immeuble s’ajoutait au début du<br />
siècle une certaine remise en question des valeurs de Le Play : fonder<br />
l’harmonie sociale sur la « famille-souche » était notamment contesté par<br />
Demolins, qui se référait à des formes communautaires observées aux Etats-<br />
Unis.<br />
En France, la notion de communauté avait plutôt été associée, dans la tradition<br />
leplaysienne, à la communauté paroissiale. Aussi, malgré le contexte de<br />
séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’idée de communautés laîques, autres que<br />
liées au monde du travail et de l’économie (corporations, syndicats,<br />
coopératives, associations philotechniques), restait difficile à appréhender.<br />
Alors que Hegel avait proposé de distinguer, dans la société civile, la sphère de<br />
la vie professionnelle et la sphère de la vie domestique, celle-ci n’est pas mise<br />
en évidence par la sociologie française, qui en énonce plutôt les conditions<br />
morales. Ainsi, Durkheim met en avant l’exigence de solidarité.<br />
C’est avec la Grande Guerre qu’une telle exigence va prendre corps auprès des<br />
architectes et urbanistes, notamment chez ceux qui, avec d’autres<br />
personnalités concernées par la reconstruction des régions dévastées,<br />
constituent La Renaissance des Cités, association créée en 1916 et dite<br />
d’ « entraide sociale » 90 . L’urbanisme de plan et de composition à grande<br />
échelle va ainsi être amené à s’intéresser à des échelles humaines plus<br />
tangibles, où espaces et pratiques trouveraient des liens. Une échelle<br />
intermédiaire entre le logement et la ville va très progressivement en France,<br />
être de plus en plus conviée : celle de « solidarité locale », proposée par la<br />
sociologie et la géographie humaine française.<br />
l ’ « u n i t é d e v o i s i n a g e » ,<br />
u n e n o t i o n c o m m u n e<br />
à l a s o c i o l o g i e e t à l ’ u r b a n i s m e<br />
En France, le développement de l’urbanisme, en tant que théorie et pratique,<br />
mais également celui de la sociologie urbaine, connaissent à partir de l’entredeux-guerres<br />
une influence américaine, celle que l’on peut affilier à l’Ecole de<br />
Chicago. Elle concerne notre sujet dans la mesure où cette Ecole, après avoir<br />
elle-même réinterprété des idées allemandes et françaises, a vu réimportées en<br />
Europe ses notions de « voisinage », en particulier celle d‘ « unité de<br />
voisinage », adoptée conjointement par les universitaires et par les urbanistes.<br />
90<br />
Outre des personnalités comme G. Risler, R. Dautry ou M. Poëte, on retrouve notamment dans cette<br />
association des architectes fondateurs de la Société française d’urbanisme (D.-A. Agache, M. Auburtin,<br />
L. Jaussely) et d’autres comme L. Bonnier, F. Jourdain et même Le Corbusier.
49<br />
Le contexte américain se prêtait à dégager une telle notion. A la fin du XIX e<br />
siècle, l’importance des flux d’immigration à Chicago interpelle les sociologues<br />
et contribue largement à l’Ecole du même nom, créée en 1898 par le Dr William<br />
Isaac Thomas (1863-1946). Il développe une approche du contexte social dans<br />
la totalité de ses dimensions et s’intéresse aux différences de « situation ».<br />
Robert Ezra Park (1864-1944) devient ensuite la figure la plus marquante de<br />
l’Ecole de Chicago, où il entre en 1913. Formé à Harvard, puis à Berlin par G.<br />
Simmel, il a d’abord été journaliste pendant une dizaine d’années, période dont<br />
il garde une prédilection pour les études ethnographiques. Il propose en 1907<br />
d’appliquer le concept d’ « interaction » aux relations sociales. L’interaction, qui<br />
suppose des « formes naturelles de communication » et des « distances<br />
sociales », est la condition pour qu’un groupe se définisse dans l’espace et<br />
dans le temps. Park cherche ainsi à caractériser des modèles d’association<br />
sociale.<br />
Parmi ces formes d’association, il en est une qui mobilisera particulièrement la<br />
réflexion, jusqu’à influer sur celle des architectes : « le voisinage ». L’une de<br />
ses premières définitions américaines est due à Kellog, en 1909 91 : « le<br />
voisinage est un groupe intermédiaire entre la famille et la ville, dans ces<br />
organisations communautaires où les gens vivent par opposition aux<br />
organisations à finalité spécifique dans lesquelles ils travaillent ». D’autres<br />
auteurs proposent une définition associée à la notion de prolongement. Pour<br />
Taylor, « le voisinage doit être considéré comme un prolongement de la maison<br />
et de l’église et s’identifie étroitement aux deux » ; pour Wood il est « la forme la<br />
plus satisfaisante et la plus éclairée du prolongement social de la personnalité,<br />
de l’entrelacs et du réseau complexe d’interactions entre personnes ».<br />
Forme « intermédiaire » ou « prolongement », la notion de voisinage recèle<br />
d’emblée cette dimension à la fois sociale et spatiale qui la prédisposait à<br />
interpeller les architectes-urbanistes. Cette réappropriation du terme a en outre<br />
été facilitée par son flou, admis par Mac Kenzie lui même : « il est probable<br />
qu’aucun autre terme n’est employé de façon aussi vague ou avec un contenu<br />
aussi variable que le terme ‘’ voisinage ‘’, et bien peu de concepts sont plus<br />
difficiles à définir. Le mot a deux connotations générales : la proximité physique<br />
par rapport à un objet-repère donné ; la familiarité des relations entre gens<br />
vivant très près les uns des autres. » 92 .<br />
Un autre terme vague, contribuant à la confusion du social et du spatial ainsi<br />
qu’à son caractère opératoire, est celui d’unité. Si Wood voit dans le voisinage<br />
une « unité sociale » qu’il précise peu, Sanderson cherche à le distinguer de la<br />
communauté : « la communauté est la plus petite unité géographique<br />
d’organisation des activités humaines capitales ; […] le voisinage est le plus<br />
91<br />
Kellog, Charities and correction, 1909, cité par Roderick Mac Kenzie, « Le voisinage », in L’école de<br />
Chicago, naissance de l’écologie urbaine, présentation d’Y. Grafmeyer et I. Joseph, Paris, éd. du Champ<br />
urbain, 1979 (traduction de R.E. Park, E.W. Burgess et R. Mac Kenzie, The City, 1925).<br />
92<br />
Cité par R. Mac Kenzie, ibid.
50<br />
petit groupement associatif de familles à base territoriale ; il ne comporte pas<br />
d’organisation des activités.» 93 .<br />
Mais c’est finalement R. E. Park qui instaure en sociologie le terme d’ « unité de<br />
voisinage », dans un article de 1915 (La ville : proposition de recherche sur le<br />
comportement humain en milieu urbain). Après y avoir revendiqué d’emblée ce<br />
qui sera son domaine et deviendra « l’écologie urbaine », il décrit, d’après ses<br />
observations, comment les communautés et les groupes se distribuent dans<br />
l’espace de la ville, selon leurs appartenances sociales et culturelles. Il met en<br />
évidence des processus de regroupement, de filtrage et de ségrégation. Il<br />
avance alors la notion d’ « unité de voisinage », qui servirait de cadre aux<br />
différentes formes d’enracinement constatées, et souligne l’importance du<br />
« quartier », véritable milieu de vie à analyser sous un angle proprement<br />
écologique, sur le modèle des méthodes de l’écologie naturelle.<br />
La ville ainsi constituée est pour Park une mosaïque interactive d’aires locales<br />
en perpétuelle redéfinition. Ernest W. Burgess 94 cherche également, partir de<br />
l’agglomération de Chicago, à révéler la distribution spatiale des phénomènes<br />
sociaux, en caractérisant les tensions et les déséquilibres par observation<br />
directe et cartographie. Il propose ainsi, en 1925, une théorie sur la structure<br />
écologique des villes. Pour lui, la croissance urbaine procède par extension,<br />
succession et concentration. Le centre des affaires, en se développant, tend à<br />
recouvrir son pourtour, alors quitté par ses habitants aisés pour des quartiers<br />
résidentiels périphériques. Ces derniers se trouvent ainsi séparés du centre,<br />
selon ses termes, par une « zone de transition » instable et vouée à la<br />
dégradation progressive.<br />
Cette théorie de la croissance par cercles concentriques, qui sera contestée par<br />
Gaston Bardet mais inspirera pour partie la thèse de Chombart de Lauwe sur<br />
l’agglomération parisienne 95 , contribue à diffuser une vision de la ville initiée<br />
par Bergson ; son concept de « transition » y réapparaît, davantage lié à<br />
l’espace et à une idée d’échelles emboîtées, qui, plus réduites, finiront par être<br />
celles des abords de l’habitat.<br />
Au plan de la terminologie comme de l’exploitation opératoire par la conception<br />
urbanistique, l’«unité de voisinage » a eu dans l’immédiat un impact beaucoup<br />
plus fort aux Etats-Unis. Il est vrai qu’en outre l’Ecole de Chicago ne niait pas<br />
que « la solidarité du voisinage traditionnel englobait les réalités matérielles<br />
aussi bien que sociales. Le vieux bassin de natation, les collines et les arbres<br />
familiers, l’architecture et l’emplacement des bâtiments sont autant d’attaches<br />
93<br />
Idem.<br />
94<br />
Ernest W. Burgess (1886-1966), élève de W.-I. Thomas et professeur de 1916 à 1952, est au sein de<br />
l’Ecole de Chicago l’un des principaux représentants de l’écologie humaine.<br />
95<br />
Cette influence de Burgess est admise par P.-H. Chombart de Lauwe dans Un anthropologue dans le<br />
siècle, entretien avec Thierry Paquot, Paris, Descartes et Cie, 1996. Il aurait d’ailleurs souhaité que sa<br />
thèse soit dirigée par Maurice Halbwachs, qui a justement contribué à faire connaître l’Ecole de Chicago<br />
en France, notamment par l’article « Chicago, expérience ethnique », in Annales d’histoire économique et<br />
sociale, t.IV, Armand Colin, 1932.
51<br />
sentimentales au voisinage. L’individu s’identifie si étroitement à tous ces<br />
objets, familiers depuis toujours, qu’ils tendent à constituer une partie du ‘’moi<br />
élargi’’. » 96 .<br />
A partir de 1923, l’architecte et urbaniste américain Clarence-Arthur Perry<br />
(1872-1944), à la suite d’une étude pour le plan régional de New York, propose<br />
une unité spatiale de base pour la planification urbaine des espaces<br />
résidentiels. Il la nomme « neighborhood unit plan ». Son principe d’unité de<br />
voisinage, développé dans la publication d’un ouvrage en 1929, répond à deux<br />
préoccupations.<br />
La première est de définir des ensembles d’habitation à partir de leurs services<br />
de proximité liés à la vie quotidienne.<br />
La seconde entérine l’importance croissante de l’automobile et met en avant le<br />
problème de la sécurité des enfants se rendant à pied à l’école.<br />
Combinées, ces deux préoccupations conduisent Perry à placer les services et<br />
l’école au centre d’une aire protégée (« protected area ») de la circulation, mais<br />
aussi d’autrui, d’une certaine manière, puisque l’unité regroupe toutes les<br />
familles dont les enfants fréquentent l’école.<br />
Les critères que Perry fixe pour l’unité de voisinage sont :<br />
- nombre d’habitants à proportionner à la population nécessaire au<br />
fonctionnement optimal d’une école primaire. Sur la base d’une étude de<br />
l’agglomération new-yorkaise, Perry propose une fourchette entre 3000 et<br />
10000 habitants..<br />
- délimitation de l’unité par les voies de circulation en pourtour<br />
- répartition, sur l’ensemble de l’unité, d’un « système de parcs » et de zones<br />
de récréation représentant au moins 10 % de sa surface totale,<br />
- implantation centrale de l’école avec un rayon d’accès maximal de 400 m et<br />
des équipements publics, variables selon l’importance et le niveau de vie de<br />
la population (église, salle polyvalente, gymnase, piscine, bibliothèque, dans<br />
les cas les plus aisés, voire théâtre pour les grosses unités).<br />
- Implantation des commerces répondant aux besoins quotidiens en<br />
périphérie, de préférence au croisement des voies de circulation et en tout<br />
cas à la jonction de deux unités de voisinage. La distribution est ainsi<br />
facilitée, tout en respectant le principe de sécurité des piétons. 97<br />
On peut admettre que Perry est le premier à vouloir instaurer une terminologie<br />
et des normes pour un urbanisme basé sur des unités de voisinage.<br />
96<br />
R. Mac Kenzie, op.cit.<br />
97<br />
Pour plus de détail sur les propositions de C.-A. Perry, voir Waclaw Ostrowski, L’urbanisme<br />
contemporain, des origines à la Charte d’Athènes, Paris, C.R.U. 1968. Avant lui, c’est Maurice Barret,<br />
architecte-urbaniste, chargé de mission au Ministère de la reconstruction et de l’urbanisme, professeur<br />
d’urbanisme à Tulane University (U.S.A.), qui attribue la création de l’unité de voisinage à Perry dans<br />
Techniques et architecture, n°364, 1947 (« Urbanisme »).
52<br />
Cependant, ses idées étaient déjà bien esquissées et expérimentées avant lui<br />
aux Etats-Unis, avec en outre des influences européennes.<br />
Ainsi, dès 1917, Henry Atterburry Smith, proposait pour la classe ouvrière des<br />
ensembles en banlieue, refermés autour d’un grand parc interdit aux voitures,<br />
les garages étant laissés en périphérie extérieure (fig.4) 98 . Dans cette mise à<br />
l’écart de l’automobile alors en plein essor, on peut d’ailleurs voir la<br />
radicalisation d’une séparation piétons/véhicules déjà prônée bien plus tôt. En<br />
se limitant à la France, on pourrait citer comme précurseurs, d’abord Hector<br />
Horeau (1801-1872), puis Eugène Hénard et Tony Garnier.<br />
Dans la proposition de Perry, on retrouve aussi, bien évidemment, la tradition<br />
urbanistique américaine du « système de parcs », issue de Olmsted 99 . Enfin,<br />
on y reconnaît, si l’on veut revenir à la situation française, l’importance que le<br />
Musée social accordait au jeu et à l’éducation de l’enfant. Il se confirme que<br />
l’espace de l’enfant (l’école et le terrain de jeux) a constitué une première<br />
entrée majeure dans la question des « prolongements du logis », comme les<br />
appellera Le Corbusier. La séparation accrue de l’automobile se comprend<br />
alors plus particulièrement du point de vue de la sécurité de l’enfant.<br />
Même si lui-même les réélabore jusqu’en 1929, les principes théoriques de<br />
Perry connaîtraient, selon nombre de publications, leur première réalisation à<br />
Fairlawn (New Jersey), banlieue de New York à 30 km du centre, dans la cité<br />
Radburn, commencée en 1927 et stoppée par la crise deux ans après (fig.5).<br />
Son initiative revient à City Housing Corporation une société privée ayant<br />
acquis un terrain capable d’accueillir 25 000 habitants, en majorité employés à<br />
la City. Les architectes, Clarence Stein et Henri Wright, avaient prévu trois<br />
unités de voisinage de 7500 à 10 000 habitants, en les appelant aussi « unité<br />
scolaire », accessible dans un rayon pédestre de 800 mètres celle fois-ci. Autre<br />
différence avec Perry : les commerces occupent, avec l’école auprès d’eux, le<br />
centre de l’unité et prennent la place des équipements collectifs, pour lesquels<br />
des terrains sont réservés mais sans affectation précise ; les réalités<br />
économiques font évidemment modifier les principes théoriques.<br />
Dans les publications françaises de l’après-seconde guerre mondiale, on peut<br />
remarquer une étude comparative de Maurice Barret où il avance « l’influence<br />
considérable » de Radburn et affirme :<br />
« C’est la première ville au monde ayant mis en pratique la séparation du trafic<br />
des piétons et du trafic automobile. La rue corridor n’existe plus. Une nouvelle<br />
trame apparaît baptisée par ses auteurs le « super-block ». C’est l’amorce de<br />
l’unité résidentielle. La vie domestique s’inscrit dans une unité délivrée du bruit<br />
et des dangers de la rue avec, comme élément fédérateur, l’école, les terrains<br />
98<br />
Voir Richard Plunz, Habiter New York, la forme institutionnalisée de l’habitat new-yorkais 1850-1950,<br />
Liège, Mardaga, 1980.<br />
99<br />
Cf note 53.
53<br />
de jeux, la piscine, les espaces verts. Grâce au système de réseau circulatoire<br />
pour piétons, on marche dans la communauté sans jamais rencontrer une<br />
voiture automobile : des passerelles et des petits souterrains sont prévus aux<br />
points de croisement avec la route automobile. » 100 .<br />
D’un point de vue social, « l’amorce de l’unité résidentielle », ou encore « la<br />
communauté », n’est ici que piétonne, avec comme élément fédérateur la<br />
verdure et les équipements pour l’enfance. Par rapport aux idées du Musée<br />
social, la question de la sécurité a pris de l’importance ; elle est focalisée sur la<br />
voiture, mais elle a en fait, dans le contexte d’après-guerre, une résonance plus<br />
large. De même, la référence alors constante aux notions sans contenu social<br />
de « communauté » et d’ « unité de voisinage » relève d’une incantation<br />
humaniste, appelant à retrouver les valeurs perdues.<br />
Auparavant, Radburn avait été commentée un peu différemment, avec plus<br />
d’objectivité. Présentée par ses promoteurs comme « ville des temps<br />
motorisés », elle est effectivement montrée sous cet angle par L’Architecture<br />
d’Aujourd’hui, avec pour seule légende « rationalisation de la cité-jardin<br />
anglaise : classement des rues en rues d’automobiles et rues d’habitation » 101 .<br />
Ce bref commentaire affilie bien cette opération, dont les architectes viennent<br />
juste de réaliser pour la même City Housing Corporation, mais plus près de<br />
New York, dans Queens à Long Island, l’ensemble Sunnyside Gardens (1924-<br />
1928, fig.5), considéré aux Etats-Unis comme la première véritable cité-jardin<br />
en raison de sa promotion sociale 102 .<br />
Les architectes ont fait de Sunnyside l’opération de démonstration de leurs<br />
idées, référées aux principes de la cité-jardin, dont ils se revendiquent, un peu<br />
abusivement semble-t-il, les importateurs aux Etats-Unis. Clarence Stein et<br />
Henri Wright 103 sont en effet allés rencontrer Howard en Angleterre, avant de<br />
fonder avec Lewis Mumford (1895-1990) The Regional Planning Association of<br />
America, qui prétend diffuser le modèle howardien de la cité - jardin dans le<br />
pays.<br />
Les principes théoriques de Sunnyside sont :<br />
100<br />
Maurice Barret, chargé en 1947 d’un numéro spécial de Techniques et Architecture sur l’urbanisme.<br />
Voir note 97.<br />
101<br />
L’Architecture d’Aujourd’hui, 5 ème année, numéro 6, juin 1935, p. 85.<br />
102<br />
Bien auparavant, la référence, voire le terme de cité-jardin avaient déjà été conviés , mais pour des<br />
cités patronales (depuis Garden City de A.T. Stewart à Long Island en 1869) ou des lotissements privés.<br />
103<br />
Clarence Stein (1882-1975), architecte intéressé aux questions sociales, a réalisé dans cette perspective<br />
des études, des plans d’urbanisme et des opérations de logement dans l’agglomération new-yorkaise. Il a<br />
voyagé en Europe en restant principalement en France (1904-1910) où il fait ses étude d’architecture à<br />
l’Ecole des Beaux-Arts. Il participe au plan de l’exposition universelle de San Diego en 1915 et, après<br />
ses travaux pour la New York State Reconstruction Commission en 1919, exerce principalement dans cet<br />
état. Henri Wright (1878-1936), architecte et paysagiste, a notamment participé au plan de l’Exposition<br />
universelle de St Louis (1904) qui porte en germe celui de Radburn. Très impliqué dans Sunnyside, il y<br />
habitera, de même que Mumford.
54<br />
• Maillage régulier de voies en grille, avec distinction des avenues et des rues<br />
dans la tradition new-yorkaise et avec occupation des îlots ainsi définis par<br />
des Superblock à leur pourtour<br />
• Séparation piétons/auto, les maisons ayant une entrée arrière côté véhicule<br />
et la façade sur jardin.<br />
• Le park , d’un seul tenant au centre de l’îlot, est le fondement du voisinage.<br />
L’idée de favoriser ce dernier par un parc, préservé des rues par l’enceinte<br />
protectrice de l’habitat formant un bloc périmétrique, n’est pas nouvelle. New<br />
York la pratique depuis la fin du XIX e siècle, avec pour première opération<br />
emblématique Riverside Buildings (1890, fig.4). Dans cette réalisation<br />
philanthropique, l’espace central comporte des pelouses, des arbres, des<br />
fontaines, des jeux d’enfants et un kiosque à musique. La ville cherchera<br />
ensuite à systématiser le block et à l’agrandir, avec une longueur de 100 pieds<br />
et environ la moitié en largeur, en envisageant en 1901 de garder la propriété et<br />
l’entretien de l’espace vert central, de façon à attirer la promotion privée. Avec<br />
la prospérité des années 1920, la classe moyenne montante exige des<br />
appartements dont la qualité se rapproche des luxueux immeubles du centre.<br />
L’ancien Superblock philanthropique est alors transposé, dans des terrains un<br />
peu excentrés comme à Long Island, par la promotion privée, qui développe un<br />
type de programme dénommé Garden-Apartments. Le plan-masse en bloc<br />
complexifie quelque peu : les deux longues barres parallèles, encadrant le parc,<br />
se fractionnent en immeubles plus ponctuels et creusés en U par une cour<br />
ouvrant sur le parc commun, toujours associé à des vertus fédératrices (fig.4).<br />
Ainsi, les prospectus publicitaires de la première opération lancée la présente<br />
comme une « communauté d’appartements-jardins en coopérative » dont les<br />
membres, futurs copropriétaires, étaient « sélectionnés avec soin pour<br />
encourager au maximum la vie communautaire partagée par les habitants » 104 .<br />
Vie communautaire était un bien grand mot : Andrew Thomas, l’architecte qui a<br />
réalisé le plus ce genre de programme, ne voit finalement dans le vaste jardin<br />
central qu’ « un lieu de réunion, où les habitants des appartements sont invités<br />
à se promener. Ce but est atteint grâce à un système de circulation complet et<br />
grâce à des petits chemins pavés ou à des terrasses, où les gens peuvent<br />
s’asseoir dehors » 105 . Les Garden-Apartments représentent cependant un peu<br />
plus qu’un enclos agréable. Destinés à une sélection d’habitants de la classe<br />
moyenne désireux de devenir propriétaires, ils ont contribué, par leur<br />
homogénéité sociale et sa célébration, combinées à une typologie<br />
architecturale centripète, à la ségrégation urbaine, voire à amorcer, avec pas<br />
104<br />
Texte extrait d’un prospectus publicitaire de Queensboro Corporation pour Jackson Height, première<br />
opération d’appartements-jardin (1917-1918) à New York (Queens), G. H.Wells arch., d’après R. Plunz,<br />
op. cit.<br />
105<br />
Cité par R. Plunz, op.cit.
55<br />
encore autant de renferment sécuritaire, le phénomène devenu aujourd’hui<br />
celui des gated communauties.<br />
Sans aller jusque là, les Garden-Apartments, en Superblock autour d’un park,<br />
confirmeraient, comme l’avaient déjà suggéré les projets de Calland 106 , que la<br />
notion d’unité de voisinage s’est développée avec la copropriété, communauté<br />
de propriétaires ayant besoin de se refermer autour d’un parc valorisant,<br />
sécurisant, tenant à distance autant qu’il semble regrouper entre soi, sinon<br />
« parquer ». L’espace résidentiel commun, territoire symbolique ambigu d’une<br />
fédération unie par un statut, mais séparative, la propriété étant toujours perçue<br />
comme individuelle, cet espace donc aurait d’emblée eu à voir avec les enjeux<br />
que l’on retrouve aujourd’hui sous la « résidentialisation ».<br />
La citation précédente de A. Thomas invoque par ailleurs un « système complet<br />
de circulation ». Ce qu’il veut dire, c’est que l’espace intérieur de ses<br />
Superblock est dans la plupart des cas accessible aux voitures de leur<br />
habitants. Sur ce point, il diverge avec C. Stein, partisan de la nette séparation<br />
piétons/automobiles, dont il fait une condition majeure de l’unité de voisinage.<br />
Mais si Sunnyside respecte ce principe, Radburn l’applique de façon plutôt<br />
paradoxale. Ses encore nommés Superblocks, mais aussi Neighbourhood<br />
units, y sont devenus désormais des groupes d’une vingtaine de maisons<br />
jumelées et disposées de part et d’autre d’une impasse terminée en placette<br />
circulaire (fig.5).<br />
Cette composition évoque l’une des figures de Unwin, sans que Stein s’y réfère<br />
explicitement. Ce sont les principes de Howard qui l’ont intéressé, rappelons-le,<br />
et non pas les formes qu’en propose Unwin (fig. 3). Pourtant, ses principes sont<br />
bien mis à mal : l’espace central des unités de voisinage, a priori le plus<br />
fédérateur, en fait une voie distribuant les garages incorporés dans chaque<br />
maison et se terminant par une possibilité de demi-tour aisé, tandis qu’un étroit<br />
cheminement piéton forme bouclage extérieur en limites parcellaires (fig. 5) et<br />
mène à un parc commun à plusieurs unités, mais hors d’elles. La séparation<br />
avec la voiture est donc très relative et ce n’est pas en tout cas une mise à<br />
l’écart. L’automobile apparaît au contraire plutôt centrale au sens premier<br />
comme figuré, les promoteurs de cette « cité de l’âge motorisé » ayant bien<br />
perçu son rôle symbolique, mais aussi utilitaire dans cette lointaine banlieue de<br />
New York.<br />
La conception de Radburn, en faisant apparaître dans son argumentaire le<br />
terme d’ « unité de voisinage » peu après que l’Ecole de Chicago lui ait donné<br />
du retentissement par la publication de The City, peut passer pour une<br />
application immédiate de celle-ci. Clarence Stein, ouvert aux sciences sociales,<br />
a vraisemblablement connaissance des idées de R.E. Park, mais, pour autant,<br />
elles ne sauraient être considérées comme seule source de son projet. Ce<br />
dernier s’inscrit plutôt dans un processus de constitution et d’évolution d’une<br />
culture architecturale autour d’une typologie d’unité résidentielle développée<br />
106<br />
Cf notes 17 à 19.
56<br />
dans un contexte municipal, en fonction des situations sociales et conjonctures<br />
économiques successives.<br />
L’urbanisation de New York a majoritairement suivi la tradition du plan en grille<br />
à mailles rectangulaires oblongues. Pour les opérations sociales de grande<br />
taille d’un seul tenant sur l’une de ces mailles, l’implantation en bloc<br />
périmètrique créant un vaste espace central a été privilégiée dès la fin du<br />
siècle, avec l’idée que la verdure d’un parc et de terrains de jeu comme de<br />
sport pourraient fonder un sentiment de communauté résidentielle. Par rapport<br />
à la France, le choix de l’îlot de grande taille réglait de facto la question de<br />
l’hygiène, moins aussi fortement présente dès lors dans le discours.<br />
Ce socle idéologique, d’origine philanthropique, du parc fédérateur par son<br />
agrément et ses possibilité d’activités de détente, évolue avec la tendance<br />
progressive à dédensifier le Superblock, ainsi que le propose en particulier la<br />
promotion privée pour la classe moyenne, en l’associant à des intentions d’<br />
« appartements-jardins ». C’est dans ce terme que réside essentiellement la<br />
référence de Sunnyside à la cité-jardin, dont le pittoresque unwinien est<br />
totalement absent.<br />
Il semble plus généralement que le concept de cité-jardin n’ait pas eu la même<br />
interprétation en France et aux Etats-Unis. Du côté français, les partisans de la<br />
cité-jardin sont restés marqués par l’image qu’en avait promue G. Benoit-Lévy<br />
et par l’idéal leplaysien de la maison individuelle. On se rappelle que la<br />
première opération française baptisée « cité-jardin » est celle de Draveil (91,<br />
J.Walter arch.), réalisée en 1910 par la coopérative d’habitations « Parisjardins<br />
» dans le but de faire accéder à la propriété pavillonnaire par le système<br />
coopératif. Après la Grande Guerre, la première période de réalisations des<br />
cités-jardins par l’Office départemental d’HBM de la Seine continue à donner<br />
une place importante aux ensembles de maisons, désormais plus influencés<br />
par les figures d’Unwin (1863 -1940), dont Town Planning in Practice (1909)<br />
est traduit en 1923 sous le titre Etude pratique des plans de ville .<br />
Les architectes et urbanistes français regardent aussi vers les Etats-Unis, mais<br />
en gardant pour beaucoup la première vision donnée là encore par Benoit-Lévy<br />
dans les Cités-jardins d’Amérique, puis par Jacques Greber : parmi celles-ci, la<br />
réalisation américaine la plus montrée en France, en 1920, est Forest Hill<br />
Gardens, lotissement paysagé de cottages réalisé de 1908 à 1912 par une<br />
fondation philanthropique, le premier à déroger, par sa composition pittoresque<br />
en petits blocks (îlots) irréguliers, au plan en grille dominant New York. 107<br />
107<br />
Dans Art et Décoration, vol. XXXVI, 1919, pp. 56-64, l’article « cités-jardins et villes ouvrières aux<br />
E.-U. » est surtout consacré à Forest Hill Gardens construite par Russell Sage Fondation (architectes<br />
Frederick Law Olmsted Jr et Grosvenor Atterburry, formé à l’Ecole des Beaux-Arts), à partir de données<br />
de Jacques Greber. Celui-ci, dont le premier voyage aux E.U. remonte à 1910, est chargé en 1919 de<br />
diriger une mission auprès du Commissariat général aux affaires de guerre franco-américaines, sur<br />
l’architecture aux E.U. et sur ce qu’elle conserve de l’enseignement des Beaux-Arts. Il publie<br />
L’Architecture aux Etats-Unis, Paris, Payot, 1920, où il montre six cités ainsi que des appartements à<br />
services hôteliers. Il organise au Salon des Artistes français de 1921 une exposition d’architecture
57<br />
Mais cette réalisation hétérodoxe n’y a pas le même impact, si l’on en juge par<br />
le discours et les réalisations très différents des français. Comme s’il faisait<br />
allusion à celles-ci, Clarence Stein rappelle en 1920 : « la cité-jardin n’est pas<br />
une banlieue d’une ville existante. C’est une communauté autonome » 108 .<br />
Sunnyside, qu’il voulu emblème de cette conception, n’apparaît certes pas à la<br />
hauteur de cette ambition. Le terme de « communauté » y trouve néanmoins un<br />
sens. Au lieu de maisons individuelles avec chacune son propre jardin, il s’agit,<br />
dans cette opération comme dans d’autres à New York, d’ « appartementjardin<br />
», le jardin étant ici collectif, de même que le logement. L’appartement n’a<br />
aucun prolongement privatif extérieur, de type terrasse pouvant représenter un<br />
ersatz de jardin, comme il commence alors à être envisagé en France au<br />
travers de recherches typologiques nouvelle 109 .<br />
Si, dans des parties encore peu excentrées de l’agglomération new-yorkaise,<br />
des « cités-jardins », proposées avec succès aux classes moyennes, peuvent<br />
être entièrement collectives, alors que la production française ne peut s’y<br />
résoudre encore, c’est en raison du régime de la copropriété. Déjà instauré aux<br />
Etats-Unis, il ne le sera en France qu’à partir de la loi du 28 juin 1938,<br />
complétée par plusieurs lois et décrets entre 1954 et 1967. Aussi n’est il pas<br />
fortuit, que l’année 1922 en France connaisse à la fois une forte acuité de la<br />
crise du logement, deux congrès sur la copropriété comme solution a celle-ci,<br />
au moment où paraît un important bilan de sa pratique coutumière 110 , et des<br />
recherches typologiques pour concilier la maison et l’immeuble, dont celle de Le<br />
Corbusier destinée à ce nouveau statut comme on va le voir.<br />
La correspondance latente entre copropriété et unité de voisinage 111 pourra<br />
devenir plus réelle en France après la loi du 10 juillet 1965 : ce cadre juridique<br />
permettra à la promotion privée de proposer des copropriétés qui ne soient pas<br />
limitées aux seuls immeubles, notamment le programme de « résidence dans<br />
un parc » déjà valorisé, qui se voyait ainsi conforté.<br />
américaine, où l’on verra (Le Corbusier sans doute) notamment des travaux de Clarence Stein.<br />
108<br />
Rapport pour la New-York State Reconstruction Commission, extrait cité par S. Magri et Ch. Topalov<br />
Architecture et politique sociale, Europe-Etats-Unis, Paris, CSU, BRA, 1987.<br />
109<br />
En dehors du cas de l’Immeuble-villa de Le Corbusier, analysé plus loin et inauguré par un premier<br />
projet de 1922, cette année est aussi celle où H. Sauvage développe sa théorisation urbaine de<br />
l’immeuble-gradins (esquissée dès la rue Vavin en 1910). L’année après, L.C. Thomas, ancien<br />
collaborateur de Tony Garnier, publie dans le Manomètre un projet de « Maisons-jardins » en gradin<br />
exploitant une voie de recherche typologique amorcée par la Cité Industrielle.<br />
110<br />
Ch.-L. Julliot, Traité-formulaire de la division des maisons par étage et par appartements, Paris, éd.<br />
du Journal des notaires et des avocats, 1922 (2 ème édition remaniée et augmentée 1927).<br />
111<br />
Cette correspondance qu’instaure la promotion américaine est perçue en Europe : « groupés en<br />
associations de propriétaires, les habitants de ces quartiers souscrivent à un ensemble de servitudes<br />
constituées pour le bien commun et participent par une redevance annuelle aux frais d’entretien de<br />
l’ensemble. La rencontre des membres de l’association s’est faite sur des désirs et des exigences<br />
communs. L’esprit de communauté y trouve sa première justification Marcel Schmitz, La maison<br />
familiale, Bruxelles, éd. Famille et Jeunesse, sd (circa 1947), chapitre « Unités de voisinage ».
58<br />
Après la copropriété, l’autre paramètre important dans l’invention urbanistique<br />
de l’unité de voisinage tient à l’automobile, pour laquelle les situations<br />
américaine et française différent également dans les années 1920. La première<br />
est celle d’une production automobile déjà suffisamment développée, de même<br />
que les centres commerciaux nécessitant des parkings, pour que les<br />
promoteurs de Radburn puissent définir leur unité de voisinage avant tout<br />
comme « a motor-safe unit ». Dans la France juste sortie de la guerre et encore<br />
peu industrialisée, une telle définition n’y était cependant pas irrecevable par les<br />
architecte-urbanistes, acquis à l’ « air, lumière, verdure, circulation […], langage<br />
hygiéniste et circulatoire de la tradition de l’urbanisme français, dont le berceau<br />
avait été le Musée social et le patriarche Eugène Hénard » 112 . De fait, un projet<br />
comme celui primé au concours de 1919-1920 « Cité-jardin du Grand Paris »<br />
revendiquait avant tout « le pittoresque et la diversité des lotissements sans<br />
nuire aux grandes lignes nécessaires à une circulation facile » 113 . Mais, il faudra<br />
attendre les années 1950, c’est-à-dire après la seconde guerre mondiale, pour<br />
que des réalisations proposent des unités de voisinage basées sur la<br />
fonctionnalité d’un bouclage automobile extérieur traversant l’habitat autour<br />
d’un espace vert central 114 .<br />
En outre, dans le contexte humaniste de l’après-guerre, les notions de<br />
communauté basée sur la solidarité de voisinage et la proximité, telles qu’elles<br />
avaient été mises en avant pas l’Ecole de Chicago, connurent auprès de<br />
sociologues et d’urbanistes français un impact qu’elles n’avaient pas eu dans<br />
les années 1920. L’urbanisme en essor était alors plutôt marqué par les<br />
principe du zoning . D’origine allemande, ils avaient commencé à se diffuser<br />
d’abord au congrès international tenu à Londres un an après son Town<br />
Planning Act de 1909, puis aux Etats-Unis. George Burdette Ford les théorise<br />
en 1913 et les applique en 1919 au plan de zonage de New York 115 . Si un<br />
article de R.E. Park avance les notions de « quartier » et d’ « unité de<br />
voisinage » dès 1915, c’est dix ans plus tard qu’elle se voit consacrée par la<br />
publication collective de l’Ecole de Chicago, avec alors une interrogation sur<br />
l’origine réelle de cette publication. Compte tenu des études et expertises que<br />
lui confient des organismes publics, on peut en effet penser que ses travaux<br />
universitaires ont servi à légitimer la politique du zoning.<br />
112<br />
Francesco Passanti, « Le Corbusier et le gratte-ciel, aux origines du Plan Voisin », in J.-L. Cohen et H.<br />
Damisch (sous la dir. de), Américanisme et modernité, l’idéal américain dans l’architecture, Paris,<br />
EHESS – Flammarion, 1993.<br />
113<br />
De Rutté, Bassompierre, Sirvin et Payret-Dortail, in La Vie urbaine, n° 5, 1920.<br />
114<br />
La « Zone Verte » réalisée pour la reconstruction de Sotteville-les-Rouen est l’exemple français le<br />
plus abouti en ce sens. On remarquera que son architecte, Marcel Lods, avait effectué une mission<br />
d’étude aux Etats-Unis en 1945, mission commanditée par Raoul Dautry.<br />
115<br />
George Burdette Ford (1879-1930), architecte américain diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts (1904-<br />
1907), participe au congrès de Londres en 1910, publie The Scientific City en 1913 et créé aux E.U. le<br />
premier bureau d’études privé de planification urbaine juste après son plan de New York, il conçoit en<br />
1920, dans le cadre de la coopération franco-américaine pour la reconstruction, le plan de Reims, premier<br />
plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension à être agréé en France conformément à la loi<br />
Cornudet de 1919.
59<br />
L’importance que cette école accorde aux « communautés » en tant que<br />
regroupements volontaires selon les pays d’origine des immigrants, leurs<br />
ethnies et religions, sa croyance écologique à leur auto-régulation sociale et<br />
foncière ont pu servir à masquer les objectifs de la planification urbaine par<br />
zonage : le développement de l’industrie et de l’habitat ouvrier incitèrent les<br />
classes moyennes à exiger la préservation de leurs quartiers résidentiels.<br />
A travers l’exemple américain, par-delà sa propension à rapprocher pensée et<br />
action, on entrevoit un processus de formation mutuelle des notions de<br />
l’urbanisme et de la sociologie urbaine et non pas de simple application de l’une<br />
vers l’autre. Dans la France des années 1920, de tels liens n’existent pas de<br />
façon si nette. Le rapprochement qui s’est opéré par le biais du Musée social<br />
entre sciences humaines et des personnalités œuvrant pour la politique et<br />
conception de l’habitat urbain, a d’abord nourri son idéologie hygiéniste et<br />
éducatrice, développé, d’un côté, au sein du logement proprement dit et plus<br />
encore, de l’autre, dans cette discipline naissante qu’est l’urbanisme. Face à<br />
cette dichotomie, l’espace collectif résidentiel ne bénéficie pas de réflexions<br />
autres que proscriptrices.<br />
Un seul ouvrage français aurait pu permettre, mais en déplaçant son objet de<br />
réflexion, d’appréhender l’articulation de l’habitation a l’espace d’une<br />
collectivité : Les Rites de passage, œuvre majeure que A. Van Gennep publie<br />
en 1909.<br />
Cette somme d’un folkloriste, resté d’autant plus marginal qu’il n’avait pas voulu<br />
se plier à l’obédience durkheimienne, met en évidence des « séquences » de<br />
socialisation propres à des sociétés traditionnelles, mais il insiste beaucoup sur<br />
leur dimension spatiale, en particulier sur des pratiques de seuil, qui auraient pu<br />
donner plus de contenu à une notion juste évoquée par E. Cheysson. De<br />
même, on aurait pu penser que l’îlot, unité résidentielle adoptée de fait par la<br />
production des HBM instaurée en 1920, aurait bénéficié d’une réflexion sur son<br />
aspect social. L’absence de travaux sociologiques français autour de la<br />
question des regroupements d’habitants en « collectif » semblait prédisposer à<br />
une ouverture à la notion sociale et spatiale d’ « unité de voisinage » avancée<br />
par les américains, d’autant que ceux-ci représentaient alors des modèles dans<br />
bien des domaines. Mais cette notion, fondamentale en France comme<br />
prémices des espaces intermédiaires, n’y aura un impact que dans le contexte<br />
humaniste de la seconde, et pas de la première, guerre mondiale comme on le<br />
verra . Car les retombées immédiates de la sociologie américaine, déjà en prise<br />
sur la planification urbaine, tiennent plutôt aux notions opératoires de fonctions<br />
et de zonage, notions caractéristiques d’une City efficient auxquelles la France<br />
des années 1920 est encore rétive.<br />
L’idée de fonction, telle que reprise des durkheimiens, eux-mêmes inspirés par<br />
la biologie, est plutôt d’ordre métaphorique : la ville fonctionnerait comme un<br />
organisme vivant, ce qui ne veut pas dire qu’elle se prête à des découpages en<br />
zones fonctionnelles, comme le proposait A.-A. Rey dès 1910, sans aucun écho
60<br />
alors 116 . Encore en 1920, on remarque la résistance aux principes de G.B.<br />
Ford, qui ne parvient pas à réaliser son zoning pour le plan de Reims. Même si<br />
l’idée de zonage entre progressivement dans la pratique d’urbanistes, elle reste<br />
ressentie comme trop générale et coupée de l’aspect « social du problème,<br />
c’est-à-dire la question de l’habitation » selon D.-A. Agache 117 . Même Le<br />
Corbusier, considéré comme principal propagandiste du zonage par la Charte<br />
d’Athènes, n’emploiera ce terme que dans sa publication de 1941, alors que,<br />
juste après le IV e CIAM ( Athènes, 1933) où elle voit le jour, il définit l’urbanisme<br />
comme devant « fixer les relations entre les lieux considérés respectivement à<br />
l’habitation, au travail et au loisir selon le rythme de l’activité quotidienne des<br />
habitants » 118 .<br />
La pensée fonctionnaliste, sous-jacente à la spécialisation et à la séparation de<br />
zones, nous intéresse ici dans la mesure où elle a contribué à voir négligée,<br />
sinon évacuée, toute réflexion sur les chevauchements, interpénétrations ou<br />
articulations, relations consubstantielles aux notions d’espace intermédiaire.<br />
Rappelons donc que le fonctionnalisme ne fait pas irruption en France juste<br />
après la Grande Guerre : le taylorisme, auquel on l’associe et dont l’essor a été<br />
accéléré par l’organisation de la défense et de la production de l’armement, a<br />
un impact plus évident sur le credo de l’industrialisation. Les conséquences de<br />
la guerre font aussi évoluer le débat interne aux architectes et urbanistes, en<br />
accentuant le clivage latent entre ceux qui veulent préserver et reconstruire les<br />
valeurs patrimoniales et ceux qui veulent accélérer la modernisation.<br />
Cette distinction, déjà rencontrée, entre « progressistes » et « culturalistes »<br />
reste opérante pour comprendre les voies de formation des notions afférentes<br />
aux espaces intermédiaires. Leur émergence a rapport, au cours de la première<br />
moitié du siècle, avec la question des espaces micro-sociaux dans l’unité de<br />
résidence, et non pas encore avec l’articulation graduelle de l’espace public aux<br />
espaces privés, de la rue aux logements : d’une part, des travaux comme ceux<br />
de Bergson et Van Gennep n’ont pas pu avoir d’influence sur cette notion ;<br />
d’autre part, les cités-jardins recèlent de fait de telles gradations spatiales, sans<br />
être théorisées ni mises en avant, comme si l’application des principes de<br />
composition et d’art urbain de C. Sitte et R. Unwin allaient de soi.<br />
Par rapport aux notions fondatrices de l’espace susceptible de fédérer la<br />
résidence, ce sont finalement, puisque la sociologie française était alors muette<br />
sur cette question, les architectes qui auraient, de par leur propositions<br />
théoriciennes, un apport plus marquant. Du côté « culturaliste », nous verrons<br />
l’évolution de l’îlot ouvert, d’origine hygiéniste, vers des intentions plus sociales,<br />
empreintes d’idée de « voisinage », et ce surtout après la seconde guerre<br />
mondiale. Du côté moderniste, dans l’entre-deux-guerres d’abord, c’est dans la<br />
rationalisation de la cité-jardin qu’on trouvera des éléments de discours,<br />
116<br />
Au congrès de Londres déjà cité, il propose une organisation urbaine en quatre : la ville de l’industrie,<br />
la ville des affaires, la ville de l’administration, la ville des habitations.<br />
117<br />
Cf note 83.<br />
118<br />
Le Corbusier, La Ville Radieuse, Paris, éd. de l’Architecture d’aujourd’hui, 1935.
61<br />
associés à des dispositifs architecturaux, sur la voie des espaces<br />
intermédiaires.<br />
condenser la cité-jardin<br />
Rappelons brièvement en préambule l’idéal que constituait la Garden City<br />
proposée par E. Howard en 1898. Il s’agissait d’un ambitieux projet de « villecampagne<br />
», rationnelle, sociale et hygiéniste, où habitats et emplois créés sur<br />
place, agriculture et industrie auraient été équilibrés, avec pour condition la<br />
municipalisation du sol et la limitation du peuplement. Limitée à 30 000<br />
habitants sur un territoire de 1 500 hectares, elle est formée de cercles<br />
concentriques distribuant, du centre à la périphérie, édifices, maisons,<br />
boutiques et magasins de gros, fabriques et entrepôts publics. Chaque série de<br />
bâtiments est isolée entre deux bandes de parcs et de jardins, et la ville ellemême<br />
est isolée de toute autre ville par des champs et des bois.<br />
Cette organisation spatiale correspond à une idée de communauté bénéficiant<br />
de conditions de vie heureuse : travail attrayant, rétribution équitable, loyer<br />
faible, absence de coût de transport, denrées à bon marché, dépenses<br />
alimentaires allégées par les cultures de jardin, loisirs basés sur les fêtes, les<br />
réunions et les concerts dans une cité sans music hall ni public house.<br />
Les deux premières cités-jardins anglaises (Letchworth, à partir de 1903, et<br />
Welwyn, à partir de 1920), finalement réalisées par des fondations privées,<br />
eurent du mal à attirer des investisseurs industriels et des habitants. Leur<br />
réussite économique et sociale reste partielle, ce qui ne les empêche pas<br />
d’avoir un retentissement considérable et ce à deux points de vue.<br />
Le premier est d’ordre morphologique et compositionnel . Les figures de tracé<br />
et de composition tant urbaines que micro-urbaines (impasse, square,<br />
crescent,…), que Raymond Unwin appliqua à Letchworth et proposa dans son<br />
traité, furent largement reprises dans les cités-jardins européennes, mais aussi<br />
américaines. Elles inspirèrent même des adversaires de cette forme de cité<br />
comme Le Corbusier.<br />
L’autre point de vue est celui du concept mythique que représente la cité-jardin<br />
Dès 1911, G. Benoit-Lévy note :<br />
« l’estampille de Cité-jardin a acquis une telle réputation qu’elle a déjà tenté la<br />
contrefaçon. Aux lotissements accomplis par des spéculateurs, aux groupes les<br />
plus sordides de maisons ouvrières, le terme de cité-jardin a été attribué par<br />
des flibustiers ayant tout intérêt à créer cette confusion. […]. On a souvent<br />
tendance à abuser des notions et des mots qui vous sont nouveaux et je n’y ait<br />
pas échappé : j’ai parfois employé à tort le terme de Cité-jardin et j’ai fait<br />
débauche d’expressions anglaises dans la première édition. J’ai mis bon ordre<br />
à ces erreurs ».
62<br />
De fait, cette citation provient de son ouvrage intitulé Villages-jardins et<br />
banlieues-jardins. Cette évolution du terme, qu’on retrouvera aussi en France<br />
avec les faubourgs-jardins, entérine la réalité de ces nouveaux ensembles.<br />
L’ambition sociale et économique de la « cité » » sur le modèle d’Howard a<br />
disparu pour s’en tenir au desserrement sain de la ville 119 et à la qualité de<br />
l’habiter offertes par les jardins. L’apologie de leurs vertus, issue des cités<br />
patronales, entretenue par la ligue du coin de terre et du foyer 120 , est encore<br />
sous-jacente aux cités-jardins à la française.<br />
Une telle focalisation sur le jardin ne peut pas bien sur être mise au seul<br />
compte d’une idée de ville dédensifiée et pénétrée de verdure, mais aussi de<br />
prolongement extérieur individuel de la maison par un lopin appropriable.<br />
Donner à chacun la jouissance de son lopin de terre est aussi à comprendre au<br />
plan métaphorique au lendemain de la première guerre mondiale. La<br />
bienveillance humaniste que suscite la conception de l’habitat social dans le<br />
contexte de l’après-guerre se manifeste en particulier par la reconnaissance de<br />
la symbolique du jardin. A preuve, le fait que des projets d’habitat collectif<br />
proposent alors des terrasses explicitement envisagées comme substitut de ce<br />
dernier.<br />
On pense aux Maisons-gradins de Henri Sauvage ou de Louis Thomas 121 , mais<br />
c’est surtout Le Corbusier qui retiendra ici notre attention, dans la mesure où<br />
ses recherches d’alternatives à la cité-jardin ont largement contribué à établir le<br />
vocabulaire et les modèles conceptuels associés plus tard aux espaces<br />
intermédiaires, contrairement à ce que laissent penser bien des idées reçues.<br />
Lors du Salon d’Automne de 1922, Le Corbusier expose un projet d’<br />
Immeubles-Villas, projet à considérer sous deux angles : celui d’une opération<br />
pensée comme une communauté de copropriétaires, celui d’un projet urbain<br />
rationnel, dont les îlots condenseraient des qualités de cité-jardin.<br />
Issu de diverses influences dont surtout, selon lui, ses deux visites à la<br />
chartreuse d’Ema près de Florence, ce premier projet d’une lignée correspond<br />
d’abord à une proposition qu’il soumet de lui-même à la Société francoaméricaine<br />
d’habitation, celle-ci cherchant alors à développer la copropriété en<br />
France. L’intérêt pour ce statut qui, n’a pas encore de cadre juridique national,<br />
renvoie à l’une des réorientations imaginées alors dans la conjoncture de crise<br />
119<br />
En 1911, lors de l’exposition des projets lauréats au « concours de cités-jardins » du Comité<br />
départemental des HBM de la Seine, la Commission d’extension de Paris déclare : « c’est la forme la plus<br />
saine de l’agglomération urbaine, (…) à substituer aux entassements trop compacts des grandes villes ».<br />
120<br />
Louis Rivière, vice-président de la Ligue (dont est notamment membre G. Benoit-Lévy) y déclare en<br />
1904 « vous avez compris que le jardin ne fournirait pas seulement un supplément de bien être à la<br />
famille, mais que, de ces légumes et de ces fleurs, se dégagerait, comme un parfum subtil, toute une<br />
moisson de pensées saines et fortifiantes, susceptibles d’élever le niveau moral de l’existence et de<br />
détourner des plaisirs grossiers ».<br />
121<br />
Cf. note 109.
63<br />
du logement consécutive du découragement de l’investissement immobilier<br />
depuis le blocage des loyers de 1917 122 .<br />
Le Corbusier présente son projet comme un « système de groupement de<br />
cellules […} en vue de constituer une communauté ». Il s’agit de « former une<br />
agglomération régissable, régissable comme un hôtel, comme une commune, -<br />
une communauté qui, dans le fait urbain , devienne un élément organique<br />
clair », en évitant « la vie en communauté serrée (…) imposée par le fait même<br />
de la ville. » 123 .<br />
« Cellules » et « communauté » renvoient bien sûr au modèle chartreux, dans<br />
lequel Le Corbusier voit l’équilibre idéal du binôme individu-collectivité, ainsi<br />
qu’à l’organisation hôtelière du paquebot, son autre modèle favori. Mais on peut<br />
admettre aussi que le projet, bien que non argumenté sur ce plan, porte une<br />
idée implicite de communauté de copropriétaires, groupée autour d’un espace<br />
vert central et pourvue de services communs. Elle rappelle la « société de<br />
copropriétaires » que V. Calland proposait en 1855, traduite quelques années<br />
après sous la forme de « cité-square ». En outre, Le Corbusier, s’adressant à<br />
une société américaine de promotion de la copropriété, a pu juger opportun de<br />
regarder comment de telles opérations étaient alors conçues dans ce pays. De<br />
fait, est troublante la ressemblance de son projet avec les réalisations de<br />
l’architecte Clarence Stein à New York, en particulier ses Gardens-apartments<br />
en copropriété pour des société privées et dont nous venons de parler : deux<br />
rangées d’habitations, un espace vert d’agrément ou bien dévolu à des jeux et<br />
sports, principe retrouvé dans les Immeubles-villas 124 .<br />
Avec ce projet, en outre, on serait tenté de confirmer l’hypothèse que fédérer<br />
une résidence autour d’un espace central prend davantage corps dans les<br />
copropriétés périurbaines, à partir de leur émergence au cours des années<br />
1920. Il s’agit de démarquer et d’introvertir le territoire d’une catégorie<br />
d’habitants aisées, mais aussi de maintenir une distance entre ces propriétaires<br />
plus en quête de contact avec la verdure et d’individualité que de<br />
rassemblement collectif.<br />
Dans cet ordre d’idée, Le Corbusier appelle aussi l’immeuble-villas Lotissement<br />
fermé à alvéoles 125 . Le terme de lotissement renvoie bien à une répartition de<br />
la propriété. Il précise par ailleurs qu’il cherche à « réaliser l’aménagement de la<br />
propriété privée » 126 , c’est-à-dire « la suppression de la petite construction<br />
privée. La maison ne doit plus être faite aux mètre, mais au kilomètre » 127 . Dans<br />
122<br />
Cf. note 110.<br />
123<br />
Le Corbusier, « La liberté par l’ordre », in Almanach de l’Architecture moderne, Paris, éd. de l’ Esprit<br />
Nouveau, 1926, p. 122-127. Article extrait de L.C., Urbanisme, Paris, Crès et Cie, 1925. Vers une<br />
architecture, ibid, 1923, présente également l’l’immeuble-villas.<br />
124<br />
Clarence Stein expose au Salon des artistes français en 1921, voir C. Moley, « L’immeuble-villa :<br />
persistance d’un thème », in Techniques et architecture, n° 375, déc.1987 – janv.1988.<br />
125<br />
In Almanach…, op. cit., p. 125<br />
126<br />
Le Corbusier, La Ville radieuse, op. cit.<br />
127<br />
Le Corbusier, Précisions, Paris, G. Grès et Cie, 1930.
64<br />
ce plaidoyer, on reconnaît le postulat de l’industrialisation ainsi que la<br />
« poursuite de l’idéal d’économie » 128 , économie essentiellement foncière à la<br />
base de ce projet nommé aussi « cité-jardin verticale » 129 .<br />
La verticalisation se comprend de deux façons : elle correspond à une idée de<br />
superposition de maisons, combinée à de la construction en hauteur. Cet<br />
espace libre, dans les projets d’Immeubles-villas de 1922 et 1925 de Le<br />
Corbusier, est au centre d’un îlot ouvert, encadré par deux bâtiments parallèles<br />
et pourvu de verdure ainsi que de terrains de sport. Dès lors, ces projets<br />
typologiques novateurs visent à concilier l’individuel et le collectif non<br />
seulement dans la conception de l’immeuble proprement dit, mais aussi par les<br />
espaces extérieurs qui peuvent le « prolonger ».<br />
Ce mot, apparu en une seule occurrence chez Picot, puis Cheysson à propos<br />
de la relation rue-escalier à l’air libre-seuil du logement, est plus<br />
systématiquement employé par Le Corbusier, au point d’aboutir à la<br />
dénomination générique de « prolongement du logis ». Tantôt au singulier,<br />
tantôt au pluriel, cette expression récurrente recouvre globalement des espaces<br />
ou des équipements, individuels ou collectifs, internes ou externes à<br />
l’immeuble. Il faut remarquer que ses notions de prolongement correspondent<br />
implicitement à celles que nous avions repérées sous trois thèmes dans<br />
plusieurs textes de Emile Cheysson et plus particulièrement dans celui bien<br />
connu de 1904 130 . Reprenons ces thèmes.<br />
Dans le premier projet d’ Immeuble-villas, en 1922, la topologie de la chartreuse<br />
est directement transcrite : à l’instar de l’arcade autour du cloître, des coursives<br />
placées côté cœur d’îlot distribuent les « maisons » en duplex, mais se trouvent<br />
en façade opposée à la rue, sans réaliser la continuation de celle-ci jusqu’aux<br />
seuils, par comparaison avec la proposition de Cheysson.<br />
Dans le projet de 1925, inversant le précédent, « les façades tournent le dos à<br />
la rue ; elles ouvrent sur des parcs de 300 X 120 mètres ». Ce faisant, les<br />
coursives donnent sur l’avant et « la rue n’est pas que celle des voitures ; elle<br />
se continue en hauteur par les vastes escaliers (avec ascenseurs et montecharges)<br />
qui desservent chacun 100 à 150 villas ; elle se poursuit encore à<br />
diverses hauteurs par les passerelles qui franchissent la chaussée et se<br />
prolongent en corridors sur lesquels ouvrent les portes des villas » 131 . Ce texte<br />
indique non seulement la volonté de continuité du parcours en plein air menant<br />
de la rue au chez-soi, mais aussi le projet urbain dont les Immeubles-villas sont<br />
désormais clairement partie intégrante. Ces « lots » de 400 X 200 mètres<br />
entrent dans un maillage orthogonal de rues et, avec les escaliers en terre-plein<br />
central, sont assemblées par des passerelles. Regroupant ainsi toutes les<br />
128<br />
Idem.<br />
129<br />
Issu des projets de l’Immeuble-villas, ce terme est encore employé par Le Corbusier à propos de<br />
l’Unité d’Habitation dans Manière de penser l’urbanisme, Paris, éd. de l’Architecture d’Aujourd’hui,<br />
1946, dans le chapitre 6 (sous-chapitre ; « Unités d’habitation : logis et prolongement du logis »).<br />
130<br />
Cf. note 26.<br />
131<br />
Le Corbusier, in Almanach…, op. cit., p.125.
65<br />
circulations et les fluides, la rue et sa coupe ne sont pas sans rappeler la « rue<br />
future » de Hénard déjà citée 132 . On retrouve également sa séparation des<br />
piétons et des véhicules par niveaux. Le Corbusier voit en effet « le réseau des<br />
rues se poursuivre des chaussées inférieures et supérieures jusqu’à la porte de<br />
chaque villa ». Il distingue la desserte des garages prévus pour chacune,<br />
« circulation légère des automobiles ; elle est en l’air, sur pilotis. Les camions<br />
lourds, les autobus sont au-dessous, sur la terre et les camions peuvent<br />
accoster directement aux docks des immeubles qui sont les rez-de-chaussée » 1<br />
33<br />
. Ultérieurement, Le Corbusier déplace l’emploi du terme « rues en l’air » et le<br />
réserve aux coursives. Ainsi instaure-t-il une notion, qui sera reprise plus tard<br />
paradoxalement par ses contestataires du Team X, notamment les Smithson,<br />
alors que lui-même la dénature dès les années 1930.<br />
Vraisemblablement marqué par les principes américains d’ « unité de<br />
voisinage », il en reprend deux, notamment dans sa Ville Radieuse : « jamais<br />
un piéton ne rencontrera l’auto » et « le plus long trajet qu’il puisse faire à pied<br />
sera de moins de 100 mètres », principe qu’il applique à ses coursives<br />
devenues « rues intérieures » 134 . Elles sont désormais au centre de l’immeuble,<br />
progressivement rationalisé de l’Immeuble-villas à l’Unité d’Habitation, bâtiment<br />
épais où la coursive non éclairée commande l’imbrication tête-bêche des<br />
duplex. Alors que la rue en l’air avait été développée par Le Corbusier en même<br />
temps que ses « promenades architecturales » qualifiant la distribution des<br />
luxueuses villas qu’il réalise alors, ses projets d’immeubles évoluent vers<br />
l’abstraction fonctionnaliste, avec perte de l’articulation des échelles et des<br />
espaces formant parcours jusqu’au logement.<br />
La Charte d’Athènes rédigée en 1933, affirme la séparation des fonctions<br />
urbaines, « habiter, travailler, se récréer (dans les heures libres), circuler »,<br />
cette dernière étant elle-même décomposée selon ces quatre points : « les rues<br />
doivent être différenciées selon leur destinations : rues d’habitation, rues de<br />
promenade, rue de transit, voies maîtresses » 135 . L’enracinement du bâtiment<br />
dans le sol (par le biais de voies de desserte, garages, équipements et<br />
entrepôts) disparaît également au profit d’une libération aussi radicale<br />
qu’abstraite : « les maisons n’obstruent pas le sol. Elles sont sur pilotis. Le sol<br />
est libre entièrement » 136 . Si l’espace abrité sous l’immeuble à pilotis peut être<br />
considéré comme l’un de ses prolongements « (préaux couverts »…), il traduit<br />
surtout une coupure réelle et symbolique, entre l’objet-bâtiment industrialisé et<br />
le contexte foncier, dont la dimension parcellaire et la distribution public/privé<br />
sont totalement évacuées sous couvert de slogans abstraits, tels « espace<br />
libre », « air, soleil, lumière » et « Nature ».<br />
132<br />
L’influence de Hénard (la « rue future » dans Les cités de l’avenir et les « redans » dans Etudes sur les<br />
Transformations de Paris )est attestée par la connaissance de sa bibliothèque personnelle et de ses<br />
lectures à la Bibliothèque nationale.<br />
133<br />
In Almanach…, op. cit., p.125.<br />
134<br />
In Précisions.., op. cit., pp. 99-102.<br />
135<br />
LA Charte d’Athènes, C.I.A.M. IV, 1933, première édition 1941, Paris, éd. de Minuit, 1968.<br />
136<br />
In La Ville Radieuse, op. cit., p. 113.
66<br />
Le deuxième genre de prolongement du logement qui transparaissait déjà chez<br />
E. Cheysson concerne le jardin, avec sa verdure comme métonymie de la<br />
nature et comme l’une des sources d’hygiène. Ce double rôle du jardin ainsi<br />
que l’idée de le répartir entre les logements et le cœur d’îlot (jardinières de<br />
fenêtres et square résidentiel) se retrouvent chez Le Corbusier, qui les amplifie<br />
radicalement. Son Immeuble-villas, condensé de cité-jardins et l’une des<br />
possibles « synthèses nature-architecture », associe en effet grandes terrasses<br />
privatives et parc collectif.<br />
Les premières, de 50 m² chacune en alvéoles couvertes et fermées sur trois<br />
côtés par l’assemblage des duplex en équerre, sont présentées comme des<br />
« jardins en l’air » : un tel terme veut dire que « ce jardin est ‘’suspendu’’ »,<br />
mais qu’il est aussi « jardin prise d’air », puisque ces loggias à double hauteur<br />
sont pourvues en leur fond d’une trémie formant puits de ventilation et de<br />
lumière. La fonction réelle de jardin est très allusive, réduite à un bac à fleurs,<br />
pour éviter la « corvée de jardinage, usure du corps ». Il s’agit plutôt d’un lieu<br />
de culture physique, selon les dessins de Le Corbusier, avec en outre un rôle<br />
de contribution au territoire personnel : « un jardin isole une villa de sa<br />
voisine » 137 .<br />
Ainsi on retrouve dans ce projet davantage l’idéologie d’un espace privatif<br />
extérieur, interposé entre des maisons en propriété, qu’une idée d’espace<br />
intermédiaire. Ces grandes loggias, renfoncées et couvertes constituent certes<br />
un espace intermédiaire entre le dedans et le dehors, thème moderniste qui<br />
fera florès, mais pas entre les parties communes et les « villas » ; celles-ci<br />
captent en effet les « jardins suspendus », qui tournent le dos, sans aucun<br />
contact avec elle, à la « rue en l’air» Ces prolongements individuels du<br />
logement, sorte de pièce en plus en plein air, amorcent, en même temps que<br />
les projets d’immeubles-gradins de H. Sauvage, la thématique de la terrasse,<br />
substitut de jardin particulièrement en exergue dans l’ « habitat intermédiaire »<br />
des années 1970. 138<br />
L’articulation des terrasses-jardins avec les espaces collectifs, telle que la<br />
projette Le Corbusier, n’est pas claire. Toujours coupées des coursives<br />
extérieures, elles se tournent d’abord vers la rue (1922), puis vers le parc au<br />
centre de l’îlot (1925). Le premier cas correspond à une volonté d’esthétique<br />
urbaine, celle « du boulevard à redent des cellules jardins » 139 , transposition de<br />
l’idée, non citée, de E. Hénard. L’évolution vers le second signifie que les<br />
jardins suspendus veulent trouver leur prolongement vers le parc collectif, mais<br />
137<br />
Toutes ces citations relatives à l’Immeuble-villas, proviennent de Prévisions…, op. cit., pp. 99-102.<br />
138<br />
C’est en particulier Maison-Gradin-Jardin, Modèle Innovation des architectes M. Andrault et P. Parat,<br />
qui est devenu emblème de l’habitat intermédiaire dans les années 1970.<br />
139<br />
in Précisions…, op. cit., p. 104. Cette transposition porte à la fois sur la forme générale de l’immeuble,<br />
représentée ici par un plan en frise grecque, et sur ses pans de façade, « animés par les grands trous des<br />
jardins », à double hauteur, c’est à dire à échelle urbaine. On remarque que l’évolution des deux premiers<br />
projets d’Immeubles-villas correspond à celle de Hénard, du « boulevard à redans » à la « rue future »,<br />
avec le même passage d’une esthétique urbaine à une urbanistique fonctionnelle.
67<br />
dans une continuité qui n’est que visuelle, sans transition spatiale. Le Corbusier<br />
dit d’ailleurs « le grand parc est au pied des appartements » 140 , expression qui<br />
reviendra ultérieurement en devenant « le sport est au pied des maisons ».<br />
L’autre pied de l’ Immeuble-villas, en façade opposée, prévoyait des « cultures<br />
maraîchères » réparties en jardins ouvriers, idée sans suite chez Le Corbusier,<br />
qui s’en tiendra à associer culture physique et verdure au sol comme sur les<br />
« toits-jardins » 141 .<br />
Dans l’évolution de ce projet initial jusqu’aux Unités d’habitation, on notera la<br />
montée en puissance des équipements collectifs : « la cellule humaine doit<br />
donc être prolongée par les services communs, […] solution parachevant la<br />
cellule munie déjà de la rue en l’air et du jardin prise d’air » 142 .<br />
« Parachevant », au point même de supplanter ces derniers, qui disparaissent<br />
progressivement au fur et à mesure du processus compactant et rationalisant<br />
son idée d’immeuble : « c’est par l’organisation des services communs que<br />
s’expliquent les raisons d’être des cités-jardins verticales » conclut Le Corbusier<br />
en 1946 143 . Sa conception des services connaît trois périodes. Il y a d’abord<br />
celle des « services hôteliers », répartis entre le socle (consacré<br />
essentiellement au ravitaillement, avec sa propre « usine alimentaire », ainsi<br />
qu’à un « hall hôtelier ») et le toit (solarium, piscine, gymnase 144 . Cette<br />
typologie n’est pas sans rappeler deux réalisations antérieures de H. Sauvage,<br />
l’une dans la tradition philanthropique, l’autre relative à la première copropriété<br />
parisienne 145 . De fait, les copropriétés proposées par la mouvance moderne<br />
vont souvent de pair avec une offre de services hôteliers 146 .<br />
La conception de ceux-ci, déjà inspirés des « bienfaits du paquebot », évolue<br />
ensuite chez Le Corbusier vers les « loisirs », rubrique présente dans La<br />
Charte d’Athènes : « les espaces libres n’avaient jadis d’autre raison d’être que<br />
l’agrément de certains privilégiés. Le point de vue social n’était pas encore<br />
intervenu qui donne aujourd’hui un sens nouveau à leur destination. Ils peuvent<br />
être les prolongements directs ou indirects du logis ; directs s’ils entourent<br />
l’habitation elle-même, indirects s’ils sont concentrés en quelques grandes<br />
surfaces d’une proximité moins immédiate. Dans les deux cas, leur affectation<br />
sera la même : accueillir les activités collectives de la jeunesse, fournir un<br />
terrain favorable aux distractions, aux promenades ou aux jeux des heures de<br />
loisirs.»<br />
140<br />
in Almanach …, op. cit., p. 125.<br />
141<br />
in Précisions…, op. cit., pp. 99-109. Les jardins ouvriers en pied d’immeubles, caractéristique de la<br />
Siedlung allemande, sont alors réalisés dans la 2 ème tranche de la cité-jardins du Plessis-Robinson (Payret-<br />
Dortail arch.) et proposée dans le Lotissement Soleil, projet théorique de A. Lurçat (1929).<br />
142<br />
Ibid.<br />
143<br />
Manière de penser…, op. cit., p. 63.<br />
144<br />
Voir l’Almanach, et Précisions, op. cit.<br />
145<br />
Il s’agit de l’immeuble pour la Société des logements hygiéniques à bon marché, rue Trétaigne, Paris<br />
18 ème , et de la « Maison à gradins-sportive » 26, rue Vavin, Paris 6 ème , 1911-1912.<br />
146<br />
Des architectes comme Lubetkin, Ginsberg, ou Novarina ont réalisé de telles opérations des années<br />
1930 aux années 1960.
68<br />
On sait que les loisirs constituent le thème central du C.I.A.M. suivant, à Paris,<br />
en 1937, au moment de l’exposition internationale, soit un an après que le Front<br />
populaire ait décrété les congés payés. En outre, dans la conjoncture portant<br />
aux surfaces réduites, le logement minimal incite littéralement à « se détendre »<br />
et à trouver des prolongements. Après la seconde guerre mondiale et dans ce<br />
contexte Le Corbusier évolue enfin vers une conception plus utilitaire de ce qu’il<br />
appelle globalement « les prolongements du logis », qu’il classe selon « deux<br />
natures : strictement matérielle d’abord : le ravitaillement, le service<br />
domestique, le service sanitaire, l’entretien et l’amélioration physique du corps.<br />
De portée plus particulièrement spirituelle ensuite : la crèche, la maternelle,<br />
l’école primaire, l’atelier de jeunesse. La position proche ou éloignée de ces<br />
outils quotidiens », c’est-à-dire « la fonction temps-distance » 147 , est finalement<br />
le seul critère qualifiant l’idée de prolongement.<br />
Deux questions récurrentes ont été avancées ici comme constamment sousjacentes<br />
à la quête et aux avatars des espaces intermédiaires : l’articulation<br />
spatiale de la résidence avec l’espace public, l’espace fédérateur de la<br />
résidence pensée comme une « unité ». Après avoir abordé globalement ces<br />
deux questions dans ses projets d’Immeubles-villas, Le Corbusier ne privilégie<br />
plus que la seconde, en faisant évoluer implicitement ces derniers vers l’Unité<br />
d’Habitation. Il témoigne d’une vision autarcique de la communauté des<br />
habitants, avec des « rues » et des équipements incorporés à l’immeuble,<br />
comme s’il avait laissé de côté son projet d’alternative à la cité-jardin pour ne<br />
plus se référer qu’au modèle hôtelier du paquebot.<br />
Alors que la réinterprétation de la chartreuse d’Ema visait à en reprendre le<br />
« binôme individuel-collectif » 148 , cette recherche de dispositifs architecturaux le<br />
favorisant s’estompe au profit d’un discours de plus en plus abstrait sur les<br />
prolongements, ramenés à des programmes d’équipements collectifs à réaliser<br />
par « les pouvoirs édilitaires ». Du point de vue de l’espace, ces prolongements<br />
vers l’extérieur relèvent d’une relation purement visuelle et lointaine avec un<br />
vide « air, soleil, lumière », depuis un immeuble-barre coupé du sol par ses<br />
pilotis.<br />
S’il faut s’attarder sur Le Corbusier, c’est en raison de son apport double et<br />
paradoxal aux notions d’espace intermédiaire. Du point de vue de la<br />
terminologie, il a donné un fort retentissement à la notion, discrètement apparue<br />
chez E. Cheysson, de « prolongement », en la rendant globale, mais en<br />
perdant, au fur et à mesure de l’affirmation du discours, la spatialité impliquée<br />
par un tel terme. Celle-ci était présente dans les dispositifs caractérisant son<br />
Immeuble-Villas (escalier en plein air, « rues en l’air », « jardins suspendus »)<br />
147<br />
In Manière de penser…, op.cit., pp. 60-61.<br />
148<br />
Extrait de l’entretien avec Le Corbusier dans le cadre de l’enquête menée par l’équipe de sociologues<br />
de Chombart de Lauwe. Voir Chombart de Lauwe et le Groupe d’ethnologie sociale, Famille et<br />
habitation, Sciences humaines et conceptions de l’habitation, éditions du CNRS, 1959, t. 1, p. 199 (2 ème<br />
édition 1967, reproduction photomécanique de l’édition de 1959).
69<br />
et dans la « promenade architecturale » que proposent plusieurs de ses villas<br />
réalisées dans les années 1920.<br />
Parvenu au stade de l’Unité d’Habitation, Le Corbusier apparaît avoir un<br />
discours sur les prolongements de plus en plus en contradiction avec la réalité<br />
de ses immeubles, tenus généralement pour des Machines à habiter coupées<br />
de la ville au nom de la Charte d’Athènes. Mais si l’on regarde bien ceux-ci, on<br />
notera qu’ils ont en fait déplacé l’articulation avec l’ « espace libre » extérieur et<br />
public vers l’intérieur même du logement, le vide à double hauteur de la<br />
terrasse alvéolaire d’origine étant désormais celui d’un duplex à mezzanine,<br />
redoublé d’un mince homologue en façade : celui du balcon-loggia réduit<br />
essentiellement à une fonction de brise-soleil et de modénature. « Dehors est<br />
toujours un autre dedans » avait dit Le Corbusier. Cette spatialité, évidente<br />
dans nombre de ses villas ou dans le couvent de La Tourette, se joue, pour ses<br />
immeubles, dans l’épaisseur d’un dispositif, en fait issu d’un de ses « cinq<br />
points de l’architecture moderne » : la Façade libre.<br />
S’inspirant de l’ossaturisme de A. Perret et poursuivant ce qu’il avait proposé<br />
clairement dès la Maison Dom-Ino en 1915, Le Corbusier voudrait « qu’on<br />
ouvre au rayonnement solaire, non pas une faible partie, mais le cent pour cent<br />
d’une façade. Cela, à cause d’un événement révolutionnaire survenu, il y a<br />
trente ans, dans la technique du bâtiment, mais dont toutes les conséquences<br />
n’ont pas encore été tirées : la séparation des deux fonctions de l’ancien mur,<br />
la fonction portante et la fonction d’enveloppe. La façade ne porte plus rien<br />
désormais, toute la charge de l’immeuble se concentrant sur des poteaux (…).<br />
La rangée extérieure de ces poteaux peut, d’ailleurs, s’implanter en retrait du<br />
masque en pans de verre qui constituera la façade. (…) Dans ce nouvel état de<br />
l’art de bâtir, la poésie peut entrer dans le logis des villes .» 149 .<br />
La position des « poteaux portant planchers (…) en retrait, isolés » de la<br />
façade-enveloppe crée en effet de facto un espace intercalé entre ces deux<br />
plans et potentiellement intermédiaire entre le dedans et le dehors. Tout le<br />
Mouvement moderne a souscrit à ce principe de continuité spatiale : « le plan,<br />
se déployant à partir de l’intérieur, n’arrête pas aux murs extérieurs de la<br />
maison. (…). Il se prolonge dans l’extérieur. » 150 .<br />
Une telle qualité de relation visuelle, mais surtout pratique, avec le jardin est<br />
exploitée au mieux dans ses villas, qui constituent alors pour le logement un<br />
modèle à transposer, mais nécessairement dans le sens de sa réduction. De<br />
l’Immeuble-villas à l’Unité d’habitation on ne peut cependant pas dire que Le<br />
Corbusier a renoncé à superposer des maisonnettes pour ne garder qu’un<br />
immeuble très collectif ou les équipements en toiture et « rues » intérieures.<br />
L’idée toujours présente de maison a été incorporée aux cellules, désormais<br />
149<br />
François de Pierrefeu et Le Corbusier, La Maison des hommes, Paris, Librairie Plon, 1942, p. 54 et p.<br />
117 (légende du croquis).<br />
150<br />
Giedion, Espace, temps et architecture, La naissance d’une nouvelle tradition, traduit de l’allemand,<br />
Bruxelles, éd. La Connaissance, 1968, p. 366 (à propos des villas de Mies Van der Rohe).
70<br />
juste portée par le duplex ; sa double hauteur de part et d’autre de la façade<br />
constitue un espace intermédiaire individualisé, dont la large ouverture amène<br />
une transition d’échelle avec un vide urbain dégagé, sinon abstrait, mais traduit<br />
aussi une conception nietzschéenne de l’habitat 151 .<br />
Elle transparaît dans l’une des récapitulations de Le Corbusier, qui, par rapport<br />
au problème fondamental de l’habitation, dit aussi « trouver sa solution :<br />
1) Un homme debout sur un plancher isolé du sol.<br />
2) Il est devant une fenêtre dont la forme et la surface peuvent évoluer<br />
jusqu’au ‘’pan de verre’’ (…)<br />
3) Devant lui, est aménagée une vaste réserve d’espace.<br />
4) A ses pieds sont des frondaisons d’arbres et des pelouses.<br />
5) Sur sa tête est un plafond imperméabilisé.<br />
6) La porte du logis ouvre sur une rue. Ce n’est pas une rue de cité-jardin, c’est<br />
une ‘’rue intérieure’’ » 152 .<br />
Les dessins schématiques de Le Corbusier en coupe (fig. 7), combinés à ces<br />
slogans percutants, sont largement repris par les revues d’architecture, qui<br />
contribuent, en plus de ses ouvrages nombreux, à diffuser sa pensée si souvent<br />
prise en référence. Mais il faut la réenvisager plus justement, dans la totalité de<br />
son apport, même s’il a été paradoxal et détourné. Le fameux procès – « c’est<br />
la faute à Corbu » - des grands ensembles semblant appliquer la Charte<br />
d’Athènes est à compléter par un regard plus positif. A partir des années 1920<br />
jusqu’aux années 1950, Le Corbusier a posé une problématique d’articulation<br />
du privé et du collectif, associée dans des idéaux originels à des dispositifs<br />
spatiaux, progressivement réduits par le passage aux réalisations de l’Unité<br />
d’habitation, et à des notions, restées opérantes dans les réflexions que<br />
constitueront la quête des espaces intermédiaires.<br />
Enfin, chez Le Corbusier, nous avons vu que l’évolution de l’articulation du privé<br />
et du collectif renvoyait ce dernier à des prolongements de plus en plus virtuels,<br />
tandis que le logement voyait se déplacer vers lui des dispositifs de mise en<br />
relation du dehors et du dedans : ils accordent une importance croissante à la<br />
vue et sont totalement privatisés. Le Corbusier contribue ainsi à un mouvement<br />
plus général d’individualisation des espaces qu’on pourrait dire intermédiaires<br />
avant la lettre, ceux notamment que recèlent les cités-jardins.<br />
Pour celles-ci, en France, le discours relatif à de tels espaces est peu explicité.<br />
Henri Sellier, dans la présentation de son projet de cités-jardins pour<br />
l’agglomération parisienne soumis au Conseil Général de la Seine le 1 er janvier<br />
1919, reconnaît d’emblée qu’il ne propose pas de suivre à la lettre l’idéal<br />
151<br />
L’influence de Nietzsche sur Le Corbusier, dès sa jeunesse, est bien montrée par Paul V. Turner, La<br />
formation de Le Corbusier, idéalisme et mouvement moderne, traduction Paris, éd. Macula, 1987. Il<br />
faudrait également élucider l’influence de Georges Bataille (1897–1962), notamment autour de 1940, lors<br />
de séjours à Vézelay. Adepte à la fois de Nietzsche et de Fournier, G. Bataille apparaît tiré entre solitude<br />
et tentations de communautés. Il a publié notamment Critique des fondements de la dialectique<br />
hégélienne (1932).<br />
152<br />
Le Corbusier, Sur les quatre routes, Paris, Gallimard, 1941.
71<br />
howardien de ville complète héritée de Owen. Il s’agit pour lui de<br />
décongestionner Paris et ses faubourgs par des « groupes d’habitations<br />
dégagées », dont les « modes d’aménagement esthétiques » puissent « servir<br />
d’exemple aux lotisseurs » et qui fournissent « un logement présentant le<br />
maximum de confort » 153 . Pour lui, une cité-jardin a donc pour objectif « un<br />
aménagement plus humain des conditions d’habitation », qui passe par « le<br />
désir d’organiser une vie commune et de procurer à tous les jouissances<br />
réservées à quelques uns » 154 .<br />
Si l’organisation de la vie commune est manifeste dans les réalisations, où<br />
abondent les équipements collectifs et les aménagements d’espaces publics et<br />
semi-publics, Sellier lui-même en parle peu. Tout se passe pour lui comme si<br />
les équipements étaient devenus simplement des services, pour des habitants<br />
tous assimilés à des salariés, en ayant perdu leur symbolique de représentation<br />
des valeurs publiques. Paradoxalement, le développement de services collectifs<br />
irait dans le sens d’un accroissement de l’individualisation 155 .<br />
La valorisation de l’intérieur des logements se traduit effectivement dans les<br />
années 1920, en particulier dans la création progressive de quatre catégories<br />
de logement social (HBM, HBM bis, HBMA, ILM), surtout différenciées par leurs<br />
prestations de confort ou dans l’instauration du Salon des Arts Ménagers à<br />
partir de 1923.<br />
Améliorer le niveau de confort, le diffuser, le rendre accessible au plus grand<br />
nombre de logements, dont les habitants sont aussi vus comme des<br />
consommateurs d’équipements ménagers par une industrie en essor : cette<br />
conception de la modernisation ou son succès individuel auprès des ménages<br />
semble gouverner la politique étatique naissante du logement. Par rapport à<br />
notre question des relations entre le logement et la ville, la distinction déjà<br />
admise entre les postures progressiste et culturaliste des acteurs de l’habitat se<br />
confirme et se précise. La première aurait bien pour tendance de vouloir<br />
« résoudre les problèmes posés par la relation de chaque homme avec la ville.<br />
Cette pensée optimiste est orientée vers l’avenir et dominée par l’idée de<br />
progrès ». Par contre, le fondement de l’approche culturaliste « n’est plus la<br />
situation d’un individu, mais celle du groupement humain, de la cité » 156 .<br />
des « échelons communautaires »<br />
voulus opératoires<br />
153<br />
Cité par H. Sellier dans sa préface de Réalisations de l’office public d’habitations du département de<br />
la Seine, Strasbourg, E.D.A.R.I., 1933, p. 6.<br />
154<br />
Henri Sellier, La crise du logement et l’intervention publique en matière d’habitations, populations<br />
dans l’agglomération parisienne, Paris, OPHBM de la Seine, 1920.<br />
155<br />
Voir G. Baty-Tornikian, « Jeux de boules et bacs à sable, les équipements de la cité-jardin dans<br />
l’agglomération parisienne », in Cahiers de la recherche architecturale, n° 15/16/17, 1985.<br />
156<br />
Françoise Choay, L’urbanisme, utopies et réalités, op. cit. cf. note 58.
72<br />
Quel regard sur le groupement humain peuvent avoir des architectes-urbanistes<br />
de cette mouvance, dans l’entre-deux-guerres ? Celui qui est alors le plus à<br />
même d’en avoir un est sans doute Donat-Alfred Hubert Agache (1875 – 1934),<br />
architecte formé à l’Ecole des Beaux-Arts, qui avait complété sa formation au<br />
Collège libre des sciences sociales. Le Musée social lui avait confié en 1904 la<br />
responsabilité d’une mission à l’exposition universelle de Saint-Louis aux Etats-<br />
Unis. C’est à partir de ce moment qu’il a cherché sans cesse à associer réforme<br />
sociale et urbanisme. Ainsi, lors du congrès international de l’urbanisme et<br />
d’hygiène municipale, qu’organise à Strasbourg en 1923 la SFU (dont il est l’un<br />
des fondateurs et secrétaire général), il réaffirmera qu’un « plan de ville a<br />
besoin d’être étudié en fonction des données anthropogéographiques,<br />
économiques et sociales bien définies 157 .<br />
Il applique ce principe dès l’année suivante pour le plan de Creil, puis<br />
notamment pour Deuil-la-Barre, où il propose que « la ville s’atomise en<br />
quartiers satellites réassociés ». Ces quartiers apparaissent sur le plan défini à<br />
partir de la « répartition des écoles et jardins publics » et de leurs rayons<br />
d’influence (fig. 6). Ces « noyaux satellites (…) aménagés en cités de<br />
résidence » 158 , tels que projetés à Deuil alors que C.A. Perry publie ses<br />
principes urbanistiques de neighbourhood units, en constituent selon nous<br />
vraisemblablement la première transposition française, même si la terminologie<br />
américaine n’apparaît pas directement, une transposition qui reste de l’ordre de<br />
la « technique de l’urbanisme », comme le dira R. Auzelle, fait apparaître<br />
graphiquement, par ses cercles égaux donnant des distances pédestres<br />
maximales, une échelle fonctionnelle de quartier centrée sur l’école. La<br />
dimension sociale que recouvre de telles unités n’est pas approfondie. Si l’on<br />
regarde l’enseignement de l’urbanisme, inauguré par l’Ecole des hautes études<br />
urbaines fondée en 1919, on note d’abord que Agache, l’un des rares qui<br />
auraient pu opérer un rapprochement entre science sociale et pratique<br />
opérationnelle, n’y est pas présent. L’enseignement est dominé par la figure de<br />
Marcel Poëte (historien chartiste ayant notamment fondé la Bibliothèque<br />
historique de la ville de Paris) et par son cours caractérisant l’« évolution des<br />
villes » par des stades de croissance organique.<br />
Dans un autre cours, Edouard Fuster, professeur au Collège de France, traite<br />
de l’« organisation sociale des villes», en s’appuyant sur des observations et<br />
statistiques de la population de l’agglomération parisienne, où les aspects<br />
démographiques et sanitaires sont privilégiés. Un troisième cours distinct est<br />
celui que Léon Jaussely, alors président de la Société française des urbanistes,<br />
assure sous le titre d’«art urbain» : il y traite des « groupements des éléments<br />
constitutifs de la ville », rapportés à quatre types de zone (habitat, travail,<br />
circulation, parcs) 159 , puis des « groupements de maisons par - bloc, - îlot, -<br />
quartier ». Cette notion de groupement correspond ainsi à une idée d’habitat<br />
157<br />
Voir Society of Architectural Historians Journal, « Alfred Agache, French sociology and modern<br />
urbanism in France and Brazil », vol. 50, n° 2, 1991 June, pp. 130-166.<br />
158<br />
Selon sa théorisation ultérieure de 1932 ; cf. note 83 et J. Ch. Tougeron, « Donat-Alfred Agache, un<br />
architecte urbaniste » in Les Cahiers de la recherche architecturale, n°8, avril 1981 avec une erreur : la<br />
figure 26 représente Deuil-la-Barre et non pas Creil.
73<br />
inscrit dans des échelles croissantes, définies dans leur morphologie, mais<br />
sans appréhender leur dimension sociale. Celle-ci, à l’époque de l’E.H.E.U.,<br />
était abordée à l’Institut d’ethnologie sous un angle qui allait s’avérer<br />
ultérieurement plus fécond auprès des architectes urbanistes. Cet institut est<br />
créé en 1925 par Lucien Lévy-Bruhl, Paul Rivet et Marcel Mauss (1873 –<br />
1950) , neveu de Durkheim.<br />
Mauss poursuit l’œuvre de son oncle, en la faisant notablement évoluer. Très<br />
axé sur les relations de l’individu à la société du travail, Durkheim s’était aussi<br />
intéressé par ailleurs aux Formes élémentaires de la vie religieuse selon un de<br />
ses ouvrages. Mauss généralise ces différentes approches, en proposant de<br />
saisir l’«homme total » dans toutes ses dimensions, en particulier<br />
psychologiques et anthropologiques. Mettant en avant ce qu’il nomme le<br />
« relationisme sociologique », il développe des méthodes ethnologiques, pour<br />
une compréhension plus réelle de l’individu dans les situations concrètes et<br />
complexes de la vie sociale. Elles lui permettent d’abord de révéler l’importance<br />
de l’espace et du temps dans l’analyse d’un « fait social total ».<br />
Ainsi, l’une de ses premières études ethnologiques 160 montre chez les<br />
esquimaux la variation saisonnière de l’habitat, individuel et dispersé en été,<br />
collectif et concentré en hiver. Elle contribue à sensibiliser au fait que les<br />
pratiques d’habitation impliquent des alternances entre contraction et expansion<br />
de l’espace vécu. Un autre apport de M. Mauss est d’être allé au-delà de l’idée<br />
durkheimienne d’« appartenance aux groupes sociaux», en s’attachant à<br />
comprendre l’aspect interactif des relations, en terme de tensions, d’échanges<br />
et de dons, compris au plan symbolique. Il met en évidence l’importance de la<br />
notion de « médiation » dans les rapports sociaux, le système social global ne<br />
pouvant fonctionner selon lui que par l’intermédiaire de « sous-groupes » plus<br />
élémentaires.<br />
L’un des élèves de Mauss, le sociologue René Maunier (1887 – 1951), poursuit<br />
cette idée avec un Essai sur les groupements sociaux paru en 1923. Maunier 161<br />
avait d’abord commencé par analyser des villes et leur organisation, en<br />
privilégiant la répartition spatiale de leurs composantes sociales, puis se tourne<br />
vers l’ethnologie. Il mène ainsi, dans une perspective solidariste, des<br />
recherches en Afrique du Nord, surtout en Kabylie, sur les échanges rituels, les<br />
contrats et les groupes d’intérêt, de même que sur la construction collective de<br />
la maison. Il est ainsi conduit à proposer de distinguer trois formes de<br />
groupements sociaux : les « groupements de parenté », les « groupements<br />
d’activité » et les « groupements de localité ».<br />
159<br />
Ces quatre catégories ne sont pas sans rappeler les quatre zones de fonctions urbaines que Le Corbusier<br />
mettra en avant : habiter, travailler, circuler, se détendre.<br />
160<br />
Marcel Mauss, « Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos », in L’Année sociologique,<br />
1904–1905, Nouvelle rédaction avec Beuchat, 1906. Cette étude sera redécouverte avec grand intérêt au<br />
moment de l’orientation de l’enseignement de l’architecture aux sciences sociales après 1969.<br />
161<br />
Voir Alain Mahé, « René Maunier : un disciple méconnu de Marcel Mauss », in Revue internationale<br />
de sciences sociales, Genève, tome XXXIV, n° 105, 1990., pp. 209–228.
74<br />
Cette proposition de classement théorique retient particulièrement l’attention de<br />
Gaston Bardet (1907–1989), figure « culturaliste » majeure de la pensée<br />
urbanistique française. Faisant aussi référence, dans son approche voulue<br />
pluridisciplinaire de la ville, à Bergson, au géographe Max Sorre et à L.J.<br />
Lebret, Bardet s’inspire en fait plus précisément de la classification de Maunier<br />
pour avancer des « échelons communautaires dans les agglomérations<br />
urbaines » 162 . Il a conscience que « les groupes de parenté se sont réduits à<br />
l’unique famille conjugale et instable » et que les « groupes d’activité provenant<br />
d’une spécialisation indépendante du sang et du sol (…) sont des associations<br />
de personnes, dépourvues de base géographique, infiniment changeantes de<br />
position et de dimension ». Aussi ne pense-t-il opératoire pour l’urbanisme,<br />
« science des agglomérations humaines », que le principe des « groupes de<br />
localité, basés sur la fixation, le voisinage ». Ils « occupent une portion de site<br />
définie, qui peut se délimiter » et, « stabilisés par leur fixation même, ils<br />
constituent la structure propre de l’être urbain » 163 .<br />
Cette notion de voisinage, une fois encore conviée, Bardet l’appréhende par<br />
plusieurs voies, en se référant d’une part à des données ethnologiques et<br />
sociologiques mais aussi architecturales, et en la restituant parmi différents<br />
« échelons communautaires ». Dès sa thèse, il distingue des groupes liés au<br />
sol (famille, village, quartier, région) 164 , classement qu’il approfondit après, en<br />
proposant six échelons, distingués selon deux ensembles : « hypo-urbains »<br />
d’une part, (échelons « patriarcal », « domestique » et « paroissial ») et<br />
« hyper-urbains » (échelons « urbain », « métropolitain régional » et<br />
« métropolitain capitale ») 165 .<br />
Les premiers échelons sont particulièrement intéressants pour notre sujet. C’est<br />
à travers eux que Bardet vise à résoudre « la dualité : individualisme et<br />
collectivisme – que certains se plaisent à opposer au lieu de chercher<br />
l’harmonie du moyen de ternaire – (…), la double dissociation des<br />
communautés traditionnelles : poussée nietzschéenne vers l’individualisme,<br />
dilution dans un collectivisme amorphe ». Le procès à peine voilé fait à Le<br />
Corbusier est un plaidoyer « pour de petites sociétés simples et closes<br />
(Bergson) (…) où chacun pourra s’épanouir » et que Bardet s’efforce de définir.<br />
Si l’on comprend bien que de tels groupes sociaux restreints tiennent au<br />
voisinage, son échelon de référence n’apparaît pas d’emblée évident :<br />
l’«échelon patriarcal» est d’abord associé au « groupe familial de voisinage »,<br />
alors que plus loin Bardet affirme : « C’est toujours la proximité, le voisinage qui<br />
fait naître l’échelon domestique ». Il précise cependant les différences entre ces<br />
deux échelons.<br />
162<br />
Gaston Bardet, « Les échelons communautaires dans les agglomérations urbaines », extrait de Pierre<br />
sur pierre, éditions LCB, Paris, 1946 (recueil d’articles, 1934-1945). Rapport présenté à la Première<br />
Session des Journées du Mont-Dore et paru dans Economie & Humanisme, n o 8.<br />
163<br />
Ibid.<br />
164<br />
Il soutient sa thèse à l’IUUP, sous la direction de Marcel Poëte, en 1932. Edition : Gaston Bardet, La<br />
Rome de Mussolini. Une nouvelle ère romaine sous le signe du Faisceau, Paris, Massin, 1937.<br />
165<br />
« Les échelons communautaires…», op. cit. note 162. Les citations suivantes ont la même provenance.
75<br />
Il caractérise d’abord le plus petit à partir d’exemples idéalisés pris à des<br />
sociétés traditionnelles (la « rangée » bretonne analysée par le Père Lebret, le<br />
tonarigoumi japonais à l’époque des Shogouns, la « longue maison des<br />
Eskimos », allusion non citée à Mauss). Mais il admet que leur transposition à<br />
notre société, « survivance indispensable », ne peut se limiter qu’à la<br />
« solidarité » et à l’« entraide » qu’implique « la famille conjugale actuelle (…)<br />
trop petite », sans traduction spatiale – et a fortiori architecturale – fixe.<br />
Par contre, l’échelon domestique n’est plus un groupe élémentaire de<br />
personnes. C’est un groupe élémentaire de foyers, de domus, suffisamment<br />
nombreux pour pouvoir vivre en économie urbaine. Ce nombre de feux semble<br />
évoluer entre 50 à 150. C’est ce groupement de maisons qui suscite<br />
l’établissement de ces petits commerces multiples tels que les épiceriesmerceries-buvettes<br />
des villages ou les petites boucheries-charcuteries de<br />
banlieue. Il correspond à la solidarité nécessaire jour par jour, tandis que<br />
l’échelon précédent répond à une interdépendance quasi minute par minute<br />
(…). Les échelons supérieurs correspondront à une solidarité encore plus<br />
espacée dans le temps. Au fur et à mesure que les échelons se fédèrent pour<br />
passer à un échelon supérieur, celui-ci satisfait à des besoins moins immédiats<br />
dans l’espace, moins rapprochés dans le temps. »<br />
Ainsi, alors que Bardet est imprégné de travaux sociologiques et ethnologiques<br />
et qu’il a développée une « méthode de topographie sociale », on voit que<br />
l’exploitation opératoire qu’il en tire est d’abord marquée, rabattement concret<br />
de son souci chrétien de la solidarité, par les distances-temps. Cette notion était<br />
déjà apparue dans des réflexions urbanistiques inspirées de l’Ecole de<br />
Chicago 166 , aux Etats-Unis comme en France, avec ici les projets de D.A.<br />
Agache. De fait, ce même article de Bardet présente en illustration, mais sans<br />
en donner l’auteur, le plan de Agache (fig. 6) pour Deuil en 1925. Par cet<br />
oubli 167 , Bardet indique là, malgré lui, son véritable inspirateur. Sa contestation<br />
de la ville pensée « comme une cible, composée d’anneaux concentriques »<br />
correspond à la démarche d’Agache, avec comme lui, une approche qu’il veut<br />
pluridisciplinaire (économique, sociale, géographique, historique) et qui lui<br />
permet de révéler « la ville telle qu’elle est : une grappe, une fédération de<br />
communautés » (fig. 6). Sur cette figure ainsi commentée, les différents<br />
échelons sont schématisés par des cercles formant noyaux et se recoupant :<br />
ces « échelons aux franges mouvantes » présentent ainsi des « limites<br />
anastomosées », selon l’adjectif qu’il emprunte à l’anatomie, métaphore<br />
biologique habituelle oblige, et à la géographie (se dit de deux vaisseaux<br />
sanguins, nerfs, fibres musculaires ou bras de rivière séparés et réunis par des<br />
tronçons intermédiaires).<br />
Si cette terminologie associée à une schématisation graphique paraît avoir pu<br />
jouer un rôle dans l’émergence conceptuelle des espaces, interpénétrés et<br />
166<br />
Cf. notes 91à 96.<br />
167<br />
Auquel s’ajoute le gommage de la légende du plan (« répartition des écoles et jardins publics »),<br />
comme si Bardet ne voulait pas accorder trop d’importance à ces équipements pour définir ses échelons et<br />
masquer ainsi sa référence à l’ « unité du voisinage » américain.
76<br />
intermédiaires, les références architecturales données par Bardet dans son<br />
article sont plus convenues. S’agissant de voisinage, on retrouve d’abord<br />
Radburn, qui, avec ses quelque 600 familles, représente pour lui son premier<br />
exemple d’« échelon paroissial», ou encore d’«unité-résidentielle » comme il<br />
l’avait nommée trois ans plus tôt dans Problèmes d’urbanisme, en la définissant<br />
lui aussi, avant tout par les distances pédestres maximale pour se rendre à la<br />
crèche, à l’école et aux terrains de jeux. En outre, Bardet apprécie Radburn<br />
pour sa hiérarchisation d’unités morphologiques, à savoir des îlots composés<br />
d’ « une quinzaine de groupes de cottages disposés en U, chaque U<br />
comportant une quinzaine de maisons. Autrement dit, chaque îlot est un<br />
échelon domestique composé d’échelons patriarcaux ».<br />
Dans sa propre concrétisation des échelons, Gaston Bardet réfute une mise en<br />
correspondance tentante avec les « trois unités officielles (…) : l’îlot, le secteur,<br />
la zone ». Cependant, il ne rejette pas vraiment l’îlot auquel il voit plusieurs<br />
potentialités : régie par une association syndicale des propriétaires (la<br />
reconstruction, d’une part, le curetage des îlots insalubres, d’autre part),<br />
fourniront l’occasion de cette forme de communauté solidaire, clarification des<br />
domaines privés et publics, hygiène et intimité de la « cour d’îlot » pouvant<br />
conduire « à ouvrir sur elle les pièces habitables et à repasser sur rue les<br />
pièces de services ».<br />
Dans les tissus urbains existants, Bardet a conscience qu’un tel îlot, tourné vers<br />
sa propre « cour intérieure » comme sur un « patio » ou un « cloître », « ne joue<br />
pas le rôle organique d’unité sociale » qu’il pourra jouer dans les extensions.<br />
Là, lui-même partie constituante de l’ « échelon paroissial » conçu comme<br />
« unité résidentielle future », l’ « échelon domestique » sera cet « îlot futur »<br />
ainsi décrit : « Au lieu de planter chaque habitation isolément, il suffit de les<br />
réunir par trois ou quatre formant des maisons en rangées, ces rangées étant<br />
elles-mêmes en amphithéâtre autour d’un petit espace libre commun, forum<br />
nécessaire pour individualiser le groupe. Cette solution (…) réalise à la fois la<br />
solidarité sur le petit forum central et la discrétion sur les jardins, car les<br />
maisons profitent de vues plus profondes et plus divergentes. Unwin l’a<br />
magistralement démontré ».<br />
Prétendant jouer à la fois sur l’introversion et sur l’extraversion, cet « îlot futur »,<br />
péri-urbain, différerait finalement peu, sur ce plan, du principe de l’ Immeublevillas<br />
de Le Corbusier. Mais son rapport à l’espace public ne s’appuie pas sur<br />
des notions de « prolongement » aussi abstraites qu’elles avaient pu le devenir<br />
chez celui-ci. Au contraire, Bardet s’inquiète que « la haie de clôture, le petit<br />
jardin de bordure disparaissent peu à peu ». Ce dernier terme est aussi utilisé<br />
pour la « bordure de rue » et la « bordure de cheminement », à constituer<br />
également par les commerces, quant à eux à l’alignement, sans<br />
« marge d’isolement », de façon à permettre une « continuité », réalisable aussi<br />
par « l’abri de portiques ».
77<br />
Si l’on ajoute enfin l’idée de « lieu de réunion public ou semi-public, couvert ou<br />
à l’air libre », ainsi que de lien, et non de coupure, de « proximité », on voit que<br />
l’apport de Bardet à la formation des notions d’espaces intermédiaires apparaît<br />
substantiel. Il les développe essentiellement à l’échelle des « groupements<br />
domestiques », terme à comprendre, en fin de compte, plutôt au plan des<br />
formes et de leur expression d’architecture domestique, la dimension sociale<br />
impliquée restant vague. Bardet invoque Proudhon pour rappeler que « seuls<br />
les groupes en liaison intime avec le sol, seules les répartitions qui épousent les<br />
réalités géographiques restent à l’échelle de l’homme, elles restent fonction du<br />
mètre ou des possibilités psychologiques de la vue ou du toucher ».<br />
Ce « groupe de localité » qu’il privilégie chez R. Maunier, paraît donc<br />
correspondre principalement à « l’échelon domestique », dont la qualité<br />
essentielle tiendrait à l’échelle humaine, dans une forme réactualisée de l’îlot.<br />
Le béguinage de Bruges, illustration donnée sans commentaire, doit sans doute<br />
indiquer un archétype de cette bonne échelle, que Bardet retrouve chez Unwin,<br />
qu’il cite, ou chez J.M. Auburtin, dont il montre la cité-jardins du Chemin Vert à<br />
Reims, planifiée en 1920 et réalisée par le Foyer Rémois créé à l’initiative du<br />
catholicisme social.<br />
Si d’un point de vue morphologique, l’échelon domestique trouve ses racines<br />
dans les figures traditionnelles du close, sa modernité revendiquée d’ « îlot<br />
futur » est prise à Radburn : Bardet, après l’avoir décrite, la reprend<br />
implicitement à son compte, avec une organisation de l’ « échelon paroissial »<br />
basée sur « des tracés enveloppants, des groupements en U venant se<br />
brancher en peigne sur le cheminement formateur (…) des édifices-organes de<br />
l’unité-résidentielle (…) essentiels tels que l’école ». On reconnaît les principes<br />
de « neighbourhood-unit », qu’il avait salués, quelques pages auparavant, dans<br />
le « faubourg-jardin de Radburn » attribué au seul Henry Wright.<br />
Ainsi, Gaston Bardet semble procéder à une sorte de mixage entre formes de la<br />
cité-jardin et fonctionnement organique de l’unité de voisinage, avec des<br />
groupements domestiques élémentaires tenant de l’îlot ouvert en U, et assurant<br />
une échelle humaine favorable au lien social. Si sa pensée sur les « échelons »<br />
contribue à l’idée de hiérarchisation et d’interpénétration des échelles<br />
architecturales et urbaines de l’habitat, nous avons noté qu’il attache une<br />
importance particulière à l’échelon « domestique ». Pour les relations sociales<br />
qu’il impliquerait, on s’attendrait à ce que Bardet, ouvert à la sociologie, se soit<br />
intéressé à l’Ecole de Chicago. En fait, la connaissance qu’il en a provient du<br />
sociologue et urbaniste américain Lewis Munford. L’influence que ce dernier a<br />
sur lui tient d’ailleurs plus à The Culture of the City, ouvrage fameux de 1938<br />
dont les notions sociologiques relèvent en fait d’une approche sensible<br />
(« échelle humaine », « vie du piéton ») et métaphorique, puisqu’on y retrouve<br />
le darwinisme de la ville organique.<br />
Cette tendance à convier des métaphores biologiques plutôt que de véritables<br />
savoirs sociologiques, avérée entre autres par sa référence à l’ « élan vital » de
78<br />
Bergson, se confirme encore avec l’intérêt qu’il a manifesté pour les travaux de<br />
Patrick Geddes (1854-1932), biologiste et généticien de formation avant de<br />
devenir l’un des fondateurs de l’urbanisme contemporain 168 . L’influence de<br />
Geddes sur Bardet est généralement imputée à ses méthodes de Survey, qui<br />
imprègnent effectivement la topographie sociale développée par ce dernier.<br />
Mais à une échelle plus micro-urbaine, « domestique » donc selon Bardet,<br />
Geddes a pu aussi l’avoir inspiré. Après avoir proposé pour des villes indiennes<br />
existantes un « principe de chirurgie conservatrice » créant des placettes<br />
centrales plantées (fig. 8), il le systématise pour le plan d’urbanisme de Tel Aviv<br />
(1925), basé sur l’idée de « communauté urbaine verte » à faible densité.<br />
Mais c’est surtout avec ses projets d’universités que Geddes révèle sa<br />
croyance dans les effets sociaux d’un espace fédérateur. A l’Université de<br />
Indore (1918), de Jérusalem (1919) et dans une moindre mesure de Montpellier<br />
(« Collège des Ecossais », 1924), il dispose les bâtiments d’enseignement<br />
autour d’un cœur central, en cité de jardins, favorisant la rencontre d’étudiants<br />
de disciplines différentes. L’espace de nature intermédiaire projeté se veut en<br />
quelque sorte carrefour et agent de l’interdisciplinarité, il correspond aussi, par<br />
un effet inconscient de miroir, à la démarche de conception de Geddes, équipe<br />
pluridisciplinaire à lui tout seul, comme Bardet, faisant converger divers savoirs<br />
dans sa démarche personnelle.<br />
Ce dernier justifie aussi le cœur d’îlot propice aux pratiques sociales en<br />
référence aux vertus du « forum », comme on l’a vu. Une telle invocation<br />
renvoie clairement à la pensée de Camillo Sitte, dans Der Städtebau, ouvrage<br />
où il valorise particulièrement le Forum, dont selon lui « les principes essentiels<br />
de la composition (…) se sont conservés jusqu’à nos jours » 169 . Leur maintien<br />
sur la longue durée signifie qu’ils sont selon lui « naturels », parce que primitifs,<br />
et fait du forum un idéal archétypal, aux vertus que Sitte apprécie, notamment<br />
du point de vue des structures psychiques de l’individu, censé avoir un<br />
« besoin de protection latérale », auquel répondraient les places closes par des<br />
maisons contiguës.<br />
Sitte insiste sur une exigence de « vide central ». Ce faisant, il entérine entre<br />
autre l’obsolescence des « fontaines publiques (…) désertées par les foules<br />
vivantes (…), puisque les canalisations modernes apportent bien plus<br />
commodément l’eau directement dans les maisons ». Plus généralement, il<br />
168<br />
Après différentes études et activités d’enseignement (chimie, botanique, physiologie, géologie,<br />
histologie, zoologie), Geddes se consacre essentiellement à l’étude du milieu urbain dès 1880. A partir de<br />
voyages dans les grandes villes industrielles, il s’intéresse aux quartiers ouvriers et à leurs conditions de<br />
vie, avec une approche dans la lignée des travaux de La Play qu’il découvre par une conférence de<br />
Demolin. Il fonde en 1902, avec Bradford, la Société sociologique, puis une école de sociologie à<br />
l’Université d’Edimbourg. Il publie en 1915 L’évolution des villes (rééd. Editions Temenos, Paris, 1994),<br />
où il montre la solidarité de l’agglomération avec la région avoisinante par la méthode du Regional<br />
Survey, qu’il applique comme urbaniste notamment en Inde (1915-1922). Ami du groupe Elisée Reclus, il<br />
séjourne à Montpellier, où il mourra. Voir, Le Carré Bleu, n° 2, 1993 (numéro faisant suite à un colloque<br />
à l’E.A. Montpellier, novembre 1992).<br />
169<br />
Op. cit. note 87. Voir aussi Daniel Wieckzorek, Camillo Sitte et les débuts de l’urbanisme moderne,<br />
Liège, Mardaga, 1981.
79<br />
admet que la société industrielle a « perdu l’habitude de l’animation de la foule<br />
sur les places et dans les rues ». Dès lors, l’intérêt de Sitte pour des<br />
configurations telles que le forum traduit une nostalgie des pratiques et des<br />
valeurs d’antan, risque tendanciel des approches « culturalistes ». Il faut<br />
justement remarquer que la parution de Der Städtebu suit de deux ans celle<br />
des travaux de F. Tönnies hypostasiant, comme on l’a vu, la « communauté »<br />
plus restreinte face à la « société » de masse.<br />
Par ailleurs, la représentation de l’espace urbain que développe Sitte est<br />
concomitante à l’impressionnisme et à la naissance de la Gestalt 170<br />
L’attachement aux qualités du forum relèverait ainsi de la recherche d’une<br />
« bonne forme » perçue en relation avec un fond. Voulant intégrer la dimension<br />
socioculturelle des espaces urbains et leurs conditions de perception, Sitte<br />
annonce en fait, par son refus de l’abstraction fonctionnaliste comme de la<br />
modélisation d’objets architecturaux, la notion de pattern que propose<br />
Christopher Alexander à partir de la fin des années 1960 171 .<br />
Bien avant Robert Venturi 172 , sa modernité potentielle tient aussi à sa<br />
reconnaissance de la complexité impliquée par la perception duelle des lieux.<br />
Evoquant en effet des exemples de ville comme Amalfi, Sitte souligne les<br />
qualités résultant de « l’utilisation, par l’architecture d’extérieur, des motifs de<br />
l’architecture d’intérieur (escaliers, galeries) (…) : on en arrive à se trouver dans<br />
le même temps à l’intérieur d’une maison et dans la rue ». Le charme et le<br />
pittoresque des villes du passé résident essentiellement pour Sitte dans le<br />
« mélange des motifs intérieurs et extérieurs » assurant une continuité entre<br />
sphère privée et espace public. D’où son attrait réitéré dans Städtebau pour les<br />
perrons, parvis, esplanades, passages couverts, portails, loggias et autres<br />
encorbellements.<br />
Pour en revenir à Gaston Bardet, très influencé par C. Sitte, son intérêt pour de<br />
tels dispositifs de transition est peu présent, en dehors de la notion de<br />
« bordure » que nous avons vue. Il questionne surtout les rapports d’échelle,<br />
mais sans investir les formes bâties qui les articulent concrètement. Pour son<br />
« échelon domestique », celui où la dimension morphologique intervient le plus<br />
chez lui, il semble bien que Bardet ait retenu de Sitte son aphorisme : « le<br />
forum joue dans les villes le rôle de l’atrium à la maison » 173 . Ce serait sa<br />
« bonne forme » à lui, mais sans aucun socle gestaltiste, une telle référence ne<br />
transparaissant pas de ses écrits. Il s’inscrirait plus simplement dans la<br />
tendance humaniste de l’après-guerre à reprendre la topologie de l’îlot, pour<br />
son échelle humaine, mais sans ses formes haussmaniennes.<br />
170<br />
D. Wieckzorek, op. cit., avance en particulier l’influence du Viennois Christian von Ehrenfels (1859-<br />
1932), qu’il considère comme le père de la psychologie de la forme, sur les travaux de Sitte.<br />
171<br />
Voir notamment Ch. Alexander, « Thick wall pattern », in Architectural Design, n° 2, 1968.<br />
172<br />
Robert Venturi, Museum of Modern Art, 1966, Complexity and Contradiction in Architecture, New<br />
York, traduction française De l’ambiguïté en architecture, Paris, Dunod, 1976.<br />
173<br />
Citation extraite, comme toutes les précédentes, de Sitte, Der Städtebau, op. cit. Cette homologie<br />
ville-maison reprend un propos du De re aedificatoria de Alberti, livre V, chapitre XVII, comme le<br />
souligne F.Choay, in La Règle…, op.cit. note 58.
80<br />
idéaux humanistes et<br />
concrétisations réductrices
81<br />
le renouvellement larvé<br />
de l’îlot ouvert<br />
Que la question de l’îlot soit toujours présente après la seconde guerre<br />
mondiale peut étonner. Après le cadre de la loi de 1902 sur la santé publique,<br />
les règlements de l’hygiène renforcés ainsi que les propositions plus radicales<br />
d’architectes modernistes accélèrent le processus qui mènera tendanciellement<br />
« de l’îlot à la barre » 174 . La rationalisation industrielle des formes et la<br />
radicalisation des vides sanitaires urbains sont cependant loin d’être<br />
généralisées avant l’ère des grands ensembles, en restant encore pour<br />
l’essentiel l’apanage des propositions doctrinaires des Modernes.<br />
A partir des années 1920, l’îlot voit se déplacer son enjeu : de forme<br />
d’habitation créant une cour centrale à assainir, il devient unité urbaine<br />
opérationnelle de la ville en développement. « L’urbanisme ne considère plus la<br />
maison, mais le quartier comme l’unité de la ville moderne ». En citant ce<br />
propos 175 , le conseiller municipal Modeste Amédée Dherbécourt souligne en<br />
1929 « les problèmes d’aménagement urbain « que pose la construction de<br />
logement à grande échelle sur l’emplacement des anciens bastions de<br />
l’enceinte parisienne. Ce chantier important prévu dans le programme<br />
quinquennal de la loi Loucheur (200 000 HBM et 60 000 ILM de 1928 à 1933)<br />
contribue à la réflexion sur la définition des unités opérationnelles. Si, dans son<br />
contexte politique, une ville comme Vienne choisit entre 1919 et 1933 pour sa<br />
ceinture de grands Höfe, Paris reste dans une tradition haussmanienne du<br />
découpage fractionné en îlots. En définir une unité renvoie d’abord à la question<br />
quantitative de la surface des parcelles et du nombre de logements à fixer selon<br />
une densité et une concentration de population, voulue limitée à Paris. Son<br />
Office d’HBM retient comme taille optimale d’unité, pour les opérations de la<br />
ceinture, 8 000 à 12 000 m² de terrain, occupé pour moitié par le bâti<br />
comprenant de 400 à 600 logements 176 .<br />
La définition d’une unité résidentielle est aussi une question de plan-masse :<br />
quelle forme d’espace(s) extérieur(s) les types d’immeubles et leur implantation<br />
vont-ils générer ? Compte tenu des débats antérieurs et des options<br />
préférentielles qu’ils ont dégagées, la configuration en « îlot ouvert », ou plutôt<br />
entr’ouvert, est prédominante. C’est une forme qui permet un accès commode<br />
et contrôlé aux différentes montées d’escalier, qui ménage une cour plantée et<br />
calme en cœur d’îlot, tout en la laissant transparaître un peu par une brèche<br />
destinée à faire circuler l’air, mais aussi à éviter une image d’enfermement.<br />
174<br />
Pour reprendre le titre d’un ouvrage qui a fait date : Jean Castex, Philippe Panerai et Jean-Charles<br />
Depaule, Formes urbaines : de l’îlot à la barre, Paris, Dunod, 1977, réédition éd. Parenthèses, 1997.<br />
175<br />
Chargé d’établir un rapport au nom de la commission des HBM sur l’action de l’office parisien,<br />
Dherbécourt a lu un travail équivalent, fait en Belgique en 1920 par Huib Hoste, dont il reprend un<br />
propos. Voir Jean Taricat et Martine Villars, Le Logement à bon marché, chronique, Paris, 1850-1930,<br />
Boulogne, éd. Apogée, 1982, p. 124.<br />
176<br />
D’après J. Taricat, ibid.
82<br />
Cette exigence d’ouverture/fermeture aux implications sociales contradictoires<br />
se traduit par des différences de conception cependant jamais explicitées de ce<br />
point de vue. En France, au moment du concours de la Fondation Rothschild de<br />
1905, deux conceptions principales s’étaient implicitement dégagées des<br />
projets rendus par les architectes : le renfermement de l’opération sur ellemême<br />
autour d’un grand espace le plus souvent occupé en son centre par un<br />
équipement collectif ; le fractionnement en plusieurs cours plus ou moins<br />
ouvertes vers la rue, sans mise en scène particulière des équipements. Avec<br />
une certaine homologie, ces deux conceptions de l’ouverture/fermeture<br />
transparaissent aussi de l’ouvrage déjà cité de Unwin, sans qu’il tranche<br />
vraiment entre l’introversion de l’unité, appelée alors close et son ouverture à<br />
l’espace public. Il propose même des configurations intermédiaires (fig. 3).<br />
Les cités-jardins françaises reprennent, comme unité de programme et de<br />
composition, ces différentes figures micro-urbaines d’Unwin. Elles ont en<br />
commun d’évoquer par leur configuration et leur échelle a priori « humaine »,<br />
une convivialité harmonieuse. La dimension sociale des groupements<br />
d’habitation refermés autour d’un espace central est abordée par contre plus<br />
nettement en ville, dans les îlots existants et insalubres.<br />
Le problème des « îlots insalubres », comme on les appelle depuis le casier<br />
sanitaire de Paul Juillerat et la première législation de 1915, n’est en effet<br />
toujours pas résolu, du fait surtout des difficultés à fixer des modalités et des<br />
montants d’indemnisation des expropriés. Dans les années 1930,<br />
l’administration s’attelle à un nouveau projet de loi pour la reconquête de ces<br />
îlots dont l’insalubrité a encore progressé. Ajoutée au blocage des loyers, la<br />
crise de l’économie et du logement a entraîné l’initiative privée vers de<br />
nouvelles formes d’investissement immobilier. Entre autres, la densification des<br />
intérieurs d'îlot s'est accentuée, au point d’interpeller des architectes urbanistes,<br />
en particulier Georges-F. Sébille, professeur à l’Institut d’urbanisme de<br />
l’Université de Paris.<br />
Les « aménagements d’îlots » qu’il propose en 1932 dépassent la simple idée<br />
d’assainissement pour intégrer la question de la maîtrise foncière globale de<br />
leur cour et la coordination des travaux individuels, selon un projet d’ensemble<br />
à faire approuver par l’administration. Une telle proposition impliquait que la<br />
législation instaure des « syndicats de propriétaires d’îlots » 177 et des<br />
possibilités de remembrement à l’intérieur de ceux-ci. Pour Sébille donc, « l’îlot,<br />
élément complexe intermédiaire entre la maison et la cité n’est soumis à<br />
aucune règle ; c’est un chaînon oublié » 178 . Si les possibilités légales<br />
d’association syndicale et de remembrement n’interviennent finalement que<br />
bien plus tard, annoncées en fait par le dédommagement des destructions de la<br />
177<br />
Georges Sébille, « Les aménagements d’îlots », in Urbanisme, 1932.<br />
178<br />
Georges Sébille, « L’îlot, base de la transformation urbaine », in Paris et la région capitale, n° 1, mai<br />
1937. Cité par Henri Sellier, « la destruction des îlots insalubres et les décrets-lois », in Urbanisme, n° 65,<br />
août -septembre, 1938, et par Robert Auzelle (voir note 180).
83<br />
guerre 179 , elles confirment encore, dans les années 1930-1940, une corrélation<br />
idéologique déjà rencontrée : celle d’une communauté de copropriétaires<br />
constituée autour d’une cour d’îlot, telle que nous l’avions rencontrée<br />
auparavant dans les modèles new-yorkais.<br />
A Paris, où l’exposition internationale de 1937 a contribué à des projets pour<br />
leur résorption, 17 îlots insalubres sont précisément relevés. Parmi eux, trois<br />
sont distingués en raison de leurs bâtiments d’intérêt historique à conserver et<br />
suscitent, combinée à la réhabilitation de ceux-ci, une démarche dite de<br />
« curetage ». Entre la Seine et le Marais, l’îlot insalubre n°16 (Saint-Gervais et<br />
Saint-Paul) représente un enjeu important et sert de laboratoire à cette<br />
démarche. Les démolitions, envisagées trop massivement que révèlent les<br />
maquettes montrées à l’exposition de 1937 font réagir notamment les disciples<br />
de Marcel Poëte, apôtres de la continuité historique de la ville.<br />
L’un d’eux, Robert Auzelle (1913-1984), alors jeune architecte et futur urbaniste<br />
diplômé de l’Institut d’Urbanisme de Paris, outre sa réflexion sur le curetage,<br />
nous intéresse plus globalement, dans la formation des notions afférentes aux<br />
espaces intermédiaires, en tant que théoricien, praticien et professeur 180 . A<br />
partir d’un premier projet, encadré en 1939 par Gaston Bardet, dans un atelier<br />
extérieur à l’I.U.P., il publie quatre ans plus tard un article où il expose la<br />
méthode de curetage, « nettoyage intense de l’îlot ». Supposant « l’association<br />
syndicale », elle vise à empêcher la libre densification, cause<br />
d’« enchevêtrement des bâtiments parasitaires » ; « l’air et la lumière rentrent<br />
moins dans la cour », alors que « c’est dans l’îlot qu’il faut trouver de l’air » 181 .<br />
Ces propos dans la tradition hygiéniste intègrent aussi la perception esthétique<br />
de ce volume en creux recréé en quartier historique. L’évidement central par<br />
destruction des adjonctions « parasitaires » dans un double but<br />
d’assainissement et de reconstruction du caractère d’origine, revendique en<br />
outre la perspective d’ « une élévation sociale des habitants, d’après le même<br />
texte. Celui-ci développe une argumentation assez alambiquée pour justifier<br />
entre les lignes qu’il ne serait pas souhaitable, dans un tel quartier de reloger<br />
sur place les populations issues des taudis supprimés. Mais la proposition<br />
d’Auzelle, vraisemblablement pour éviter de clore un îlot de privilégiés,<br />
entrouvre ce dernier à quelques passages piétonniers publics menant à la cour<br />
dotée de parterres.<br />
179<br />
Ces décrets-lois projetés en 1938 débouchent, du fait de la guerre, sur les lois du 11/10/1940<br />
(autorisation de la Ville de Paris à expulser et démolir les îlots insalubres et la Zone) et du 12/07/1941<br />
(associations syndicales des sinistrés). Voir Jacques Lucan, « Les points noirs des îlots insalubres », in<br />
Paris, 100 ans de logement social (sous la direction de J.L.), Paris, éditions du Pavillon de l’Arsenal et<br />
Picard, 1992.<br />
180<br />
Robert Auzelle, diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts en 1936, puis de l’I.U.P. en 1942, y succède à<br />
Jacques Greber comme professeur (1946-1973). Après la loi du 15 juin 1943 sur les projets<br />
d’aménagement et la création des services d’urbanisme, il seconde, comme architecte en chef, André<br />
Prothin (1902-1971), Directeur de l’aménagement du territoire et de la reconstruction au MRU, où il<br />
deviendra urbaniste en chef.<br />
181<br />
Robert Auzelle, « La rénovation des quartiers insalubres », in Bernard Champigneulle et alii., Destinée<br />
de Paris, Paris, éd. du Chêne, 1943.
84<br />
A l’inverse, son confrère Jean-Charles Moreux n’hésite pas, en proposant aussi<br />
des passages, à les fermer par des « clôtures basses et ajourées », qui les<br />
réduiront alors à des accès réservés aux habitations, avec leur propre square,<br />
et nommés « percées d’insolation et d’aération avec portique et grille de<br />
protection » 182 (fig. 8).<br />
La dialectique d’ouverture / fermeture de l’espace extérieur réunissant des<br />
groupes d’habitation reste présente. Avant le futur mot-valise d’ « espace<br />
intermédiaire », d’autres formulations permettent de ne pas désigner<br />
précisément le statut, collectif et/ou public, d’un tel espace. Ainsi, Albert<br />
Laprade, l’un des auteurs, avec M. Roux-Spitz et R. David, du nouveau plan de<br />
l’Ilot 16 en 1942, prône de « multiples îlots de verdure mis en commun, avec, si<br />
possible, des affectations spéciales, tantôt pour les tout-petits, tantôt pour les<br />
jeux des grands… sans oublier des oasis de paix pour les vieux ». Cette notion<br />
vague de mise en commun évite d’entrer plus précisément dans le dilemme<br />
intérêt public / intérêt privé juste évoqué : « il va falloir tenir compte des<br />
voisinages, sauvegarder au maximum notre patrimoine artistique et<br />
historique », des propriétaires devant accepter quelque peu de discipliner<br />
l’aspect architectural et de « ménager des espaces libres » 183 .<br />
Evacuer les épineuses questions sociales en les ramenant aux besoins de jeux<br />
des enfants est une tendance déjà rencontrée de longue date, que l’on retrouve<br />
à nouveau chez André Gutton 184 . Impliqué lui aussi dans la réflexion sur les<br />
îlots insalubres, il propose de « construire des îlots, salubres et ventilés, qui<br />
possèdent en leur centre de larges jardins ouverts aux enfants et qui soient<br />
reliés les uns aux autres par des cheminements de piétons (…). Ce n’est pas, à<br />
mon idée une ville à la campagne qu’il faut rechercher, mais une ville<br />
‘’ hygiénique ‘’ où la nature est mise à son échelle urbaine dans la ville, et<br />
naturellement, à sa juste place, c’est-à-dire à l’intérieur d’îlots ouverts, zone de<br />
silence dans la ville » 185 . Si ce point de vue rejoint quelque peu Laprade et<br />
Auzelle, il laisse entrevoir aussi l’influence de l’ « unité de voisinage », qu’il<br />
revendiquera plus tard et reprendra en détail dans son cours théorique aux<br />
Beaux-Arts 186 . Pour l’instant, il ne fait que retrouver implicitement les trois<br />
182<br />
Jean-Charles Moreux, « Quelques considérations sur l’aménagement des villes », in L’Illustration, 24<br />
mai 1941 (numéro spécial « Construire »).<br />
183<br />
Albert Laprade, « De la discipline de tous naît la prospérité de chacun », in L’Illustration, op.cit.<br />
184<br />
André Gutton, né en 1904, architecte diplômé en 1927, urbaniste de l’I.U.P. en 1932, y deviendra<br />
professeur (1946-1963), ainsi que professeur à l’E.N.S.B.-A. (1948-1968), chargé du cours de théorie de<br />
l’architecture. Il participe au projet de loi sur l’insalubrité. Voir : André Gutton, « Les décrets-lois de<br />
1938 », in Urbanisme, n° 65, août-septembre 1938.<br />
185<br />
André Gutton, De la nuit à l’aurore, conversations sur l’architecture, Paris, Zodiaque, 1985, tome 1,<br />
p. 42. Dans cette autobiographie chronologique, ce texte est situé par l’auteur en 1932, au moment de sa<br />
thèse à l’I.U.P.<br />
186<br />
André Gutton, Conversations sur l’architecture, Paris, éd. Vincent, Fréal et Cie, 1962, tome VI,<br />
« L ‘Urbanisme au service de l’homme », pp. 385-422. Outre l’habituelle référence à C. Perry, C. Stein et<br />
H. Wright, Gutton cite l’influence anglaise de Patrick Abercrombie pour son plan de Clyde Valley en<br />
1946.
85<br />
critères que Cheysson recommandait trente ans plus tôt pour l’intérieur de l’îlot :<br />
ouverture hygiénique, jeu de l’enfant, évocation de la nature.<br />
Par rapport à celle-ci, Robert Auzelle continue à s’interroger : « alors que nos<br />
contemporains, pour compléter l’absence de végétation qui caractérise maints<br />
quartiers populaires, se ruent chaque fin de semaine vers la campagne à la<br />
découverte de la nature, comment pourrait-on envisager ne pas créer à<br />
l’occasion de la rénovation des villes des ensembles équilibrés où l’arbre<br />
constituera l’un des éléments de la composition». Conscient que, « sous<br />
prétexte d’espace vert, il ne faudrait pas considérer l’arbre comme un moyen<br />
facile pour arranger des conceptions architecturales qui ne tiendraient aucun<br />
compte de l’environnement des édifices », il reconnaît par ailleurs ne pas avoir<br />
tranché par rapport à la question de l’ouverture publique de l’îlot : «les espaces<br />
plantés doivent-ils être constitués en cheminement continu, ou se ramasser<br />
dans des sortes de placettes ? (…) Doit-on tenir compte des anciens<br />
alignements ou peut-on les modifier ? » 187 .<br />
Ce texte appelle plusieurs remarques. D’abord, il montre un procédé de<br />
synecdoque (l’arbre donné pour équivalent de la nature), qui va de pair avec<br />
une tendance à la miniaturisation (valable également pour la place, qui devient<br />
placette) et qui s’avérera à l’œuvre dans l’invention des espaces intermédiaires,<br />
réduction de la question de l’espace du lien social. Ensuite, par rapport à la<br />
conception de l’îlot, ce texte traduit deux dilemmes : ouverture / fermeture du<br />
cœur central, alignement / retrait par rapport à la rue. Leur résolution passera<br />
en fait par la définition d’une solution justement « intermédiaire » : entre l’îlot<br />
traditionnel à cour et une conception moderne d’îlot occupé par des immeubles<br />
en bandes parallèles, Auzelle 188 propose un « îlot à composition ouverte »<br />
combinant les deux principes.<br />
Il parvient ainsi à une configuration de plan-masse qui comporte à la fois les<br />
deux sortes d’espaces intermédiaires déjà avancés : d’une part, une bande de<br />
terrain entre la voie publique et la façade de chacun des immeubles, dont les<br />
pignons sont quant à eux plus près de celle-là ; d’autre part, un espace collectif<br />
central, refermant à la fois la résidence tout en l’entr’ouvrant sur des<br />
perspectives extérieures. Les vues indiquées sur le schéma de plan en pied-depoule<br />
confirment cette volonté de continuité entre l’intérieur et l’extérieur (fig. 9).<br />
Le refus et de l’alignement et de l’enferment d’une cour avait déjà été proposé<br />
par l’îlot théorique qui ressort des propositions successives de Tony Garnier<br />
pour sa Cité industrielle, entre 1902 et 1917, année de sa publication finale. Ici,<br />
l’idée première était la continuité spatiale de la rue à l’îlot, rendu traversable par<br />
les piétons séparés des voies de circulation, mais dans un semis plutôt libre<br />
d’habitations ne définissant pas d’espace collectif à l’îlot. L’apport de Auzelle<br />
187<br />
Les citations de ce paragraphe sont extraites de Robert Auzelle, « L’arbre et la rénovation des villes »,<br />
in Urbanisme n° 5-6, p. 172-173. La dernière se poursuit par des questions autour de la transition entre<br />
l’ancien et le neuf (hauteur, matériaux, …) et de l’architecture d’ « accompagnement ».<br />
188<br />
Robert Auzelle, « L’implantation des bâtiments à usage d’habitation », in La Vie urbaine, n° 57,<br />
juillet-septembre 1950.
86<br />
réside dans la création de ce dernier, avec une systématisation géométrique<br />
permettant de lui conférer une impression de fermeture, mais aussi des liaisons<br />
piétonnes ininterrompues.<br />
Une telle disposition dialectisée ne sera pas réalisée sous cette forme<br />
systématique. Elle est abstraite et ne correspond à aucune situation urbaine<br />
précise. Son propos est plutôt de traduire une position théorique, visant à<br />
appliquer à l’urbanisme les travaux déjà cités du sociologue René Maunier.<br />
Auzelle, comme Bardet, privilégie son idée de « groupe de localité » : le lien<br />
social est ici la résidence commune, ce que René Maunier appelle la<br />
« demeurance », solidarité d’immeuble ou de quartier dont la puissance<br />
affective n’est plus à démontrer et donne sa mesure dans toutes les<br />
circonstances difficiles – particulièrement dans les secteurs d’habitation<br />
modestes, voire misérables » 189 .<br />
Cette assertion exacte a montré, dans le cas où de tels secteurs se situaient<br />
dans des quartiers à sauvegarder pour leur valeur historique, que le<br />
« curetage » ne destinait pas son potentiel de « demeurance » à ces<br />
populations modestes en fait les plus concernées, mais conduites à se reloger<br />
ailleurs. Si sur ce plan la politique de curetage en tissu ancien à caractère<br />
historique a été un échec, du moins a-t-elle contribué à réactiver la réflexion sur<br />
le cœur d’îlot, ses pratiques et son statut juridique entre le privé et le public.<br />
L’impossibilité, dans un centre ancien rénové en quartier-musée, de tenir un<br />
discours crédible sur la conception d’espace de voisinage, incite, comme on l’a<br />
vu à d’autres époques, à déplacer le problème vers l’extérieur de la ville, c’està-dire<br />
dans des situations où le foncier est moins prédéterminant et où l’idée de<br />
nature est plus présente.<br />
Le déplacement de la réflexion vers le péri-urbain est très net chez R. Auzelle.<br />
Afin « de favoriser les relations de voisinage par une implantation judicieuse<br />
des bâtiments et de faciliter les groupements d’activité par des circulations bien<br />
distribuées et par des lieux de rassemblement à usages multiples », sa<br />
préconisation est : « il faut premièrement rechercher la création d’un milieu<br />
équilibré, possédant les avantages du milieu rural et du milieu urbain, mais en<br />
évitant la trop grande dilution sociale et l’isolement campagnard, sans tomber<br />
dans l’entassement et la promiscuité des agglomérations géantes. » 190 . On<br />
retrouve, avec d’ailleurs ici comme une sorte d’écho avec la théorie des Trois<br />
aimants de E. Howard, la pensée dialectique de Auzelle déjà signalée. Sa<br />
recherche de conception intermédiaire apparaît ainsi double : îlot à la fois<br />
ouvert et refermant un espace résidentiel, ensemble à la fois urbain et<br />
dédensifié. Une telle conception est particulièrement à la base de la Cité de la<br />
Plaine à Clamart, qu’Auzelle conçoit à partir de 1947 pour une réalisation<br />
débutée en 1953.<br />
189<br />
Robert Auzelle, Technique de l’urbanisme, Paris, P.U.F., 1953, pp. 40-41 dans la 3 e édition « Que saisje<br />
» n° 609, 1965.<br />
190<br />
Ibid. Ensuite, Auzelle recommande en outre « que dans un même groupe d’habitations, et, à plus forte<br />
raison, dans un même quartier, un large brassage social s’effectue, qui ne pourra être obtenu qu’en<br />
prévoyant une certaine diversité dans les occupations et dans les revenus ».
87<br />
Cette réalisation représente en France celle qui combine au plus près les<br />
principes de composition de la cité-jardin et ceux de l’unité de voisinage. Fidèle<br />
à son idée de « brassage social », Auzelle y prévoit un éventail large de types<br />
de logement, de la maison jumelée jusqu’au collectif à R + 4, pour des<br />
locataires comprenant aussi les jeunes ménages en studios et les personnes<br />
âgées. Tous ces différents types bénéficient de trois échelles d’espaces libres<br />
(jardins privatifs, espaces verts communs aux unités d’immeubles, places et<br />
parcs dépendant de la commune) desservis par un système de voies clairement<br />
hiérarchisées. Elles séparent automobiles, cyclistes et piétons, avec pour ceuxci<br />
le souci des courtes distances et de la sécurité « pour se rendre à l’école, aux<br />
terrains de jeu, au dispensaire, aux établissements de douches, au centre<br />
commercial et au centre administratif » 191 , programme d’équipements qui<br />
semble mixer ceux des cités-jardins français et des cités américaines .<br />
Par rapport à celles-ci et plus particulièrement à Radburn, on note par ailleurs<br />
que Auzelle utilise comme unité de base des groupements plus ou moins<br />
dérivés de la forme en U. Pour les groupes de maisons, Auzelle est plus près<br />
des figures d’ Unwin que de celles de Radburn, dans la mesure où l’automobile,<br />
alors peu présente en logement social, n’est pas systématiquement prévue.<br />
Quand elle l’est, c’est par desserte externe, à partir des voies de circulation, et<br />
non pas en pénétrant au cœur de chaque unité de voisinage (fig. 10). Pour<br />
celles formées de collectifs, Auzelle propose également une figure en U, elle<br />
aussi plus ou moins déformée selon la topographie, mais avec pour constante<br />
de constituer un îlot ouvert. Là encore, les parkings sont plutôt à l’extérieur de<br />
chacun des îlots, tandis qu’un espace vert occupe leur centre.<br />
La question de la séparation des voies automobiles et piétonnes, ces dernières<br />
étant largement partie prenante dans la genèse des espaces intermédiaires,<br />
doit distinguer les unités de voisinage selon qu’elles sont constituées<br />
uniquement de maisons individuelles ou d’immeubles collectifs. Dans le premier<br />
cas, le modèle issu de Radburn ne gagnera pas immédiatement la France. Au<br />
tournant de 1950, il n’était pas encore envisageable de donner pour seul<br />
espace central, à un groupe de maisons, une voie automobile en impasse et sa<br />
« pipe de retournement » - selon le jargon récent des lotisseurs - à une<br />
communauté qui serait d’abord celle de propriétaires de voitures soucieux de<br />
l’accès aisé à leurs garages, de même que pour les livraisons. Auzelle propose<br />
une variété d’emplacements de stationnement pour ses différentes figures de<br />
petit groupement des maisons à Clamart. Par contre, pour l’îlot ouvert constitué<br />
d’immeubles, sa forme et son principe de séparation piétons/automobiles sont<br />
plus identifiables, avec préservation d’un cœur vert et desserte en pourtour<br />
externe.<br />
Dans les réalisations de l’époque, ce genre d’îlot ouvert à immeubles disjoints<br />
est en fait peu fréquent. Il sera l’apanage de quelques opérations modernistes,<br />
notamment pour la reconstruction, comme celles conçues en 1946 à<br />
191<br />
Voir L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 16, 1947.
88<br />
Wittelsheim par Jean Ginsberg et la « Zone verte » de Sotteville-lès-Rouen par<br />
Marcel Lods, qui dilate fortement l’îlot et systématise le parallélisme des barres<br />
l’encadrant. Une telle conception disparaît à l’ère des grands ensembles. Ces<br />
derniers privilégient généralement l’orientation solaire, ce qui conduit, en cas<br />
d’immeubles-barres parallèles, à placer les voies de desserte par rapport à<br />
celles-ci, c’est-à-dire sans la symétrie qu’implique un espace central rendu<br />
piétonnier par rejet de la circulation le long des façades externes. Marcel Lods<br />
associe cette conception à une exposition est-ouest des immeubles, dont les<br />
logements traversants se prêtent alors à leur retournement symétrique, du fait<br />
d’un ensoleillement considéré comme équivalent.<br />
Réserver un grand espace vert au centre d’un îlot à l’échelle du superblock<br />
renvoie aux conditions foncières. A Sotteville, dans le cadre de la reconstruction<br />
et du remembrement, le vaste terrain central a été acquis par la municipalité. A<br />
Marly-le-Roi par contre, l’opération « Les Grandes Terres » (fig. 10), également<br />
conçue par Marcel Lods, a été réalisée à partir de 1953 par un promoteur privé,<br />
André Manera : dans le projet final, 1471 logements sont répartis en neuf<br />
« squares » ouverts en U, formés de deux barres parallèles et d’un plot<br />
destinés à l’accession à la propriété, enserrent un parc doté d’un centre<br />
commercial et de groupes scolaires publics.<br />
Dans cet ensemble explicitement référé à l’idée d’ «unité de voisinage »,<br />
chacun des « squares » identifie une copropriété, d’autant plus qu’avec les<br />
reventes au sein de l’opération, ceux-ci ont fini par correspondre nettement,<br />
pour chacun d’eux, à une catégorie sociale homogène 192 .<br />
L’association entre copropriété et îlot ouvert à immeubles distincts, accolés ou<br />
séparés, peut aussi correspondre comme à Neuilly - Bagatelle (R.-A. Coulon<br />
architecte coordonateur de l’îlot, 1954 -1959, fig. 10), à un groupe d’immeubles<br />
appartenant à différents propriétaires et confiés à différents architectes, mais<br />
fédéré par un espace collectif. Une fois encore, il faut souligner le rôle de la<br />
copropriété dans la genèse d’une exigence d’espace extérieur résidentiel<br />
confirmant la valorisation d’un statut d’habitation, donc d’habitant.<br />
Si l’opération coordonnée par René-André Coulon distingue des immeubles<br />
pourtant assemblés, c’est aussi en raison de l’état de la législation sur la<br />
copropriété, qui est encore celle de la loi du 29 juin 1938, complétée par le<br />
décret du 10 novembre 1954 : la définition de la copropriété ne portait alors que<br />
sur la seule division interne de l’immeuble en appartements et en parties<br />
communes. Autrement dit, les espaces verts extérieurs n’entraient pas encore<br />
dans la répartition en millièmes de copropriété et relevaient d’une gestion<br />
collective dans laquelle, suivant les montages financiers et fonciers, la<br />
municipalité pouvait être partie prenante. On a donc un nouvel éclairage<br />
possible de l’îlot ouvert : le manque de statut clair et éventuellement la gestion<br />
192<br />
Claire Parin – Sénémaud et alii, Espaces collectifs et insertion sociale, Paris, éd. Institut de<br />
l’Environnement, 1973. Selon les auteurs, les 27 immeubles, tous à quatre niveaux, devraient beaucoup à<br />
l’interdiction, sur le site de Marly, de construire à plus de 15 m de haut.
89<br />
mixte du cœur d’îlot contribueraient également au maintien d’une continuité<br />
avec l’espace public. On objectera que, dans un quartier comme Neuilly –<br />
Bagatelle, l’ensemble de René-André Coulon, entouré d’autres opérations tout<br />
aussi luxueuses, ne portait pas au retranchement sécuritaire. Le sentiment<br />
d’appartenir à une résidence pouvait d’autant plus facilement se passer du<br />
besoin d’une nette délimitation territoriale.<br />
Avec la loi du 10 juillet 1965, la définition de la copropriété englobe désormais<br />
toute l’opération sur sa parcelle, ce qui signifie qu’elle est étendue aux espaces<br />
extérieurs des immeubles. Chaque copropriétaire possède donc, outre la partie<br />
privative de son appartement, des tantièmes virtuels de toutes les parties<br />
communes intérieures et extérieures. Cette extension de la notion de<br />
copropriété, en clarifiant la distinction juridique entre domaine public et domaine<br />
« privé », y compris pour ce qui est de l’espace collectif résidentiel, a-t-elle<br />
renforcé l’exigence de clôture de la résidence, notamment à jardin central ? Ce<br />
n’est pas si sûr et, plus tard, les halls vitrés et grilles à digicode y remédieront<br />
sans obstruer visuellement son lien avec la rue, puisque le désir de paraître<br />
semble assez fort pour laisser une possibilité d’entrevoir. Quoiqu’il en soit, on<br />
peut admettre que l’îlot « ouvert » l’était également, avant 1965, du point de vue<br />
des possibilités de gestion de son espace central.<br />
Dans les années 1950 et le contexte d’après-guerre, il renvoyait aussi<br />
métaphoriquement à l’ouverture humaniste à autrui. Les réalisations d’alors de<br />
ce type, pas très nombreuses et à la postérité déclinant avec l’essor du mode<br />
de production propre aux grands ensembles, traduisaient plutôt un<br />
positionnement idéologique : celui d’architectes urbanistes dans la mouvance<br />
chrétienne d’Economie & Humanisme, également en quête de conceptions<br />
modernes sortant des défauts hygiénistes de l’îlot fermé ou issu de la tradition<br />
HBM, sans adhérer pour autant à tout le systématisme de Le Corbusier.<br />
Une telle volonté de théorisation est particulièrement nette chez André<br />
Gutton 193 . Sur un même terrain théorique de 15 000 m² et pour un même<br />
nombre de 200 logements, il propose quatre solutions en îlot ouvert, en faisant<br />
varier la hauteur et le nombre d’immeubles. Le « plan théorique n° 1 » (fig. 9),<br />
caractéristique de l’îlot ouvert à immeubles bas, a ses faveurs. Il mixte<br />
assemblage linéaire continu sur la moitié nord de l’ensemble, le sud étant<br />
occupé par des immeubles ponctuels.<br />
Un propos proche, basé sur le même genre d’abstraction théoricienne, avait<br />
déjà été tenu par Antoinette Prieur 194 , qui ne chiffre pas, quant à elle, la<br />
densité des îlots qu’elle compare, du plus fermé au plus ouvert. Sa déclinaison<br />
morphologique des plans-masses théoriques stigmatise d’abord les îlots<br />
totalement fermés ou presque, de même que les dispositions en « peigne » ou<br />
en « grecque », principalement au nom des problèmes d’orientation solaire<br />
qu’ils posent. Elle ne retient donc pas le principe, ni même le mot, d’îlot ouvert.<br />
193<br />
In Conversations…, op. cit. note 185, tome II « L’architecte et la maison des hommes », 1954.<br />
194<br />
Antoinette Prieur, « Habitation collective et urbanisme », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 16, 1948.
90<br />
Au contraire de Auzelle et Gutton, qui le prônent en complétant l’espace<br />
résidentiel central par un parterre en pourtour externe (Coulon, fig. 10) – soit les<br />
deux types d’espace intermédiaire qui s’affirment historiquement – A. Prieur<br />
voudrait confondre ceux-ci, en Moderne qu’elle est, dans un seul et même<br />
« espace libre ». Deux dispositions parmi sa série le confirment.<br />
D’abord les immeubles implantés perpendiculairement à la rue ou, mieux selon<br />
elle, en épi pour libérer l’orientation solaire des contraintes d’alignement, fût-il<br />
limité aux pignons sur rue. La disparition de l’opposition rue sur l’ouest / cour<br />
sur l’arrière que permet ce type de plan-masse en créant une continuité<br />
d’espace extérieur, n’est pas directement revendiquée par Prieur ; elle dénonce<br />
plutôt, sans doute à la faveur du contexte de remembrement impliqué par la<br />
reconstruction, « l’obligation de respecter le parcellaire qui s’oppose à la<br />
création d’espaces libres».<br />
L’idée d’espace libre des contraintes parcellaires et foncières est encore plus<br />
nette dans l’autre de ses deux derniers plans théoriques (fig.9), stade ultime de<br />
la dissolution de l’îlot fermé en un semis d’immeubles ponctuels dispersés dans<br />
la nature. La conception d’un îlot à libre implantation de ses bâtiments<br />
ponctuels, pour laisser pénétrer verdure et cheminements, avait déjà été<br />
proposée bien avant par Tony Garnier dans sa Cité Industrielle (fig. 9). Ici, toute<br />
référence à une trame viaire découpant des îlots disparaît pour une évocation<br />
sans limite de forêt qui enserrerait de petits immeubles séparés et disséminés.<br />
Sous ce nouvel avatar du mythe de la nature et de la cité-jardin, il faut voir en<br />
fait un projet plus précis :<br />
« brisant avec des dispositions architecturales commandées par d’anciens<br />
tracés de villes depuis longtemps impropres à contenir la population actuelle, le<br />
plan libéré de l’alignement permet des formes nouvelles, inscrites dans un<br />
urbanisme à base d’ensoleillement, qui supprime toutes les servitudes dues au<br />
morcellement des lotissements. On arrive à la conception de l’unité de<br />
résidence où les formes implantées dans des parcs, munies de services<br />
autonomes intérieurs (ravitaillement et entretien), et de prolongements<br />
extérieurs (écoles des premiers degrés, jardins d’enfants, instituts culturels),<br />
nous semblent être la réalité vers laquelle doit tendre toute construction<br />
d’habitation dans les villes d’aujourd’hui. » 195 .<br />
Si ce texte reste fidèle, d’une part à l’antienne de la verdure et des équipements<br />
liés à l’enfance comme prolongements extérieurs primordiaux, d’autre part à<br />
l’espace libre, c’est-à-dire en fait libéré des servitudes, il révèle aussi des<br />
nouveautés : l’idée d’une « unité de résidence » formée de petits immeubles,<br />
dotés de « services autonomes intérieurs » et répartis dans un « parc ».<br />
Une telle idée remonte à des réalisation américaines, mais renvoie plus<br />
explicitement à des opération suédoises. La Suède, l’un des pays nordiques<br />
peu peuplés et à la nature préservée, a en outre échappé à la seconde guerre<br />
mondiale. Elle a pu ainsi développer sans cette rupture une politique sociale du<br />
195<br />
Ibid.
91<br />
logement très en pointe, avec de nombreux services et équipements collectifs<br />
et un niveau de confort élevé. L’attrait des édiles et des architectes français<br />
pour la Suède, ainsi que pour le Danemark, se manifeste dès les années 1930.<br />
Pour étudier les méthodes de pédagogie active de ces pays, Henri Sellier et le<br />
docteur Hazemann, qui l’assiste dans la politique sanitaire du département de<br />
la Seine, y font un voyage avec l’architecte Marcel Lods 196 . Il construira ainsi en<br />
1935 l’école de plein air de Suresnes, destinée à des enfants de santé fragile :<br />
grâce à son système de façades vitrées repliables, elle permet de prolonger<br />
totalement l’intérieur des classes sur le dehors et ses activités éducatives 197 .<br />
On remarquera que ce dispositif flexible de prolongement de l’espace concerne<br />
l’enfant, confirmant une fois encore que ce dernier constitue, depuis au moins<br />
E . Cheysson, l’un des arguments majeurs dans l’émergence d’une telle notion.<br />
Après la guerre, la Suède inspire des architectes et des urbanistes français, de<br />
tendance plutôt culturaliste ou moderniste tempérée, dans la mesure où ses<br />
quartiers nouveaux semblent combiner harmonieusement les principes<br />
humanistes d’unité de voisinage et l’implantation idéale dans une nature<br />
préservée. Alexandre Persitz s’y rend en 1946 et publie son enquête 198 ; trois<br />
ans plus tard, c’est le Père L.J. Lebret, au moment d’ailleurs où l’Union<br />
Internationale des Architectes (U.I.A.) se réunit à Stockholm. Enfin, André<br />
Gutton (qui était au congrès précédent), dans son cours, et Robert Auzelle,<br />
dans ses monographies d’exemples, donnent une place importante aux<br />
ensembles suédois péri-urbains 199 . En comparant leurs plans-masses, deux<br />
principes de composition ressortent implicitement. L’un pourrait être appelé<br />
celui de la « clairière » : des immeubles linéaires et/ou ponctuels sont implantés<br />
en pourtour d’un grand espace laissé naturel, forme forestière et très dilatée de<br />
l’îlot ouvert 200 . L’autre correspond à l’éparpillement d’immeubles-plots,<br />
dispersion plutôt libre, à l’exception de l’observation des courbes de niveau et<br />
de l’orientation solaire.<br />
Ces deux sortes de plan-masse seront transposées en France d’abord et<br />
surtout par la promotion privée. Dès 1950, on verra des projets de copropriété<br />
selon la formule « Vivre dans un parc », avec par exemple un programme qui<br />
« comprend quatre-vingts appartements répartis en dix blocs de huit<br />
appartements » 201 . Cette formule est particulièrement prônée, d’abord par le<br />
196<br />
D’après Bernard Barraqué, « L’école de plein air de Suresnes, symbole d’un projet de réforme sociale<br />
par l’espace ? », in Katherine Burlen (sous la dir.), La Banlieue oasis, Henri Sellier et les cités jardins,<br />
1900-1940, Saint-Denis, P.U.V., 1987.<br />
197<br />
La même année et sur le même principe, mais avec des façades coulissantes, Richard Neutra réalise<br />
une école expérimentale à Los Angeles.<br />
198<br />
Dans L’Architecture d’aujourd’hui, n° 7-8, 1946.<br />
199<br />
R. Auzelle et I. Jankovic, Encyclopédie de l’urbanisme, Paris, éd. Vincent et Fréal, 1 er tome, 1952.<br />
Pour A. Gutton, cf note 193.<br />
200<br />
Outre Marly-le-Roi, déjà cité, on retiendra sur ce principe, du même promoteur Manera, « La Prairie »<br />
à Vaucresson (H. Pottier arch.), ou encore le Hameau de Courcelles à Gif-sur-Yvette (Duromédi<br />
promoteur et J. Ginsberg arch., 1961-1966).<br />
201<br />
L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 32, oct-nov. 1950, à propos d’un projet de A.Manera à Meudon de H.<br />
Pottier, J. Tessier et M. Veriguine.
92<br />
promoteur André Manera, et gagnera les banlieues résidentielles, effectivement<br />
le plus souvent sous la forme de plots disséminés dans un parc 202 .<br />
L’idée d’ « îlot ouvert », telle que promue à la fin des années 1940, en<br />
particulier par la théorisation de Auzelle et son quartier La Plaine à Clamart, a<br />
eu peu de suites 203 . En locatif HLM, elle sera bien évidemment supplantée, à<br />
partir des conditions données par le Plan Courant de 1953, par le mode de<br />
production des grands ensembles, peu propice aux formes sortant de la<br />
rationalisation industrielle. De plus, l’impossible confirmation sociale de ce que<br />
pourrait recouvrir une notion d’unité de voisinage, fédérée par un espace<br />
central refermé sur lui-même mais entrouverte sur l’espace public, n’a pas<br />
favorisé le développement de cette conception.<br />
Cependant, même si les réalisations en îlot ouvert ont été alors peu<br />
nombreuses, elles ont eu l’intérêt, autant par les réflexions publiées que par les<br />
opérations proprement dites, de mettre en évidence des qualités concrètes<br />
d’une échelle domestique pour un espace collectif associé à une idée de<br />
résidence. Si les visées humanistes d’échelles articulant des niveaux de<br />
communauté venaient plutôt de l’urbanisme, jusqu’à G. Bardet et L.J. Lebret,<br />
elles trouvaient alors une expression architecturale tangible.<br />
Mais la notion d’îlot ouvert ne pouvait pas être perçue clairement. D’un côté,<br />
elle renvoyait à l’îlot urbain expurgé de l’insalubrité par curetage ; de l’autre, à<br />
l’unité de voisinage, principe exogène s’étant prêté à différentes interprétations,<br />
surtout dévoyées par le fonctionnalisme urbanistique, avec le changement<br />
d’échelle des opérations en Z.U.P. Ainsi, l’ « unité de voisinage », terme très<br />
employé par les concepteurs des grands ensembles, se limite le plus souvent<br />
au bouclage automobile externe des groupes d’habitation 204 , ce rejet des<br />
parkings préservant une partie centrale qui a perdu toute véritable référence<br />
spatiale et morphologique. L’invention du terme « espace intermédiaire » dans<br />
les années 1970 reconfirmera bien ce désir de réparer, réellement autant que<br />
symboliquement, une telle perte.<br />
La question d’un îlot urbain « ouvert », en tant qu’espace de sociabilité sans<br />
frontière nette entre résidents et passants, idée humaniste peu compatible avec<br />
les réalités foncières et sociales des centres, a été déplacée vers ces lieux de<br />
l’utopie que semblaient davantage offrir des banlieues agrestes, investies alors<br />
par les idées de la promotion privée naissante ; idées que des architectes<br />
comme Auzelle, Gutton, Persitz ou Prieur avançaient aussi comme applicables<br />
202<br />
André Manera, « Initiative privée et problème du logement en France », in Techniques et Architecture,<br />
n° 1, 1958. Sur le développement des résidences en plots dans des parcs, voir C. Moley, Regards sur…,<br />
pp. 176-177, op. cit. note 46.<br />
203<br />
Des exemples : reconstruction de Boulogne-sur-mer (Groupe des Quatre Moulins, P.Sonrel arch.) ou<br />
d’Amiens (Groupe Faidherbe, A. et P.Dufau et Sirvin arch.), groupes d’HLM (La Ciotat, Chantiers<br />
Navals, Sourdeau arch.).<br />
204<br />
A Saint-Etienne-du-Rouvray (76), commune jouxtant Sotteville-lès-Rouen célèbre par la Zone Verte de<br />
Marcel Lods, ce dernier a également conçu le plan-masse de la Z.U.P. du Château Blanc avec pour nom<br />
Les Œufs, la voirie en ellipses tangentes étant son principe urbanistique premier.
93<br />
au logement social, en référence au modèle suédois. Sa nature préservée et<br />
son niveau de services collectifs ne trouveront pas leur équivalent dans la<br />
production française, renforçant ainsi le côté mythique de ces prolongements,<br />
tel qu’il s’est progressivement accentué depuis leurs tentatives dans les projets<br />
des fondations philanthropiques.<br />
Cette question initialement sociale confirme aussi sa tendance à être déplacée<br />
vers la production privée, propension déjà entrevue et soulignée<br />
précédemment. Si la promotion a finalement donné implicitement, pour les<br />
banlieues résidentielles, la préférence aux plans-masses en semis de plots<br />
plutôt qu’en clairière centrale, c’est sans doute parce qu’un ensemble de<br />
copropriétaires ne constitue en fait qu’une fausse communauté. Les plots, petits<br />
immeubles librement disséminés et enfouis dans un écrin de verdure,<br />
correspondent plus à une idée d’individualisation que de réunion par un parc<br />
collectif. L’îlot ouvert à vocation humaniste disposé autour d’un espace commun<br />
et accessible, trouve ainsi, au sens propre et figuré, l’un des modes de sa<br />
dissolution.<br />
entre culturalisme et modernisme :<br />
les apports discordants du Team Ten<br />
Dans ses écrits, Gaston Bardet s’en prend souvent aux principes émis par Le<br />
Corbusier et la perception de cette polémique a contribué à l’habitude fréquente<br />
d’admettre un fort antagonisme entre les positions des « culturalistes » et des<br />
« modernes ». Il n’est pourtant pas aussi net, car ceux-ci voient d’abord<br />
s’accentuer entre eux des divergences au fil des C.I.A.M., qui reprennent en<br />
1947 avec le VI e , jusqu’au X e , officialisant en 1956 la sécession d’un groupe<br />
baptisé Team Ten, puis au dernier trois ans plus tard, proclamant leur<br />
dissolution définitive.<br />
Mais ce groupe dissident, le Team X, n’est pas aussi en rupture avec<br />
l’orthodoxie des principes corbuséens qu’il le revendique. En outre, ses<br />
préoccupations et ses positions ne sont pas si éloignées de Gaston Bardet et<br />
de sa mouvance. A tel point qu’on peut considérer son apport comme un autre<br />
culturalisme, ou bien comme une tentative de troisième voie entre celui-ci et la<br />
tendance progressiste radicalement rationaliste et moderne, telle qu’impulsée<br />
par Le Corbusier, Gropius et Giedion.<br />
Par ailleurs, les différents protagonistes du Team X étant bien connus pour<br />
avoir avancé des notions telles que, par exemple, « seuil » ou « entre-deux »,<br />
et même plus généralement toute une terminologie concernant a priori le<br />
champ notionnel des espaces intermédiaires, il semblerait que l’on doive leur<br />
accorder une importance primordiale. On verra, disons-le d’emblée pour<br />
introduire ce chapitre, que cette piste, sans doute un peu trop évidente, est à
94<br />
relativiser, ne serait-ce déjà du fait que la réalité des espaces et de leurs<br />
pratiques ne se décrète pas par la seule instauration des mots.<br />
Enfin, le Team X n’est jamais parvenu à parler d’une seule voix, même au<br />
moment de l’établissement de son manifeste, lors de sa première réunion<br />
constitutive à Doorn en janvier 1954. Deux versions différentes de ce<br />
« Manifeste de Doorn » ont été en effet publiées : celle d’Alison Smithson dans<br />
Team Ten Primer et celle d’Aldo Van Eyck dans la revue Forum, sous le titre<br />
« The Story of Another Idea ». Les différences d’interprétations des mêmes<br />
notions prônées par les principaux architectes du groupe 205 , ainsi que l’écart<br />
fréquent entre leurs discours et leurs réalisations, comme on va le voir, ont<br />
brouillé le message de ce qui ne fut pas vraiment une équipe. Il en restera<br />
néanmoins des images et des mots, qui contribueront à inspirer le discours des<br />
années 1970 sur les espaces intermédiaires.<br />
Dès le CIAM 6 (Bridgewater, 1947) 206 , une nouvelle génération d’architectes<br />
affirme sa rupture avec les principes du fonctionnalisme urbanistique issus de la<br />
Charte d’Athènes de 1933. Avec le rejet des quatre fonctions (habiter, travailler,<br />
se détendre, circuler) au profit de la recherche des échelles sociales et<br />
spatiales constituant la ville à partir de l’habitation, elle rejoint implicitement<br />
Gaston Bardet, nourrie comme lui par P. Geddes et l’intérêt pour les sciences<br />
sociales.<br />
Mais cette parenté peut surprendre. S’ils vont en contester les excès<br />
rationalistes et modernistes, les futurs membres du Team X participent<br />
néanmoins aux CIAM, contrairement à la tendance culturaliste, proche quant à<br />
elle d’Economie & Humanisme et de son catholicisme (plus ou moins<br />
traditionnel selon les cas, mais penchant plutôt vers le syndicalisme chrétien de<br />
gauche). De leur côté, même s’ils ne l’expriment pas directement dans leurs<br />
écrits, les architectes du Team X adhèrent à l’idéologie communiste.<br />
L’un des points communs entre ces deux courants humanistes de l’aprèsguerre<br />
réside dans leur investigation, à la fois sociale et spatiale, des échelles<br />
urbaines. Si Bardet cherchait à faire correspondre chacun de ses « échelons »<br />
avec une « communauté », les différents membres du Team X ne s’en tiendront<br />
pas à des corrélations aussi directes.<br />
Lors du CIAM de 1947, J.B. Bakema (1914 -1981) élargit la question du<br />
logement à toutes ses dimensions, en plaidant pour « la création d’un<br />
environnement physique qui satisfasse les besoins émotionnels et matériels de<br />
l’homme (…) et stimule son épanouissement spirituel ». A cet élargissement<br />
s’ajoute, dans le même ordre d’idée, celui qui fut débattu à Sigtuna (Suède)<br />
pour préparer le CIAM de 1953. Le terme d’ « habitat », confronté à « dwelling »<br />
205<br />
Jacob Berend (dit Jaap) Bakema, Aldo Van Eyck, Alison et Peter Smithson, Georges Candilis et<br />
Shadrach Woods, Gian Carlo de Carlo.<br />
206<br />
Rappelons les CIAM d’après-guerre : 6 (Bridgewater, 1947), 7 (Bergame, 1949), 8 (Hoddesdon,<br />
1951), 9 (Aix-en-Provence, 1953), 10 (Dubrovnik, 1956) et Otterlo (1959). Parmi leurs réunions<br />
préparatoires : Sigtuna (1952), Doorn (1954) et La Sarraz (1955).
95<br />
et à « housing », fut ainsi mis en avant pour ses implications sociales et<br />
géographiques, et fit proposer à Aix que soit établie pour le congrès suivant une<br />
Charte de l’Habitat. Celle-ci était souhaitée surtout par l’ancienne génération,<br />
au point que la jeune organisa, avant la réunion préparatoire de La Sarraz, lieu<br />
symbolique s’il en est, sa propre réunion à Doorn pour se constituer en Team X<br />
et élaborer son Manifeste. Les réflexions émises alors, avec des divergences<br />
sur lesquelles on reviendra, reposaient néanmoins sur un certain nombre de<br />
points consensuels.<br />
Ces bases communes tiennent à la volonté de saisir l’ « habitat » globalement,<br />
comme un « environnement » physique et social, c’est-à-dire comme un<br />
« établissement humain », selon la notion des géographes reprise aussi par Le<br />
Corbusier, mais ici non décomposée en fonctions. Aux quatre fonctions de la<br />
Charte d’Athènes sont opposées quatre échelles successives, formant ce que<br />
les Smithson appelèrent au congrès d’Aix une « hiérarchie des associations<br />
humaines ». Une telle dénomination indique bien la prépondérance qu’ils<br />
accordent, comme les autres protagonistes du Team X en formation, tous<br />
ouverts à la sociologie et plus encore à l’anthropologie, aux dimensions<br />
sociales de l’habitat. Mais, si tous cherchent à caractériser celles-ci en terme de<br />
« relation », cela ne signifie pas qu’ils excluent la forme de la définition des<br />
échelles.<br />
La réflexion des Smithson part de « trois éléments de la ville : l’habitation, la<br />
rue, le quartier ». Chacune de ces échelles doit présenter une « identité », de<br />
façon à ce que les habitants éprouvent un sentiment d’appartenance à la fois à<br />
une « communauté » et aux formes architecturales données pour cadre à celleci.<br />
On pourrait croire à une approche strictement culturaliste, mais A. et P.<br />
Smithson nous mettent en garde : « le problème de la ré-identification de<br />
l’homme avec l’environnement ne peut être résolu en utilisant les formes<br />
historiques de la maison - groupements, rues, squares, pelouses » 207 . Ils<br />
présentent leur pensée plus systématiquement à Doorn en 1954, lors de la<br />
tentative d’établissement du manifeste commun du groupe et énoncent huit<br />
principes 208 :<br />
1. It is useless to consider the house except as a part of community owing to the interaction of<br />
these on each other.<br />
2. We should not waste our time codifying the elements of the house until the other<br />
relationship has been crystallized.<br />
3. “Habitat” is concerned with the particular house in the particular type of community.<br />
4 Communities are the same everywhere.<br />
(1) Detached house-farm.<br />
(2) Village<br />
(3) Towns of various sorts (industrial / admin. / special);<br />
207<br />
Citation extraite, comme les précédentes des Smithson, de leur communication du 24 juillet 1953 au<br />
C.I.A.M. d’Aix-en-Provence.<br />
208<br />
Cette version du Manifeste de Doorn est publiée dans Alison Smithson, Team Ten Primer, Cambridge,<br />
M.I.T. Press, 1968.
96<br />
(4) Cities (multi-fonctional).<br />
5 They can be shown in relationship to their environment (habitat) in the Geddes valley section.<br />
6 Any community must be internally convenient – have an ease of circulation, in consequence,<br />
whatever type of transport is available, density must increase as population increases, i.e. (1) is<br />
least dense, (4) is most dense.<br />
7 We must therefore study the dwelling and the groupings that are necessary to produce<br />
convenient communities at various points on the valley section.<br />
8 The appropriateness of any solution may lie in the field of architectural invention rather than<br />
social anthropology.”<br />
La décomposition de cette déclaration en huit points distincts n’empêche pas le<br />
flou et la redondance. On retient donc d’abord le postulat, à nouveau réaffirmé,<br />
que l’habitation ne peut être dissociée d’une « communauté », dont la définition<br />
est renvoyée aux méthodes de Patrick Geddes et implicitement aux catégories<br />
typologiques de la géographie humaine, ainsi que plus vaguement encore à<br />
l’anthropologie sociale.<br />
Ce plaidoyer pour une conception de l’habitat non cantonnée au seul logement<br />
et rendue particulière à chaque situation n’est pas propre aux Smithson. C’est<br />
une tendance d’alors, présente aussi dans l’architecture organique et qu’on<br />
retrouvera dans le contextualisme ou dans les démarches typomorphologiques<br />
attentives aux tissus existants. Mais les Smithson, rejetant la référence aux<br />
caractères issus de l’histoire, sont portés à une certaine abstraction. Dans leur<br />
discours, la question de la mise en « relation », terme récurrent, de l’habitation<br />
avec un environnement ou une communauté reste un slogan très général ;<br />
cependant, elle tend aussi à être ramenée à des dispositifs architecturaux<br />
pouvant opérer concrètement, pour la conception au moins, ces relations. Aussi<br />
les Smithson proposent-ils d’appréhender les trois échelles successives à partir<br />
de notions impliquant, non pas tant leur caractérisation respective que leur<br />
passage de l’une à l’autre : doorstep, stem et web sont ces trois notions voulant<br />
signifier la dynamique des relations que doivent engendrer l’habitation, la rue et<br />
le quartier.<br />
Doorstep, c’est-à-dire le pas-de-porte ou le seuil, invite à penser l’habitation<br />
dans ses relations intérieur/extérieur, privé/public et individuel/collectif, en<br />
s’attachant, métaphoriquement ou réellement – là réside déjà une ambiguïté – à<br />
leur dispositif principal : l’entrée. Stem évoque la rue, non pas dans sa forme,<br />
mais dans son mouvement et son rattachement à un « système », le Web donc,<br />
terme préféré à la notion statique de quartier. Notons d’ailleurs que les<br />
Smithson furent chargés, entre autres thèmes parmi ceux que s’était répartis le<br />
Team Ten, de la « mobilité ». La trilogie Web, Stem, Doorstep trouve une<br />
correspondance dans les trois chapitres de l’ouvrage déjà cité Team Ten<br />
Primer, à savoir « Urban Infrastructure », « Housing groups » et « Doorstep ».<br />
Si les deux premiers renvoient à une terminologie opérationnelle classique, le<br />
maintien du troisième indique l’importance que les Smithson accordent à cette<br />
notion, qu’ils avaient présentée dès le congrès d’Aix, avec un impact certain<br />
mais divergent selon les interprétations de ceux qui formeront le Team X. Avant<br />
de revenir sur ces divergences, finissons de rappeler les notions proposées par<br />
les Smithson, en particulier celle de cluster, qu’ils définissent à Dubrovnik et qui
97<br />
elle aussi sera différemment interprétée. Pour eux donc : « The word ‘’cluster’’<br />
meaning a specific pattern of association has been introduced to replace such<br />
group concepts as ‘’house, street, district, city’’ (community sub-divisions), or<br />
‘’isolate, village, town, city’’ (group entities), which are too loaded with historical<br />
overtones. Any coming together is ‘’cluster’’ ; cluster is a sort of clearing-house<br />
term during the period of creation of new types. Certain studies have been<br />
undertaken as to the nature of ‘’cluster’’ ».<br />
Ce terme, qui signifie à la fois groupe de personnes et formes de groupement,<br />
est proposé par les Smithson pour leurs différents « niveaux d’association »,<br />
dans l’idée d’empêcher, avec une telle généralité abstraite, toute évocation du<br />
passé. Au contraire, cluster se veut un terme ouvert et incitatif, appelant à un<br />
renouvellement typologique, coupé des formes historiques. Cette définition<br />
n’est pas sans rappeler l’ « îlot futur » de G. Bardet. En outre, les réflexions<br />
autour de l’échelle impliquées par le cluster se sont plutôt polarisées sur celle<br />
correspondant à l’îlot.<br />
C’est J.B. Bakema qui, parmi les futurs membres du Team X, est le premier à<br />
s’attacher à concevoir celui-ci, pensé comme une Housing Unit entrant dans la<br />
composition d’une Neighbourhood Unit, notions dont la pénétration en Europe<br />
se confirme encore une fois. En 1949, son projet Pendrecht pour la<br />
reconstruction de Rotterdam, avec le groupe Opbouw, comporte cinq unités de<br />
voisinage. Chacune d’elle est formée d’unités résidentielles en îlot ouvert, dont<br />
la composition semble croiser celle de R. Auzelle (fig. 9), en pied-de-poule, et le<br />
superblock en barres parallèles : c’est un îlot oblong de dimensions 70 x 150<br />
mètres, axé nord-sud et un espace central (fig. 11). Cette conception<br />
correspond aux préconisations d’un ouvrage anglais ayant contribué à<br />
vulgariser les principes d’urbanisme basés sur les unités de voisinage sousdivisées<br />
en unités résidentielles 209 .<br />
De fait, les réflexions urbanistiques anglaises des années 1940 jouent un rôle<br />
important dans l’évolution des idées des Modernes vers celles des<br />
protagonistes du Team X. On sait qu’en 1943 « Sir Patrick Abercrombie, dans<br />
son aménagement du Grand Londres, réserve, dans ses conceptions, une<br />
grande place à ces quartiers-clos, réplique moderne du dispositif aimable des<br />
‘’ precincts ‘’ ou cours intérieures dont les Inns of Court, pour ne citer que le<br />
plus connu, offrent un si charmant exemple » 210 . La reprise des C.I.A.M. après<br />
la guerre, en Angleterre justement, semble marquée par cette conception. Dans<br />
la Déclaration de Bridgewater (C.I.A.M. 6, 1947), Bakema plaide pour la<br />
« création d’un environnement physique qui satisfasse les besoins émotionnels<br />
et matériels de l’homme […] et stimule son épanouissement spirituel ».<br />
209<br />
Thomas Sharp, Town Planning, Londres, Pelican Books, 1946. Alors président de la Société des<br />
urbanistes anglais, Sharp, également auteur de Ville et Campagne (1931) a développé son interprétation<br />
des unités de voisinage dans le cadre de son apologie des « cités-satellites », telles que les promeut<br />
l’urbaniste Sir Patrick Abercrombie (1879-1957), depuis Town and Country Planning (1933) jusqu’à son<br />
plan du Grand-Londres (1943).<br />
210<br />
Marcel Schmitz, op. cit., note 111.
98<br />
Le C.I.A.M. 8 de 1951 a encore lieu en Angleterre, à Hoddesdon, avec pour<br />
thème « The Heart of the City », abordé par plusieurs participants 211 en terme<br />
de Core, question que Le Corbusier traduit par « cœur » et définit comme celle<br />
de « la création de centres de vie sociale ». La véritable question qui transparaît<br />
de ce congrès est en fait celle de ce pluriel mis à centre, que certains voient en<br />
unique cœur de ville ou de quartier, tandis que d’autres les multiplient, en les<br />
ramenant à l’échelle de l’unité de résidence.<br />
C’est le cas de Bakema, qui a d’ailleurs agrandi avec ce propos ses « Housing<br />
Units » dans la nouvelle version de son projet pour Pendrecht exposé à<br />
Hoddesdon. Au contraire, Aldo Van Eyck expose quant à lui un projet, conçu<br />
pour Nagele à partir de 1948 avec le groupe De 8, qui ne comporte qu’un seul<br />
« cœur » central sur lequel les différentes unités résidentielles s’articulent (fig.<br />
11).<br />
Non seulement le nombre et la taille des « cœurs » varient, entre place du<br />
village et cours d’îlots, mais aussi leur conception. Chez Van Eyck, l’espace<br />
central est « an open green space », à la fois espace protecteur entouré<br />
d’arbres et point nodal de la composition globale articulant les différentes<br />
échelles de l’habitat.<br />
Bakema se demande pour sa part « à quel moment on peut vraiment parler de<br />
cœur, ce cœur que nous pouvons envisager aussi bien en architecture qu’en<br />
urbanisme. La réponse est peut-être qu’il y a des moments de notre vie dans<br />
lesquels l’isolement de l’homme par rapport aux objets est rompu : à ce<br />
moment nous découvrons le miracle des relations entre l’homme et les objets.<br />
C’est le moment du cœur. Le moment où nous devenons conscients de la<br />
plénitude de la vie grâce à l’action collective ». Sous cette ferveur se perçoit la<br />
volonté de définir le « cœur » moins par ses formes que par les relations qu’il<br />
favorise et qui y ont lieu. Bakema le redira souvent : même si elles doivent<br />
receler une identité, les formes importent moins que les « relations ».<br />
Cette position se confirmera au fil des projets de Bakema, avec les plans<br />
d’Alexanderpolder : celui qui fut présenté à Aix en 1953 a encore dilaté les<br />
« Housing Units » auparavant identifiées chacune par un « core ». Ce même<br />
plan repris en 1956 et exposé à Dubrovnik éclate encore davantage les unités<br />
résidentielles au profit de l’affirmation de la trame de circulation, au moment où<br />
le Team X met justement en exergue ses principes de Stem et de Web. Mais,<br />
au-delà de l’affichage doctrinal, le dernier projet pour Alexanderpolder confirme<br />
un phénomène déjà constaté ici à propos des architectes dans la mouvance de<br />
G. Bardet, : la difficulté à instaurer la conception urbaine par îlot ouvert, certes<br />
supplantée par les formes produites selon la rationalisation industrielle, mais<br />
aussi et surtout très floue sur l’idée de « communauté » qu’elle était censée<br />
servir.<br />
211<br />
En particulier Le Corbusier, J.L. Sert, J. Bakema et A . Van Eyck.
99<br />
Deux questions aporétiques empêchent d’adhérer à cette idée. D’une part,<br />
« communauté » induit une unité qui pourrait s’avérer en contradiction avec la<br />
prise de conscience d’une nécessaire mixité sociale. D’autre part, le sentiment<br />
de communauté ne serait pas vraiment spontané et semblerait devoir être<br />
entretenu, selon une idéologie récurrente traditionnelle, sinon conservatrice 212 .<br />
Chez les protagonistes du futur Team Ten, la question de la communauté, très<br />
présente également, est encore plus difficile à cerner, puisqu’ils cherchent à la<br />
poser dialectiquement, en l’envisageant au travers de rapports entre les<br />
différentes échelles de l’habitat. Si l’interprétation des notions de core, puis de<br />
cluster contribue à leurs divergences sur les dimensions et relations des unités<br />
de voisinage et des unités de résidence, elle les a portés néanmoins,<br />
initialement, à s’intéresser à l’idée d’espace central fédérateur, à l’instar de<br />
l’ « îlot ouvert » des « culturalistes ». Mais leur volonté de sortir des formes<br />
historiques familières, en se référant à l’ « identité » et au sentiment<br />
d’appartenance, qui proviennent justement plutôt de celles-ci, ne pouvait<br />
aboutir. Leur réflexion première, implicitement marquée par la réactualisation de<br />
l’espace du cœur d’îlot, en particulier dans le cas des architectes hollandais<br />
Bakema et Van Eyck 213 , sera minorée pour se tourner davantage vers<br />
l’extérieur de l’unité de résidence et les « relations » qu’elle entretient avec les<br />
espaces publics.<br />
Quelle communauté résidentielle, avec quelle configuration spatiale qui la<br />
conforterait : l’impossible question de l’espace véritablement collectif proposé à<br />
la résidence se voit déplacée, par le Team X, à nouveau vers la rue, tendance<br />
déjà signalée dans la première partie pour le tournant du siècle.<br />
La notion de « relation » est en effet celle qui apparaît, au moins dans le<br />
discours, la plus commune aux membres du Team Ten. En fait, même s’ils la<br />
mettent tous en avant, elle est celle qui les divise le plus. On pourra même dire<br />
qu’elle a contribué largement à brouiller non seulement le message du Team<br />
Ten, mais aussi les réinterprétations ultérieures du terme de « relation » que<br />
constituent les notions d’ « intermédiaire ».<br />
C’est Bakema qui a introduit la question des « relations », dans sa déclaration<br />
diffusée au C.I.A.M. d’Hoddesdon en 1951, en révélant d’emblée son<br />
212<br />
Prenons par exemple le propos, en 1946, de l’architecte urbaniste belge Marcel Schmitz, op. cit. note<br />
111, se référant à Bardet, Munford et plus précisément à Mme d’Hennezel. Constatant la contiguïté de<br />
« groupes différents, sans aucun lien d’intérêt commun », il propose d’ « y obvier (…) en ménageant des<br />
ponts entre les différentes classes (…). Ce climat humain, cet esprit de bon voisinage, l’ordonnance<br />
nouvelle des quartiers résidentiels, basé sur un retour aux formes bien traditionnelles, y pourvoira en<br />
partie, mais pour les réaliser pleinement et les maintenir, il faut des agents de liaison (…). Ce rôle<br />
pourrait être tenu avantageusement par l’assistante sociale. Installée au cœur de la communauté dans un<br />
centre social (…, elle servirait d’intermédiaire (…). Au point de vue de la communauté, son rôle<br />
consistera à découvrir le plan humain sur lequel peut s’établir une entente entre les groupes, à préparer le<br />
terrain, à développer le sens de la solidarité, à créer un climat favorable aux relations humaines ».<br />
213<br />
Rappelons l’importance de l’îlot dans les réalisations de l’Ecole d’Amsterdam pour les extensions de<br />
cette ville et dans celles, plus modernes, de Rotterdam (réalisations de J.J.P. Oud dans le quartier<br />
Tusschendijken , 1920-1921, et dans le quartier Spangen, 1919-1922, avec aussi M.Brinkman).
100<br />
ambiguïté. De l’analyse de ses écrits, il transparaît en effet qu’il donne et mêle<br />
trois sens, sans bien les distinguer, aux relations : les relations sociales, les<br />
relations que l’individu peut avoir avec son cadre architectural et les relations<br />
des bâtiments entre eux, éléments à relier en continuité pour former un tout. Au<br />
congrès de 1951, il affirme ainsi : « The relationship between the things has to<br />
be recognized and this has to be ‘‘visualized’’ in order to put things in a good<br />
order ».<br />
L’importance accordée aux relations sous l’angle de la perception visuelle est<br />
croissante, Bakema réaffirmant encore : « New architecture is an expression of<br />
a new relationship between men and man-made universe. More and more a<br />
building is made from elements, each of them having their own relationship to<br />
total space » 214 . L’expression d’une relation, perceptive ou affective, de<br />
l’homme à son univers bâti ne sera jamais précisée 215 . Sera par contre plus<br />
efficient pour la conception future le glissement d’ordre métaphorique que<br />
recèle la seconde phrase: la relation de chaque bâtiment-élément à un espace<br />
total constituerait, au plan architectural et urbanistique, une métaphore des<br />
relations insaisissables des individus à la « communauté ». En outre, le fait que<br />
Bakema, ainsi que Van Eyck, se soient vus confiés, pour la préparation de<br />
Dubrovnik, le thème « Croissance et changement » a contribué à détourner<br />
l’investigation des relations entre éléments vers des considérations sur<br />
l’ « esthétique du nombre » et l’ « esthétique de la forme ouverte ».<br />
La notion de relation a divisé aussi les membres du Team Ten, en particulier<br />
Van Eyck et les Smithson, à propos du caractère opératoire qu’elle pourrait<br />
avoir pour le projet. Les Smithson ne parlent jamais de relations<br />
indépendamment de dispositifs architecturaux qui les permettraient. Ainsi les<br />
relations sociales seraient pour eux facilitées par la rue, qu’ils incorporent en<br />
façade d’immeuble dès le projet du concours Golden Lane Housing (1951-<br />
1952), sous le terme de streets-in-the-air. Etonnante conception pour des<br />
opposants à Le Corbusier qui semblent finalement reprendre l’Immeuble-villas,<br />
avec néanmoins pour différence des logements en simplex dont la terrasse<br />
(deck) est accessible depuis la coursive, pour un prolongement continu vers<br />
l’extérieur.<br />
Cette voie en continuité est développée dans un projet suivant (Terraced<br />
Houses Project, 1953) où apparaissent désormais, dans la séquence<br />
intérieur/extérieur, des « seuils », représentés comme occasion de rencontres<br />
au quotidien et traduits architecturalement de manière presque littérale (fig. 12).<br />
La même année, à Aix, ils confirment l’importance conceptuelle que revêt pour<br />
eux cette transition entre le logement et la « rue en l’air », en énonçant la notion<br />
de doorstep.<br />
214<br />
In Forum, n° 7, 1956.<br />
215<br />
L’architecte du Team Ten qui s’est attaché le plus à cette question est Gian Carlo de Carlo. Il a cherché<br />
à éclairer les relations qu’on pouvait avoir avec l’architecture en terme de « formes dialogiques ». Voir<br />
L’Architecture d’Aujourd’hui, n o 332, janvier-février 2001, p. 73.
101<br />
Mais quelle était la « réalité du seuil », pour paraphraser la critique qu’en fera<br />
Van Eyck ? Les deux marches à monter, pour entrer dans le logement,<br />
n’avaient-elles pas comme véritable raison de surélever celui-ci pour mieux le<br />
protéger des vues depuis la coursive ? De fait, le seuil et le souci d’échelle<br />
domestique qu’il manifestait, se perdent dans les projets suivants des<br />
Smithson, où les interminables coursives, corollaires de la continuité linéaire<br />
donnée au bâti, sont dites répondre au « concept de mobilité » et aux<br />
« nouvelles significations de la communication » 216 . Les rues en l’air<br />
résidentielles, connectées en une structure urbaine commandant les quatre<br />
« niveaux d’association », sont de plus en plus hypostasiées, avec la<br />
célébration croissante des vertus de la « communication » qu’appellent les<br />
évolutions sociales et techniques d’alors : « It is quite clear that in an ideal city<br />
at the present time, the communication net should serve (and indicate) placesto-stop-and-do-things-in.<br />
This is somewhat different from saying that every city<br />
needs a core .» 217 . Cette dernière phrase reprend mot à mot, pour la réfuter, la<br />
déclaration de J.L. Sert au C.I.A.M. 8 d’Hoddesdon en 1951. Huit ans plus tard,<br />
au moment de la dissolution des C.I.A.M. à Otterlo, l’heure n’est plus au souci<br />
humaniste d’un cœur de ville, mais à l’ouverture à la « communication ».<br />
L’ambiguïté de ce terme, préféré à la « circulation » selon la Charte d’Athènes,<br />
l’a déjà desservi, mais moins encore que l’application que les Smithson en<br />
proposent avec leur première opération d’habitat réalisée : Robin Hood<br />
Gardens, à Tower Hamlets (1966-1970), qui concrétise Golden Lane quinze<br />
ans plus tard. Les deux très longs immeubles linéaires à coursive du côté voie<br />
publique, encadrent un vaste parc plutôt à la manière d’un superblock<br />
démesuré. Les deck-streets, sans échelle humaine ni véritable seuil, ne<br />
peuvent convaincre de leurs vertus sociales. Non reliés, ils ne constituent pas<br />
non plus cette structure urbaine qualifiée de stem. En outre, les Smithson, en<br />
contradiction avec leur doctrine essentiellement axée sur celle-ci et affiliée à la<br />
tendance brutaliste, ont plaidé simultanément en faveur de l’échelle humaine<br />
(« nous devrions être capables de créer des places qui soient d’un usage<br />
plaisant ») 218 .<br />
Ils ont aussi envisagé la notion de doorstep uniquement depuis l’intérieur du<br />
logement, en terme de « real space needs of family life, especially for children.<br />
Everyone needs a bit of sheltered outdoor space, as an extension to his<br />
house » 219 . Ils rejoignent cette tendance à privilégier les besoins en surface<br />
privative, problème quantitatif crucial à la fin des années 1950, alors que le<br />
baby-boom de l’après-guerre est au plus fort de ses effets.<br />
L’écartèlement du discours des Smithson sur l’immeuble-rue, entre gigantisme<br />
des ouvertures urbaines et petite échelle du seuil, provient peut-être aussi de<br />
l’impact des positions différentes de Aldo Van Eyck sur ces thèmes. Très<br />
216<br />
A. et P. Smithson in Architectural Design, octobre 1958.<br />
217<br />
Ibid., avril 1959.<br />
218<br />
P. Smithson, lors de la réunion du Team Ten à Royaumont en 1962. Voir Architectural Design, n° 11,<br />
nov. 1975, vol. 45, pp. 664-669.<br />
219<br />
In Architectural Design, n° 4, avril 1959.
102<br />
centrales pour lui aussi sont les notions de « relation », mais plus au plan des<br />
idées que des formes architecturales censées les opérer. Sa réflexion première<br />
s’appuie d’ailleurs plutôt sur la « relativité » 220 , notion nourrie d’une expérience<br />
et d’une connaissance du rapport à l’espace, d’une part chez l’enfant, d’autre<br />
part dans une société traditionnelle africaine.<br />
Dans le village dogon, dont il observe sur place plusieurs exemples avec<br />
enthousiasme, Van Eyck voit le paradigme du phénomène de dualité (« twin<br />
phenomena paradigm). Il admire dans l’assemblage compact des maisons une<br />
« simplicité complexe », une « clarté labyrinthique », et affirme à son tour : « la<br />
ville est une grande maison et la maison une petite ville » 221 .<br />
Van Eyck est nourri d’ethnologie et on peut penser que sa « relativité » est<br />
empreinte du « relativisme sociologique » de Marcel Mauss. De ce dernier, il<br />
semble plutôt avoir réinterprété à sa manière un autre concept, le « fait social<br />
total », en proposant, au congrès d’Otterlo en 1959, sa définition du cluster :<br />
« The problem of cluster is one of developing a distinct total structure for each<br />
community and not one of sub-dividing a community into parts. To relate the<br />
parts of a community into a total cluster a new discipline must be developed » 2<br />
22<br />
. Chaque communauté est relative à une communauté totale, selon une<br />
structure d’ensemble qui ne doit pas opérer des sous-divisions. Inspirée de<br />
l’observation de la société dogon, ce postulat ne pourra trouver sa transposition<br />
sociale et Van Eyck s’en tiendra à l’instrumentation spatiale des relations<br />
proprement dites entre les « niveaux d’association », avec « un argumentaire<br />
d’ordre anthropologique : « redécouvrir les principes archaïques de la nature<br />
humaine », à savoir ici essentiellement sa dualité.<br />
Le projet d’urbanisme pour Nagele (1948-1953, fig. 11) esquissait déjà la<br />
recherche d’articulation spatiale des unités résidentielles avec un core. Mais<br />
c’est plus concrètement, avec la réalisation de l’orphelinat d’Amsterdam (1955-<br />
1960), que Van Eyck revient à une échelle humaine, celle qu’exigent des<br />
espaces pour l’enfance, et expérimente toute une série de dispositifs spatiaux<br />
pour assembler des « lieux », intérieurs et extérieurs et plus ou moins collectifs.<br />
A partir de deux trames carrées différentes, superposées et décalées, il réalise<br />
une nappe modulaire évidée par des cours et des patios. Le décalage des<br />
trames (fig. 13) lui permet de décentrer et d’ouvrir les espaces en diagonale, et<br />
surtout de créer un intervalle entre elles, à l’origine de son apport théorique le<br />
plus connu.<br />
En 1956, puis à nouveau en 1959, Aldo Van Eyck énonce en effet un principe<br />
marquant : « quelque chose de plus a germé dans mon esprit depuis que les<br />
220<br />
Voir Francis Strauven, the Shape of Relativity, Amsterdam, éd. Architecture & Nature, 1995.<br />
221<br />
Dans le chapitre IX du De re aedificatoria, Alberti tient exactement le même propos, dont Françoise<br />
Choay, op.cit., remarque qu’on le retrouve plus tard dans la Teoria de Cerdà, à la faveur du<br />
développement de la sociologie, et chez Camille Sitte (cf. notes 37, 58 et 173). Puis Louis Kahn fait de la<br />
maison et de la ville une « société de pièces ». C’est lui qui inspire le plus directement Van Eyck, qui l’a<br />
contacté à la fin des années 1950.<br />
222<br />
.Extrait de Oscar Newman, C.I.A.M. 59 in Otterlo, Stuggart, Karl Krämer Verlag, 1961.
103<br />
Smithson ont prononcé à Aix le mot de doorstep (seuil). Il ne m’a plus quitté<br />
depuis. Je l’ai repris, en élargissant sa signification aussi loin que je le pouvais.<br />
Je suis allé jusqu’à l’identifier au symbole de ce que signifie l’architecture et de<br />
ce qu’elle pourrait accomplir. Etablir l’inbetween (entre-deux), c’est réconcilier<br />
les polarités en conflit. Instituez le lieu où elles peuvent s’interpénétrer et vous<br />
rétablirez le phénomène double originel. Je l’ai appelé ‘’ la plus grande réalité<br />
du seuil ‘’ à Dubrovnik. » 223 .<br />
Déjà chez les Dogons, il avait remarqué des pièces ouvertes et couvertes qui<br />
lui avaient suggéré qu’on pouvait « abolir les barrières de l’antagonisme entre<br />
espace ouvert et espace fermé ». Car, avec l’in-between, il s’agit bien<br />
essentiellement de cela. Dans l’orphelinat, les 125 enfants sont répartis par âge<br />
dans huit « maisons » à patio, assemblées elles-mêmes en deux groupes, avec<br />
une cour approximativement centrale confirmant une structuration hiérarchisée.<br />
Celle-ci assure une gradation vers le collectif, mais en restant au sein d’une<br />
même institution. On ne peut donc pas considérer ce projet comme l’équivalent<br />
d’une mise en relation des quatre « niveaux d’association » du Team Ten, de<br />
l’habitation à la ville, du plus privé au plus public. La réconciliation des polarités<br />
contraires qu’il réalise se limite ainsi surtout à un fin travail de transition entre le<br />
dedans et le dehors, sans impliquer des rapports sociaux entre des<br />
« communautés ». On remarquera d’ailleurs que ses deux réalisations phares<br />
sont des foyers (orphelins, filles-mères), c’est-à-dire des programmes pour<br />
communautés homogènes.<br />
La déjà difficile question, pour la conception, des espaces micro- et macrosociaux<br />
aux échelles de la résidence, du voisinage et du quartier, trouve encore<br />
l’occasion d’être un peu plus amenée avec l’impact de l’importante réflexion de<br />
Van Eyck. Si elle contribue effectivement, sans être comme pour les Smithson<br />
desservie par son application architecturale 224 , à la genèse des notions<br />
d’ « espace intermédiaire » dans les années 1970, c’est en les ramenant<br />
essentiellement aux dispositifs de transition entre l’intérieur et l’extérieur. Ses<br />
deux réalisations notoires et probantes sont d’ailleurs à l’échelle d’un bâtiment,<br />
tandis que les opérations urbaines des Smithson (Robin Hood Gardens) ou de<br />
Candilis (Toulouse – Le Mirail), trop basées sur une idée de stem confondue<br />
avec d’interminables coursives avancées comme rues-en-l’air, ne parviennent<br />
pas à passer pour des ensembles articulant différentes échelles d’espaces<br />
sociaux.<br />
Paradoxalement, c’est à l’apogée du Team Ten, qui voit l’arrêt des C.I.A.M. puis<br />
l’organisation de son propre congrès à Royaumont en 1962, que la disparité<br />
des points de vue et des réalisations de ses protagonistes est à son comble.<br />
Dans leur langue commune, l’anglais, ils emploient les mêmes termes, mais<br />
avec d’importantes différences, tant au plan des idées que de leurs tentatives<br />
223<br />
Ibid.<br />
224<br />
Le foyer Hubertus Huis pour filles-mères, Amsterdam, Plantage Middlenlaan (1973-1981) est une<br />
réalisation largement publiée, qui a convaincu alors bien des architectes sur ses qualités de seuil et<br />
d’espaces intermédiaires, entre la rue et le foyer ainsi que dans l’opération elle-même.
104<br />
d’application, brouillant ainsi leur message. Pour ce qui est des quatre<br />
« niveaux d’association » et de l’idée de « communauté » et d’ « identité » qu’ils<br />
recouvrent , les membres du Team X ne sont pas parvenus à les préciser et à<br />
se départir de l’influence anglo-saxonne des « unités de résidence » et des<br />
« unités de voisinage », sans pouvoir à leur tour en dégager une définition<br />
consensuelle. Un angle original a été alors de privilégier les « relations » entre<br />
ces niveaux plus que l’investigation difficile de ceux-ci en eux-mêmes.<br />
L’articulation de l’habitation avec ses abords immédiats les a particulièrement<br />
mobilisés autour de la notion de « seuil », mais avec des divergences<br />
conséquentes, quant aux échelles et aux formes qu’elle implique. Tiraillé entre<br />
l’utopie de la structuration urbaine par des rues-en-l’air et sa réduction aux<br />
marches d’un pas-de-porte, le seuil (doorstep) gagnera en fécondité pour les<br />
réflexions et projets ultérieurs, en étant réenvisagé par Van Eyck, de façon plus<br />
conceptuelle et donc plus ouverte, en terme d’ « entre-deux » (in-between).<br />
Potentiellement, ce terme englobe aussi bien l’idée de transition que d’espace<br />
intermédiaire, deux notions qui émergent plus nettement quelques années<br />
après, mais que Van Eyck annonce : « two worlds clashing, no transition. The<br />
individual on one side, the collective on the other. Between the two, society in<br />
general throws up lots of barriers.» 225 .<br />
domestiquer les dialectiques :<br />
« complexité » et « structure »<br />
face à l’opposition individu/grand nombre<br />
La dialectique de la vie individuelle et de la vie en collectivité nous est apparue<br />
tout au long de l’ouvrage constamment sous-jacente à la pensée architecturale<br />
sur l’habitat. Vers la fin des années cinquante, à la fois plus attentive à<br />
l’individu et marquée par l’essor du « grand nombre » anonyme, cette<br />
dialectique devient plus explicite. Elle le doit notamment à des réflexions<br />
d’architectes, comme celles de A.Van Eyck, de G.Candilis et de G.C. de Carlo<br />
présentées à Otterlo, mais aussi à des travaux de philosophes et de<br />
sociologues, à un moment où ils publient des ouvrages qui l’éclairent<br />
particulièrement.<br />
Parmi ceux-ci, différentes approches peuvent être distinguées : celle qui<br />
procède d’une lecture critique de la dialectique théorisée par Marx, celle qui<br />
développe une pensée structuraliste à partir de l’anthropologie (Lévi-Strauss,<br />
l’analyse de la maison kabyle par Bourdieu,…), celle qui relève de l’ontologie et<br />
de la phénoménologie (Husserl, Heidegger, Bachelard,…).<br />
225<br />
D’après O. Newman, C.I.A.M.’ 59 in Otterlo, op. cit. note 222.
105<br />
Pour la première, on pense d’emblée à Georges Gurvitch, puis à Henri<br />
Lefebvre, mais en fait, parmi les approches sociologiques françaises en relation<br />
effective avec des urbanistes et des architectes, c’est paradoxalement celle du<br />
Père Louis Joseph Lebret (1897-1966) qui introduit la première, au moins<br />
auprès de la mouvance « culturaliste », l’analyse de la dialectique marxiste.<br />
De sa jeunesse bretonne et de son ancien métier d’officier de marine, il garde<br />
une sensibilisation aux rapports de classe ainsi qu’aux conflits entre laïcs et<br />
croyants, qui l’amène, pendant son noviciat inachevé de dominicain à partir de<br />
1928, à fonder un mouvement pour dépasser ces clivages et une revue de<br />
sociologie. Jusqu’en 1940, il développe le « Mouvement de Saint-Malo » en<br />
faveur du secteur de la pêche, action syndicale professionnelle d’esprit<br />
chrétien. C’est dans ce contexte de solidarité qu’il s’interroge sur le<br />
corporatisme, mais aussi sur le marxisme. La capitulation de la France précipite<br />
sa volonté de changement social. Il crée alors Economie & Humanisme, Centre<br />
d’études des Complexes sociaux, renonçant finalement à l’appeler Centre<br />
d’études sur le Marxisme, avec pour objectif de développer l’économie humaine<br />
et communautaire. Cette idée divise quelque peu les sociologues membres de<br />
l’association. Si F. Perroux se réfère scientifiquement à Tönnies et à Gurvitch,<br />
G. Thibon exalte davantage l’idéal des pratiques villageoises, à l’instar du<br />
régime de Vichy.<br />
Le Père Lebret lui-même apparaît avoir une réflexion dialectique, entre l’utopie<br />
et le pragmatisme, qui le porte notamment à s’enthousiasmer pour les<br />
réalisation des travaillistes anglais et suédois et à développer des méthodes<br />
d’enquête issues de Le Play. S’il cherche à comprendre comment « l’histoire<br />
des groupes humains se déroule entre le pôle sociétaire et le pôle<br />
communautaire, ses Principes pour l’action le conduisent à proposer dès 1944<br />
une « organisation communautaire des territoires », dont la traduction spatiale<br />
et institutionnelle inspirera les échelons de G. Bardet, puis évoluera vers une<br />
définition plus opérationnelle.<br />
C’est ce que confirment ses unités progressives d’aménagement, de l’unité<br />
locale de base à l’ensemble supranational, principe repris par G. Dessus au<br />
Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme. En 1949, son ministre<br />
Eugène Claudius-Petit, proche de Economie & Humanisme, crée une Direction<br />
de l’Aménagement du Territoire, dont le Père Lebret sera l’un des experts<br />
consultés 227 . Ce rôle auprès de l’administration centrale, en contradiction avec<br />
ses positions premières, contribue à faire évoluer sa pensée dialectique vers<br />
des grilles normatives 228 . Plus généralement, dans les années 1960, la<br />
technocratie, grâce à la complexité des rapports sociaux et de l’organisation<br />
spatiale qu’elle appelle, est tentée de la résoudre par l’établissement de telles<br />
grilles.<br />
227<br />
Pour toutes les informations données précédemment sur le Père Lebret, voir Paul Houée, Louis Joseph<br />
Lebret, un éveilleur d’humanité, Paris, les Editions de l’Atelier, 1997.<br />
228<br />
Voir en particulier ses « seuils de satisfaction en fonction des échelons des équipements » in Economie<br />
et Humanisme, n° spécial « Des villes pour les hommes », 1965.
106<br />
De son côté, Georges Gurvitch 229 , d’abord philosophe, puis sociologue, est à<br />
cette époque celui qui a approfondi le plus l’analyse comparative des<br />
différentes pensées dialectiques ayant traversé l’histoire. Selon lui, « la<br />
sociologie est une science qui étudie les phénomènes sociaux totaux dans<br />
l’ensemble de leurs aspects et de leur mouvements, en les captant dans des<br />
types dialectiques micro-sociaux, groupaux et globaux, en train de se faire et de<br />
se défaire » 230 . Du « phénomène social total » de Mauss, qu’il a mis ici au<br />
pluriel, il dit aussi : « la réalité sociale (…) est disposée en paliers, niveaux,<br />
plans étagés ou couches en profondeur » ; ces entités mouvantes et<br />
«essentiellement interpénétrées (…) entrent d’autre part en tension, en conflit<br />
perpétuel » 231 . Ce propos n’est pas loin des analyses du Team Ten, comme du<br />
Père Lebret (ils ont d’ailleurs en commun d’avoir questionné le marxisme). Pour<br />
autant, il ne vise pas des applications concrètes. Gurvitch note même que les<br />
dialectiques, « même les plus concrètes (celles de Proudhon et de Marx), n’ont<br />
pas évité de devenir des dialectiques consolantes et apologétiques (…). Elles<br />
ont toutes été domestiquées » 232 .<br />
Une telle notion de domestication des dialectiques nous intéresse ici, la<br />
formulation de notions d’ « espace intermédiaire » ou de « transition » étant à<br />
considérer comme l’une de ses formes, en particulier quand elle a été opérée<br />
par les architectes, du tournant des années 1960 jusqu’au milieu des années<br />
1970.<br />
Au début de cette période, nous avons vu que les architectes formant le Team<br />
Ten se saisissent, avec leurs notions de « relations », d’une pensée dialectique<br />
issue du marxisme. Mais certains d’entre eux la puise aussi dans<br />
l’anthropologie et dans la philosophie. Aux Pays-Bas, des anthropologues<br />
publient, dans les années 1950, des analyses d’organisations sociales<br />
indonésiennes, qui en éclairent le « dualisme ». Ces travaux inspirent<br />
largement, comme il le dit lui-même, Claude Lévi-Strauss, qui publie en 1956<br />
dans une revue hollandaise « Les organisations dualistes existent-elles ? »,<br />
article repris comme chapitre de Anthropologie structurale. C’est ainsi que A.<br />
Van Eyck découvre Lévi-Strauss et ses analyses de sociétés primitives et de<br />
leur organisation en village, où, distinguant des « niveaux de structure » et des<br />
structures « diamétrales » et « concentriques », il pose « le problème de la<br />
typologie des structures dualistes et de la dialectique qui les unit. » 233 . Ces<br />
229<br />
Philosophe de formation, Georges Gurvitch (1894-1965), d’abord intéressé par la morale et le droit,<br />
s’oriente ensuite vers la sociologie, en particulier après un séjour à New York, conclu par la publication<br />
en 1947 des deux importants volumes de La Sociologie du XX e siècle. Il occupe, en 1948, la chaire de<br />
sociologie fondée par Durkheim, dirige au CNRS le Centre d’études sociologiques et crée les Cahiers<br />
Internationaux de Sociologie.<br />
230<br />
G. Gurvitch (sous la direction de), Traité de sociologie, tome I, 1958.<br />
231<br />
In Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. XV, 1953. Voir, également de Gurvitch, La vocation<br />
actuelle de la sociologie, 1 ère éd. 1950, éd. remaniée 1963 et Le concept de classe sociale de Marx à nos<br />
jours, 1954.<br />
232<br />
G. Gurvitch, Dialectique et sociologie, Paris, Flammarion, 1962, p. 19.<br />
233<br />
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1 ère édition 1958, réédition 1974. Dans le<br />
chapitre VIII, « Les organisations dualistes existent-elles », éd. cit. P.E. de Josselin de Jong et Justus M.
107<br />
structures reposent sur les règles de parenté exogamiques ou endogamiques et<br />
sur les différentes « oppositions entre : mâle – femelle ; célibat – mariage ;<br />
sacré – profane » 234 . Elles se traduiront dans la topologie du village, qui joue<br />
sur des divisions par moitié et/ou sur des oppositions centre/périphérie, ainsi<br />
que sur l’orientation solaire.<br />
A partir de cet ouvrage séminal de Lévi-Strauss , A. Van Eyck développe à la<br />
fois un discours sur la « relativité » 235 et des principes généralistes de<br />
structuration de l’espace, non référés à des données sociales. Il est vrai que la<br />
modélisation structuraliste des correspondances entre le social et le spatial<br />
divise fortement le monde des sciences humaines, comme le montre tout<br />
particulièrement la polémique entre Gurvitch et Lévi-Strauss, ainsi qu’avec<br />
d’autres 236 .<br />
De plus, il faut noter la propension d’alors, chez certains architectes, à se faire<br />
eux-mêmes ethnologues en quelque sorte, dans le contexte colonial et aussi de<br />
leurs propres voyages d’études, à l’instar du Voyage en Orient de Le Corbusier,<br />
l’un des premiers Modernes après Tony Garnier à se montrer fasciné par<br />
l’habitat méditerranéen.<br />
Initialement, c’est à partir d’enquêtes et de relevés sur l’habitation tant rurale<br />
qu’urbaine, que les architectes ont manifesté un intérêt pour l’architecture<br />
vernaculaire, en particulier celle du Maghreb, qu’ils caractérisent en valorisant<br />
notamment les qualités de patio et de cour .<br />
Les ensembles de maisons qu’ils projettent pour ces pays, réinterprètent<br />
directement la typologie traditionnelle telle qu’ils la saisissent 237 . Puis leur<br />
intérêt s’élargit et s’inverse dans sa finalité : la médina et la casbah<br />
représentent alors un tissu urbain, riche et complexe dans ses rapports sociaux<br />
comme spatiaux, qui pourrait être transposé à l’urbanisme occidental.<br />
Après la Turquie entre autres, Le Corbusier continue sa découverte de l’altérité<br />
culturelle à Alger, où il s’émerveille : « la Casbah n’est qu’un immense escalier,<br />
Van des Kroef. Le chapitre XII, « Structure et dialectique », provient aussi d’un article publié en 1956 à<br />
La Haye.<br />
234<br />
Ibid.<br />
235<br />
Ibid. ; Dans l’<strong>introduction</strong> du même ouvrage, cette notion apparaît aussi : « la connaissance des faits<br />
sociaux ne peut résulter que d’une solution, à partir de la connaissance individuelle et concrète de groupes<br />
sociaux localisés dans l’espace et dans le temps. Celle-ci ne peut, à son tour, résulter que de l’histoire de<br />
chaque groupe ».<br />
236<br />
Ibid. C. Lévi-Strauss relate longuement son différent avec Gurvitch qui conteste sa théorisation<br />
abusive selon lui, en termes de « modèle » et de « structure » (pp. 353-375, éd. 1974, avec également ses<br />
démêlés polémiques avec M. Rodinson et V.F. Revel).<br />
237<br />
Voir V. Valensi, L’habitation tunisienne, Paris, Charles Massin, 1923. Plus globalement et dans un<br />
ouvrage critique contemporain, voir F. Béguin, Arabisances, Paris, Dunod, 1983. Il cite Augustin<br />
Bernard, Enquêtes sur l’habitation rurale des indigènes en Tunisie, 1924, et, dans L’Urbanisme aux<br />
colonies, « Une ville indigène créée spécialement pour les indigènes à Casablanca », par Albert Laprade,<br />
dont le projet de 1917 assemble des maisons en L.
108<br />
une tribune envahie le soir par des milliers d’adorateurs de la nature ». Il y voit<br />
un « chef-d’œuvre urbanistique – cellule, rue et terrasses » 238 , trilogie<br />
éminemment fondatrice pour ses idées de « prolongement », mais qui ne remet<br />
pas en cause ses principes concomitants énoncés dans la Charte d’Athènes.<br />
Georges Candilis, au contraire, importe les réflexions et le savoir développés à<br />
l’occasion de ses études et réalisations au Maroc. En particulier, il montre au<br />
C.I.A.M. d’Aix en 1953, en intéressant tout particulièrement Van Eyck et les<br />
Smithson qui contribueront à former avec lui le Team Ten, les immeubles Nid<br />
d’Abeilles réalisés l’année précédente aux Carrières centrales (Casablanca). Il<br />
y revendique la prise en compte de l’ « aspect ethnologique », comme il nomme<br />
les modèles sociaux et culturels des habitants, et affirme sa conviction que<br />
toute « architecture pour le plus grand nombre » doit être conçue ainsi,<br />
rejoignant sur ce point la notion d’ « identité » prônée notamment par les<br />
Smithson.<br />
Le respect de l’identité culturelle tient selon Candilis, toujours dans la même<br />
opération, au « maintien pour chaque logement du ‘’patio’’ dans sa conception<br />
traditionnelle, c’est-à-dire à ciel ouvert ; fermé aux regards étrangers et restant<br />
au centre du logement sur lequel donnent toutes les pièces » 239 . On notera le<br />
fait que la reconnaissance de l'identité culturelle d'un habitat traditionnel révèle<br />
souvent l'importance des espaces articulant le dedans et le dehors. C’est le cas<br />
avec le Corpus des Arts et Traditions Populaires alors en cours d’élaboration (y<br />
sont notamment mis en évidence des escaliers extérieurs, perrons et seuils<br />
propres à plusieurs types de maison paysanne française), avec le village dogon<br />
étudié par Van Eyck et avec les patios, cours et terrasses de l’habitat arabe.<br />
Mais Candilis ajoute également : « exemple caractéristique d’un type de<br />
logement en hauteur qui permet, en respectant le mode d’habitat traditionnel,<br />
de réaliser un urbanisme à trois dimensions », autrement dit de retrouver le<br />
principe de la cité-jardin verticale avec un immeuble à patios suspendus. On<br />
comprend ainsi toute l’ambiguïté de l’appel « Vers une Casbah organisée » que<br />
les Hollandais du Team Ten publient dans leur revue Forum en 1959.<br />
S’agissait-il de transposer les vertus de la Casbah à l’architecture moderne ou<br />
d’apporter à celle-là le rationalisme de celle-ci ?<br />
Cette dernière proposition semblerait à retenir, tant la tentation d’exporter des<br />
modèles modernes a marqué même les architectes les plus ouverts aux autres<br />
cultures. Ainsi Ernst May, qui a exercé en Afrique (1934-1953), projette en 1952<br />
pour Monbasa un ensemble de logements sur une idée d’African<br />
neighbourhood : c’est un quartier qui aurait réuni autour d’une vaste zone verte<br />
huit unités de voisinage formées de maisons en bande, de petits collectifs et<br />
d’équipements. Une telle conception n’est pas sans rappeler Radburn, ce qui<br />
238<br />
Le Corbusier, La Ville Radieuse, op. cit. , note 118. Cette administration lui fait respecter la casbah<br />
presque son P/an Obus (1931-1932) comporte un projet de viaduc habité qui l’enjambe. On notera que ce<br />
long immeuble à rue en l’air et cellules-maisonnettes en duplex est l’évident modèle des Smithson pour<br />
Golden Lane.<br />
239<br />
In L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 60, 1955, « Spécial Afrique du Nord », p. 38.
109<br />
étonne peu quand on se souvient que E. May correspondait avec W. Gropius et<br />
M. Wagner alors aux Etats-Unis 240 .<br />
De même, Georges Candilis, avec une conception autre – « une nouvelle forme<br />
d’expression que je considère comme importante : le plan masse sous forme de<br />
trame » - reconnaît : « les problèmes posés par le grand nombre, surtout dans<br />
les pays à évolution massive et accélérée, devraient être résolus dans leur<br />
ensemble (…), mais c’est surtout en Afrique du Nord (…) qu’elle a évolué (M.<br />
Ecochard, Maroc) » 241 . « Elle », c’est-à-dire la « nouvelle forme d’expression »,<br />
précisée dans ce même article. Le « plan masse sous forme de trame » est<br />
présenté comme un moyen d’obtenir des « relations harmoniques entre les<br />
volumes bâtis et les espaces libres : la recherche de l’ESPACE dans le plan<br />
masse devient de plus en plus, pour les architectes, l’inquiétude primordiale et<br />
la collaboration entre lui et les plasticiens apparaît comme indispensable ». Ce<br />
propos, qui rejoint la thématique de « l’esthétique du plus grand nombre » alors<br />
développée par le Team Ten et privilégie la dimension plastique, peut<br />
surprendre chez un urbaniste.<br />
Société de « masse » ou du « plus grand nombre », en expansion au tournant<br />
des années 1960 : bien que, pour certains, ils aient été sensibilisés par<br />
l’ethnologie à la nécessité de l’adaptation locale et socioculturelle des principes<br />
du Mouvement moderne, les architectes-urbanistes ne parviennent pas à saisir<br />
d’autres références pour leur propre société que ces notions numériques<br />
anonymes.<br />
Non fondé sur une connaissance sociale, le tissu opérant les articulations du<br />
privatif et du collectif, tel que le proposent alors les concepteurs, tend à se<br />
confondre avec le système géométrique à donner aux trames. Ils ramènent la<br />
question de la structuration de l’espace urbain à une dimension morphologique,<br />
inspirée d’architectures traditionnelles, comme si elles étaient garantes de<br />
valeurs humaines et pérennes, mais en se référant à des architectures<br />
exogènes, comme pour mieux éviter d’affronter leur propre société : après la<br />
référence moderniste à l’unité de voisinage américaine, ce sont des formes<br />
vernaculaires du tissu de la ville arabe ou du village dogon qui ont été conviées<br />
pour argumenter la mise en relation du social et du spatial en une structure<br />
urbaine imbriquant leurs échelles.<br />
240<br />
Voir Eckhard Herrel, Ernst May, Architekt und Stadplanner in Afrika 1934-1953, Francfort/Berlin,<br />
Deutsches Architektur – Museum / Ernst Wasmuth, 2001.<br />
241<br />
Georges Candilis, « Habitations collectives – L’esprit du Plan de Masse », in L’Architecture<br />
d’Aujourd’hui, n° 57, déc. 1954. Cet article et d’autres études sur « l’habitat pour le plus grand nombre »<br />
ont été réalisés dans la perspective du C.I.A.M. de Dubrovnik en 1956, où Candilis était chargé du thème<br />
« Urbanism as a part of habitat ».
110<br />
Les revues s’efforcent d’ailleurs de comparer les différentes propositions de<br />
« tissus résidentiels » 242 , mais sans parvenir vraiment à y voir autre chose que<br />
des plans masses, ni à trancher entre « cluster, casbah, grappes » 243 .<br />
L’hypostase de la trame, outil de rationalisation du projet, abstrait de toute prise<br />
en compte du contexte, sera alors l’un des moyens de proposer des systèmes<br />
de tissu urbain socialement indéfinis.<br />
La majorité de cette veine, qui caractérise les projets de « méga-structures » et<br />
conduira à l’« architecture proliférante » selon le terme de ses détracteurs,<br />
adoptera une structure à trame carrée, à l’instar de Candilis réalisant « le<br />
mariage de la Casbah et du Meccano » 244 , avec notamment une propension à<br />
valoriser les terrasses privatives (nous y reviendrons). Mais, par opposition à un<br />
tel systématisme, d’autres architectes rechercheront ce qu’ils nomment la<br />
« complexité », en l’appliquant plutôt à des trames et/ou des formes, traduction<br />
métaphorique implicite de la représentation de l’espace social et de ses<br />
pratiques individuelles et collectives, aussi diverses qu’intriquées.<br />
242<br />
Titre de l’article de André Hermant, in Techniques et Architecture, n° 7-8, 1947, numéro spécial<br />
« Résidences », réalisé sous sa direction. La page de garde de ce numéro est une photo légendée « village<br />
dans l’oasis ».<br />
243<br />
Titre d’un paragraphe de « Vers un urbanisme spatial », Alexandre Persitz, in L’Architecture<br />
d’Aujourd’hui, n° 101, 1962.<br />
244<br />
Brian Brice Taylor, « Candilis, Josic, Woods, le mariage de la Casbah et du Meccano », in<br />
L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 177, janvier– février 1975. Sur la critique de l’architecture proliférante,<br />
voir Christian Moley, L’innovation architecturale dans la production du logement social, Paris, éd. Plan-<br />
Construction, 1979, et Edith Girard et alii, « Enfin libres et soumis », in L’Architeture d’Aujourd’hui,<br />
n o 174, 1974. Cet article dénonce aussi la « complexité mimétique, qui n’est qu’une combinatoire », quand<br />
elle cherche à reproduire « la complexité de la ville ancienne ».
Rappelons que G. Bardet avait déjà proposé de ne plus considérer « l’espace urbain<br />
en tant qu’espace physique ou étendue relativement homogène et simple », mais en<br />
tant qu’« espace social, complexe et hétérogène, qui n’est autre que la projection de<br />
toute société sur la proportion de l’étendue qu’elle occupe » 245 . Cette idée de<br />
« projection » des rapports sociaux sur l’espace mobilisera en fait, un peu plus tard,<br />
la réflexion d’inspiration marxiste, dans une partie de la sociologie urbaine comme<br />
dans la mouvance Team Ten.<br />
Celle-ci, face à la complexité de l’espace social et de sa transposition architecturale<br />
et urbaine, s’est de plus en plus ouverte à de multiples références dans l’espoir de<br />
parvenir à la saisir et à la rendre opératoire pour la conception. On notera d’abord<br />
que la fin des années 1950 est marquée par différents événements historiques<br />
(débat autour de la déstalinisation, écrasement de l’insurrection hongroise en 1956,<br />
guerre d’Algérie de 1954 à 1962 et prise de pouvoir du général De Gaulle en 1958)<br />
qui ont contribué à des remises en cause idéologiques et à des divisions dans la<br />
société française. L’idée de communauté avancée par les urbanistes devient moins<br />
évidente et, par exemple, les réflexions et travaux présentés au congrès d’Otterloo<br />
en 1959 par G.Candilis semblent refléter cette nouvelle donne.<br />
Ses confrères hollandais l’enregistrent aussi : « opposés de façon manichéenne, les<br />
notions de ’’public’’ et de ’’privé’’, de ’’collectif’’ et d’ ’’individuel’’, sont des concepts<br />
usés, de fausses alternatives comparables à celles de ’’général’’ et de ’’spécifique’’,<br />
ou d’ «objectif » et de ’’subjectif’’. De pareilles oppositions sont les symptômes d’une<br />
désintégration des relations humaines primordiales, d’une polarisation entre un<br />
individualisme forcené et un collectivisme également exagéré. L’accent est mis sur<br />
ces deux bastions, alors que dans la relation humaine dont nous nous occupons<br />
dans notre métier d’architecte, il n’est jamais question de personnes ou de groupes<br />
pour eux-mêmes, mais de leurs rapports et de leurs implications réciproques. […] La<br />
seule façon de réconcilier intérieur et extérieur est alors de détruire ces bastions, de<br />
les relativiser l’un par rapport à l’autre. Cela devient possible dès que nous nous<br />
concentrons sur les qualités qui engendrent l’accessibilité : cette notion peut en effet<br />
être considérée comme l’un des buts premiers de l’architecture. L’accessibilité des<br />
espaces intérieurs est mise en évidence à travers l’emploi de formes et de matériaux<br />
associés aux espaces extérieurs ; de même les espaces extérieurs seront<br />
intériorisés au moyen d’éléments associés aux espaces intérieurs. C’est donc ce jeu<br />
de la relativité des aspects intérieurs et extérieurs qui renforce à la fois l’accessibilité<br />
des espaces et le sens de l’intimité. La lente progression des indications fournies par<br />
les moyens architecturaux nous permet d’entrer et de sortir d’un bâtiment sans<br />
rupture violente. […] La zone du seuil exprime la transition et la liaison entre des<br />
domaines correspondant à des responsabilités territoriales différentes. Elle offre les<br />
conditions spatiales de la rencontre et du dialogue entre des domaines de caractère<br />
différent, en tant que lieu de réconciliation où s’interpénètrent la maison et la rue, le<br />
privé et le public. » 246 .<br />
La difficulté à identifier, dans toutes leurs dimensions, tant le groupe familial et son<br />
espace public que les groupes sociaux investissant l'espace public, conduit<br />
245<br />
Gaston Bardet, Problèmes d’urbanisme, Paris, Dunod, 1941. Cité par Jean-Pierre Frey, « [Jean]-Gaston<br />
Bardet, l’espace social d’une pensée urbanistique », in Les Etudes Sociales, n° 130, 2 e semestre 1999.<br />
246<br />
Ce texte de Hertzberger est cité dans Herain Hertzberger Six architectes photographiés par Vogan Van<br />
Keuken, Milan, Electa Moniteur, 1985. Il est issu de sa collaboration avec A. Van Eyck qui l’avait appelé à<br />
rejoindre l’équipe de la revue Forum.
Hertzberger, dans la lignée de Van Eyck, à se focaliser sur le dispositif qui peut les<br />
mettre dans un contact contrôlé et graduel, à savoir le « seuil ». On note que la<br />
transition qu’il assurait est quelque peu réduite ici à sa dimension visuelle, avec des<br />
continuités de formes et de matériaux prônés pour lier la perception de l’intérieur et<br />
de l’extérieur, loin de la déclaration emphatique de J. Bakéma 247 .<br />
Alors que les architectes du Team Ten avaient déclaré initialement l’importance des<br />
« relations » à chacun des « niveaux d’association humaine », c’est finalement le<br />
seuil qui cristallise, chez eux et leurs continuateurs, cette exigence, avec pour effet<br />
de mettre l’accent sur l’opposition privé/public qu’il prétend dépasser.<br />
Georges Candilis énonce dans un article 248 paru l’année d’Otterloo une liste de<br />
préceptes pour revoir la conception de l’habitat, parmi lesquels :<br />
« (…) 3. LIBERTE FAMILIALE, FACTEUR PRIMORDIAL DE L’HABITAT<br />
Il faut rechercher des solutions entièrement nouvelles qui peuvent aider les hommes à s’adapter<br />
aux conditions changeantes de notre époque. Il faut trouver des solutions qui dans notre temps<br />
du grand nombre permettent aux individus et aux familles de sauvegarder leur identité et leur<br />
personnalité.<br />
4. CONTINUITE<br />
Les mêmes besoins fondamentaux, hier, aujourd’hui et demain. La notion de logis-abri. La<br />
notion de logis-feu-foyer. La notion logis-nature. Mais si on peut déterminer ce qui est commun<br />
à des groupes humains importants, il est impossible de saisir ce qui est particulier à chaque<br />
homme.<br />
Ainsi il est impossible de normaliser dans les logis les conceptions suivantes :<br />
- l’organisation des espaces,<br />
- la séparation des fonctions,<br />
- l’interpénétration de l’espace de l’intérieur à l’extérieur et vice versa,<br />
- la conception spirituelle et plastique,<br />
- le besoin de changement, d’addition et d’amélioration.<br />
Ce sont des conceptions indéterminées. Non normalisables. Particulières à chacun. Dans notre<br />
époque de répétition de nombres. Dans notre époque du grand nombre. Ces notions assurent<br />
la liberté familiale qui détermine la personnalité et l’identité des familles.<br />
5. MOBILITE<br />
Mais la vie familiale est intégrée dans le milieu social et « collectif », constamment changeant,<br />
en évolution permanente. C’est le seuil de son logis qui sépare ou unit ces deux conceptions :<br />
le logis (liberté familiale) + milieu social (organisation collective). C’est la plus grande réalité du<br />
seuil. Le logis dans l’organisation collective suit les cycles de la conception et de l’élimination :<br />
l’homme doit de plus en plus oublier la conception « maison de famille », pour toute sa vie, pour<br />
la conception : logis utile et flexible qui change au cours de sa vie. L’homme d’aujourd’hui<br />
occupe de plus en plus de surface : pour vivre, pour circuler, pour se distraire, pour s’instruire ».<br />
Si ce texte sanctifie une fois encore « la plus grande réalité du seuil » invoquée par<br />
Van Eyck, on note aussi qu’il interprète la distinction individuel/collectif sous l’angle<br />
des besoins particuliers et communs, afin de pouvoir différencier, pour la production<br />
et la conception, le normalisable et le non-normalisable, le fixe et l’évolutif. Candilis,<br />
Josic et Woods présentent d’ailleurs une « proposition pour un habitat évolutif », où<br />
ils mettent ainsi en avant « deux grandes familles de composants : les éléments<br />
déterminés, les éléments indéterminés ». Parmi ceux-ci figuraient, on l’aura<br />
remarqué dans leur article, « l’interpénétration de l’espace de l’intérieur à l’extérieur<br />
247<br />
« La nouvelle architecture est fondée sur un nouveau rapport entre l’espace intérieur et l’espace extérieur », J.<br />
Bakéma, « Notes sur la situation actuelle de l’architecture et de l’urbanisme », in L’Architecture d’Aujourd’hui,<br />
n° 91-92, 1960.<br />
248<br />
Extraits de G. Candilis, A. Josic et S. Woods, « Repenser le problème », in L’Architecture d’Aujourd’hui, n°<br />
87, 1959.
et vice versa » ainsi que, moins directement, l’évocation du besoin d’extension de la<br />
surface, deux points importants de l’évolution, que leur projet, circonscrit à l’intérieur<br />
du logement, ne traite pas.<br />
On retiendra de l’article de Candilis, avant de revenir plus loin sur le rôle important<br />
qu’il accorde aux terrasses privatives, cette opposition déterminé/indéterminé, en<br />
l’interrogeant comme une « idée-force de la flexibilité [en réponse aux] exigences de<br />
la vie moderne […] si complexes et changeantes » 249 .<br />
Face à cette complexité accrue, deux tendances de pensée architecturale<br />
transparaissent au tournant des années 1960 : tenter de la mettre en ordre, selon<br />
une démarche marquée par le structuralisme, ou au contraire l’exalter, en la<br />
traduisant dans des formes et espaces à géométrie complexe censée correspondre<br />
à la vie.<br />
L’une des transpositions du structuralisme à l’architecture réside dans une<br />
propension à trouver dans des jeux d’opposition binaire un mode de pensée<br />
opératoire pour le projet. A l’idée antérieure d’articuler quatre échelles urbaines, de<br />
l’habitation à la ville, se substitue progressivement, alors que s’exacerbe le hiatus<br />
entre l’individu et la société du « grand nombre », l’intention de résoudre des<br />
dualités. Le couple Indéterminé/déterminé correspond ainsi implicitement à une<br />
représentation de l’espace des pratiques individuelles face au cadre de production<br />
technique et de politique étatique du logement.<br />
Cette pensée, rapportée dans le contexte français à l’influence qu’y a eu G. Candilis,<br />
s’inscrit dans une mouvance plus large. Le colloque que le Team Ten organise à<br />
Royaumont en 1962 illustre bien l’ouverture à de nouvelles approches, celles<br />
notamment de Christophe Alexander, présent au colloque, et de Louis Kahn (1901-<br />
1974), qui y est souvent cité.<br />
Kahn, qu’on sait être plus largement reconnu en France à partir des années 1970,<br />
notamment grâce à Bernard Huet, est en fait quelque dix ans plus tôt déjà réputé, à<br />
la fois pour son architecture et sa pensée. La clarté de l’une comme de l’autre<br />
semble se correspondre, dans une même essentialité saluée par la critique 250 . Avec<br />
un discours qui apparaît en même temps rationnel et poétique, avec des formes<br />
simples qui allient logique constructive et héritage du classicisme sous un jour autre<br />
que Perret, la synthèse kahnienne touche les architectes, avec l’appui d’aphorismes<br />
autour de Form, Order, Design. Pour s’en tenir à notre sujet, c’est d’abord la notion<br />
de « structure » mise en avant par L. Kahn qui marque le Team Ten, dans la mesure<br />
où elle associe une pensée constructive et un principe d’organisation de l’espace.<br />
Les structures anthropologiques de Lévi-Strauss trouvant un écho auprès d’une<br />
partie des architectes, on peut admettre qu’ils ont à leur tour cherché plus ou moins<br />
consciemment à développer un structuralisme architectural. De même que Lévi-<br />
Strauss met en évidence l’importance d’oppositions binaires (comme le cru/le cuit ou<br />
bien le haut/le bas, etc.) dans le fonctionnement des mythes, de même des<br />
249<br />
Alan Colquhoun, Recueil d’essais critiques, architecture moderne et changement historique, Liège, Martaga,<br />
1981.<br />
250<br />
Voir par exemple, juste après Royaumont, l’article de R. et E. Katan, « Le fondamentalisme dans l’œuvre de<br />
Kahn », in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 105, décembre-janvier 1962-1963.
architectes se montrent réceptifs à celles-ci. C’est dans ce contexte qu’on peut<br />
comprendre leur intérêt pour l’opposition entre « structure servante » et « espace<br />
servi » proposée par Louis Kahn et appliquée à ses bâtiments, par exemple les<br />
Laboratoires A.N. Richards (Université de Pennsylvanie, Philadelphie, 1957-1961).<br />
Alors que cette conception avait une portée plus large, elle se voit ramenée par<br />
beaucoup à une dimension technique. Elle rejoint d’ailleurs pour partie la distinction<br />
déterminé/indéterminé de Candilis, mais également les recherches que mène<br />
Nicolas Habraken, à partir de 1960, puis dans le cadre du S.A.R. à Eindhoven qu’il<br />
dirige de 1965 à 1975. S’inscrivant dans un « structuralisme hollandais » 251 ,<br />
Habraken publie en 1961 De Dragers en de mensen (« Les structures porteuses et<br />
les hommes ») 252 . Il propose lui aussi, de faire d’une séparation d’ouvrages, en<br />
l’occurrence le Support/Infill (structure/remplissage) l’un des modes techniques de la<br />
participation des habitants à la conception et de la flexibilité de leurs logements.<br />
La formulation théorique et la schématisation de son idée ne sont pas sans rappeler<br />
le thème du « casier à bouteilles » de Le Corbusier et ses immeubles projetés pour<br />
le Plan Obus : Habraken propose de réaliser ses bâtiments selon un mode de<br />
production industrielle d’éléments de construction distinguant les éléments de<br />
« rapport immobile » et les « unités détachables, marchandise commercialisable » ;<br />
les premiers relèvent de la « communauté », les secondes de l’ «individu ».<br />
La question fondamentale de l’habitat – les relations qu’il établit entre « individu » et<br />
« communauté » - évolue pour certains, dans les années 1960, vers la recherche de<br />
nouveaux processus de production-conception. Ils visent à donner davantage de<br />
pouvoir à l’habitant et à revoir en conséquence les systèmes constructifs,<br />
décomposés en différentes familles d’éléments. Mais, s’il faut s’attarder sur les idées<br />
d’Habraken, très représentatives de ces démarches et de leur idéologie<br />
participationniste, c’est aussi en raison des notions et des schémas de conception du<br />
logement qu’il a proposés, en contribuant à valoriser les espaces entre intérieur et<br />
extérieur en terme de « marge ». Distinguant d’abord, dans un logement envisagé<br />
comme une « structure » au plan typologique et constructif, les « zones » en contact<br />
avec l’extérieur et celles qui ne le sont pas, Habraken propose ensuite de repenser la<br />
délimitation interne et externe de ces zones, en laissant des « marges » entre elles.<br />
L’ensemble des zones et des marges forme un schéma structurant un immeuble, a<br />
priori traversant et linéaire, selon des bandes parallèles, parmi lesquelles l’espace de<br />
la façade (fig. 13) 253 .<br />
Ces « marges » ont plusieurs significations. Pour Habraken, elles représentent<br />
d’abord le jeu permis par le procès qu’il prône. Il s’agit à la fois d’une marge de choix<br />
dans la typologie de l’immeuble (à coursive en façade ou à balcons et loggias) et<br />
dans les possibilités d’aménagement offertes aux concepteurs, comme aux usagers<br />
251<br />
Selon le terme de K. Frampton et J. Sautereau dans un article de Encyclopedia Universalis.<br />
252<br />
Nicolas John Habraken, né en 1928, est architecte diplômé de l’Ecole de Delft en 1955. Son ouvrage De<br />
Dragers en de mensen, Het heinde van de massawoningbouw, est traduit en anglais en 1962 : Supports, an<br />
Alternative to Mass Housing et en français en 1972. En Angleterre, le PSSHAK (Primung Support Structure and<br />
Housing Assembly Kits) applique le système du S.A.R.<br />
253<br />
En France, les travaux de N.J. Habraken sont récapitulés dans Techniques et Architecture, n° 311, octobrenovembre<br />
1976. Auparavant, L’Architecture d’Aujourd’hui, dans ses numéros de février-mars 1970 et de 1974<br />
(n° 174) en avaient donné un aperçu. L’habitat comme pratique (B. Fortier, sous la dir. de), Paris, Institut de<br />
l’Environnement, 1973, analyse la pensée de Habraken ainsi que celle de Ch. Alexander.
(« variantes » et « sous-variantes » pour le cloisonnement). Il s’agit aussi d’un<br />
dispositif de coordination modulaire. Dans cette perspective, on note que le schéma<br />
de marge tend à se concrétiser en trames dimensionnées, en formant avec les zones<br />
des grilles qui alternent bandes minces et bandes larges. Nombre d’architectes, en la<br />
justifiant aussi par l’opposition trame servante/trame servie empruntée à L. Kahn, se<br />
sont orientés vers cette pensée technique de l’espace d’habitation et de son tissu<br />
urbain. Si les villes nouvelles fournissaient déjà l’occasion d’élaborer des outils et<br />
méthodes de projet adaptés à leur échelle et à leurs objectifs urbains, le lancement<br />
en 1970 d’une politique d’ « industrialisation ouverte » par composants compatibles<br />
contribua à déplacer la réflexion vers les techniques constructives.<br />
Vouloir mettre en ordre les multiples paramètres de la conception architecturale et<br />
urbaine de l’habitat, en s’inspirant peu ou prou du structuralisme, s’est traduit par une<br />
plus grande réceptivité aux oppositions duales (privé/public, intérieur/extérieur,<br />
individuel/collectif seront celles-ci), mais aussi par une certaine confusion dans la<br />
notion même de « structure ». D’abord entendue comme une pensée sur<br />
l’organisation de l’espace, elle dérive finalement vers une polarisation sur les<br />
structures porteuses, comme un support collectif devant permettre les<br />
individualisations.<br />
L’idée de « marge » pouvait concerner les espaces intermédiaires. Mais le fait de<br />
l’associer à une réflexion sur les techniques constructives l’a cantonnée plutôt dans<br />
le bâtiment lui-même. Dès lors, elle rencontre notre sujet en ayant contribué à faire<br />
émerger le thème de l’espace de la façade, qui recouvre plusieurs questions :<br />
extension de la surface du logement, personnalisation, incorporation à la fois intime<br />
et urbaine des balcons et loggias, transition visuelle (intérieur/extérieur, échelles<br />
domestique et urbaine) et climatique 254 .<br />
L’impact du thème de l’espace-façade à partir du milieu des années 1960 est l’un<br />
des indices de la montée de l’exigence de dispositifs de transition entre le logement<br />
et l’espace extérieur, de moins en moins rapporté à une idée de communauté. Celleci<br />
était encore débattue en 1962 à Royaumont, où Christopher Alexander vient<br />
présenter ses travaux publiés l’année suivante sous le titre Communauty and<br />
Privacy 255 . Mais déjà, comparée aux approches antérieures du Team Ten, on pouvait<br />
remarquer que sa notion de communauté concernait davantage, à l’instar de la<br />
« société de pièces » de Kahn, l’organisation interne de l’habitation, où lui aussi<br />
distingue deux catégories d’espace : les zones et leurs articulations, soit joints ou<br />
locks (fig. 13). Parmi ces zones, Alexander affirmera, après avoir analysé des<br />
habitats traditionnels et notamment péruviens, l’importance des patios intérieurs.<br />
254<br />
A la fin des années 1970, plusieurs recherches vont dans ce sens, notamment pour le PUCA en 1978 ; Michel<br />
Rémon, La façade épaisse (éditée en 1980) ou Alain Rénier, Les lieux de la façade. Suivra ensuite Domus<br />
demain, où Yves Lion et François Leclerc proposeront la « bande active », plaçant en mince redoublement de<br />
façade les pièces humides ainsi éclairées et rationalisées quant à la construction et l’entretien des canalisations.<br />
255<br />
Christopher Alexander, né à Vienne en 1936, mathématicien et architecte diplômé à Cambridge , vit aux<br />
Etats-Unis depuis 1958. Il y rencontre un autre émigré, depuis 1940, Serge Charmayeff (1900-1996) avec qui il<br />
soutient un doctorat (« Shape of communauty : realization of human potential ») et le publie (Communauty and<br />
Privacy, New York, Doubleday, 1963). Puis il publie seul Notes on the synthesis of Form, Cambridge,<br />
Massachusets, Harvard University Press, 1964, traduction Dunod, 1971, et notamment A Pattern Language,<br />
New York, Oxford University Press, 1977.
A la différence de Kahn et de Habraken, Alexander ne cherchera pas à référer la<br />
conception à des principes de structure et de géométrie, mais plutôt à une sorte de<br />
répertoire de modèles spatiaux correspondant à différentes pratiques de l’habitat et<br />
de lieux publics. Il propose ainsi, progressivement, 278 modèles (patterns),<br />
constitutifs d’un langage, puisqu’il fait de la démarche de conception un Pattern<br />
Language. Parmi ces modèles, l’un des premiers qu’il définit, en écho implicite aux<br />
« marges », est le thick wall pattern, modèle du « mur épais », permettant « aux<br />
habitants d’individualiser leurs murs par des sièges près des fenêtres, des niches,<br />
des étagères, des placards, des rangements, etc. » 256 . D’autres modèles, qui peuvent<br />
aussi illustrer sa notion de joint, concernent directement la transition<br />
intérieur/extérieur, comme ceux qu’il intitule « espace de la fenêtre », « espace de<br />
jeu long et continu », « lieux en bordure des bâtiments » 257 , « transition pour<br />
l’entrée » 258 ou un « escalier est une scène ».<br />
L’idée que la conception architecturale puisse être assimilée à l’utilisation d’un<br />
langage est l’un des avatars de l’influence du structuralisme sur les architectes, en<br />
l’occurrence celle du structuralisme linguistique. Les travaux de l’Américain Noam<br />
Chomsky entre autres, depuis Structures syntaxiques (1957) jusqu’à Le langage et la<br />
pensée (1968) en particulier, contribuent à cette influence, évidente dans une partie<br />
de la recherche architecturale, axée sur la sémiotique, mais moins effective dans la<br />
production proprement dite et en tout cas peu probante, sous diverses variantes des<br />
systèmes combinatoires.<br />
En tant que méthodologie du projet, le langage des modèles d’Alexander a eu peu<br />
d’impact dans le milieu architectural français. Certains de ses modèles publiés par<br />
les revues ont pu par contre corroborer le discours qui s’attache au début des<br />
années1970 de plus en plus à la notion de transition, comme in le reverra. Sa<br />
thématique initiale des joints s’est précisée au travers de plusieurs modèles de<br />
relations intérieur/extérieur, ceux qui apparaissent plus particulièrement choisis par<br />
l’article cité de L’Architecture d’Aujourd’hui en 1974.<br />
Pour conclure sur la volonté de mise en ordre « structuraliste » des données de la<br />
conception telle qu’envisagée par nombre d’architectes autour de 1970, on retiendra<br />
d’abord que le terme de « structure » a tendu à dériver vers un excès de réification<br />
géométrique et constructive, avec une certaine propension aux trames « servantes »,<br />
« marges », « joints » ou « bandes ». Tous ces espaces intercalaires procéderaient<br />
de deux genres de raisons, combinés ou non : donner des possibilités de<br />
personnalisation face aux cadres normatifs, assurer une transition entre l’intérieur et<br />
l’extérieur. Ces deux soucis traduisent le rabattement de la question de l’articulation<br />
des niveaux d’association humaine sur des conceptions plus concrètes et marquées<br />
par la perception d’une bipolarisation montante : des exigences individuelles face à<br />
la société de masse. L ‘idée d’oppositions binaires est l’autre conséquence à retenir<br />
de la diffusion de la pensée structuraliste : elle imprègne fortement le renouvellement<br />
du discours architectural au moment de la réforme totale de l’enseignement des<br />
256<br />
Ch. Alexander, « Thick wall pattern », in Architectural Design, février 1968, traduction dans L’Habitat<br />
comme pratique, op. cit.<br />
257<br />
« Faire des abords de bâtiments, des espaces de connexion et de transition entre l’intérieur et l’extérieur, en<br />
aménageant des allées, des sièges et des arcades », d’après le résumé de quelques modèles publié dans<br />
L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 174, 1974.<br />
258<br />
« Créer un espace entre la rue et la porte de devant dans lequel la lumière, les sons, l’orientation, le niveau, la<br />
vue, tout contribue à créer un espace de transition entre le public et le privé ». Ibid.
Beaux-Arts. L’une des voies envisagées pour résoudre ces oppositions sera de<br />
développer des notions d’articulation ou de médiation.<br />
Alors qu’une partie de la réflexion architecturale s’ouvre à la pensée structuraliste<br />
pour mettre de l’ordre dans la complexité des données, une autre a tenté à l’inverse<br />
d’exploiter le potentiel formel et spatial que celle-ci recelait a priori.<br />
Jean Renaudie (1925-1981, architecte diplômé en 1958, année de constitution de<br />
l’Atelier de Montrouge qu’il rejoint alors) développe une pensée qu’on peut affilier<br />
pour partie au Team Ten, notamment de par sa définition de la ville : « la ville est une<br />
combinatoire où, à tous les échelons d’organisation, s’établissent sur une structure<br />
complexe des phénomènes de communication dans tous les sens ». Il investit plus<br />
particulièrement la notion de complexité : « il ne peut y avoir de bonne solution que<br />
dans la mesure où elle tient compte d’une certaine complexité, car les relations<br />
sociales en milieu urbain ne sont jamais simples et jamais juxtaposées les unes aux<br />
autres. Elles s’interpénètrent et se superposent. » 259 .<br />
Un tel propos semble faire écho à celui des Smithson, qui, certes très loin de la<br />
réalité de leurs projets, avaient décrit leurs rues-en-l’air comme « un continuum<br />
complexe, connecté au sol quand cela est nécessaire au fonctionnement de chaque<br />
niveau d’association ; notre hiérarchie associative ondule dans un flux continu<br />
représentant la véritable complexité des rapports humains ». Ce terme d’ondulation<br />
également, dans une perspective métaphorique sinon effectrice, implique la forme<br />
donnée aux bâtiments et à leurs decks, comme en témoignent Golden Lane et Robin<br />
Hoods Garden, où elles s’incurvent légèrement. Plus nettement, Emile Aillaud (1902-<br />
1988), avec Les Courtillères (Pantin, 1958-1964) puis La Grande Borne (Grigny,<br />
1964-1971), accentue l’idée d’une ondulation morphologique configurant une rue<br />
plus urbaine. Ses immeubles serpentent en alternant rapprochement et éloignement<br />
de façon à suggérer « un urbanisme de la vie privée » 260 .<br />
Chez Aillaud, à la différence des conceptions des Smithson où la rue s’incorpore en<br />
l’air aux immeubles ainsi reliés, elle sort de ceux-ci, même avec le propos d’une<br />
urbanité plus intime, en retrouvant sa position traditionnelle au pied des bâtiments.<br />
Aillaud revendique pour les grands ensembles « la complexité des agglomérations<br />
anciennes faites de hasards, d’accident », leurs « conditions d’une vie<br />
harmonieuse », avec « des replis, des clôtures, des ouvertures et des enclos<br />
auxquels chacun s’adapte, se modèle et s’attache ». Il propose de les transposer en<br />
« lieux » favorables « à la complexité organique de la vie, mentale et affective » 261 .<br />
Mais ses réalisations aux façades planes et peu percées, ne remettent pas en cause<br />
la frontière nette entre le logement et l’espace public. Ce qu’il recherche plutôt, c’est<br />
un retour au pittoresque de la rue en faisant varier l’écartement entre les immeubles<br />
et leur forme linéaire avec pour objectif : « Il importe de créer des ‘’lieux ‘’ qui<br />
individualisent la collectivité en permettant à un enfant, par exemple, de rattacher ses<br />
émotions au choc psychologique d’un paysage, à l’apparent désordre d’une<br />
259<br />
Ces textes de J. Renaudie sont publiés notamment par L’Architecture d’Aujourd’hui dans les numéros 138<br />
(1968), 146 (« Pour une connaissance de la ville », 1969), 196 et 285 (1993, notamment « Complexité, éléments<br />
de théorie »). Parmi les ouvrages commentant sa pensée, Renaudie, la logique de la complexité, publié en 1992<br />
par l’I.F.A.<br />
260<br />
Emile Aillaud, « Un urbanisme de la vie privée », in Techniques et Architecture, 4 e série, 1961, article<br />
introductif d’un numéro sur les grands ensembles ainsi critiqués d’emblée.<br />
261<br />
Ibid.
architecture qui évoque un organisme vivant. Il faut que l’individu se sente moins<br />
seul, qu’il échappe à la ségrégation qu’impose l’aspect géométrique d’une<br />
construction. » 262 .<br />
Individualisation de l’espace collectif : nous ne sommes pas encore dans une<br />
perspective de résidentialisation, mais dans l’idée que complexifier les formes, selon<br />
l’antienne de l’évocation d’un organisme vivant, donnera le sentiment d’une<br />
collectivité échappant à la répétitivité morne et anonyme qu’engendrent les grands<br />
ensembles rectilignes.<br />
La notion de « lieu », reprise plusieurs fois dans les deux articles d’Aillaud,<br />
commence ainsi à gagner les architectes français vers 1960. Elle est associée chez<br />
lui à une nécessaire complexification des formes, pour rendre plus intime et varier la<br />
configuration des espaces verts et des rues par des immeubles sinueux, mais aux<br />
plans normaux.<br />
Bien que son architecture soit tout à fait différente, on retrouve à la même époque un<br />
plaidoyer pour la complexité, avec un argumentaire pour partie analogue, chez Jean<br />
Renaudie : « Reconnaître et admettre la complexité de l’organisation de la ville dans<br />
la pratique de l’architecture c’est, pour moi, attribuer à l’architecture le rôle de<br />
satisfaire la diversité humaine » 263 . Même si Renaudie est ouvert aux idées<br />
communistes, on note qu’il se soucie d’abord des différences individuelles. En cela, il<br />
rejoint un renversement de tendances se manifestant à partir des années 1960 :<br />
l’idée de « communauté », quête de deux décennies précédentes, s’efface du<br />
discours qui s’oriente davantage vers la question des diversités et évolutions<br />
individuelles. Sur un rythme d’environ 500 000 logements sociaux par an, la<br />
production de masse à son apogée, dans les grands ensembles, puis dans les villes<br />
nouvelles, rend de plus en plus insaisissable toute notion de collectivité. A l’inverse,<br />
l’individu est mis de plus en plus en avant : la diffusion du confort dans le logement<br />
de chacun, la société de consommation, les erreurs des grands ensembles perçues<br />
dès la fin des années 1950, ainsi que le développement des sciences humaines<br />
contribuent à reconsidérer la dialectique des dimensions collectives et individuelles à<br />
partir de celles-ci.<br />
Un tel glissement est particulièrement évident chez Renaudie, qui plaide en faveur<br />
d’une diversification des logements par l’intérieur de chacun d’eux, rendus tous<br />
différents les uns des autres pour une meilleure appropriation active : « l’inattendu, la<br />
découverte, la diversité dans l’organisation des formes du logement sont des<br />
conditions favorables pour que nous devenions acteurs, et il ne peut y avoir de<br />
perception de l’espace autrement que dans l’action. L’importance de la diversité à<br />
l’intérieur du logement, favorisant son appropriation, grandit avec le fait que celle-ci<br />
est appliquée à l’ensemble, et fait en sorte que tous les logements sont différents les<br />
uns des autres et non plus conçus sur le principe de l’appartement-type. […] Il faut<br />
que chaque logement joue son rôle dans l’organisation de l’ensemble. C’est la<br />
combinaison des maisons entre elles qui a créé les villages que l’on trouve<br />
agréables, intéressants, sympathiques. L’organisation de nos logements est toujours<br />
fonction de celui d’à côté. Il ne s’agit ni de logement-type, ni de juxtaposition… mais<br />
de faire en sorte que chaque logement trouve sa place parmi les autres en<br />
262<br />
Emile Aillaud, in « Points de vue d’architectes », Techniques et Architecture, 19 e série, n° 2, mars/avril 1959.<br />
263<br />
In « Complexité, éléments de théorie », op. cit. note 259.
influençant l’organisation de l’ensemble qui, elle-même, résonne sur celle interne, du<br />
logement. Chaque logement s’imbrique, se projette, sur les autres et s’organise en<br />
fonction de l’environnement du reste de la ville.» 264 .<br />
Cette imbrication variée passe pour Renaudie par une complexification formelle des<br />
trames, comme en témoigne l’évolution de ses projets (fig.14), sous l’influence<br />
notamment des métabolistes japonais, de R. Pietilä et de F. Gehry. Elle se traduit par<br />
un renouvellement du pittoresque 265 de la ville historique, mais ses décrochements,<br />
creusements et saillies ont aussi pour but de multiplier les formes de terrasses<br />
privatives à donner à chaque logement.<br />
La maîtrise de la complexité urbaine est l’un des mythes des années 1960 auquel les<br />
architectes-urbanistes se sont efforcés de répondre, en ne pouvant éviter d’être<br />
réducteurs. Leurs propositions de trames urbaines diversifiées, tendanciellement<br />
marquées par un excès de systématisation combinatoire d’ordre technique et/ou<br />
morphologique, ont peu connu de réalisations à grande échelle. Elles ont plutôt eu<br />
des incidences sur la conception de l’immeuble, complexifié dans ses relations avec<br />
l’espace extérieur immédiat.<br />
Au sein des sciences humaines est en train de se constituer en France, à la même<br />
époque, une discipline qui s’intitule « sociologie urbaine ». Si Paul-Henry Chombart<br />
de Lauwe en est le principal initiateur, c’est le philosophe et sociologue Henri<br />
Lefebvre (1901-1991) qu’il faut retenir comme celui qui a cherché à saisir la<br />
complexité urbaine, avec des publications ayant trouvé un écho important auprès<br />
des architectes.<br />
Attiré par plusieurs disciplines dont la linguistique, mais rejetant le structuralisme,<br />
Lefebvre est d’abord connu comme un penseur marxiste, ou plutôt « marxien » ainsi<br />
qu’il se définit lui-même après son exclusion du parti communiste en 1958. Dans<br />
cette optique, il s’intéresse à la ville comme production sociale et aux « phénomènes<br />
d’urbanisation », à partir de 1960, avec d’abord une réflexion sur la vie ouvrière à<br />
Mourenx, ensemble urbain réalisé par la SCIC pour les gaziers de Lacq. 1963<br />
officialise en quelque sorte pour lui le démarrage de la sociologie urbaine, puisqu’il<br />
crée à l’Institut de sociologie de Strasbourg un enseignement de cette discipline 266 et<br />
qu’il fonde et préside l’Institut de sociologie urbaine, dont font notamment partie<br />
Nicole Haumont et Henri Raymond. Nous sommes en effet à l’époque de l’essor des<br />
contrats d’études, avec entre autres le CRU, la DAFU, l’IAURP.<br />
Attentif à la vie quotidienne et soucieux de ne pas être « témoin et juge extérieur à la<br />
vie », Henri Lefebvre essaye de définir la distance à laquelle la philosophie doit se<br />
placer : « ni trop loin, ni trop près : à bonne distance » 267 .<br />
Dans ce positionnement proposé à la philosophie, on retrouve, comme en écho<br />
homologique, celui que s’est constamment cherché la sociologie, entre micro- et<br />
macrosociologie. En outre, cet aphorisme signifie, s’agissant de Lefebvre, qu’il prône<br />
264<br />
Ibid<br />
265<br />
Il faut d’ailleurs noter que, parmi les catégories du pittoresque telles qu’elles ont été développées en<br />
Angleterre, l’une est justement nommée Intricacy (d’après Philippe Gresset).<br />
266<br />
Pour un aperçu sur ce cours voir les articles de Maïté Clavel et Michèle Jolé, anciennes étudiantes, dans<br />
Urbanisme, n° 319, juin/juillet 2001, où d’autres hommages à Henri Lefebvre sont également publiés.<br />
267<br />
Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, 2 e éd., 1958.
un juste équilibre entre point de vue théorique abstrait et observation concrète du<br />
terrain, dans la banalité des faits.<br />
Il s’agit aussi pour lui, grâce à un recul suffisant, d’avoir la possibilité de multiplier et<br />
croiser les regards : ceux de la philosophie, de la sociologie, de l’anthropologie, de<br />
l’histoire et du marxisme dans son cas. Ainsi, cette bonne distance intermédiaire<br />
serait celle qui permettrait une interdisciplinarité qui conviendrait pour appréhender la<br />
dialectique de « l’échelle individuelle » et de « l’échelle sociale et nationale » 268 .<br />
D’une certaine façon, on serait tenté de dire que la notion émergente d’espace<br />
intermédiaire a à voir, sur un plan métaphysique, avec la quête d’un espace<br />
interdisciplinaire, terrain de recouvrement et de convergence, tant théorique que<br />
méthodologique, que cherchent les différentes disciplines impliquées par l’urbain.<br />
Henri Lefebvre s’intéresse aux approches théoriques des architectes et des<br />
urbanistes. Il critique la Charte d’Athènes et apprécie notamment Kevin Lynch ainsi<br />
que Christopher Alexander. Il se réfère aussi à des « notions méthodologiquement<br />
déjà connues : dimensions, niveaux. Ces notions permettent d’introduire un certain<br />
ordre dans les discours confus concernant la ville et l’urbain » 269 . Sans les citer,<br />
Lefebvre fait probablement allusion aux « niveaux d’association humaine » avancés<br />
par le Team Ten et aux « échelons communautaires » de G. Bardet, que Auzelle et<br />
Gutton amendent alors ainsi : individu, famille, groupe, communauté 270 . Lefebvre<br />
quant à lui propose trois niveaux, qu’il nomme global (G), mixte (M) et privé (P).<br />
Le niveau global est celui où s’exerce le pouvoir étatique, dont les idéologies et<br />
stratégies se projettent sur l’espace institutionnel (aménagement du territoire,<br />
infrastructures, urbanisme, édifices publics non communaux). « Le niveau M (mixte,<br />
médiateur ou intermédiaire) c’est le niveau spécifiquement urbain. C’est celui de ‘’ la<br />
ville ‘’ […] : rues, places, avenues, édifices publics […] forme en rapport avec le site<br />
(l’entourage immédiat) […]. Cet ensemble […] offre l’unité caractéristique du ‘’ réel ‘’<br />
social, le groupement ». Enfin, le niveau privé correspond aux différentes formes de<br />
logement, Lefebvre insistant sur la nécessité de bien distinguer l’habiter et l’habitat.<br />
Sous cette dernière notion, qu’il juge réductrice, il incrimine à la fois le<br />
fonctionnalisme « restreignant ‘’l’être humain‘’ à quelques actes élémentaires », et<br />
l’influence de l’Ecole de Chicago : en ne mettant en avant que « la famille, le groupe<br />
des voisins et des ‘’relations primaires’’, elle a contribué à faire négliger l’importance<br />
de « la demeure et l’habiter ».<br />
Du point de vue du thème traité ici, l’apport de Lefebvre est pluriel. D’abord, il a mis<br />
l’accent sur un niveau « mixte » ou « intermédiaire » correspondant à la vie<br />
quotidienne urbaine dans des espaces de proximité tels que la rue. Cette réflexion va<br />
dans le sens des enquêtes et observations alors menées dans les grands<br />
ensembles, avec une stigmatisation de l’absence de tels lieux. Elle a aussi à voir<br />
avec une influence de la philosophie également décelable chez quelques architectes,<br />
comme Gian Carlo de Carlo, qui se réfère au Lebenswelt (le monde concret vécu et<br />
268<br />
Ibid.<br />
269<br />
Henri Lefebvre, La révolution urbaine, Paris, NRF Gallimard, collection Idées, 1970, chapitre IV : « Niveaux<br />
et dimensions ».<br />
270<br />
En 1966-1967, Robert Auzelle et André Gutton ont ainsi nommé les travaux qu’ils dirigent au Séminaire<br />
Tony Garnier et publient : Séminaire et atelier Tony Garnier, Cahier 66-67, l’espace et l’individu, la famille, le<br />
groupe, la communauté, Paris, E.N.S.B.A., 1969.
les formes de l’usage) de Husserl 271 . Plus simplement, c’est bien la notion de « vie<br />
quotidienne » qui mobilise la sociologie urbaine et fait débat parmi ses courants,<br />
notamment celui de Paul-Henry Chombart de Lauwe, qui s’oppose à celui de<br />
Lefebvre. L’approche de ce dernier est plus ancrée dans la philosophie et dans une<br />
pensée dialectique.<br />
Celle-ci représente l’autre aspect des travaux de Lefebvre qui ont marqué la réflexion<br />
architecturale axée sur ma mise en relation des espaces. Estimant que la pensée a<br />
été dominée par la logique cartésienne, attachée au « constat des cohérences »,<br />
Henri Lefebvre a en effet prôné « la pensée dialectique et l’analyse des<br />
contradictions » pour comprendre le « phénomène urbain ». Elles concernent dans<br />
leur ensemble l’opposition du « planifié » et du « spontané ». Au « niveau global », à<br />
la « rationalité urbanistique » et à la ville planifiée s’oppose l’urbain ; mais également,<br />
à l’habitat nommé s’oppose « l’habiter », consubstantiel à « l’être », selon la<br />
« méditation métaphilosophique » qu’il attribue à Nietzsche, Heidegger et Hölderlin.<br />
De cette investigation ontologique, il retient que « l’être humain […] est<br />
contradiction : désir et raison, spontanéité et rationalité. […]. A cet ‘’ être humain ‘’<br />
ambigu ; […] comment offrir une ‘’demeure ‘’ ? […]. Comment exprimer<br />
architecturalement et urbanistiquement cette situation […] ? » 272 . H. Lefebvre donne<br />
quelques pistes opératoires, en proposant de distinguer et différencier les « propriété<br />
topologiques de l’espace urbain » selon trois dimensions :<br />
- la symbolique (relative aux « monuments » et « institutions », et donc aux<br />
« idéologies »)<br />
- la paradigmatique, ensemble ou système d’oppositions<br />
- La syntagmatique, enchaînements (parcours).» 273 .<br />
Lefebvre, capteur, passeur et éveilleur d’idées, a été l’un de ceux qui, comme par<br />
exemple Umberto Eco, ont envisagé de transposer les concepts de la linguistique à<br />
l’architecture et à l’urbanisme. De fait, le syntagme a donné un éclairage nouveau et<br />
espéré plus scientifique au thème architectural du parcours, des séquences spatiales<br />
et de leur enchaînement, au moment d’ailleurs où se développait, comme on l’a vu,<br />
la notion de « transition ».<br />
Quant aux oppositions, Lefebvre en donne un aperçu significatif dans le même<br />
ouvrage 274 :<br />
« - le privé et le public ;<br />
- le haut et le bas ;<br />
- l’ouvert et le clos ;<br />
- le symétrique et le non-symétrique ;<br />
- le dominé et le résiduel, etc. ».<br />
Dans cette liste hétérogène, on retrouve des traces de la sociologie urbaine, de<br />
l’Anthropologie structurale, sans doute aussi de la Poétique de l’espace selon<br />
271<br />
Cette influence apparaît dès le congrès d’Otterlo en 1959, où De Carlo présenta ses réalisations à Matera<br />
(1954-1997). Voir L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 332, janvier-février 2000, p. 73.<br />
272<br />
La révolution urbaine, op. cit. note 269, pp. 114-116.<br />
273<br />
Ibid, p. 118.<br />
274<br />
Il ne s’agit pas de dire ici que La révolution urbaine est l’ouvrage le plus fondamental de Lefebvre. La plupart<br />
de ses idées sont aussi présentes dans d’autres ouvrages, mais celui-ci a connu un certain impact dans les U.P.<br />
d’Architecture, puisque paru alors qu’elles se créaient.
Bachelard et de « l’espace résiduel » de Venturi, ainsi que des « luttes urbaines »<br />
comme on les appelait alors. D’ailleurs, Lefebvre définit son niveau M (« mixte » ou<br />
« intermédiaire ») essentiellement comme « lieu et terrain où des stratégies<br />
s’affrontent », celles du global et du local. Une telle définition ne va pas dans le sens<br />
d’une concrétisation tangible de la notion d’espace intermédiaire . De fait, H.<br />
Lefebvre a pu inspirer les discours de l’espace intermédiaire plus que sa conception.<br />
Il en va de même pour sa dialectique de l’habitat et de l’habiter, ce dernier procédant<br />
à son tour de la nature humaine conflictuelle : ces phénomènes dialectiques, cette<br />
fois plus éclairés à l’échelle domestique qu’urbaine, ont connu des répercussions<br />
essentiellement sur le discours de la conception.<br />
La « contradiction » et l’ « ambiguïté », qui caractérisent l’être humain selon<br />
Lefebvre, n’ont pas été particulièrement interrogées plus avant par lui en ces termes,<br />
alors qu’elles l’ont été par des théoriciens de l’architecture.<br />
C’est d’abord Aldo Van Eyck qui, à Royaumont en 1962, reprend son idée d’inbetween<br />
: « I identify architecture with the in-between realm […]. Its ambiguity is a<br />
kind I should like to see transposed in architecture […]. I am concerned with<br />
ambivalence, not with equivalence ». Cette notion d’ambiguïté n’apparaît cependant<br />
pas assez explicitée et en tout état de cause est elle-même ambiguë, puisqu’il<br />
ajoute : « l’architecture devrait être conçue comme un assemblage d’espaces<br />
intermédiaires clairement délimités. Cela n’implique pas nécessairement une<br />
transition perpétuelle ou une hésitation permanente sur le lieu et le moment. Au<br />
contraire, cela signifie une rupture avec la conception contemporaine (disons la<br />
maladie) de la continuité spatiale et avec la tendance à effacer toute articulation<br />
entre les espaces, c’est-à-dire entre l’intérieur et l’extérieur, entre un espace et un<br />
autre (entre une réalité et une autre). Au lieu de cela la transition doit être articulée<br />
en utilisant des espaces intercalaires bien définis permettant de prendre<br />
simultanément conscience de ce qui caractérise chaque côté. Dans cette optique un<br />
espace intercalaire fournit le terrain commun grâce auquel des extrêmes<br />
incompatibles peuvent encore devenir des phénomènes doubles. » 275 .<br />
A.Van Eyck réaffirme donc que la transition n’a rien à voir avec l’ouverture et la<br />
continuité visuelle entre intérieur et extérieur telles que la prône le Mouvement<br />
moderne, mais sans approfondir la notion d’ambiguïté qu’il revendique. C’est Robert<br />
Venturi, dans son fameux livre cité précédemment, qui s’en fera le héraut. Après<br />
avoir travaillé chez Louis Kahn et Eero Saarinen, puis avoir réalisé plusieurs projets<br />
sur ce principe, il le théorise et le publie donc en 1966. Cet ouvrage très lu met en<br />
fait en avant deux façons de complexifier l’architecture en jouant sur des<br />
contradictions : il préconise, d’une part, de concevoir des éléments à « double<br />
fonction » ou à « plusieurs niveaux de signification » ; il s’attache, d’autre part, aux<br />
« tensions » produites par les plans selon qu’ils sont conçus « en partant de<br />
l’extérieur vers l’intérieur, aussi bien que de l’intérieur vers l’extérieur ». Ainsi, pour<br />
lui, « l’architecture apparaît à l’intersection des forces intérieures et extérieures<br />
d’utilisation et d’espace. Les forces internes et les forces l’environnant sont à la fois<br />
générales et particulières, génériques et occasionnelles. L’architecture, comme le<br />
mur qui sépare l’intérieur de l’extérieur, devient à la fois l’expression dans l’espace et<br />
275<br />
Architectural Design 12, vol. XXXII, décembre 1962, p. 560. Cité par Robert Venturi, Complexity and<br />
Contradiction in Architecture, New York, The Museum of Modern Art, 1966, et traduit ainsi dans l’édition<br />
française De l’ambiguïté en architecture, Paris, Dunod, 1976 (cf note 172).
le théâtre de cet affrontement. Et par la mise en évidence de la différence entre<br />
l’intérieur et l’extérieur l’architecture débouche […] sur l’urbanisme ».<br />
Ce qui est donc proposé par Venturi, dans la lignée de Wright et Aalto, c’est une<br />
méthode de projet pour concevoir globalement l’espace interne d’un bâtiment et sa<br />
relation au site, en exploitant leurs dualités et la complexité ainsi induite. Une telle<br />
démarche, même si elle ne s’y oppose pas, n’implique pas nécessairement de<br />
formaliser des entre-deux, comme le propose Van Eyck.<br />
Les parentés, mais aussi la diversité des méthodes architecturales face à la<br />
complexité des facteurs qu’elles cherchent à mettre en ordre vers la fin des années<br />
1960, peuvent encore être illustrées par les publications de Amos Rapoport qui,<br />
même si elles ont été plus contestées pour son approche jugée trop déterministe,<br />
n’en ont pas moins contribué à ouvrir le débat. Ce professeur d’architecture est<br />
connu pour avoir proposé, plus à partir des démarches de la géographie humaine<br />
que de l’anthropologie, d’ordonner les besoins fondamentaux, les facteurs<br />
socioculturels et les facteurs « modifiants » (climat, matériaux, technique) de<br />
l’habitation. Parmi ces besoins, « le besoin d’une stimulation et d’une satisfaction<br />
sensorielles, et donc le besoin d’une complexité visuelle et sociale de<br />
l’environnement, semble constant chez l’homme et chez l’animal » 276 . Complexité et<br />
ambiguïté (on remarquera la proximité de ce titre avec celui de Venturi publié un an<br />
plus tôt) sont donc à nouveau conviées, mais en termes de besoins personnels à<br />
présent.<br />
Au tournant des années 1960, alors qu’elle fait aussi l’objet de recherches dans<br />
d’autres disciplines dont les mathématiques, la « complexité » apparaît dans<br />
plusieurs écrits et paroles d’architectes. Du point de vue de leurs doctrines, on peut<br />
considérer l’émergence de cette notion comme un avatar de l’évolution des idées<br />
émises par la mouvance du Team Ten autour des « relations » spatiales et sociales.<br />
Les prises de position en faveur de la complexité représentent l’une des mises en<br />
cause des séparations fonctionnalistes prônées par la Charte d’Athènes et fondent<br />
les idées d’interpénétration d’espaces alors proposées. Mais ces propositions sont<br />
tiraillées entre la grande échelle urbaine (elles visent à contrer l’excès de<br />
systématisme des projets de méga-structures tramées) et l’échelle domestique, voire<br />
corporelle.<br />
Différents travaux de sciences humaines sensibilisent en effet des architectes à<br />
l’espace qui se développe à partir du corps : l’espace péri-corporel et la distance<br />
critique que suggère la proxémique d’Edward Hall, l’Expérience émotionnelle de<br />
l’espace (P. Kauffman) ou l’Image du corps (Schilder) viennent notamment après la<br />
Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, renforcer l’idée d’un espace<br />
labile et complexe se construisant à partir de l’individu 277 .<br />
276<br />
Idée avancée par Amos Rapoport et Robert Kantor, « Complexity and Ambiguity in Environmental Design »,<br />
Journal of the AIP, XXXIII, n°4, juillet 1967, pp. 210-221, et citée par Rapoport, House, form and culture,<br />
Englewood clifs N.J., Prentice Hall, 1969. Traduction française Pour une anthropologie de la maison, Paris,<br />
Dunod, 1972.<br />
277<br />
Edward T. Hall, the Hidden Dimension, New York, 1966, trad. française La dimension cachée, Paris, Le<br />
Seuil, 1971.Pierre Kauffman, L’expérience émotionnelle de l’espace, Paris, Vrin, 1 ère édition 1967. Paul Schilder,<br />
The Image and Appearance of the Human Body, I.U.P., 1950, trad. française L’image du corps, Paris, Gallimard,<br />
1968.
prolongements individuels<br />
Le déplacement de la pensée sur l’espace davantage reconsidéré par rapport à ses<br />
pratiques individuelles que par rapport à une « communauté » de plus en plus<br />
difficile à cerner, s’avère également au sein de cette autre mouvance déjà proposée<br />
ici : celle qu’on peut affilier à G. Bardet et L.-J. Lebret, avec R. Auzelle et P.-H.<br />
Chombart de Lauwe comme figures majeures autour de 1960. Comme celle du<br />
Team Ten, nous l’avions vu avec ses « niveaux d’association », cette mouvance<br />
s’intéresse initialement aux « échelons communautaires ». Elle aussi aura tendance<br />
à réduire cette question, pour se cantonner plutôt à l’intérieur du logement. Elle le<br />
fera d’autant plus qu’elle cherche à répondre aux exigences de la production de<br />
masse, axée sur le logement proprement dit et son confort.<br />
On peut d’ailleurs établir un parallèle entre les programmes théoriques d’habitat<br />
étudiés par des architectes et les questions que leur posent des sociologues : on y<br />
constate une évolution vers la « cellule-logement » 278 , dont le confort et le<br />
fonctionnement ne sont plus envisagés qu’à l’intérieur du logis.<br />
Juste après la guerre, l’habitation était encore imaginée dans un lien de<br />
complémentarité avec des services communs extérieurs : « chaque fonction de<br />
l’habitation, chacune des activités qui s’y rattachent, peuvent s’exercer partiellement<br />
ou totalement, soit dans l’habitation individuelle, soit dans un service commun à<br />
plusieurs logements : elles peuvent également sortir du cadre familial et faire l’objet<br />
d’un service extérieur, plus ou moins spécialisé et indépendant. Pour le lavage du<br />
linge, par exemple, on peut avoir la buanderie familiale, la buanderie commune<br />
comme on allait autrefois au lavoir ; enfin, ce service peut être effectué par un<br />
industriel spécialisé.» 279 . Il s’agissait dans une période de difficultés économiques,<br />
de trouver des solutions pour assurer le confort à tous, plus que d’un encouragement<br />
aux pratiques communautaires encore que l’allusion au lavoir le laisse entrevoir. Peu<br />
à peu jusqu’aux années 1960, une telle idée de lien à une communauté de proximité<br />
disparaîtra des programmes fonctionnels proposés successivement par les<br />
architectes 280 .<br />
De la sociologie de l’habitat que développe Paul-Henry Chombart de Lauwe se<br />
dégage la même tendance. Dans son fameux ouvrage Famille et habitation 281 , les<br />
deux derniers chapitres traitent des « tendances actuelles des architectes »,<br />
retranscrites sous forme d’entretiens avec quelques architectes plutôt « modernes » :<br />
M. Bataille, A. Debaecker, M. Ecochard, A. Hermant, M. Lods, Ch. Perriand, G.H.<br />
Pingusson, A. Prieur, A. Wogenscky, B.Zehrfuss. Les questions qui leur sont posées<br />
concernent principalement l’aménagement du logement eu égard aux « besoins »,<br />
avec une seule évocation de leur dimension collective : « 1) à quels besoins d’une<br />
famille doit en principe répondre le logement y compris les besoins d’ordre collectif ?<br />
278<br />
Jacques Dreyfus et Jean Tribel (sous la direction de), « La cellule-logement », Cahier de CSTB, 48-382, 1961.<br />
279<br />
Maurice Crevel, « Le programme de l’habitat », in Œuvres et maîtres d’œuvre : les architectes au service de<br />
la Reconstruction, Paris, S.A.D.G., sd (1945).<br />
280<br />
Outre celui de M. Crevel, on peut citer ceux de R. Auzelle, F. Dumail, A. Gutton, A. Hermant, L.G. Noviant,<br />
P. Sonrel ou J. Tribel, Voir Christian Moley, L’Architecture de logement, op. cit. note 11.<br />
281<br />
Paul-Henry Chombart de Lauwe, Famille et Habitation, Sciences humaines et conceptions de l’habitation,<br />
Paris, éd. CNRS, n° 1, 1959.
Ces besoins définis, quelles fonctions essentielles du logement leur<br />
correspondent ? ». Seuls trois des architectes donnent une réponse dépassant le<br />
cadre de la cellule.<br />
En insistant sur la place de l’enfant, Antoinette Prieur déclare : « Il faut étudier le<br />
logement en lui-même, cela est bien entendu. Mais c’est aussi à ses prolongements<br />
et à leur groupement que nous devons penser. Cela nous entraîne immédiatement<br />
aux problèmes d’urbanisme ». Le terme de prolongement, écho corbuséen, est<br />
évidemment employé aussi par son ancien collaborateur André Wogensky : « il faut<br />
rajouter les besoins collectifs extérieurs au logis qui représentent de véritables<br />
besoins, ce que Le Corbusier a appelé si joliment les ‘’ prolongements du logis ‘’. Par<br />
exemple, à proximité, on devrait prévoir des écoles maternelles, les écoles primaires<br />
pouvant être un peu plus éloignées. A proximité aussi les services commerciaux qui<br />
servent quotidiennement, laverie, tabac, peut-être bien le coiffeur. Le Corbusier a dit<br />
une chose extrêmement forte : à proximité du logis, il faut mettre ce qui sert<br />
quotidiennement aux habitants et éviter d’y prévoir ce qui est intermittent, tel que<br />
églises bijoutiers, tailleurs, cinéma… Il faut que cela corresponde à une autre<br />
échelle, à un brassage de la population.».<br />
Mais G.-H. Pingusson (1894 -1978) est le seul à véritablement tenir un propos non<br />
fonctionnaliste. Déjà en 1935, dans L’Architecture d’Aujourd’hui, il affirme que « le<br />
problème du logement à bon marché » ne doit pas être « traité en soi, dans ses<br />
limites étroites, mais par rapport à la cité entière ». Dans l’enquête de Chombart, il<br />
précise son propos : « le logement répond à des besoins d’ordre matériel ou<br />
psychologique, et peut-être bien animique. […] Nous devons également prévoir des<br />
espaces de transition entre l’intérieur et l’extérieur, comme un prolongement du foyer<br />
(balcons, terrasses). Ces besoins psychologiques sont très importants après les<br />
besoins fonctionnels». Pingusson récapitule ses principes d’organisation du<br />
logement en trois parties (« vie en commun », « vie intime », « service ») par un<br />
« schéma fonctionnel » montrant « les liaisons entre les trois zones et celle de<br />
chacune d’elles avec l’extérieur. […] Il y a une quatrième zone, qu’on ne voudrait pas<br />
dire secondaire, la zone de transition entre intérieur et extérieur – petit jardin ou<br />
balcon ou loggia ou terrasse, assurant le lien avec la nature (ciel, arbres, air, vent,<br />
vie végétale). ».<br />
Il se peut que Pingusson ait été encore davantage sensibilisé à l’idée de transition<br />
intérieur/extérieur par les écrits concomitants de Van Eyck. On note en tout cas qu’il<br />
l’applique aussi en restant à l’intérieur du logement, puisque, à propos de l’isolement<br />
des membres d’une famille, il prône : « une progression de l’intimité, depuis les<br />
escaliers qui représentent le domaine public, l’entrée, puis le services et la salle de<br />
séjour, enfin les chambres qui sont du domaine privé à la manière un peu de l’ancien<br />
gynécée. » Il propose aussi que la coupure entre ces zones soit assurée par une<br />
« pièce à deux fins ». Enfin, il faut remarquer qu’il n’oppose pas, comme le fait alors<br />
la production courante, une partie « jour » et une partie « nuit », mais la « vie en<br />
commun » à la « vie intime ».<br />
En 1966, les sociologues N. Haumont et H. Raymond caractériseront la pratique<br />
pavillonnaire, en montrant qu’elle oppose le public et le privé, pas seulement selon la<br />
division rue/maison, mais aussi à l’intérieur de celle-ci, et ce avec l’entremise de<br />
dispositifs qu’ils nomment à leur tour « espaces de transition », avec un propos<br />
assez proche de celui que l’architecte Pingusson tenait sept ans plus tôt. La
distinction en ces termes de « vie en commun » et de « vie intime », qu’il introduit<br />
dans l’enceinte de l’habitation indiquerait que la question de l’articulation entre<br />
pratiques sociales et pratiques individuelles est déplacée vers et au profit du<br />
logement.<br />
Un tel déplacement se confirme dans le contenu des revues d’architecture, par<br />
exemple un numéro de Techniques et Architecture consacré tout entier au logement<br />
et à son équipement ; c’est dans ce numéro de 1959 que Chombart du Lauwe publie<br />
des conclusions de différentes enquêtes sociologiques antérieures et ce avant même<br />
la sortie de Famille et habitation. Elles sont suivies de deux articles de fond (Georges<br />
Candilis, puis Charlotte Perriand) et de points de vue d’autres architectes sur la<br />
conception du logement 282 . Ceux qui ont été choisis par la revue ne sont pas les<br />
mêmes que ceux de l’enquête de Chombart.<br />
Les « conclusions d’enquêtes sociologiques », titre de l’article de ce dernier dans le<br />
numéro de revue cité, présentent un « essai de détermination des besoins et<br />
aspirations fondamentaux », classés selon dix points. Neuf d’entre eux concernent la<br />
vie à l’intérieur du logement et seul le dernier concerne les « besoins de relations<br />
sociales extérieures », avec distinction des « relations hors du quartier » et du<br />
« voisinage ». C’est sur cette notion que se porte davantage son attention et ce sans<br />
doute en partie du fait qu’il y a été sensibilisé de par sa connaissance plus ou moins<br />
critique des travaux de l’Ecole de Chicago.<br />
Pour Chombart, « dans la recherche d’une harmonie à l’intérieur de l’unité<br />
résidentielle, le développement des équipements sociaux apparaît comme l’impératif<br />
le plus urgent ». Il ne parvient pas cependant à préciser la nature de ces<br />
équipements, en mettant la difficulté au compte de la question de la « composition<br />
socio-professionnelle aux divers échelons de voisinage » :<br />
« le dosage des catégories sociales – dans la mesure où les attributions de<br />
logements neufs permettent cette intervention artificielle – doit-il se faire à l’image de<br />
la « ségrégation » à laquelle l’évolution spontanée des agglomérations urbaines nous<br />
a habitués ou peut-il prétendre, dans le cadre des rapports sociaux engendrés par<br />
les structures actuelles, préfigurer cette Cité mythique où la diversité ne sera pas<br />
source de mésentente ? Et dans cette dernière alternative, quels accommodements,<br />
quelles sortes d’équipements sociaux ou culturels doit-on prévoir pour que cette<br />
cohabitation porte tous ses fruits ? Et n’y a-t-il pas des incompatibilités irréductibles ?<br />
A quels échelons de voisinage doit-on préconiser les regroupements possibles ou<br />
souhaitables ? Autant de questions qui restent ouvertes ».<br />
On retrouve dans ce propos la traditionnelle difficulté à cerner, et l’échelle, et les<br />
équipements impliqués par la notion de voisinage, à laquelle s’ajoute un doute quant<br />
à la mixité sociale. Chombart, à partir de ses enquêtes antérieures 283 , avance en<br />
effet une « sociabilité naturelle » importante chez les ouvriers, alors que les<br />
« intermédiaires », selon son terme, auraient du mal à s’adapter à la vie de quartier<br />
et aux rapports de voisinage. Il n’approfondit pas cependant ce diagnostic social et<br />
préfère voir dans l’ « opposition des enquêtés aux mesures qui favorisent la vie<br />
282<br />
Techniques et Architecture, 19 e série, n° 2, mars-avril 1959 (« Le logement. Conception-équipement »).<br />
283<br />
En particulier La vie quotidienne des familles ouvrières, et Ménages et catégories sociales dans les<br />
habitations nouvelles, UNCAF, 1958.
collective » l’effet d’une « impression de contrainte » : manque de moyens de<br />
transport pour des loisirs hors des cités, sentiment de promiscuité dû au manque<br />
d’insonorisation et aux surface réduites des logements comme des paliers. Chombart<br />
plaide ainsi à la fois, et de façon contradictoire, pour des « possibilités d’ouverture<br />
sur l’extérieur, moyens de se libérer de la vie collective par des sorties lorsque cela<br />
est nécessaire » et pour des « dispositions intérieures des bâtiments donnant plus de<br />
souplesse dans les contacts sociaux, rues intérieures (ou paliers et escaliers avec<br />
nombreux logements) » 284 .<br />
Non seulement ces recommandations apparaissent quelque peu paradoxales, mais<br />
en outre elles portent, soit sur l’intérieur de l’immeuble (et des logements)<br />
proprement dit, soit sur le désenclavement des cités, en restant muettes sur les<br />
espaces extérieurs collectifs et floues sur les équipement à programmer. Tout se<br />
passe comme si Chombart entérinait la réalité des grands ensembles, sans espaces<br />
ni équipements collectifs, et admettait implicitement l’impossibilité d’y remédier.<br />
Toujours dans ce même numéro de Techniques et Architecture sur le logement,<br />
important puisqu’il regroupe pour la première fois dans une telle revue des points de<br />
vue de sociologues et d’architectes, Georges Candilis, puis Charlotte Perriand<br />
traitent tous deux de la nécessaire évolutivité du logement 285 . Ils semblent ainsi<br />
répondre à l’inadaptation de ce dernier, telle que Chombart l’analyse quelques pages<br />
avant.<br />
Comme lui également, ces articles n’abordent pratiquement pas la mise en relation<br />
du logement avec l’extérieur. Ch. Perriand l’évoque en terme d’équipement. Se<br />
demandant « où s’arrêtera la limite individuel-collectif » du logement, elle propose<br />
pour « son prolongement collectif » une seule idée, celle du retour aux bains publics,<br />
en prenant comme exemples contemporains les habitudes finlandaises et japonaises<br />
d’ « hygiène collective ». Cette proposition exotique, quelque peu utopique pour<br />
notre contrée, apparaît comme un évitement de la question. Elle dit d’ailleurs : « les<br />
installations collectives posent le double problème de l’entretien et de l’exploitation.<br />
(…) Un certain nombre d’expériences ont été tentées, un certain nombre d’échecs<br />
enregistrés ».<br />
Finalement, sa seule véritable idée tangible de prolongement est que « la grande<br />
baie du séjour devrait être étudiée pour apporter le maximum de détente, par une<br />
utilisation heureuse de la vue, de la diffusion de la lumière, etc. ». Elle en donne un<br />
exemple construit, sorte de cas-limite, puisqu’il s’agit de la Maison du Sahara, habitat<br />
saharien présenté au Salon des Arts Ménagers de 1958 et réalisé avec Jean Prouvé<br />
et Guy Lagneau : elle comporte une possibilité d’extension temporaire, par toiles et<br />
canisses amovibles, de façon à permettre « aux heures favorables de la journée un<br />
prolongement extérieur de la vie conditionnée des cabines ».<br />
284<br />
Les « rues intérieures » sont un hommage à celles de Le Corbusier à Rezé, dont Chombart dit, sur la base de<br />
son enquête pour Famille et habitation : « dans les rues intérieures, on pourrait choisir de connaître très<br />
facilement ses voisins ou de rester complètement isolé » (in P.-H. Chombart de Lauwe, Un anthropologue dans<br />
le siècle, entretien avec Thierry Paquot, Paris, Descartes et Cie, 1996). Cette enquête portant également sur La<br />
Bénauge à Bordeaux et La Plaine à Clamart, on est étonné que Chombart n’en salue pas leurs réelles qualités<br />
d’espaces extérieurs intermédiaires, surtout à Clamart, où il prétend, compte tenu d’ailleurs des liens qu’il a de<br />
longue date avec lui, avoir inspiré Robert Auzelle dans ses notions de voisinage.<br />
285<br />
Leurs deux titres d’article sont : « Proposition pour un habitat évolutif » (équipe G. Candilis, A. Josic, S.<br />
Woods) et « Tendances évolutives du logement économique ».
On retrouve une certaine convergence d’idée dans l’article de Candilis, bien qu’il ne<br />
s’inscrive pas dans l’amélioration normative du logement que Ch. Perriand<br />
recherche, en l’occurrence par le biais de ses équipements intérieurs. Il s’attache<br />
même à sortir de la norme, qu’il limite, selon la conception que nous avons vue 286 , à<br />
quelques « éléments déterminés » (les « composants » produisant le confort)<br />
opposés aux « éléments indéterminés : 1 -- organisation des espaces ; 2 –<br />
séparation des fonctions ; 3 – interpénétration de l’espace intérieur et extérieur ; 4 –<br />
conception spirituelle et plastique ; 5 – changement, addition, amélioration ». Si les<br />
deux premiers points renvoient clairement à la flexibilité du cloisonnement telle<br />
qu’elle prévaudra par la suite, le troisième (et pour partie le cinquième avec<br />
l’ « addition ») concerne la souplesse d’usage et l’extension de surface apportées en<br />
particulier par la terrasse, comme le confirme la coupe schématique donnée en<br />
illustration (fig. 16).<br />
La question primordiale que soulève constamment le logement social est celle de sa<br />
surface imposée trop restreinte. L’augmenter sans implication sur ladite « surface<br />
habitable » servant de base au calcul du loyer, conduit alors le plus souvent à lui<br />
chercher des prolongements non comptés dans celle-ci. La terrasse, le balcon, la<br />
loggia, le séchoir, le cellier, le palier externe formant seuil d’entrée seront les plus<br />
conviés dans ce sens.<br />
A la Reconstruction, l’exigence d’ouverture du logement sur l’extérieur concerne<br />
encore l’hygiène, mais aussi les qualités de maison que devrait offrir l’immeuble : on<br />
dénonce les<br />
« fenêtres étriquées, donnant sur une rue sans joie ou sur une cour que le soleil ne<br />
visite jamais, longue course nécessaire pour atteindre l’illusion d’un petit morceau de<br />
nature, dans un square poussiéreux. […] Souvent aussi, l’immeuble collectif est<br />
dépourvu de bien des avantages de la maison individuelle et d’abord de la possibilité<br />
de vivre en plein air ; en été, à la campagne, bien des choses se font dehors ; le<br />
jardin aussi fait partie de l’habitation, on y suppléera dans l’immeuble collectif, par<br />
des loggias et balcons de service. Il semble que celui-ci, muni de tous les<br />
compléments nécessaires, reprendra rapidement l'avantage, car il est susceptible de<br />
services communs plus perfectionnés (éviers-vidoirs, etc.). » 287 .<br />
En 1951, l’architecte Louis-Georges Noviant publie des principes de conception du<br />
plan du logement, avec une nomenclature de pièces terminée par des<br />
« éléments de plein air : prolongements de l’habitation et lien entre la vie intérieure,<br />
qui ne doit pas être une vie de cellule close, et la nature extérieure, ces éléments,<br />
réalisables pour les maisons individuelles (terrasse, jardin privé), posent des<br />
problèmes techniques et financiers dans le cas de l’appartement. Le balcon-loggia<br />
peut agréablement prolonger la surface de la pièce de séjour, mais il faut qu’il ait<br />
certaines dimensions ; les balcons ‘’décoratifs’’ sont périmés. Il faut aussi que son<br />
orientation (vue, soleil, bruits) soit judicieusement choisie. Les conditions remplies, ils<br />
constituent une véritable pièce de plein air dont la valeur, tant psychique que<br />
286<br />
Georges Candilis présente la même année ces principes au congrès d’Otterlo et les publie aussi dans<br />
L’Architecture d’Aujourd’hui, op. cit., note 24.<br />
287<br />
Maurice Crevel, op. cit., note 279.
physiologique ne sera pas négligeable. Le balcon de service, en liaison avec la<br />
cuisine et la laverie, sera, s’il est bien protégé, un séchoir naturel. » 288 .<br />
Le balcon de service, même limité au séchoir, aura une vie courte dans les H.L.M.<br />
L.-G. Noviant réaffirme que des services peuvent être assurés en commun, tout en<br />
précisant les « locaux annexes » individuels du logement, dans celui-ci ou<br />
franchement hors de lui, mais sans idée de prolongement. Dans les années 1950-<br />
1960, avec la production massive de logements, hors de contextes urbains<br />
préexistants où s’articulent clairement le public et le privé, il apparaît ainsi que la<br />
réflexion sur les prolongements du logement concerne essentiellement<br />
l’augmentation de sa surface et peu son complément par des espaces et<br />
équipements.<br />
Le principe du logement minimum des années trente avait été admis avec l’idée de le<br />
compenser par des services collectifs et des espaces verts généreux. Ceux-ci<br />
n’ayant pas vraiment été réalisés par les grands ensembles, tout se passe comme si<br />
la question avait été réduite aux prolongements individuels de la surface de<br />
l’habitation.<br />
Le terme de prolongement, discrètement apparu dans les écrits de E. Cheysson, très<br />
largement diffusé par le discours de Le Corbusier, va être encore très employé après<br />
la seconde guerre mondiale, mais en changeant progressivement de sens et de<br />
portée. Une telle évolution se lit notamment dans les écrits de Robert Auzelle. Au<br />
moment de sa théorisation de l’îlot ouvert, il s’intéresse corrélativement à la notion de<br />
prolongement, comme en témoignent les exemples de groupes d’habitations, qu’il<br />
compare à partir de réalisations américaines, anglaises, danoises et suédoises<br />
surtout. Il y salue à la fois les loggias qui « servent aux bains de soleil », les « vastes<br />
espaces libres » et verts pour le enfants notamment ainsi que les « services<br />
collectifs ». Dans son encyclopédie, où il établit des fiches monographiques classées<br />
par programme, il va jusqu’à créer une catégorie, qui suit celle de l’habitat et qu’il<br />
nomme les prolongements, avec douze catégories :<br />
« 1 hôtel, pension<br />
2 restaurant<br />
3 salle de réunion<br />
4 atelier de bricolage<br />
5 club de jeunes<br />
6 jeux d’enfants (aire, sable, eau)<br />
7 jardins et parcs publics<br />
8 jardins et parcs privés<br />
9 zone de protection<br />
10 bain-douche<br />
11 lavoir<br />
12 buanderie » 289 .<br />
Les premières correspondent à des services et agréments où perce la référence<br />
hôtelière fréquente à l’époque. Puis, viennent l’enfant et les espaces verts, enfin les<br />
288<br />
Louis-Georges Noviant, « L’aménagement du logis », in Sciences et Vie hors série L’habitation, 1951. Voir<br />
aussi du même auteur, dans L’Architecture Française, deux articles : « Le logis d’aujourd’hui, éléments et<br />
conditions de plan » (n° 111-112, 1951) et « L’organisation du logis, condition essentielle de son efficacité » (n°<br />
185-186, 1957).<br />
289<br />
Robert Auzelle et Ivan Jankovic, Encyclopédie de l’urbanisme, Paris, Vincent et Fréal, t. 1, 1952, t. 2, 1954.
équipements d’hygiène. Seule « zone de protection » (9) annonce les espaces de<br />
limitation de l’intrusion d’autrui.<br />
Dix ans plus tard, Auzelle décrit et classe les prolongements dans l’esprit des grilles<br />
fonctionnalistes qui prévalent alors. En outre, pour définir les différents besoins des<br />
usagers et les traduire dans leur cadre de vie, il insiste sur la nécessaire<br />
collaboration entre les divers spécialistes concernés par l'homme et son milieu de vie<br />
ainsi que sur l'utilisation des enquêtes sociologiques. Il en conclut : « Toute une série<br />
de questions concerne le logement proprement dit : surfaces, répartition intérieure,<br />
éclairement, ensoleillement, vue, bruits, ventilation, chauffage, eau, w-c. ; puis une<br />
autre concerne les prolongements immédiats du logis : jardin, balcon, séchoir,<br />
buanderie, cave, grenier, escalier, palier, ascenseur ; enfin, viennent les<br />
prolongements plus lointains : jeux d’enfants, crèches, garderies, écoles,<br />
commerces, sports, espaces libres, etc. jusqu’à l’ensemble des services publics.» 290 .<br />
Affirmant que « le logement n’est rien sans ses prolongements », Auzelle reste<br />
néanmoins réaliste ; d’abord quant à la réalisation des équipements : « cessons donc<br />
de construire des logements qui attendent pendant des mois ou des années la voirie<br />
et les équipements indispensables. Toutes les expériences le prouvent : c’est par les<br />
équipements qu’il faut avoir l’honnêteté de commencer si l’on veut que la vie sociale<br />
s’installe harmonieusement avec les nouveaux occupants. ». Réaliste aussi quant<br />
aux surfaces du logement : « plus le logement est petit, plus les prolongements du<br />
logis doivent être importants et onéreux. Les décisions qui font fi du caractère<br />
incompressible des besoins fondamentaux de l’individu et de la famille ne font que<br />
déplacer les difficultés : si ces besoins ne sont pas satisfaits à un échelon, ils devront<br />
l'être à un échelon supérieur. » 291 .<br />
Quand on sait que, ni la réalisation des équipements collectifs, ni la surface des<br />
logements ne donneront satisfaction, on peut comprendre que la notion de<br />
prolongement se soit vue ramenée à un interface, « cette ouverture qui fait<br />
communiquer l’espace intérieur, proprement interne, avec l’espace extérieur ou<br />
social. C’est une tâche écrasante, en effet, que de créer l’habitat humain. N’est-ce<br />
pas protéger, entourer, préserver l’œuvre la plus mystérieuse du monde, la<br />
transmission et la perpétuation de la vie. Logements et prolongements du logis, lieux<br />
de détente, de jeu, de sport, tous les services publics à quelque échelon qu'ils soient,<br />
ne sont que les aspects de cette grandiose mission d'euphorie humaine, matérielle et<br />
morale». L'exaltation et le lyrisme de Auzelle, toujours dans ce même article sont à la<br />
mesure de la difficulté à réaliser ces prolongements, individuels et collectifs, dans<br />
leur complétude.<br />
Avec ce texte s’entr’aperçoit un phénomène qui sera encore plus marquant dans les<br />
années 1970 : le discours sur les « prolongements » sert implicitement à conjurer<br />
leur absence ou leur disparition. Auzelle en donne un autre exemple : « l’éclosion de<br />
la vie sociale exige – nous ne cesserons de le redire – des prolongements au logis<br />
familial. C’est, répétons-le, la conséquence du passage d’un type de civilisation à un<br />
autre, d’un mode de vie agraire à un mode de vie urbain, du régime de la famille<br />
290<br />
Robert Auzelle, Plaidoyer pour une organisation consciente de l’espace. Le Roman prosaïque de Monsieur<br />
Urbain, Vincent, Fréal et Cie, Paris, 1962. Résumé dans un article de même titre dans L’Architecture<br />
d’Aujourd’hui, n° 104, 1962.<br />
291<br />
Ibid.
patriarcale au régime de la famille conjugale. » 292 . L’atomisation des familles<br />
nucléaires pouvait ainsi être contrée par des « prolongements », qui permettaient de<br />
perpétuer la sociabilité villageoise et ses valeurs.<br />
La réalité est cependant celle du contexte de l’après-guerre polarisé sur la question<br />
prioritaire du logement. Non seulement la notion de prolongement semble désormais<br />
pensée de l’intérieur de ce dernier vers différentes sortes de compléments<br />
extérieurs, mais elle peut même être appliquée en restant dans l’enceinte de la<br />
cellule. Ainsi, un plan de logement, présenté par son architecte, comporte « une<br />
cuisine de petite superficie : 5,85 m², mais se prolongeant en un coin repas pris entre<br />
elle et le séjour. Le séjour lui-même s’ouvre sur une loggia. Le séchoir complète la<br />
cuisine ». Les mêmes mots un peu plus loin : « une loggia prolonge le séjour », « la<br />
cuisine se prolonge sur une réserve » 293 . Cette citation suggère trois remarques.<br />
D’abord, à force d’avoir martelé son terme de prolongement du logis, Le Corbusier<br />
est parvenu à faire entrer dans le vocabulaire des architectes, même chez ceux qui,<br />
comme Pison, ne sont pas véritablement des disciples.<br />
Ensuite, l’idée de prolongement à l’intérieur du logement est une autre façon de<br />
qualifier des proximités fonctionnelles et un relatif décloisonnement entre les pièces.<br />
On y verra la marque de l’ «espace ouvert », toujours selon l’un des slogans<br />
modernistes corbuséens, mais aussi en tant que discours visant à occulter et<br />
compenser les surfaces restreintes du logement social.<br />
Enfin, Guy Pison est spécialisé dans l’architecture rurale 294 et à ce titre est<br />
particulièrement sensibilisé aux « annexes » et « dépendances » de l’habitation,<br />
comme il les appelle, ainsi qu’à leur emplacement extérieur au logement.<br />
La notion de prolongement nous est constamment apparue sous deux angles : celui<br />
d’une recherche d’ouverture à la « communauté » ; celui de l’espace perçu et<br />
développé à partir de l’individu. Cette seconde conception s’avérant monter de plus<br />
en plus en puissance, les prolongements individuels trouvent leur idéal dans la<br />
maison, avec ses dispositifs formant seuil, ses différentes annexes et son territoirejardin.<br />
Même des architectes apôtres des prolongements communautaires sont<br />
gagnés par cette évolution.<br />
Ainsi, J.B. Bakema réalise à Eindhoven (1961-1972) un quartier basé sur un tissu de<br />
maisons à patio, prolongement extérieur particulièrement intime. A. Van Eyck fait<br />
également évoluer son in-between en ce sens, avec des jardins clos isolant les<br />
maisons par rapport à l’espace public, dans un projet d’habitations sociales (Lima,<br />
1969-1970). Candilis, alors qu’il prône des structures très urbaines, rappelle en<br />
même temps l’un de ses principes fondamentaux : « possibilité d’union entre<br />
l’extérieur et l’intérieur, désir de donner à l’homme les joies essentielles du soleil, de<br />
l’espace et de la verdure », ce principe étant particulièrement bien réalisé dans son<br />
architecture par des grandes terrasses privatives. Certes, Candilis fait ce celles-ci un<br />
élément important plus dans ses réalisation marocaines que françaises. Mais la<br />
292<br />
Ibid.<br />
293<br />
Guy Pison, in Techniques et Architecture, « Le logement, conception – équipement », 1959, op. cit. note 282.<br />
294<br />
Architecte de nombreux logements sociaux, il est l’un de ceux qui peuvent revendiquer une compétence pour<br />
le logement rural, ayant été chargé par Marcel Rivière de la coordination des relevés nécessaires au corpus des<br />
Arts et Traditions Populaires (ATP).
France sera néanmoins gagnée par la vague des terrasses, avec, pour les justifier<br />
initialement des références mal comprises à l’architecture traditionnelle maghrébine.<br />
Quand par exemple, A. Persitz, faisant le point sur l’ «urbanisme spatial », montre<br />
des « projets de type casbah », il confond celle-ci avec le ksar du sud marocain,<br />
puisqu’il s’agit d’ensembles pyramidaux à terrasses privatives, comme ceux de<br />
Santa Monica (par exemple Ocean Park de W.-L. Pereire) 295 .<br />
Si, dans sa typologie, l’habitat en terrasses n’a a priori rien à voir avec les espaces<br />
intermédiaires – il en représenterait plutôt une négation du rapport des logements à<br />
l’espace public – , le discours qu’il a suscité a par contre des liens avec ceux-ci, en<br />
tant que notion employée dans les années 1970.<br />
Ses réalisations les plus commentées en France remontent à 1963 avec le concours<br />
« Habitat individuel » organisé par le district de la Région de Paris sous l’égide de<br />
Paul Delouvrier, avec pour thème « composition de groupements de résidences<br />
individuelles dans le cadre d’une région urbaine ». Le lauréat, Jacques Bardet,<br />
« nuance la traditionnelle classification ‘’logements collectifs – logements<br />
individuels’’ », en proposant « d’individualiser le logement pris dans un complexe<br />
collectif ». Il revendique, à l’encontre du « plan masse », la « cellule » comme point<br />
de départ d’une conception voulue combinatoire, à partir de modules carrés 5m x 5m<br />
assemblés de façon à créer des terrasses. « Les différents jeux et décalages entre<br />
les alvéoles permettent des variations d’orientation et de prospects. Ainsi, l’intimité<br />
de chaque foyer et de chaque jardin est facilement préservée, ce qui est essentiel<br />
dans un logement individuel ». Pour autant, la dimension collective n’était pas<br />
négligée, le projets se divisant en quartiers, « eux-mêmes redivisés en plus petits<br />
groupes ménageant places, squares, rues parfois volontairement étroites » et se<br />
référant au « genre ‘’résidence autour d’un parc ‘’ » 296 .<br />
On voit donc, à travers ce projet représentatif, que les conceptions par combinaisons<br />
modulaires, privilégiant les grandes terrasses individuelles, ne faisaient pas<br />
forcément fi, selon leur réputation, des espaces micro-urbains, qu’on pourrait dire<br />
« intermédiaires » si ce qualificatif n’avait pas été attribué finalement à ce genre<br />
d’habitat.<br />
Ainsi, un autre projet alors très emblématique des habitations disposées en gradins,<br />
Habitat 67 297 , était en fait conçu autour d’un support collectif important (rues<br />
intérieures et autres lieux publics éclairés par de grands vides en cœur de pyramide).<br />
Il en va de même pour les Etoiles de J. Renaudie à Ivry et leur infrastructure publique<br />
et commerciale. Cependant, il est vrai que la plupart des réalisations d’habitat en<br />
terrasses ne seront pas associées à une recherche de dimension collective, leur<br />
propos étant plutôt de se rapprocher des qualités de la maison. Même le projet de J.<br />
Bardet perdra également, à sa réalisation au Val d’Yerres par la SCIC, son espace<br />
central collectif, morcelé par les parkings et les accès pompiers 298 . Cependant, une<br />
295<br />
Alexandre Persitz, « Vers un urbanisme spatial », op. cit. note 243. Sa typologie fait apparaître, après<br />
« cluster, casbah, grappe », « casbah plus ziggourat », ville mésopotamienne effectivement pyramidale.<br />
296<br />
Texte du projet de concours. Documentation personnelle. Pour le genre « Résidence autour d’un parc », voir<br />
note 202.<br />
297<br />
Conçu pour l’Exposition Internationale de Montréal de 1967, ce projet (1964-1967) de Moshe Safdie a<br />
finalement connu une réalisation d’ampleur un peu moindre, mais néanmoins à fort impact en France, à partir de<br />
L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 119, puis 120 (1965), puis de nombreuses publications.<br />
298<br />
Voir Christian Moley, « La Nérac, un aîné encore vert », Le Moniteur – AMC, n° 199, 1993.
enquête sociologique révélera une vie communautaire, la résidence dans son<br />
ensemble s’étant d’autant plus soudée qu’elle faisait à l’époque face aux réactions<br />
négatives du voisinage. Les habitants ajoutent qu’ «on est d’autant mieux en<br />
commun qu’on a la possibilité de s’isoler ». L’équipe conclut : « le souci<br />
d’individualisme et de protection est la condition de la vie communautaire détendue.<br />
L’architecte paraît avoir l’intuition que la terrasse peut constituer un espace<br />
intermédiaire, à la fois élément protégé et facteur de relation entre le dedans et le<br />
dehors, la famille et les voisins.» 299 .<br />
Ainsi le terme d’ «espace intermédiaire » apparaît ici pour désigner une terrasse<br />
privative, confirmant l’hypothèse faite d’un glissement de la problématique vers le<br />
logement et ses propres extérieurs. Considérer la terrasse comme un intermédiaire<br />
entre la vie familiale et les relations de voisinage n’est d’ailleurs pas faux, puisque<br />
plusieurs enquêtes sociologiques ont montré, dans les habitats en gradins, que la<br />
terrasse jouait plus un rôle de représentation et de réception que d’ersatz de jardin<br />
intime.<br />
On se voit et on se parle d’une terrasse à l’autre, on y invite, les plantes et le mobilier<br />
de jardin contribuent à donner une image sociale 300 . Ces pratiques ne semblaient<br />
pas envisagées par la conception, qui va même jusqu’à être jugée anti-urbaine dans<br />
le cas où les terrasses sont prévues pour être entièrement plantées. Elles sont alors<br />
vues comme « partie intégrante de l’image idéale d’un habitat, dont une fonction<br />
attendue est d’occulter la vie urbaine, d’établir un écran de nature entre soi et les<br />
autres. Avoir la nature à sa porte : cette image est celle d’une ouverture sur<br />
l’extérieur, mais définie comme le contraire de l’urbain, comme la ’’campagne’’,<br />
enlève au logement, lieu de refuge de la famille, son caractère de prison ; le désir de<br />
repli défensif complète l’idée d’une extension du corps, ressentie comme expansion<br />
libératoire. » 301 .<br />
299<br />
COFREMCA, Histoire de cellules, Paris, édition SRERP, 1975, chapitre « les Casbahs du Val d’Yerres »<br />
(enquête de 1972-1973 par le District de la Région Parisienne).<br />
300<br />
Ce sont principalement des enquêtes commanditées par la Direction de la Construction et relatives à des<br />
opérations « Maisons Gradins Jardins » (Modèle-innovation des architectes M.Andrault et P.Parat, réalisé par<br />
exemple à Epinay s/ Seine et à Fontenay s/ Bois) qui ont montré ces pratiques.<br />
301<br />
Françoise Lugassy, Les premières réactions à l’immeuble Danielle-Casanova, Paris, C.E.P., rapport ronéoté<br />
pour le Plan-Construction, 1974. Il s’agit de l’une des réalisations de J. Renaudie au centre d’Ivry.
d’une culture à un discours:<br />
pour clore et ouvrir
Sur la longue durée, la recherche d’une échelle spatiale et sociale correspondant à<br />
une unité de résidence, échelle intermédiaire entre le logement et la ville, nous est<br />
apparue une quête récurrente de la conception de l’habitat. L’idée humaniste d’une<br />
taille et d’une forme préférentielle de l’ensemble résidentiel, envisagé comme une<br />
communauté harmonieuse, n’a cependant jamais trouvé de confirmation vraiment<br />
précise. Deux questions sous-jacentes ne parviennent pas à être élucidées : en quoi<br />
l’espace peut-il, de par sa configuration, étayer des pratiques sociales ; qu’est-ce<br />
qu’une communauté qui serait liée à l’organisation de l’habitat.<br />
A partir des années soixante, la recherche d’espaces micro-communautaires, à<br />
l’échelle de la résidence et du voisinage, est supplantée, comme on l’a vu, par la<br />
question de l’articulation entre ces espaces, plus particulièrement de l’articulation du<br />
logement avec son entourage immédiat. Alors qu’après les deux guerres mondiales,<br />
le contexte avait porté à valoriser la solidarité et le lien social, les Trente Glorieuses<br />
consacrent la montée de la satisfaction des exigences individuelles. Corrélativement,<br />
le rapport à l’espace collectif change, en voyant s’accroître l’exigence de privatisation<br />
et de contrôle du rapport à l’Autre. Le développement d’une pensée dialectique, à<br />
cette époque, tant dans les sciences humaines que dans les courants de<br />
l’architecture, s’inscrit dans cette évolution sociétale.<br />
Dans le discours des architectes, on note que le souci des relations et articulations<br />
entre les espaces est exprimé en utilisant, de plus en plus souvent, les termes déjà<br />
employés de prolongement, puis de transition, mais en réduisant les phénomènes<br />
dialectiques qu’ils transcrivent : d’une part, ce sont les relations entre « intérieur » et<br />
« extérieur » qui apparaissent privilégiées, d’autre part, la notion de<br />
« prolongement » est surtout pensée à partir du logement ; il s’agit d’en étendre la<br />
surface et les qualités, tout en formant un tampon avec l’espace public.<br />
En plus des termes de prolongement et de transition, dont pour ce dernier l’usage<br />
s’accroîtra à partir des années 1970 comme on le verra, un terme émerge au cours<br />
de cette période, celui d’ « espace intermédiaire », non rencontré jusqu’à lors et donc<br />
apparemment nouveau. Plusieurs raisons peuvent être proposées pour expliquer<br />
l’essor de ce terme qualifiant un espace proprement dit, alors que les deux autres<br />
caractérisent des relations.<br />
Tout d’abord, on avancera une extension de l’emploi du terme « intermédiaire », déjà<br />
utilisé plusieurs fois par le passé pour désigner des catégories existantes ou créées<br />
entre des extrêmes : ainsi avaient été nommées des catégories de HBM, puis de<br />
HLM ; des constructions ni basses, ni de grande hauteur (à partir du CIAM III ; Le<br />
Corbusier notamment); des situations urbaines entre ville et campagne ; des<br />
couches sociales (Chombart par exemple) et finalement cette typologie dite de<br />
l’ « habitat intermédiaire » et officialisée par l’Etat comme une catégorie de<br />
financement durant la « politique des modèles ». Le développement d’une telle<br />
typologie sous ce nom est concomitant à l’émergence du terme « espace<br />
intermédiaire ». Certes sa grande terrasse, perçue comme une pièce liant l’intérieur<br />
et l’extérieur, et intervenant dans les relations sociales, prêtait également, par<br />
contamination du nom donné au type d’habitat qu’elle identifiait pour l’essentiel, à se<br />
voir nommée ainsi. Mais on peut voir aussi, plus généralement, sous le terme<br />
d’espace intermédiaire, la volonté de créer une catégorie d’espace, correspondant à
des pratiques sociales de proximité ou de voisinage qu’elle appellerait, à un moment<br />
où l’on a conscience de leur déclin et où Mai 1968 a semblé pouvoir leur redonner un<br />
souffle.<br />
convergences interdisciplinaires<br />
Le fait de vouloir donner un nom recouvrant à la fois la spatialité et la pratique a<br />
aussi à voir avec le croisement de l’architecture et des sciences humaines, qui<br />
s’intensifie alors. Alors que, on l’a vu, Agache, Geddes et Bardet ainsi que certains<br />
du Team Ten avaient développé eux-mêmes leur propre démarche pluridisciplinaire,<br />
celle-ci est envisagée et prônée dès la fin des années 1950 plutôt dans le cadre<br />
d’une équipe. C’est ce que propose Robert Auzelle pour son « organisation<br />
consciente de l’espace ».<br />
De son côté, Paul Henry Chombart de Lauwe proposait de « bien distinguer la<br />
pluridisciplinarité de l’interdisciplinarité, et de ce que l’on a appelé à un moment<br />
donné la « métadisciplinarité ». […] Pour faire de l’interdisciplinarité, il fut sortir de sa<br />
discipline, mais que pour en sortir encore faut-il y être entré. […] Nous avons<br />
toujours mis l’accent dans mon groupe sur une pluridisciplinarité qui permette à des<br />
gens d’origines diverses de travailler ensemble, et ce principalement dans des<br />
disciplines telles que la sociologie, la psychologie et l’ethnologie, d’où notre nom de<br />
Groupe d’ethnologie sociale et de psychologie. A côté du pluridisciplinaire, il y a<br />
l’interdisciplinaire, mais là les difficultés s’accumulent. L’interdisciplinaire est le<br />
processus par lequel surgit, entre deux disciplines, une discipline nouvelle, […] il<br />
s’agit à chaque fois, à partir d’un ensemble de préoccupations et de techniques<br />
différentes, d’un processus de création qui s’opère. Si l’on considère ainsi nos<br />
travaux sur l’urbanisme, on observe un premier niveau, l’aspect géographique,<br />
économique et juridique, puis un second, celui de l’aspect proprement sociologique<br />
et psychologique. » 302 .<br />
Que ce soit pour la pluridisciplinarité ou pour la constitution d’un champ<br />
interdisciplinaire, on note que Chombart ne cite comme discipline, ni l’architecture, ni<br />
l’urbanisme, à l’exception des travaux réalisés au sein de son groupe.<br />
De même, malgré leur estime mutuelle, nous avions souligné l’absence d’une<br />
collaboration véritablement poussée entre Chombart et Auzelle lors de la conception<br />
du quartier de La Plaine, pourtant nourrie d’influences et d’intentions sociologiques.<br />
C’était là l’occasion de concrétiser les convictions de Chombart, à moins qu’il limite<br />
l’interdisciplinaire à un échange purement spirituel : « la démarche d’esprit commune<br />
aux urbanistes et aux sociologues consiste à penser les hommes dans l’espace et à<br />
rechercher pour eux les moyens de s’approprier l’espace.» 303 . La phrase d’avant<br />
éclaire un peu plus ce vœu : « autant nous serions défiants d’une conception de<br />
‘’ l’Homme ’’ qui tendrait à imposer à une société tout entière l’idéologie de quelquesuns,<br />
autant nous croyons nécessaire la réflexion philosophique qui évitera aux<br />
sciences humaines de devenir une nouvelle technocratie, la pire de toutes».<br />
302<br />
D’après son entretien avec Thierry Paquot, op. cit. note 284.<br />
303<br />
Paul-Henry Chombart de Lauwe, « Sciences humaines, planification et urbanisme », in L’Architecture<br />
d’Aujourd’hui, n° 91-92, 1960.
Alors que la production des grands ensembles bat son plein, la crainte que ses<br />
acteurs la fondent sur une application trop réductrice des savoirs se comprend ; mais<br />
elle est ici formulée au sein des seules sciences humaines, en restant dans un débat<br />
qui leur serait interne. Tout se passe comme si la nouvelle « interdiscipline » était<br />
pour elles la « sociologie urbaine », à positionner par rapport à une sociologie de<br />
l’habitat également en constitution, et ce dans une émulation, sinon rivalité, entre les<br />
équipes de recherches, avec pour figures le G.E.S.P. de Chombart et l’I.S.U. de<br />
Lefebvre.<br />
Du côté des architectes, on retrouve une quête analogue d’interdisciplinarité, sans<br />
qu’elle soit aussi explicitement visée et nommée, mais, cette fois, entre l’architecture<br />
et l’urbanisme. A partir du CIAM d’Aix, notamment, on pouvait remarquer que cette<br />
quête, occasionnée par la volonté commune de dépasser la Charte d’Athènes,<br />
donnait lieu là encore à deux tendances, comme s’il y avait une homologie avec le<br />
débat Chombart/Lefebvre : celle des partisans de la Charte de l’Habitat, celle du<br />
Team Ten en formation, comme nous l’avions vu.<br />
Parmi les premiers, V. Bodiansky conclut : « La Charte de l’Habitat traitera donc de<br />
l’aspect précaire, temporaire et variable du domaine bâti, tandis que la Charte<br />
d’Athènes considère son aspect durable sinon permanent. Alors qu’aucune demimesure<br />
ne saurait être tolérée dans l’application des règles de l’Urbanisme, la mise<br />
en pratique de la Charte de l’Habitat sera une suite de recherches des meilleurs<br />
compromis entre une foule de facteurs contradictoires. » 304 . L’habitat apparaît ici<br />
comme un domaine qui s’oppose à celui de l’urbanisme des Modernes,<br />
essentiellement par la conception dialectique qu’il implique, à l’encontre de tous<br />
principes doctrinaux, tels que postulés par la Charte d’Athènes. L’habitat constitue<br />
ainsi un champ nécessitant de confronter et croiser les disciplines.<br />
Cette question a été particulièrement polarisée, chez les architectes, sur la<br />
clarification des liens entre architecture et urbanisme, et ce même et surtout au sein<br />
du Team Ten pourtant ouvert aux sciences humaines. Après J. Bakema<br />
(« l’Urbanisme s’occupe de l’espace extérieur, l’Architecture de l’espace intérieur. La<br />
nouvelle architecture est fondée sur un nouveau rapport entre l’espace intérieur et<br />
extérieur. »), c’est S. Woods qui déclare : « l’architecture et l’urbanisme sont<br />
complémentaires et ont pour objet d’organiser les lieux et les cheminements pour<br />
l’accomplissement des activités de l’homme. » 305 .<br />
On voit que les liens entre deux disciplines sont ci confondus avec des liaisons<br />
spatiales entre leurs objets de conception.<br />
Chacun de leur côté initialement, les sciences humaines intéressées à la vie<br />
quotidienne dans les espaces urbains et dans l’habitat, d’une part, l’architecture et<br />
l’urbanisme, d’autre part, se sont attachés à préciser une sorte d’interdisciplinarité<br />
interne, autour des questions de l’habitat. Après Mai 1968, où s’étaient déjà établis<br />
des liens entre des étudiants des Beaux-Arts et de Nanterre, le rapprochement<br />
d’ensemble des disciplines devient plus effectif à la faveur de la réforme de<br />
l’enseignement de l’architecture, qui s’ouvre en particulier aux sciences humaines. Si<br />
304<br />
In L’Architecture d’Aujourd’hui , n° 49, 1953.<br />
305<br />
Jaap Bakema, in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 91-92, 1960. Shadrach Woods, « Le Web », in Le Carré<br />
Bleu, n° 3, 1962.
elles ne cherchent plus entre elles, selon le vœu de Chombart, une interdisciplinarité,<br />
elles trouvent chacune par contre comme terrain commun avec l’architecture celui de<br />
l’ « espace » 306 . La notion d’espace servirait ainsi de médiation pour confronter la<br />
conception architecturale, dans l’ensemble de ses intentions et sujétions, et la<br />
connaissance des pratiques (réelles, symboliques et imaginaires) telle que les<br />
sciences humaines lui suggèrent de les prendre en compte. L’élaboration d’une<br />
notion, permettant le dialogue entre différents acteurs et des chercheurs, et<br />
identifiant une perspective consensuelle, avait déjà été rencontrée dans le cadre du<br />
Musée social comme on l’a vu, avec la question de l’ « espace libre », où<br />
apparaissait déjà le terme d’espace avec un tel rôle implicite.<br />
Dans les années 1970, si « espace » s’impose , les différents qualificatifs qui lui sont<br />
adjoints sont très variables, en particulier en ce qui concerne la notion d’espace<br />
intermédiaire, qui, quant à elle, ne règne pas d’emblée sous ce terme. La sociologie<br />
de l’habitat va être conduite à cette notion, d’abord à partir de l’observation des<br />
pratiques sociales dans les espaces extérieurs des grands ensembles.<br />
Certains s’intéressent à leurs « surfaces non-construites » et à leurs aménagements,<br />
envisagés comme des « espaces d’accompagnement » du logement destinés à ses<br />
activités extérieures 307 , dont le jeu des enfants, qui à nouveau confirme son<br />
importance dans cette problématique.<br />
D’autres analysent les espaces collectifs comme des « espaces partagés » par<br />
différents groupes sociaux, qui y coexistent, en s’appropriant chacun leurs territoires,<br />
et « expriment par le conflit ou l’évitement, la distance sociale que leur<br />
rapprochement spatial ne saurait, à lui seul, réduire. » 308 .<br />
On reconnaît l’allusion au fameux article de Chamboredon et Lemaire 309 , cité par la<br />
plupart des sociologues rappelant aux architectes qu’ils ne sauraient escompter un<br />
effet direct de rapprochement social par des formes parées de ces vertus<br />
supposées. Ce texte, qui a largement contribué à démystifier sur ce plan, auprès des<br />
concepteurs, les rues intérieures, placettes, forum ou agora, a pu d’ailleurs favoriser<br />
par contrecoup le recours à un terme tel qu’ « espace intermédiaire », dont le flou<br />
permettait de recouvrir à la fois la dimension architecturale et la dimension sociale,<br />
sans les préciser, ni aborder la question de leur lien.<br />
Analysons un exemple d’occurrence de ce terme, à ses débuts. Dans une recherche<br />
comparative effectuée à partir de trois quartiers différents, entre 1968 et 1969, pour<br />
éclairer le rapport dialectique vécu entre le logement et son environnement,<br />
Jacqueline Palmade emploie quelquefois le terme d’ « espace intermédiaire », mais<br />
ce sous deux acceptions différentes. D’un côté, celui de l’approche psychanalytique<br />
et psychosociologique de l’habitant en tant que sujet, elle renvoie l’espace<br />
intermédiaire à l’appropriation de l’espace intérieur et de l’espace extérieur<br />
306<br />
Espaces des sciences humaines, questions d’enseignement de l’architecture, ouvrage édité en 1973 par<br />
l’Institut de l’Environnement et réalisé par son Centre de recherches en sciences humaines, confirme notamment,<br />
de par son titre au pluriel, que chacune de ces dernières proposait aux architectes son approche de l’espace.<br />
307<br />
André Grandsard, « A propos des surfaces non-construites dans les grands ensembles », ibid.<br />
308<br />
Michel Pinçon, Cohabiter, groupes sociaux et modes de vie dans une cité HLM, Paris, éd. Plan Construction,<br />
« Recherches », 1982.<br />
309<br />
Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale », in Revue<br />
française de sociologie, XI (1), janvier-mars 1970.
considérés en relation dialectique. De l’autre, celui des intentions qu’elle prête aux<br />
concepteurs, elle dit « rappeler que l’intention (parfois perçue) de l’urbaniste a été de<br />
créer des espaces intermédiaires (espaces socialisés, places et cheminements<br />
piétons reliant différents niveaux d’unités de voisinage. Ces espaces intermédiaires<br />
seraient peut-être trop socialisés et renverraient à des espaces d’environnement<br />
refusés. » 310 .<br />
Le même mot, commun aux psychosociologues et aux architectes et urbanistes, est<br />
donc ici employé avec un sens différent. Pour ceux ici, il se confirme que les espaces<br />
intermédiaires sont bien un avatar de la quête des espaces constitutifs d’unités de<br />
voisinage.<br />
On se rappellera d’ailleurs que, aux Etats-Unis dans les années 1920, le<br />
rapprochement entre la sociologie de l’Ecole de Chicago et des architectesurbanistes<br />
s’était opéré, comme nous l’avions vu, autour de la notion de voisinage et<br />
d’unité spatiale qu’elle pouvait inférer. Nous avions vu également à son propos que<br />
l’hypothèse communément admise d’une application architecturale d’une notion<br />
élaborée par la sociologie était à relativiser, toute une tradition urbanistique newyorkaise,<br />
du Superblok aux garden-apartments, et ce avec l’essor de la copropriété,<br />
ayant constitué une culture antécédente à l’émergence de la notion d’unité de<br />
voisinage.<br />
Ce terme correspond aussi aux Etats-Unis à l’époque de création des bureaux<br />
d’études d’urbanisme. Il serait alors l’un des indices du développement de ce qu’on<br />
nomme aujourd’hui une ingénierie du projet, avec l’invocation terminologique<br />
qu’appelle l’affirmation d’un nouveau métier d’expertise et le dialogue entre de<br />
nouveaux partenaires. Pour autant l’instauration d’une notion, même<br />
interdisciplinaire, n’est pas automatiquement susceptible de transformer les<br />
conceptions établies par la culture architecturale et urbanistique. Si Radburn donne<br />
l’impression de représenter un nouveau modèle de conception, ce n’est pas tant par<br />
l’intégration de connaissances sociologiques sur le voisinage que par la prise en<br />
compte d’une nouvelle donne : l’automobile et le danger qu’elle représente pour<br />
l’enfant.<br />
Il en va de même en France (et ce pas seulement parce que, comme beaucoup<br />
d’autres pays européens, elle s’est essayée à appliquer, de la Libération jusqu’à la<br />
fin des années soixante, l’unité de voisinage). Toute une culture architecturale et<br />
urbanistique de la hiérarchisation des espaces, de leurs limites et de leurs<br />
enchaînements, existe préalablement à la profusion terminologique qui cherche à la<br />
caractériser à partir des années 1970.<br />
A ce moment, l’Etat fait évoluer sa politique du logement vers une prise en compte<br />
de la demande, plus attachée à la qualité définie sous l’angle de l’habitat.<br />
Corrélativement, la recherche, embryonnaire au cours de la décennie précédente,<br />
310<br />
Jacqueline Palmade, Françoise Lugassy, Françoise Couchard, La dialectique du logement et de son<br />
environnement, Paris, Ministère de l’Equipement et du Logement, Publication de recherches urbaines, 1970, p.<br />
39.
s’institutionnalise alors plus nettement 311 et suscite auprès des sciences humaines<br />
des vocations de chercheurs intéressés par le domaine de l’habitat.<br />
En congruence implicite avec l’avènement de la « société urbaine » annoncée par<br />
Lefebvre, les recherches relevant du champs traité ici investissent ce qu’elles<br />
nomment toutes, quelles que soient leurs disciplines, l’ « espace urbain ». Des<br />
architectes comme Castex et Panerai cherchent à en caractériser la structure, par<br />
typologie des éléments bâtis et non-bâtis qui la composent, puis par analyse de leur<br />
articulation et hiérarchie du privé à l’urbain. La mise en évidence de niveaux en<br />
relations graduelles n’est pas nouvelle et pourrait être affiliée à une analyse<br />
morphologique de la ville traditionnelle dans la veine de C. Sitte. Est par contre<br />
nouvelle la référence de ces analyses à différents travaux (paysagers, historiques,<br />
sociologiques, structuralistes) permettant d’envisager plus finement, d’une part, les<br />
séquences visuelles et parcours dans une idée de lisibilité morpho-syntaxique de la<br />
ville, d’autre part, des « lieux » en tant que formes, significations et pratiques 312 .<br />
Ainsi, ils s’intéressent en particulier au « privé ‘’collectif’’ qui constitue le niveau<br />
élémentaire de la ville et se définit par rapport à l’individu comme la sphère de<br />
proximité immédiate », aux « lieux qui mettent en relation le niveau privé et l’espace<br />
public », aux « espaces de relations (gradués sur un axe public-privé ». « Au-delà du<br />
privé », ils proposent le « niveau quotidien, […], territoire dans lequel l’individu a fixé<br />
ses habitudes, sélectionné des lieux et établi des relations. » 313 .<br />
On remarque que la caractérisation des lieux constitutifs de l’espace urbain n’a pas<br />
suscité dans cet article de création de vocable nouveau. Est néanmoins proposée,<br />
entre le privé et l’urbain, une notion de « niveau quotidien », abstraite de la forme et<br />
tournée vers la pratique. Elle semble en effet faire écho à la « vie quotidienne »,<br />
thème de la sociologie urbaine chez Chombart comme chez Lefebvre, et correspond<br />
à ce que Henri Raymond nomme des « espaces de familiarisation », c’est-à-dire<br />
« des espaces familiers constitutifs de la pratique urbaine quotidienne. […] Ils sont<br />
de trois types : les alentours de l’habitat ; le centre ; certains espaces verts » 314 .<br />
Dans le champ de l’habitation et de ses questions, il semblerait que le<br />
rapprochement de l’architecture et des sciences humaines ait particulièrement<br />
privilégié les « alentours de l’habitat », aux appellations d’autant plus variées qu’ils<br />
constituent une notion difficile à préciser dans ses liens entre pratiques sociales et<br />
configuration spatiale. La multiplicité des références conviées par les architectes 315 ,<br />
311<br />
Après les recherches de la DGRST, dont le programme « Urbanisation » en 1967, les recherches urbaines<br />
(<strong>Mission</strong> de la Recherche Urbaine), architecturale (C.O.R.D.A.) et finalisée sur l’habitat (Plan Construction) sont<br />
constituées simultanément, entre 1969 et 1970.<br />
312<br />
Jean Castex, Philippe Panerai, « Notes sur la structure de l’espace urbain » in L’Architecture d’Aujourd’hui,<br />
n°153 (« La ville »), déc. 1970 – janv. 1971. Cet article se réfère entre autres à Alexander et Chermaïeff,<br />
Community and Privacy, op. cit. ; Henri Lefebvre, La révolution urbaine, op. cit. ; Kevin Lynch, The image of<br />
the city, M.I.T. Press, 1960 ; Haumont et Raymond, Les pavillonnaires, op. cit. ; Aldo Rossi, L’architettura<br />
della cita, Padoue, 1966 ; Abraham Moles, « Les coquilles de l’hommes », in Revue de la SADG, n° 165, 1968.<br />
313<br />
Ibid.<br />
314<br />
Henri Raymond et al., Espace urbain et image de la ville, Paris, I.S.U., rapport ronéoté, 1970. Ce résumé est<br />
fait par le sociologue Depaule dans Jean Castex, Jean-Charles Depaule, Philippe Panerai, Principes d’analyse<br />
urbaine, Paris, ADROS, CORDA, 1975 (dans la « deuxième partie : articulation à la pratique sociale », la<br />
première étant consacrée aux « analyses morphologiques »).<br />
315<br />
Il faut souligner l’importance qu’à eue la collection « Aspects de l’urbanisme », dirigée par René Loué aux<br />
éditions Dunod. Il a en effet publié entre 1969 et 1976, une grande partie des ouvrages à fort impact sur les
autour de cette notion en a enrichi leur compréhension, tout en la dispersant. Mais<br />
c’est surtout l’impossible coïncidence de l’espace architecturé et de l’espace<br />
pratiqué, envisagée qui plus est dans un espace mal cerné (dans son statut ni privé,<br />
ni public, dans ses pratiques micro-sociales de voisinage), qui a prédisposé à opter<br />
plutôt pour un terme générique flou : « espace intermédiaire ».<br />
Ce terme permet d’évoquer sans explication précise, à la fois une échelle<br />
intermédiaire, aussi bien du point de vue architectural et urbanistique que des<br />
relations sociales, et une médiation entre l’espace et son usage. S’il n’est pas<br />
totalement généralisé, le vocable d’ « espace intermédiaire » apparaît néanmoins<br />
assez établi pour rester aujourd’hui l’un des plus employés par les architectes, les<br />
urbanistes et les sociologues, à propos des abords de l’immeuble et/ou de ses<br />
parties communes, mais aussi de l’interface entre le dedans et le dehors en général.<br />
Ainsi se confirmerait encore actuellement une sorte de convention implicite de<br />
langage entre ceux qui conçoivent des espaces collectifs hiérarchisés jusqu’aux<br />
logements et ceux qui en évaluent l’usage. Mais au-delà d’un terme générique<br />
englobant indistinctement différents types d’espaces construits, tant intérieurs<br />
qu’extérieurs, sans préciser leur statut juridique, « espace intermédiaire » apparaît<br />
comme une notion ni cognitive, ni opératoire. 316<br />
Dans la quête constante pour penser l’interface entre ville et logement , une<br />
ambiguïté est toujours apparue: est-il question d’espace en soi ou de relations ?<br />
Le contexte humaniste de l’après-guerre, aussi bien dans les milieux proches du<br />
catholicisme social que dans la mouvance communiste, avait porté à hypostasier des<br />
relations, qui, de notion sociale, glissèrent dans le discours architectural vers des<br />
dispositifs spatiaux censés les opérer. Le mouvement idéologique accompagnant<br />
Mai 1968 réactive la valorisation des relations.<br />
En 1967, Henri Lefebvre, qui enseigne désormais à Nanterre, publie en ce sens des<br />
propositions aux architectes 317 . Il y stigmatise le repli sur la vie privée (« la<br />
privatisation de l’existence ») et l’urbanisme fonctionnel, qui ne parvient pas à<br />
favoriser la vie sociale qu’il souhaite. Il critique ainsi la fonctionnalisation normative<br />
des terrains de jeux 318 . Mais, pour parvenir à « une restitution de la vie spontanée »,<br />
il propose des pistes plutôt contradictoires. Toujours dans ce même article, il vante,<br />
d’un côté, les vertus de lieux précis, comme le bistrot et la rue (il faut, dit-il,<br />
« reconstituer la rue dans l’intégralité de ses fonctions, et aussi dans son caractère<br />
transfonctionnel »). De l’autre, il en appelle à cette « transfonctionnalité », à la<br />
« dimension poétique », sans vouloir la référer à l’espace, allant jusqu’à « réclamer la<br />
architectes et notamment ceux qui éclairent, chacun à sa façon, l’articulation entre l’habitation et ses espaces<br />
extérieurs, soit : E. Howard, Les cités-jardins de demain (1969) ; Kevin Lynch, L’image de la cité (1969) ;<br />
C. Alexander, De la synthèse de la forme (1970) ; S. Chermayeff et C. Alexander, Intimité et vie communautaire<br />
(1971) ; A. Rapoport, Pour une anthropologie de la maison (1972) ; Robert Venturi, De l’ambiguïté en<br />
architecture (1976).<br />
316<br />
Ainsi ce mot n’apparaît pas dans le Guide pratique des espaces extérieurs dans l’habitat, Paris, CREPAH –<br />
UNFOHLM, sd (1979 ?).<br />
317<br />
Henri Lefebvre, « Propositions », in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 132, juin-juillet, 1967. Auparavant, il<br />
avait publié, sur ce thème, « Utopie expérimentale », Revue française de sociologie, n° 3, 1961.<br />
318<br />
On retrouve une fois de plus l’importance accordée au jeu de l’enfant pour saisir l’appropriation de l’espace<br />
proche du logement. En ce sens, L’Architecture d’Aujourd’hui consacre un numéro entier à « l’Architecture et<br />
l’enfant », n° 154, février-mars 1971.
éhabilitation de l’utopisme ».Et, de fait, dans une continuation certes réductrice de la<br />
pensée de Lefebvre, l’ « espace intermédiaire » apparaît bien de l’ordre de l’utopie.<br />
L’une des raisons de l’ouverture de l’architecture aux sciences humaines tenait à la<br />
volonté de sortir du fonctionnalisme basé sur une représentation généraliste et<br />
simplificatrice des besoins de l’homme. Dans ces conditions, bon nombre<br />
d’architectes, mais aussi de philosophes, se sont alertés du risque de néofonctionnalisme<br />
insidieux que pouvaient présenter des savoirs issus de la sociologie<br />
de la ville et de l’habitat. C’est pourquoi, on avancera que les connaissances<br />
sociologiques les plus retenues par les architectes des années 1970 concernaient<br />
moins les pratiques de chacun des espaces de l’habitation considérés séparément<br />
que celles rapportées aux relations entre ceux-ci.<br />
On s’expliquera ainsi l’impact, auprès de quelques architectes, qu’ont pu avoir<br />
certains travaux psychanalytiques pourtant loin de paraître présenter un caractère<br />
potentiellement opératoire pour la conception.<br />
Ce sont nomment et sans surprise, eu égard à la résonance de ces termes, leurs<br />
catégories de l’ « intériorité » et de « l’extériorité » 319 , ou de la « limite », qui s’avèrent<br />
impliqués, plus qu’appliquées, dans des conceptions différentes d’un architecte à<br />
l’autre. Par exemple, la spatialité de l’architecture de Christian de Portzamparc, qui a<br />
travaillé à la fin de ses études un temps avec Lugassy et Palmade, semble faire écho<br />
aux phénomènes dialectiques qu’elles mettaient en avant, mais sans transposition<br />
revendiquée.<br />
A travers une suite de projets théoriques, puis construit pour ce qui du dernier,<br />
Christian Ricordeau semble quant à lui expliciter davantage une démarche d’analyse<br />
et de conception, mais sans pour autant vraiment montrer comment elle procède de<br />
ses références à des travaux psychanalytiques, dont ceux de Bruno Bettelheim. Il tire<br />
sans doute de ce dernier l’importance à donner à la prise en compte des adolescents<br />
(autonomie/relations avec les parents et avec l’extérieur), l’un des soucis fondateurs<br />
de son projet Piazzetta. Des logements en L autour d’une terrasse permettent de<br />
séparer et de réunir par celle-ci les domaines des parents et des enfants. Cette<br />
terrasse privée est dotée d’un balcon-coursive créant un second accès, autonome,<br />
au logement. Ces deux entrées se font à partir d’un grand palier, en plein air, se<br />
voulant « placette » à partager entre voisins d’étage et donnant sur la place semiouverte<br />
formée par le plan-masse des immeubles 320 .<br />
A partir des portes des pièces ouvrant sur la terrasse (« prolongement en plein air du<br />
séjour ») et sur le balcon-coursive, toute une gamme d’espaces extérieurs<br />
s’articulent graduellement, du « logis » jusqu’au « lieu public », dans une idée de<br />
« transition », selon les termes de Ricordeau. On remarque que sa conception,<br />
même si elle est dialectique, va préférentiellement de l’intérieur vers l’extérieur (la<br />
319<br />
Voir Le dedans et le dehors, thème d’ensemble du n° 9 (printemps 1974) de La nouvelle revue de<br />
psychanalyse, Paris, Gallimard.<br />
320<br />
Cette conception est résumée par Christian Ricordeau, « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée », in<br />
Techniques et Architecture, n° 312, 1976. Pour une appréciation plus complète du développement de sa<br />
thématique, voir son mémoire de diplôme publié en 1972 par l’Institut de l’Environnement (La porte ouverte),<br />
son article dans Espaces des sciences humaines (op. cit. note 306), son projet lauréat au Programme Architecture<br />
Nouvelle, son modèle innovation agréé Piazzetta et son unique réalisation à Reims – Val de Murigny (voir<br />
Urbanisme ,n° 175, 1979).
forme micro-urbaine n’est pas travaillée dans son ensemble), comme si elle partait<br />
du corps. Dans le nouvel enseignement de l’architecture, l’impact qu’a alors L’image<br />
du corps de Schilder, cité par la plupart des psychanalystes s’intéressant au rapport<br />
à l’espace, ainsi que La phénoménologie de la perception (Merleau-Ponty),<br />
correspond bien à cette conception par le dedans, qui trouve un nouvel argument,<br />
autre que l’ancien besoin d’extension des surfaces individuelles et d’ouverture à un<br />
simulacre de nature.<br />
Le projet de Ricordeau est un bon révélateur de l’imprégnation de l’esprit de Mai<br />
1968, dont il recèle deux aspirations plutôt antagoniques : donner plus de possibilité<br />
et d’autonomie à l’individu, développer la convivialité et l’ouverture à l’autre. Sur ce<br />
deuxième point, une autre réalisation de l’époque croit aussi aux vertus fédératrices<br />
des paliers d’étage, devenus Surfaces d’activités partagées entre voisins, selon leurs<br />
souhaits ; plusieurs scenarii sont envisagés, dont deux extrêmes : « privatisation » et<br />
« mouvement communautaire » 321 .<br />
Piazzetta chez Ricordeau, S.A.P. chez Architecture Studio : on constate que les<br />
architectes mettant en avant un genre d’ « espace intermédiaire » n’emploient pas ce<br />
vocable. Ils préfèrent évidemment personnaliser chacun leur projet et son discours<br />
sous leur propre slogan, mais le détail de leur argumentations révèle aussi une<br />
préférence pour les termes qualifiant le passage d’un espace à l’autre, leur<br />
articulation, « prolongement » et « transition » étant les plus employés. Dans cette<br />
propension à valoriser le rôle dynamique de l’espace plutôt qu’à le caractériser en<br />
lui-même, on peut voir une traduction métonymique de l’idéologie de changement<br />
social, alors clairement exprimé par bien des architectes. Architecture Studio croit<br />
aux communautés résidentielles telles qu’expérimentées par la social-démocratie<br />
suédoise 322 .<br />
Pour Alfred M., il ne s’agit pas de « recréer une mythique communauté », mais un<br />
« espace collectif magnifique, et non fonctionnel, qui rendrait tout son sens au terme<br />
d’habitat collectif. [celui-ci] doit, sous peine d’être un nouveau ghetto […] s’articuler<br />
dialectiquement à l’espace public de la ville» 323 . Une telle articulation passe-t-elle par<br />
la création de nouveaux types d’espaces ? Non pour A.M., qui s’en tient à l’idée<br />
d’une H.L.M., qui aurait des espaces collectifs internes et une insertion urbaine de la<br />
qualité de celle [de] l’immeuble haussmannien, le porche, l’escalier, la façade.<br />
Ce texte présente deux aspects. D’une part, il relève d’un discours empreint de<br />
l’influence de la pensée dialectique sur l’espace. D’autre part, il appelle concrètement<br />
à reprendre des éléments formels, hérités de la culture de l’architecture urbaine, en<br />
321<br />
Cette autre Réalisation expérimentale du Plan-Construction est à Poitiers (J-F. Galmiche, Y.-J. Laval, M.<br />
Robain arch., Architecture Studio ; Pierre Colombot psychosociologue) et est présentée dans « Une échelle<br />
d’échange », dans le même Techniques et Architecture n° 312 que Ricordeau et d’autres projets représentatifs de<br />
la « question du logement » à l’époque.<br />
322<br />
Architecture Studio, ibid., stigmatise d’abord notre politique de l’habitat, qu’il voudrait voir changée : « on<br />
protège au maximum le noyau rescapé de la famille : il était enfermé dans la cellule, on en a fait une cage dorée;<br />
on redonne vie au vieux mythe de la maison individuelle, superposée pour des raisons d’économie, en isolant la<br />
cellule de tout contact social et en lui donnant un prolongement extérieur privatif ;on propose un paradis<br />
individuel et individualiste, espace de vie en monde clos ». Pour le modèle plus collectif qu’il escompte, il donne<br />
en exemple les expériences suédoises, dernier avatar en date de cette référence rencontrée plusieurs fois ici.<br />
323<br />
Alfred M., « Les cloisons sont aussi les murs de la ville », in Techniques et Architecture, n° 312, op. cit. ;<br />
article répondant à Paul Chemetov, sous le pseudonyme, déjà employé pour débattre avec le même dans<br />
L’Architecture d’Aujourd’hui, de Alfred Max (il s’agirait, semble-t-il, de Christian Devillers).
l’occurrence la façade, le porche et l’escalier ménageant dans l’immeuble<br />
haussmannien l’articulation graduelle de la rue à l’appartement. S’il est à la fois,<br />
d’une certaine façon, « instaurateur » d’un discours et « commentateur » d’une<br />
culture, cet article est aussi révélateur d’un moment charnière, qui s’opère vers 1974.<br />
Du milieu des années soixante jusqu’autour de 1974 s’opère une convergence entre<br />
l’architecture et les sciences humaines, avec pour question centrale la notion<br />
d’ « espace » et plus particulièrement d’espace « intermédiaire » ou de « transition ».<br />
Dans la période suivante, les architectes mettent aussi en avant la question des<br />
formes urbaines, qui viendra interférer, sous le vocable d’ « urbanité », avec celle<br />
des espaces micro-sociaux entre ville et logement. Nous allons détailler cette<br />
hypothèse et les raisons qui contribuent à faire évoluer le discours.<br />
l’« urbanité » face à la « résidentialisation »<br />
Depuis l’après-guerre, avec une accélération au cours des années soixante, la<br />
sociologie de l’habitat, largement constituée à partir de l’observation des grands<br />
ensembles, et les architectes développant une réflexion critique et théorique par<br />
rapport au Mouvement moderne et ses conséquences, ont en commun la<br />
contestation du fonctionnalisme urbanistique de la Charte d’Athènes. Face aux<br />
séparations que celle-ci induisait, cette contestation a mis en exergue les relations<br />
entre les espaces dans leurs différentes échelles sociales. Chez les architectesurbanistes,<br />
une telle préoccupation est d’abord active aussi bien dans la tendance<br />
issue de G. Bardet que dans celle du Team Ten. Après la « complexité », avatar<br />
terminologique des « relations », les années soixante-dix verront des architectes<br />
invoquer des relations « dialectiques ». Si cette notion est toujours dans la lignée du<br />
Team Ten et de l’opposition aux conceptions héritées des Modernes, elle porte aussi<br />
plus nettement la marque des sciences humaines.<br />
Plus précisément, l’ouverture à la pensée dialectique s’est vue réactivée sous une<br />
double influence : d’une part, celle du marxisme, avec pour passeur auprès des<br />
architectes un certain nombre d’équipes de recherche en sociologie urbaine. D’autre<br />
part, celle de Gaston Bachelard, dont l’ontologie de la maison a magistralement<br />
éclairé « la dialectique du dehors et du dedans » 324 . D’un côté, la « question<br />
urbaine », de l’autre l’être et la maison : ces deux angles de la pensée dialectique<br />
attachée à l’espace ont pu contribuer à écarteler l’exploitation que la conception<br />
architecturale en a tentée. On admettra qu’ils ont été appréhendés globalement par<br />
Henri Lefebvre, « marxien » comme il le dit, mais aussi heideggerien, à travers son<br />
idée de « quotidien urbain ». C’est sans doute, dans le contexte post-mai 1968, l’une<br />
des raisons de son large impact sur le renouveau de la pensée architecturale.<br />
Une autre raison de l’influence des écrits de Lefebvre tient à leur formulation plus<br />
philosophique et évocatrice que destinée à établir un savoir sociologique précis.<br />
Cette pensée stimulante et ouverte, même à l’utopie, se prêtait à des<br />
324<br />
Titre du chapitre IX de Gaston Bachelard, La péitique de l’espace, Paris, P.U.F., 1957. Les autres chapitres<br />
approfondissent d’autres aspects de cette dialectique : cave/grenier, maison/univers, nid/coquille, « immensité<br />
intime ». Rappelons en outre que l’influence de Heidegger en France, qui va de pair avec celle de Bachelard,<br />
connaît un moment d’accélération avec sa première venue dans notre pays lors d’un colloque à Cerisy en 1955.
éappropriations par le discours architectural d’alors, voulu en rupture avec toute<br />
forme de fonctionnalisme.<br />
Nous avions dit que cette volonté de rupture se traduisait entre autre par un intérêt<br />
accru pour les rapports entre espaces plutôt que pour les espaces en eux-mêmes.<br />
Ramenées à des oppositions binaires, ces relations dialectiques étaient à même<br />
d’être mieux appréhendées et transposées par les architectes. Outre celles<br />
dégagées chez Lefebvre 325 , ont été particulièrement retenues les oppositions<br />
proposées par l’équipe Haumont et Raymond dans L’habitat pavillonnaire, comme en<br />
témoignent les présentations de projets et articles de revue 326 . « Public/privé »,<br />
« montré/caché », « devant/derrière », « propre/sale » : ces binômes, sans être<br />
généralisés et avec des occurrences actuelles moins fréquentes, sont passés dans<br />
le vocabulaire des architectes comme des sociologues ; ils sont dans la lignée de<br />
Lefebvre, mais sans doute aussi de Lévi-Strauss et de Bourdieu 327 .<br />
Haumont et Raymond ont montré, à partir des pratiques en pavillon, que les<br />
oppositions entre espaces n’étaient pas abruptes, les habitants ménageant des<br />
« espaces de transition ». Auparavant, en France, ceux-ci avaient déjà pu être<br />
révélés par l’enquête de Chombart de Lauwe 328 , où l’architecte G.-H. Pingusson<br />
plaidait pour eux exactement avec ce même terme, peut-être inspiré de l’in-between<br />
que Van Eyck développait au même moment en trouvant un écho certain. Ce sont<br />
cependant Haumont et Raymond qu sont parvenus à mettre en exergue, dans le<br />
milieu français, le terme d’ « espace de transition ».<br />
Ils englobaient inconsciemment sous ce terme, par-delà les pratiques pavillonnaires<br />
qui le leur avaient suggéré, une multiplicité de lieux que la culture architecturale<br />
produisait de longue date avec le même propos implicite, sans aucun discours<br />
théorisant. La transition graduelle, du point de vue de la perception et du passage,<br />
entre les échelles, entre les espaces extérieurs et intérieurs (découverts et abrités,<br />
ouverts et clos, clairs et sombres, …), fait partie des dispositifs que l’architecture a<br />
traditionnellement réalisés, à différentes époques et pour différents types d’édifices,<br />
sans chercher à la conceptualiser sous ce vocable. Perrons, porches, seuils,<br />
marquises, auvents, propylées, narthex ou cours d’entrée, par exemple, assurent de<br />
facto ce rôle.<br />
Qu’on ait voulu faire entrer dans une catégorie, en lui donnant un nom savant, les<br />
divers lieux que produisent des pratiques de construction et d’usage, d’ordre culturel<br />
sinon anthropologique, est l’un des indices d’un rapprochement interdisciplinaire,<br />
nous l’avions dit, entre l’architecture et les sciences humaines intéressées par<br />
l’habitat et l’urbanisme. Le concept d’ « espace » était celui qui pouvait permettre le<br />
mieux la confrontation entre les disciplines finalisées sur la conception du cadre bâti<br />
et celles concernées par la connaissance des pratiques qui s’y inscrivent. Evaluer les<br />
correspondances et les décalages entre l’espace de l’architecture et espace de<br />
325<br />
Cf. note 275.<br />
326<br />
H. et M.-G. Raymond, N. et A. Haumont, L’habitat pavillonnaire, Paris, Centre de recherche d’urbanisme,<br />
1966. Des architectes comme Dominique Druenne, dans son projet lauréat au PAN 5, puis Christian Devillers,<br />
dans son projet lauréat au PAN 7, réfèrent leurs conceptions aux notions proposées par cet ouvrage.<br />
327<br />
Voir ses analyses de la maison kabyle réalisées en 1963-1964 : Pierre Bourdieu, « La maison ou le monde<br />
renversé », in Trois études d’ethnologie kabyle, Genève, librairie Droz, 1972.<br />
328<br />
Cf. note 281.
l’usage est l’intention majeure de la sociologie appliquée à l’habitat. Cependant,<br />
l’impact qu’elle a eu après des architectes a tenu surtout aux possibilités de<br />
dépassement du fonctionnalisme. La connaissance des pratiques de l’habitation<br />
dans chacun de ses espaces leur a semblé moins porteuse que les oppositions<br />
duales entre ceux-ci et leur résolution dialectique.<br />
Dans l’idée d’atténuation d’une dualité, c’est bien la notion d’ « espace de transition »<br />
(plus que celles d’ « espace de renvoi » et d’ « espace de réserve ») qui a été la plus<br />
retenue de l’ouvrage des Haumont et Raymond. Les architectes ont pu y être<br />
sensibilisés dans la mesure où cette notion rejoignait implicitement des savoirs<br />
propres à leur culture : exemples d’architecture vernaculaire ou des cités-jardins,<br />
écrits théoriques (C. Sitte, R. Unwin, G.. Bardet, A. Van Eyck ou G.-H. Pingusson,<br />
comme on l’a vu).<br />
Il faut aussi remarquer que cette notion est issue d’analyses portant sur des<br />
maisons, en l’occurrence des pavillons de banlieue construits à l’initiative de leurs<br />
habitants, alors qu’elle a été largement reprise pour la conception et l’observation<br />
sociologique de l’habitat collectif. On retrouve ainsi l’importance originelle, étudiée<br />
dans le premier chapitre, de la maison avec jardin et de sa propriété dans<br />
l’émergence de la notion correspondant aujourd’hui à l’espace « intermédiaire » ou<br />
« de transition. Le fait que la maison, au tournant des années soixante-dix, soit<br />
encore celle qui joue un rôle déterminant, mais à présent dans la formulation de ce<br />
dernier terme, est à interroger.<br />
Le passage de la politique du logement à celle de l’habitat, associé à une conception<br />
de la qualité élargie, des besoins et fonctions aux usages, s’est notamment traduit<br />
par une recrudescence de l’idéal de la maison. Les enquêtes, notamment auprès des<br />
habitants des grands ensembles, avaient montré que 80 % des français aspiraient à<br />
la maison individuelle. Alors que l’anthropologie 329 , la philosophie (ontologie et<br />
phénoménologie) et la psychanalyse contribuaient à sensibiliser, autour de 1970, à la<br />
richesse de l’ « habiter » en maison, c’est surtout le jardin qui a représenté la qualité<br />
essentielle à transposer de la maison au collectif. L’ « habitat intermédiaire » nous<br />
était apparu sous ce jour, en survalorisant les grandes terrasses.<br />
Dans L’habitat pavillonnaire, l’analyse du jardin tient aussi une place importante. Il<br />
est traité d’abord au plan symbolique, sous l’angle du « marquage de l’espace » par<br />
la clôture, puis comme « devant du pavillon » en tant qu’ « espace de transition entre<br />
le public et le privé ». Il est ensuite davantage analysé à travers ses usages<br />
concrets, comme un « espace de renvoi », comme un « espace montré » et comme<br />
un « espace de transition », et ce essentiellement pour les enfants.<br />
Deux sens sont donc explicitement donnés ici à « espace de transition » : articulation<br />
du privé et du public, lieu de plein air pour les enfants, hors du « danger de la<br />
circulation » dans la rue (argument qui n’est pas sans rappeler celui de la<br />
neighbourhood unit). S’y ajouterait l’idée initiale de « territoire marqué », à l’instar de<br />
l’éthologie animale, avec F. Bourlière comme spécialiste cité.<br />
329<br />
Il faut rappeler l’importance de l’article de l’ethnologue Robert Cresswell, « Les concepts de la maison : les<br />
peuples non industriels », in Zodiac, n° 7, 1960, pp. 182-197, auprès des architectes. Dans cette lignée, même un<br />
ouvrage aussi controversé que celui de A. Rapoport (architecte de formation, Pour une anthropologie de la<br />
maison, op. cit. note 315) est à considérer pour son éclairage de la maison en tant qu’articulation de domaines<br />
privés et publics. Pour les « seuils », voir pp. 111-113.
La recherche suivante de la même équipe porte sur la copropriété. Bien que les cas<br />
qu’elle a étudiés en comportent, l’équipe ne s’est pas penchée sur les espaces<br />
extérieurs collectifs plus ou moins plantés des résidences, pour s’en tenir aux<br />
« espaces communs […]. Dans l’immeuble collectif, entre l’espace extérieur et<br />
l’espace intérieur, existe une zone ambiguë comprenant l’entrée ou « hall », les<br />
escaliers, l’ascenseur, les paliers. C’est une zone de transition entre un espace<br />
public (la rue, la ville), et un espace privé (l’appartement) 330 . Quelques lignes plus<br />
loin, ce texte, qui semble s’appliquer exactement aux « parties communes » de<br />
l’immeuble, au sens juridique du terme, trouve « le statut de ces espaces encore plus<br />
indéterminé que dans un immeuble locatif : ils sont totalement publics, puisque<br />
d’autres peuvent y venir sans mon consentement, mais cependant ils<br />
m’appartiennent et je dois en assurer l’entretien comme pour mon appartement ».<br />
Dès lors, ils « participent au ‘’chez soi’’, tout en étant encore extérieurs ».<br />
Ces espaces impliquent donc de contrôler l’intrusion publique (interphones et<br />
digicodes sont loin d’être généralisés à l’époque) pour devenir « espace privé du<br />
groupe des copropriétaires » 331 . Que peut bien signifier un tel terme ? Les auteurs,<br />
conscients qu’une copropriété est plus une « coexistence » qu’une « communauté »,<br />
admettent que « les espaces intermédiaires sont une représentation donnée […],<br />
qu’ils doivent témoigner de l’existence d’un groupe de copropriétaires d’un certain<br />
niveau social économique ». Mais quelle représentation collective donner, d’autant<br />
plus que, « si ces espaces intermédiaires font partie du ‘’chez soi’’, alors ils doivent<br />
être marqués par l’habitant. » 332 .<br />
On note que, dans une même continuité de texte, les espaces communs ont été<br />
désignés de différentes façons. « Espace intermédiaire » renverrait ici à la possibilité<br />
d’appropriation d’un lieu ambigu et aux conflits qu’elle suscite avec les non-résidents<br />
et entre résidents, autrement dit renverrait à une question de marquage de la<br />
propriété (en maison ou en immeuble) et à la médiation impliquée par les conflits ;<br />
tandis qu’ « espaces de transition » qualifierait un rôle d’articulation entre deux<br />
espaces de statuts différents.<br />
Quoiqu’il en soit, au cours de la recherche suivante, l’équipe éprouva le besoin de<br />
confirmer une définition de l’ « espace de transition », notion qui pouvait encore<br />
présenter un peu de flou, même dans ses propres travaux antérieurs : « nous<br />
appelons ‘’espaces de transition’’ tous les espaces du logement qui permettent à<br />
l’habitant de constituer la relation entre le dedans et le dehors de son logement.<br />
Cette relation est très complexe et pourtant nous devons signaler que ce sont très<br />
largement les espaces de transition qui assurent, pour l’habitant, l’action d’insérer<br />
l’espace de son logement dans l’espace urbain. » 333 .<br />
Cet ouvrage peut faire figure de synthèse de leurs approches précédentes des<br />
pratiques de l’habitation, puisqu’il s’appuie sur sept opérations différentes, couvrant<br />
330<br />
Nicole Haumont, Henri Raymond et Antoine Haumont (I.S.U.), La copropriété, Paris, Centre de recherches<br />
d’urbanisme, 1971.<br />
331<br />
Ibid., p. 115.<br />
332<br />
Ibid., p. 116.<br />
333<br />
N.Haumont et H. Raymond, Habitat et pratique de l’espace, étude des relations entre l’intérieur et l’extérieur<br />
du logement, Paris, Plan Construction, 1972.
la maison, tant individuelle que groupée, l’immeuble collectif, ainsi que le locatif et<br />
l’accession (individuelle et en copropriété). La définition des « espaces de<br />
transition » leur est commune (le terme d’espace intermédiaire a disparu) et<br />
comprend : « entrée de l’immeuble ou de la maison », « fenêtre-balcon-jardin »,<br />
-loggia<br />
« façade », « espaces de transition au-delà de l’espace du logement ».<br />
Cette dernière catégorie n’est pas développée. On remarque en outre que tous les<br />
espaces internes, comme les couloirs et les escaliers, ne sont plus mentionnés, pour<br />
se concentrer sur l’interface immédiate de l’intérieur et de l’extérieur, et même sur la<br />
façade, considérée comme un dispositif spatial les mettant en relation. On peut<br />
penser que l’observation de l’Unité d’Habitation de Marseille, avec ses loggias et ses<br />
brise-soleil, a sensibilisé l’équipe à l’idée de l’espace-façade, puisque ce bâtiment de<br />
Le Corbusier faisait partie de son corpus. Mais avec ce resserrement de leur champs<br />
d’investigation sur la façade et la « prolongation du séjour », comme ils disent, sur un<br />
extérieur privatif, Haumont et Raymond s’inscrivent implicitement dans la tendance<br />
d’alors déjà constatée : celle qui privilégie l’extension des qualités individuelles du<br />
logement en immeuble par référence à celles de la maison, avec le balcon pour<br />
substitut du jardin.<br />
Au tournant des années soixante-dix, on a donc assisté à une confirmation du déclin<br />
de l’idée de voisinage assimilable à une communauté qu’on pourrait associer à une<br />
unité de résidence ou de quartier. Le rapprochement des sciences humaines avec<br />
l’architecture, à l’occasion de la réforme de son enseignement, a contribué à<br />
démystifier cette hypothèse naïve.<br />
Les enquêtes sociologiques ont montré plutôt que les parties communes d’immeuble<br />
et leurs abords extérieurs immédiats, pouvaient s’avérer des lieux de territorialisation<br />
en conflit. Dans ces conditions, ils ont été souvent nommés « espaces<br />
intermédiaires », terme qui a l’avantage de rester flou, tout an représentant une sorte<br />
d’inconscient collectif entre les différentes disciplines de la recherche, mais aussi les<br />
acteurs opérationnels, en quête, sinon d’interdisciplinarité, du moins d’un vocabulaire<br />
de dialogue et de médiation.<br />
Au cours de cette période, en congruence avec la demande et l’évolution de la<br />
politique de l’habitat, les sciences humaines ont aussi conforté la mise en exergue de<br />
la relation individuelle à l’espace. Cette relation, envisagée préférentiellement à partir<br />
du corps, de l’intérieur vers l’extérieur sans pour autant exclure sa dimension<br />
dialectique, a été particulièrement mise en évidence dans le champ de la maison,<br />
vecteur essentiel de l’instauration plus manifeste d’un terme déjà en germe<br />
auparavant : l’espace de transition. On aura donc noté que ce terme a à voir avec les<br />
pratiques de la maison et de l’affirmation de sa propriété.<br />
A partir de 1973, année du premier choc pétrolier, la nouvelle conjoncture se traduit,<br />
du point de vue de notre question, par sa réduction et par une sorte de retournement,<br />
la ville primant désormais le logement. La politique de masse et de productivité d’un<br />
logement modélisé va être ainsi remise en cause, jusqu’à l’arrêt de l’ « aide à la<br />
pierre » en 1977. La taille des opérations diminue et ne justifie plus de construire en<br />
série, hors des villes, des modèles, dont l’agrément est abandonné (c’est donc le cas<br />
entre autres pour Maisons-Gradins-Jardins, « modèle innovation » phare de l’habitat
intermédiaire à terrasses). Le développement de plus petites réalisations insérées en<br />
tissu urbain, dont les qualités patrimoniales et morphologiques sont à nouveau<br />
reconnues, va occasionner auprès des architectes une évolution de la question des<br />
espaces intermédiaires ou transitionnels, reprise sous l’angle des formes héritées de<br />
la ville traditionnelle.<br />
La critique architecturale et urbanistique de la Charte d’Athènes, après celles de la<br />
tendance Bardet-Auzelle et de la mouvance du Team Ten, connaît alors de<br />
nouvelles références et reformulations théoriques, redécouvrant les vertus d’une<br />
« architecture urbaine », c’est-à-dire pensée comme partie intégrante de l’<br />
« architecture de la ville » 334 .<br />
Alors que la réflexion sur l’usage avait été enclenchée surtout à partir de<br />
l’observation de la vie dans les grands ensembles, la question de la morphologie<br />
urbaine a été appréhendée plus à partir de la ville ancienne et des conséquences<br />
néfastes pour elle du Règlement national d’urbanisme décrété en 1961. Généralisant<br />
par la règle du prospect l’autorisation de construire haut et en retrait des voies, il a,<br />
sans créer entre celles-ci et les immeubles de véritables espaces intermédiaires,<br />
entraîné surtout des ruptures d’alignement. Ce dernier sera alors réintroduit par les<br />
POS en 1977, notamment à Paris où l’A.P.U.R. demanda au préalable, afin de mieux<br />
élucider la question de la relation morphologique entre l’immeuble et la rue, une<br />
étude approfondie à l’historien de l’art F. Loyer 335 . Elle était en phase avec la montée<br />
en puissance d’un courant de recherche architecturale attachée à la typomorphologie<br />
urbaine de l’habitat 336 et au devenir de la ville en tant que forme. Son évolution est<br />
caractérisée le plus souvent sur une période allant de l’haussmannisation aux Trente<br />
Glorieuses, en retenant le passage progressif « de l’îlot à la barre ». 337<br />
De l’adhésion à l’ « architecture urbaine », largement partagée à cette époque, on<br />
retiendra ici trois remarques.<br />
La première concerne l’émergence corrélative d’un discours sur l’ « urbanité »,<br />
qualité attribuée aux formes présumées dès lors, mais implicitement, avoir de tels<br />
effets sociaux. Si, pour cela, des projets se limitent à un décor urbain de façade,<br />
d’autres investissent les espaces intermédiaires de ce rôle, à l’intérieur de<br />
l’opération, à son articulation avec l’espace public, ou aux deux 338 . C’est par<br />
exemple le cas d’une réalisation expérimentale (PUCA, Conception et usage de<br />
l’habitat) que son architecte et l’équipe de suivi sociologique présente sous le titre<br />
« de l’habitat à l’urbanité » 339 , sans définir cette notion. Par contre, dans une filiation<br />
revendiquée avec Haumont et Raymond, sont bien précisés ce que sont des<br />
espaces intermédiaires, catégorie dite ici regrouper deux sous-ensembles : les<br />
espaces de transition et les espaces de renvoi. Il est curieux que ces notions, issues<br />
334<br />
Titre de l’ouvrage de Aldo Rossi (Clup, Milano, 1978), édité et traduit sous ce titre par L’Equerre (19881), et<br />
par Livre et Communication, 1990.<br />
335<br />
Commandée par l’A.P.U.R. en 1974, elle aboutit à l’ouvrage : François Loyer, Paris au XIXème siècle,<br />
l’immeuble et la rue, Paris, éd. Hazan, 1980.<br />
336<br />
Ces recherches autour des relations entre typologie de l’habitat et morphologie urbaine s’amorcent dès 1970<br />
pour véritablement éclore en 1974 et 1980. Elles sont principalement initiées par le I.E.R.A.U. mené par B. Huet<br />
et par l’ADROS à partir des travaux de Jean Castex et Philippe Panerai.<br />
337<br />
Titre de l’ouvrage fameux des précédents, op. cit. note 174.<br />
338<br />
Voir Christian Moley, « Mythes et paradoxes de l’urbain », in Urbanisme, n° 214, juin-juillet 1986.<br />
339<br />
Il s’agit d’une opération au centre-ville de Meyzieu conçue à partir de 1986 par Laurent Salomon et observée<br />
par Laurette WIttner et alii, De l‘habitat à l’urbanité, Paris, PUCA, collection « Expérimentations », 1990.
des dispositifs de contrôle et filtrage propres aux pratiques pavillonnaires, servent<br />
désormais à qualifier des configurations estimées propices à l’ « urbanité ».<br />
S’ouvrir à l’autre, le tenir à distance, cette quête contradictoire est particulièrement à<br />
l’œuvre dans le discours aporétique sur les espaces intermédiaires. « Urbanité », en<br />
confondant les formes et les pratiques, n’a pas contribué à le clarifier.<br />
La deuxième remarque relative à l’ « architecture urbaine » est qu’elle va, pour<br />
beaucoup, de pair avec le retour à l’alignement et, plus encore, à la rue. Alignés<br />
directement sur celle-ci, les immeubles ne peuvent voir interposés un espace entre<br />
eux et elle. Dans ces conditions, la rue elle-même représenterait alors à nouveau le<br />
lieu de la sociabilité de proximité entre l’immeuble et le quartier, mais en relevant<br />
bien sur du domaine public. Dès lors, c’est la façade qui va condenser, compresser<br />
même, l’idée d’un espace articulant le public et le privé. Dans la conception « néohaussmannienne<br />
», balcons et bow-windows veulent jouer à nouveau ce rôle, mais,<br />
finalement, les « néo-modernes » de filiation corbuséenne s’en empareront de façon<br />
plus nette, avec la thématique de la « façade épaisse » 340 . Il s’agit en quelque sorte<br />
de dédoubler la façade, en incorporant dans cet interstice des balcons rendus plus<br />
intimes, des fenêtres d’angle ou des encorbellements, et de les laisser derrière un<br />
pan avant composé à l’échelle urbaine. La seconde « façade », celle des logements<br />
proprement dits, est au second plan, traitée à l’échelle domestique.<br />
Ainsi, ces « façades épaisses » assurent une transition visuelle entre deux échelles :<br />
c’est l’une des réductions, à la fois physique et intellectuelle, de la question des<br />
espaces intermédiaires. Elles placent aussi nettement les espaces qu’elles créent du<br />
côté de l’immeuble. C’est une conception qui s’avère réaliste, d’abord parce que les<br />
espaces sont de statut, soit public (la rue forme alors un espace intermédiaire), soit<br />
privé (balcons privatifs et entrée de l’immeuble). Mais c’est aussi une conception<br />
réaliste du point de vue social, puisque, en optant sans ambages pour des espaces<br />
pris dans l’épaisseur et dès lors de statut privé, elle entérine l’inexistence de<br />
véritables relations conviviales entre les passants et les habitants d’un immeuble.<br />
La vision initialement idyllique de tels rapports micro-sociaux, qualifiés d’ « urbanité »<br />
parce qu’ils seraient en outre en osmose avec un cadre bâti aux formes y<br />
prédisposant, a été en outre progressivement battue en brèche, d’abord par le souci<br />
des gestionnaires, puis par la montée du sentiment d’insécurité. Clarifier le statut des<br />
espaces, en évitant leur chevauchement de façon à bien identifier qui doit les<br />
entretenir, prévenir l‘intrusion d’autrui : cette préoccupation des gestionnaires, qui va<br />
à l’encontre des irréalistes espaces intermédiaires, si elle a été réactivée par la<br />
conjoncture récente, ne doit pas être considérée comme nouvelle. Elle remonte aux<br />
débuts de l’immeuble collectif dans ses différentes catégories de programme comme<br />
on l’a vu. Stübben avait déjà signalé le risque de nuisances provenant de la rue,<br />
lorsque l’immeuble est laissée « accessible à tout le monde ». Son entrée est ainsi<br />
ressentie exclue du territoire des habitants, qui la négligent alors ; ils « ne prennent<br />
soin que des parties qu’ils utilisent. L’entrée de l’immeuble et les escaliers<br />
constituent en réalité un appendice de l’espace public de la rue » 341 en l’absence<br />
d’une fermeture.<br />
340<br />
Michel Rémon, La Façade épaisse, Paris, Plan Construction, 1980.<br />
341<br />
J. Stübben, Der Städtebau,Vienne, 1890.
Faire des parties communes un espace « propre », aux deux sens du terme, renvoie<br />
aussi à une idéologie dans la lignée de E. Cheysson qu’on trouvera encore chez<br />
Pingusson en 1959 :<br />
« tout ce qui précède l’accès au logis, a un rôle éducatif : un vaste hall d’entrée qui<br />
permette de ne pas se trouver immédiatement dans les cages d’escaliers, par<br />
exemple. Il nous faut trouver une générosité de l’espace, cette entrée avec un beau<br />
dallage seulement pour le plaisir de regarder avant de rentrer chez soi. » 342 .<br />
Un tel plaisir des yeux ne concerne pas que les seuls habitants. L’image sociale que<br />
peuvent donner les espaces précédant l’entrée dans le logement est un souci<br />
attribué généralement à la promotion privée, mais elle gagne de plus en plus l’habitat<br />
social. Pour l’ensemble de ce qu’elle a défini comme des « espaces intermédiaires »,<br />
L. Wittner 343 affirme qu’ « un traitement véritable de ces espaces est de nature à<br />
promouvoir l’habitat social, tant par ce qu’il apporte en confort supplémentaire, dans<br />
l’ « économie » générale du logement que dans la valorisation de l’image de soi ».<br />
L’importance prise par la dimension visuelle, qui ressortait déjà de la notion d’espace<br />
de transition et de la façade épaisse, se voit confirmée par l’idée que les espaces<br />
intermédiaires contribuent à l’image sociale des résidents. Les « abords » de<br />
l’immeuble en donnent en effet le premier abord.<br />
Enfin, la troisième remarque que suggère l’ « architecture urbaine » est que son<br />
plaidoyer a été, le plus souvent et encore actuellement, légitimé par la nécessité de<br />
remédier aux conséquences d’un long processus historique ayant engendré du vide,<br />
sous couvert d’ « espace libre », comme on l’a vu. Le constat d’un « desserrement<br />
de l’agglomération » est imputé à une « évolution lente, mais constante et<br />
inexorable, des réglementations urbaines, qui a fait que les rues se sont élargies,<br />
que les cours se sont agrandies pour qu’y entrent lumière et soleil, que les courettes<br />
(haussmanniennes) ont définitivement disparu. L’élargissement des rues, l’ouverture<br />
des îlots, la distanciation des bâtiments, l’extension des emprises des espaces libres<br />
et des espaces publics, sont des phénomènes patents, qui font souvent de<br />
l’expérience urbaine des quartiers construits dans ce siècle, l’expérience spatiale de<br />
la vacuité où les seuils disparaissent, les limites se dissolvent et les démarcations<br />
s’effacent, exceptées celles, brutales, omnipotentes et omniprésentes que sont<br />
aujourd’hui les frontières armées de digicodes. » 344 .<br />
Ce mouvement, vu linéaire quand il est associé essentiellement aux exigences<br />
d’hygiène urbaine croissantes et traduites en réglementations successives,<br />
provoquerait à l’acmé de ses conséquences spatiales atomisantes, une contreréaction.<br />
Elle viserait à rétablir une qualité première de la ville, celle de permettre<br />
« d’avoir une expérience du phénomène de la limite », selon Walter Benjamin. 345<br />
342<br />
Dans l’enquête de Chombart de Lauwe, Famille et habitation ,op. cit. note 148.<br />
343<br />
Laurette Wittner et alii, op. cit. note 339.<br />
344<br />
Jacques Lucan, « Les trois reconquêtes de Paris », in Bruno Fortier (sous la dir.), Métamorphoses parisiennes,<br />
Paris, catalogue d’exposition, éd. Pavillon de l’Arsenal et Mardaga, 1996.<br />
345<br />
Cité par J. Lucan, ibid, pour introduire son propos, comme extrait de W. Benjamin, « Paris, capitale du XIX e<br />
siècle », Le Livre des passages, Paris, Les Editions du Cerf, 1993.
En fait, on ne peut pas opposer strictement deux grandes périodes, l’une qui aurait<br />
été régie par la radicalisation progressive de l’hygiène, l’autre qui (re)découvrirait les<br />
vertus de l’urbanité. Si elles ont bien été chacune marquées par une idéologie<br />
dominante, elles ont aussi été imprégnées simultanément par d’autres attentes.<br />
La question de la « limite », que W. Benjamin soulève surtout à propos de la ville,<br />
s’avère également fondamentale à l’interface de l’ensemble de logements et de ses<br />
extérieurs immédiats, dans la mesure où elle implique différents enjeux plus ou<br />
moins antagonistes ou convergents. Ces enjeux, apparus avec l’émergence du<br />
logement social, ont fortement marqué sa conception et les dilemmes qu’elle a<br />
toujours continué de susciter de façon récurrente comme on l’a vu.<br />
L’occurrence de la notion de « limite », qui devient plus fréquente au cours des<br />
années quatre-vingt-dix, au point qu’on peut se demander si elle ne supplante pas<br />
alors celle d’espace intermédiaire, marque en effet une évolution. L’habitat réalisé<br />
pendant les Trente Glorieuses a provoqué en fait, par rapport au thème traité ici,<br />
deux sortes de critique à bien distinguer.<br />
La première concerne la pratique du logement. La « cellule » relève d’une conception<br />
trop réductrice et trop « limitée » dans tous les sens du terme, de l’habitat, confiné<br />
dans un enclos agrégeant pièce par pièce des fonctions élémentaires sans pensée<br />
sur leurs articulations, notamment avec les différents espaces « extérieurs ». Cette<br />
critique, qui s’inscrit dans celle du fonctionnalisme, a été particulièrement nourrie par<br />
le rapprochement sciences humaines/architecture et précède de quelques années la<br />
seconde critique.<br />
Celle-ci, à l’opposé de la stigmatisation de l’excès de délimitation fonctionnelle,<br />
pointe la disparition des limites, selon le point de vue des formes urbaines et de leur<br />
histoire menée par le milieu de la recherche architecturale, et voudrait les voir<br />
rétablies.<br />
On notera que l’apparition d’un discours en référant aux limites est concomitant avec<br />
la montée des exigences gestionnaires (appelant à bien délimiter les statuts des<br />
espaces) et sécuritaires (appelant à clôturer). L’amuïssement des discours sur les<br />
espaces intermédiaires et les interpénétrations qu’ils impliquent, se comprend dans<br />
ce contexte.<br />
Que pourrait-on rétablir comme limites autres que des barrières, clôtures ou grilles ?<br />
Sous l’angle de la morphologie urbaine, il semble qu’il faille distinguer centre-ville et<br />
périphéries. Dans le premier cas, les façades en majorité alignées sur rue<br />
constituent la limite du public et du privé. Ce qui tiendrait lieu d’espaces<br />
intermédiaires ne peut être alors que « côté cour » 346 , étonnant retournement du<br />
long processus historique, qui en avait justement évacué ce rôle, comme on l’a vu.<br />
Dans nombre de Z.A.C. urbaines, des résidences reprennent aussi le principe de<br />
l’îlot, mais sans tourner aussi nettement le dos à la rue. Evitant l’impression de repli<br />
cloîtré et l’excès d’assombrissement, elles ont souvent comme raison d’ouverture un<br />
parc public sur lequel elles forment un front, dans un rapport purement visuel depuis<br />
346<br />
Pierre Gangnet (sous la dir. de), Paris côté cours, la ville derrière la ville, Paris, catalogue d’exposition, éd.<br />
Pavillon de l’Arsenal et Picard, 1998.Il remet en lumière « cour, jardin, cité, hameau, villa, porche, hall ».
les balcons. La fragmentation de ce front renoue avec l’îlot ouvert, mais plutôt celui<br />
de Jean-Charles Moreux le limitant à des « percées d’insolation et d’aération, avec<br />
portiques et grilles de protection » 347 . Complétées aujourd’hui par des digicodes et<br />
des interphones, ces grilles interrompent la continuité des accès aux cœur d’îlot,<br />
mais pas de vues. Laisser pénétrer l’œil, mais non les pas, tel est le paradigme<br />
actuel de la relation entre espace public et espace collectif de la résidence.<br />
Dans les périphéries, la démultiplication de limites et d’espaces, sur l’avant des<br />
maisons individuelles ou groupées, ou de petites résidences, est plus manifeste.<br />
Cependant, matérialiser des séparations 348 entre le public et le privé n’est qu’une<br />
réponse réductrice face à ce que Françoise Choay appelle « la disparition de la<br />
culture des limites » 349 . Il semblerait que le développement d’un discours prolixe, à<br />
partir des années soixante-dix, et flou autour des espaces intermédiaires ou de<br />
transition ait pour raison implicite de vouloir conjurer cette disparition. Une telle<br />
pratique conjuratoire s ‘est étendue à la conception, qui ramène de plus en plus la<br />
question des limites à celle du besoin de clôture d’un territoire démarqué et sécurisé.<br />
Dans cette réduction des limites aux clôtures, des « espaces de l’être » aux<br />
« espaces de l’avoir » 350 pourrait-on dire, on pense à un texte de J.-B. Pontalis<br />
s’interrogeant sur le paradoxe d’une liberté par la « stricte délimitation des<br />
espaces » : « l’image de la clôture est aussi bien celle de la prison que du paradis,<br />
du dénuement que de la manne. Tout est là, tout manque, c’est selon. » 351 .<br />
La culture des limites menacée de disparaître est de deux ordres : d’un côté celle<br />
des savoir-faire de l’art urbain, de l’autre, celle des pratiques sociales correspondant<br />
à la « civilité ». Si l’on peut rétablir des éléments morphologiques constitutifs de<br />
l’architecture urbaine et de ses espaces hiérarchisés, il est plus difficile de redonner<br />
vie à des pratiques sociales, telles que la ville du passé en a secrétées ou montrées,<br />
par exemple à ladite Belle Epoque. Le discours sur l’urbanité des espaces entre ville<br />
et logement révèle la nostalgie d’une culture perdue. Il peut aussi correspondre à<br />
une certaine déréliction des concepteurs aux repères brouillés 352 .<br />
347<br />
Cf. note 181 pour cette conception proposée en 1941 pour le quartier du Marais à Paris.<br />
348<br />
Déjà en 1909, Georg Simmel, en prenant acte que « la limitation informe prend figure », s’interroge sur les<br />
limites, « parce que l’homme est l’être de liaison qui doit toujours séparer, et qui ne peut relier sans avoir<br />
séparé ». Georg Simmel, « Ponts et portes », in La tragédie de la culture et autres essais, éd. Rivages pour la<br />
trad. française, 1988.<br />
349<br />
Citée par Chris Younès, « Entre urbain et nature, inventer et ménager », in Urbanisme, n° 322, janvier-février<br />
2002 (analyse des projets Europan 6).<br />
350<br />
Ces termes sont empruntés à Jean-Loup Gourdon, La rue, essai sur l’économie de la forme urbaine, La Tour<br />
d’Aigues, éd. de l’Aube, 2001.<br />
351<br />
J.-B. Pontalis, L’amour des commencements, Paris, NRF Gallimard, 1986. Il s’agit de l’un des romans (ainsi<br />
que chez le même éditeur Fenêtres, 2000) de ce psychanalyste important pour l’approche du « dedans » et du<br />
« dehors ».<br />
352<br />
Voir Jean-François Chevrier, « L’intimité territoriale », in Le Visiteur, n° 8, 2002. Il montre le déplacement et<br />
le dépassement du rapport public/privé qui ainsi ne coïncide plus avec le découpage juridique : « l’intimité<br />
territoriale peut résulter d’une obligation de repli mais elle participe d’une ouverture. Elle instaure une autre<br />
« dimension » - dans tous les sens du terme – de la subjectivité : irréductible au partage privé-public qui fonde la<br />
définition légale et normative de l’autonomie du sujet depuis la mise en place de la sphère publique bourgeoise.<br />
Ce qui apparaît dans cette ouverture n’est pas l’horizon d’un sujet collectif ni même l’imaginaire d’une<br />
communauté alternative édifiée sur les ruines du contrat politique. L’opposition binaire privé-public est<br />
suspendue par la soustraction de l’intimité et son déplacement dans la dimension territoriale ». A l’inverse, il<br />
montre aussi comment le public s’est immiscé dans le privé.
S’il est par contre une culture qui s’est avérée bien vivace sur la longue durée, c’est<br />
bien celle de la propriété et de son affirmation. Le rôle du jardin pavillonnaire comme<br />
marquage d’un territoire ne s’est jamais démenti. Pour ce qui est des copropriétés<br />
péri-urbaines, ainsi que le confirment des recherches sociologiques actuelles, elles<br />
ne font pas de leur espace extérieur collectif un lieu véritablement partagé entre<br />
résidents. Mais ceux-ci néanmoins se le représentent tous ( ce serait alors la seule<br />
dimension collective qu’on pourrait trouver dans ce type de copropriétés) comme un<br />
écrin valorisant et un écran à autrui. A tel point que cette figure sert aujourd’hui de<br />
modèle à la requalification des ensembles sociaux des années soixante, engagée<br />
sous le terme de « résidentialisation ». Un tel terme représenterait ainsi le dernier<br />
avatar linguistique en date de cette question aporétique et mythique des espaces<br />
intermédiaires, en en attendant alors de nouveaux.
annexes :<br />
illustrations
Figure 1 – Eugène Hénard :<br />
1 – Le « boulevard à redans » (in Etudes sur les transformations de Paris, 1903-1909).<br />
2 – La « rue future » (in La ville de demain, 1910).
Figure 2 – Projets aux deux concours HBM de la Ville de Paris, 1912-1913 (1 et 2 : rue Henri-Becque,<br />
Paris 13 ème , 3 et 4 : avenue Emile Zola, Paris 15 ème ).<br />
1 – Gilbert et Poutaraud<br />
2 – Jean Walter<br />
3 – Jacques Greber<br />
4 – Deslandes
Ilot fermé<br />
(cœur inaccessible,<br />
préservé, avec aire de<br />
jeux)..<br />
Impasse<br />
(ouverture à la pénétration d’une<br />
voie)<br />
disposition intermédiaire<br />
(place accessible)<br />
Figure 3 – Trois cas de figures unwiniennes réunis en un ensemble formant redans, à Birds Hill,<br />
Letchworth (1904-1920), R. Unwin, B. Parker, B. Scot et S.P. Taylor arch.
Figure 4 – New York, du Superblock au Garden-Apartmens : vers l’unité de voisinage (Neighbourhood<br />
unit).<br />
1 – Riverside, réalisation philanthropique (A.T. White), W. Field et fils arch. 1890.<br />
2 – Proposition de Superblock, I. N. Phelps-Stokes arch., 1901.<br />
3 – Forest HIlls Gardens, F.L. Olmsted Jr et G. Atterbury arch. : deux alternatives pour le block<br />
(Fondation Russel Sage, 1908).<br />
4 – Projets de H.A. Smith (1917)<br />
5 – Andrew Thomas : proposition (1919) et Garden-apartments, « Opération n° 8 » pour Queensboro<br />
Corporation, 1920.
Figure 5 – Clarence Stein<br />
1 – Proposition pour un Superblock new-yorkais (1919)<br />
2 – Sunnyside Gardens (1924-1928, avec Henry Wright)<br />
3 – Radburn N.J. (1927 – 1929, avec H. Wright): projet ,réalisation et détail d’une unité de voisinage.
Figure 6<br />
1 – Donat Alfred Agache : plan de Deuil-la Barre (1924) : « la ville s’atomise en quartiers satellites<br />
réassociés ».<br />
2 – Gaston Bardet , « la ville telle qu’elle est : une grappe, une fédération de communauté », d’après<br />
Les échelons communautaires dans les agglomérations urbaines (publiés en 1946) : les « limites<br />
anamostosées ».<br />
3 – Jean Renaudie : projet de village de vacances à Gigaro (1963 – 1964).
Figure 7 – Le Corbusier : plusieurs genres de « prolongement » :<br />
1 – d’après Sur les quatre chemins (1941)<br />
2 – d’après La maison des hommes (1942)
Figure 8 – Curetage des îlots insalubres et dégagement d’un cœur d’îlot :<br />
1 – Patrick Geddes : « Principe de chirurgie conservatrice » pour la ville indienne (1915).<br />
2 – Robert Auzelle, étude théorique publiée dans Destinée de Paris (1943).<br />
3 – Jean-Charles Moreux (1941).
Figure 9 – Théorisations de l’îlot ouvert :<br />
1 – Tony Garnier : Cité Industrielle (1902)<br />
2 – Robert Auzelle, de l’îlot traditionnel à la composition ouverte (1950)<br />
3 – Antoinette Prieur : schémas comparatifs, de l’îlot fermé aux unités de résidences dans des parcs<br />
(1947)<br />
4 – André Gutton : « plan théorique n° 1» , 1951.<br />
5 – Jaap Bakema : Housing Unit pour Pendrecht I (1949).
Figure 10 – Réalisations d’îlots ouverts avec parcs :<br />
1 – Robert Auzelle, Cité de La Plaine, Clamart, 1950-1969<br />
2 – Marcel Lods, Marly – Les Grandes Terres, 1953-1964<br />
3 – René André Coulon, Neuilly-Bagatelle, 1954-1959
Figure 11 – Deux conceptions différentes du Core :<br />
1 – Jaap Bakema, projet de Pendrecht, 1949 – 1951<br />
2 – Aldo Van Eyck, projet de Nagele, 1948 -- 1958
Figure 12 – A. et P. Smithson :<br />
1 – Etudes théoriques pour Golden Lane (1951 – 1952) : house/street/district/city ; deck-housing,<br />
street-in-the-air, yard garden<br />
2 – Projet de terraced houses (1953)<br />
3 – Robin Hood Gardens (Londres, 1966-1970)
Figure 13 – Aldo Van Eyck :<br />
1 – Schémas spatiaux<br />
2 – Orphelinat d’Amsterdam (1955 – 1960)
Figure 14 – La communauté / l’individu :<br />
1 - Christopher Alexander : diagramme théorique et exemple de pattern<br />
2 – Nicklas Habraken : zone et marge.
Figure 15 – Jean Renaudie : complexité et espace privatifs extérieurs.<br />
1 – Village de vacances Bonne -Terrasse, 1962.<br />
2 – Village de vacances de Gigaro, La Croix-Valmer, 1963-1964<br />
3 – Ivry ( à partir de 1969)
Figure 16 – Georges Candilis :<br />
1 – Recherches pour un habitat à terrasses au Maroc : « nid d’abeilles » et « Sémiramis » (1952-<br />
1953)<br />
2 – L’habitat de loisirs : marines à Barcarès-Leucate.