Extrait du journal intime d'un jeune soldat - Association des Revues ...
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L e t t r e s d ’ I s t a n b u l<br />
E x t r a i t d u j o u r n a l i n t i m e<br />
d ’ u n j e u n e s o l d a t<br />
F A R U K E R S Ö Z<br />
• • • • • • • • •<br />
Pendant le retour d’un voyage que j’ai<br />
fait à Ankara j’ai trouvé un carnet dans<br />
le compartiment où j’étais le seul voyageur.<br />
Je l’ai feuilleté un peu, puis je me suis<br />
mis à le lire. C’était le <strong>journal</strong> <strong>intime</strong> d’un<br />
<strong>jeune</strong> <strong>soldat</strong>. Bien que ce qui y est raconté<br />
ne soit plus d’actualité, il m’a été impossible<br />
de résister à la tentation d’en livrer quelques<br />
extraits au public. Qu’il me pardonne ce <strong>jeune</strong><br />
homme d’afficher ce qu’il aurait certainement<br />
préféré garder secret, mais n’est-ce pas que<br />
toute écriture est <strong>des</strong>tinée à un lecteur, voire<br />
parfois imaginaire, comme c’est le cas pour<br />
un <strong>journal</strong> <strong>intime</strong> ?<br />
Nous sommes six dans un compartiment<br />
de ce train spécial qui s’enfonce sans hâte<br />
dans la nuit étoilée <strong>du</strong> plateau anatolien.<br />
Quoique de bons amis faisant leur service<br />
dans la même compagnie <strong>du</strong> bataillon d’infanterie<br />
qu’on fait acheminer vers le sud est,<br />
la conversation languit au fur et mesure que<br />
nous nous éloignons de la capitale. Las de la<br />
causerie futile propre au début <strong>des</strong> voyages<br />
nous nous laissons aller à la rêverie. Peu à<br />
peu le silence nous ensevelit. On n’entend<br />
plus rien que le roulement <strong>des</strong> wagons. Ce<br />
bruit monotone et au rythme nonchalant dissipe<br />
toute notion <strong>du</strong> temps et donne l’impression<br />
de voyager depuis une éternité. Il doit<br />
être à peu près minuit, mais que m’importe...<br />
Je jette un coup d’œil au dehors. Les<br />
taches lumineuses projetées <strong>des</strong> compartiments<br />
dans lesquels on n’a pas encore éteint<br />
se démènent pour rattraper le train. C’est<br />
la première fois depuis longtemps que je<br />
m’aperçois autant d’étoiles. Dans la limpidité<br />
nocturne dûe au scintillement sidéral, la<br />
steppe central-anatolienne s’étend dans une<br />
immensité effrayante, et je frémis, envahi subitement<br />
par un sentiment de solitude indéfinissable.<br />
A la veille de notre déploiement éventuel<br />
sur le sol irakien, personne ne peut pronostiquer<br />
la course que les événements vont bientôt<br />
prendre. Nous voilà lancés dans l’aléatoire.<br />
C’est bien embêtant quand même qu’on ne<br />
sache pas si au bout <strong>du</strong> compte, on va clamser<br />
ou pas pour un oui ou pour un non lorsqu’on<br />
a vingt et un ans.<br />
Tout commence à me paraître absurde.<br />
***<br />
Kemal, assis en face de moi me dévisage<br />
comme si je faisais quelque chose<br />
d’insolite. Que puis-je faire d’autre en ce<br />
moment que de consigner mes réflexions<br />
sur ce petit carnet afin de remédier à mon<br />
indignation ? Je m’arrête et braque mon<br />
regard sur lui. Il sourit, fouille dans les<br />
poches de son uniforme, prend un paquet<br />
de cigarettes et m’en offre une. Malgré le<br />
goût amer dans ma bouche à cause d’avoir<br />
trop fumé tout au long de la journée je ne<br />
38<br />
OLUSUM/GENESE N° 86<br />
,
efuse pas. Le gars timoré surmonte sa réticence<br />
:<br />
- T’as l’air d’être infiniment absorbé dans<br />
ce que tu écris murmure-t-il, on dirait qu’il<br />
s’agit de, que sais-je, d’une lettre d’amour<br />
par exemple... Je hoche la tête en signe de<br />
dénégation et réponds :<br />
- Je ne fais que noter quelques observations<br />
que j’ai faites.<br />
- C’est pas vrai, remarque Ahmet de son<br />
côté, d’un ton sarcastique, il fait les dernières<br />
retouches à son testament. Ali le cynique,<br />
toujours malin comme un singe ajoute :<br />
- Pourvu qu’il ne nous oublie pas !<br />
- Tu peux en être certain, lui répond<br />
Ahmet, il n’y manquera pas...<br />
La conversation reprend de nouveau et<br />
ranime peu à peu nous tous qui demeurions<br />
muets depuis quelque temps. Je dois m’interrompre.<br />
***<br />
Ahmet fulminait contre le gouvernement :<br />
- Cette politique extérieure soi-disant ingénieuse<br />
est une vaste fumisterie, affirma-t-il, ce<br />
gouvernement nous prend pour <strong>des</strong> gogos !<br />
Kemal chantait toujours la même antienne,<br />
il voulait savoir s’il était bien certain que nous<br />
allions combattre en Irak. A noter qu’à la<br />
suite <strong>du</strong> feu vert donné par le Parlement à<br />
l’envoi de troupes turques, les politiques irakiens<br />
avaient exprimé presqu’à l’unanimité<br />
leur opposition à l’ingérence <strong>des</strong> pays voisins<br />
dans les affaires <strong>du</strong> pays. Certains avaient<br />
même prédit qu’il y aurait <strong>des</strong> affrontements<br />
si l’armée turque entrait en Irak.<br />
- Ne te tracasse pas autant, dit Erol le<br />
plus optimiste d’entre nous pour le réconforter,<br />
malgré le vote de la motion, aucune décision<br />
gouvernementale n’a été encore prise,<br />
donc il ne faut pas exclure la possibilité que<br />
nous campions quelque part près de la frontière<br />
et que nous revenions sans mettre les<br />
pieds sur le sol irakien.<br />
- Et puis, rigola Ahmet, selon les sources<br />
gouvernementales, le but de la Turquie est de<br />
participer au processus de paix et de reconstruction<br />
en Irak, et si jamais nous y allons,<br />
nous y irons en tant que facteur amical de la<br />
stabilisation...<br />
- Dont les conséquences se révéleront<br />
funestes, ajouta Ali d’un ton railleur.<br />
- C’est à dire ? balbutia Kemal.<br />
- C’est à dire, mon joli, rétorqua Ali, je<br />
soussigné déclare que les conséquences de<br />
cette ardeur pour désarmer les Américains<br />
se révéleront funestes. T’as pas pigé ? La<br />
tentative de redresser la région soigneusement<br />
élaborée par ces néo-cons, dits néoconservateurs<br />
a échoué. Je crains que se<br />
mettre à la remorque <strong>des</strong> Etats Unis, qui se<br />
sont enlisés en Irak, ne se solde pour nous<br />
par ne plus savoir à quel Saint se vouer...<br />
Osman, notre intellectuel patriote qui se<br />
tenait à l’écart se mêla à la discussion :<br />
- Il semble peu probable, expliqua-t-il, que<br />
les néo-cons, motivés par <strong>des</strong> considérations<br />
politiques et stratégiques, aient déconné et<br />
n’aient pas tenu compte <strong>du</strong> facteur kurde s’ils<br />
visaient vraiment à collaborer avec la Turquie.<br />
Le fait qu’on n’a pas encore commencé<br />
à négocier les termes de cette collaboration<br />
indique que les Etats-Unis tergiversent. Quant<br />
à l’Europe, à force de trop vouloir sans rien<br />
proposer, elle éveille <strong>des</strong> doutes sérieux sur<br />
ses motivations propres. A mon avis, il faut<br />
être vigilant pour ne pas se faire gruger par<br />
les bonnes intentions <strong>des</strong> puissances étrangères<br />
et surtout il ne faut pas mordre à l’hameçon<br />
de ces <strong>journal</strong>eux salariés qui usent<br />
de manipulations, de mensonges et de bourrage<br />
<strong>du</strong> crâne pour intoxiquer nos esprits.<br />
***<br />
Est-ce que l’éloquence d’Osman méritait<br />
d’être qualifiée de faconde ? Ne relevait-elle<br />
pas un peu de la paranoïa comme Ahmet l’en<br />
accusa ? Osman n’avait-il pas raison quand<br />
il défendait que l’histoire nous prouvait que<br />
N° 86 OLUSUM/GENESE<br />
,<br />
39
l’Europe et les Etats-Unis bafouaient sans<br />
sourciller les traités et les accords établis si<br />
cela leur convenai,t sous n’importe quel prétexte<br />
qu’ils étaient habiles à fabriquer ?<br />
La discussion donnait matière à la critique.<br />
J’en étais là de mes réflexions quand Ali<br />
s’adressa à moi :<br />
- Cesse de gamberger, gronda-t-il, allons<br />
réveille-toi, parle un petit peu...<br />
- Afin que nous puissions profiter <strong>des</strong> tes<br />
précieuses pensées, continua Ahmet.<br />
- Je pense, dis-je, que la Turquie est au<br />
pied <strong>du</strong> mur. Dans les opérations qui visent à<br />
remodeler la région, nous refusons de nous<br />
résigner à être seulement les comparses, et<br />
briguons l’asumation d’un rôle essentiel.<br />
Ali taquina Ahmet :<br />
- Et après ?<br />
- Le cheval a appris l’arabe !<br />
Tout le monde rit.<br />
***<br />
Ils ont cédé au sommeil. J’éteins la<br />
lumière. Une lueur bleue remplit l’intérieur <strong>du</strong><br />
compartiment. J’entends quelqu’un siffloter<br />
un air joyeux, et je me surprends à fredonner<br />
de connivence...<br />
•<br />
- Nous l’assumerons, rigola Ali, jusqu’à la<br />
Saint- Glinglin...<br />
- Cette situation me rappelle une anecdote,<br />
s’exclama Ahmet, laissez-moi la raconter<br />
:<br />
Jadis il y avait un sultan qui avait interdit<br />
l’usage <strong>du</strong> tabac et de l’alcool sous peine de<br />
mort. Un jour, ses agents capturent un bonhomme<br />
éméché et l’amènent chez le kadi. Le<br />
délit est constant, le procès court, le verdict<br />
irrévocable. On dresse une potence sur l’esplanade<br />
devant la mosquée. Le jour de l’exécution<br />
la foule accourt, le bourreau con<strong>du</strong>it le<br />
condamné sous la potence et avant qu’il ne<br />
lui mette la corde au cou, on lui demande ses<br />
dernières volontés. Sa réponse est déconcertante,<br />
puisqu’il affirme qu’il veut enseigner<br />
l’arabe au cheval <strong>du</strong> sultan. Vite on envoie<br />
chercher le kadi. Quand celui-ci arrive sur<br />
place, il le somme d’exposer les motifs de<br />
cette réponse singulière. Alors le condamné<br />
s’explique : Enseigner l’arabe au cheval <strong>du</strong><br />
sultan est un processus de longue <strong>du</strong>rée. Pendant<br />
ce temps, ou bien le sultan m’oubliera<br />
ou bien il me pardonnera. Si entre temps<br />
il passe de vie à trépas, le nouveau sultan<br />
accordera la grâce à tous les condamnés<br />
lors de son avènement conformément à la<br />
tradition. Ou bien le cheval <strong>du</strong> sultan apprendra<br />
vraiment l’arabe, si entre temps je ne<br />
meurs pas de ma belle mort...<br />
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OLUSUM/GENESE N° 86<br />
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