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1 Jean-Baptiste Delzant Université Paris-Sorbonne Instaurator et ...

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<strong>Jean</strong>-<strong>Baptiste</strong> <strong>Delzant</strong><br />

Université <strong>Paris</strong>-<strong>Sorbonne</strong><br />

<strong>Instaurator</strong> <strong>et</strong> fundator :<br />

édification de la seigneurie urbaine <strong>et</strong> construction de la ville<br />

(Italie centrale, fin du Moyen Âge)<br />

Les seigneuries qui fleurissent dans les villes du centre de l’Italie, aux derniers siècles<br />

du Moyen Age, se développent à l’intérieur du cadre institutionnel de la commune. Elles<br />

doivent inventer des formes de pouvoir originales tout en assumant un héritage idéologique <strong>et</strong><br />

des structures de gouvernement en dehors desquels leur domination n’a aucune légitimité. La<br />

seigneurie se déploie d’abord, concrètement, dans l’espace urbain construit <strong>et</strong> polarisé par la<br />

commune, selon des modalités que la présente communication espère éclairer. Certains<br />

espaces, certains édifices, tels que le palais public ou la cathédrale, tendent à symboliser la<br />

commune <strong>et</strong> la ville entière. Ils requièrent ici une attention particulière.<br />

Pour ce faire, trois villes du centre de l’Italie ont été r<strong>et</strong>enues. La première est la cité<br />

de Foligno, en Ombrie, dominée par les Trinci. La seconde, Camerino, est également un siège<br />

épiscopal. Située dans les Marches, elle est un temps gouvernée par les da Varano. La<br />

troisième enfin, Fabriano, est une terra, dans le diocèse de Camerino. Les Chiavelli jouent un<br />

rôle central dans sa direction. Les trois familles ont une forte influence dans leur ville<br />

respective à partir des premières décennies du Trecento. Elles finissent par y exercer un<br />

pouvoir de type seigneurial qui culmine dans les premières décennies du XV e siècle. A ce<br />

moment, elles sont en outre unies entre elles par des mariages croisés.<br />

Le rapport entre pouvoir <strong>et</strong> espace se construit tout d’abord dans l’ordre de<br />

l’imaginaire. Un premier temps soulignera la place des récits de fondation de la ville <strong>et</strong> de ses<br />

édifices emblématiques dans le discours seigneurial de légitimation. Face à la matérialité de<br />

l’espace urbain, avec ses places, ses palais <strong>et</strong> ses usages sociaux, les seigneurs adoptent<br />

néanmoins des stratégies pragmatiques pour marquer l’espace <strong>et</strong> les lieux de la ville. Ces<br />

stratégies seront abordées dans un second moment. Enfin, l’espace résiste. Participant à<br />

l’administration de ce dernier, la communauté civique ne se laisse pas déposséder. Les<br />

seigneurs, qui coiffent les institutions communales, ne sont qu’un des acteurs possibles de<br />

l’organisation de l’espace urbain. Ils interviennent dans ce dernier en tant qu’officiers de la<br />

commune. Les entreprises édilitaires agissent simultanément dans le sens d’un renforcement<br />

de leur pouvoir personnel <strong>et</strong> dans celui d’un resserrement de leurs liens de dépendance vis-àvis<br />

de la commune. Une troisième partie tentera de rendre compte de ce phénomène.<br />

1


Dans son Traité d’architecture, Filar<strong>et</strong>e donne, pour le Quattrocento, l’une des images<br />

les plus abouties du seigneur fondateur de cité. La relation étroite unissant l’urbanisme à<br />

l’organisation de la vie politique <strong>et</strong> sociale y est clairement affirmée. La cité utopique de<br />

Sforzinda est fondée par le prince <strong>et</strong> naturellement unie à lui, comme lui est naturellement<br />

unie la communauté politique dont la ville n’est que la concrétisation. Filar<strong>et</strong>e formule ainsi<br />

l’aspiration ancienne de nombreux seigneurs urbains, celle d’un pouvoir personnel à la<br />

légitimité incontestable. Ce dernier reposerait sur des liens organiques associant la cité à ses<br />

dirigeants.<br />

Ne pouvant ni édifier une ville ex nihilo ni donner naissance au corps civique dont<br />

elles aspirent à être la tête, plusieurs familles seigneuriales rej<strong>et</strong>tent l’acte fondateur rêvé dans<br />

un passé mythique. A Foligno, au moins deux récits différents sont élaborés. Le premier est<br />

inséré dans la Vie de Giacomo Bianconi, rédigée à Bevagna vers 1380 1 . Fra Ventura Camassei<br />

y raconte que Trincio, duc de Foro Flaminio, trouve la mort en défendant sa ville contre les<br />

gens de Bevagna. Son fils Landolfo, général romain, écrase ensuite ses ennemis <strong>et</strong> fonde une<br />

nouvelle cité sur les ruines de celle que dirigeait son père. Il lui donne pour nom Foligno,<br />

Fulgineo, en référence à « l’étincelante clarté de ses armes » <strong>et</strong> à la « brillante victoire qu’il<br />

remporta contre les gens de Bevagna » (« étincelante », « brillante » : fulgida). Landolfo y<br />

exerce ensuite le pouvoir avant de le transm<strong>et</strong>tre à ses héritiers, les Trinci dont il fonde la<br />

lignée. Une vingtaine d’années plus tard, une seconde version est proposée par Federico<br />

Frezzi dans un poème allégorique dédié à Ugolino III Trinci. La lignée fondée par Tros est<br />

dotée d’une prestigieuse ascendance troyenne. Elle s’inscrit dans le mouvement qui voit, à la<br />

fin du Moyen Age, le succès des Troyens dans les mythes fondateurs des villes (telle Padoue<br />

avec Anténor) <strong>et</strong> dans ceux des grandes familles. Selon Frezzi, Foligno a été baptisée<br />

Flamminea en hommage à Mars, l’astre brillant du dieu de la guerre. A nouveau, l’étymologie<br />

proposée renvoie à la lumière <strong>et</strong> à l’avenir brillant promis sous la direction des seigneurs<br />

naturels. A nouveau, la fondation est placée sous les auspices de la guerre : les succès<br />

militaires des condottieri que sont les Trinci légitiment leur domination. L’espace urbain,<br />

identifié à la communauté civique elle-même, ne préexiste plus aux dirigeants. Le mythe de<br />

1 Le manuscrit autographe de la Vita, aujourd’hui perdu, est connu à partir de copies <strong>et</strong> de réécritures<br />

postérieures, notamment celle insérée dans la Chronica magistrorum generalium ordinis<br />

praedicatorum de Girolamo Borselli (mort en 1497) ou celle réalisée en 1515 par le frère Alberto de<br />

Alemannia. Les citations sont empruntées ici à la traduction en vulgaire du passage sur les Trinci que<br />

donne Durante Dorio, historien folignat du XVII e siècle. Durante DORIO, Istoria della famiglia Trinci<br />

nella quale si narrano l’origine, genealogia dominii, dignità, e fatti de’ descendenti di essa, Foligno,<br />

Agostino Alterii, 1638, p. 14-15.<br />

2


fondation efface la délégation juridique de l’autorité, que la commune consent au seigneur. Il<br />

pose l’antériorité de ce dernier <strong>et</strong> son droit éminent sur la ville entière.<br />

Lorsqu’il ne concerne pas la création de la ville, le récit peut se concentrer sur les<br />

éléments qui la symbolisent. Un texte anonyme, écrit entre la fin du XV e <strong>et</strong> les premières<br />

années du XVI e siècle, raconte l’extermination des Chiavelli en 1435, dans la collégiale San<br />

Venanzio 2 . L’auteur dresse une brève généalogie des maîtres de la p<strong>et</strong>ite ville. Albergh<strong>et</strong>to II,<br />

mort vers 1375, a tenté à de nombreuses reprises, parfois avec succès, de s’imposer à la tête<br />

de la commune. L’auteur lui attribue la construction des murs de Fabriano 3 <strong>et</strong> le désigne<br />

comme l’artisan de la rénovation de la place communale. Les symboles de l’unité du groupe<br />

sont ainsi confiés aux Chiavelli : l’enceinte qui définit <strong>et</strong> protège la communauté, la place<br />

autour de laquelle s’organise la vie politique. C<strong>et</strong>te dernière est revêtue d’une forte<br />

signification symbolique car la commune s’y est constituée à la fin du XII e siècle. Le palais<br />

public <strong>et</strong> la grande fontaine à trois vasques y ont été construits, entre 1260 <strong>et</strong> 1285.<br />

Les discours produits à la cour de da Varano mobilisent les outils comparables à ceux<br />

tout juste cités. Chassé du pouvoir en 1502 après la prise de Camerino par César Borgia,<br />

Giovanni Maria reprend le contrôle de la ville l’année suivante <strong>et</strong> obtient du pape en 1515 la<br />

confirmation de l’élévation de la cité au rang de duché. Il charge alors Varino Favorino de<br />

rédiger les textes latins qui prendront place sous les armes des membres de la dynastie, dans<br />

la grande salle du palais ducal. Les événements de 1502 ont conduit à l’élimination du père <strong>et</strong><br />

de plusieurs des frères du nouveau duc. Une partie de l’élite urbaine a rallié les assiégeants,<br />

les portes de la cité ont été ouvertes. Les Elogia de Favorino doivent proclamer avec force<br />

l’étroitesse des liens qui unissent depuis toujours, <strong>et</strong> doivent continuer à unir, la cité à ses<br />

seigneurs. Alors que la cathédrale médiévale est placée sous le vocable de la Vierge, les deux<br />

héros légendaires de la lignée, Berardo <strong>et</strong> Commodo, ont accompli le geste qui a fondé la<br />

communauté civique en transformant un temple de Jupiter en une église dédiée à Marie. Ils<br />

ont en outre permis l’unité de la ville dans le culte rendu au saint patron, Venanzio, lorsqu’ils<br />

ont érigé un tombeau de marbre pour y placer les ossements du martyr 4 . La cité a connu<br />

d’importantes destructions dans la deuxième moitié du XIII e siècle 5 . Grâce aux restaurations<br />

2 Le texte est précédé du titre : In questo libro sintende il succeso de la morte de li signori di<br />

Fabriano.<br />

3 fe’ circondare di mura Fabriano a torno a attorno.<br />

4 Ac Beati Venantii Mar. Sub Decio Imperatores passi, Ossa tumulo marmoreo conditerunt Anno III<br />

Olimpiadis CCLVII.<br />

5 En particulier le pillage de la cité par les troupes de Manfred en 1259 <strong>et</strong> les dégâts occasionnés par<br />

un important tremblement de terre. Une chronique aujourd’hui perdue, connue par les extraits que<br />

Pierantonio Lili a recopiés dans son journal à la charnière des XV e <strong>et</strong> XVI e siècles, décrit ainsi ce<br />

3


qu’il a entreprises, Gentile da Varano est présenté par l’humaniste comme le cathedralis<br />

ecclesiae instaurator, celui qui urbem Camerinum instauravit. Par deux fois, les da Varano<br />

ont ainsi permis au corps civique de prendre sens dans la réunion de tous par la prière, pour le<br />

salut collectif.<br />

La propagande seigneuriale évoque les entreprises de rénovation, d’agrandissement ou<br />

d’embellissement d’édifices publics comme autant de créations nouvelles. Placée dans un<br />

passé proche ou mythique, la geste fondatrice entremêle a posteriori, dans le discours sur<br />

l’espace urbain, le destin de la famille dominante <strong>et</strong> celui de la ville tout entière.<br />

La communauté <strong>et</strong> son espace, pourtant, préexistent. Avec ses constructions anciennes<br />

<strong>et</strong> ses lieux symboliques, l’espace civique ne se réduit à une simple surface. Le poids du passé<br />

communal <strong>et</strong> la pesanteur des usages sociaux s’imposent. Les seigneurs doivent alors<br />

développer un nouveau registre de discours. Les espaces sont réinvestis <strong>et</strong>, pour partie,<br />

réinterprétés. C<strong>et</strong>te seconde partie va tenter de préciser comment.<br />

La place de la commune est le cœur de la ville. A Fabriano, les magistrats, le podestat<br />

<strong>et</strong> le capitaine du peuple siègent dans le palais de la commune. La dignité du lieu <strong>et</strong> de son<br />

voisinage immédiat est protégée. Il est interdit de jouer ad tabulas sous l’arche du palais. La<br />

place de la commune est pourtant un lieu animé. Les femmes y travaillent à la quenouille <strong>et</strong> y<br />

m<strong>et</strong>tent le fil en écheveau, exceptés les jours de fête où les statuts l’interdisent. On y trouve<br />

du poisson ou de la viande, de l’herbe <strong>et</strong> de la paille. Depuis le début du XIV e siècle au moins,<br />

les Chiavelli possèdent une demeure sur la place. Une mention dans un acte notarié cite c<strong>et</strong>te<br />

dernière en 1311, ce qui correspond à une phase d’ascension politique du groupe familial. La<br />

commune 6 offre aux Chiavelli depuis la fin du XIII e siècle un nombre croissant de charges<br />

militaires ou de fonctions d’expertise juridique. En 1325, l’obtention du titre de « gonfalonier<br />

<strong>et</strong> défenseur de la commune <strong>et</strong> du peuple » par Tomaso Chiavelli souligne le poids croissant<br />

de la famille au sein de la vie politique locale. Le Trecento est pourtant marqué par la<br />

résistance farouche des différentes organisations collégiales urbaines aux tentatives répétées<br />

de prise de pouvoir de Tomaso, de son fils Albergh<strong>et</strong>to II <strong>et</strong> de leurs successeurs. Toujours<br />

précaire, la mise sous tutelle de la commune par les Chiavelli ne fonctionne jamais que de<br />

façon restreinte. L’implantation maintenue de la famille sur la place de la commune a une<br />

dernier événement : 1279. die ultima aprilis Terremotus magnus fuit Camerini, <strong>et</strong> in Marchia, <strong>et</strong> in<br />

Ducatu Spol<strong>et</strong>ano, quo tempore cecidit campanile S. Maria Turris S. Jacobi, monasterium Monialium,<br />

quod omnes moniales interemit pr<strong>et</strong>er unam.<br />

6 Elle est organisée autour d’un podestat <strong>et</strong> un conseil composé de quatre prieurs des Arts, de huit<br />

représentants des quatre quartiers <strong>et</strong> des deux capitaines ou consuls pour chacun des douze Arts.<br />

4


double signification. D’une part, elle manifeste dans l’espace la présence de la famille à la<br />

tête des institutions civiques. Elle rend compte d’une tentative d’insertion dans un cadre<br />

institutionnel en dehors duquel leur pouvoir n’a pas de légitimité. L’espace impose son<br />

histoire <strong>et</strong> ses symboles. D’autre part, c<strong>et</strong>te implantation témoigne de la volonté de<br />

redéfinition du pouvoir dans le sens d’un exercice plus personnel de ce dernier. La création du<br />

nouveau lieu de pouvoir qu’est le palais familial conduit à un décentrement de la place de la<br />

commune jusqu’alors tout entière déterminée par la présence de la fontaine <strong>et</strong> de celle,<br />

massive, du palais du podestat. C<strong>et</strong>te ambigüité institutionnelle <strong>et</strong> spatiale apparaît n<strong>et</strong>tement<br />

lorsque, dans la première décennie du XV e siècle, Tomaso (II) Chiavelli 7 <strong>et</strong> son oncle<br />

Chiavello participent conjointement au gouvernement de la ville. Le camérier général, Pi<strong>et</strong>ro<br />

di Marco di Cicco, présente en 1404 la reddition de l’ensemble des actions qu’il a eu à<br />

conduire dans l’exercice de sa charge. Le plus âgé des deux hommes lui donne quitus, en son<br />

nom <strong>et</strong> en celui de son neveu, le 7 septembre, « dans le palais des Chiavelli, dans la chambre à<br />

coucher du seigneur Chiavello ». Six mois <strong>et</strong> demi plus tard, Tomaso approuve à son tour<br />

l’action de Pi<strong>et</strong>ro di Cicco mais c’est « dans le palais de la commune, près de la haute tour »<br />

que le bilan du camérier est validé 8 .<br />

Des logiques comparables sont à l’œuvre à Foligno. Au XIV e siècle, deux moments<br />

ponctuent la construction du pouvoir des Trinci <strong>et</strong> sa transformation en pouvoir héréditaire : le<br />

maintien de la charge de gonfalonier de justice à l’intérieur de la famille grâce à la rédaction<br />

des statuts du peuple, vers 1340, <strong>et</strong> l’obtention en 1398, par Ugolino III, d’un vicariat<br />

pontifical transmissible à ses héritiers. C<strong>et</strong>te évolution s’accompagne d’une implantation de<br />

plus en plus marquée sur la place de la commune. Les Trinci s’installent d’abord, au milieu du<br />

siècle, dans le palais des chanoines adossé à la cathédrale. A la fin des années 1390, Ugolino<br />

achète plusieurs maisons sur un des côtés de la platea v<strong>et</strong>eris rectangulaire. Sur deux autres<br />

des côtés se trouvent, face à face, la cathédrale <strong>et</strong> le complexe du palais communal. Les tours,<br />

les boutiques <strong>et</strong> les maisons acquises sont restructurées en un seul ensemble. En reliant<br />

l’ecclesia matrix au siège du pouvoir communal, le palais donne l’image d’un seigneur établi<br />

comme intermédiaire entre l’église du saint patron <strong>et</strong> le siège des institutions dont la<br />

communauté s’est dotée. Tout en affichant leur dépendance à la commune, les Trinci<br />

bouleversent la signification politique de la place <strong>et</strong> font régulièrement de leur résidence le<br />

lieu de réunion des conseils de la commune.<br />

7 P<strong>et</strong>it-fils d’Albergh<strong>et</strong>to II <strong>et</strong> arrière-p<strong>et</strong>it-fils de Tomaso I.<br />

8 In terra Fabriani, in palatio Clavellorum in camera a lecto d. Clavelli pour le 7 septembre 1404 ; In<br />

palatio comunis prope turim altiorem, pour le 18 février 1405.<br />

5


Les choses semblent de prime abord moins n<strong>et</strong>tes à Camerino, où l’espace urbain s’est<br />

précocement structuré autour deux centres 9 : d’une part, la cathédrale Santa Maria Maggiore<br />

<strong>et</strong> la place qui s’ouvre devant elle, d’autre part, l’espace constitué par la place de l’assemblée,<br />

avec le palais de la commune, <strong>et</strong> la place Sant’Angelo, avec l’église bénédictine éponyme 10 .<br />

La platea Sancti Angeli apparaît comme le lieu véritable du pouvoir urbain. Là se trouvent la<br />

tour de la commune, dans le complexe même des moines de saint Benoît, <strong>et</strong> la trasanna, les<br />

arcades qui abritent le banc de la justice. Selon les statuts de 1424, les sentences des affaires<br />

criminelles jugées en appel y sont lues. Les textes législatifs la désignent comme le lieu des<br />

proclamations publiques, au son des tromp<strong>et</strong>tes de la commune. La place de la cathédrale est<br />

également un lieu de mise en scène de l’autorité publique. Les mesures concernant les<br />

« jeunes dépravés » doivent être répétées chaque mois par les officiers de la commune, le jour<br />

du marché, in platea sancti Angeli <strong>et</strong> sancte Marie Maioris. Sur c<strong>et</strong>te dernière, le podestat <strong>et</strong><br />

le capitaine du peuple prononcent leur admonitio <strong>et</strong> doivent rappeler les mesures contre le<br />

crime infâme. Suivant une logique d’acquisitions <strong>et</strong> de restructurations progressives<br />

semblable à celle des Trinci, en des séquences qui suivent le renforcement de leur pouvoir, les<br />

da Varano s’implantent sur la place de Sainte-Marie-Majeure. A la fin du Quattrocento, Jules-<br />

César, achève des opérations immobilières commencées là par Gentile dans la deuxième<br />

moitié du XIII e siècle. Il adjoint les case nove aux structures préexistantes. Les nouvells<br />

constructions sont destinées à accueillir l’administration seigneuriale <strong>et</strong> les hôtes prestigieux.<br />

Comme avec les Trinci, le rééquilibrage de l’espace civique provoqué par l’implantation des<br />

da Varano s’opère sans rupture apparente dans le tissu urbain. Les palais des deux familles ne<br />

sont pas d’imposantes forteresses. Ils ne s’apparentent pas à l’« urbanisme tyrannique » que<br />

pratiquent les Visconti à Milan ou Castruccio Castracani à Lucques. Sur la place, la façade du<br />

palais est percée de nombreuses fenêtres, semblables à celles des édifices voisins. Le parti pris<br />

est celui de l’absence d’éléments militaires agressifs <strong>et</strong> du refus de la monumentalité<br />

imposante. Par leur installation dans l’espace <strong>et</strong> dans les institutions de la commune, les<br />

seigneurs revendiquent la continuité avec l’histoire de la ville. Ugolino Trinci fait graver une<br />

inscription sur la partie inférieure d’un bas-relief romain qu’il possède. La stèle de marbre<br />

accueille le visiteur dans son palais. Avec une modestie calculée, elle présente ce dernier<br />

9 Les rubriques des statuts qui décrivent l’espace urbain pour mieux le contrôler <strong>et</strong> l’entr<strong>et</strong>enir<br />

mentionnent plusieurs « places de la commune », les plateas comunis, videlic<strong>et</strong> plateam sancti angeli<br />

<strong>et</strong> plateam rasenghe ; plateam sancte marie maioris <strong>et</strong> sancti dominici…<br />

10 Il en était vraisemblablement ainsi antérieurement, mais les données textuelles <strong>et</strong> archéologiques ne<br />

perm<strong>et</strong>tent de poser des hypothèses sérieuses concernant la physionomie urbaine qu’à partir de la<br />

seconde moitié du XIII e siècle. Plusieurs signes attestent alors le renforcement de la double<br />

polarisation.<br />

6


comme une demeure (domus) ayant été rénovée (reparatur) par de merveilleuses adjonctions<br />

(miris structuris).<br />

Deux des aspects du message politique seigneurial, l’appartenance à la communauté<br />

civique <strong>et</strong> l’association étroite à ses institutions, sont diffusés par un autre vecteur : les<br />

cloches de la ville. Celle de la cathédrale revêt une signification particulière. L’attention<br />

portée à l’ecclesia matrix perm<strong>et</strong> au seigneur de s’inscrire dans l’histoire de la cité <strong>et</strong> de<br />

manifester, à travers son rôle dans le culte divin, sa préoccupation pour le bien commun. A<br />

Vérone, la consolidation du pouvoir des della Scala perm<strong>et</strong> le r<strong>et</strong>our d’un membre de la<br />

famille sur la cathèdre en 1351 11 . Sept années après avoir été élu évêque, Pi<strong>et</strong>ro fait fondre<br />

une nouvelle cloche pour le campanile du duomo. Elle porte l’emblème familial coiffé de la<br />

mitre épiscopale. Après une élection contestée <strong>et</strong> non confirmée par la papauté, Rinaldo<br />

Trinci, p<strong>et</strong>it-fils d’Ugolino III, prend la direction du diocèse Foligno en 1437. Il offre lui aussi<br />

une cloche neuve à sa cathédrale. Autour de la Vierge <strong>et</strong> de saint Michel figurent l’emblème<br />

des Trinci <strong>et</strong> saint Félicien 12 . Quand le battant frappe les parois de bronze de l’instrument, lors<br />

des offices quotidiens <strong>et</strong> des fêtes des nombreux saints révérés « pour le salut des âmes <strong>et</strong> des<br />

corps des habitants de la cité » 13 , les sons r<strong>et</strong>entissant rappellent le rôle de la famille<br />

dominante. Chaque année, pour la Saint-Félicien, la cloche de la cathédrale est le vecteur d’un<br />

message politique fort. Les représentants des sociétés de la ville <strong>et</strong> de toutes les communautés<br />

du district sont appelés à venir déposer une offrande 14 , lors de la vigile, « pour les œuvres de<br />

l’église majeure ».<br />

Dans les villes des Marches <strong>et</strong> de l’Ombrie, comme à Venise avec la marangona, les<br />

cloches publiques encadrent les activités artisanales <strong>et</strong> les déplacements à travers l’espace<br />

public. Elles affirment le contrôle de l’autorité civique sur ce dernier. Le soir venu, la<br />

troisième sonnerie de la campane palatii de Fabriano signifie aux habitants qu’il ne leur est<br />

plus loisible de stationner devant la maison d’autrui ou de sortir sans porter de lumière. Selon<br />

l’auteur anonyme évoqué plus haut, c<strong>et</strong>te « grosse cloche de la commune » a été offerte par<br />

Albergh<strong>et</strong>to II. Il y aurait fait « sculpt[er] ses armes ». La cloche rappelle les décisions des<br />

conseils <strong>et</strong> convoque les citoyens aux assemblées. A la fois instrument <strong>et</strong> symbole de<br />

l’autonomie communale, elle est constitutive de l’identité civique. Les seigneurs savent en<br />

11 Mastino II se voit conférer le vicariat apostolique en 1340.<br />

12 Les images sont accompagnées de l’inscription suivante : Christus vincit. Christus regnat. Christus<br />

imperat. Hoc Opus factum fuit tempore Domini Raynaldi de Trincijs Electi Fulginei MCCCCXXXVIII<br />

Mentem Sanctam Spontaneam. Honorem Deo <strong>et</strong> Patria liberationem Christus Fa Fa Ioanes Simonis…<br />

13 Ad salutem animarum <strong>et</strong> corporum civium civitatis eiusdem.<br />

14 duodecim denarios Perusinos parvos pro quolib<strong>et</strong> foculari dictarum soti<strong>et</strong>atum, castrorum, villarum<br />

<strong>et</strong> locarium.<br />

7


jouer. En 1438, Spolète est dévastée par les gens de Foligno. L’étendard de la commune est<br />

rapporté triomphalement à Foligno par Corrado III, père de l’évêque Rinaldo. Les Memoriale<br />

de Pi<strong>et</strong>rucio degli Unti, prieur de Foligno au moment des faits, énumèrent les emblèmes<br />

civiques dérobés aux vaincus. Aux chaînes <strong>et</strong> aux serrures des portes des remparts s’ajoute le<br />

battant de la grosse cloche de la cité. Emporté à la cathédrale de Foligno, le martello est fixé à<br />

la cloche commandée par Rinaldo Trinci, achevée quelques jours auparavant 15 . Les<br />

battements de la cloche de saint Félicien rappellent ainsi la victoire militaire de la commune<br />

conduite par Corrado Trinci <strong>et</strong> exaltent la fierté civique des gens de Foligno.<br />

Cependant, l’affirmation des familles seigneuriales au cœur de l’espace public ne<br />

saurait être comprise comme un détournement univoque de ce dernier, allant dans le sens du<br />

renforcement inéluctable d’un pouvoir qualifié de tyrannique par ses adversaires.<br />

La fontaine de la grande place de Fabriano est achevée en 1285 par un pérugin, Jacopo<br />

Grondolo. Sept ans après la fontaine majeure de Pérouse, elle constitue elle aussi une<br />

importante réalisation de la commune au service du bien commun. Selon l’auteur du récit du<br />

massacre de 1435, Albergh<strong>et</strong>to a « fait faire, ou plutôt refaire, la fontaine de la place », en<br />

même temps qu’il ordonnait le pavage de c<strong>et</strong>te dernière. La mention tend à montrer la<br />

récupération des espaces <strong>et</strong> des éléments symboliques de la ville par des seigneurs soucieux<br />

de s’insérer dans la mémoire de la communauté civique. Mais les citadins ne se laissent pas<br />

déposséder. En 1415, Tomaso (II) Chiavelli fait rédiger de nouveaux statuts dans l’invocation<br />

desquels il est désigné comme vicaire pontifical <strong>et</strong> comme seigneur <strong>et</strong> gouverneur général de<br />

la terre de Fabriano. Le texte a pu être décrit comme une « législation seigneuriale » venant<br />

consacrer une « mutation institutionnelle » amorcée quelques décennies auparavant. Sans<br />

entrer dans le détail des dispositifs, quelques remarques liées à la gestion des espaces<br />

symboliques de la commune conduisent à reconsidérer une telle lecture. Une rubrique, dédiée<br />

aux fontaines de la ville, se concentre en particulier sur l’ouvrage hydraulique de la place<br />

principale. Le podestat est chargé d’en faire élargir les orifices car l’eau s’écoule mal. Tout<br />

est mis en œuvre pour protéger la fontaine. Si une de ses pierres est brisée, elle doit être<br />

remplacée à l’identique. Il est interdit à quiconque d’y apporter la moindre modification.<br />

C<strong>et</strong>te mesure peut viser les Chiavelli comme leurs rivaux potentiels. Elle manifeste la volonté<br />

15 E ci venne il martello della campana maggiore della ditta città [di Spol<strong>et</strong>i] rubato, e fu posto nella<br />

campana maggiore di San Feliciano nostro. E fu fatta pochi dì innanzi la d<strong>et</strong>ta campana, la quale<br />

pesa circa 8 500 libbre.<br />

8


du corps politique de maintenir à l’intérieur de la mémoire de la commune les grandes<br />

réalisations de c<strong>et</strong>te dernière.<br />

Le palais de la commune est lui aussi l’obj<strong>et</strong> des soins les plus attentifs. Là encore,<br />

aucun chantier ne peut y être entrepris, ni par le podestat, ni par les gens de Fabriano. Le<br />

podestat <strong>et</strong> ses officiers ne doivent ni affaiblir l’édifice ni en changer l’agencement intérieur.<br />

Tous les mois, quatre bons hommes sont chargés de vérifier le respect de c<strong>et</strong>te disposition.<br />

Elus par des prieurs des Arts, ils proviennent chacun d’un des quatre quartiers de la ville. Ils<br />

représentent le contrôle qu’entend exercer la communauté civique, définie sur une base<br />

géographique, sur ses propres dirigeants. Le palais ne peut théoriquement pas être converti en<br />

une place forte sur laquelle un apprenti-tyran pourrait appuyer ses ambitions. A la fin du XIII e<br />

siècle, Matteo Visconti était parvenu à transformer le Brol<strong>et</strong>to vecchio de Milan en une<br />

forteresse privée, au cœur de la ville. Le palais de la commune de Fabriano, lui, est protégé. Il<br />

doit aussi être restauré. Ses murs sont abîmés en plusieurs endroits <strong>et</strong> doivent être renforcés<br />

par de bonnes pierres. Le podestat est tenu d’élaborer un proj<strong>et</strong> pour le remplacement de ses<br />

colonnes de bois par des colonnes de pierre. Enfin, il est prévu d’ach<strong>et</strong>er deux maisons<br />

jouxtant le palais « pour agrandir <strong>et</strong> améliorer » ce dernier.<br />

En 1421, un complot coûte la vie à plusieurs membres de la famille Trinci, dont le<br />

seigneur de la cité, Niccolò. Ayant échappé au traquenard, Corrado III assure son contrôle sur<br />

Foligno. Il en devient à son tour gonfalonier de justice <strong>et</strong> vicaire apostolique. Les biens du<br />

traître, mort lors de la répression, sont confisqués par la commune <strong>et</strong> en partie vendus par les<br />

prieurs en 1427. L’acte enregistrant la transaction prend soin de préciser que, pro utilitate<br />

dicti communis, une partie de la somme récoltée doit servir à financer les travaux du palais<br />

public. Autorisée, si ce n’est initiée, par le gonfalonier qui préside le conseil de prieurs, la<br />

transaction immobilière résultant indirectement de la mort des frères Trinci aboutit à<br />

l’entr<strong>et</strong>ien du siège du pouvoir communal. Elle conforte l’interprétation politique du meurtre<br />

de Niccolò, gonfalonier au moment de son assassinat. La reprise en main du pouvoir par<br />

Corrado III peut alors être présentée aux yeux de tous comme une réaffirmation de l’autorité<br />

de la commune. Trois ans plus tard, le produit de la vente d’autres biens appartenant à la<br />

commune est de nouveau attribué par Corrado au financement de travaux dans le palais<br />

public. Un autre monument, de papier c<strong>et</strong>te fois, a été rénové par le dernier seigneur de<br />

Foligno. Les statuts de la commune ont été enrichis d’un ensemble de mesures somptuaires en<br />

1424. L’édifice normatif sur lequel repose la vie civique a été rénové pour l’honneur du<br />

« magnifique <strong>et</strong> excellent seigneur Corrado Trinci » comme pour celui « du peuple de la cité<br />

de Foligno ».<br />

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A Foligno comme à Fabriano, la protection <strong>et</strong> l’embellissement des édifices de la<br />

commune sont prévus, puis mis en œuvre, sous la direction du seigneur. Les statuts fabrianais<br />

de 1415 précisent que la réforme a été entreprise « à la demande <strong>et</strong> suivant la volonté » de<br />

Tomaso. Confiée à un magistrat dont le mandat est renouvelé tous les six mois, contrôlée par<br />

des représentants élus des quartiers, l’exécution de plusieurs décisions implique l’ensemble de<br />

la communauté <strong>et</strong> de ses dirigeants. Les glissements observés dans l’agencement <strong>et</strong> la<br />

signification des places communales, induits par l’implantation du palais seigneurial, se<br />

voient contrebalancés par l’attention que les seigneurs eux-mêmes doivent porter au siège du<br />

pouvoir communal en tant que chefs de celui-ci.<br />

En guise de conclusion, quelques éléments peuvent être rappelés. L’espace exerce un<br />

pouvoir sur l’imaginaire en ce qu’il offre à la communauté urbaine un cadre à l’intérieur<br />

duquel elle peut s’appréhender dans une cohésion rêvée. Le discours sur la fondation de<br />

l’espace urbain, ou sur celle d’édifices y renvoyant par synecdoque, constitue une tentative de<br />

légitimation du pouvoir personnel. Mais si l’on peut parler de pouvoir de l’espace, c’est aussi<br />

en ce que, produit des usages <strong>et</strong> de la mémoire de la ville, l’espace conduit les seigneurs à<br />

inventer des stratégies d’implantation <strong>et</strong> de marquage des lieux symboliques. En r<strong>et</strong>our, ces<br />

lieux sont en partie réinterprétés dans le sens d’une affirmation de la présence seigneuriale.<br />

Mais les significations véhiculées par l’espace urbain excèdent toujours l’interprétation que<br />

les seigneurs en fournissent. La gestion de l’espace civique joue alors dans deux directions.<br />

Elle renforce la légitimité du pouvoir du seigneur <strong>et</strong> justifie la domination que ce dernier<br />

exerce sur la ville au nom du bien commun. En même temps, elle resserre les liens de<br />

dépendance par lesquels le seigneur s’est attaché à la communauté civique en tant qu’elle est<br />

organisée en commune. A travers ses usages <strong>et</strong> son administration, l’espace reflète les<br />

équilibres des groupes sociaux urbains. A Foligno, à Fabriano <strong>et</strong> à Camerino, les familles<br />

seigneuriales ne parviennent jamais véritablement à proposer une nouvelle définition de c<strong>et</strong><br />

espace <strong>et</strong> de ces équilibres qui leur soit tout à fait favorable.<br />

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