l'economie des droits de l'homme - creden - Université Montpellier I

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mêmes 16 . La recherche de l’utilité pousse ici, par le biais de modèles extrêmement raffinés, à ignorer la réalité du sujet que l’on étudie, ce qui pose problème lorsque ce sujet est l’être humain et ses conditions de vie. A nouveau, nous avons affaire là à de la métaéconomie simple : des concepts économiques, appliqués par le biais de la technique mathématique, prétendent répondre à un problème qui relève de la nature humaine non-économique et commet donc inévitablement des erreurs grossières. Comme le précisent deux démographes, Louis Lohlé-Tart et Bruno Remiche, « en admettant même l’incompatibilité au plan individuel entre le bien-être et la libre reproduction, on peut mettre en doute que la limitation de l’exercice du libre choix individuel soit légitime » (Lohlé-Tart et Remiche, 1984, p. 182). Autrement dit, si les hypothèses comportementales du modèle que nous critiquons sont vérifiées, les individus étant rationnels et effectuant un calcul coûts-bénéfices, il n’y a aucune raison pour qu’une taxe les incite davantage à faire moins d’enfants. En fait, l’accroissement de la population, dans des situations de pauvreté, relève souvent d’une logique étrangère aux hypothèses de ce genre de modèles, ce qui les rend caduques. Les mères africaines ne font pas des enfants uniquement par choix économique rationnel mais, soit par manque d’éducation 17 , soit par volonté « politique » : on fait des enfants pour ne pas « mourir », non pas en tant qu’individu, mais en tant que peuple. Par ailleurs, augmenter la productivité relative de la terre signifie favoriser la spécialisation agricole. Or, il ne s’agit pas là d’une panacée, d’abord parce que se poseront toujours les questions relatives à l’échange inégal et aux limites d’une spécialisation ricardienne ; ensuite parce qu’il existe, en particulier dans la pauvreté de masse agricole, le phénomène de l’accommodation à la pauvreté décrit par John Galbraith (1979). 16 Il ne s’agit pas, pour nous, de récuser la pertinence des mathématiques en économie (en cela, nous suivons les points de vue de Maurice Allais (1954) et d’Henri Bartoli, 1991, p. 66). Simplement, outre le danger de se perdre dans des démonstrations mathématiques sans souci de leur pertinence éthique, il faut reconnaître que la technicité de la discussion rend aveugle sur les présupposés philosophiques sous-jacents et, par conséquent, sur les limites exactes de la pertinence des théorèmes (Demuijnck, 1998, p. 3) ; et ce qui est vrai pour les théories de la justice l’est également de toute autre théorie lorsqu’elle prétend traiter des sujets tels que la reproduction de l’être humain ou la pauvreté dans le monde. Ainsi, nous pouvons reprendre cette phrase de Robert Nozick (1993), cité par Demuijnck, et qui résume assez bien notre propre position : « Maintenant, ces idées concernent des sujets que nous voulons et devons comprendre, des sujets dont nous pensons que tout le monde devrait les comprendre. Cependant, sans être familiarisé avec le jargon technique, ces sujets ne peuvent plus être compris ni discutés intelligemment. Les expressions mêmes de l’évaluation sont devenues techniques » (souligné par Demuijnck) ; sur ce point, cf. également (Bartoli, 1991, p. 83-84) et, à nouveau, Maurice Allais (1954, p. 69) : « Le but final, ce n’est pas l’hermétisme, mais la clarté ». 17 L’Inde est un exemple d’éducation réussie en la matière ; quant à l’exemple chinois, voir ce qu’en dit Sen (2000a). En outre, J. Mohan Rao (1998, p. 42) précise que le taux de natalité ne supporte aucune causalité évidente avec les facteurs économiques, les changements culturels étant seuls susceptibles de modifier un éventuel rapport entre procréation et variables économiques (dans ce contexte, cf. également son autre encadré, Rao, 1998, p. 34-35, sur le travail des enfants). 182

De plus, ne construire un modèle que sur deux facteurs, la terre et le travail, n’estce pas faire l’impasse sur les droits d’accès au marché, au combien plus essentiels que le manque quantitatif de nourriture dans l’explication des famines 18 ? Tenter de résoudre les problèmes tels que la trappe de pauvreté par le recours à l’utilité qui écarte de l’analyse les comportements réels des individus et du marché, ne peut conduire qu’à une impasse, niant les droits de l’homme 19 . Ces derniers sont pourtant essentiels dans toute perspective sur la pauvreté et la démographie car d’une part, celle-ci dépend en grande partie de l’éducation et du contexte socioculturel (nous pensons en particulier à l’impact sur la natalité des pratiques discriminatoires vis-à-vis des filles et des pratiques telles que la polygamie) 20 ; d’autre part, une population abondante n’implique pas mécaniquement l’apparition d’une trappe de pauvreté (à nouveau, la famine dépend plus souvent du contexte politique de reconnaissance des droits, y compris du droit à la paix, que d’un mécanisme malthusien). Une population nombreuse peut même être un atout, pas tellement au sens traditionnel de l’abondance du facteur travail 21 , mais au sens où, les salaires étant faibles, il est très facile de développer les services de base tels que la santé et l’éducation, y compris sexuelle, permettant mieux que toute taxe la régulation du problème démographique (lorsqu’il est fondé), en étendant les libertés plutôt qu’en les restreignant (Sen, 2000a). Pourtant, une approche utilitariste de la question démographique, ignore totalement les droits, autant 18 Sur cette question, cf. notamment (Drèze et Sen, 1995), (Sen, 1988 ; 1991a ; 1993b ; 1999a ; 2000a, b) et leurs ouvrages spécialisés sur cette question (Drèze et Sen, 1989) et (Sen, 1981) (réf. citée) ; notons d’ailleurs qu’une approche malthusienne reste encore fortement contestable et, comme le rappelle Amartya Sen (2000a, p. 212) : « [d]es théories mal bâties peuvent tuer et l’obsession malthusienne d’un ratio nourriture/population a beaucoup de sang sur les mains ». Rappelons également que la famine n’empêche pas d’atteindre un optimum parétien, cf. Cole et Hammond, « Walrasian Equilibrium without survival : Existence, Efficiency and Remedial Policy », cité in (Maréchal, 2000, p. 84-85). 19 Sans compter que, « ces modèles suppos[ant] implicitement des institutions et des attitudes bien déterminées des agents économiques [ ; ils] frisent le ridicule (...) lorsqu’ils prêtent au chef de tribu le comportement rationnel de l’entrepreneur » (Perroux, 1961, p. 277). 20 Ainsi, Ignacy Sachs précise que les mesures ne peuvent avoir d’effets que dans le temps (3 à 4 décennies) parce que, « pour être vraiment efficaces, tout en gardant des méthodes démocratiques d’application, les politiques démographiques demandent un ensemble de mesures cohérentes dont les effets sont lents à se produire : sécurité accrue d’approvisionnement alimentaire, meilleures gestions de santé et abaissement de la mortalité infantile, taux de scolarisation beaucoup plus élevés, surtout pour les filles, un filet de sécurité sociale pour les personnes âgées, accès au crédit, aux marchés et à la technique pour les petits cultivateurs, afin de réduire leur propension à avoir beaucoup de fils » (Sachs, 1997, p. 38-39). Les démographes déjà cités nous précisent d’ailleurs que « les quelques cas où une influence nette de l’action publique a pu être mise en évidence reposent tous sur un complexe de dispositions dont l’intervention sur la fécondité est essentiellement indirecte et multiple (au niveau des mentalités, de l’économie, de la santé, etc.) » (Lohlé-Tart et Remiche, 1984, p. 190). 21 Le facteur le plus abondant en Afrique, c’est-à-dire le travail, devrait être le plus utilisé, conformément à des théories comme celle dites d’Heckscher-Ohlin-Samuelson, et les salaires devraient donc s’accroître, ce qui n’est pas le cas, cf. (Dontsi, 1994). 183

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simple : <strong><strong>de</strong>s</strong> concepts économiques, appliqués par le biais <strong>de</strong> la technique mathématique,<br />

préten<strong>de</strong>nt répondre à un problème qui relève <strong>de</strong> la nature humaine non-économique et<br />

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Comme le précisent <strong>de</strong>ux démographes, Louis Lohlé-Tart et Bruno Remiche, « en<br />

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reproduction, on peut mettre en doute que la limitation <strong>de</strong> l’exercice du libre choix<br />

individuel soit légitime » (Lohlé-Tart et Remiche, 1984, p. 182). Autrement dit, si les<br />

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étant rationnels et effectuant un calcul coûts-bénéfices, il n’y a aucune raison pour qu’une<br />

taxe les incite davantage à faire moins d’enfants. En fait, l’accroissement <strong>de</strong> la population,<br />

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ce genre <strong>de</strong> modèles, ce qui les rend caduques. Les mères africaines ne font pas <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants<br />

uniquement par choix économique rationnel mais, soit par manque d’éducation 17 , soit par<br />

volonté « politique » : on fait <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants pour ne pas « mourir », non pas en tant<br />

qu’individu, mais en tant que peuple. Par ailleurs, augmenter la productivité relative <strong>de</strong> la<br />

terre signifie favoriser la spécialisation agricole. Or, il ne s’agit pas là d’une panacée,<br />

d’abord parce que se poseront toujours les questions relatives à l’échange inégal et aux<br />

limites d’une spécialisation ricardienne ; ensuite parce qu’il existe, en particulier dans la<br />

pauvreté <strong>de</strong> masse agricole, le phénomène <strong>de</strong> l’accommodation à la pauvreté décrit par<br />

John Galbraith (1979).<br />

16 Il ne s’agit pas, pour nous, <strong>de</strong> récuser la pertinence <strong><strong>de</strong>s</strong> mathématiques en économie (en cela, nous suivons<br />

les points <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Maurice Allais (1954) et d’Henri Bartoli, 1991, p. 66). Simplement, outre le danger <strong>de</strong> se<br />

perdre dans <strong><strong>de</strong>s</strong> démonstrations mathématiques sans souci <strong>de</strong> leur pertinence éthique, il faut reconnaître que<br />

la technicité <strong>de</strong> la discussion rend aveugle sur les présupposés philosophiques sous-jacents et, par<br />

conséquent, sur les limites exactes <strong>de</strong> la pertinence <strong><strong>de</strong>s</strong> théorèmes (Demuijnck, 1998, p. 3) ; et ce qui est vrai<br />

pour les théories <strong>de</strong> la justice l’est également <strong>de</strong> toute autre théorie lorsqu’elle prétend traiter <strong><strong>de</strong>s</strong> sujets tels<br />

que la reproduction <strong>de</strong> l’être humain ou la pauvreté dans le mon<strong>de</strong>. Ainsi, nous pouvons reprendre cette<br />

phrase <strong>de</strong> Robert Nozick (1993), cité par Demuijnck, et qui résume assez bien notre propre position :<br />

« Maintenant, ces idées concernent <strong><strong>de</strong>s</strong> sujets que nous voulons et <strong>de</strong>vons comprendre, <strong><strong>de</strong>s</strong> sujets dont nous<br />

pensons que tout le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>vrait les comprendre. Cependant, sans être familiarisé avec le jargon technique,<br />

ces sujets ne peuvent plus être compris ni discutés intelligemment. Les expressions mêmes <strong>de</strong> l’évaluation<br />

sont <strong>de</strong>venues techniques » (souligné par Demuijnck) ; sur ce point, cf. également (Bartoli, 1991, p. 83-84)<br />

et, à nouveau, Maurice Allais (1954, p. 69) : « Le but final, ce n’est pas l’hermétisme, mais la clarté ».<br />

17 L’In<strong>de</strong> est un exemple d’éducation réussie en la matière ; quant à l’exemple chinois, voir ce qu’en dit Sen<br />

(2000a). En outre, J. Mohan Rao (1998, p. 42) précise que le taux <strong>de</strong> natalité ne supporte aucune causalité<br />

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éventuel rapport entre procréation et variables économiques (dans ce contexte, cf. également son autre<br />

encadré, Rao, 1998, p. 34-35, sur le travail <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants).<br />

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