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le passé recomposé > la chèvre et les abeilles... une fable divine... Parmi les fontaines ornementales de Raon l'Étape, la fontaine dite de la chèvre apparaît comme l'une des plus élégantes par l'originalité de sa composition et le raffinement de sa conception. C'est aussi l'une des plus mystérieuses ; quelle explication donner à la scène présentée ? à quelle source historique ou littéraire se rattache-t-elle ? Jusqu'à présent, rien de satisfaisant n'a été proposé et on a même vu, dans un ouvrage intitulé "Fontaines Lorraines" (1) , notre fontaine ainsi légendée : "Sans doute pour se souvenir du péage du Moyen Âge, la chèvre verse abondamment des cadeaux au sommet de la fontaine". Franchement, quand on ne sait que dire, il vaut mieux se taire plutôt que d'énoncer de telles sottises. Néanmoins, c'est souvent ce type d'explication qui s'impose et perdure. Aussi, au seuil de la belle saison, il ne paraît pas inutile d'essayer d'apporter une réponse sérieuse et peut-être de donner à nos dévoués guides de l'Office du Tourisme l'opportunité d'ajouter un petit chapitre à leurs déjà érudites descriptions. Rappelons tout d'abord son emplacement au bord de la Plaine, près du pont dit "de la chèvre", à l'intersection de la rue Victor Brajon et du début de la rue Jules Ferry. On y voit une chèvre, dans une position cambrée, renversant (1) Éditions de l'Est, 1988 La chèvre à la ruche, magnifique composition, chef d'œuvre de la fonte d'art du 19 e siècle, créée par la Maison J.J. Ducel et Fils, Maîtres de Forges, à Pocé-sur-Cisse (Indreet-Loire). Il est difficile d'imaginer la complexité technique d'une telle réalisation en fonte de fer, reproduction fidèle de l'œuvre originale d'un sculpteur. (photo Jean Hirli) un objet important avec ses pattes de devant. Ce qui peut faire penser à un panier ou une dame-jeanne dans sa protection de vannerie (une "bonge" par chez nous) est en fait une ruche rustique en osier tressé, recouverte de son chapeau chinois de paille, ainsi qu'on les concevait autrefois avant l'invention des ruches démontables. À y regarder de plus près, on aperçoit des abeilles sur le museau et le pelage de la chèvre, et à terre, les alvéoles d'un gâteau de miel... Il serait plus normal qu'un ours, plutôt qu'une chèvre, s'attaque à un rucher pour se délecter de miel. Pour tenter une explication, on peut se tourner vers Jean de La Fontaine ou plus loin encore vers Esope pour dénicher dans l'une de leurs fables animalières, un récit intitulé par exemple : "La chèvre et les abeilles", mais on chercherait en vain. la chèvre Amalthée Alors pourquoi ce rapprochement entre une chèvre et une ruche ? En fait, il n'y a rien d'anodin dans tout cela. Il faut remonter aux sources de la mythologie grecque et à l'enfance de Zeus pour trouver les éléments susceptibles de nous éclairer (2) . Zeus était le plus jeune des fils du Titan Cronos qui avait la fâcheuse manie de dévorer ses enfants au fur et à mesure qu'ils naissaient, parce qu'il avait appris que l'un d'eux le détrônerait. Pendant sa grossesse, sa femme, Rhéa, désireuse d'en sauver au moins un, se réfugia sur l'île de Crête et se cacha dans une grotte. À la naissance de Zeus, elle confia la garde du nouveau-né à de Sur le museau de la chèvre Amalthée, une abeille s'est posée. La justesse du mouvement de tête et la vivacité du regard donnent à l'animal une expression saisissante. 8 - De Bonne Source n°284 - avril 2013 La ruche d'osier est renversée. À sa base, la petite encoche d'entrée pour les abeilles. Gisant à terre, le gâteau de cire alvéolé, gorgé de miel. (photos Chloé Poirot) (2) Réf. bibliographique : Jean-Claude Belfiore, Dictionnaire de Mythologie grecque et romaine, éd. Larousse 2003
le passé recomposé jeunes guerriers qui, pour le protéger de son père, couvrirent ses pleurs en choquant leurs armes et en frappant sur des cymbales et des tambours. Privé de sa mère, Zeus sera nourri du lait de la chèvre Amalthée et du miel des abeilles. Rhéa donnera à Cronos une pierre enveloppée dans un lange qu'il avalera en guise de nourrisson. Notre fontaine représenterait donc la chèvre-nourrice Amalthée, non pas guidée par sa gourmandise, mais par son devoir et son instinct maternel. Non contente de donner son lait, elle va, pleine de zèle et de courage, au mépris des abeilles qui l'agressent, récupérer le miel, aliment nécessaire à la croissance du jeune dieu. Celui-ci récompensera plus tard la chèvre Amalthée en l'envoyant au firmament sous la forme de l'étoile Capella selon certains, en faisant d'elle la constellation du Capricorne selon d'autres. Beaucoup d'autres variantes existent concernant cet épisode, notamment au sujet des lieux et des acteurs. Il est dit par exemple qu'Amalthée était plutôt une nymphe qui alimentait Zeus avec le lait de sa chèvre. Une autre nymphe, Mélissa, fille du roi de Crête, considérée comme la première apicultrice, aurait fourni le miel nourrissant l'enfant Zeus. Pleine de nuances et de diversité, la légende dit aussi que le nectar et l'ambroisie (3) , nourritures divines, coulaient des cornes de la chèvre. Une autre péripétie est bien connue : l'une des cornes s'étant cassée, les nymphes la remplirent de fruits pour l'enfant ; c'est l'origine de la corne d'abondance... L'artiste concepteur de cette scène, sculpteur animalier, a donc choisi la version qui lui permettait d'exercer au mieux ses talents de créateur. Il a exprimé le mouvement de la chèvre agacée par les abeilles avec une indéniable réussite. d'autres questions... Le but de cet article était simplement d'élucider le sens du motif de la chèvre à la ruche et lui donner une référence solide. Mais une interrogation à peine levée, d'autres se présentent : qui a sculpté cette œuvre ? Christophe Fratin ? Pierre-Louis Rouillard ? quelle (3) Le nectar, boisson délicieuse, et l'ambroisie, nourriture "neuf fois plus douce que le miel", étaient les aliments des dieux de l'Olympe et rendaient immortels. Page du catalogue de la fonderie d'art Ducel (Pocé-sur-Cisse, Indre et Loire), vers 1860 La planche 306 présente de face et de côté le modèle n° 10376, la fontaine à la chèvre telle que nous la connaissons à Raon. Deux différences pourtant avec le dessin nous sont révélées par la photo ci-contre : 1. notre fontaine comporte à l'arrière un autre mascaron à tête d'animal en prévision d'une seconde sortie d'eau, 2. la plaque de côté comporte un décor floral absent sur le modèle du catalogue. On retrouve plus tard, après 1878, la chèvre à la ruche dans le catalogue de la S.A. des Hauts- Fourneaux & Fonderies du Val-d'Osne (Haute- Marne), planche 644, modèle 191, mais sans la fontaine, seulement sous la forme d'une statue (voir ci-contre). À noter que les catalogues eux-mêmes sont des joyaux d'impression lithographique d'époque. fonderie l'a produite ? Ducel ou Val d'Osne ? à quelle époque fut-elle acquise et implantée à Raon ? Second Empire ou III e République ? sans compter les explications à donner sur les techniques de fabrication d'un tel chef d'œuvre : moulage, prise d'empreinte, coulée, assemblage... Sur tous ces sujets, des membres du Cercle d'Histoire Louis Sadoul travaillent (4) et apporteront bientôt des réponses précises. Les relations entamées l'an passé avec l'A.S.P.M. (5) , Association pour la Sauvegarde du Patrimoine Métallurgique (4) Certains ont déjà publié : Bernard Janot, "Les Fontaines de Raon l'Étape" dans le recueil "Eau, flottage et industries à Raon-l'Etape", actes des 11 e Journées d'Études Vosgiennes, octobre 2009 ; Guy Desrues, revue Fontes n°80 (ASPM) "Raon l'Étape, secrets d'archives", janvier 2011. (5) voir DBS n°279, novembre 2012, p.12 haut-marnais, vont s'intensifier et permettre de nouvelles connaissances sur l'histoire précise de toutes les fontaines de Raon l'Étape. Mais d'ores et déjà, amis Raonnais et amis visiteurs, ne prenez plus notre petite chèvre pour une grosse gourmande ! Jean-Pierre Kruch ©Cercle d'Histoire Louis Sadoul Remerciements à Elisabeth Robert-Dehault, présidente de l'A.S.P.M. pour ses avis éclairés, à Bernard Janot pour ses informations. Fonds A.S.P.M. crédit photo : Inventaire général, Région Centre De Bonne Source n°284 - avril 2013 - 9
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