l'economie des droits de l'homme - creden - Université Montpellier I

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a. La liberté et la conquête des droits civils : le cas des Etats-Unis. L’importance des normes, dans le domaine social, ne doit pas être sous-estimée. Selon l’analyse de Timur Kuran 67 , reprise par Gavin Wright (1999, p. 270s), les individus ont des opinions privées, fondées sur des préférences vraies, mais leurs opinions publiques en sont divergentes car elles sont fonction de ce que les individus supposent être les opinions des autres. Ainsi, les individus ne voulant trop s’éloigner de la norme de pensée sociale dominante, de peur d’être mis à l’écart, voire rejetés, vont afficher des opinions conformes à cette pensée, même si elles sont différentes de leurs opinions personnelles profondes. A partir de là, nous pouvons éclairer la double importance des luttes sociales : d’une part, elles vont encourager la modification, voire le changement du mode de régulation par des actions réelles portant sur des modalités concrètes de cette régulation ; d’autre part, elles vont accélérer ce changement en modifiant les comportements et les normes, et en remettant en cause le paradigme sociétal dominant. Ce double impact est nettement visible dans le mouvement d’émancipation des noirs américains au cours des années 1960-70, même si, du point de vue économique, les effets de ce mouvement ne sont ni clairs, ni complets. Le mouvement contre la ségrégation raciale a eu lieu au début des années 1960, tout particulièrement durant l’année 1963, qui a conduit à la promulgation du « Civil Rights Act » en 1964 et du « Voting Rights Act » en 1965. Tout d’abord, en ce qui concerne les origines de ce mouvement, il est possible de relever, sur le plan économique, des modifications structurelles, notamment la mécanisation de la culture du coton parallèle à la baisse des superficies cultivées. Nous trouvons là une illustration des analyses de la régulation systémique qui montrent comment les nécessités technologiques peuvent rejoindre les aspirations des travailleurs, et conduisent ainsi à la remise en cause du mode de régulation, cf. (Fontvieille et Michel, 1998, p. 5). Si cette évolution défavorable à l’emploi d’une main-d’œuvre abondante et peu qualifiée a pu contribuer au succès du mouvement des droits civils, il reste assez peu probable qu’elle fut suffisante en soi pour cet objet. De fait, une résistance au changement très forte existait chez les blancs, et laisse à penser que l’organisation économique ségrégationniste, parfois reconnue par la loi mais 67 Kuran T., Private Truth, Public Lies, MA : Harvard University Press, 1995, réf. citée par Wright (1999). 280

qui peut s’en passer 68 , était un état d’équilibre économiquement parlant, et aurait pu durer indéfiniment sans l’intervention de perturbations extérieures (Wright, 1999, p. 280). Autrement dit, le mouvement des droits civils a attaqué de l’extérieur un mode de régulation qui fonctionnait, tout en s’en prenant au paradigme sociétal qui acceptait la discrimination raciale. Une des réussites de cette lutte pour l’égalité est visible dans le fait que, pendant la montée des difficultés sur le marché du travail dans les années 1970, les gains acquis par les noirs n’ont pas chuté, c’est-à-dire que les noirs n’ont pas été mis davantage au chômage que les blancs, comme dans les périodes de crise antérieures. Il y a là, visiblement, une modification des modalités de la régulation économique. Mais la réalisation la plus marquante du « Civil Rights Act » fut sans doute l’élimination de la ségrégation dans les lieux « publics », comme les magasins, les autobus, les hôtels, les restaurants, etc. Cette étape essentielle sur le plan individuel, puisqu’elle a amélioré considérablement la vie quotidienne de la population noire, a eu aussi des impacts multiples au plan collectif. Tout d’abord, elle a permis la remise en cause du paradigme sociétal ségrégationniste. Elle a éliminé les slogans racistes des discours politiques et elle a permis à ceux qui étaient contre la ségrégation, mais qui ne pouvaient le dire en public, d’appliquer les mesures fédérales sans crainte d’ostracisme 69 . Ainsi, elle a pu avoir l’effet favorable d’une contre-tendance à la baisse du taux de profit en renforçant pour partie le marché par la réduction de l’incertitude des clients noirs et par l’extension des opportunités commerciales. Mais du point de vue qui nous intéresse, nous pouvons nous interroger sur l’impact direct de ce mouvement sur le mode de régulation : a-t-il été favorable à la « désaccumulation » du capital excédentaire et a-t-il permis l’amélioration des forces productives ? Il nous semble qu’il est possible de répondre positivement à ces interrogations. Il y a, en effet, un double impact sur le rapport capital/travail au travers de ce mouvement de reconnaissance des droits civils. Le premier est l’augmentation des salaires des noirs, ainsi que le fait qu’ils ne constituent plus une variable d’ajustement du marché du travail (Neumark et Stock, 2001). Le second est l’amélioration de l’éducation et 68 Seule la Caroline du Sud imposait légalement (par une loi de 1915) une ségrégation dans les industries textiles ; cependant, elle ne faisait que corroborer une pratique habituelle et, dans les autres Etats du Sud, qui n’avaient pas ce type de législation, le milieu industriel était tout autant ségrégationniste et réfractaire au changement (Wright, 1999, p. 278). 69 « Les leaders locaux et les commerçants qui, en privé, accueillaient favorablement une telle intervention, ne l’auraient jamais déclaré en public, ni n’auraient soutenu une pareille mesure au niveau local » (Wright, 1999, p. 273). 281

qui peut s’en passer 68 , était un état d’équilibre économiquement parlant, et aurait pu durer<br />

indéfiniment sans l’intervention <strong>de</strong> perturbations extérieures (Wright, 1999, p. 280).<br />

Autrement dit, le mouvement <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>droits</strong> civils a attaqué <strong>de</strong> l’extérieur un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

régulation qui fonctionnait, tout en s’en prenant au paradigme sociétal qui acceptait la<br />

discrimination raciale.<br />

Une <strong><strong>de</strong>s</strong> réussites <strong>de</strong> cette lutte pour l’égalité est visible dans le fait que, pendant la<br />

montée <strong><strong>de</strong>s</strong> difficultés sur le marché du travail dans les années 1970, les gains acquis par<br />

les noirs n’ont pas chuté, c’est-à-dire que les noirs n’ont pas été mis davantage au chômage<br />

que les blancs, comme dans les pério<strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong> crise antérieures. Il y a là, visiblement, une<br />

modification <strong><strong>de</strong>s</strong> modalités <strong>de</strong> la régulation économique. Mais la réalisation la plus<br />

marquante du « Civil Rights Act » fut sans doute l’élimination <strong>de</strong> la ségrégation dans les<br />

lieux « publics », comme les magasins, les autobus, les hôtels, les restaurants, etc.<br />

Cette étape essentielle sur le plan individuel, puisqu’elle a amélioré<br />

considérablement la vie quotidienne <strong>de</strong> la population noire, a eu aussi <strong><strong>de</strong>s</strong> impacts<br />

multiples au plan collectif. Tout d’abord, elle a permis la remise en cause du paradigme<br />

sociétal ségrégationniste. Elle a éliminé les slogans racistes <strong><strong>de</strong>s</strong> discours politiques et elle a<br />

permis à ceux qui étaient contre la ségrégation, mais qui ne pouvaient le dire en public,<br />

d’appliquer les mesures fédérales sans crainte d’ostracisme 69 . Ainsi, elle a pu avoir l’effet<br />

favorable d’une contre-tendance à la baisse du taux <strong>de</strong> profit en renforçant pour partie le<br />

marché par la réduction <strong>de</strong> l’incertitu<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> clients noirs et par l’extension <strong><strong>de</strong>s</strong> opportunités<br />

commerciales.<br />

Mais du point <strong>de</strong> vue qui nous intéresse, nous pouvons nous interroger sur l’impact<br />

direct <strong>de</strong> ce mouvement sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> régulation : a-t-il été favorable à la<br />

« désaccumulation » du capital excé<strong>de</strong>ntaire et a-t-il permis l’amélioration <strong><strong>de</strong>s</strong> forces<br />

productives ? Il nous semble qu’il est possible <strong>de</strong> répondre positivement à ces<br />

interrogations. Il y a, en effet, un double impact sur le rapport capital/travail au travers <strong>de</strong><br />

ce mouvement <strong>de</strong> reconnaissance <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>droits</strong> civils. Le premier est l’augmentation <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

salaires <strong><strong>de</strong>s</strong> noirs, ainsi que le fait qu’ils ne constituent plus une variable d’ajustement du<br />

marché du travail (Neumark et Stock, 2001). Le second est l’amélioration <strong>de</strong> l’éducation et<br />

68 Seule la Caroline du Sud imposait légalement (par une loi <strong>de</strong> 1915) une ségrégation dans les industries<br />

textiles ; cependant, elle ne faisait que corroborer une pratique habituelle et, dans les autres Etats du Sud, qui<br />

n’avaient pas ce type <strong>de</strong> législation, le milieu industriel était tout autant ségrégationniste et réfractaire au<br />

changement (Wright, 1999, p. 278).<br />

69 « Les lea<strong>de</strong>rs locaux et les commerçants qui, en privé, accueillaient favorablement une telle intervention,<br />

ne l’auraient jamais déclaré en public, ni n’auraient soutenu une pareille mesure au niveau local » (Wright,<br />

1999, p. 273).<br />

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