l'economie des droits de l'homme - creden - Université Montpellier I

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L’incertitude résulte inéluctablement de l’intervention de l’Etat qui, voulant égaliser les conditions, ne peut qu’être un instrument de spoliation qui prend aux uns pour donner aux autres. En procédant ainsi, l’Etat dénie la propriété de certains, et ce qu’il donne aux autres dépend entièrement des lois du moment, aussi changeantes que le législateur : d’où une incertitude sur les droits de propriété, l’Etat pouvant retirer sa garantie à tout moment. En outre, les lois qui réglementent le temps de travail ou le salaire minimum entrent dans ce cadre, puisqu’elles peuvent changer du jour au lendemain, modifiant toutes les prévisions des capitalistes. Dans ce cas, le capital et le travail ne peuvent plus compter sur l’avenir avec certitude ; il n’y a plus de sécurité et les investissements, le travail même, s’épuisent, puisqu’ils ne donnent aucune garantie quant à la possession des produits qu’ils créent. Au contraire, si l’Etat est minimal, l’abondance des capitaux fait baisser leur prix et permet ainsi l’accroissement des salaires et des emplois, ainsi que l’amélioration des conditions de travail. En défendant ainsi l’autonomie des individus face à l’Etat, Bastiat tombe dans le travers consistant à opposer droits (ou libertés) politiques et droits (ou libertés) individuelles. Pour lui, la spoliation légale qui n’était exercée que par le petit nombre sur le grand nombre, devient universelle en même temps que s’universalise le suffrage. Une démocratie qui donne le pouvoir au peuple 21 implique que la spoliation qui frappait le peuple, soit non pas éradiquée mais élargie à l’ensemble de la population, c’est-à-dire y compris les riches capitalistes. Face à cet argument troublant de Bastiat, on ne peut que se demander qui est l’Etat ? Qui spolie lorsque ce n’est pas le peuple qui est au pouvoir ? L’opposition entre droits politiques et droits individuels n’a dès lors pas beaucoup de sens. En effet, lorsque le peuple est privé des premiers, il subit inéluctablement l’action spoliatrice de l’Etat ; or cet Etat est détenu par ceux qui bénéficient le mieux des droits individuels, au premier desquels le droit de propriété : les capitalistes qui privent alors doublement « le peuple », de ses droits politiques et de ses droits individuels, par le biais de l’exploitation économique. Mais de tout cela, pas un mot de la part de Bastiat. Les droits de l’homme sont donc bien loin, l’Etat devant se contenter de garantir la propriété et de spolier les pauvres qui, privés de droits politiques, ne peuvent l’en empêcher. Ce n’est d’ailleurs qu’un moindre mal lorsque seule la minorité spolie la majorité, raisonnement qui apparaît toutefois 21 Les termes exacts de Bastiat sont : « Aussitôt que les classes déshéritées ont recouvré leurs droits politiques » (...) (Bastiat, 1850). A contrario, l’indivisibilité des droits est ici visible puisque ceux qui sont privés de droits politiques se retrouvent également déshérités dans le domaine économique. 30

quelque peu obscur, malgré une cohérence apparente. Les analyses de Jean-Baptiste Say donnent sans doute sur ces points un éclairage plus précis, quoique également ambigu. 2. Jean-Baptiste Say. Jean-Baptiste Say est un « ami des idées nouvelles », volontaire pour l’armée en 1792 (Denis, 1966, p. 302) contre les ennemis de la Révolution ; il semblerait donc, a priori, qu’il soit favorable aux principes de cette Révolution, c’est-à-dire aux droits de l’homme. Il a, en outre, une vision optimiste du système capitaliste de son époque qui, d’après lui, ne peut qu’améliorer la vie de tous. Néanmoins, et c’est là le mérite des auteurs classiques, il indique très clairement comment le marché du travail se régule : par la mort des travailleurs surnuméraires 22 . Cette lucidité ne l’empêche toutefois pas de justifier le libéralisme en terme de justice sociale, qu’il définit comme la situation où une juste rémunération est donnée à chaque facteur, dont le travail. De fait, l’œuvre de Say est assez ambiguë du point de vue qui nous occupe car, alors qu’il rejette la politique du champ de la science économique 23 , cela ne l’empêche pas de lier l’économie à un but aux connotations morales : le bonheur individuel et la prospérité publique. Pour assurer ce but, il va défendre les droits civils qui sont pour lui : la libre disposition des personnes et des biens, la liberté du travail, la liberté de mouvement – y compris à l’extérieur de la nation – la liberté de parler, de lire et d’écrire en toute sécurité. Par ailleurs, l’intérêt des travaux de J.-B. Say réside en grande partie dans sa méthode qui consiste à établir des grands principes et à étudier leurs applications concrètes. Cette méthode l’amène à s’interroger sur les multiples exceptions légitimes à ses principes. Deux cas, en particulier, méritent plus spécialement l’attention : le droit de propriété et les droits à l’assistance sociale. En ce qui concerne le premier, il semble que pour l’économiste, peu importent les détails, tout ce qui compte, c’est qu’il soit garanti, car la propriété est « le plus puissant des encouragements à la multiplication des richesses » (Say, 1803, p. 133) (Nous transcrivons en français contemporain). Pourtant, alors qu’à l’extrême Say conçoit la propriété comme le droit d’user et d’abuser, il décrit les nombreuses limites de cette propriété. C’est ainsi 22 Cf. son Cours complet d’économie politique pratique, 1828-1829. 23 En 1862, l’un de ses disciples, Cherbuliez, peut écrire que l’économie politique existerait encore et ne changerait pas d’objet si les richesses, au lieu de contribuer au bien-être, n’y étaient pour rien, mais continuaient à être produites, à circuler et à se distribuer ; cité par Antonelli (1966, p. 71). 31

L’incertitu<strong>de</strong> résulte inéluctablement <strong>de</strong> l’intervention <strong>de</strong> l’Etat qui, voulant<br />

égaliser les conditions, ne peut qu’être un instrument <strong>de</strong> spoliation qui prend aux uns pour<br />

donner aux autres. En procédant ainsi, l’Etat dénie la propriété <strong>de</strong> certains, et ce qu’il<br />

donne aux autres dépend entièrement <strong><strong>de</strong>s</strong> lois du moment, aussi changeantes que le<br />

législateur : d’où une incertitu<strong>de</strong> sur les <strong>droits</strong> <strong>de</strong> propriété, l’Etat pouvant retirer sa<br />

garantie à tout moment. En outre, les lois qui réglementent le temps <strong>de</strong> travail ou le salaire<br />

minimum entrent dans ce cadre, puisqu’elles peuvent changer du jour au len<strong>de</strong>main,<br />

modifiant toutes les prévisions <strong><strong>de</strong>s</strong> capitalistes. Dans ce cas, le capital et le travail ne<br />

peuvent plus compter sur l’avenir avec certitu<strong>de</strong> ; il n’y a plus <strong>de</strong> sécurité et les<br />

investissements, le travail même, s’épuisent, puisqu’ils ne donnent aucune garantie quant à<br />

la possession <strong><strong>de</strong>s</strong> produits qu’ils créent. Au contraire, si l’Etat est minimal, l’abondance<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> capitaux fait baisser leur prix et permet ainsi l’accroissement <strong><strong>de</strong>s</strong> salaires et <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

emplois, ainsi que l’amélioration <strong><strong>de</strong>s</strong> conditions <strong>de</strong> travail.<br />

En défendant ainsi l’autonomie <strong><strong>de</strong>s</strong> individus face à l’Etat, Bastiat tombe dans le<br />

travers consistant à opposer <strong>droits</strong> (ou libertés) politiques et <strong>droits</strong> (ou libertés)<br />

individuelles. Pour lui, la spoliation légale qui n’était exercée que par le petit nombre sur le<br />

grand nombre, <strong>de</strong>vient universelle en même temps que s’universalise le suffrage. Une<br />

démocratie qui donne le pouvoir au peuple 21 implique que la spoliation qui frappait le<br />

peuple, soit non pas éradiquée mais élargie à l’ensemble <strong>de</strong> la population, c’est-à-dire y<br />

compris les riches capitalistes. Face à cet argument troublant <strong>de</strong> Bastiat, on ne peut que se<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r qui est l’Etat ? Qui spolie lorsque ce n’est pas le peuple qui est au pouvoir ?<br />

L’opposition entre <strong>droits</strong> politiques et <strong>droits</strong> individuels n’a dès lors pas beaucoup <strong>de</strong> sens.<br />

En effet, lorsque le peuple est privé <strong><strong>de</strong>s</strong> premiers, il subit inéluctablement l’action<br />

spoliatrice <strong>de</strong> l’Etat ; or cet Etat est détenu par ceux qui bénéficient le mieux <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>droits</strong><br />

individuels, au premier <strong><strong>de</strong>s</strong>quels le droit <strong>de</strong> propriété : les capitalistes qui privent alors<br />

doublement « le peuple », <strong>de</strong> ses <strong>droits</strong> politiques et <strong>de</strong> ses <strong>droits</strong> individuels, par le biais<br />

<strong>de</strong> l’exploitation économique.<br />

Mais <strong>de</strong> tout cela, pas un mot <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> Bastiat. Les <strong>droits</strong> <strong>de</strong> l’homme sont donc<br />

bien loin, l’Etat <strong>de</strong>vant se contenter <strong>de</strong> garantir la propriété et <strong>de</strong> spolier les pauvres qui,<br />

privés <strong>de</strong> <strong>droits</strong> politiques, ne peuvent l’en empêcher. Ce n’est d’ailleurs qu’un moindre<br />

mal lorsque seule la minorité spolie la majorité, raisonnement qui apparaît toutefois<br />

21 Les termes exacts <strong>de</strong> Bastiat sont : « Aussitôt que les classes déshéritées ont recouvré leurs <strong>droits</strong><br />

politiques » (...) (Bastiat, 1850). A contrario, l’indivisibilité <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>droits</strong> est ici visible puisque ceux qui sont<br />

privés <strong>de</strong> <strong>droits</strong> politiques se retrouvent également déshérités dans le domaine économique.<br />

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