l'economie des droits de l'homme - creden - Université Montpellier I

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Section II : Croissance, démocratie et droits de l’homme : quelles voies pour le développement ? L’approche traditionnelle en matière de développement consiste à réduire celui-ci à la croissance économique (PIB), et à considérer que tous les « biens » vont de pair, c’est-àdire que le développement social et la démocratie viendront de surcroît, une fois un certain niveau de croissance économique atteint 1 . Cette vision, bien que quelque peu erronée 2 , domine aujourd’hui. Dès lors, lorsque l’on cherche à comprendre les relations entre croissance économique et démocratie, c’est-à-dire deux des éléments apparemment centraux dans le processus du développement, les études économiques disponibles analysent l’impact du degré de démocratisation sur la croissance. En règle générale, ces travaux mettent en évidence un impact négatif – bien que très faible – de la démocratie sur la croissance. Au demeurant, cela est assez paradoxal, car les auteurs qui montrent cette corrélation négative sont les défenseurs de l’économie de marché. Or, ils indiquent ainsi que des régimes dictatoriaux sont plus à même de faire naître une croissance forte, ce qui les fait rejoindre les auteurs qui, dans les années 1950- 70, défendaient l’idée qu’une économie planifiée centralement, éventuellement par un pouvoir autoritaire, était nécessaire à la croissance économique rapide des pays du Sud. 1 La base théorique de ce raisonnement vient notamment des travaux de Lipset, à la fin des années 1950. Pour ce dernier, le développement économique provoque une progression de l’éducation et la création d’une classe moyenne porteuse des normes et des valeurs démocratiques. Voir Lipset S.M., « Some Social Requisites of Democracy : Economic Development and Political Legitimacy », American Political Science Review, Vol. 53, 1959, p. 63-105. Nous empruntons cette référence à Minier (1998). Plus généralement, il s’agit du point de vue de la théorie traditionnelle dite de la modernisation, pour laquelle l’industrialisation est un facteur d’amélioration du niveau de vie. Une application inversée de cette théorie a aussi existé au travers de la politique extérieure des Etats-Unis dans les années 1950-70 ; elle considérait que l’application de la démocratie américaine dans les autres pays déboucherait sur le développement économique capitaliste. Sur des questions connexes, voir aussi (Dumas, 1992) ; sur une opinion différente de la nôtre, cf. (Zakaria, 1998). 2 Il n’est pas possible de nier que la prospérité peut provoquer des revendications démocratiques et, par le passé, les mouvements révolutionnaires ont pu se produire pendant des périodes de relative abondance du point de vue macro-économique, cf., par exemple, Pei et Adesnik (2000). Cependant, il convient de remarquer que les révolutions, bien qu’en partie bourgeoises, ont été l’œuvre du peuple : la Révolution française a été portée par la revendication du pain. Par ailleurs, la mondialisation actuelle creuse les écarts de richesse, une classe riche et transnationale se forme, constituant les bourgeoisies du Sud, sans pour autant favoriser chez celles-ci l’esprit démocratique de fraternité – et encore, nous laissons de côté ici les « lumpenbourgeoisies » et autres. Autrement dit, il n’y a pas de classe plus porteuse qu’une autre des droits de l’homme, de la démocratie ou du progrès de l’humanité. Ces derniers sont, le plus souvent, une œuvre collective de l’ensemble de la société – hors les éléments les plus conservateurs – relayée par quelques hommes d’exception. A noter que l’inverse est aussi vrai. Si le « retard » du progrès humain peut être lié à quelques éléments conservateurs, un véritable recul – provenant de causes plus profondes – ne peut se matérialiser qu’à travers l’ensemble de la société – exceptées les minorités faisant les frais de ce recul – relayé par des hommes d’exception. Ce dernier terme se voulant neutre moralement, il s’applique ainsi autant aux grands révolutionnaires se situant du côté du progrès (Che Guevara, Lénine, Robespierre, etc.) qu’aux dictateurs les plus terribles se situant du côté du recul (Hitler, Mussolini, Staline, etc.) 392

Ceci étant, cette convergence paradoxale n’est qu’apparente, car si d’un côté les planificateurs défendent une vision (certes, parfois illusoire) de l’Etat au service du développement et des populations, de l’autre, les auteurs contemporains défendent des dictateurs à même d’imposer à leurs populations des réformes économiques néo-libérales accélératrices – peut-être – de la croissance, mais aussi – presque à coup sûr – des inégalités et de la misère 3 . En 1974, W. Dick teste, pour la période 1959-1968, l’hypothèse de la supériorité des pouvoirs autoritaires et, par hypothèse, planificateurs. Il classe 58 pays du Sud sous trois critères de régime politique : autoritaire, semi-compétitif (multipartisme avec un parti très dominant) et compétitif (au moins deux partis d’importance se partagent le pouvoir). Les conclusions sont que, d’une part, les pays autoritaires ont à la fois les résultats les meilleurs et les plus mauvais et, d’autre part, les pays à régime semi-compétitif ont en général de meilleures performances que les deux autres catégories. Au bout du compte, les résultats ne donnent pas de position nette et dépendent souvent du cas par cas, cf. (Dick, 1974). Aujourd’hui, les hypothèses ont été modifiées, les dictatures étudiées étant celles en mesure d’imposer les fameuses « libertés économiques » néo-libérales (voir infra), mais la corrélation est toujours aussi difficile à établir, à tel point que certains se demandent parfois s’il y a un sens à la rechercher. En résumé, il y a : un paradoxe de convergence relative entre les planificateurs des années 1950-70 et les économistes contemporains à tendance néo-libérale ; des résultats ambigus dépendant des circonstances historiques de chaque pays 4 ; un impact négatif de la démocratie sur la croissance, mais selon une corrélation extrêmement faible. Voilà qui fournit plusieurs raisons de s’interroger sur la pertinence de telles études. Pourquoi souligner une corrélation non significative ? Une vision superficielle pourrait laisser penser qu’il s’agit de nuire à la démocratie, tout en donnant une image tronquée du développement. Une vision plus approfondie mettrait en avant, elle, que les résultats sont plus riches qu’il n’y paraît, mais elle aurait malgré tout du mal à adopter une autre conclusion. Lorsque des économistes prestigieux, comme Robert Barro, ont mis en lumière un résultat aussi ambigu, cela peut difficilement être interprété autrement que comme un 3 L’exemple souvent cité du Chili de Pinochet est remarquable à cet égard, puisqu’il a suivi les conseils des « Chicago Boys », les élèves de Milton Friedman, qui défend lui-même ce type de dictature ; voir (Friedman, 1991). 4 Alors que de telles circonstances, en règle générale, n’entrent pas en ligne de compte dans les études des économistes orthodoxes qui font ces tests, puisque les bases théoriques qu’ils utilisent (notamment la théorie néo-classique) se veulent a-historiques. 393

Section II : Croissance, démocratie et <strong>droits</strong> <strong>de</strong> l’homme : quelles voies<br />

pour le développement ?<br />

L’approche traditionnelle en matière <strong>de</strong> développement consiste à réduire celui-ci à<br />

la croissance économique (PIB), et à considérer que tous les « biens » vont <strong>de</strong> pair, c’est-àdire<br />

que le développement social et la démocratie viendront <strong>de</strong> surcroît, une fois un certain<br />

niveau <strong>de</strong> croissance économique atteint 1 . Cette vision, bien que quelque peu erronée 2 ,<br />

domine aujourd’hui. Dès lors, lorsque l’on cherche à comprendre les relations entre<br />

croissance économique et démocratie, c’est-à-dire <strong>de</strong>ux <strong><strong>de</strong>s</strong> éléments apparemment<br />

centraux dans le processus du développement, les étu<strong><strong>de</strong>s</strong> économiques disponibles<br />

analysent l’impact du <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> démocratisation sur la croissance.<br />

En règle générale, ces travaux mettent en évi<strong>de</strong>nce un impact négatif – bien que très<br />

faible – <strong>de</strong> la démocratie sur la croissance. Au <strong>de</strong>meurant, cela est assez paradoxal, car les<br />

auteurs qui montrent cette corrélation négative sont les défenseurs <strong>de</strong> l’économie <strong>de</strong><br />

marché. Or, ils indiquent ainsi que <strong><strong>de</strong>s</strong> régimes dictatoriaux sont plus à même <strong>de</strong> faire<br />

naître une croissance forte, ce qui les fait rejoindre les auteurs qui, dans les années 1950-<br />

70, défendaient l’idée qu’une économie planifiée centralement, éventuellement par un<br />

pouvoir autoritaire, était nécessaire à la croissance économique rapi<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> pays du Sud.<br />

1 La base théorique <strong>de</strong> ce raisonnement vient notamment <strong><strong>de</strong>s</strong> travaux <strong>de</strong> Lipset, à la fin <strong><strong>de</strong>s</strong> années 1950. Pour<br />

ce <strong>de</strong>rnier, le développement économique provoque une progression <strong>de</strong> l’éducation et la création d’une classe<br />

moyenne porteuse <strong><strong>de</strong>s</strong> normes et <strong><strong>de</strong>s</strong> valeurs démocratiques. Voir Lipset S.M., « Some Social Requisites of<br />

Democracy : Economic Development and Political Legitimacy », American Political Science Review, Vol.<br />

53, 1959, p. 63-105. Nous empruntons cette référence à Minier (1998). Plus généralement, il s’agit du point<br />

<strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la théorie traditionnelle dite <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnisation, pour laquelle l’industrialisation est un facteur<br />

d’amélioration du niveau <strong>de</strong> vie. Une application inversée <strong>de</strong> cette théorie a aussi existé au travers <strong>de</strong> la<br />

politique extérieure <strong><strong>de</strong>s</strong> Etats-Unis dans les années 1950-70 ; elle considérait que l’application <strong>de</strong> la<br />

démocratie américaine dans les autres pays déboucherait sur le développement économique capitaliste. Sur<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> questions connexes, voir aussi (Dumas, 1992) ; sur une opinion différente <strong>de</strong> la nôtre, cf. (Zakaria, 1998).<br />

2 Il n’est pas possible <strong>de</strong> nier que la prospérité peut provoquer <strong><strong>de</strong>s</strong> revendications démocratiques et, par le<br />

passé, les mouvements révolutionnaires ont pu se produire pendant <strong><strong>de</strong>s</strong> pério<strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong> relative abondance du<br />

point <strong>de</strong> vue macro-économique, cf., par exemple, Pei et A<strong><strong>de</strong>s</strong>nik (2000). Cependant, il convient <strong>de</strong><br />

remarquer que les révolutions, bien qu’en partie bourgeoises, ont été l’œuvre du peuple : la Révolution<br />

française a été portée par la revendication du pain. Par ailleurs, la mondialisation actuelle creuse les écarts <strong>de</strong><br />

richesse, une classe riche et transnationale se forme, constituant les bourgeoisies du Sud, sans pour autant<br />

favoriser chez celles-ci l’esprit démocratique <strong>de</strong> fraternité – et encore, nous laissons <strong>de</strong> côté ici les « lumpenbourgeoisies<br />

» et autres. Autrement dit, il n’y a pas <strong>de</strong> classe plus porteuse qu’une autre <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>droits</strong> <strong>de</strong><br />

l’homme, <strong>de</strong> la démocratie ou du progrès <strong>de</strong> l’humanité. Ces <strong>de</strong>rniers sont, le plus souvent, une œuvre<br />

collective <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> la société – hors les éléments les plus conservateurs – relayée par quelques<br />

hommes d’exception. A noter que l’inverse est aussi vrai. Si le « retard » du progrès humain peut être lié à<br />

quelques éléments conservateurs, un véritable recul – provenant <strong>de</strong> causes plus profon<strong><strong>de</strong>s</strong> – ne peut se<br />

matérialiser qu’à travers l’ensemble <strong>de</strong> la société – exceptées les minorités faisant les frais <strong>de</strong> ce recul –<br />

relayé par <strong><strong>de</strong>s</strong> hommes d’exception. Ce <strong>de</strong>rnier terme se voulant neutre moralement, il s’applique ainsi autant<br />

aux grands révolutionnaires se situant du côté du progrès (Che Guevara, Lénine, Robespierre, etc.) qu’aux<br />

dictateurs les plus terribles se situant du côté du recul (Hitler, Mussolini, Staline, etc.)<br />

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