l'economie des droits de l'homme - creden - Université Montpellier I

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chaque médecin, plus le syndicat de cette profession, plus l’Etat qui a rendu obligatoire le fonds ? En outre, le pouvoir donné par la CJCE aux partenaires sociaux peut, certes, être acceptable en tant que développement d’une certaine démocratie décentralisée, mais les partenaires sociaux ne sont pas omnipotents et ne peuvent être les garants de l’intérêt général à la place de l’Etat ou contre lui ; d’ailleurs, encore faut-il que le rapport de force entre les partenaires sociaux soit équilibré pour que cela ait un sens (sur ces points, cf. Ray, 2000). En ce qui concerne le fond du dossier, l’Etat a rendu obligatoire le fonds de retraite en question compte tenu des éléments de solidarité qui le caractérisent. Ces éléments sont, en soi, suffisants pour rejeter l’application du droit de la concurrence. Mais, le recours à un tel droit est justifié par la CJCE par le fait qu’elle considère les médecins comme des entreprises ; le régime de retraite solidaire desdecins spécialistes est alors assimilé, d’une part, à un facteur de coût des services médicaux, d’autre part, à un produit d’assurance qui constitue un élément de la concurrence à laquelle se livreraient les médecins. Le fait d’assimiler les médecins à des entreprises, ces dernières cotisant à un régime de retraite, est doublement inadéquat : tout d’abord parce que l’on voit mal une entreprise cotiser pour sa propre retraite (!) ; ensuite, parce que les médecins fournissent des prestations à des patients (et non à des clients) 13 , prestations qui s’inscrivent dans le cadre d’un système de solidarité. De ce fait, les médecins participent à une mission sociale qui les différencie d’une « entreprise » au sens habituel comme au sens du droit communautaire. La réponse à la seconde question renforce pourtant ce point de vue, car si la CJCE rejette le caractère abusif du fonds, elle ne le fait pas par le recours au caractère solidaire de celui-ci, mais sur le fondement de l’article 86 (ancien 90 CE) qui pose qu’une pratique abusive correspond à un cas où l’entreprise en monopole n’est pas en mesure de satisfaire la demande. Les services d’intérêt économique général, reconnus à l’article 90§2, sont ainsi ignorés, ce qui peut conduire à remettre en cause l’ensemble du modèle social européen, au profit d’une vision néo-libérale de l’organisation sociale. 13 Il est vrai, toutefois, qu’aux Etats-Unis, les patients sont des clients ; en outre, les « managers » américains considèrent que chaque travailleur individuel doit maintenant être une entreprise et vendre sa force de travail comme une prestation de service, dans le cadre d’une « mission » et non d’un contrat de travail traditionnel. L’être humain devient une « entreprise » de gestion de sa propre vie. Ce type de développement s’oppose aux droits de l’homme, d’abord parce qu’une entreprise n’est pas un être humain, ensuite parce que, la vie devenant une simple question de gestion individuelle, les droits n’ont plus aucune base pour être garantis. Pour la discussion des thèses managériales ici évoquées (et dont le représentant français le plus connu est Michel Godet), cf. (Bartoli, 1998, p. 314), (Boissonnat, 1995, p. 12), (Kolacinski, 1999a, p. 19s), (Méda, 1999, p. 133) ; voir aussi (Gorz, 1997, p. 74s). 298

3. Conclusion. En guise de conclusion provisoire face à ces premiers éléments des conséquences de l’application du paradigme néo-libéral, nous ferons deux remarques. Tout d’abord, il y a, au sein de ce paradigme, la possibilité de confondre une firme avec un être humain, soit en assimilant les êtres humains eux-mêmes à des entreprises, soit en considérant que les droits de l’homme s’appliquent tels quels aux firmes. Or, cela peut apparaître comme un non-sens préjudiciable au respect de la personne et de la dignité humaine. Une firme relève d’abord de la sphère économique par sa logique interne, l’accumulation privée du capital reposant sur le taux de profit ; elle se nourrit, ensuite, des éléments des sphères écologique (matières premières, rejets polluants, etc.) et sociale (travail). En donnant la prééminence à la firme, on privilégie le taux de profit comme horizon social pour l’ensemble des sphères. Le marché devient supérieur à la solidarité et le capital supérieur au travail, alors que la logique des droits de l’homme doit conduire aux conclusions inverses. Les exemples précédemment cités illustrent parfaitement ce fait 14 . Si les entreprises, en tant que telles, peuvent s’arroger des droits de l’homme, ceux-ci perdent de leur valeur en devenant des droits « communs » 15 . En outre, cela soulève un problème dans l’interprétation des droits, celui de leur conflit : dans le cas évoqué de la législation antitabac, il est absurde que le droit de l’entreprise passe avant le droit à la santé des 14 Ils ne sont pas, pour autant, arbitrairement sélectionnés. Ils font partie d’un ensemble de jugements qui créent la jurisprudence et illustrent bien l’extension du paradigme néo-libéral à l’ensemble des sphères. L’expérience européenne, cependant, mériterait une analyse plus poussée, puisque nous ne nous sommes centré que sur le rapport entreprise/Etat. Dans d’autres domaines, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme connaît une certaine, bien que limitée, évolution en faveur des droits sociaux, par le biais des droits civils et politiques qu’elle a seuls en charge. 15 C’est aussi un risque qui se présente lorsque l’on considère que des droits comme celui de « faire du commerce » sont des droits fondamentaux (cf. la jurisprudence de la CJCE). En fait, de tels droits ne peuvent être, au mieux, que des droits corollaires de droits plus généraux concernant la liberté individuelle. De ce fait, les critiques que nous adressons ici au paradigme néo-libéral ont aussi une logique « libérale » : les droits du commerce sont limités par les principes libéraux qui affirment la nécessité de la concurrence pour protéger la liberté individuelle (dont découlent, par exemple, les lois antitrust). Autrement dit, la logique libérale doit amener à garantir la protection de l’individu, contre les abus de pouvoir à la fois publics et privés (voir, par exemple, Petersmann, 2001 et ses références). Selon nous, cela implique en particulier que : 1/ les droits du commerce et, plus généralement, le libre fonctionnement du marché, ne sont légitimes qu’à condition qu’ils ne violent pas les droits fondamentaux, la pertinence du marché et de la libre concurrence pour la sauvegarde et la promotion des droits de l’homme étant limitée par leur tendance à la concentration des moyens de production et des pouvoirs ; 2/ la garantie des droits de l’homme fondamentaux peut impliquer, dans certains cas, la mise en place d’institutions ne répondant pas aux lois de la concurrence, tant que ces institutions n’exercent pas d’abus de pouvoir. Toute la discussion économique concernant l’efficacité du marché versus l’efficacité de l’Etat (de la planification, du secteur public, de l’administration, etc.), nous semble ainsi tronquée, puisqu’elle ne part ni n’aboutit aux droits de l’homme et qu’elle ne tient, en général, aucun compte du fonctionnement réel du marché conduisant à des concentrations antidémocratiques des moyens de production, ainsi qu’à des abus de pouvoir privés. 299

chaque mé<strong>de</strong>cin, plus le syndicat <strong>de</strong> cette profession, plus l’Etat qui a rendu obligatoire le<br />

fonds ? En outre, le pouvoir donné par la CJCE aux partenaires sociaux peut, certes, être<br />

acceptable en tant que développement d’une certaine démocratie décentralisée, mais les<br />

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entre les partenaires sociaux soit équilibré pour que cela ait un sens (sur ces points, cf. Ray,<br />

2000). En ce qui concerne le fond du dossier, l’Etat a rendu obligatoire le fonds <strong>de</strong> retraite<br />

en question compte tenu <strong><strong>de</strong>s</strong> éléments <strong>de</strong> solidarité qui le caractérisent. Ces éléments sont,<br />

en soi, suffisants pour rejeter l’application du droit <strong>de</strong> la concurrence. Mais, le recours à un<br />

tel droit est justifié par la CJCE par le fait qu’elle considère les mé<strong>de</strong>cins comme <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

entreprises ; le régime <strong>de</strong> retraite solidaire <strong><strong>de</strong>s</strong> mé<strong>de</strong>cins spécialistes est alors assimilé,<br />

d’une part, à un facteur <strong>de</strong> coût <strong><strong>de</strong>s</strong> services médicaux, d’autre part, à un produit<br />

d’assurance qui constitue un élément <strong>de</strong> la concurrence à laquelle se livreraient les<br />

mé<strong>de</strong>cins. Le fait d’assimiler les mé<strong>de</strong>cins à <strong><strong>de</strong>s</strong> entreprises, ces <strong>de</strong>rnières cotisant à un<br />

régime <strong>de</strong> retraite, est doublement inadéquat : tout d’abord parce que l’on voit mal une<br />

entreprise cotiser pour sa propre retraite (!) ; ensuite, parce que les mé<strong>de</strong>cins fournissent<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> prestations à <strong><strong>de</strong>s</strong> patients (et non à <strong><strong>de</strong>s</strong> clients) 13 , prestations qui s’inscrivent dans le<br />

cadre d’un système <strong>de</strong> solidarité. De ce fait, les mé<strong>de</strong>cins participent à une mission sociale<br />

qui les différencie d’une « entreprise » au sens habituel comme au sens du droit<br />

communautaire. La réponse à la secon<strong>de</strong> question renforce pourtant ce point <strong>de</strong> vue, car si<br />

la CJCE rejette le caractère abusif du fonds, elle ne le fait pas par le recours au caractère<br />

solidaire <strong>de</strong> celui-ci, mais sur le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’article 86 (ancien 90 CE) qui pose qu’une<br />

pratique abusive correspond à un cas où l’entreprise en monopole n’est pas en mesure <strong>de</strong><br />

satisfaire la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Les services d’intérêt économique général, reconnus à l’article 90§2,<br />

sont ainsi ignorés, ce qui peut conduire à remettre en cause l’ensemble du modèle social<br />

européen, au profit d’une vision néo-libérale <strong>de</strong> l’organisation sociale.<br />

13 Il est vrai, toutefois, qu’aux Etats-Unis, les patients sont <strong><strong>de</strong>s</strong> clients ; en outre, les « managers » américains<br />

considèrent que chaque travailleur individuel doit maintenant être une entreprise et vendre sa force <strong>de</strong> travail<br />

comme une prestation <strong>de</strong> service, dans le cadre d’une « mission » et non d’un contrat <strong>de</strong> travail traditionnel.<br />

L’être humain <strong>de</strong>vient une « entreprise » <strong>de</strong> gestion <strong>de</strong> sa propre vie. Ce type <strong>de</strong> développement s’oppose aux<br />

<strong>droits</strong> <strong>de</strong> l’homme, d’abord parce qu’une entreprise n’est pas un être humain, ensuite parce que, la vie<br />

<strong>de</strong>venant une simple question <strong>de</strong> gestion individuelle, les <strong>droits</strong> n’ont plus aucune base pour être garantis.<br />

Pour la discussion <strong><strong>de</strong>s</strong> thèses managériales ici évoquées (et dont le représentant français le plus connu est<br />

Michel Go<strong>de</strong>t), cf. (Bartoli, 1998, p. 314), (Boissonnat, 1995, p. 12), (Kolacinski, 1999a, p. 19s), (Méda,<br />

1999, p. 133) ; voir aussi (Gorz, 1997, p. 74s).<br />

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