l'economie des droits de l'homme - creden - Université Montpellier I

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C. Les problèmes inhérents de l’économisme. Outre les remarques précédentes, il est possible de soulever des problèmes plus généraux, susceptibles d’être rencontrés à l’occasion d’une approche métaéconomique. Ce sont ces types de problèmes, entre autres, qui nous conduisent à adopter notre approche en trois étapes et qui se conclut par l’affirmation de la posture humaniste scientifique pour ce qui concerne l’énoncé de théories normatives. Le premier problème est justement celui de la normativité de l’analyse économique et de son influence sur les comportements. L’analyse de Gary Becker, si elle se veut positive, n’en est pas moins normative – disant à chacun : voilà comment vous devez envisager le mariage pour atteindre un optimum – et « influençante », car dans une société où l’économie libérale domine, où la concurrence est à la base du système économique, la science qui promeut ce mécanisme et les comportements égoïstes, leur sera favorable et aidera leur extension. L’impact de la représentation des sociétés sur les sociétés ellesmêmes 13 n’est pas un élément négligeable. Par extension, le rôle de la législation peut être similaire : une règle conçue pour un individu rationnel pouvant (peut-être) générer un comportement rationnel (Lewisch, 1996, p. 135) ; voir aussi (Kessler, 1983). Ce dernier point permet de reconnaître que la loi n’a pas qu’un impact en terme de calcul coûtsbénéfices comme le laissent croire les théories du crime du même Gary Becker, mais que la loi a aussi un caractère normatif et « formateur » 14 . Ainsi, les mesures fiscales, comme les taxes qui rendent plus coûteux les comportements antisociaux, ne peuvent totalement effacer l’utilité des lois normatives qui condamnent tel ou tel comportement (cf. Hirschman, 1985, p. 10). De fait, le citoyen ou l’être humain ne se réduisent pas à de simples consommateurs qui géreraient tous leurs actes par une évaluation des coûts. Cependant, un point de vue consiste à dire que l’économie, qui envisage l’homme comme égoïste, permet « de progresser en prenant l’humanité pour ce qu’elle est », et en indiquant quelles sont les institutions et politiques qui rendent l’égoïsme socialement 13 Cf., par exemple, (Cordonnier, 2000, p. 105-110), (Dupuy, 1994), (Maréchal, 2000, p. 124-125) et (Weisskopf, 1967). Ainsi, comme le note Michel Beaud (2000, p. 386), « l’emprise croissante de l’économie sur nos sociétés tend à se doubler d’une emprise croissante du raisonnement économique sur nos mentalités, nos modes de pensée, nos jugements et nos décisions ». 14 Néanmoins, que ce soit dans les analyses des choix publics (auquel se rattache Lewisch) où dans la théorie économique du droit, c’est toujours l’aspect égoïste qui prédomine. En effet, le lecteur averti reconnaîtra dans le point de vue de Lewisch, la thèse béhavioriste de l’économie du droit, voulant que le droit influence économiquement les comportements et est ainsi conçu implicitement pour atteindre certains objectifs. Le droit n’est alors qu’un instrument de détermination des conduites et non pas un moyen d’éducation, ce dernier aspect étant celui que nous défendons, à la suite d’Hirschman. 138

tolérable (Hahn, 1982, p. 22) 15 . Bien que l’on puisse lui opposer l’opinion, défendue notamment par F. Perroux (1961) et E.-H. Phelps Brown (1972), selon laquelle le comportement qui prévaut dans le modèle n’est pas celui de la vie économique réelle, le point de vue de Frank Hahn est particulièrement porteur à un égard précis. Il indique que l’étude économique basée sur le comportement égoïste doit amener à formuler des recommandations pour rendre cet égoïsme socialement acceptable. C’est dire que l’analyse économique est par essence normative et a un point de vue moral ; cela par deux aspects, l’un concernant la morale du chercheur qui influence la morale en général (Haussman et McPherson, 1993), l’autre concernant le jugement même porté sur l’égoïsme qui, pour Hahn, s’il guide le monde, n’en est pas moins négatif 16 . Ce double aspect, ainsi que la reconnaissance du rôle de la morale des agents sur leurs comportements, implique que l’économie est une science morale et normative 17 sauf peut-être dans ses branches les plus spécialisées. Le second problème qui se pose lorsque Gary Becker formalise le mariage, ainsi que toutes les fonctions humaines associées (aimer, faire des enfants, donner et recevoir de la tendresse, etc.), c’est qu’il adopte très clairement un point de vue moral : celui de l’homme rationnel, calculateur et égoïste, qui n’éprouve aucun sentiment. Le recours à d’autres sciences sociales n’y change rien ; l’amour en tant que tel n’a aucune place réelle dans le modèle 18 . Il devient un simple outil qui facilite les échanges au sein du couple, comme une sorte de ressource rare. (Nous n’insisterons pas sur ce dernier élément qui a été critiqué par Albert Hirschman (1985) à propos d’autres travaux sur ce thème). L’utilisation que Gary Becker fait des sentiments pose problème, car elle se veut positiviste ; Becker considère que son analyse est empirique et permet de faire des prédictions sur la réalité. Nous avons écrit plus haut que si les oppositions d’ordre moral nous apparaissaient particulièrement pertinentes, nous ne voulions pas contester Becker sur 15 Comme l’écrivent Bernard Perret et Guy Roustang, « l’un des reproches que l’on peut faire à la science économique est d’être un miroir qui renvoie à la société son plus lugubre visage » (1993, p. 257). 16 A cet égard, la lecture des propos célèbres de John Maynard Keynes dans ses Perspectives économiques pour nos petits enfants est également enrichissante, (Keynes, 1930). Il indique que les sentiments tels que l’égoïsme ou l’avarice sont utiles au système mais, qu’une fois la production suffisamment développée (i.e. la société d’abondance atteinte), il conviendra de les considérer pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des tares. 17 Sur la normativité de l’analyse économique et du « public choice » en particulier, cf. (Buchanan, 1959 ; 1983 ; 1987 ; 1990) et également sur l’aspect moral, (Buchanan, 1979) et (Hirschman, 1984). 18 « A un niveau abstrait, écrit en effet Gary Becker, l’amour, et les autres liens d’ordre émotif tels que l’activité sexuelle ou de fréquents contacts rapprochés avec une personne particulière, peuvent être considérés comme des marchandises domestiques particulières non commercialisables, et il n’y a pas grandchose à ajouter à l’analyse » (The Economic Approach to Human Behavior, University of Chicago Press, 1976, p. 233) cité par Maréchal (2000, p. 59). 139

tolérable (Hahn, 1982, p. 22) 15 . Bien que l’on puisse lui opposer l’opinion, défendue<br />

notamment par F. Perroux (1961) et E.-H. Phelps Brown (1972), selon laquelle le<br />

comportement qui prévaut dans le modèle n’est pas celui <strong>de</strong> la vie économique réelle, le<br />

point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Frank Hahn est particulièrement porteur à un égard précis. Il indique que<br />

l’étu<strong>de</strong> économique basée sur le comportement égoïste doit amener à formuler <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

recommandations pour rendre cet égoïsme socialement acceptable. C’est dire que l’analyse<br />

économique est par essence normative et a un point <strong>de</strong> vue moral ; cela par <strong>de</strong>ux aspects,<br />

l’un concernant la morale du chercheur qui influence la morale en général (Haussman et<br />

McPherson, 1993), l’autre concernant le jugement même porté sur l’égoïsme qui, pour<br />

Hahn, s’il gui<strong>de</strong> le mon<strong>de</strong>, n’en est pas moins négatif 16 . Ce double aspect, ainsi que la<br />

reconnaissance du rôle <strong>de</strong> la morale <strong><strong>de</strong>s</strong> agents sur leurs comportements, implique que<br />

l’économie est une science morale et normative 17 sauf peut-être dans ses branches les plus<br />

spécialisées.<br />

Le second problème qui se pose lorsque Gary Becker formalise le mariage, ainsi<br />

que toutes les fonctions humaines associées (aimer, faire <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants, donner et recevoir <strong>de</strong><br />

la tendresse, etc.), c’est qu’il adopte très clairement un point <strong>de</strong> vue moral : celui <strong>de</strong><br />

l’homme rationnel, calculateur et égoïste, qui n’éprouve aucun sentiment. Le recours à<br />

d’autres sciences sociales n’y change rien ; l’amour en tant que tel n’a aucune place réelle<br />

dans le modèle 18 . Il <strong>de</strong>vient un simple outil qui facilite les échanges au sein du couple,<br />

comme une sorte <strong>de</strong> ressource rare. (Nous n’insisterons pas sur ce <strong>de</strong>rnier élément qui a été<br />

critiqué par Albert Hirschman (1985) à propos d’autres travaux sur ce thème).<br />

L’utilisation que Gary Becker fait <strong><strong>de</strong>s</strong> sentiments pose problème, car elle se veut<br />

positiviste ; Becker considère que son analyse est empirique et permet <strong>de</strong> faire <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

prédictions sur la réalité. Nous avons écrit plus haut que si les oppositions d’ordre moral<br />

nous apparaissaient particulièrement pertinentes, nous ne voulions pas contester Becker sur<br />

15 Comme l’écrivent Bernard Perret et Guy Roustang, « l’un <strong><strong>de</strong>s</strong> reproches que l’on peut faire à la science<br />

économique est d’être un miroir qui renvoie à la société son plus lugubre visage » (1993, p. 257).<br />

16 A cet égard, la lecture <strong><strong>de</strong>s</strong> propos célèbres <strong>de</strong> John Maynard Keynes dans ses Perspectives économiques<br />

pour nos petits enfants est également enrichissante, (Keynes, 1930). Il indique que les sentiments tels que<br />

l’égoïsme ou l’avarice sont utiles au système mais, qu’une fois la production suffisamment développée (i.e. la<br />

société d’abondance atteinte), il conviendra <strong>de</strong> les considérer pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire <strong><strong>de</strong>s</strong> tares.<br />

17 Sur la normativité <strong>de</strong> l’analyse économique et du « public choice » en particulier, cf. (Buchanan, 1959 ;<br />

1983 ; 1987 ; 1990) et également sur l’aspect moral, (Buchanan, 1979) et (Hirschman, 1984).<br />

18 « A un niveau abstrait, écrit en effet Gary Becker, l’amour, et les autres liens d’ordre émotif tels que<br />

l’activité sexuelle ou <strong>de</strong> fréquents contacts rapprochés avec une personne particulière, peuvent être<br />

considérés comme <strong><strong>de</strong>s</strong> marchandises domestiques particulières non commercialisables, et il n’y a pas grandchose<br />

à ajouter à l’analyse » (The Economic Approach to Human Behavior, University of Chicago Press,<br />

1976, p. 233) cité par Maréchal (2000, p. 59).<br />

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