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13.04.2014 Views

dramaturges et dans les récits. Malgré leur brièveté (pensons surtout à André Sempoux), ils amorcent souvent une analyse psychologique tout en nuances, ou ébauchent le portrait d’un homme – d’une femme parfois – si torturé, qu’il en deviendrait plus qu’humain. À moins que le destin ne lui soit une incommensurable chape d’angoisse 158 . Marie-Thérèse Bodart, dans Les Roseaux noirs comme dans Le Mont des Oliviers, se révèle particulièrement habile à insinuer les souffrances d’une âme en perdition. La modernité de l’adaptation, chez Sempoux et chez Ayguesparse, passe par une politisation au sens large 159 : la Seconde Guerre mondiale avec les victimes de la collaboration et les héros de la Résistance ; l’affaire Dutroux et la réaction citoyenne de tout un peuple qui se met en marche pour réclamer justice… Peut-être faut-il aussi songer, chez Jean Ray, à une position radicalement anticléricale, qui le pousse à mettre son habile plume de « fantastiqueur » au service d’une cause luciférienne, malgré la réprobation de ses amis. Au théâtre, si Wauthoz se contente de combiner deux anciennes justifications (la prédestination et l’engagement politique), Delforge, Ghelderode, Maeterlinck et Kalisky témoignent d’une plus grande originalité. La déculpabilisation du Judas de La Traversée amoureuse du regard tient davantage du point de vue adopté, que des « circonstances atténuantes » en elles-mêmes, à peine esquissées. Le Judas de Delforge nous touche parce que nous vivons son drame à travers les souvenirs de Jéjude, teintés de tendresse fraternelle. Ghelderode, Maeterlinck et Kalisky reprennent, dans des œuvres d’une grande valeur littéraire, la prédestination, mais l’adaptent à leurs propres préoccupations. Ghelderode exploite les légendes apocryphes relatives à Judas, afin de fustiger nombre de ses « bêtes noires » : les Juifs avides, les mégères et les bourgeois matérialistes. Maeterlinck illustre les grandes préoccupations de son second théâtre, la justice et la morale. Kalisky revitalise le déterminisme par un jeu de surtexte. Le destin de Pelosi se superpose à celui de Judas : la violence demeure présente à travers les siècles. 158 Alors que Farcy dénonce le petit nombre de Judas dans la culture romantique, où il souffre de la concurrence avec le Juif Errant et Caïn (Gérard-Denis Farcy, Le Sycophante et le Rédimé, op. cit.), Burnet affirme que la complexité psychologique de Judas en fait un personnage torturé, qui plaît aux romantiques (Régis Burnet, « La construction théologique de la figure du réprouvé », art. cit., pp. 135- 178). 159 Selon Ewa Kuryluk, le rôle politique de Judas est exacerbé aux alentours de 1848, lors des révolutions européennes (« Judas », art.. cit., p. 275). 234

Mais le traître est-il toujours celui que le lecteur soupçonne ? La victime, celle qu’il plaint ? Judas n’est-il pas au fond de chacun d’entre nous, comme le noyau de l’humaine nature ? Les nouvelles de Juan d’Oultremont constituent certainement les plus déroutantes de toutes les récritures que nous avons lues. Généralement absurdes, elles exploitent un paradoxe et tendent un piège au lecteur : puisque tous les héros portent le prénom de Judas, ils devraient se constituer en coupables idéaux. Mais il n’en est rien. Les Judas de d’Oultremont offrent autant d’avatars d’artistes et de créateurs cyniques, pouvant eux-mêmes passer pour des incarnations de l’auteur déjanté. Nous le constatons aisément au terme de ce panorama. Le corpus belge, composé essentiellement de pièces et de nouvelles, est plutôt mince et constitué d’éléments si disparates, que des conclusions générales restent difficiles à tirer. Serait-ce justement ce qui en fait la spécificité ? Bibliographie primaire Delforge, Jaques, Marie-Madeleine ou la traversée amoureuse du regard, Bruxelles, Éditions Memor, 2004. Demasy, Paul, « Jésus de Nazareth, pièce en trois actes et huit tableaux, dont un prologue », La Petite Illustration, revue hebdomadaire publiant des romans inédits et les pièces nouvelles jouées dans les théâtres de Paris, novembre 1924, vol. 130. Doyen, Auguste, Le Crime du Sanhédrin. Passion de Notre-Seigneur Jésus- Christ en cinq actes, Verlaine, Imprimerie Aug. Henrion-Crousse, 1932. Doyen, Auguste, Le Judas Boer, drame en trois actes, en prose, Liège, Auguste Doyen, 1928, p. 63. Ghelderode, Michel de, Barabbas, Paris, Gallimard, 1957. Ghelderode, Michel de, Les Femmes au tombeau, Paris, Gallimard, 1952. Ghelderode, Michel de, Le Mystère de la Passion, Bruxelles, Éditions La Rose Chêne, 1982. Kalisky, René, La Passion selon Pier Paolo Pasolini, Paris, Stock, 1978. Lefèvre, Jean, Le Jeu de la Passion représenté à Louvain sur le parvis de Saint-Pierre le 10 avril 1946, Louvain, Éditions de la maison des étudiants, 1946. 235

dramaturges et dans les récits. Malgré leur brièveté (pensons surtout à André<br />

Sempoux), ils amorcent souvent une analyse psychologique tout en nuances,<br />

ou ébauchent le portrait d’un homme – d’une femme parfois – si torturé, qu’il<br />

en deviendrait plus qu’humain. À moins que le destin ne lui soit une<br />

incommensurable chape d’angoisse 158 . Marie-Thérèse Bodart, dans Les<br />

<strong>Ro</strong>seaux noirs comme dans Le Mont des Oliviers, se révèle particulièrement<br />

habile à insinuer les souffrances d’une âme en perdition.<br />

La modernité de l’adaptation, chez Sempoux et chez Ayguesparse,<br />

passe par une politisation au sens large 159 : la Seconde Guerre mondiale avec<br />

les victimes de la collaboration et les héros de la Résistance ; l’affaire Dutroux<br />

et la réaction citoyenne de tout un peuple qui se met en marche pour réclamer<br />

justice… Peut-être faut-il aussi songer, chez Jean Ray, à une position<br />

radicalement anticléricale, qui le pousse à mettre son habile plume de<br />

« fantastiqueur » au service d’une cause luciférienne, malgré la réprobation de<br />

ses amis.<br />

Au théâtre, si Wauthoz se contente de combiner deux anciennes<br />

justifications (la prédestination et l’engagement politique), Delforge,<br />

Ghelderode, Maeterlinck et Kalisky témoignent d’une plus grande originalité.<br />

La déculpabilisation du Judas de La Traversée amoureuse du regard tient<br />

davantage du point de vue adopté, que des « circonstances atténuantes » en<br />

elles-mêmes, à peine esquissées. Le Judas de Delforge nous touche parce<br />

que nous vivons son drame à travers les souvenirs de Jéjude, teintés de<br />

tendresse fraternelle.<br />

Ghelderode, Maeterlinck et Kalisky reprennent, dans des œuvres<br />

d’une grande valeur littéraire, la prédestination, mais l’adaptent à leurs propres<br />

préoccupations. Ghelderode exploite les légendes apocryphes relatives à<br />

Judas, afin de fustiger nombre de ses « bêtes noires » : les Juifs avides, les<br />

mégères et les bourgeois matérialistes. Maeterlinck illustre les grandes<br />

préoccupations de son second théâtre, la justice et la morale. Kalisky revitalise<br />

le déterminisme par un jeu de surtexte. Le destin de Pelosi se superpose à celui<br />

de Judas : la violence demeure présente à travers les siècles.<br />

158 Alors que Farcy dénonce le petit nombre de Judas dans la culture romantique, où il souffre de la<br />

concurrence avec le Juif Errant et Caïn (Gérard-Denis Farcy, Le Sycophante et le Rédimé, op. cit.),<br />

Burnet affirme que la complexité psychologique de Judas en fait un personnage torturé, qui plaît aux<br />

romantiques (Régis Burnet, « La construction théologique de la figure du réprouvé », art. cit., pp. 135-<br />

178).<br />

159 Selon Ewa Kuryluk, le rôle politique de Judas est exacerbé aux alentours de 1848, lors des<br />

révolutions européennes (« Judas », art.. cit., p. 275).<br />

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